Nations Unies

A/HRC/37/54/Add.3

Assemblée générale

Distr. générale

15 mars 2018

Français

Original : anglais

Conseil des droits de l ’ homme

Trente-septième session

26 février-23 mars 2018

Point 3 de l’ordre du jour

Promotion et protection de tous les droits de l ’ homme, civils, politiques, économiques, sociaux et culturels, y compris le droit au développement

Rapport établi par l’Expert indépendant chargé d’examiner les effets de la dette extérieure et des obligations financières internationales connexes des États sur le plein exercice de tous les droits de l’homme, en particulier des droits économiques, sociaux et culturels, sur la mission qu’il a effectuée en Suisse *

Note du Secrétariat

Le Secrétariat a l’honneur de transmettre au Conseil des droits de l’homme le rapport de l’Expert indépendant chargé d’examiner les effets de la dette extérieure et des obligations financières internationales connexes des États sur le plein exercice de tous les droits de l’homme, en particulier des droits économiques, sociaux et culturels, Juan Pablo Bohoslavsky, sur la mission qu’il a effectuée en Suisse du 25 septembre au 4 octobre 2017. Cette mission avait principalement pour objectif d’étudier les politiques mises en œuvre et les efforts déployés par la Suisse, aux niveaux national et international, pour lutter contre les flux financiers illicites, les pratiques fiscales abusives et la corruption, et leurs incidences sur l’exercice des droits de l’homme à l’intérieur et à l’extérieur du pays. La mission s’est également penchée sur l’incorporation de la diligence raisonnable en matière de droits de l’homme dans les activités des institutions financières publiques et privées opérant en Suisse.

Rapport établi par l’Expert indépendant chargé d’examiner les effets de la dette extérieure et des obligations financières internationales connexes des États sur le plein exercice de tous les droits de l’homme, en particulier des droits économiques, sociaux et culturels, sur la mission qu’il a effectuée en Suisse **

Table des matières

Page

I.Introduction3

II.Cadre et politiques en matière de droits de l’homme3

III.Flux financiers illicites et droits de l’homme4

IV.Maîtriser les flux financiers illicites : actions en cours et difficultés à surmonter5

A.Généralités5

B.Engagements internationaux6

C.Cadre légal7

D.Échange automatique de renseignements à des fins fiscales8

E.Réduction des pratiques fiscales abusives auxquelles se livrent les entreprises et de la concurrence fiscale dommageable9

F.Cadre institutionnel pour la localisation des avoirs volés et la lutte contre le blanchiment d’argent10

G.Poursuites pénales12

H.Blocage, confiscation et restitution d’avoirs volés12

V.Incorporation de la diligence raisonnable en matière de droits de l’homme dans les opérations des institutions financières publiques et privées15

A.Cadre réglementaire15

B.Plan d’action national sur les entreprises et les droits de l’homme16

C.Point de contact national16

D.Politiques des banques commerciales et privées en matière de droits de l’homme17

E.Institutions financières publiques18

F.Incorporation de la diligence raisonnable en matière de droits de l’homme dans les politiques d’investissement19

VI.Conclusions et recommandations20

I.Introduction

1.L’Expert indépendant chargé d’examiner les effets de la dette extérieure et des obligations financières internationales connexes des États sur le plein exercice de tous les droits de l’homme, en particulier des droits économiques, sociaux et culturels, Juan Pablo Bohoslavsky, a effectué une visite officielle en Suisse du 25 septembre au 4 octobre 2017. Cette visite avait principalement pour objectif d’étudier les politiques mises en œuvre et les efforts déployés par la Suisse, aux niveaux national et international, pour lutter contre les flux financiers illicites, les pratiques fiscales abusives et la corruption, et leurs incidences sur l’exercice des droits de l’homme à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Elle avait aussi pour objectif d’examiner comment les politiques relatives aux droits de l’homme et la diligence raisonnable en matière de droits de l’homme sont incorporées dans les activités des institutions financières publiques et privées.

2.Dans sa résolution 34/3, le Conseil des droits de l’homme a prié l’Expert indépendant d’accorder une attention particulière à l’incidence des flux financiers illicites sur l’exercice des droits de l’homme. L’Expert indépendant a étudié, entre autres, les mesures mises en œuvre par la Suisse pour lutter contre l’évasion fiscale pratiquée par des sociétés transnationales et des particuliers très fortunés, ainsi que les politiques fiscales applicables aux entreprises et leurs incidences sur la génération de recettes publiques en vue de la réalisation des droits économiques, sociaux et culturels tant en Suisse qu’à l’étranger. Il a également examiné les efforts faits pour bloquer, confisquer et restituer les avoirs acquis de manière illicite par des personnes politiquement exposées et les difficultés rencontrées dans ce cadre.

3.La Suisse est une place financière de premier plan et un centre mondial pour la gestion transfrontalière d’avoirs privés, dont la part de marché mondiale est estimée à 25 %. Son secteur financier contribue à hauteur de 9,1 % au produit intérieur brut (PIB), et les avoirs détenus dans les banques suisses par des titulaires non résidents de comptes de dépôts s’élèvent à 2 920 milliards de francs. L’intégration du principe de diligence raisonnable en matière de droits de l’homme dans le secteur financier et les politiques de prêt en Suisse aurait donc pour effet de réduire de façon significative les risques et de prévenir les incidences négatives sur les droits de l’homme.

4.L’Expert indépendant remercie le Gouvernement suisse pour son invitation et pour son étroite coopération avant, durant et après la visite. Il remercie également tous les interlocuteurs qui ont pris le temps de le rencontrer.

II.Cadre et politiques en matière de droits de l’homme

5.La Suisse est partie à la plupart des instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme, notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Le paragraphe 2 de l’article 54 de la Constitution suisse prévoit que le pays contribue à soulager les populations dans le besoin et à lutter contre la pauvreté ainsi qu’à promouvoir le respect des droits de l’homme, la démocratie, la coexistence pacifique des peuples et la préservation des ressources naturelles.

6.La Stratégie droits de l’homme de la Suisse 2016-2019 vise à promouvoir l’universalité, l’interdépendance et l’indivisibilité des droits de l’homme. Elle souligne l’importance que revêt la cohérence entre politique intérieure et politique extérieure en matière de droits de l’homme pour préserver la crédibilité du pays. L’Expert indépendant se félicite de ce que la stratégie souligne que la Suisse, qui est le siège de certaines des plus grandes sociétés multinationales, a le devoir particulier d’encourager le respect des droits de l’homme par les acteurs du secteur privé. En décembre 2016, un plan d’action national en faveur des entreprises et des droits de l’homme a également été adopté.

III.Flux financiers illicites et droits de l’homme

7.Certes, l’estimation du volume des flux financiers illicites provenant des pays en développement est, dans une certaine mesure, imprécise, mais il n’en reste pas moins que ces flux sont considérés comme substantiels. Leur montant pourrait avoisiner les 1 000 milliards de dollars par an, dont la plus grande partie proviendrait du commerce, de la fraude fiscale et de l’évasion fiscale. Une part importante de ces fonds sont mis en dépôt dans des places financières, ce qui prive les pays en développement de ressources financières indispensables à la réalisation des droits économiques, sociaux et culturels.

8.Les « Paradise Papers » de 2017, les « Panama Papers » de 2016 et les « Swiss Leaks » de 2015 indiquent que les personnes politiquement exposées, les clients privés très fortunés et les sociétés transnationales sont particulièrement susceptibles de se livrer à l’évasion et à la fraude fiscales transfrontières, à la corruption ou au détournement de fonds publics. La probabilité de déviance est plus élevée parmi ces acteurs parce qu’ils sont en position de force et en position d’effectuer des transactions financières internationales, ou parce que les bénéfices personnels ou institutionnels importants en jeu les encouragent à avoir ce type de comportement préjudiciable.

9.Il ne fait aucun doute que les États ont un intérêt commun à assurer que les atteintes aux droits de l’homme, la fraude et l’évasion fiscales, la corruption et le détournement des ressources publiques ne paient pas, que les avoirs volés soient confisqués et restitués à leurs propriétaires légitimes et que les auteurs de tels actes ne restent pas impunis.

10.Les flux financiers illicites sont un phénomène mondial et ont des effets préjudiciables non seulement sur la Suisse, mais également sur tous les autres pays qui perdent des recettes fiscales et des fonds au détriment de l’investissement intérieur. Cependant, ces effets sont très amplifiés pour les pays en développement, qui manquent souvent des ressources financières dont ils auraient besoin pour mettre en place des institutions qui fonctionnent bien dans les domaines de l’éducation, de la sécurité alimentaire, de la santé, de la sécurité sociale, de l’eau et de l’assainissement, de la justice et de l’application des lois.

11.Les flux financiers illicites contribuent à alourdir le fardeau de la dette à des niveaux non viables et sapent les efforts déployés pour promouvoir un véritable développement social. Les États et la communauté internationale ont reconnu les effets préjudiciables des flux financiers illicites sur le Programme de développement durable à l’horizon 2030. La cible 16.4 des objectifs de développement durable engage expressément les États à réduire nettement les flux financiers illicites et le trafic d’armes, à renforcer les activités de récupération et de restitution des biens volés et à lutter contre toutes les formes de criminalité organisée. À cet égard, l’Expert indépendant se félicite de l’approbation en 2016, par le Conseil fédéral suisse, d’un rapport sur les flux financiers déloyaux et illicites en provenance des pays en développement.

12.L’Expert indépendant a toujours souligné que, pour atteindre la cible 16.4, les pays d’origine et de destination doivent unir leurs efforts. Dans le cas de la Suisse, il s’agit avant tout de prendre des mesures appropriées pour empêcher l’entrée de flux financiers illicites dans son secteur financier et de veiller à ce que les banques opérant en Suisse respectent leurs obligations de diligence raisonnable envers les clients, en particulier les personnes politiquement exposées et les clients privés très fortunés. Ces efforts impliquent également de garantir la transparence financière et la participation aux échanges multilatéraux de renseignements dans le domaine fiscal afin de réduire la probabilité que des individus puissent se livrer, sans être détectés, à la fraude et à l’évasion fiscales. En outre, des sanctions doivent être imposées rapidement et de manière transparente et proportionnée aux institutions financières qui n’ont pas respecté les obligations de diligence afin de garantir que ni le détournement ni la dissimulation des fonds ne paient plus.

13.Les pays de destination devraient en outre veiller à ce que les fonds d’origine illicite puissent être bloqués, saisis et restitués à leurs propriétaires légitimes dans les pays d’origine en temps utile et dans le respect des droits de l’homme, conformément à la Convention des Nations Unies contre la corruption et au droit international des droits de l’homme applicable, qui font obligation aux États d’agir, au maximum des ressources disponibles, en vue d’assurer le plein exercice des droits économiques, sociaux et culturels.

IV.Maîtriser les flux financiers illicites : actions en courset difficultés à surmonter

14.Les politiques mises en œuvre par la Suisse en matière de flux financiers illicites ont évolué de manière positive. Depuis 2008, de nombreuses initiatives ont été prises pour renforcer la réglementation du secteur bancaire, à la suite de révélations selon lesquelles des banques domiciliées en Suisse avaient facilité l’évasion fiscale ou n’avaient pas mis en place les procédures de diligence raisonnable leur permettant d’empêcher les personnes politiquement exposées d’utiliser le territoire suisse pour dissimuler des avoirs volés. Ces politiques sont présentées dans un rapport du Conseil fédéral et englobent les mesures prises pour prévenir et combattre les flux financiers illicites, en s’attaquant à leurs causes profondes dans les pays d’origine, notamment par le biais de la coopération internationale pour le développement.

A.Généralités

15.Avant 2009, l’évasion fiscale transfrontière pratiquée par des ressortissants de différents pays et facilitée par des banques opérant en Suisse, était largement répandue. Les données relatives à l’évasion fiscale pratiquée par des contribuables des États-Unis d’Amérique parlent d’elles-mêmes. En 2009, UBS a accepté de payer une amende de 780 millions de dollars pour avoir aidé des contribuables des États-Unis à frauder le fisc américain. À la fin de janvier 2016, 80 autres banques opérant en Suisse avaient conclu des accords de non-poursuite avec le Département de la justice des États-Unis. La liste des banques comprend les succursales suisses de nombreuses banques commerciales internationales bien connues. Les accords de non-poursuite s’accompagnent d’exposés des faits qui détaillent les montages fiscaux mis en place par les banques respectives ou leurs employés pour aider leurs clients à échapper au fisc. Dans le cadre du « Swiss Bank Programme », les banques se sont vues imposer des amendes dont le montant a été calculé en fonction de la valeur des avoirs détenus sur les comptes non déclarés. Les amendes se sont élevées à un montant total de plus de 5,5 milliards de dollars.

16.Rien n’indique que ces pratiques ont été exclusivement limitées aux clients ressortissants d’un seul pays. Par exemple, selon les fichiers dérobés à la banque privée basée à Genève du groupe HSBC, une banque étrangère opérant en Suisse, l’établissement entretenait des relations d’affaires avec des clients de plus de 200 pays, parmi lesquels se trouvaient, semble-t-il, plusieurs fraudeurs fiscaux, dictateurs, trafiquants de diamants de sang, ainsi qu’un marchand d’armes qui aurait fait parvenir des obus de mortier à des enfants soldats en Afrique.

17.En avril 2016, l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers a indiqué qu’en dépit des efforts considérables déployés pour renforcer le cadre légal et améliorer les mécanismes destinés à détecter les transactions suspectes, le risque que le marché financier suisse continue d’être exploité à des fins de blanchiment d’argent n’avait pas été éliminé. Les médias continuent de publier des articles sur des institutions financières soupçonnées de faciliter l’évasion fiscale et le blanchiment d’argent. Le risque est également mis en lumière par l’implication de plusieurs banques suisses dans le scandale de corruption Petrobras et dans les flux financiers suspects liés au fonds souverain 1Malaysia Development Berhad (1MDB), lequel fait l’objet d’une enquête ouverte à la suite d’une déclaration d’opération suspecte par une institution financière suisse auprès du Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent.

B.Engagements internationaux

18.La Suisse s’est engagée à réduire sensiblement les flux financiers illicites et le trafic d’armes et à renforcer les activités de recouvrement et de restitution des avoirs volés d’ici à 2030, conformément à la cible 16.4 des objectifs de développement durable. Elle a également approuvé le Programme d’action d’Addis-Abeba issu de la troisième Conférence internationale sur le financement du développement, dans le cadre duquel les États se sont engagés à lutter contre l’évasion fiscale et la corruption, à renforcer la transparence fiscale et à s’assurer que toutes les entreprises, y compris les entreprises multinationales, paient bien des impôts aux autorité des pays où a lieu l’activité économique et où la valeur ajoutée est créée.

19.La Suisse est partie depuis 2009 à la Convention des Nations Unies contre la corruption et, depuis 2000, à la Convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales de l’OCDE. En outre, le pays participe activement au Plan d’action concernant l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices de l’OCDE et prend part à l’échange automatique de renseignements fiscaux entre les pays afin de lutter contre la fraude et l’évasion fiscales au niveau international ; il est également membre du Groupe d’action financière (GAFI).

20.La Suisse a fait l’objet de plusieurs évaluations mutuelles du Groupe d’action financière qui a analysé le niveau de conformité de son système et de ses politiques de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Selon le dernier rapport d’évaluation mutuelle du Groupe d’action en 2016, le régime suisse de lutte contre le blanchiment de capitaux est techniquement solide et a obtenu de bons résultats, mais il nécessite cependant des améliorations pour être pleinement efficace. Le système financier suisse est exposé à un risque élevé de blanchiment de capitaux résultant d’infractions qui ont été commises essentiellement à l’étranger. Le Groupe d’action s’est félicité de l’adoption de plusieurs mesures législatives qui ont renforcé le cadre suisse de lutte contre le blanchiment d’argent, mais a recommandé que les sanctions pour blanchiment d’argent soient suffisamment dissuasives. Le Groupe d’action a conclu que le pays était conforme au regard de six recommandations, en grande partie conforme au regard de 25 recommandations et partiellement conforme au regard de neuf recommandations. La Suisse a pris des dispositions pour combler certaines des lacunes identifiées dans le rapport.

C.Cadre légal

21.Une stratégie efficace de lutte contre le blanchiment d’argent nécessite la mise en place de mesures visant à éviter l’entrée de fonds illicites dans le pays. La loi fédérale concernant la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme (loi sur le blanchiment d’argent) constitue le fondement juridique sur lequel reposent les efforts visant à lutter contre le blanchiment d’avoirs issus de la corruption, les infractions fiscales aggravées ou d’autres crimes.

22.La loi prévoit pour les intermédiaires financiers, en particulier en ce qui concerne les relations avec les personnes politiquement exposées, des obligations de diligence particulières afin d’éviter que de l’« argent sale » soit déposé dans des comptes suisses. Les banques doivent également vérifier l’identité de leurs clients et identifier les bénéficiaires effectifs des avoirs détenus dans leurs comptes. Elles sont tenues à terme de réexaminer les modalités et, éventuellement, la poursuite d’une relation d’affaires avec des personnes politiquement exposées. En outre, si une transaction suscite des doutes, les intermédiaires financiers sont tenus de prendre des mesures proactives et d’alerter le Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent afin d’enquêter sur ladite transaction.

23.Le secret bancaire (art. 47 de la loi fédérale sur les banques et les caisses d’épargne) n’est pas absolu. Lorsque des opérations suspectes sont signalées de bonne foi, l’interdiction de révéler des informations secrètes échangées dans le cadre d’une relation professionnelle ou d’une relation d’affaires ne s’applique pas. Les intermédiaires financiers sont tenus de signaler les opérations suspectes aux autorités lorsqu’on ne peut exclure la possibilité que les avoirs soient d’origine criminelle. Or, selon l’Expert indépendant, la distinction faite entre déclarations obligatoires et déclarations volontaires par les intermédiaires financiers ouvre la voie à une sous-déclaration des opérations suspectes.

24.Les modifications apportées aux dispositions pénales suisses semblent avoir amélioré les procédures de signalement des opérations suspectes par les banques. Le 1er janvier 2016, l’article 305 bis 1 du Code pénal suisse est entré en vigueur. L’article dispose que [c]elui qui aura commis un acte propre à entraver l’identification de l’origine, la découverte ou la confiscation de valeurs patrimoniales dont il savait ou devait présumer qu’elles provenaient d’un crime ou d’un délit fiscal qualifié, sera puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire. Cependant, le blanchiment de capitaux provenant d’un délit fiscal qualifié ne constitue une infraction pénale en Suisse que lorsque le montant d’impôts soustraits par période fiscale dépasse 300 000 francs suisses. Autrement dit, les employés de banque ne peuvent encourir une responsabilité pénale pour blanchiment d’argent que s’ils ont de bonnes raisons de soupçonner qu’ils aident un riche client à commettre une infraction fiscale grave. Ce seuil ne s’applique pas à celui qui aide un contribuable à se soustraire à l’impôt fédéral, cantonal ou communal ; en Suisse, cet acte peut être puni d’une amende de 10 000 francs suisses au plus et, dans les cas les plus graves, d’une amende de 50 000 francs suisses au plus.

25.Si ces dispositions prévoient des obligations de diligence plus strictes envers les clients privés très fortunés, elles peuvent s’avérer insuffisantes pour prévenir le blanchiment d’argent ou la facilitation de l’évasion fiscale dans le secteur bancaire suisse. Premièrement, le seuil de 300 000 francs suisses est plutôt élevé. Deuxièmement, les autorités suisses chargées des poursuites éprouvent souvent des difficultés à évaluer le point de savoir si l’impôt soustrait dépasse le montant spécifié, car il leur faudrait pour cela connaître la législation fiscale des pays étrangers. Troisièmement, le droit suisse ne sanctionne que la fraude fiscale telle que définie respectivement aux articles 59 1) et 186 de la loi fédérale sur l’harmonisation des impôts directs des cantons et des communes du 14 décembre 1990 et de la loi fédérale sur l’impôt fédéral direct. Le terme « fraude fiscale » ne couvre pas toutes les formes d’évasion fiscale, car la fraude fiscale implique la falsification de documents. Enfin, les amendes prévues pour assistance à la soustraction fiscale sont peu élevées et ne sont peut-être pas suffisantes pour amener les responsables à renoncer à ce type de comportement.

26.Même s’il est encore trop tôt pour évaluer les effets de l’article 305 bis 1), des procureurs ont indiqué à l’Expert indépendant qu’ils n’avaient pas connaissance de la moindre enquête criminelle ouverte en vertu de cette disposition. En outre, le Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent n’a enregistré que peu de déclarations d’opérations suspectes liées à la fraude fiscale. Cela peut s’expliquer en partie par le fait que les banques suisses ont poussé leurs clients à régulariser les avoirs déposés ou ont mis fin aux relations d’affaires les liant à des clients suspects.

D.Échange automatique de renseignements à des fins fiscales

27.Le 1erjanvier 2017, la Convention concernant l’assistance administrative mutuelle en matière fiscale, qui permet l’échange automatique et spontané de renseignements fiscaux ainsi que l’échange de renseignements sur demande, est entrée en vigueur en Suisse. À cette même date, l’accord multilatéral entre autorités compétentes concernant l’échange automatique de renseignements relatifs aux comptes financiers est entré en vigueur en Suisse.

28.L’introduction de l’échange automatique de renseignements à des fins fiscales est une étape importante dans la lutte contre l’évasion fiscale. Cette mesure contrariera les efforts déployés par des ressortissants étrangers des pays participants pour dissimuler des avoirs non déclarés dans des comptes bancaires en Suisse. Il en va de même pour les résidents suisses qui ont transféré des avoirs à l’étranger pour échapper à l’impôt suisse, car l’Administration fédérale des contributions recevra des renseignements sur les avoirs qu’ils détiennent dans des comptes bancaires à l’étranger. Cependant, les pays participant au système doivent disposer d’autorités indépendantes et efficaces de recouvrement de l’impôt qui sont habilitées à exploiter les données échangées et à faire respecter les obligations fiscales.

29.L’Expert indépendant félicite la Suisse d’avoir commencé, au 1er janvier 2017, avec 38 autres pays, à utiliser l’échange automatique de renseignements à des fins fiscales. La norme d’échange automatique de renseignements exige de la Suisse qu’elle fournisse aux États concernés, une fois par an, des renseignements sur les comptes bancaires détenus auprès d’institutions financières suisses par leurs résidents fiscaux respectifs. En retour, la Suisse reçoit des pays participants des informations sur les comptes détenus à l’étranger par des résidents suisses. Le 1erjanvier 2018, la Suisse a introduit l’échange automatique de renseignements avec 40 autres États, le premier échange de renseignements étant prévu pour l’automne 2019.

30.Le système d’échange automatique de renseignements ne serait pas un bon moyen de lutte contre l’évasion fiscale dans les pays en développement qui ne répondent pas aux exigences techniques requises pour y participer. À l’instar d’autres pays développés, la Suisse devrait envisager d’accroître le nombre de pays en développement participant à la nouvelle norme mondiale en leur fournissant une assistance technique et en permettant aux pays à faible revenu de mettre progressivement en place leurs services de renseignements fiscaux. La Suisse peut mettre à profit l’expertise acquise dans des projets de coopération au développement ayant pour but de renforcer les administrations fiscales des pays en développement. En outre, depuis 2015, elle fournit une assistance technique dans le cadre du Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales et participe au Forum africain sur l’administration fiscale, qui appuie le renforcement des capacités des États d’Afrique. La participation des pays développés et des pays en développement joue un rôle crucial dans les efforts visant à renforcer la transparence et la coopération fiscale internationale à l’échelle planétaire.

31.Les exigences strictes imposées par l’OCDE en matière de confidentialité et de gestion des données restent difficiles à respecter pour certains pays, bien que ces normes soient importantes pour protéger le droit à la vie privée. Les renseignements fournis à des autorités fiscales étrangères pourraient être détournés à des fins autres que des enquêtes sur des infractions fiscales. Dans certains pays, des défenseurs des droits de l’homme et des opposants aux gouvernements ont été poursuivis pour des infractions fiscales présumées d’une manière plutôt suspecte ou sélective, suggérant que les poursuites sont motivées moins par la volonté de garantir la justice fiscale que par le désir d’entraver leurs activités légitimes et de réduire l’espace civique.

32.Lorsqu’elle conclut des accords d’échange de données, l’OCDE requiert la pleine réciprocité de la part de ses partenaires, ce qui implique un certain niveau de capacité et d’infrastructure administratives et techniques. Un certain nombre de pays en développement ont des difficultés à satisfaire à ces exigences.

33.La Suisse est également active dans le domaine de l’échange de renseignements fiscaux sur demande, avec plus de 100 pays, dont plusieurs pays en développement, sur la base de conventions en vue d’éviter la double imposition, d’accords sur l’échange de renseignements fiscaux et de la loi fédérale sur l’assistance administrative internationale en matière fiscale.

E.Réduction des pratiques fiscales abusives auxquelles se livrent les entreprises et de la concurrence fiscale dommageable

34.La Suisse a également commencé à mettre en œuvre diverses mesures pour éviter le transfert de bénéfices par des sociétés multinationales, comme l’action 13 du projet de lutte contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices de l’OCDE. L’objectif est de faire en sorte que les recettes de l’impôt sur les sociétés soient versées là où les activités économiques qui les génèrent ont lieu, là où le travail est accompli et là où les bénéfices sont réalisés. L’Expert indépendant encourage la Suisse à envisager d’exiger des sociétés multinationales qu’elles publient des rapports, ventilés par pays, sur les impôts acquittés car, à son avis, les rapports officieux sont insuffisants pour garantir la transparence fiscale des sociétés transnationales.

35.En 2016, le Gouvernement a présenté à l’électorat suisse un vaste projet de réforme de l’imposition des entreprises, qui comprend des mesures visant à mettre les régimes fiscaux suisses applicables aux entreprises en conformité avec les normes de l’OCDE en vue de lutter contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert des bénéfices par les sociétés multinationales. La nouvelle loi aurait interdit certains régimes de réduction d’impôt qui ne sont plus acceptés au niveau international, les remplaçant par des régimes applicables aux revenus de brevets et d’autres moyens de réduire les impôts et de transférer des bénéfices depuis l’étranger.

36.En février 2017, la proposition formulée sur ce point par le Gouvernement et le Parlement de la Suisse n’a pas recueilli l’appui de la majorité lors d’un référendum populaire. En septembre 2017, le Conseil fédéral a publié une version révisée du « Projet fiscal 17 » soumise à consultation populaire en vue d’assurer la conformité des régimes suisses d’imposition des entreprises avec les normes de l’OCDE. L’Expert indépendant est préoccupé par l’impact potentiel du projet révisé de réforme fiscale sur les droits de l’homme dans les pays étrangers. Pour l’essentiel, le « Projet fiscal 17 » vise à maintenir les taux d’imposition des sociétés multinationales et d’autres entreprises à des niveaux bas pour attirer les entreprises et les inciter à établir leur siège social en Suisse. Attirer des entreprises peut apporter au pays des avantages sous forme de recettes fiscales et de possibilités d’emploi. Cependant, la concurrence fiscale excessive entre les pays s’est révélée préjudiciable, car elle a entraîné une réduction spectaculaire des impôts devant être acquittés par des grandes entreprises dans le monde entier et a contribué à la réduction des recettes publiques disponibles pour l’investissement et à l’augmentation d’une dette publique insoutenable dans de nombreux pays, notamment du monde en développement.

37.Il est important de noter que la réduction des taux d’imposition des sociétés ou les exonérations fiscales dont bénéficient les sociétés transnationales ne devraient pas compromettre la capacité des institutions publiques fédérales, cantonales ou communales en Suisse à s’acquitter de leurs obligations en matière de droits de l’homme, notamment dans les domaines de l’éducation, de la sécurité sociale, de la santé et de la culture. Les réformes fiscales des entreprises ne doivent pas non plus se traduire par un déplacement de la charge fiscale des entreprises vers les ménages à faible ou à moyen revenu.

38.Les régimes fiscaux peu élevés prévoient des incitations au transfert de bénéfices et entraînent une baisse des recettes fiscales dans les pays où la plupart des transactions réelles ont lieu, réduisant ainsi la marge de manœuvre budgétaire des États pour s’acquitter de leurs obligations en matière de droits de l’homme. L’Expert indépendant invite le Gouvernement suisse, aux niveaux fédéral, cantonal et local, à mener une étude de l’impact du projet de réforme de l’imposition sur les droits sociaux et les droits de l’homme, laquelle étude devrait comprendre une évaluation de l’impact du projet sur les recettes fiscales disponibles pour la réalisation des droits économiques et sociaux en Suisse et à l’étranger, en particulier dans les pays en développement.

39.À cet égard, il tient à rappeler que l’article 141 a) et g) de la loi fédérale sur l’Assemblée fédérale exige du Gouvernement de soumettre des évaluations des conséquences des projets de lois pour l’économie, la société, l’environnement et les générations futures et d’évaluer leur conformité aux droits fondamentaux et aux normes contraignantes du droit international. Un récent rapport du Contrôle fédéral des finances indiquait cependant que seulement un tiers des messages du Conseil fédéral satisfaisaient aux exigences minimales concernant l’évaluation des conséquences sociales et environnementales.

40.Malheureusement, les informations disponibles concernant le « Projet fiscal 17» n’inclut pas une évaluation détaillée de la nature de l’impact que pourraient avoir l’ensemble des réformes sur l’exercice des droits économiques, sociaux et culturels en Suisse et à l’étranger.

F.Cadre institutionnel pour la localisation des avoirs volés et la lutte contre le blanchiment d’argent

41.Il est de la plus haute importance que l’État joue un rôle équilibré et nuancé en garantissant la responsabilité, la transparence et l’équité dans le secteur financier lorsqu’il est question des droits de l’homme et des flux financiers illicites. Le contrôle des banques suisses au moyen de normes d’autorégulation fixées par l’Association suisse des banquiers et la réglementation assurée par l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers jouent donc un rôle capital.

42.L’Expert indépendant estime que les effectifs, les ressources et les compétences de l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers doivent être proportionnels à la taille du marché financier suisse et au volume des actifs gérés par ses institutions financières. L’Autorité doit disposer de capacités suffisantes pour contrôler correctement toutes les banques et tous les intermédiaires financiers, quelle que soit leur taille.

43.Les enquêtes sur des affaires récentes montrent que, bien que la majorité des banques s’acquittent de leurs obligations en vertu de la loi fédérale concernant la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, une minorité n’a rien fait en ce sens. Dans l’affaire Petrobras, par exemple, l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers a révélé que 75 % des quelques 20 banques suisses concernées avaient appliqué des règles anti-blanchiment d’argent conformément au régime juridique suisse. Toutefois, l’Autorité a noté qu’en ce qui concerne les 25 % des banques restantes, il y avait des indices concrets que les mesures de lutte contre le blanchiment d’argent qu’elles avaient mises en place étaient insuffisantes. L’Autorité a dissous une banque, retiré les licences fiduciaires d’un certain nombre d’entreprises et ordonné la restitution des bénéfices générés illégalement, et ce dans le contexte de l’enforcement.

44.L’Expert indépendant salue la publication en 2011 par l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers d’une enquête sur les obligations de diligence des banques suisses en relation avec les valeurs patrimoniales de personnes politiquement exposées, indiquant qu’elle avait engagé une procédure administrative contre 4 banques sur les 20 auditées. Les noms de ces quatre banques, dans lesquelles des manquements graves ont été constatés, n’ont pas été rendus publics. Le grand public a donc été amené à se demander quelles banques avaient de sérieuses failles dans leurs procédures de diligence raisonnable ou avaient apporté des précisions uniquement dans le but de préserver la seule réputation de la banque, sans guère tenir compte du risque de blanchiment d’argent. Il n’y a pas non plus d’informations permettant de savoir si des sanctions ont été imposées et, le cas échéant, à quelles institutions financières.

45.L’Expert indépendant salue également l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers pour avoir publié, depuis 2014, des rapports annuels sur l’enforcement, et pour avoir récemment publié le texte des déclarations à la presse mentionnant les mesures prises contre certaines institutions financières dans les cas les plus flagrants de non-conformité. Cependant, l’Expert indépendant regrette que les rapports sur l’enforcement ne citent pas les noms des institutions financières sanctionnées. À son avis, le but de l’enforcement est de prévenir la récidive et de garantir que les entreprises soient tenues individuellement responsables en cas de non-respect de la réglementation bancaire.

46.Les intermédiaires financiers sont tenus de transmettre au Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent des renseignements sur les opérations suspectes. Après avoir recueilli des informations sur l’origine des avoirs ou sur les personnes suspectes, le Bureau peut les transmettre aux procureurs pour éventuelles suites à donner. En 2016, le Bureau a reçu 2 909 déclarations d’opérations suspectes liées à des transactions financières d’une valeur totale de 5,32 milliards de francs suisses. À l’heure actuelle, la plupart des déclarations d’opérations suspectes proviennent de banques, et seul un nombre très restreint de fiduciaires signalent des opérations suspectes au Bureau. Après examen, en 2016, 71,3 % des cas déclarés ont été transmis aux autorités judiciaires.

G.Poursuites pénales

47.Le Ministère public de la Confédération et les ministères publics des cantons disposent d’unités spécialisées dans les infractions à caractère financier et les infractions liées au blanchiment d’argent. Des enquêtes complexes et de grande ampleur ont été menées tant au niveau fédéral que cantonal, notamment dans des affaires d’infractions principales commises hors de Suisse.

48.En 2016, les autorités chargées des poursuites et les tribunaux ont reçu 766 déclarations d’opérations suspectes de la part du Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent. Dans environ la moitié de ces affaires, les poursuites ont été abandonnées, 108 affaires ont abouti au prononcé d’un jugement par un tribunal et seulement 3 % se sont conclues par l’acquittement du défendeur. En outre, les autorités fédérales et cantonales chargées des poursuites peuvent ouvrir des enquêtes pénales pour blanchiment d’argent en réponse à des demandes d’entraide judiciaire, à des rapports de police, à des plaintes déposées par des citoyens et à des rapports établis par d’autres autorités fédérales et cantonales. Au total, chaque année, entre 200 et 300 affaires donnent lieu à des condamnations.

49.Les autorités suisses ont identifié et démantelé plusieurs réseaux sophistiqués de blanchiment d’argent. Dans les affaires 1MDB et Petrobras, le Ministère public de la Confédération a engagé des dizaines de poursuites pour corruption présumée à grande échelle entraînant des pertes équivalant à des centaines de millions, voire de milliards, de francs suisses pour la Malaisie et le Brésil. Dans l’affaire 1MDB, les actifs destinés au développement économique et social de la Malaisie, estimés à plusieurs milliards de dollars, ont été transférés sur des comptes suisses détenus par d’anciens fonctionnaires de la Malaisie et des Émirats arabes unis.

50.Dans certains cas, les efforts nationaux tendant à faire en sorte que les auteurs d’infractions économiques commises dans plusieurs États seraient compromis si un mécanisme de coopération internationale véritable n’était pas en place. Les autorités suisses ont, dans le passé, éprouvé des difficultés à faire respecter l’obligation de rendre compte lorsque l’efficacité des poursuites au niveau national dépendait de la volonté politique des autorités étrangères de poursuivre les auteurs d’actes criminels en cause commis sur leurs territoires.

H.Blocage, confiscation et restitution d’avoirs volés

51.La Suisse s’est montrée de plus en plus disposée à bloquer et à confisquer les avoirs volés. La première affaire concernait le blocage de plusieurs millions de francs suisses liés à l’ancien dirigeant philippin, Ferdinand Marcos, lorsqu’il a été contraint de s’exiler en 1986. Les autres grandes affaires se rapportent à Sani Abacha du Nigeria, à Mobutu Sese Seko de la République démocratique du Congo, à Vladimiro Montesinos du Pérou et à Jean-Claude Duvalier d’Haïti. En janvier 2011, la Suisse a rapidement bloqué des comptes appartenant aux anciens présidents égyptien et tunisien et à leur entourage et, en février 2014, elle a bloqué des avoirs appartenant à un ancien président de l’Ukraine. La Suisse a également bloqué les avoirs des personnes politiquement exposées de la Libye et de la République arabe syrienne dans le contexte des sanctions internationales. Au total, au cours des 30 dernières années, la Suisse a restitué environ 2 milliards de dollars d’avoirs d’origine illicite à leurs États d’origine.

52.Le blocage d’avoirs importants détenus par des dirigeants corrompus auteurs d’atteintes aux droits de l’homme oblige toutefois à s’interroger sur la raison pour laquelle des institutions financières suisses avaient assuré la gestion de ces avoirs pendant de nombreuses années sans alerter les autorités sur leur nature suspecte ou mener des enquêtes en bonne et due forme. Les allégations selon lesquelles ces dirigeants étaient impliqués dans des affaires de corruption ou responsables de violations des droits de l’homme étaient largement répandues lorsqu’ils étaient encore au pouvoir.

53.En 2011, la Suisse a adopté une loi visant à faciliter le blocage et la restitution des avoirs volés détenus par des personnes politiquement exposées et leur entourage. En 2014, le pays a précisé davantage sa politique en adoptant une stratégie globale en matière de blocage, de confiscation et de restitution des avoirs acquis de manière illicite par des personnes politiquement exposées, laquelle inclut des mesures préventives et répressives.

54.Le cadre juridique suisse a été renforcé par la révision, en décembre 2015, de la loi sur les valeurs patrimoniales d’origine illicite. La loi prévoit le blocage des valeurs patrimoniales lorsque l’État d’origine n’est pas en mesure de répondre aux exigences de la procédure d’entraide judiciaire du fait de l’effondrement de la totalité ou d’une partie substantielle de son appareil judiciaire ou du dysfonctionnement de celui-ci. Dans ces circonstances, la loi prévoit la saisie des valeurs patrimoniales lorsqu’il y a lieu de raisonnablement supposer que ces valeurs ont été acquises par des moyens illicites, inversant ainsi la charge de la preuve. La loi précise que la restitution des valeurs patrimoniales a pour but de renforcer l’état de droit et d’améliorer les conditions de vie de la population du pays d’origine.

55.Cependant, selon l’article 3 2) a) de la loi sur les valeurs patrimoniales d’origine illicite, les valeurs patrimoniales ne peuvent être bloquées que si le gouvernement ou certains membres du gouvernement de l’État d’origine ont perdu le pouvoir ou un changement de celui-ci apparaît inexorable. Autrement dit, en vertu de cette loi, la Suisse ne peut bloquer les valeurs patrimoniales des personnes politiquement exposées tant qu’elles sont encore installées solidement au pouvoir, à moins qu’une telle action ne soit menée sur la base d’un régime de sanctions internationales ou dans le cas très improbable d’une demande d’entraide judiciaire en matière pénale qui lui est adressée par l’État d’origine alors que le dirigeant en question est toujours au pouvoir.

56.Des stratégies adéquates doivent être élaborées aux niveaux international et national afin de réduire le risque que des services et moyens d’appui financiers viennent renforcer le pouvoir des dirigeants impliqués dans des actes délictueux et contribuer à la persistance de graves violations des droits de l’homme. Malheureusement, par rapport aux mesures mises en place pour prévenir le financement du terrorisme, les normes internationales visant à empêcher la fourniture de services financiers à des États et à des particuliers responsables de violations graves des droits de l’homme restent peu élaborées.

57.Les autorités suisses ont rencontré des difficultés en matière de confiscation judiciaire. Par exemple, en vertu du droit pénal suisse, les procureurs sont tenus de fournir la preuve que toutes les valeurs patrimoniales bloquées sont liées à une infraction. Ainsi, il est généralement essentiel de prouver qu’il existe un lien entre une infraction pénale donnée et les valeurs patrimoniales bloquées pour garantir la saisie, la confiscation et la restitution des avoir volés. Les valeurs patrimoniales ne peuvent être saisies que si elles sont détenues par une personne politiquement exposée ou son entourage, en se fondant sur la présomption de leur origine illicite dans des situations visées par la loi sur les valeurs patrimoniales d’origine illicite. Certaines conditions étroitement définies doivent être réunies : l’État d’origine ne doit pas être en mesure de répondre aux exigences de la procédure d’entraide judiciaire du fait de l’effondrement de la totalité ou d’une partie substantielle de son appareil judiciaire ou du dysfonctionnement de celui-ci ; le patrimoine du détenteur des valeurs patrimoniales doit avoir fait l’objet d’un accroissement exorbitant facilité par l’exercice de la fonction publique de la personne politiquement exposée à l’étranger ; et le degré de corruption doit être notoirement élevé durant la période d’exercice de la fonction publique de celle-ci.

58.Dans tous les autres cas, lorsque le recouvrement des avoirs se fait sur la base de l’entraide judiciaire, les autorités suisses saisissent des avoirs conformément à une demande d’entraide judiciaire si la condition de double incrimination est remplie, et fournissent à l’État requérant des preuves permettant aux tribunaux de celui-ci d’ordonner la confiscation des avoirs bloqués en Suisse. Sur la base de la décision de confiscation rendue dans l’État requérant, les avoirs bloqués sont ensuite restitués à l’État requérant. Toutefois, le Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent souligne que les chances d’obtenir des informations de l’étranger varient selon le pays étranger concerné. En outre, les garanties de procédure régulière en Suisse permettent aux détenteurs de comptes contenant des avoirs volés de contester les décisions de blocage et d’expropriation. Bien que la régularité de la procédure soit très importante du point de vue des droits de l’homme, des mesures appropriées devraient être prises pour veiller à ce que les garanties judiciaires ne se traduisent pas en des avoirs volés restitués qu’à l’issue de procédures juridiques extrêmement longues devant les tribunaux suisses.

59.Les efforts déployés pour restituer les avoirs volés à l’Égypte illustrent les difficultés rencontrées à cet égard. Le jour même où l’ancien Président Hosni Moubarak a été chassé du pouvoir, le Conseil fédéral suisse a décrété le blocage de tous ses avoirs et de ceux de son entourage. Par conséquent, des avoirs estimés à environ 700 millions de dollars ont été bloqués. Des poursuites pénales ont été engagées en Égypte et en Suisse. Cependant, en décembre 2016, après plusieurs années d’enquête, le Procureur général de la Confédération a annoncé qu’il allait abandonner les poursuites pénales à l’encontre de plusieurs personnes et ordonner la levée des séquestres à hauteur de 180 millions de francs suisses. Après une analyse des décisions judiciaires égyptiennes par le Bureau du Procureur général de la Confédération, il a été conclu qu’il était peu probable qu’un lien puisse être établi entre les fonds en question et une infraction pénale commise en Égypte.

60.En décembre 2017, le Conseil fédéral a décidé de débloquer, avec effet immédiat, les avoir restants de l’Égypte, étant donné que les juridictions égyptiennes ont abandonné toutes les poursuites pénales pertinentes ayant éventuellement un lien avec la Suisse. Les avoirs ne sont restés bloqués que parce que les procédures pénales en Suisse sont toujours en cours. Le résultat est assez regrettable. Malgré plus de cinq années d’enquêtes et d’échanges réguliers entre les autorités suisses et égyptiennes, il semble peu probable que les avoirs bloqués en Suisse soient restitués à l’Égypte pour que la population locale puisse en bénéficier.

61.La nouvelle loi sur les valeurs patrimoniales d’origine illicite n’a été d’aucun secours en l’espèce. Les autorités suisses ont soutenu que l’Égypte n’était pas un État défaillant avec un système judiciaire qui ne fonctionne pas. Par conséquent, les efforts de recouvrement d’avoirs ont été engagés exclusivement sur la base de demandes d’entraide judiciaire. Cependant, les autorités suisses ne pouvaient pas continuer à bloquer les avoirs indéfiniment, sans preuve suffisante qu’ils avaient été acquis par des moyens illégaux.

62.L’Expert indépendant recommande donc de renforcer le cadre juridique suisse pour le recouvrement d’avoirs, en renversant la charge de la preuve dans la mesure autorisée par les normes internationales en matière de droits de l’homme. Les autorités suisses devraient être habilitées à saisir les avoirs de personnes politiquement exposées lorsqu’il y a de bonnes raisons de croire que ces avoir sont issus de la corruption ou d’autres infractions pénales. Dans de tels cas, il incomberait au titulaire du compte de démontrer que tous les avoirs qu’il détient ont été acquis de façon légale.

63.Les autorités suisses ont parfois eu des difficultés à garantir que les biens restitués soient utilisés au profit de la population, comme l’exige la loi sur les valeurs patrimoniales d’origine illicite. Les autorités ont tiré des enseignements des affaires passées et ont pris des mesures pour empêcher que les fonds restitués ne soient à nouveau détournés.

64.L’Expert indépendant rappelle que la participation et la transparence sont des principes fondamentaux des droits de l’homme et devraient guider la restitution des avoirs volés, comme le prévoient les principes relatifs à la disposition et au transfert des avoirs confisqués dans la lutte contre la corruption qui ont été accueillis avec satisfaction lors du Forum mondial sur le recouvrement d’avoirs tenu à Washington D.C., du 4 au 6 décembre 2017. Il est important que les fonds volés soient restitués à leurs propriétaires légitimes dans les meilleurs délais, que les propriétaires de ces fonds soient consultés au sujet de leur utilisation finale et que les fonds restitués soient utilisés de manière pleinement transparente et responsable.

65.De nombreux pays dont les avoirs ont été volés traversent des périodes de transition pour faire face aux atrocités commises par le passé. Lorsque les autorités chargées de la réglementation ou les juridictions pénales constatent que les intermédiaires financiers n’ont pas respecté les obligations de diligence lors de la réception ou de la gestion de fonds restitués, les victimes de violations des droits de l’homme du pays concerné ont besoin et méritent que les institutions financières concernées leur présentent expressément des excuses publiques et qu’une indemnisation leur soit accordée. Une telle approche constitue une étape importante dans le rétablissement de la confiance dans le cadre de la justice de transition, et peut souvent être aussi importante que la restitution effective des avoirs volés.

V.Incorporation de la diligence raisonnable en matière de droits de l’homme dans les opérations des institutions financières publiques et privées

A.Cadre réglementaire

66.Si plusieurs banques ont adopté des politiques relatives aux droits de l’homme au niveau institutionnel, aucune réglementation gouvernementale, ni aucune directive ou recommandation sur la manière dont les institutions financières en Suisse devraient appliquer la diligence raisonnable en matière de droits de l’homme dans leurs opérations n’a été établie par les entités autonomes de l’administration décentralisée. Peu de lois fédérales interdisent aux institutions financières d’investir pour des raisons liées aux droits de l’homme.

67.L’exemple le plus notable d’une telle législation est la loi fédérale sur le matériel de guerre, aux termes de laquelle le financement du développement, de la fabrication ou de l’acquisition d’armes nucléaires, biologiques et chimiques, de mines antipersonnel et d’armes à sous-munitions est interdit depuis 2013.

68.L’Expert indépendant accueille avec satisfaction la révision de la loi fédérale sur le matériel de guerre interdisant le financement des armes qui continuent de porter gravement atteinte au droit à la vie, au droit à l’intégrité de la personne et à la santé des civils longtemps après leur déploiement dans des conflits armés. Il est néanmoins préoccupé par le fait que la loi risque de ne pas suffire à prévenir le financement indirect de ces armes, car elle n’interdit pas l’investissement dans des entreprises qui fabriquent également d’autres produits. En outre, à sa connaissance, aucune personne n’a été poursuivie à ce jour pour financement de matériel de guerre prohibé et la loi ne précise pas comment les autorités fédérales compétentes devraient contrôler le respect par les institutions financières de cette interdiction.

69.En ce qui concerne la réglementation du comportement des entreprises, la loi fédérale sur le matériel de guerre constitue une exception. Généralement, les autorités suisses encouragent l’adoption et la promotion sur une base volontaire de normes en matière de droits de l’homme dans le secteur privé. Il n’y a actuellement aucune réglementation permettant de garantir que les institutions financières exercent la diligence raisonnable en matière de droits de l’homme et leur responsabilité sociétale concernant d’éventuelles violations des droits de l’homme.

B.Plan d’action national sur les entreprises et les droits de l’homme

70.En décembre 2016, après avoir mené des consultations avec le secteur privé et des organisations non gouvernementales (ONG), le Gouvernement a adopté le plan d’action national pour la mise en œuvre des Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme en Suisse. Le plan couvre toutes les entreprises commerciales basées, ayant leur siège ou opérant en Suisse, notamment les institutions financières, les entreprises d’État et les établissements publics-privés. En outre, en 2015, le Conseil fédéral a adopté un plan d’action sur la responsabilité sociétale et environnementale des entreprises, couvrant certaines questions relatives aux droits de l’homme.

71.Le plan d’action national souscrit à l’idée de combiner judicieusement engagements obligatoires et engagements volontaires. Néanmoins, seuls quelques-unes des propositions d’action renvoient à des mesures réglementaires visant à améliorer le respect des droits de l’homme par les entreprises. Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels considère que les États ont le devoir positif d’adopter un cadre juridique imposant aux entreprises d’exercer une diligence raisonnable en matière de droits de l’homme. Le Comité a souligné que les États doivent lever les obstacles de fond, de procédure et d’ordre pratique qui limitent l’accès aux voies de recours, y compris en instaurant des régimes de responsabilité à l’intention de la société mère ou du groupe. Un collectif de 85 organisations de la société civile a donc lancé une initiative pour des multinationales responsables visant à intégrer les obligations de diligence raisonnable en matière de droits de l’homme et d’environnement dans la Constitution suisse et la législation fédérale, y compris les règles relatives à la responsabilité civile des entreprises, en vue d’assurer une meilleure protection des victimes de violations des droits de l’homme par les entreprises.

72.Outre le rôle joué par le Groupe de Thoune, le plan d’action national ne mentionne aucune action précise concernant le secteur financier suisse.

C.Point de contact national

73.En 2000, la Suisse a désigné un point de contact national chargé de promouvoir la mise en œuvre des Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales et de recevoir des plaintes de particuliers et de groupes de pression concernant les violations de ces principes. Depuis 2011, les Principes directeurs de l’OCDE comprennent un chapitre sur les droits de l’homme conforme aux Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme. Par conséquent, les préoccupations concernant les incidences négatives sur les droits de l’homme et les violations des droits de l’homme, y compris le manque de diligence de la part des entreprises et des institutions financières ayant leur siège en Suisse, seront également portées à l’attention du point de contact national, qui pourra proposer une médiation entre le plaignant et l’entreprise concernée.

74.Depuis 2000, 18 plaintes ont été adressées au point de contact national suisse, dont, pour la première fois, en avril 2017, une plainte contre une banque commerciale suisse, en l’occurrence Credit Suisse, concernant ses relations d’affaires avec des sociétés des États‑Unis impliquées dans la construction de l’oléoduc du Dakota du Nord (Dakota Access Pipeline). Dans cette plainte, il a été allégué que la construction de l’oléoduc entraînerait des violations des droits fondamentaux des communautés autochtones concernées.

75.Dans le cadre d’une première évaluation, le point de contact national suisse a estimé que les questions soulevées dans la plainte méritaient un examen plus approfondi et a proposé de servir de médiateur entre les parties. L’expert indépendant se félicite de la décision prise par le point de contact national et espère que le processus de médiation aidera à clarifier ces questions et à répondre à certaines des préoccupations exprimées. Ce cas d’espèce illustre la manière dont les points de contact nationaux peuvent contribuer à promouvoir la diligence raisonnable en matière de droits de l’homme dans le secteur financier. Cependant, il met en évidence les limites des attributions du point de contact national, lequel ne peut indiquer dans ses déclarations finales s’il y a eu violation des Principes directeurs de l’OCDE, n’est pas habilité à imposer ou à appliquer des mesures correctives et ne peut contraindre les entreprises à prendre part au processus de médiation.

D.Politiques des banques commerciales et privées en matière de droits de l’homme

76.Les deux plus grandes banques commerciales de Suisse, UBS et Credit Suisse, ont adopté leurs propres politiques en matière de droits de l’homme. UBS a en outre intégré la politique de diligence raisonnable en matière de droits de l’homme dans son cadre général de gestion des risques sociaux et environnementaux. UBS exclut de faire du commerce ou d’investir dans des entreprises dont les activités constituent une menace pour les sites du patrimoine mondial, les zones humides, les espèces ou les forêts à haute valeur écologique, font intervenir l’abattage illégal d’arbres ou font appel au travail des enfants ou au travail forcé, conformément à la Convention (no 29) de l’OIT sur le travail forcé, 1930, à la Convention (no 138) de l’OIT sur l’âge minimum, 1973, et à la Convention (no 182) de l’OIT sur les pires formes de travail des enfants, 1999, ou qui ne tiennent pas compte des droits des peuples autochtones.

77.Dans le cadre d’une étude comparative de 45 banques commerciales internationales, UBS et Credit Suisse se sont vus attribuer 6,5 points sur 12 en ce qui concerne leurs politiques en matière de droits de l’homme, devançant ainsi la plupart des banques évaluées. Cependant, UBS et Credit Suisse ont été très mal notés en ce qui concerne la nécessité de veiller à ce que les particuliers concernés disposent de voies de recours utiles, comme indiqué dans les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, avec respectivement 0 et 0,5 sur un maximum de 3 points. Il s’agit manifestement d’une question sectorielle. La plupart des institutions financières ayant fait l’objet de l’étude ont été mal notées quant à l’accès aux voies de recours. La fraude et l’évasion fiscales auxquelles se livrent des particuliers et des entreprises ont été à ce jour considérées comme des questions liées au respect des réglementations bancaires nationales et des dispositions de la loi sur la lutte contre le blanchiment d’argent, et non comme des questions liées aux droits de l’homme.

78.L’Expert indépendant salue le rôle de chef de file qu’ont joué UBS et Credit Suisse dans la mise en place du Groupe de Thoune en vue d’engager un débat avec des banques internationales similaires et d’échanger des informations sur la diligence raisonnable en matière de droits de l’homme. Toutefois, à l’instar du Groupe de travail sur la question des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autres entreprises, il est préoccupé par le fait qu’un des derniers documents de travail du Groupe de Thoune limiterait indûment les responsabilités des banques en matière de prévention et d’atténuation des incidences sur les droits de l’homme qui sont directement liés dans le contexte de leurs relations clients. L’Expert indépendant se félicite donc que le Groupe de Thoune ait récemment invité des experts des droits de l’homme et des organisations non gouvernementales à sa réunion annuelle et espère que les préoccupations exprimées par ces experts seront prises en considération. Il recommande en outre que le Groupe de Thoune étudie la question de l’octroi de prêts dans des contextes marqués par des violations flagrantes des droits de l’homme afin d’élaborer des stratégies adéquates pour réduire le risque de complicité financière avec les régimes concernés.

79.En outre, il engage le Gouvernement, le secteur bancaire suisse, l’Association de Banques Privées Suisses ainsi que les associations professionnelles et de la société civile à envisager d’élaborer un accord sectoriel bancaire sur la conduite responsable des entreprises en Suisse. L’Accord du secteur bancaire néerlandais sur la conduite responsable des entreprises en matière de droits de l’homme pourrait être une source d’inspiration à cet égard. De l’avis de l’Expert indépendant, il est nécessaire de faire converger les vues sur ce que l’on entend par l’intégration de la diligence raisonnable en matière de droits de l’homme dans le secteur financier, et de renforcer la cohérence à cet égard.

E.Institutions financières publiques

80.En raison de leurs liens avec l’État, les institutions financières publiques, les entreprises appartenant à l’État et les caisses de pension pour fonctionnaires en particulier sont censées faire preuve de diligence raisonnable en matière de droits de l’homme.

81.Conformément à sa déclaration de politique générale, l’Assurance suisse contre les risques à l’exportation accorde un rang de priorité élevé aux droits de l’homme, aux questions sociales et à l’environnement lors de l’évaluation des demandes d’assurance. L’Assurance suisse contre les risques à l’exportation a adopté des lignes directrices pour l’examen des questions environnementales, sociales et du droit de l’Homme qui reposent sur les Approches communes de l’OCDE concernant l’environnement et les crédits à l’exportation bénéficiant d’un soutien public. Conformément à la loi fédérale sur l’Assurance suisse contre les risques à l’exportation, une couverture d’assurance peut être exclue, suspendue ou réduite lorsqu’une assurance a été conclue sur la base de fausses informations fournies par le demandeur. Il peut s’agir de la rétention d’informations relatives aux risques sociaux, environnementaux ou en matière de droits de l’homme, lesquels risques sont liés à l’activité pour laquelle une assurance contre les risques a été demandée.

82.L’Expert indépendant souhaiterait encourager l’Assurance suisse contre les risques à l’exportation à fournir au public des informations au sujet de son propre mécanisme d’examen des plaintes, qui permettrait aux particuliers ou aux collectivités concernées et couvertes par son assurance contre les risques de porter directement leurs préoccupations à son attention, en particulier lorsque les procédures d’examen des plaintes engagées au niveau local par les clients assurés ont échoué. Une première étape dans cette direction serait de désigner une procédure de dépôt de plaintes ou de mettre en place un mécanisme de plainte indépendant. Afin de permettre aux parties prenantes externes de déterminer si un investissement particulier est couvert par une assurance à l’exportation de l’Assurance suisse contre les risques à l’exportation, il importerait de fournir des informations sur les entreprises d’exportation couvertes pays par pays.

83.L’expert indépendant se félicite qu’un nombre croissant de fonds de pension en Suisse, tels que les caisses de pension publiques des cantons de Genève et de Vaud, aient adopté des politiques d’investissement qui prévoient des critères relatifs aux droits de l’homme. En décembre 2015, sept caisses de pension publics gérant des actifs de placement totalisant plus de 150 milliards de francs suisses ont fondé l’Association suisse pour des investissements responsables. Elles envisagent désormais d’assumer de manière globale leurs responsabilités envers l’environnement, la société et l’économie. L’Expert indépendant souhaiterait encourager les compagnies d’assurances et les caisses de pension publiques et privées en Suisse à adopter des mesures similaires afin d’éviter d’investir dans des entreprises qui ne respectent pas les droits de l’homme et les normes internationales du travail, ou qui sont impliquées dans l’évasion fiscale, la corruption ou le trafic d’armes.

84.L’Expert indépendant note avec satisfaction qu’en 2015, la Banque nationale suisse a révisé ses directives générales sur la politique de placement de manière à s’abstenir d’investir dans des entreprises qui produisent des armes prohibées par la communauté internationale, qui violent massivement des droits humains fondamentaux ou qui causent de manière systématique de graves dommages à l’environnement. Lorsqu’elle cherche à identifier les entreprises en infraction, la Banque s’appuie sur les recommandations d’entreprises externes spécialisées en la matière. La Banque n’a pas fourni de plus amples renseignements sur la façon dont elle évite d’investir dans des entreprises responsables de violations des droits de l’homme, et n’a pas non plus rendu public les prises de participation qui ont été exclues de son portefeuille depuis 2015, en raison de préoccupations en matière de droits de l’homme.

F.Incorporation de la diligence raisonnable en matière de droits de l’homme dans les politiques d’investissement

85.Les banques privées spécialisées dans la gestion de fortune devraient également intégrer des approches fondées sur les droits de l’homme dans leurs stratégies de gestion d’actifs et dans les produits financiers proposés à leurs clients. Par exemple, comme mesure de politique générale au niveau du groupe, une banque privée, Lombard Odier, exclut tout investissement impliquant la production ou la commercialisation d’armes controversées, notamment les armes biologiques et chimiques, les mines antipersonnel, les armes à dispersion, l’uranium appauvri et le phosphore blanc. Lombard Odier a également interdit les placements dans des instruments financiers tels que les contrats à terme, les options, les échanges financiers, les indices et les fonds indiciels cotés portant directement sur les denrées alimentaires de base telles que le blé, le riz, le maïs et le soja, qui peuvent être liés au droit à l’alimentation et à la sécurité alimentaire.

86.L’Expert indépendant a noté qu’il est indispensable de s’appuyer sur des informations externes lors de l’évaluation du bilan des entreprises en matière de performance sociale et de droits de l’homme. Les grandes entreprises, en particulier, ont tendance à publier de brillants rapports sur la responsabilité des entreprises qui, souvent, ne rendent pas compte de la situation dans son ensemble, notamment en ce qui concerne les questions sociales et de droits de l’homme. Des initiatives telles que Corporate Human Rights Benchmark, qui évalue les résultats enregistrés par 98 des plus grandes sociétés cotées en bourse en matière de respect des droits de l’homme, pourraient en partie combler cette lacune.

VI.Conclusions et recommandations

87.La Suisse a adopté une politique en matière de droits de l ’ homme se voulant cohérente pour la promotion et la protection des droits de l ’ homme dans le pays et à l ’ étranger. Cela constitue un énorme défi, en particulier dans le domaine financier. Pour accroître la transparence fiscale et financière dans le monde, la mise en place de mesures au niveau national ainsi que l ’ existence d ’ une coordination et d ’ une coopération efficaces entre les États sont indispensables.

88. Ces dernières années, le Conseil fédéral a, par un ensemble de mesures, réalisé des progrès dans la lutte contre les flux financiers illicites qui sapent l ’ état de droit et l ’ exercice des droits de l ’ homme en Suisse et dans d ’ autres territoires. L ’ Expert indépendant se félicite du fait que le Gouvernement suisse attend de toutes les entreprises opérant en Suisse, y compris des institutions financières publiques et privées, qu ’ elles respectent les droits de l ’ homme partout où elles exercent leurs activités. Dans le cadre de cette politique, les entreprises et les institutions financières sont également tenues de faire preuve de diligence raisonnable en matière de droits de l ’ homme dans l ’ ensemble de leurs relations commerciales et leurs relations avec les clients.

89. La Suisse peut jouer un rôle cl ef dans la lutte contre les flux financiers illicites et devenir un acteur de premier plan dans l ’ intégration des droits de l ’ homme dans les secteurs financiers public et privé. Dans le présent rapport, l ’ Expert indépendant identifie les bonnes pratiques dont d ’ autres places financières pourraient s ’ inspirer, tout en faisant ressortir les domaines dans lesquels des améliorations peuvent être apportées. Par exemple, des mesures pourraient être prises pour renforcer la responsabilité, la réglementation et le contrôle du marché financier suisse afin de prévenir toute incidence négative sur les droits de l ’ homme, qui pourrait résulter de flux financiers illicites, de placements ou de souscriptions à des polices d ’ assurance.

90. Les politiques financières des institutions publiques et privées basées en Suisse devraient systématiquement tenir compte des questions relatives aux droits de l ’ homme. D ’ abord, il faudrait faire en sorte que la diligence raisonnable en matière de droits de l ’ homme soit une obligation juridique en vertu des normes internationales en matière de droits de l ’ homme . Ensuite, le fait d ’ intégrer davantage les droits de l ’ homme dans la politique financière permettrait de renforcer la réputation du secteur financier suisse, de consolider la crédibilité des politiques du secteur en matière de droits de l ’ homme et de contribuer à faire de la place financière suisse un chef de file de la finance durable. Enfin, et c ’ est l ’ aspect le plus important, cette démarche permettrait d ’ améliorer la protection et l ’ exercice des droits de l ’ homme tant en Suisse qu ’ à l ’ étranger.

91. L ’ intégration de la diligence raisonnable en matière de droits de l ’ homme dans le domaine de la réglementation financière devrait être considérée comme un devoir évolutif, étant donné que les relations de pouvoir asymétriques, qui portent atteinte aux droits de l ’ homme et sous-tendent les opérations des marchés financiers, doivent être prises en compte de façon continue.

92. L ’ Expert indépendant recommande ce qui suit au Gouvernement et aux institutions publiques en Suisse  :

a) Prendre des mesures supplémentaires pour empêcher l ’ entrée de flux financiers illicites, sans qu ’ ils soient détectés, sur le marché financier suisse  ;

b) Veiller à ce que les banques et les intermédiaires financiers exercent une diligence raisonnable appropriée avec les clients, en particulier les personnes politiquement exposées et les clients privés très fortunés, et évaluent l ’ efficacité du cadre réglementaire en vigueur  ;

c) Introduire des sanctions suffisamment dissuasives, proportionnées et efficaces contre les institutions financières et leurs employés qui n ’ ont pas respecté les obligations de diligence ou ont apporté leur concours à l ’ évasion fiscale ou au blanchiment d ’ argent  ;

d) Abaisser de manière significative le seuil de 300 000 francs suisses d ’ impôts soustraits par période fiscale au-dessus duquel la responsabilité pénale est engagée pour blanchiment d ’ argent lorsqu ’ on aide un étranger à frauder le fisc. L ’ infraction devrait également englober toutes les formes d ’ évasion fiscale et ne devrait pas se limiter à la fraude fiscale ;

e) Poursuivre les efforts visant à encourager l ’ ensemble des intermédiaires financiers à soumettre systématiquement des déclarations d ’ opérations suspectes au Bureau de communication en matière de blanchiment d ’ argent et à étendre les attributions du Bureau de telle sorte qu ’ en l ’ absence de déclaration d ’ opérations suspectes, il puisse obtenir auprès de services homologues étrangers des informations détenues pa r des intermédiaires financiers  ;

f) Accroître le nombre de pays en développement participant à l ’ échange automatique de renseignements en matière fiscale, en renforçant davantage l ’ assistance technique et en permettant aux pays à faible revenu de satisfaire progressivement aux exigences relatives à l ’ échange de re nseignements en matière fiscale  ;

g) Comme envisagé, mettre les régimes d ’ imposition des sociétés en conformité avec les normes de l ’ OCDE, en supprimant les régimes fiscaux préférentiels qui facilitent le transfert de bénéfices par les sociétés transnationales, sans les remplacer par de nouveaux dispositifs de réduction d ’ impôt ;

h) Continuer d ’ appuyer les mesures prises au niveau international pour réduire la concurrence fis cale dommageable entre les pays  ;

i) Mener une étude d ’ impact du projet de réforme de la fiscalité des entreprises sur les droits de l ’ homme, en particulier son incidence sur les recettes disponibles pour la réalisation des droits économiques et sociaux en Suisse et dans les pays en développement  ;

j) Renforcer les effectifs, les ressources et les compétences de l ’ Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers en proportion de la taille du marché financier suisse et du volume des actifs sous gestion dans ses institutions financières, de sorte que l ’ Autorité dispose de capacités suffisantes pour contrôler correctement tous les intermédiaires financiers , quelle que soit leur taille ;

k) Désigner publiquement les institutions financières qui ont fait l ’ objet de sanctions ou de mesures correctives afin que les entreprises assument individuellement leurs responsabilités en cas de non-respec t de la réglementation bancaire  ;

l) Veiller à ce que les autorités suisses puissent saisir les avoirs d ’ origine illicite issus de la corruption, du détournement de fonds publics et d ’ autres infractions pénales lorsque l ’ entraide judiciaire est possible mais ne peut aboutir, parce que les poursuites pénales n ’ ont pas été engagées à l ’ étranger ou ne sont pas conformes aux normes internationales en matière de régularité de la procédure. Il devrait être possible de saisir ces avoirs si leur détenteur n ’ a pas apporté la preuve qu ’ ils proviennent d ’ activités économiques licites  ;

m) Envisager de réviser la loi sur les valeurs patrimoniales d ’ origine illicite de sorte à autoriser le blocage et la confiscation des avoirs issus de la corruption ou d ’ autres infractions pénales par des personnes politiquement exposées alors qu ’ elles sont encore au pouvoir  ;

n) S ’ assurer régulièrement que les intermédiaires financiers suisses respectent l ’ interdiction qui leur est faite de financer la mise au point et la production de mines antipersonnel et d ’ armes à sous-munitions  ;

o) Promulguer une loi visant à empêcher la fourniture de services financiers et l ’ octroi de prêts à des particuliers ou à des acteurs étatiques responsables de violations graves ou systématiques des droits de l ’ homme  ;

p) S ’ assurer que les fonds volés sont restitués à leurs propriétaires légitimes dans les meilleurs délais, que les propriétaires de ces fonds sont consultés au sujet de leur utilisation finale et que les fonds restitués sont utilisés de manière pleinemen t transparente et responsable ;

q) Veiller à ce que la protection des lanceurs d ’ alerte dans le secteur privé réponde aux normes internationales et définir des critères cohérents permettant de déterminer si les informations fournies par les lanceurs d ’ alerte peuvent être dûment invoquées comme éléments de preuve dans une procédure judiciaire ;

r) Garantir, par voie réglementaire, que les intermédiaires financiers peuvent être tenus responsables des violations des droits de l ’ homme qu ’ ils ont commises ou auxquelles ils ont contribué, y compris en les faisant prendre en charge l ’ indemnisation des victimes  ;

s) En réponse à des propositions formulées dans le cadre d ’ une initiative populaire visant à intégrer la diligence raisonnable en matière de droits de l ’ homme dans l ’ ordre juridique suisse, présenter des vues sur les dispositions légales qui pourraient être prises pour faire en sorte que les établissements financiers respectent davantage les droits de l ’ ho mme  ;

t) Élaborer, en collaboration avec des institutions financières et des associations bancaires, des organisations non gouvernementales et des spécialistes des droits de l ’ homme, un accord sectoriel bancaire sur la conduite responsable des entreprises en Suisse  ;

u) Encourager l ’ Assurance suisse contre les risques à l ’ exportation à mettre en place un mécanisme de plainte indépendant qui permettrait aux particuliers et aux collectiv ités concernés par des projets qu ’ elle couvre de porter leurs préoccupati ons directement à son attention  ;

v) Encourager la Banque nationale suisse à communiquer régulièrement au public des informations au sujet des entreprises qui ont été exclues de son portefeuille de placements en raison de préoccupations relatives aux droits de l ’ homme, et à fournir des informations plus détaillées sur sa politique de diligence raisonnable en matière de droits de l ’ homme ;

w) Ratifier le Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels.

93. L ’ Expert indépendant recommande ce qui suit aux institutions financières publiques et privées opérant en Suisse :

a) Améliorer leurs procédures de signalement des opérations suspectes liées à la corruption, au blanchiment d ’ argent ou à l ’ évasion fiscale au Bureau de communication en matière de blanchiment d ’ argent  ;

b) Veiller à ce que les actifs qu ’ elles ont sous gestion ne sont pas investis dans des entreprises ou transférés à des acteurs étatiques responsables de faits de corruption, d ’ évasion fiscale ou de violations des droits de l ’ homme ou des no rmes internationales du travail  ;

c) Adopter des politiques visant à empêcher la prestation de services financiers ou le soutien financier à des particuliers, des entreprises ou des États responsables de violations flagrantes des droits de l ’ homme ;

d) Mettre en œuvre les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l ’ homme et les Principes directeurs relatifs à la dette extérieure et aux droits de l ’ homme  :

i) E n adoptant une politique des droits de l ’ homme qui couvre les opérations commerciales , les relations clients et les relations d ’ affaires ainsi que les politiques d ’ investissement des institutions financières publiqu es et privées opérant en Suisse  ;

ii) E n réalisant des études d ’ impact appropriées sur les droits de l ’ homme avan t toute décision de financement  ;

iii) E n tenant des consultations constructives avec les groupes susceptibles d ’ être touchés et les autres parties prenantes, ainsi qu ’ en améliorant les consultations avec les parties prenantes et en renforçant leur participation par la création d ’ unités ou la désignation de responsables chargés des relations avec les particuliers, les collectivités et l es entités de la société civile  ;

iv) E n prévoyant des voies de recours pour les cas où leurs activités ou leur participation à une activité a des incidences négatives sur les droits de l ’ homme, et en mettant en place des mécanismes efficaces d ’ examen des plaintes au niveau opérationnel, qui soient légitimes, accessibles, prévisibles, équitables, transparents et compatibles avec les droits de l ’ homme.

e) Exercer activement leurs droits d ’ actionnaire et engager le dialogue avec les entreprises qui ne respectent pas les règles en vue de prévenir les comportements préj udiciables  ;

f) Retirer leurs investissements des entreprises qui persistent à ne pas respecter les normes en matière de droits de l ’ homme et rendre publiques les raisons du désinvestissement.