Présentée par:

Yelena Pavlovna Smirnova (représentée par un conseil,Mme Karina Moskalenko)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Fédération de Russie

Date de la communication:

19 juin 1996 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 5 juillet 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication no 712/1996 présentée au nom de Yelena Pavlovna Smirnova au titre du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.L’auteur de la communication est Mme Yelena Pavlovna Smirnova, ressortissante russe, née en 1967. Elle dit avoir été victime de violations par la Fédération de Russie des articles 9 et 14 du Pacte. Elle est représentée par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 5 février 1993, des poursuites pénales ont été engagées contre l’auteur en vertu de l’article 93 a) du Code pénal russe, au motif qu’elle aurait escroqué une banque moscovite en essayant de garantir un prêt au moyen d’un appartement qui ne lui appartenait pas. Elle n’a été informée de l’enquête que le 14 septembre 1994, lorsqu’elle a été arrêtée par la police de Moscou, qui l’a relâchée 36 heures plus tard.

2.2Le 26 août 1995, l’auteur a de nouveau été arrêtée et placée en détention préventive à la prison Butyrskaya de Moscou. Elle n’a été informée officiellement des charges retenues contre elle que le 31 août 1995. Elle n’a pas bénéficié de l’assistance d’un conseil. Il ressort des pièces jointes que, malgré plusieurs demandes, le conseil n’a été autorisé à la voir que le 2 novembre 1995.

2.3Selon l’auteur, son arrestation et sa détention étaient illégales parce qu’elle n’a été placée en détention qu’après l’expiration du délai prévu pour l’enquête préliminaire. Elle a expliqué que, selon les règles de procédure pénale russe, un suspect ne peut être arrêté qu’après une enquête officielle. En l’espèce, l’enquête a commencé le 5 février 1993 et, selon le paragraphe 1 de l’article 133 du Code de procédure pénale, elle aurait dû prendre fin le 5 avril 1993. Le paragraphe 4 du même article autorise une prolongation d’un mois en cas de suspension de l’enquête. Dans le cas de l’auteur, l’enquête préliminaire a été prolongée six fois, dont trois fois illégalement, comme l’a reconnu le Procureur de la ville de Moscou.

2.4Le 27 août 1995, l’auteur a déposé auprès de l’enquêteur une plainte en vertu du paragraphe 1 de l’article 220 du Code de procédure pénale, dans laquelle elle contestait la légalité de son arrestation et de sa détention. L’enquêteur n’a déposé la plainte au tribunal intermunicipal de Tver que le 1er septembre 1995, violant ainsi la loi, qui prévoit que de telles plaintes doivent être déposées au tribunal dans les 24 heures. Le 13 septembre 1995, le tribunal s’est déclaré incompétent sans avoir entendu les parties et l’a déboutée de sa plainte au motif que l’enquête était terminée. C’est sur cet élément que l’auteur fait reposer son argument selon lequel son arrestation était illégale. Elle soutient que le tribunal aurait dû recevoir sa plainte, parce que l’enquête, qui avait été prolongée, était encore en cours, même si une telle prolongation était elle-même illégale. L’auteur n’a pas pu former de recours contre la décision du tribunal, étant donné que l’article  331 du Code de procédure pénale ne prévoit aucune possibilité de recours contre une décision portant sur une plainte présentée en vertu de l’article 220.

2.5L’auteur a indiqué que, depuis la date de sa première lettre, la date du procès n’avait pas encore été fixée et que, selon le tribunal, elle ne le serait pas avant septembre 1996. L’auteur a fait valoir que cette situation était contraire aux dispositions de l’article 223 du Code de procédure pénale, selon lequel la date du procès doit être fixée dans les 14 jours suivant la présentation de l’affaire au tribunal.

2.6L’auteur a en outre indiqué qu’elle souffre d’une grave maladie de la peau, la vascularite hémorroïdale, aggravée par les mauvaises conditions de détention. À ce sujet, elle a déclaré que la prison ne disposait pas des aliments et des médicaments nécessaires et que les cellules, conçues pour 24 personnes, en contenaient 60. De plus, certaines de ses codétenues avaient déjà été condamnées. L’auteur soutient que, comme elle n’avait pas de casier judiciaire et que les faits qui lui étaient reprochés n’étaient pas des infractions graves ou violentes, elle n’aurait pas dû être placée en détention. À propos des conditions d’incarcération dans la prison de Butyrskaya, elle renvoie au rapport présenté le 16 novembre 1994 par le Rapporteur spécial sur la torture de la Commission des droits de l’homme. En mars 1996, l’auteur a été transférée à l’hôpital de la prison, où elle est restée jusqu’au 17 mai 1996, date à laquelle elle a été reconduite dans sa cellule.

2.7Pour ce qui est de l’épuisement des recours internes, l’auteur fait valoir que le Code de procédure pénale n’autorise aucun recours contre des décisions prises en vertu de l’article 220. Puisqu’il n’existe pas de recours en révision, l’auteur a contesté la légalité de la décision du juge auprès du Procureur de la ville de Moscou, du Procureur du district de Moscou, du Procureur général de la Fédération de Russie, du Département de la justice de Moscou, du tribunal municipal de Moscou et du Conseil de la magistrature, qui ont confirmé que la décision du juge ne pouvait pas faire l’objet d’un recours. De plus, le Ministère de la justice a reconnu que la décision du juge était erronée, mais qu’il ne pouvait rien faire, faute de preuve d’une infraction pénale de la part du juge. Tout en reconnaissant que l’enquête avait subi des retards bureaucratiques, le Procureur de la ville n’a pas autorisé la remise en liberté de l’auteur. Aucun autre recours ne serait possible.

La teneur de la plainte

3.L’auteur soutient que son maintien en détention préventive constitue une violation des articles 9, 10 et 14 3) du Pacte; qu’elle a été privée de liberté en violation du Code russe de procédure pénale; qu’elle n’a pas été informée dans le plus court délai des motifs de son arrestation ou des charges retenues contre elle; qu’elle n’a pas été déférée promptement devant un juge ou une autre autorité judiciaire et qu’elle a été placée en détention préventive alors qu’elle n’avait pas de casier judiciaire, qu’elle n’était pas accusée d’une infraction grave et qu’il n’y avait pas de raison de croire qu’elle ne se présenterait pas aux interrogatoires ou à l’audience. De plus, elle n’a pas eu la possibilité de contester devant un tribunal la décision relative à la légalité de son arrestation. Elle invoque en outre les droits protégés par le Pacte aux articles 7 et 10 à propos des conditions de sa détention et du manque de soins médicaux.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.Dans une note datée du 4 avril 1997, l’État partie a présenté sa «réponse préliminaire», dans laquelle il indiquait que des poursuites pénales avaient été engagées contre l’auteur qui était mise en cause dans une affaire de détournement de fonds. En raison de la gravité des accusations, elle avait été arrêtée et placée en détention. L’enquête était terminée et, depuis le 8 avril 1996, le tribunal intermunicipal de Tver avait été saisi, procédure qui était encore en cours. L’État partie affirmait que, la communication n’était donc pas recevable, puisque les recours internes n’avaient pas été épuisés.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.Dans ses commentaires du 24 avril 1997, l’auteur a fait valoir que l’État partie n’avait pas répondu à ses griefs, à savoir que son arrestation et sa détention étaient illégales et qu’elle n’avait pas eu la possibilité d’introduire un recours en révision de la légalité de sa détention, en violation des articles 9 et 14 3) du Pacte. Elle reconnaissait que son procès s’était ouvert le 8 avril 1996, précisant toutefois qu’il était en cours depuis plus d’un an sans que la légalité de la procédure soit respectée et que le tribunal avait l’intention de renvoyer l’affaire pour complément d’enquête. L’auteur faisait observer que, dans sa réponse, l’État partie avait évoqué les poursuites pénales engagées contre elle, qui ne faisaient pas l’objet de sa communication au Comité. Elle a de nouveau fait valoir que les recours internes n’avaient pas été épuisés quant à l’illégalité de son arrestation et qu’elle n’avait pas eu la possibilité de saisir les tribunaux pour contester la légalité de sa détention. Elle indiquait en outre que les tribunaux avaient persisté dans leur refus de se prononcer sur la légalité de son arrestation et qu’elle n’avait pas eu la possibilité de demander la révision de la décision initiale du tribunal intermunicipal de Tver.

Décision concernant la recevabilité

6.À sa soixante-deuxième session, le Comité a décidé que la communication était recevable, en notant que l’État partie n’avait pas répondu en ce qui concernait la recevabilité des allégations de l’auteur sur les conditions de sa détention et que la communication de l’auteur ne concernait pas le procès en cours, mais l’illégalité de son arrestation et de sa détention et le fait que les recours internes n’avaient pas été épuisés à cet égard. Le Comité a en outre indiqué que la communication pouvait soulever des questions au titre des articles 7, 9, 10 et 14 3) du Pacte et qu’elle devait être examinée quant au fond. Il a prié l’État partie de lui présenter par écrit des explications ou des déclarations éclaircissant les questions soulevées dans la communication. La décision du Comité a été communiquée à l’État partie le 27 avril 1998.

Nouvelle lettre de l’auteur et observations de l’État partie

7.1Le 17 août 1998, l’auteur a adressé une deuxième lettre au Comité pour lui demander de se prononcer sur d’autres violations du Pacte qui auraient été commises par l’État partie. Cette lettre ne portait pas sur les questions soulevées dans la première, mais sur des événements qui s’étaient produits par la suite. L’auteur indiquait que, le 21 mars 1997, le tribunal intermunicipal de Tver avait ordonné qu’elle soit maintenue en détention jusqu’à la fin du complément d’enquête. Elle faisait valoir que, dans une décision du 2 juillet 1998, la Cour constitutionnelle avait frappé de nullité l’article 331 du Code pénal, ce qui impliquait qu’elle avait le droit de former un recours contre la décision du tribunal de procéder à un complément d’enquête; ce nonobstant, en se fondant sur une interprétation étroite de la décision de la Cour constitutionnelle, le tribunal intermunicipal de Tver l’avait déboutée de son recours. Il ressort des pièces du dossier que l’auteur a été remise en liberté le 9 décembre 1997, même si les circonstances de sa libération ne sont pas expliquées.

7.2Dans une note datée du 29 mars 1999, l’État partie a indiqué qu’une enquête avait été ouverte le 5 février 1993 sur la participation présumée de l’auteur à d’importants détournements de fonds, infraction considérée comme grave par la législation russe. L’État partie précisait que, comme l’auteur avait essayé d’échapper à l’enquête, un mandat d’amener avait été délivré et l’enquête avait été suspendue jusqu’à l’arrestation de l’intéressée. L’État partie faisait valoir que l’enquête avait été prolongée conformément à l’article 133 3) du Code de procédure pénale et que cette prorogation n’était en aucune façon contraire au droit russe. Il ajoutait que les règles de procédure pénale ne prévoyaient pas que les personnes en garde à vue soient déférées devant un juge ou une autre autorité judiciaire. Selon l’État partie, l’auteur avait été informée, au moment de son arrestation, des raisons de son arrestation, des charges retenues contre elle et des motifs pour lesquels il avait été décidé de la placer en détention préventive. Suite à la plainte introduite par l’auteur auprès du Bureau du Procureur, la procédure avait fait l’objet d’un examen qui n’avait fait apparaître aucune violation de la législation nationale. L’État partie notait qu’en décembre 1997, l’auteur avait été remise en liberté, la détention ayant été remplacée par une assignation à résidence. Il précisait que la procédure devant le tribunal intermunicipal de Tver était encore en cours, le tribunal n’ayant pas pu se prononcer du fait que l’auteur n’avait pas comparu à l’audience.

7.3Dans ses commentaires sur les observations de l’État partie, qui n’étaient pas datés, le conseil a répété que la détention de l’auteur en 1995 était intervenue après l’expiration de la période d’enquête et que les tribunaux avaient refusé de recevoir sa plainte contestant l’illégalité de son arrestation. Des précisions étaient apportées sur la lente progression du dossier dans le système judiciaire de l’État partie, sur d’autres violations présumées du Pacte que l’État partie aurait commises entre décembre 1997 et mai 1999 (longueur de la procédure) ainsi que sur la deuxième arrestation de l’auteur à laquelle les autorités russes ont procédé le 30 mars 1999 (il ressort du dossier qu’elle a été remise en liberté le 4 octobre 1999). Le conseil faisait valoir que l’auteur aurait dû être remise en liberté pour raisons médicales.

7.4Le 16 mars 2000, l’auteur a fait savoir au Comité que les autorités russes l’avaient arrêtée pour une troisième fois, le 10 novembre 1999; elle invoquait d’autres violations du Pacte par l’État partie ayant trait à la longueur de la procédure et à la décision du tribunal de la remettre en détention. Il ressort des pièces du dossier qu’elle a été remise en liberté le 25 avril 2000.

7.5Dans une note datée du 23 novembre 2000, l’État partie répétait que l’auteur avait essayé de se soustraire à la justice et que l’acte d’accusation lui avait été présenté in absentia le 5 avril 1993. Pendant qu’on la recherchait, l’enquête avait été suspendue, conformément aux dispositions pertinentes du Code de procédure pénale. L’État partie précisait que l’auteur avait été interrogée en qualité d’accusée le 9 mars 1995. À cette occasion, on lui avait remis copie de l’acte d’accusation, auquel était jointe une note manuscrite indiquant qu’elle avait pris connaissance de l’acte d’accusation, qu’elle contestait. L’État partie faisait valoir que l’arrestation de l’auteur le 26 août 1995 se justifiait en raison de la gravité des charges de fraude retenues contre elle et du fait qu’elle avait essayé de se soustraire à la justice lors de l’enquête initiale. Il affirmait en outre que, le 27 août 1995, l’auteur avait été informée de son droit de contester sa détention devant les tribunaux, ce qu’elle avait effectivement fait dans une plainte datée du 27 août 1995, qui était parvenue au tribunal intermunicipal de Tver à Moscou le 1er septembre 1995 et que le juge l’avait rejetée. Une deuxième plainte concernant sa détention avait été examinée par le tribunal intermunicipal de Lyubinsky, le 9 décembre 1997 et, par ordre d’un juge fédéral, la détention préventive avait été remplacée par une assignation à résidence. L’État partie soutenait également que, pendant sa détention, l’intéressée a reçu tous les soins médicaux nécessaires. Il confirmait que la maladie dont elle était atteinte pouvait constituer un motif de remise en liberté, mais seulement si cette affection en était à un stade avancé. L’État partie indiquait qu’il ne pouvait pas vérifier si, en août 1995, l’intéressée partageait une cellule avec des condamnées, la documentation correspondante ayant été détruite dans les délais prévus. Il indiquait en outre que l’auteur avait été mise en détention pour une quatrième fois, le 28 août 2000, parce qu’elle ne s’était pas présentée à l’audience.

7.6Le 22 mai 2002, l’auteur a adressé au Comité une autre lettre, dans laquelle elle reprochait de nouveau à l’État partie de ne pas avoir expliqué pourquoi elle n’avait pas pu avoir accès à la justice le 13 septembre 1995, à savoir pourquoi le tribunal avait rejeté sa demande, et qualifiait ses conditions de détention d’inhumaines. L’auteur faisait savoir au Comité que, le 9 avril 2002, la procédure engagée contre elle était enfin close.

Procédure engagée par l’auteur devant la Cour européenne des droits de l’homme

8.1Bien que la question n’ait été soulevée ni par l’auteur ni par l’État partie, le Comité a appris que, le 9 novembre 1998, à la suite de sa décision sur la recevabilité du 2 avril 1998, l’auteur a saisi la Cour européenne des droits de l’homme (Cour européenne), qui a enregistré sa requête sous le numéro 46133/99. La Cour européenne s’est penchée sur la recevabilité de la plainte le 3 octobre 2002. Dans sa décision, la Cour européenne a tenu compte, aux fins de satisfaire ses propres critères de recevabilité, du fait que l’auteur avait saisi le Comité des droits de l’homme. Évoquant les arguments présentés par l’auteur pour étayer la recevabilité de sa requête, la Cour européenne a indiqué:

«La requérante affirme que la communication qu’elle a adressée au Comité de Genève en 1995 (sic ) portait seulement sur les événements qui précédaient sa communication , à savoir l’impossibilité dans laquelle elle se trouvait d’obtenir une révision judiciaire de son arrestation du 26 août 1995, et qu’elle ne portait donc pas sur les faits survenus ultérieurement, qui faisaient l’objet de la requête adressée à la Cour en novembre 1998.» (non souligné dans le texte).

8.2La Cour a noté que la communication que l’auteur a adressée au Comité des droits de l’homme portait:

«sur son arrestation du 26 août 1995 et, en particulier, sur la question de savoir si cette arrestation était justifiée, sur l’impossibilité de contester cette arrestation devant les tribunaux et sur les conditions de sa détention qui, selon elle, n’étaient pas satisfaisantes. Bien que remontant à l’arrestation du 26 août 1995, les faits sur lesquels se fonde la requête qu’elle a adressée à la Cour portent sur une période sensiblement plus longue. Sa requête porte sur l’ensemble de la procédure qui s’est achevée en 2002, notamment les trois arrestations dont elle a fait l’objet depuis le 26 août 1995. Il s’ensuit que sa requête est sensiblement différente de la communication dont a été saisi le Comité des droits de l’homme…».

8.3Le Comité a également eu connaissance de la décision de la Cour européenne du 24 juillet 2003, dans laquelle celle-ci a conclu que les articles 5, 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne) avaient été enfreints et ordonnait à l’État partie d’indemniser l’auteur à concurrence de 6 500 euros.

Délibérations du Comité

9.1La décision du Comité sur la recevabilité de la communication de l’auteur porte uniquement sur les questions soulevées dans la première plainte qui lui a été adressée. Après cette décision, l’auteur a communiqué au Comité des informations relatives à des événements postérieurs au 2 avril 1996. Le Comité doit donc, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette deuxième plainte est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

9.2Plusieurs considérations entrent en jeu pour déterminer la recevabilité de la deuxième plainte. Premièrement, étant donné que la Cour européenne a été saisie, le Comité doit s’assurer que «la même question n’est pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement», conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif. Dans la mesure où les questions soulevées dans les lettres que l’auteur a adressées au Comité ont trait à des événements qui se sont produits après la date de la lettre initiale, ces questions semblent être les «mêmes» que celles dont est saisie la Cour européenne. Cela ressort d’ailleurs de l’arrêt de la Cour européenne, dans laquelle celle-ci décrit en détail les circonstances dont l’auteur fait état dans sa requête, à savoir le fait qu’elle a été arrêtée et détenue par les autorités de l’État partie à quatre reprises. La plainte de l’auteur devant la Cour européenne se fondait sur l’article 5 de la Convention européenne (droit à la liberté et à la sûreté) et sur l’article 6 (droit à un procès équitable dans un délai raisonnable). La Cour européenne ayant déjà statué dans cette affaire, on peut dire que la même question n’est pas «en cours d’examen» devant une autre instance internationale. Cependant, le Comité note qu’au moment où l’auteur lui a adressé ses autres lettres, datées du 17 août 1998, du 16 mars 2000 et du 22 mai 2002, ainsi que sa lettre non datée présentée en 1999, la même question était bien en cours d’examen devant la Cour européenne. Aux termes du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole, le Comité doit, au moment où il examine la question de la recevabilité, s’assurer que la question n’est pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale. Contrairement aux réserves d’autres États parties, la réserve formulée par la Fédération de Russie au sujet du Protocole facultatif n’empêche pas le Comité d’examiner des plaintes portant sur une question qui a déjà été examinée par une autre instance internationale. Par conséquent, au vu des circonstances, le Comité considère que le paragraphe 2 a) de l’article 5 ne fait pas obstacle à la recevabilité.

9.3Le fait que la Cour européenne a examiné l’affaire influe sur la question de la recevabilité à d’autres égards. Aux termes de l’article premier du Protocole, le Comité a compétence pour recevoir et examiner des communications émanant de particuliers qui prétendent être victimes d’une violation de l’un des droits énoncés dans le Pacte. Le Comité a déjà déterminé que la qualité de victime aux fins du Protocole peut évoluer au fil du temps et que des événements intervenus après une décision sur la recevabilité peuvent mettre fin à une violation. Dans la présente affaire, il apparaît que l’auteur n’est plus en détention et que la principale forme de réparation serait d’indemniser l’auteur. La Cour européenne a octroyé une indemnisation à la requérante pour des faits survenus après le 19 juin 1998 (la date de la lettre initiale au Comité). Aux termes de l’article 41 de la Convention européenne, une telle indemnisation vise à accorder «à la partie lésée une satisfaction équitable». De ce fait, le Comité considère que l’auteur ne peut plus être considérée comme «une victime», au sens de l’article premier du Protocole, de violations du Pacte qui auraient été commises après le 19 juin 1998.

9.4Par conséquent, le Comité considère que les plaintes de l’auteur qui portent sur des événements ultérieurs au 19 juin 1998 sont irrecevables en vertu de l’article premier du Protocole. Il passe donc à l’examen au fond du reste de la communication.

Examen au fond

10.1Concernant la plainte de l’auteur selon laquelle le droit de contester la légalité de sa détention devant un tribunal lui a été refusé le 27 août 1995, le Comité note que, dans ses observations datées du 23 novembre 2000, l’État partie s’est borné à mentionner que la plainte de l’auteur datée du 27 août 1995 concernant la légalité de sa détention est parvenue au tribunal intermunicipal de Tver à Moscou le 1er septembre 1995 (et qu’elle n’a été examinée que le 13 septembre), et que le juge a débouté l’auteur de sa plainte. Il ressort des pièces du dossier que le juge a fondé cette décision sur le fait que, comme l’enquête était close, le tribunal n’était pas compétent pour recevoir la plainte. Le droit d’un détenu d’engager une procédure judiciaire pour contester la légalité de sa détention est un droit substantiel, qui ne recouvre pas seulement le droit d’introduire un recours mais aussi celui d’obtenir qu’un tribunal statue sur la légalité de la détention. De ce fait, le Comité considère qu’il y a eu violation de l’article 9 4). De même, étant donné que le juge a décidé ex parte de débouter l’auteur de sa requête du 13 septembre, le Comité estime que l’auteur n’a pas été traduite devant un juge dans le plus court délai, en violation de l’article 9 3). À ce propos, le Comité note avec préoccupation que, dans sa réponse du 29 mars 1999, l’État partie a indiqué que ses règles de procédure pénale, du moins à l’époque, ne prévoyaient pas qu’une personne placée en garde à vue soit déferrée devant un juge ou une autre autorité judiciaire.

10.2L’argument de l’auteur selon lequel elle n’aurait pas dû être placée en détention préventive soulève une question au titre de l’article 9 3), qui dispose que la détention de personnes qui attendent de passer en jugement ne doit pas être de règle. Cependant, au vu de sa conclusion concernant une violation de l’article 9 3) ci-dessus, le Comité considère qu’il n’est pas nécessaire d’examiner ces allégations.

10.3En ce qui concerne la plainte de l’auteur selon laquelle elle n’a pas été informée dans le plus court délai des accusations portées contre elle, le Comité n’est pas convaincu qu’il y ait eu violation des articles 9 2) et 14 3) du Pacte. Il semble que l’intéressée n’a pas été notifiée des accusations portées contre elle le 26 août 1995, date à laquelle elle a été arrêtée, mais seulement le 31 août 1995. Cependant, elle a été informée de ces charges lors de l’interrogatoire qu’elle a subi en septembre 1994. L’État partie soutient que l’auteur a été informée des raisons de son arrestation et des motifs pour lesquels elle était placée en détention préventive. Dans ces circonstances, le Comité considère qu’il n’est pas en mesure d’établir qu’il y a eu violation des obligations que l’État partie a souscrites en vertu de l’article 9 2) et 14 3) a) du Pacte.

10.4En ce qui concerne la plainte de l’auteur selon laquelle elle n’a pas été jugée sans retard excessif, le Comité note qu’il doit limiter son examen à la période comprise entre l’ouverture des poursuites pénales contre l’auteur en février 1993 et la date à laquelle l’auteur a saisi le Comité, soit le 19 juin 1996 (voir par. 9.3 ci-dessus). Cette période excède trois ans. Cependant, l’auteur n’a pas contesté l’allégation de l’État partie selon laquelle elle s’était soustraite à la justice pour une bonne partie de ce temps. Le Comité considère donc qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 3) c) du Pacte.

10.5La lettre initiale soulevait des questions quant à l’article 7 et au paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte, dans la mesure où l’auteur prétend que les conditions de sa détention équivalaient à une peine ou traitement cruel, inhumain ou dégradant. L’auteur a fourni une description détaillée de ses conditions de détention. Dans sa réponse, l’État partie a indiqué que l’auteur avait bénéficié d’une assistance médicale au cours de sa détention. Il ne donnait aucun détail sur les conditions de détention de l’auteur. Dès lors, le Comité ne peut qu’accorder le crédit voulu aux arguments de l’auteur. Conformément à sa jurisprudence, il considère que la charge de la preuve ne peut reposer uniquement sur l’auteur de la communication, étant donné que l’auteur et l’État partie n’ont pas toujours les mêmes possibilités d’accès aux preuves. Dans ces circonstances, le Comité est d’avis que les conditions de détention décrites par l’auteur dans sa communication sont incompatibles avec les obligations souscrites par l’État partie en vertu du paragraphe 1 de l’article 10 de la Convention. Étant donné que l’article 10 du Pacte porte spécifiquement sur la situation des personnes privées de liberté et inclut les éléments énoncés d’une manière générale à l’article 7, il n’est pas nécessaire d’examiner séparément les plaintes présentées au titre de l’article 7.

11.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, conclut à une violation, par l’État partie, des paragraphes 3 et 4 de l’article 9 et du paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte.

12.En vertu du paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, le Comité considère que l’auteur a droit à réparation et doit être dûment indemnisée du préjudice qu’elle a subi du fait des violations susmentionnées. L’État partie est également tenu de veiller à ce que de telles violations ne se reproduisent pas.

13.En adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à leur assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie. C’est pourquoi le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est également prié de rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

B. Communication n o 793/1998, Pryce c. Jamaïque (Constatations adoptées le 15 mars 2004, quatre ‑vingtième session)*

Présentée par:

M. Errol Pryce (représenté par un conseil, M. Hugh Dives, avocat)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Jamaïque

Date de la communication:

30 mai 1997 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 15 mars 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication no 793/1998 présentée par M. Errol Pryce en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication, qui est datée du 30 mai 1997, est Errol Pryce, de nationalité jamaïcaine, né le 28 septembre 1971. Il se déclare victime de violations par la Jamaïque de l’article 7 et du paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il est représenté par un conseil.

1.2Le Pacte et le Protocole facultatif sont tous deux entrés en vigueur pour l’État partie le 23 mars 1976. L’État partie a dénoncé le Protocole facultatif le 23 octobre 1997, avec effet à compter du 23 janvier 1998.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Selon l’accusation, l’auteur vivait avec sa compagne. La nuit du 24 juin 1992, au cours d’une querelle avec sa compagne, il s’est approché d’elle armé d’un pic à glace. La jeune fille a appelé sa mère; celle‑ci est arrivée sur les lieux et lui a proposé d’aller chez elle. C’est alors que l’auteur s’est attaqué à la mère, lui causant des blessures qui l’ont rendue infirme.

2.2Le 8 août 1994, l’auteur a été jugé et reconnu coupable par la Home Circuit Court de Kingston de coups et blessures avec préméditation. Il a été condamné à quatre ans de travaux forcés et à recevoir six coups de verge de tamarin. L’auteur a demandé l’autorisation spéciale de faire recours devant la Cour d’appel, affirmant que la peine à laquelle il avait été condamné était manifestement excessive au vu des circonstances de la cause. La Cour, tenant compte de l’ampleur de la criminalité violente dans la société, en particulier à l’encontre des femmes, a rejeté cette demande. L’auteur signale qu’il est sans ressources et qu’il n’a pas droit à l’aide juridictionnelle pour présenter une requête constitutionnelle.

2.3Comme il est indiqué dans la déclaration sous serment qu’il a soumise, l’auteur a été libéré le 1er mars 1997, après une remise de peine pour bonne conduite.

2.4Les coups de verge de tamarin ont été administrés à l’auteur le 28 février 1997, la veille de sa libération. Selon le récit fait par l’auteur dans sa déclaration sous serment, on lui a bandé les yeux et on lui a ordonné de baisser son pantalon et son caleçon. On lui a soulevé les pieds et on les a placés dans des encoches faites dans le sol devant un tonneau renversé. Ses bras ont été tirés vers l’avant de façon qu’il soit couché en travers du tonneau. Un gardien lui a inséré le pénis dans une fente percée sur le côté du tonneau. Les poignets et les chevilles ont été attachés à la plate‑forme. Selon l’auteur un médecin et environ 25 gardiens de prison ont assisté à l’exécution de la peine. Le médecin ne l’aurait même pas examiné après la flagellation.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme être victime d’une violation de l’article 7 et du paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il fait valoir que l’administration de coups de verge de tamarin constitue un châtiment cruel, inhumain et dégradant contraire à l’article 7 et au paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte. En l’absence de règles plus détaillées que celles énoncées dans le texte d’homologation et des directives (prévus à l’article 4 de la loi sur la lutte contre la criminalité), la procédure appliquée serait largement laissée à la discrétion des autorités pénitentiaires chargées d’appliquer la peine.

3.2De plus, l’auteur affirme que l’administration de coups de verge de tamarin sur les fesses est une forme de châtiment intrinsèquement cruelle, inhumaine et dégradante. À cet égard, il se réfère à la décision de la Cour suprême zimbabwéenne dans l’affaire S v. Ncube and Others  dans laquelle la Cour a statué ce qui suit: «La raison d’être [de l’interdiction des châtiments inhumains et dégradants] n’est rien de moins que la protection de la dignité de l’homme…».

3.3L’auteur note que le juge qui a prononcé la condamnation a souligné que la flagellation visait à «prévenir la criminalité», ce qui a été aussi confirmé par la Cour d’appel. À cet égard, l’auteur affirme qu’il n’y a aucune preuve attestant que l’administration de coups de verge puisse avoir un effet dissuasif sur les crimes graves, tant en général que dans le cas particulier de la Jamaïque. Il cite le jugement de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Tyrer c. Royaume ‑Uni, dans laquelle la Cour a noté ce qui suit «l’article 3 [de la Convention européenne des droits de l’homme] énonce une prohibition absolue [des peines et traitements inhumains et dégradants] et d’après le paragraphe 2 de l’article 15, les États contractants ne peuvent y déroger, fût‑ce en cas de guerre ou d’autres dangers publics menaçant la vie de la nation. Nulle nécessité locale touchant au maintien de l’ordre public ne saurait non plus, aux yeux de la Cour, donner à l’un de ces États le droit d’user d’une peine contraire à l’article 3».

3.4En outre, il est stipulé à l’article 9 de la loi de 1903 portant réglementation de la flagellation qu’«une femme ne peut en aucun cas être condamnée à la flagellation…». À ce sujet, l’auteur affirme que si la dissuasion des crimes graves était l’objectif premier de la disposition, «une telle exception n’aurait pas de mise». Cette exception tend au contraire à mettre en évidence le caractère intrinsèquement inhumain et/ou dégradant de ce châtiment.

3.5L’auteur fait valoir que même à supposer que la flagellation ne soit pas une peine ou un traitement intrinsèquement cruel, inhumain ou dégradant, les circonstances particulières dans lesquelles elle est infligée à la Jamaïque sont contraires à l’article 7 et au paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte. Il note que la législation jamaïcaine ne fixe pas la date à laquelle la peine doit être exécutée. À cet égard, il se réfère à la décision prise par la section judiciaire du Conseil privé dans l’affaire Pratt & Morgan v. Attorney General of Jamaica,    dans laquelle la section avait estimé que la durée passée en détention dans l’attente de l’exécution de la peine de mort constituait une peine ou un traitement inhumain et dégradant. Le même principe doit être appliqué à la flagellation. Il est affirmé que dans le cas de l’auteur, le fait qu’elle n’a été infligée que la veille de sa libération a constitué une peine ou traitement inhumain et dégradant. L’auteur fait valoir en outre que la non‑communication au prisonnier des modalités et de la date de l’exécution de la sentence a aggravé les effets de l’attente.

3.6L’auteur affirme en outre que la façon dont les coups de verge ont été donnés ainsi que l’identité des témoins de l’exécution de la peine et leur nombre, largement supérieur à ce qui était nécessaire pour assurer la sécurité, étaient humiliants en eux‑mêmes.

3.7Enfin, l’auteur affirme qu’en pratique cette peine est infligée, en plus de longues peines d’emprisonnement ou de travaux forcés, pour des crimes violents graves; dans ces circonstances, elle ne peut en aucun cas être dissuasive pour le détenu concerné. De plus, tout laisse à penser qu’elle n’a aucun effet dissuasif en général.

3.8L’auteur affirme que sa plainte telle qu’elle vient d’être formulée n’a été soumise à aucune autre procédure internationale d’enquête ou de règlement.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.En dépit des rappels qui lui ont été adressés le 5 octobre 2000 et le 11 octobre 2001, l’État partie n’a fait aucune observation sur la recevabilité ou le fond de la communication.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

5.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette plainte est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

5.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire en vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’est pas en cours d’examen devant une autre procédure internationale d’enquête ou de règlement.

5.3Le Comité note que la communication a été soumise avant la date à laquelle la Jamaïque a dénoncé le Protocole facultatif le 23 octobre 1997, et qu’aucun obstacle ne s’oppose à la recevabilité à cet égard.

5.4En ce qui concerne l’allégation de l’auteur qui fait valoir que la flagellation au moyen d’une verge de tamarin constitue une peine cruelle, inhumaine et dégradante, le Comité relève que l’auteur affirme que, en pratique, il ne dispose d’aucun recours efficace et que même s’il disposait d’un tel recours en théorie il ne pourrait s’en prévaloir faute de ressources et parce que l’aide juridictionnelle n’est pas accordée pour les requêtes constitutionnelles. Le Comité constate que l’État partie n’a pas contesté la recevabilité de la communication. Il conclut donc qu’il n’y a aucun obstacle à ce qu’elle soit considérée comme recevable et procède à son examen quant au fond, en tenant compte des renseignements qui lui ont été fournis par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

Examen au fond

6.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en se fondant sur tous les renseignements qui lui ont été fournis par les parties conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif. Il note avec préoccupation que l’État partie n’a communiqué aucune information pour clarifier les questions soulevées dans la communication. Il rappelle qu’il ressort implicitement du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif qu’un État partie doit examiner de bonne foi toutes les allégations portées contre lui et communiquer au Comité tous les renseignements dont il dispose. En l’absence de toute coopération de la part de l’État partie avec le Comité au sujet des questions soulevées, il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur, dans la mesure où elles sont étayées.

6.2Le Comité relève que l’auteur a formulé des allégations précises et détaillées au sujet du châtiment qui lui a été infligé. L’État partie n’y a pas répondu. Notant que l’auteur a été condamné à six coups de verge de tamarin, le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle quel que soit le crime devant être puni et aussi violent qu’il puisse être, les châtiments corporels constituent un traitement ou une peine cruels, inhumains et dégradants contraires à l’article 7 du Pacte. Le Comité conclut que le fait d’avoir prononcé une condamnation à la flagellation au moyen d’une verge de tamarin sur la personne de l’auteur a constitué une violation de ses droits garantis par l’article 7 du Pacte, de même que la façon dont la peine a été exécutée.

6.3L’auteur a invoqué le paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte relativement au traitement qu’il a subi mais le Comité, ayant établi une violation de l’article 7 du Pacte (par. 6.2), n’a pas à examiner ce grief.

7.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, est d’avis que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 7 du Pacte.

8.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, le Comité estime que l’auteur a droit à un recours approprié sous la forme d’une indemnisation. L’État partie est tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se produisent plus et d’abroger les dispositions de la législation interne autorisant les châtiments corporels.

9.En adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte. La communication ayant été adressée au Comité avant que la dénonciation par la Jamaïque du Protocole facultatif ne prenne effet − 23 janvier 1998 −, conformément au paragraphe 2 de l’article 12 du Protocole facultatif, les dispositions de cet instrument continuent d’être applicables à l’État partie pour ce qui est de la présente affaire. En application de l’article 2 du Pacte, celui‑ci s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie. Le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est également invité à rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

C. Communication n o  797/1998 , Lobban c. Jama ïque (Constatations adoptées le 16 mars 2004, quatre ‑vingtième session)*

Présentée par:

Dennis Lobban (représenté par un conseil M. Saul Lehrfreund, du cabinet Simons Muirhead & Burton, Londres)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Jamaïque

Date de la communication:

16 janvier 1998 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 16 mars 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication no 797/1998, présentée au nom de Dennis Lobban en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication, datée du 16 janvier 1998, est Dennis Lobban, de nationalité jamaïcaine né le 16 janvier 1955, actuellement détenu au pénitencier général de Kingston (Jamaïque). Il affirme être victime de violations par la Jamaïque de l’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, de l’article 9, paragraphes 2 et 3, de l’article 10, paragraphe 1, de l’article 14, paragraphe 1, et de l’article 2, paragraphe 3. Il est représenté par un conseil.

1.2Le Pacte et le Protocole facultatif sont tous deux entrés en vigueur pour l’État partie le 23 mars 1976. L’État partie a dénoncé le Protocole facultatif le 23 octobre 1997, avec effet au 23 janvier 1998.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 17 juin 1988, l’auteur a été reconnu coupable par la Home Circuit Court de Kingston de trois chefs d’accusation de meurtre, et condamné à mort. Il a fait appel de sa condamnation mais a été débouté par la cour d’appel le 4 juin 1990. Le 30 novembre 1992, il a déposé une demande d’autorisation spéciale de recours à la section judiciaire du Conseil privé. Le 10 février 1993, celle‑ci a fait droit à sa demande. Le 6 avril 1995, son recours a été rejeté. Le 21 juillet 1995, la condamnation à mort a été commuée en peine d’emprisonnement à perpétuité. L’auteur ne serait pas en mesure d’introduire une requête constitutionnelle, compte tenu de sa situation financière et du fait que l’aide juridictionnelle n’est pas accordée à cette fin.

2.2L’accusation a soutenu que l’auteur était l’un des trois hommes qui avaient pénétré au domicile de la victime dans l’intention de commettre un cambriolage. Tous trois étaient en possession d’armes à feu. Trois personnes ont été tuées par balle au cours du cambriolage. Deux témoins qui connaissaient l’auteur ont affirmé l’avoir reconnu. Dans une déclaration officielle à la police, l’un des coaccusés de l’auteur l’a également identifié. L’auteur a nié toute participation au cambriolage et affirmé qu’il était ailleurs au moment où il avait eu lieu.

2.3Il est précisé que la plainte n’a pas été soumise à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que les droits qui lui sont reconnus par le paragraphe 3 de l’article 9 du Pacte ont été violés, étant donné qu’il a été arrêté le 17 septembre 1987 et qu’il n’a été présenté à la Gun Court que le 28 septembre 1987, soit 11 jours plus tard.

3.2L’auteur affirme que ses conditions de détention dans le quartier des condamnés à mort de la prison de St. Catherine, du 17 juin 1988 au 20 juillet 1995, constituent une violation des articles 7 et 10, paragraphe 1, du Pacte. Il invoque les rapports de plusieurs organisations à l’appui de ses allégations. Il ressortirait de ces rapports que ces conditions sont incompatibles avec les prescriptions de l’article 10 du Pacte, que les installations médicales et les soins de santé font cruellement défaut et qu’aucun programme de formation ou de travail n’est proposé aux détenus. De plus, les surveillants feraient souvent subir des mauvais traitements aux détenus. Il n’existerait aucun mécanisme efficace d’examen des plaintes déposées par les détenus. Pour l’auteur, ces éléments constituent des violations des articles 7 et 10, paragraphe 1, du Pacte, ainsi que de l’Ensemble de règles minima des Nations Unies pour le traitement des détenus. L’auteur affirme qu’il était enfermé dans sa cellule jusqu’à 23 heures par jour, qu’il n’avait ni matelas ni literie, ni installations sanitaires, que la ventilation était insuffisante et qu’il n’avait aucun accès à la lumière naturelle.

3.3L’auteur dit que les services médicaux, dentaires ou psychiatriques nécessaires faisaient défaut et la nourriture ne couvrait pas ses besoins nutritionnels. Il affirme qu’il dort sur des cartons et des journaux et que ses conditions actuelles de détention au pénitencier général sont également contraires à l’article 7 et à l’article 10, paragraphe 1, du Pacte.

3.4Enfin, l’auteur affirme que l’État partie ne lui a pas garanti de recours interne utile, ce qui est contraire au paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte. Il affirme en outre que le droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal lui a été dénié, puisque l’aide juridictionnelle n’est pas accordée à cette fin. Il ne peut donc pas exercer son droit constitutionnel à demander réparation pour la violation de ses droits ce qui constitue, selon lui, une violation du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans ses observations datées du 25 septembre 1998, l’État partie nie que l’auteur ait été détenu pendant 11 jours avant d’être présenté à un magistrat. Il note que d’après ce que dit l’auteur lui‑même dans sa communication, il ne s’agissait que de trois jours (du 17 au 20 septembre 1987). Pour l’État partie, cela ne constitue pas un retard excessif et donc une violation du paragraphe 3 b) de l’article 9 du Pacte.

4.2L’État partie rejette également les allégations concernant le manque d’installations médicales à la prison du district de St. Catherine, faisant observer qu’un médecin est attaché actuellement à la prison, que des médicaments de base peuvent être obtenus à l’infirmerie et qu’en cas de besoin les détenus sont transférés à l’hôpital de Spanish Town pour y recevoir des soins.

4.3De plus, l’État partie soutient que le fait de ne pas accorder d’aide juridictionnelle pour le dépôt de requêtes constitutionnelles ne constitue pas une violation du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte. Il fait observer qu’aucune disposition du Pacte ne lui fait obligation d’accorder une aide juridictionnelle à cette fin. Il ajoute que l’absence d’aide juridictionnelle n’a jamais été un obstacle absolu au dépôt de requêtes constitutionnelles par des personnes sans ressources. L’État partie cite à l’appui de cet argument les affaires Pratt & Morgan et Neville Lewis v. Attorney General.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Dans ses commentaires datés du 12 avril 1999, l’auteur réaffirme que l’État partie a violé le paragraphe 3 b) de l’article 9 du Pacte, parce qu’il a été détenu pendant 11 jours avant d’être présenté à un juge de la Gun Court (28 septembre 1987). Il constate qu’il y a une erreur typographique dans le paragraphe auquel l’État partie renvoie.

5.2L’auteur affirme qu’en 1996 il a souffert d’ulcères, d’une gastro‑entérite et d’hémorroïdes et qu’il n’a pas été soigné pour ces maladies. Le 29 février 1997, ses conseils ont écrit au directeur de l’administration pénitentiaire pour demander qu’on le fasse soigner. Le 3 avril 1998, ils ont écrit une deuxième lettre au directeur de l’administration pénitentiaire pour l’informer qu’il avait été décidé d’envoyer l’auteur à l’hôpital le 2 octobre 1997 mais qu’il n’y avait pas été conduit. Ils insistaient par ailleurs à nouveau sur le fait que l’auteur avait besoin d’être soigné d’urgence. Le 11 mars 1998, l’auteur a été conduit à l’hôpital mais n’a pas vu de médecin. Il dit qu’on lui a donné des médicaments pour ses ulcères et la gastro‑entérite mais pas pour les hémorroïdes. Ses conseils ont alors écrit une nouvelle lettre au directeur de l’administration pénitentiaire, lequel a répondu, le 29 janvier 1999, que tout serait fait pour que l’auteur reçoive les soins médicaux voulus.

5.3L’auteur affirme que, dans la pratique, les détenus ne recevaient pas de soins médicaux ni aucune assistance réelle et qu’il avait souffert continuellement des mêmes maux pendant plus de cinq ans. Malgré les nombreuses instructions données en ce sens, il n’avait toujours pas vu de médecin et l’État partie n’avait pas fait en sorte qu’il reçoive les soins exigés par son état de santé. Pour l’auteur, l’absence d’intervention des autorités pénitentiaires pour s’occuper comme il convient de ses problèmes de santé équivaut à une violation des articles 7 et du paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte.

5.4Se référant à la décision prise par le Comité dans l’affaire Henry c. Trinité ‑et ‑Tobago, l’auteur affirme que l’État partie a tort de considérer qu’il n’est pas tenu en vertu du Pacte d’accorder une aide juridictionnelle aux fins du dépôt de requêtes constitutionnelles. Il fait observer que, selon le paragraphe 1 de l’article 14, les États ont l’obligation de veiller à ce que toutes les personnes aient accès dans des conditions d’égalité aux tribunaux et aux cours de justice. En Jamaïque, il n’y a guère d’avocats qui soient prêts à présenter des requêtes constitutionnelles à titre gratuit, et les affaires Pratt et Neville Lewis auxquelles s’est référé l’État partie sont des cas vraiment exceptionnels.

Observations complémentaires de l’État partie

6.1Dans des observations supplémentaires datées du 13 juillet 1999, l’État partie indique qu’il enquêtera sur le temps exact que l’auteur a passé en détention avant d’être déféré devant un juge.

6.2L’État partie se réfère à la décision rendue par le Comité dans l’affaire Deidrick c. Jamaïque; le plaignant avait été détenu dans le quartier des condamnés à mort pendant plus de huit ans, enfermé dans sa cellule 22 heures par jour, la plupart du temps dans l’obscurité, mais le Comité avait estimé qu’il n’avait pas apporté la preuve de l’existence de circonstances particulières qui pourraient soulever des questions au titre de l’article 7 et du paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte, et conclu que cette partie de la communication était donc irrecevable.

6.3L’État partie réaffirme que la prison de St. Catherine dispose d’installations médicales suffisantes: elle est dotée à présent d’un service médical avec deux médecins, un dentiste et leurs assistants. L’État partie réfute l’allégation de violation de l’article 7 et du paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte.

6.4L’État partie réaffirme qu’il n’est pas tenu de fournir une aide juridictionnelle pour le dépôt de requêtes constitutionnelles. Cette obligation n’existe que dans le cas de procédures pénales.

6.5Le 11 février 2000, présentant les résultats de son enquête, l’État partie a affirmé qu’il ressortait du dossier médical de l’auteur que celui‑ci avait été traité pour des douleurs à l’estomac et des hémorroïdes et qu’il avait régulièrement reçu des soins au service médical de la prison et à l’hôpital de Kingston à partir du mois de janvier 1997. Il ajoute que la cellule était dotée d’installations de couchage convenables, ce qui était la norme dans les établissements pénitentiaires jamaïcains. D’ailleurs, pendant l’enquête, l’auteur avait reconnu qu’il avait un matelas confortable.

6.6L’État partie fait observer que l’auteur suit un régime alimentaire, prescrit par un diététicien et limité par le budget de l’établissement. L’auteur aurait reconnu que les repas servis étaient constitués d’aliments nourrissants et qu’il n’avait rien à y redire.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

7.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire en vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même affaire n’est pas déjà à l’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.3En ce qui concerne les griefs de violation du paragraphe 1 de l’article 14 et du paragraphe 3 de l’article 2, le Comité relève que l’auteur n’a pas cherché à se faire représenter par un conseil pour déposer une requête constitutionnelle. Ce grief est irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif car il n’a pas été suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité.

7.4Pour les autres griefs, au regard de l’article 7, du paragraphe 1 de l’article 10 et du paragraphe 3 de l’article 9, le Comité considère qu’aucun autre obstacle ne s’oppose à leur recevabilité et les déclare donc recevables. Il procède sans plus tarder à l’examen de la communication quant au fond, à la lumière de tous les renseignements qui lui ont été communiqués par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

Examen au fond

8.1L’auteur s’est plaint d’une violation des articles 7 et 10, paragraphe 1, du Pacte, en raison des conditions de détention auxquelles il a été soumis dans le quartier des condamnés à mort à la prison du district de St. Catherine. À l’appui de son allégation, l’auteur a invoqué des rapports de plusieurs organisations non gouvernementales. Le Comité note que l’auteur fait état de conditions de détention inhumaines et dégradantes en général, telles que l’absence totale de matelas et la très mauvaise qualité de la nourriture et des boissons, l’inexistence d’installations sanitaires dans les cellules, des égouts à ciel ouvert et un amoncellement d’ordures, ainsi que l’absence de médecin. Il a formulé en outre des allégations plus précises indiquant qu’il est enfermé 23 heures par jour dans une cellule sans matelas ni literie ou meuble d’aucune sorte, que la cellule n’a pas d’éclairage naturel, que les installations sanitaires laissent à désirer et que la nourriture n’est pas bonne. Il n’est pas autorisé à travailler ou à faire des études. De plus, il affirme que de manière générale il n’y a pas de services médicaux et qu’à partir de 1996 il a souffert d’ulcères, d’une gastro‑entérite et d’hémorroïdes pour lesquels il n’a pas été soigné.

8.2Le Comité constate à propos de ces allégations que l’État partie n’a contesté que celles qui portent sur le manque d’installations médicales, que l’auteur a reçu des soins médicaux réguliers à partir de 1997, qu’il dort à présent sur un matelas, qu’il est convenablement nourri et que le système d’évacuation des eaux usées fonctionne de façon satisfaisante. Il note toutefois que l’auteur a été arrêté en 1987 et transféré dans le quartier des condamnés à mort en juin 1988 et ensuite, quand la peine capitale a été commuée, au pénitencier général; il ne ressort pas de la réponse de l’État partie que ses conditions de détention avant janvier 1997 étaient compatibles avec l’article 10 du Pacte. Les autres allégations de l’auteur n’ont pas été contestées et, dans ces circonstances, le Comité estime que le paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte a été violé. Le Comité ayant constaté une violation de l’article 10, disposition du Pacte qui traite expressément de la situation des personnes privées de liberté et qui englobe à l’intention de ces personnes les éléments énoncés à titre général à l’article 7, il n’est pas nécessaire d’examiner séparément les griefs de violation de l’article 7.

8.3L’auteur a allégué une violation du paragraphe 3 de l’article 9 du Pacte parce qu’il s’était écoulé 11 jours entre le moment de son arrestation et le moment où il a été présenté à un juge ou à des membres du corps judiciaire. À l’issue de son enquête, l’État partie n’a pas contesté que l’auteur ait été détenu pendant 11 jours, tout en niant cependant que cela constitue une violation du Pacte. En l’absence de toute explication plausible au fait que 11 jours se sont écoulés entre l’arrestation de l’auteur et sa comparution devant un juge ou une autre autorité judiciaire, le Comité estime que ce retard a constitué une violation du paragraphe 3 de l’article 9 du Pacte.

9.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il est saisi font apparaître des violations par la Jamaïque du paragraphe 3 de l’article 9 et du paragraphe 1 de l’article 10.

10.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, le Comité considère que l’auteur a droit à un recours approprié et à une réparation notamment sous la forme d’une indemnisation. L’État partie est tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas à l’avenir.

11.En adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte. La présente affaire a été soumise à l’examen du Comité avant le 23 janvier 1998, date à laquelle la dénonciation par la Jamaïque du Protocole facultatif a pris effet; conformément au paragraphe 2 de l’article 12 du Protocole facultatif, les dispositions de ce dernier continuent d’être applicables à la communication. En application de l’article 2 du Pacte, l’État partie s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie. Le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est également invité à rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

D. Communication n o  798/1998, Howell c. Jamaïque (Constatations adoptées le 21 octobre 2003, soixante ‑dix ‑neuvième session)*

Présentée par:

Floyd Howell (représenté par Anthony Poulton, conseil)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Jamaïque

Date de la communication:

20 janvier 1998 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 21 octobre 2003,

Ayant achevé l’examen de la communication no 798/1998, présentée au nom de M. Floyd Howell en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication est Floyd Howell, citoyen jamaïcain, incarcéré dans le quartier des condamnés à mort de la prison du district de St. Catherine (Spanish Town, Jamaïque) − à la date de la communication − puis libéré le 27 février 1998. Il affirme être victime d’une violation par la Jamaïque des articles 6 (par. 1), 7, 10 (par. 1) et 19 (par. 2) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il est représenté par un conseil.

1.2Le Pacte et le Protocole facultatif sont entrés en vigueur pour l’État partie le 23 mars 1976. L’État partie s’est retiré du Protocole facultatif le 23 octobre 1997, avec effet au 23 janvier 1998.

1.3Conformément à l’article 86 de son Règlement intérieur, le Comité a demandé à l’État partie − par une note verbale datée du 22 janvier 1998 − de ne pas exécuter M. Howell tant que sa communication serait à l’examen.

1.4L’auteur limite sa communication aux conditions de son emprisonnement et aux événements qui ont eu lieu durant son incarcération.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur a été accusé de sept chefs de meurtre emportant la peine de mort, reconnu coupable de l’ensemble de ces sept chefs et condamné à mort le 27 octobre 1993 par la Home Circuit Court de Kingston. L’accusation de meurtre emportant la peine de mort était fondée sur le fait que ces meurtres avaient été commis au cours d’un acte de terrorisme ou pour en favoriser l’accomplissement.

2.2L’auteur a fait appel de sa condamnation devant la Cour d’appel de la Jamaïque. Celle‑ci a rendu son jugement le 20 novembre 1995, annulant la condamnation de l’auteur pour ce qui concernait trois chefs d’inculpation.

2.3Après sa condamnation, l’auteur a été écroué dans le quartier des condamnés à mort de la prison du district de St. Catherine (Spanish Town, Jamaïque). Le 15 octobre 1996, l’auteur a demandé l’autorisation de former recours contre la déclaration de culpabilité et la condamnation devant le Conseil privé de Londres. L’audience a été fixée aux 26 et 27 janvier 1998, mais l’on ne sait pas encore avec certitude si le Conseil privé a examiné ce recours.

2.4Dans une lettre datée du 21 mars 1997, l’auteur s’est plaint à son conseil des conditions d’incarcération à la prison du district de St. Catherine et plus particulièrement d’un incident qui s’était produit le 5 mars 1997. À cette date, en réaction à une tentative d’évasion organisée par quatre autres détenus, certains prisonniers, dont l’auteur, ont été brutalement battus par deux groupes de 20 et 60 gardiens, respectivement, qui s’en sont pris à quiconque avait été directement ou indirectement impliqué dans cette tentative. L’auteur indique que «certains gardiens ont commencé à [le] rouer de coups de toutes parts pendant que d’autres jetaient [ses] affaires personnelles hors de la cellule» et qu’ensuite «les gardiens [l’]ont emmené dans une salle de bains vide où [ses] épreuves ont recommencé».

2.5Par suite des coups reçus, l’auteur a été emmené à l’hôpital où il a informé le médecin qu’il «ressent[ait] de la douleur dans tout son corps». Il s’est passé un certain temps avant que l’auteur ne puisse consulter son défenseur parce qu’il souffrait d’une grave blessure à la main et avait été frappé au point «qu’il [pouvait] à peine marcher». Il affirme qu’à la date où il a écrit à son conseil − 16 jours après l’incident − «différentes parties de [son] corps [étaient] encore enflées». En outre, ses objets personnels ainsi que des documents relatifs à ses recours judiciaires ont été réduits en cendres; à cet égard, il fait savoir que lorsqu’il est retourné dans sa cellule, «celle‑ci [était] presque vide et que lorsqu[’il est] descendu au rez‑de‑chaussée, [il a vu] qu’un brasier [était] allumé dans la cour et que [c’était] ses affaires personnelles qui [brûlaient]». L’auteur ajoute que «pour autant qu’[il] le sache, les gardiens [avaient] reçu l’ordre de [le] rosser et de brûler [ses] affaires».

2.6D’après l’auteur, l’ampleur de l’action des groupes respectifs de 20 et 60 gardiens et sa coordination apparente ne pouvaient être que délibérées et préméditées. Il affirme à cet égard que la présence à l’hôpital de la prison du Commissioner of Corrections (inspecteur des établissements pénitentiaires) et du Superintendent (directeur de la prison) peu après les incidents, si on la rapproche du fait qu’aucune mesure appropriée n’a été prise pour enquêter sur les auteurs de ces actes et engager des poursuites contre eux montre à quel échelon les agissements des autorités carcérales étaient connus et approuvés. Il déclare aussi qu’il connaissait les noms des gardiens qui avaient fouillé sa cellule et l’avaient battu, mais qu’il avait trop peur des représailles pour les dénoncer.

2.7Le 10 mars 1997, les membres de la famille de l’auteur qui étaient venus lui rendre visite n’ont pas été autorisés à le voir. L’auteur n’a pas pu non plus être reçu par le Superintendent pour s’entretenir avec lui des modalités des visites de sa famille, dont la reprise n’a été autorisée que le 12 juin 1997.

2.8Le 20 mars 1997, le Superintendent a pris un «ordre permanent» interdisant semble‑t‑il à tous les détenus d’avoir des feuilles de papier ou des instruments pour écrire dans leur cellule. Toutefois, on relève que l’auteur a pu communiquer par écrit avec son conseil, le 21 mars et le 17 avril 1997, ainsi qu’avec une amie, Mme Katherine Shewell, le 15 août 1997.

2.9Deux lettres datées des 6 janvier et 4 septembre 1997, adressées au conseil par un ami de l’auteur, donnent une idée des conditions carcérales; elles décrivent par exemple la dimension des cellules, les conditions hygiéniques, et font état de la médiocrité du régime alimentaire et de l’absence de soins dentaires. Selon ces lettres, les visiteurs de moins de 18 ans n’étaient pas autorisés à l’intérieur de la prison, et l’auteur n’a pas pu voir ses enfants (âgés de 9 et 6 ans) dès le moment où il a été emprisonné; le quartier des condamnés à mort − où les détenus ne peuvent quitter leur cellule que pendant 20 minutes par jour environ − est petit et sale, encombré d’excréments. L’auteur pouvait toucher du doigt les murs des deux côtés de sa cellule lorsqu’il se tenait debout au milieu du plancher et avait dû les tapisser de papier journal pour en cacher la saleté. Dans tout le bâtiment, on sentait des odeurs d’égouts. Les conditions hygiéniques sanitaires étaient médiocres, de même que l’alimentation. Par suite du régime alimentaire et de l’absence de soins dentaires, l’auteur a perdu de nombreuses dents.

2.10Par une lettre datée du 2 mars 1998, le Comité a été informé par le conseil, sans autres explications concernant les motifs de cette mesure, que l’auteur avait été libéré de la prison du district de St. Catherine le 27 février 1998.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme être victime d’une violation des articles 6 (par. 1), 7, 10 (par. 1) et 19 (par. 2) du Pacte, en raison du traitement que lui ont réservé les autorités carcérales à compter de sa condamnation et au cours de son incarcération dans le quartier des condamnés à mort.

3.2Il affirme avoir souffert d’une violation des articles 7 et 10 (par. 1) en raison des violences que lui ont fait subir les autorités carcérales et des conditions générales de détention régnant dans la prison. Selon lui, même si l’on admet qu’il avait partiellement sectionné l’un des barreaux de sa cellule, nonobstant cette participation apparemment sans enthousiasme à la tentative d’évasion, rien ne saurait justifier les événements qui ont suivi, lesquels constituent une violation tant de l’article 7 que de l’article 10 (par. 1) du Pacte. L’auteur affirme aussi que les conditions carcérales comme le régime et le règlement de détention auxquels il a été soumis sont contraires aux articles 7 et 10 (par. 1). Il renvoie à cet égard à l’Ensemble de règles minima des Nations Unies pour le traitement des détenus. Par ailleurs, le fait de ne pas savoir s’il allait ou non être exécuté lui aurait causé de graves souffrances mentales susceptibles de constituer une autre violation des articles 7 et 10. À cet égard, l’auteur fait savoir que les exécutions ont été suspendues à la Jamaïque en février 1988 et que le Gouvernement a pris des mesures ces derniers mois en vue de les reprendre.

3.3L’auteur prétend être victime d’une violation de l’article 6 (par. 1) du Pacte, du fait d’une éventuelle reprise arbitraire des exécutions après cette longue période d’interruption.

3.4L’auteur affirme en outre être victime d’une violation de l’article 19 (par. 2) du fait que l’ordre permanent donné par le Superintendent de le priver d’instruments pour écrire violait son droit «de rechercher, de recevoir et de répandre des informations … sous une forme … écrite».

3.5L’auteur considère qu’en ce qui concerne les abus dont il a été victime au cours de son incarcération, aucun recours interne utile ne lui est ouvert. Par ailleurs, il affirme que même si l’on estimait que certains recours étaient théoriquement disponibles, ils ne lui sont pas ouverts dans la pratique parce qu’il n’en a pas les moyens financiers et qu’aucune assistance judiciaire n’est disponible. En outre, l’auteur cite un rapport d’Amnesty International de décembre 1993 dans lequel on mentionne le rôle du Parliamentary Ombudsman of Jamaica (Médiateur parlementaire de la Jamaïque), lequel a compétence pour connaître des problèmes auxquels se heurtent les détenus dans les prisons, mais où l’on note que l’Ombudsman n’a nullement le pouvoir de faire appliquer ses recommandations et ne dispose pas des fonds nécessaires pour s’acquitter comme il convient de ses fonctions. L’auteur conclut en conséquence que sa plainte répond aux prescriptions de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif.

3.6L’auteur affirme que sa plainte, telle que décrite ci‑dessus, n’a été soumise à aucune autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Bien que des rappels aient été adressés à l’État partie le 12 octobre 2001 et le 1er octobre 2002, ce dernier n’a présenté aucune observation sur la recevabilité ou le fond de la communication.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

5.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son Règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

5.2Le Comité s’est assuré que la même question n’est pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement au sens du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif.

5.3En ce qui concerne les allégations de l’auteur relatives aux violences subies alors qu’il était en prison et aux conditions carcérales, le Comité a noté que celui‑ci affirme que dans la pratique il ne dispose d’aucun recours utile et que même si un recours lui était ouvert en théorie, il ne pourrait s’en prévaloir car il n’en a pas les moyens financiers et qu’aucune assistance judiciaire n’est disponible. L’État partie n’ayant pas contesté cet argument de l’auteur, le Comité estime que la communication est recevable dans la mesure où elle semble soulever des questions au titre des articles 7, 10 (par. 1) et 19 (par. 2) du Pacte.

5.4Pour ce qui est de l’affirmation de l’auteur selon laquelle une reprise arbitraire des exécutions après une longue période d’interruption constituerait une violation de l’article 6 (par. 1), le Comité note que cette allégation n’a plus de raison d’être du fait de la libération de l’auteur intervenue le 27 février 1998.

Examen au fond

6.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations dont il dispose, comme le prescrit le paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif. L’État partie n’ayant présenté au Comité aucune observation sur la question dont il est saisi, il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur dans la mesure où celles‑ci ont été étayées.

6.2En ce qui concerne l’allégation relative à la violation des articles 7 et 10 (par. 1), le Comité observe que l’auteur a fait un compte rendu détaillé du traitement qu’il a subi et que l’État partie n’a pas contesté ses griefs. Le Comité estime que les coups répétés infligés à l’auteur par les gardiens constituent une violation de l’article 7 du Pacte. En outre, compte tenu de ses constatations antérieures dans lesquelles il a estimé que les conditions régnant dans le quartier des condamnés à mort de la prison du district de St. Catherine violaient l’article 10 (par. 1), le Comité estime que les conditions de détention de l’auteur, conjointement avec l’absence de soins médicaux et dentaires et le fait d’avoir brûlé ses affaires personnelles, sont une infraction au droit de ce dernier d’être traité avec humanité et au respect de la dignité de sa personne consacré par l’article 10 (par. 1) du Pacte.

6.3Quant à l’affirmation selon laquelle les graves souffrances mentales que lui aurait causées le fait de ne pas savoir s’il allait ou non être exécuté constituent une autre violation de l’article 7, le Comité rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle une détention indûment prolongée avant l’exécution d’une condamnation ne constitue pas en soi une violation de l’article 7 en l’absence d’autres «circonstances impérieuses». En l’espèce, le Comité est d’avis que l’auteur n’a pas prouvé l’existence de telles circonstances impérieuses. Par conséquent, l’article 7 n’a pas été violé à cet égard.

6.4Le Comité a noté l’allégation selon laquelle l’ordre permanent donné par le Superintendent aurait, en privant l’auteur d’instruments pour écrire, violé le droit que lui confère l’article 19 (par. 2). Il fait cependant observer que l’auteur a pu communiquer avec son conseil un jour après que cet ordre eut été donné, et, ensuite, avec le conseil et un ami. Dans ces circonstances, le Comité n’est pas en mesure de constater que les droits conférés à l’auteur par l’article 19 (par. 2) ont été violés.

7.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, estime que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des articles 7 et 10 (par. 1) du Pacte.

8.En vertu du paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie a l’obligation de fournir à l’auteur un recours utile ainsi qu’une réparation. L’État partie est tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas à l’avenir.

9.En adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu la compétence du Comité pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte. La communication a été adressée au Comité avant que la dénonciation du Protocole facultatif par l’État partie ne prenne effet, soit le 23 janvier 1998; conformément au paragraphe 2 de l’article 12 du Protocole facultatif, les dispositions de cet instrument continuent d’être applicables à l’État partie. Conformément à l’article 2 du Pacte, celui‑ci s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie. Le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est également invité à rendre publiques les constatations du Comité.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

APPENDICE

Opinion individuelle de M. Prafullachandra Natwarlal Bhagwati

Je suis en accord avec les constatations de mes collègues à tous égards, sauf en ce qui concerne le paragraphe 6.3. Je n’adhère pas à l’opinion majoritaire selon laquelle il n’existe pas, dans le cas d’espèce, de circonstances impérieuses permettant de constater qu’une violation de l’article 7 a été commise en rapport avec l’attente prolongée dans le quartier des condamnés à mort. Je suis d’avis que les faits rapportés aux paragraphes 2.4, 2.5 et 2.6, qui ne sont pas contestés, constituent manifestement des «circonstances impérieuses» permettant de conclure qu’il y a eu violation de l’article 7. Néanmoins, il n’est pas nécessaire de dire qu’une violation de l’article 7 a été commise à cet égard puisque le Comité a déjà estimé, au paragraphe 6.2, que cet article a été violé.

(Signé) Prafullachandra Natwarlal Bhagwati

[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

Opinion individuelle de M me  Christine Chanet

Si je suis en accord avec les constatations du Comité au regard des violations relevées, je ne partage pas la motivation visée au paragraphe 5.4 retenue par la majorité.

On ne saurait, de mon point de vue, écarter le grief de l’auteur fondé sur l’article 6 1) et relatif à la reprise arbitraire des exécutions de la peine capitale en Jamaïque après une longue période d’interruption au motif que cette allégation n’a plus de raison d’être du fait de la libération de l’auteur.

En effet, il aurait été plus approprié, à mon sens, d’écarter l’argumentation de l’auteur en constatant que ce dernier qui invoquait une situation générale sans l’étayer suffisamment au regard de son cas particulier, ne pouvait être considéré comme une victime au sens de l’article 2 du Protocole facultatif.

(Signé) Christine Chanet

[Fait en anglais, en espagnol et en français (version originale). Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

E. Communication n o  811/1998, Mulai c. République du Guyana (Constatations adoptées le 20 juillet 2004, quatre ‑vingt ‑unième session)*

Présentée par:

Mme Rookmin Mulai (représentée par un conseil,M. C. A. Nigel Hugues, du cabinet Hugues, Fields & Stoby)

Au nom de:

MM. Lallman Mulai et Bharatraj Mulai

État partie:

République du Guyana

Date de la communication:

4 mars 1998 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 20 juillet 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication n° 811/1998 présentée au nom de MM. Lallman Mulai et Bharatraj Mulai en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication est Mme Rookmin Mulai, qui soumet celle-ci au nom de ses deux frères, Bharatraj et Lallman Mulai, tous deux de nationalité guyanienne, en attente d’exécution à la prison de Georgetown au Guyana. Elle affirme que ses frères sont victimes de violations des droits de l’homme par le Guyana. Elle n’invoque pas d’articles précis du Pacte mais la communication semble soulever des questions au regard du paragraphe 2 de l’article 6 et de l’article 14 du Pacte. Après la présentation de la communication, l’auteur a désigné un conseil; celui-ci n’a toutefois pas été en mesure de soumettre de mémoire quant au fond en raison de l’absence de réponse de l’État partie.

1.2Le 9 avril 1998, le Rapporteur spécial pour les nouvelles communications a demandé à l’État partie, en application de l’article 86 du règlement intérieur du Comité, de ne pas procéder à l’exécution des auteurs tant que le Comité examinerait leur cas.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 15 décembre 1992, Bharatraj et Lallman Mulai ont été inculpés du meurtre, survenu entre le 29 et le 31 août 1992, d’un certain Doodnauth Seeram. Ils ont été reconnus coupables de ce chef et condamnés à mort le 6 juillet 1994. La cour d’appel a annulé la condamnation à mort et ordonné l’ouverture d’un nouveau procès, le 10 janvier 1995. À l’issue du nouveau procès, Bharatraj et Lallman Mulai ont de nouveau été reconnus coupables et condamnés à mort le 1er mars 1996. Le 29 décembre 1997, leur condamnation a été confirmée en appel.

2.2Il ressort du dossier du nouveau procès que la version des faits défendue par l’accusation était la suivante: une dispute avait éclaté entre Bharatraj et Lallman Mulai et M. Seeram parce que des vaches paissaient sur le terrain de celui-ci. La dispute avait dégénéré et Bharatraj et Lallman Mulai avaient frappé à plusieurs reprises M. Seeram avec un grand couteau et une arme qui ressemblait à une lance. M. Seeram était tombé à terre et ils l’avaient alors roué de coups de bâton. Le 1er septembre 1992, le fils de M. Seeram avait retrouvé le corps de son père dans une petite rivière à côté de chez lui. Il portait des blessures à la tête, la main droite avait été coupée juste au-dessus du poignet et une corde avait été nouée autour du cou pour maintenir le corps immergé.

2.3Un témoin oculaire présumé, du nom de Nazim Baksh, a déposé contre Bharatraj et Lallman Mulai. La cour a également entendu le fils de M. Seeram, qui avait trouvé le corps, ainsi que, entre autres, le policier qui avait conduit l’enquête et le médecin qui avait examiné le corps de la victime, le 29 octobre 1992.

2.4À l’audience, Bharatraj et Lallman Mulai ont clamé leur innocence, faisant valoir qu’ils n’étaient pas sur les lieux le jour en question. Ils ont affirmé avoir toujours été en bons termes avec M. Seeram alors qu’avec M. Baksh «ils ne se parlaient pas».

2.5Par courrier daté du 19 mai 2003, le conseil de l’auteur a fait savoir que Bharatraj et Lallman Mulai étaient toujours dans le quartier des condamnés à mort.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que ses frères sont innocents et que leur procès a été inéquitable. D’après elle, des inconnus ont cherché à soudoyer le président du jury. Deux personnes sont allées voir le président chez lui, le 23 février 1996, et lui ont proposé une somme d’argent dont le montant n’est pas précisé s’il influençait le jury en faveur de Bharatraj et de Lallman Mulai. Le président a signalé la chose au procureur et au juge mais la défense n’en a jamais eu connaissance. Contrairement à ce qui s’est passé dans d’autres affaires, le procès n’a pas été remis en cause du fait de cet incident. De plus, M. Baksh a affirmé dans sa déposition qu’il avait été pressenti par des membres de la famille Mulai. L’auteur fait valoir que cela a prévenu le président du jury et les jurés contre ses frères.

3.2L’auteur affirme que M. Baksh ne pouvait pas être considéré comme un témoin crédible. Au deuxième procès, il avait déclaré avoir vu Bharatraj et Lallman Mulai en train d’agresser M. Seeram, alors qu’au premier procès il avait affirmé qu’il n’avait rien pu voir parce qu’il faisait trop sombre. De plus, il avait déclaré que Bharatraj et Lallman Mulai avaient donné plusieurs coups de couteau à M. Seeram alors que l’enquêteur avait dit que les blessures constatées sur le corps avaient été causées par un instrument contondant. Par ailleurs, selon M. Baksh, Bharatraj et Lallman Mulai avaient frappé M. Seeram pendant plusieurs minutes, alors que le médecin n’avait pas constaté de fractures, ce qui aurait été une blessure caractéristique pour de tels coups. Enfin, le médecin avait établi que la cause du décès était la noyade.

3.3L’auteur fait valoir également que, normalement, la victime aurait dû essayer de parer les coups avec les mains et les pieds alors que le corps de M. Seeram ne présentait aucune blessure, hormis l’amputation de la main droite. Elle souligne que Bharatraj Mulai, que M. Baksh avait identifié comme étant celui qui avait donné les coups de couteau, est droitier et que c’est donc la main gauche qui aurait dû être coupée si M. Seeram s’en était servi pour parer un coup de couteau donné par Bharatraj Mulai. L’auteur reconnaît que l’avocat de la défense n’a pas développé ces arguments au procès.

3.4Enfin, l’auteur dit que M. Baksh a donné deux versions différentes à la police. Dans sa première déposition, le 8 septembre 1992, il a déclaré n’avoir rien vu de l’incident, alors que le 10 décembre 1992, il a fait la déclaration mentionnée au paragraphe 3.2 ci-dessus. Les témoignages de M. Baksh et du fils de M. Seeram ne concordaient pas non plus au sujet de la présence d’arbres sur les lieux, ce dernier indiquant qu’il y en avait beaucoup à proximité.

Délibérations du Comité

4.Par lettres datées du 9 avril 1998 et des 30 décembre 1998, 14 décembre 2000, 13 août 2001 et 11 mars 2003, l’État partie a été invité à fournir au Comité des renseignements sur le fond de la communication. Le Comité note qu’il n’a toujours rien reçu. Il regrette que l’État partie n’ait pas fourni d’informations concernant la recevabilité ou le fond de la plainte. Il rappelle que le Protocole facultatif prévoit implicitement que les États parties doivent lui communiquer toutes les informations dont ils disposent. En l’absence de réponse de l’État partie, le Comité doit accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur, dans la mesure où elles sont dûment étayées.

Examen de la recevabilité

5.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

5.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

5.3En ce qui concerne l’allégation de l’auteur relative au fait que M. Baksh n’était pas crédible et que les témoignages du médecin et des autres témoins n’étaient pas concluants, le Comité rappelle sa jurisprudence constante et réaffirme que c’est généralement aux juridictions des États parties au Pacte et non au Comité qu’il appartient d’apprécier les faits dans un cas d’espèce. Les renseignements dont le Comité est saisi et les arguments avancés par l’auteur ne montrent pas que l’appréciation des faits par les tribunaux et l’interprétation de la loi par ces derniers étaient manifestement arbitraires ou représentaient un déni de justice. En conséquence, cette partie de la communication est irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

5.4Le Comité déclare l’autre allégation concernant la tentative d’influencer le jury recevable en ce qu’elle semble soulever des questions au regard du paragraphe 1 de l’article 14, et procède à son examen quant au fond, à la lumière de toutes les informations communiquées par l’auteur, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

Examen au fond

6.1Le Comité note que l’indépendance et l’impartialité d’un tribunal sont des éléments importants du droit à un procès équitable au sens du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte. Dans un procès avec jury, l’obligation d’apprécier les faits et les preuves de façon indépendante et impartiale s’applique également au jury; il importe que tous les jurés soient dans une position telle qu’ils puissent apprécier les faits et les preuves de façon objective, afin de rendre un verdict juste. Par ailleurs, le Comité rappelle que, si l’une des parties a connaissance de démarches destinées à influencer le jury, elle doit soulever la question de ces irrégularités devant le tribunal.

6.2En l’espèce, l’auteur soutient que le président du jury du deuxième procès a informé, le 26 février 1996, la police et le président du tribunal que quelqu’un avait cherché à l’influencer. L’auteur fait valoir que le juge avait l’obligation d’ordonner une enquête sur la question pour vérifier si une injustice avait pu être commise au détriment de Bharatraj et de Lallman Mulai, rendant leur procès inéquitable. En outre, l’auteur affirme que l’incident n’a pas été communiqué à la défense alors que le juge et le procureur en avaient été informés par le président du jury, et que, contrairement à ce qui s’est passé dans d’autres affaires, le procès intenté contre les deux frères n’a pas été remis en cause suite à l’incident. Le Comité observe que, bien qu’il ne soit pas en mesure d’établir que l’action du jury et du président, et les conclusions auxquelles ils sont parvenus, aient été effectivement empreintes de partialité et aient dénoté un parti pris à l’encontre de Bharatraj et Lallman Mulai, et bien qu’il ressorte des informations qui lui ont été communiquées que la cour d’appel a abordé la question de la partialité éventuelle, la cour n’a pas examiné la partie du recours ayant trait au droit de Bharatraj et Lallman Mulai à l’égalité devant les tribunaux et les cours de justice, consacré au paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte, et sur le fondement duquel la défense aurait pu demander que le procès soit remis en cause. Le Comité considère par conséquent que le paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte a été violé.

6.3Conformément à la pratique qu’il a constamment suivie, le Comité estime que le verdict de condamnation à mort prononcé à l’issue d’un procès au cours duquel les dispositions du Pacte n’ont pas été respectées constitue une violation de l’article 6 du Pacte. En l’espèce, l’État partie a violé les droits dont Bharatraj et Lallman Mulai pouvaient se prévaloir en vertu de l’article 6 du Pacte.

7.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il est saisi révèlent des violations du paragraphe 1 de l’article 14 et de l’article 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

8.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à MM. Bharatraj et Lallman Mulai un recours utile, sous la forme d’une commutation de leur peine. L’État partie est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas à l’avenir.

9.Étant donné qu’en devenant partie au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y a eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

F. Communication n o  815/1998, Dugin c. Fédération de Russie (Constatations adoptées le 5 juillet 2004, quatre ‑vingt ‑unième session)*

Présentée par:

Alexander Alexandrovitch Dugin(représenté par un conseil, M. A. Manov)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Fédération de Russie

Date de la communication:

1er décembre 1997 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 5 juillet 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication no 815/1998 qui lui a été présentée au nom de M. Alexander Alexandrovitch Dugin au titre du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant pris en considération tous les renseignements qui lui ont été communiqués par écrit par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.L’auteur de la communication est M. Alexander Alexandrovitch Dugin, de nationalité russe, né en 1968, qui, au moment où a été présentée la communication était emprisonné dans la région d’Orel, en Russie. Il se dit victime de violations par la Fédération de Russie des paragraphes 1, 2, 3 a), e) et g), et 5 de l’article 14, et des paragraphes 2 et 3 de l’article 9 du Pacte. Il est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 21 octobre 1994, dans la soirée, l’auteur et son ami, Yuri Egurnov, se trouvaient à proximité d’un arrêt de bus lorsque deux adolescents sont passés, une bouteille de bière à la main. L’auteur et son ami, qui étaient tous deux en état d’ébriété, ont provoqué oralement Aleksei Naumkin et Dimitrii Chikin afin de déclencher une bagarre. Lorsque Naumkin, essayant de se défendre avec un morceau de verre, a blessé l’auteur à la main, celui-ci et son complice l’ont frappé à la tête, puis roué de coups alors qu’il était à terre. Naumkin est décédé une demi‑heure plus tard.

2.2Le 30 juin 1995, Dugin et Egurnov ont été reconnus coupables de meurtre avec préméditation et circonstances aggravantes par le tribunal régional d’Orlov. Le jugement était fondé sur les dépositions de l’auteur, de son complice, de plusieurs témoins oculaires et de la victime, Chikin, ainsi que sur plusieurs expertises médico-légales et le rapport décrivant les lieux du crime. Dugin et Egurnov ont été condamnés à 12 ans d’emprisonnement chacun, dans une colonie de rééducation par le travail.

2.3Lors de l’audience au tribunal d’Orlov, l’auteur n’a pas reconnu sa culpabilité, tandis qu’Egurnov l’a reconnue partiellement. Le 12 septembre 1995, Dugin a adressé un recours à la Cour suprême de la Fédération de Russie demandant l’annulation du jugement. Il a prétendu n’avoir donné que quelques coups à Naumkin, et seulement après que celui-ci l’eut frappé avec une bouteille cassée. Il a également soutenu qu’il avait abordé Egurnov et Naumkin dans le seul but de les empêcher de se battre. Il estime que la peine qui lui a été infligée est disproportionnée et particulièrement sévère, puisqu’elle ne tient pas compte de son âge, des dépositions favorables des témoins concernant son caractère, du fait qu’il a un jeune enfant, et de l’absence de préméditation.

2.4Le 12 septembre 1995, la Cour suprême de la Fédération de Russie a rejeté le recours de l’auteur contre sa condamnation, puis le 6 août 1996, elle a rejeté un second recours contre la peine prononcée.

Teneur de la plainte

3.1Le conseil de l’auteur fait valoir que Chikin, la victime survivante, n’était pas présent au procès qui s’est tenu au tribunal d’Orlov, mais que les juges ont néanmoins tenu compte de la déposition qu’il avait faite pendant l’instruction. Selon le conseil, les déclarations de Chikin sont contradictoires mais comme celui-ci n’a pas été entendu par le tribunal, Dugin n’a pas pu procéder à un contre‑interrogatoire, et les droits de l’auteur consacrés au paragraphe 3 e) de l’article 14 du Pacte ont donc été violés.

3.2Le conseil soutient en outre que la présomption d’innocence, garantie au paragraphe 2 de l’article 14 du Pacte, n’a pas été respectée en l’espèce. Il fonde cette affirmation sur les expertises médico‑légales et les conclusions des 22 et 26 octobre, du 9 novembre, du 20 décembre 1994 et du 7 février 1995, qui étaient, selon lui, vagues et dépourvues d’objectivité. Il affirme, sans préciser davantage que, certaines de ses questions au tribunal étant restées sans réponse, il a demandé à celui‑ci de faire comparaître l’expert médico‑légal pour obtenir des éclaircissements et des explications et de faire procéder à des expertises supplémentaires, mais que sa demande a été rejetée.

3.3Le conseil invoque aussi de graves irrégularités dans l’application du Code de procédure pénale: l’enquête et l’instruction préliminaires ayant été partiales et incomplètes, le droit pénal n’a pas été correctement appliqué, et les conclusions du tribunal ne correspondent pas aux faits de la cause tels qu’ils ont été présentés à l’audience. Par ailleurs, le tribunal n’a pas pris toutes les mesures nécessaires pour faire respecter les exigences légales en vertu desquelles toutes les circonstances de l’affaire doivent être examinées de façon impartiale, complète et objective.

3.4Le conseil prétend également que l’inculpation pour meurtre n’ayant été notifiée à l’auteur que sept jours après sa mise en détention, le paragraphe 3 a) de l’article 14 et les paragraphes 2 et 3 de l’article 9 du Pacte ont été violés.

3.5Le conseil soutient que l’enquêteur a exercé à plusieurs reprises des pressions sur Dugin au cours de sa détention pour l’obliger à faire de fausses déclarations en échange d’un allégement des charges retenues contre lui. Selon lui, l’enquêteur aurait menacé l’auteur, en cas de refus de sa part, de requalifier l’inculpation initiale − à savoir, meurtre avec préméditation − en meurtre avec circonstances aggravantes, ce qui est une qualification bien plus grave. Face au refus de l’auteur, l’enquêteur a requalifié l’inculpation comme il l’en avait menacé. Selon l’auteur, ce fait constitue une violation du paragraphe 3 g) de l’article 14.

3.6S’agissant de l’allégation de violation du paragraphe 5 de l’article 14, l’auteur affirme, sans davantage de précisions, que son cas n’a pas été dûment examiné.

3.7Il déclare en outre que le rapport décrivant les lieux du crime n’aurait pas dû être pris en compte, car il ne mentionne ni la date ni l’heure auxquelles l’enquête s’est achevée, et ne contient pas suffisamment d’informations sur le rapport d’enquête. Les témoins à charge ont déclaré qu’un tube de métal avait été utilisé au cours de la bagarre, or le rapport concernant les lieux du crime n’y fait aucune allusion. L’enquêteur ne s’est pas penché sur cet élément, et le dossier ne contient aucune autre information à ce sujet.

Observations de l’État partie

4.1Dans ses observations du 28 décembre 1998, l’État partie indique que le Procureur général de la Fédération de Russie a enquêté sur les questions soulevées dans la communication. L’enquête a permis de conclure que, le 21 octobre 1994, Dugin et Egurnov, qui étaient tous deux en état d’ébriété et se comportaient comme des «hooligans», ont frappé Naumkin, un mineur, lui donnant des coups de pied et des coups de poing sur la tête et le corps. Naumkin a essayé de s’échapper, mais il a été rattrapé par Dugin, qui l’a jeté à terre et lui a cogné la tête contre un tube métallique. Dugin et Egurnov ont ensuite recommencé à le rouer de coups, le frappant également à la tête. Des lésions au crâne et au cerveau ont entraîné peu après le décès de Naumkin.

4.2Selon l’État partie, la culpabilité de l’auteur se fonde sur le fait que celui-ci n’a pas contesté avoir frappé Naumkin, sur les dépositions détaillées des témoins oculaires n’ayant aucun intérêt dans l’affaire, ainsi que sur la déposition de Chikin.

4.3Le tribunal a établi la cause du décès de Naumkin et la nature de ses blessures sur la base de nombreuses expertises médico‑légales, selon lesquelles le décès du mineur est dû à des lésions au crâne et au cerveau résultant de coups à la tête.

4.4L’État partie maintient que le châtiment de l’auteur était proportionné à la gravité de l’infraction et qu’il a été tenu compte des informations concernant sa personnalité, ainsi que de l’ensemble des éléments de preuve. Selon les conclusions du Procureur général, la présente affaire n’a donné lieu à aucune violation susceptible d’entraîner la modification ou l’annulation des décisions du tribunal, et la condamnation de Dugin a été légale et motivée.

Commentaires du conseil sur les observations de l’État partie

5.1Dans ses observations non datées, le conseil soutient que l’État partie n’a pas répondu aux principales allégations figurant dans la communication, en particulier en ce qui concerne la violation du droit de demander que des témoins à décharge soient cités à comparaître et entendus par le tribunal. En second lieu, le tribunal a examiné l’affaire en l’absence de Chikin, qui était à la fois victime et témoin.

5.2Le conseil évoque également le fait que le tribunal n’a pas respecté le principe selon lequel tout doute doit être interprété en faveur de l’accusé. Le tribunal n’a pas non plus répondu à la demande de l’accusé visant à faire citer un expert médico‑légal, les juges ayant rejeté sa demande sans même se réunir en chambre du conseil; par ailleurs, l’auteur n’a pas eu la possibilité de consulter le dossier de l’affaire (sans toutefois préciser à quel moment, c’est‑à‑dire avant le pourvoi en cassation ou durant la procédure initiale).

5.3Enfin, le conseil soutient que l’auteur n’a pas été informé de la teneur de l’article 51 de la Constitution de la Fédération de Russie, d’après lequel «nul n’est contraint de témoigner contre soi‑même, son conjoint ou ses proches».

Décision concernant la recevabilité

6.1À sa soixante‑douzième session, le Comité des droits de l’homme a examiné la recevabilité de la communication et observé que l’État partie n’avait pas formulé d’objection à cet égard. Il s’est également assuré que les conditions prescrites au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif étaient remplies.

6.2Le Comité s’est assuré que la même affaire n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement. À cet égard, il a été établi qu’après que l’affaire lui a été présentée en décembre 1997, une demande identique a été soumise à la Cour européenne des droits de l’homme en août 1999, et déclarée irrecevable ratione temporis le 6 avril 2001. Le Comité a donc conclu qu’il était fondé à examiner la communication au titre du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif.

6.3S’agissant de l’allégation de l’auteur au titre du paragraphe 2 de l’article 9 du Pacte, le Comité a conclu que l’auteur avait été informé des motifs de son arrestation. Il observe, au sujet de l’allégation au titre du paragraphe 3 de l’article 9 du Pacte, que l’auteur n’a pas étayé sa demande et conclut à l’irrecevabilité de cette partie de la communication, conformément à l’article 2 du Protocole facultatif.

6.4Toutefois, le Comité a estimé que les griefs de l’auteur concernant des violations de l’article 14 du Pacte pouvaient soulever des questions au titre de cette disposition. Le 12 juillet 2001, il a donc déclaré recevable la communication dans la mesure où elle semblait soulever des questions au titre de l’article 14 du Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

7.1Par une note datée du 10 décembre 2001, l’État partie a fait part de ses observations quant au fond de la communication. Il a indiqué que, le 11 mars 1998, le Présidium de la Cour suprême a statué sur l’action engagée contre l’auteur devant le tribunal d’Orlov (30 juin 1995) et la Cour suprême (12 septembre 1995). La peine infligée à l’auteur a été ramenée de 12 à 11 années d’emprisonnement et le fait que l’auteur était en état d’ébriété au moment de l’infraction n’a pas été pris en compte dans les circonstances aggravantes. Tous les autres aspects des décisions ont été confirmés.

7.2En ce qui concerne l’allégation de l’auteur selon laquelle il n’aurait pas eu la possibilité de procéder au contre‑interrogatoire de Chikin, l’État partie fait observer que le témoin avait été cité à comparaître, du 23 au 26 juin 1995, mais qu’il ne s’est pas présenté au tribunal. Une ordonnance à fins de comparution a alors été prise, mais les autorités n’ont pas été en mesure de localiser l’intéressé. Conformément aux articles 286 et 287 du Code de procédure pénale, les dépositions de témoins sont recevables même en leur absence, lorsque les circonstances ne permettent pas leur comparution devant le tribunal. Le tribunal a décidé de considérer la déposition écrite de Chikin comme un élément de preuve, après avoir entendu les parties sur ce point. D’après le compte rendu d’audience, le conseil n’a posé aucune question après la lecture de la déposition. L’État partie observe que l’auteur ne s’est pas opposé à ce que le procès commence en l’absence de Chikin.

7.3L’État partie rejette l’affirmation selon laquelle la déposition de l’expert médico‑légal n’était pas objective et fait valoir qu’après que le premier avis médico‑légal eut été considéré incomplet, l’enquêteur a obtenu quatre autres avis supplémentaires du même expert. Les conclusions de l’expert corroboraient les déclarations d’autres témoins, à savoir que l’auteur avait donné des coups de point et des coups de pied à Naumkin, et l’avait frappé avec un tube métallique. Le tribunal a rejeté la demande de l’auteur de procéder à un contre‑interrogatoire de l’expert et de faire comparaître d’autres témoins en vue d’appuyer sa déclaration selon laquelle le défunt avait participé à une autre bagarre peu avant son décès. À cet égard, le droit russe ne fait pas obligation aux tribunaux de citer des experts en tant que témoins. Qui plus est, l’avis de l’expert a été examiné et unifié par le centre de contrôle médico‑légal.

7.4S’agissant de la plainte de l’auteur selon laquelle il aurait été détenu pendant sept jours sans être inculpé, l’État partie observe que le Code de procédure pénale autorise la détention sans inculpation d’un suspect pendant une période qui peut aller jusqu’à 10 jours dans des circonstances exceptionnelles. Dans le cas d’espèce, les poursuites ont été engagées le 22 octobre 1994, l’auteur a été arrêté le même jour et inculpé le 29 octobre 1994, c’est-à-dire dans la limite des 10 jours imposée par la loi.

7.5L’État partie rejette l’allégation de l’auteur selon laquelle l’enquêteur aurait menacé de l’inculper d’une infraction plus grave s’il ne coopérait pas, et affirme qu’en réponse à une question du Président du tribunal au cours du procès, l’auteur a confirmé qu’il n’avait pas été menacé mais avait fait sa déclaration «sans réfléchir».

7.6L’État partie rejette l’allégation de l’auteur, qui soutient que le rapport concernant les lieux du crime n’était pas daté et ne faisait pas référence au tube de métal qu’aurait heurté la tête du défunt; au contraire, il est précisé que le rapport a été établi le 22 octobre 1994, il y est fait référence à un tube de métal, et il existe une photographie sur laquelle on peut voir le tube en question.

7.7L’État partie soutient que l’affirmation selon laquelle la procédure engagée contre l’auteur était partiale ou incomplète est dénuée de fondement, et il observe que l’auteur n’a pas mentionné ce grief devant les tribunaux ou les autorités russes. Il affirme que l’auteur a été interrogé en présence de l’avocat de son choix, et qu’au cours de la période pendant laquelle il a été détenu, il a déclaré ne pas avoir besoin d’avocat. Enfin, l’État partie note que si l’auteur n’a pas été informé de ses droits au titre de l’article 51 de la Constitution, qui dispose qu’un accusé n’est pas tenu de témoigner contre lui‑même, c’est parce que la Cour suprême a introduit cette exigence par un arrêt du 31 octobre 1995 − or le procès de l’auteur s’est tenu en juin 1995. En tout état de cause, l’auteur a été informé de ses droits au titre de l’article 46 du Code de procédure pénale, qui prévoit qu’un accusé a le droit de faire ou de ne pas faire de déclaration sur les charges retenues contre lui.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

8.Dans ses commentaires aux observations de l’État partie, datés du 5 février 2002, l’auteur soutient que le témoin Chikin aurait pu être localisé et présenté au tribunal pour y subir un contre‑interrogatoire, si l’État partie avait fait preuve d’un minimum de «bonne volonté». Il affirme que le refus du tribunal de faire droit à sa demande d’expertise médicale complémentaire a violé les droits consacrés au paragraphe 3 e) de l’article 14 du Pacte, et que le fait que sept jours se sont écoulés avant qu’il ne soit inculpé est incompatible avec le paragraphe 3 a) de l’article 14, qui exige qu’un accusé soit rapidement informé des charges retenues contre lui. L’auteur réitère ses affirmations selon lesquelles il aurait été menacé par l’enquêteur et que le procès n’a pas été objectif. Il note également que l’article 51 de la Constitution était en vigueur et avait force légale depuis le 12 décembre 1993.

Délibérations du Comité

9.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif. Le Comité n’ignore pas que, bien qu’il se soit déjà prononcé sur la recevabilité de la communication, il doit tenir compte de toutes les informations ultérieurement reçues des parties, susceptibles d’avoir une incidence sur la recevabilité des autres demandes de l’auteur.

9.2Tout d’abord, le Comité observe que la lettre de l’auteur du 5 février 2002, relative aux violations alléguées du paragraphe 3 a) de l’article 14, est identique quant au fond à celle que celui-ci lui a adressée au titre du paragraphe 2 de l’article 9 (voir par. 3.4 ci-dessus), et qui a été déclarée irrecevable. En outre, bien que se référant au paragraphe 3 a) de l’article 14, les allégations ne se rapportent pas, sur le plan des faits, à cette disposition. Dans ces circonstances, le Comité estime que l’auteur n’a pas suffisamment étayé ses dires, aux fins de la recevabilité. Par conséquent la demande de l’auteur au titre du paragraphe 3 a) de l’article 14 du Pacte est irrecevable.

9.3L’auteur affirme que les droits qui lui sont garantis par l’article 14 ont été violés parce qu’il n’a pas eu la possibilité de procéder au contre‑interrogatoire de Chikin, de faire comparaître l’expert et d’appeler d’autres témoins à la barre. Certes, les efforts pour localiser Chikin sont restés vains pour des raisons que l’État partie n’a pas indiquées, mais un poids considérable a été accordé à sa déposition sans que l’auteur ait eu la possibilité de procéder à son contre‑interrogatoire. En outre, le tribunal de la région d’Orlov n’a pas expliqué pourquoi il a refusé de faire comparaître l’expert et d’appeler à la barre d’autres témoins. Pris ensemble, ces facteurs amènent le Comité à conclure que les tribunaux n’ont pas respecté le principe de l’égalité entre l’accusation et la défense dans la présentation des preuves, ce qui constitue un déni de justice. En conséquence, le Comité conclut que les droits reconnus à l’auteur en vertu de l’article 14 ont été violés.

9.4Au vu des constatations ci‑dessus du Comité, il n’est pas nécessaire d’examiner les autres griefs de l’auteur concernant l’objectivité de preuves présentées au tribunal.

9.5De même, au regard des informations dont il dispose, le Comité ne peut pas se prononcer sur le fait de savoir si l’enquêteur a effectivement menacé l’auteur pour l’obliger à faire certaines déclarations. En tout état de cause, et selon l’État partie, l’auteur ne s’est pas plaint de ces menaces présumées, mais il a au contraire déclaré au tribunal qu’il n’avait pas été menacé. Dans ces circonstances, le Comité considère que l’auteur n’a pas épuisé les voies de recours internes en ce qui concerne ces allégations et déclare par conséquent cette plainte irrecevable au titre du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

9.6S’agissant du grief selon lequel l’auteur n’aurait pas été informé de ses droits en vertu de l’article 51 de la Constitution, le Comité observe que la lettre de l’État partie précise que l’auteur a été informé de ses droits au titre de l’article 46 du Code de procédure pénale, qui prévoit qu’un accusé a le droit de faire ou de ne pas faire de déclaration sur les charges retenues contre lui. En l’espèce, et en particulier compte tenu de ce que l’auteur n’a pas contesté l’argument de l’État partie, le Comité considère que les informations dont il dispose ne permettent pas d’établir que le paragraphe 3 g) de l’article 14 a été violé.

9.7En ce qui concerne l’allégation de violation du paragraphe 5 de l’article 14, il ressort des documents dont le Comité est saisi que la sentence et le verdict de culpabilité frappant l’auteur ont été examinés par la Cour suprême de l’État partie. Le Comité en conclut qu’il n’y a pas violation dudit article.

10.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 14 du Pacte.

11.En application du paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, le Comité considère que l’auteur a droit à un recours approprié sous la forme d’une indemnisation et d’une libération immédiate.

12.En adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu la compétence du Comité pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie. Le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est également invité à rendre publiques les constatations du Comité.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

G. Communication n o 867/1999, Smartt c. République du Guyana (Constatations adoptées le 6 juillet 2004, quatre ‑vingt ‑unième session)*

Présentée par:

Mme Daphne Smartt (non représentée par un conseil)

Au nom de:

Son fils, M. Collin Smartt

État partie:

République du Guyana

Date de la communication:

28 mars 1999 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 6 juillet 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication no 867/1999, présentée au nom de Collin Smartt en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication est Mme Daphne Smartt, qui présente la communication au nom de son fils Collin Smartt, de nationalité guyanienne, né en 1959, en attente d’exécution à la prison d’État de Georgetown, au Guyana. Elle affirme que son fils est victime de violations des droits de l’homme par le Guyana. L’auteur n’invoque aucun article spécifique du Pacte, mais la communication semble soulever des questions au titre des articles 6 et 14. Elle n’est pas représentée par un conseil.

1.2Conformément à l’article 86 de son règlement intérieur, le Comité s’est adressé à l’État partie, en date du 28 avril 1999, pour lui demander de surseoir à l’exécution de M. Collin Smartt tant que sa communication serait à l’examen.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le fils de l’auteur a été inculpé de meurtre le 31 octobre 1993, puis reconnu coupable et condamné à mort le 16 mai 1996. La Cour suprême a confirmé en appel le verdict de culpabilité et la peine.

2.2Il ressort des éléments présentés par l’auteur que, selon l’acte d’accusation, le fils de l’auteur, alors incarcéré dans une prison de Georgetown, a poignardé le 31 octobre 1993, un de ses codétenus, M. Raymond Sparman, au moyen d’un câble rigide muni d’une pièce de métal affûtée. M. Sparman est décédé peu après des suites de ses blessures.

2.3En réponse aux accusations de meurtre formulées à son encontre, Collin Smartt a déclaré le 31 octobre 1993 à la police qu’il avait été agressé et frappé avec un morceau de bois par M. Sparman. Il a ajouté qu’il ne se souvenait plus de ce qui s’était produit après cet incident, car il avait perdu connaissance et n’avais repris conscience qu’après avoir été conduit à la prison de Brickton.

2.4Le 31 octobre 1993, le fils de l’auteur a été inculpé de meurtre. Plusieurs témoins à charge ont été entendus par le tribunal compétent (Magisterial Court) de Georgetown à partir du 16 novembre 1993 dans le cadre de l’enquête préliminaire (procédure de mise en accusation), le premier témoin à déposer étant la sœur du défunt, qui a affirmé qu’il s’agissait de Raymond Sparman. Le fils de l’auteur était présent à l’audience de mise en accusation sans bénéficier des services d’un conseil.

2.5Dans sa déposition, le principal témoin à charge, M. Edward Fraser, gardien chef à la prison de Georgetown, a indiqué qu’il était de service le 31 octobre 1993 et qu’à 8 h 50 il avait vu M. Sparman debout dans la partie est de la cour de la prison et qu’il avait du sang qui coulait sous l’œil. M. Sparman était ensuite passé devant lui en courant et avait ramassé un bout de bois dans la cour. M. Fraser avait alors aperçu Collin Smartt qui se précipitait dans sa direction avec un instrument d’une vingtaine de centimètres de long à la main. M. Fraser lui avait ordonné de lâcher cet instrument, mais il n’avait pas obtempéré et s’en était pris à M. Sparman. Arrivé à hauteur des deux hommes, M. Fraser avait vu Collin Smartt brandir l’instrument, sans toutefois voir s’il avait touché M. Sparman. M. Fraser avait agrippé la main droite de M. Smartt qui se battait avec M. Sparman. Ce dernier était parvenu à se dégager, était tombé puis s’était relevé avant de prendre la fuite en direction du portail principal, suivi par plusieurs prisonniers. Collin Smartt s’était aussi lancé à la poursuite de Sparman et M. Fraser avait suivi la foule. Il avait vu des prisonniers qui lui amenaient Collin Smartt. Après l’avoir enfermé, il était retourné dans la zone du portail principal et avait trouvé M. Sparman par terre. Pendant le contre-interrogatoire, M. Fraser a déclaré ne pas avoir vu Collin Smartt blesser Sparman.

2.6Un autre témoin à charge, Clifton Britton, également gardien de prison, a indiqué dans sa déposition que le 31 octobre 1993 il avait assisté à une altercation entre le fils de l’auteur et Sparman dans la cour de la prison et qu’il les avait séparés avec l’aide d’autres détenus. Au cours du contre-interrogatoire, M. Britton a déclaré ne pas avoir vu Collin Smartt blesser Sparman.

2.7Le rapport du médecin légiste en date du 5 novembre 1993 confirme que le corps de M. Sparman présentait une blessure par lacération à la joue sous l’œil droit et une petite blessure au côté gauche de l’abdomen, et attribue le décès «à une hémorragie et à un état de choc entraînés par la perforation de vaisseaux sanguins dans l’abdomen et la perforation des intestins par un instrument pointu».

2.8À la fin de l’audience, le fils de l’auteur a clamé son innocence et, en réponse à la question de savoir s’il souhaitait dire quelque chose pour réfuter les charges retenues contre lui, il s’est réservé le droit de se défendre − sans citer de témoins. Le juge l’a mis en accusation du chef de meurtre et l’a renvoyé pour jugement devant la Chambre pénale de la Cour suprême, le procès devant commencer en juin 1994.

2.9Au procès, le fils de l’auteur était représenté par un avocat qu’il avait désigné lui‑même. Le conseil n’a cité aucun témoin à décharge, se bornant à soumettre les témoins à charge à un contre-interrogatoire. La plupart des témoins à charge ont réitéré leurs déclarations au procès, en apportant davantage de détails.

2.10À l’issue de l’audition de tous les témoins, le conseil a fait valoir, en l’absence du jury, que l’accusation n’était pas parvenue à démontrer l’existence de présomptions sérieuses, qu’aucun élément de preuve direct permettant d’établir que Collin Smartt avait porté un coup fatal à M. Sparman n’avait été produit et que la blessure pouvait avoir été infligée par quelqu’un d’autre. Le jury en était dès lors réduit à de simples conjectures. Dans une déclaration faite depuis le banc des accusés, le fils de l’auteur a nié avoir poignardé M. Sparman et a affirmé que d’autres détenus avaient un motif de tuer M. Sparman et avaient eu l’occasion et la possibilité de le faire.

2.11Le 16 mai 1996, après avoir entendu les instructions détaillées du Président de la Cour, les membres du jury ont déclaré à l’unanimité le fils de l’auteur coupable de meurtre et l’ont condamné à mort.

2.12Le 23 mai 1996, par l’intermédiaire d’un conseil, le fils de l’auteur a fait appel de sa condamnation auprès de la Cour suprême, au motif que le juge du fond avait commis une erreur en concluant qu’il existait des éléments suffisants contre lui, que sa défense n’avait pas été présentée de manière adéquate au jury, que les instructions du juge du fond au sujet des éléments de preuve indirects étaient inadéquates puisqu’il n’avait pas signalé avec suffisamment d’insistance aux membres du jury que, pour rendre leur verdict, il leur fallait examiner tous les éléments de preuve considérés ensemble et non pas la valeur probante des différents éléments pris séparément, et que rien n’avait été fait pour aider le jury en lui expliquant les dispositions de la loi applicables s’agissant de tirer des conclusions à partir des éléments de preuve produits dans l’affaire. L’appel a été rejeté et la condamnation à mort du fils de l’auteur confirmée le 26 mars 1999.

2.13En date du 4 août et du 24 septembre 2003 l’auteur a donné des renseignements supplémentaires: son fils était toujours dans le quartier des condamnés à mort, la condamnation à mort n’avait pas été commuée en réclusion à perpétuité et elle n’avait pas été notifiée d’une éventuelle date pour l’exécution.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que le procès de son fils n’a pas été équitable du fait que le seul élément de preuve retenu contre lui était le témoignage de M. Fraser, selon lequel son fils avait essayé de porter un coup au défunt mais l’avait raté.

3.2L’auteur affirme en outre qu’aucun témoin n’a été autorisé à déposer en faveur de son fils, qui s’est retrouvé seul face à l’État partie.

3.3L’auteur demande que la peine de mort soit commuée en réclusion à perpétuité ou que son fils soit gracié ou remis en liberté, eu égard aux circonstances.

Demande d’observations adressée par le Comité à l’État partie

4.Par une note verbale datée du 28 avril 1999, le Comité a prié l’État partie de soumettre ses observations sur la recevabilité et le fond de la communication. Malgré quatre lettres de rappel, en date du 14 décembre 2000, du 24 juillet 2001, du 11 mars 2003 et du 10 octobre 2003, il n’a reçu aucune information.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

5.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

5.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’avait pas été soumise à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement, et que le fils de l’auteur avait épuisé tous les recours internes disponibles conformément au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

5.3S’agissant de l’allégation selon laquelle la condamnation de Collin Smartt reposait sur des preuves insuffisantes, le Comité note qu’elle concerne l’appréciation des faits et des éléments de preuve par le juge du fond et par le jury. Le Comité rappelle qu’il appartient généralement aux juridictions d’appel des États parties au Pacte, et non au Comité, d’apprécier les faits et les éléments de preuve dans un cas d’espèce, sauf s’il peut être établi que l’appréciation des éléments de preuve et les instructions données au jury ont été manifestement arbitraires ou ont représenté un déni de justice. Le Comité note que le fait qu’une condamnation pénale repose éventuellement sur des preuves indirectes, comme l’auteur affirme que c’est le cas en l’espèce, ne permet pas en soi de conclure que l’appréciation des faits et des preuves ou le procès en tant que tel ont été manifestement entachés d’arbitraire ou ont constitué un déni de justices. En conséquence, le Comité estime que l’auteur n’a pas étayé sa plainte aux fins de la recevabilité et que cette partie de la communication est donc irrecevable conformément à l’article 2 du Protocole facultatif.

5.4En ce qui concerne le grief de l’auteur qui affirme que son fils s’est vu refuser le droit de faire interroger des témoins à décharge, le Comité note qu’il n’est pas corroboré par les comptes rendus d’audience. Ainsi, lorsque la Cour a demandé au conseil s’il souhaitait appeler à la barre un témoin à décharge, celui-ci a répondu par la négative. Le Comité fait observer que le conseil a été engagé personnellement par le fils de l’auteur et que sa prétendue incapacité à représenter ce dernier de manière appropriée ne peut être imputée à l’État partie. Dans ces conditions, le Comité estime que l’auteur n’a pas étayé sa plainte aux fins de la recevabilité et que cette partie de la communication est donc irrecevable conformément à l’article 2 du Protocole facultatif.

5.5Pour ce qui est de l’affirmation de l’auteur qui fait valoir que le procès de son fils aurait été par ailleurs inéquitable, le Comité note que les comptes rendus d’audience transmis par l’auteur font apparaître que son fils n’a pas été représenté par un conseil durant la procédure de mise en accusation. Il relève également avec inquiétude que, malgré plusieurs lettres de rappel, l’État partie n’a pas soumis d’observations au sujet de la communication, pas même au sujet de sa recevabilité. En l’absence d’observations de la part de l’État partie, le Comité estime que l’auteur a suffisamment étayé le grief tiré de l’iniquité du procès, et déclare donc la communication recevable en ce qu’elle touche à des questions relevant de l’article 6 et de l’alinéa d du paragraphe 3 de l’article 14 du Pacte.

Examen au fond

6.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été soumises, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif. De plus, l’État partie n’ayant pas coopéré avec le Comité pour la question dont il est saisi, il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur dans la mesure où elles ont été étayées. Le Comité rappelle à ce sujet que les États parties sont tenus, en vertu du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif, de coopérer avec le Comité et de lui soumettre par écrit des explications ou déclarations éclaircissant la question et indiquant, le cas échéant, les mesures qu’ils pourraient avoir prises pour remédier à la situation.

6.2Le Comité doit déterminer si le fait que le fils de l’auteur n’a pas bénéficié des services d’un conseil durant la procédure de mise en accusation constitue une violation du paragraphe 3 d) de l’article 14 du Pacte.6.3Le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle une représentation doit être assurée à tous les stades de la procédure pénale, en particulier dans les cas où la peine de mort est encourue. Les audiences préliminaires qui se sont déroulées devant la Magisterial Court de Georgetown entre le 16 novembre 1993 et le 6 mai 1994, c’est-à-dire après que le fils de l’auteur eut été inculpé de meurtre − le 31 octobre 1993 −, font partie intégrante de la procédure pénale. En outre, le fait que la plupart des témoins à charge ont été interrogés à ce stade de la procédure pour la première fois et ont fait l’objet d’un contre-interrogatoire par le fils de l’auteur montre que dans l’intérêt de la justice il aurait fallu que le fils de l’auteur bénéficie de l’assistance d’un conseil par l’octroi de l’aide juridictionnelle ou de toute autre manière. En l’absence de toute réponse de l’État partie concernant le fond de l’affaire à l’examen, le Comité estime que les faits dont il est saisi font apparaître une violation du paragraphe 3 d) de l’article 14 du Pacte.

6.4Le Comité rappelle que le prononcé d’une condamnation à mort à l’issue d’un procès au cours duquel les dispositions du Pacte n’ont pas été respectées constitue une violation de l’article 6 du Pacte. En l’espèce, la condamnation à mort a été prononcée sans que soient respectées les prescriptions relatives à un procès équitable énoncées à l’article 14 du Pacte, ce qui constitue un autre manquement à l’article 6.

7.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 6 et du paragraphe 3 d) de l’article 14 du Pacte.

8.Conformément au paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer au fils de l’auteur un recours utile, sous la forme de la commutation de la condamnation à mort. L’État partie est en outre tenu de prendre des mesures pour empêcher que des violations analogues ne se reproduisent à l’avenir.

9.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est également invité à rendre publiques les constatations du Comité.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

H. Communication n o  868/1999, Wilson c. Philippines (Constatations adoptées le 30 octobre 2003, soixante ‑dix-neuvième session)*

Présentée par:

M. Albert Wilson(représenté par un conseil, Mme Gabriela Echeverria)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Philippines

Date de la communication:

15 juin 1999 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 30 octobre 2003,

Ayant achevé l’examen de la communication no 868/1999, présentée au nom de M. Albert Wilson en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.L’auteur de la communication, datée initialement du 15 juin 1999, est M. Albert Wilson, ressortissant britannique qui a résidé aux Philippines de 1990 à 2000, avant d’aller vivre au Royaume‑Uni. Il affirme être victime de violations par les Philippines des paragraphes 2 et 3 de l’article 2, des articles 6, 7, 9, des paragraphes 1 et 2 de l’article 10 et des paragraphes 1, 2, 3 et 6 de l’article 14. Il est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 16 septembre 1996, l’auteur a été arrêté de force sans mandat suite à une plainte déposée pour viol par le père biologique de sa belle‑fille de 12 ans, et conduit au commissariat de police. Il n’a pas été informé de ses droits et, ne parlant pas la langue locale, il ignorait les raisons de son arrestation. Au commissariat de police, il a été détenu dans une cage de 1,2 m de côté avec trois autres hommes et accusé le lendemain de tentative de viol sur la personne de sa belle‑fille. Il a ensuite été transféré à la prison municipale de Valenzuela où il a été alors accusé de viol. Là, on l’a roué de coups et maltraité dans un «cercueil de béton». Quarante hommes étaient détenus dans une cellule de 4,8 m de côté, aérée par une ouverture de 15 cm à 3 m du sol. Un gardien en état d’ébriété a tiré sur un détenu et, à plusieurs reprises, des gardiens ont pointé leur pistolet sur sa tête. Un gardien l’a frappé de sa matraque sur la plante des pieds et d’autres détenus lui ont donné des coups sur l’ordre des gardiens. On lui a, à lui aussi, intimé l’ordre de frapper d’autres détenus et, comme il refusait, on l’a roué de coups. Constamment il était soumis aux extorsions d’autres détenus avec l’assentiment et, dans certains cas, directement sur les instructions des autorités pénitentiaires et roué de coups lorsqu’il refusait de payer ou de se plier aux ordres. Il n’y avait pas d’eau courante, les conditions sanitaires laissaient à désirer (la cellule était équipée d’une seule cuvette de toilettes sans chasse d’eau pour tous les détenus), il n’existait pas de parloir et les rations étaient réduites au minimum. Par ailleurs, l’auteur n’était pas séparé des détenus condamnés.

2.2Du 6 novembre 1996 au 15 juillet 1998, l’auteur a été jugé pour viol. Il a soutenu d’emblée que l’allégation était fabriquée de toutes pièces et plaidé non coupable. La mère et le frère de sa belle‑fille ont témoigné à décharge, déclarant que l’un comme l’autre se trouvaient à la maison lorsque l’incident aurait eu lieu et qu’il n’aurait pu se produire sans qu’ils en aient connaissance. Le médecin de la police, qui a examiné la fillette dans les 24 heures qui ont suivi le prétendu incident, a, selon l’auteur, dressé un constat d’examen interne et externe «tout à fait incompatible» avec un viol qui aurait été commis sous la contrainte. Les éléments de preuve médicaux produits au cours du procès contredisaient aussi cette allégation et, selon l’auteur, ont démontré en fait que l’acte incriminé ne pouvait pas s’être produit comme on le prétendait. D’autres témoins ont aussi apporté la preuve que cette histoire de viol avait été montée de toutes pièces par le père naturel de la belle‑fille pour extorquer de l’argent à l’auteur.

2.3Le 30 septembre 1998, l’auteur a été reconnu coupable de viol et condamné à mort ainsi qu’au versement de dommages‑intérêts de 50 000 pesos par le tribunal régional de Valenzuela. Selon l’auteur, la condamnation reposait uniquement sur le témoignage de la jeune fille qui a reconnu avoir menti lorsqu’elle avait tout d’abord formulé l’allégation de tentative de viol et dont la déposition au procès était entachée d’incohérences multiples.

2.4L’auteur a alors été incarcéré au quartier des condamnés à mort dans la prison de Muntinlupa où un millier de condamnés à mort étaient détenus dans trois dortoirs. Les détenus philippins ne cessaient d’extorquer de l’argent aux étrangers avec l’assentiment et parfois sur les ordres des autorités pénitentiaires. L’auteur se réfère à des articles parus dans la presse selon lesquels la prison était sous la coupe de gangs et de fonctionnaires corrompus, à la merci desquels l’auteur est resté tout le temps qu’il a été détenu dans le quartier des condamnés à mort. Plusieurs membres de la direction de la prison ont été condamnés pour avoir extorqué de l’argent à des détenus et de grandes quantités d’armes ont été découvertes dans les cellules. L’auteur a fait l’objet de pressions et de tortures pour qu’il donne de l’argent aux gangs et aux autorités. Il n’y avait pas de gardiens dans le dortoir ni dans les cellules qui abritaient plus de 200 détenus et n’étaient jamais verrouillées. On lui avait retiré son argent et ses effets personnels avant qu’il arrive à la prison et comme, pendant les trois premières semaines, il n’avait reçu aucune visite, il s’était trouvé privé de produits de première nécessité (savon, literie, etc.). On servait pour toute nourriture aux détenus du riz cuit non lavé et d’autres substances inadaptées. Les installations sanitaires se réduisaient à deux cuvettes sans chasse d’eau dans une pièce qui faisait aussi office de douche collective pour 200 personnes.

2.5L’auteur a été contraint de payer pour l’espace de 2,4 m de côté où il dormait et de soutenir financièrement ses huit autres codétenus. Il a été obligé de dormir à côté d’individus à l’esprit dérangé par la drogue et de personnes qui délibérément et constamment le privaient de sommeil. On l’a tatoué de force du signe distinctif d’un gang. On étendait des détenus sur un banc à la vue de tous et on les frappait aux mollets avec un morceau de bois ou, d’une façon ou d’une autre, on leur «apprenait à vivre». L’auteur déclare avoir vécu dans une peur de tous les instants, à deux doigts de la mort et proche de la dépression et du suicide; il a vu six détenus partir pour être exécutés et cinq autres décéder de mort violente. Craignant de mourir à l’issue d’un procès «cruellement inéquitable et partial», il avait été en proie à une profonde détresse physique et mentale et s’était senti «complètement désemparé et désespéré». Il se trouve donc à l’état de «loque financièrement et, à bien des égards, psychiquement».

2.6Le 21 décembre 1999, c’est-à-dire après qu’il eut envoyé sa communication en vertu du Protocole facultatif, la Cour suprême, examinant son affaire dans le cadre d’une révision automatique, a annulé la condamnation, la jugeant fondée sur des allégations «indignes de foi» et ordonné la libération immédiate de l’auteur. Le Solicitor general avait déposé un dossier auprès de la Cour recommandant l’acquittement attendu que les contradictions importantes dans la déposition du témoin, ainsi que les éléments de preuve matériels à décharge, emportaient l’intime conviction que la culpabilité de l’auteur n’avait pas été suffisamment établie.

2.7Le 22 décembre 1999, lorsqu’il a été libéré du quartier des condamnés à mort, le Bureau de l’immigration a levé l’interdiction de sortie du territoire à condition que l’auteur s’acquitte de taxes et amendes s’élevant à 22 740 pesos pour avoir séjourné aux Philippines alors que son visa de touriste avait expiré. Cette décision s’appliquait à toute la durée de sa détention et, s’il n’avait pas obtempéré, jamais il n’aurait pu quitter le pays pour rentrer au Royaume‑Uni. Elle a été confirmée après que l’Ambassadeur du Royaume‑Uni aux Philippines eut fait recours et tous les efforts déployés ultérieurement depuis le Royaume‑Uni auprès du Bureau de l’immigration et de la Cour suprême pour recouvrer cette somme se sont avérés vains.

2.8À son retour au Royaume‑Uni, l’auteur a demandé à être indemnisé conformément à la loi philippine no 7309, portant création d’un conseil d’indemnisation au sein du Département de la justice en faveur des victimes d’emprisonnement ou de détention injuste, l’indemnisation étant proportionnelle au nombre de mois passés en détention. Après enquête, il a été informé le 21 février 2001 que, le 1er janvier 2001, on lui avait accordé une indemnité de 14 000 pesos, mais que, pour la toucher, il devrait se rendre en personne aux Philippines. Le 12 mars 2001, il a écrit au Conseil d’indemnisation lui demandant de reconsidérer le montant accordé au motif que, aux termes de la loi, les 40 mois qu’il avait passés en prison devaient lui valoir 40 000 pesos. Le 23 avril 2001, il a été informé que la somme réclamée «était fonction des ressources disponibles» et que la personne à l’origine des malheurs de l’auteur était le plaignant qui l’avait accusé de viol. L’auteur n’a reçu aucune autre précision sur la différence entre la somme accordée et celle réclamée.

2.9Le 9 août 2001, après avoir demandé un visa de touriste pour rendre visite à sa famille, l’auteur a été informé qu’ayant séjourné aux Philippines au‑delà de la date d’expiration de son visa et ayant été condamné pour un crime à mettre au compte de la turpitude morale, son nom figurait sur une liste noire du Bureau de l’immigration. Lorsqu’il s’est enquis des raisons pour lesquelles la condamnation avait un tel effet alors qu’elle avait été annulée, on lui a fait savoir que pour obtenir une autorisation de voyage il aurait à se rendre au Bureau de l’immigration aux Philippines mêmes.

2.10L’auteur a alors voulu engager une action civile en réparation, attendu que la mesure d’indemnisation administrative décrite plus haut ne tiendrait pas compte de l’étendue des souffrances physiques et psychologiques qu’il avait subies. Il n’avait pas droit à l’aide juridictionnelle aux Philippines et depuis l’étranger ne pouvait pas obtenir d’aide juridique gratuite.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur fait valoir une violation des articles 6 et 7 en raison de l’imposition obligatoire de la peine capitale aux termes de l’article 11 de la loi no 7659 pour le viol d’une mineure avec laquelle l’auteur a des relations parentales. Un tel crime n’entre pas nécessairement dans les «crimes les plus graves» puisqu’il n’entraîne pas la perte de la vie et que les circonstances dans lesquelles une telle infraction est commise peuvent varier considérablement d’un cas à un autre. C’est pour ces raisons que l’imposition obligatoire de la peine capitale est disproportionnée par rapport à la gravité du crime présumé et contraire à l’article 7. Elle est aussi disproportionnée et inhumaine, car elle ne tient aucun compte des faits propres à chaque cas (qu’il s’agisse du crime lui même ou de son auteur) à titre de circonstances atténuantes.

3.2L’auteur soutient que le temps qu’il a passé dans le quartier des condamnés à mort a constitué une violation de l’article 7, d’autant que le procès a été entaché de vices de forme massifs. Il y aurait en l’espèce violation de l’article 7 parce que le procès a été clairement inéquitable et que le verdict, manifestement dénué de fondement, a entraîné désarroi et anxiété chez l’auteur puisqu’il a été condamné à tort. Le traitement et les conditions spécifiques auxquels il a été soumis pendant son séjour dans le quartier des condamnés à mort n’ont fait qu’aggraver les choses.

3.3S’agissant de l’article 9, l’auteur fait valoir que son arrestation initiale a eu lieu en l’absence de mandat et en violation du droit interne applicable aux arrestations. Il n’a pas été informé non plus au moment de son arrestation des raisons qui la motivaient dans une langue qu’il pouvait comprendre, ni déféré rapidement devant un juge.

3.4S’agissant de la violation des paragraphes 1, 2 et 3 de l’article 14, l’auteur affirme tout d’abord que son procès était inéquitable. Il soutient que dans les affaires propres à déchaîner les passions, comme le viol d’un enfant, un juge unique n’est pas forcément à l’abri de pressions, que son indépendance et son impartialité peuvent en souffrir et qu’il ne devrait pas être autorisé à prononcer la peine de mort; au contraire, un juge et un jury ou un collège composé de plusieurs magistrats devraient être saisis des affaires passibles de la peine capitale. Le juge du fond aurait subi d’«énormes pressions» de personnes du quartier qui avaient rempli la salle d’audience et attendaient la condamnation de l’auteur. Selon ce dernier, on avait aussi fait venir des gens d’autres quartiers.

3.5Deuxièmement, l’auteur fait valoir que l’analyse du tribunal du fond était manifestement infondée et violait son droit à la présomption d’innocence, lorsque le juge a fait observer que le moyen de défense choisi par l’auteur, tendant à nier que les faits dénoncés aient bien eu lieu «ne pouvait prévaloir sur les assertions positives de la jeune victime». Vu l’irréversibilité de la peine de mort, l’auteur fait valoir que les procès qui peuvent se solder par l’imposition de la peine capitale doivent observer scrupuleusement toutes les normes internationales. Se référant aux Garanties pour la protection des droits des personnes passibles de la peine de mort, l’auteur remarque qu’une peine capitale doit reposer «sur des preuves claires et convaincantes ne laissant place à aucune autre interprétation des faits».

3.6S’agissant du paragraphe 6 de l’article 14, l’auteur fait observer que, au regard tout spécialement de la procédure d’indemnisation prévue en droit philippin, l’État partie était tenu d’indemniser équitablement et correctement les victimes d’erreurs judiciaires. En l’espèce, les dommages-intérêts accordés effectivement représentaient environ un quart de ce à quoi l’auteur avait droit en vertu de ce régime, or cette somme était pratiquement réduite à néant par le fait qu’il devait s’acquitter de taxes et amendes d’immigration. Dans une plainte connexe dénonçant la violation du paragraphe 3 de l’article 2, l’auteur soutient qu’au lieu d’avoir été indemnisé en bonne et due forme de ces violations, il a été contraint de payer pour le temps passé injustement en détention et demeure sur la liste d’étrangers indésirables, quand bien même il a été entièrement lavé de tout soupçon, ce qui viole son droit à un recours utile, revient à lui imposer une double peine et va à l’encontre de ses droits familiaux.

3.7Pour ce qui est des questions de recevabilité, l’auteur déclare n’avoir soumis de plainte à aucune autre procédure internationale et, en ce qui concerne les conditions de détention, qu’il a sans succès cherché à appeler l’attention sur le traitement qui lui avait été réservé en prison et ses conditions de détention. Ce recours ne pouvait aboutir car il n’avait accès qu’aux personnes elles‑mêmes responsables des incidents qu’il dénonçait.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans une lettre du 5 août 2002, l’État partie conteste la communication quant à sa recevabilité et au fond, faisant valoir que l’auteur pourrait engager toutes sortes de recours judiciaires, quasi‑judiciaires ou administratifs. L’article 32 du Code civil fait obligation à tout fonctionnaire ou particulier d’indemniser quiconque a été victime d’une atteinte à ses droits et libertés, y compris à son droit de ne pas faire l’objet d’une arrestation arbitraire, de peines cruelles, etc. L’auteur peut aussi demander des dommages-intérêts pour poursuites malveillantes et/ou engager une action pour violation du Code pénal révisé, au titre d’atteintes à la liberté et à la sécurité ou à l’honneur. Il peut aussi déposer plainte auprès de la Commission philippine des droits de l’homme, mais s’en est abstenu. L’arrêt de la Cour suprême annulant le jugement rendu par la juridiction inférieure, qui découlait d’un examen systématique des affaires entraînant l’imposition de la peine capitale, montre que le système judiciaire offre les garanties d’un procès équitable et des voies de recours satisfaisantes.

4.2Pour ce qui est de la plainte à propos de l’article 7, l’État partie soutient qu’il ne peut pas répondre comme il faut aux allégations formulées car elles méritent un complément d’enquête. En tout état de cause, l’auteur aurait dû soumettre sa plainte à une instance appropriée, comme la Commission philippine des droits de l’homme.

4.3Pour ce qui est de la plainte à propos de l’article 14, l’État partie déclare que l’affaire a été jugée devant un tribunal compétent, que l’auteur a pu produire des preuves et procéder à l’interrogatoire contradictoire des témoins et qu’il a joui d’un droit de recours dont l’issue lui a d’ailleurs été favorable. Rien ne donne à penser non plus que le juge du fond se soit prononcé en se fondant sur autre chose qu’une appréciation de bonne foi des éléments de preuve dont il était saisi.

4.4Quant à l’insuffisance de l’indemnisation versée, l’État partie fait observer que, le 24 août 2001, le Conseil d’indemnisation a accordé à l’auteur une somme complémentaire de 26 000 pesos, portant à 40 000 pesos le montant total de son indemnité, comme il le réclamait. Bien qu’il ait été prévenu qu’il pouvait venir toucher son chèque, l’auteur ne s’était pas encore présenté et le chèque n’était donc plus valable, mais un autre pouvait être facilement établi. Quant à l’affirmation que l’auteur n’a pas pu faire valoir de recours civils, l’État partie fait observer que le Conseil d’indemnisation lui avait conseillé de consulter un avocat mais que l’auteur n’avait pas demandé réparation devant les tribunaux.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Par une lettre du 6 avril 2002, l’auteur répond à d’autres aspects des observations de l’État partie. S’agissant des questions relatives à un procès équitable, il fait observer que le Solicitor general lui-même a estimé que l’accusation portée contre lui avait été sérieusement entachée de vices de forme et que, par conséquent, surtout dans les affaires passibles de la peine capitale, «l’intime conviction», de bonne foi, du juge du fond ne suffisait pas à légitimer une condamnation abusive. La décision prise par la Cour suprême montre bien que la procédure ne respectait pas ce que l’auteur considère comme les normes minimales énoncées à l’article 14. L’auteur soutient que le juge du fond avait fait preuve de partialité à son encontre parce que l’accusé était un homme, avait substitué sa propre appréciation des éléments de preuve d’ordre médical à celle de l’expert compétent et n’avait pas respecté le principe de la présomption d’innocence.

5.2Qui plus est, la demande qu’avait faite l’auteur d’interdire l’accès des médias au procès avait été rejetée et les portes du prétoire avaient été ouvertes à la presse avant même la mise en accusation. Nul n’ignore qu’aux Philippines la police a pour pratique de faire défiler les suspects devant les médias et, en l’espèce, la présence des médias dès le moment où l’auteur a été conduit devant le procureur a entamé l’équité du procès. Au cours de celui-ci, la salle d’audience était remplie de personnes représentant des «organisations de défense des enfants, féministes et de lutte contre la criminalité» qui faisaient pression pour qu’il fût condamné. La présence du public et des médias accroît la crainte d’une procédure partiale dans les affaires qui risquent de déchaîner les passions.

5.3L’auteur estime par ailleurs, en se référant à la décision rendue par le Comité dans l’affaire Mbenge c. Zaïre, que la violation de ses droits au titre de l’article 14 a entraîné l’imposition de la peine de mort, en violation des dispositions du Pacte et par conséquent en violation de l’article 6. Il fait aussi valoir, en renvoyant à la décision prise dans l’affaire Johnson c. Jamaïque, que, attendu que l’imposition de la peine capitale était contraire au Pacte, sa détention qui en découlait, au regard notamment du traitement et des conditions auxquels il avait été soumis, constituait une peine cruelle et inhumaine, contraire à l’article 7.

5.4De façon générale, l’auteur fait valoir, en se référant à l’Observation générale du Comité sur l’article 6, que le rétablissement de la peine capitale dans un État partie est contraire à l’objet et au but du Pacte et viole les paragraphes 1 à 3 de l’article 6. En tout état de cause, la façon dont les Philippines ont réintroduit la peine capitale viole le paragraphe 2 de l’article 6, ainsi que l’obligation énoncée au paragraphe 2 de l’article 2 de donner effet aux droits reconnus dans le Pacte. La loi no 7659, en punissant de la peine de mort 46 infractions (dont 23 systématiquement), est entachée de vices et n’accorde aucune protection aux droits proclamés dans le Pacte.

5.5Au moment du procès de l’auteur, la procédure pénale applicable exigeait que la victime, ses parents ou la personne qui en avait la charge, s’ils n’avaient pas expressément pardonné à l’auteur de l’infraction, portent plainte pour viol. L’auteur soutient que prévoir l’imposition obligatoire de la peine capitale pour une infraction qui ne se prête pas même à l’ouverture automatique de poursuites de la part de l’État revient à faire le jeu de quiconque veut pratiquer l’extorsion − en fabriquant des allégations et en demandant de l’argent en échange d’un pardon exprès. L’auteur n’a cessé de déclarer au procès que le plaignant lui avait réclamé 25 000 dollars des États‑Unis en contrepartie d’une «déclaration sous serment de renonciation». Les souffrances endurées par l’auteur découlent directement de ce que l’État ne garantit pas le respect des procédures et sauvegardes légales les plus élémentaires dans les affaires susceptibles d’entraîner l’imposition de la peine capitale en général, et que l’auteur, en particulier, a pâti de cette carence.

5.6S’agissant des descriptions des conditions de détention dont il a souffert dans la prison de Valenzuela avant d’être condamné, l’auteur renvoie à la jurisprudence du Comité qui n’a cessé de juger ce type de traitement inhumain et contraire aux articles 7 et 10. Les rapports d’Amnesty International et les médias ont rendu compte dans le détail des conditions de détention à Valenzuela qui sont manifestement loin de répondre aux exigences faites par le Pacte à tous les États parties, indépendamment de leur situation budgétaire. L’auteur dénonce aussi une violation spécifique du paragraphe 2 de l’article 10 dans la mesure où il n’a pas été détenu à part des prisonniers condamnés.

5.7L’auteur fait valoir qu’il n’y a pas à faire rapport ou à porter plainte contre des conditions de détention lorsque, de toute évidence, une telle démarche ne peut qu’entraîner des représailles. Il fournit les copies de trois lettres qu’il a bel et bien adressées à la Commission philippine des droits de l’homme en 1997, à la suite de quoi il a été passé à tabac et enfermé dans sa cellule pendant plusieurs jours. En 1999, alors qu’il se trouvait dans le quartier des condamnés à mort, le Département de la justice a été alerté de menaces qui pesaient sur la vie de l’auteur et prié de faire le nécessaire pour le protéger. Cela a eu pour résultat que sa vie s’est trouvée sérieusement menacée, un garde pointant un pistolet contre sa tête (à l’époque, il avait vu tirer sur un autre détenu). L’auteur affirme que l’incapacité de l’État partie de répondre à ces allégations dans ses observations ne fait que souligner l’absence de «mécanisme de contrôle» interne efficace et la nécessité d’enquêter et de l’indemniser pour les violations de l’article 7.

5.8Quant aux conditions de détention dans le quartier des condamnés à mort, elles auraient porté aussi gravement préjudice à sa santé mentale et constituaient une violation de plus de l’article 7. L’auteur a été en proie à une angoisse extrême et à de graves souffrances du fait de sa détention et il ressortait d’un examen psychiatrique général qu’il était «très déprimé et souffrait depuis longtemps de [troubles post-traumatiques] sévères susceptibles de se traduire par un comportement autodestructeur soudain et sévère». L’auteur renvoie à la jurisprudence du Comité selon laquelle si, en principe, le stress mental qui suit la condamnation ne viole pas l’article 7, «il pourrait en aller autrement dans les affaires où la peine capitale est en jeu» et que «chaque affaire doit être considérée sur le fond, compte tenu de la responsabilité de l’État partie … et compte tenu des conditions carcérales propres à l’établissement pénitentiaire en cause et des effets psychologiques sur l’intéressé».

5.9Dans le cas présent, la condamnation et les conditions de détention de l’auteur étaient loin de répondre aux normes minimales et étaient manifestement imputables à l’État partie. En outre, les condamnés à mort qui faisaient appel n’étaient pas séparés de ceux dont la condamnation était devenue définitive. Pendant la détention de l’auteur, six détenus avaient été exécutés (dont trois pour viol). Dans un cas, un problème de communication avait empêché un détenu de jouir d’un sursis à l’exécution accordé par le Président. Dans un autre, trois détenus avaient été exécutés alors même que le Comité des droits de l’homme avait demandé l’adoption de mesures provisoires de protection. Ces faits, qui se sont produits tandis que l’auteur se trouvait dans le quartier des condamnés à mort, ont accru son anxiété et son sentiment de désarroi, au détriment de son état de santé mentale et ont donc constitué une violation de l’article 7.

5.10S’agissant de l’affirmation par l’État partie qu’il existe des voies de recours suffisantes, l’auteur fait valoir que le système ne prévoit pas de voies de recours utiles pour les personnes accusées en détention et que la décision prise par la Cour suprême ne représente qu’une réparation partielle qui ne remédie en rien aux violations du droit de ne pas être soumis par exemple à la torture ou à une détention illégale. La décision de la Cour suprême ne saurait en soi être considérée comme une forme d’indemnisation car elle n’a fait que mettre un terme à une violation imminente de son droit à la vie, que rien n’aurait su compenser. La Cour n’a pas ordonné d’indemniser l’auteur, de le rembourser de ses frais de justice, de réparer ni d’enquêter. Rien n’a été fait pour remédier au préjudice et aux souffrances d’ordre mental qu’il a subis, non plus qu’au tort causé à sa réputation et à son mode de vie, y compris à la publicité qui a été faite autour de lui au Royaume‑Uni comme d’un violeur d’enfant et d’un pédophile.

5.11Loin de recevoir une réparation appropriée pour la violation dont il a souffert, l’auteur a été en fait doublement puni en ayant à payer des taxes d’immigration et en étant empêché d’entrer aux Philippines, deux problèmes restés sans réponse malgré des représentations faites auprès des autorités philippines. Le fait qu’il ne puisse retourner aux Philippines empêche aussi l’auteur de tirer utilement parti des voies de recours disponibles aux Philippines, même si elles étaient satisfaisantes, ce qu’il nie. En particulier, les voies de recours civiles que l’État partie invoque ne sont ni «disponibles» ni «utiles» s’il ne peut entrer dans le pays et, partant, il n’a pas besoin de les épuiser.

5.12Quoi qu’il en soit, selon l’auteur, le droit interne de l’État partie exclut toute voie de recours dans son cas. En effet, la Constitution exige le consentement de l’État pour l’ouverture de poursuites contre lui, consentement qu’il n’a donné ni expressément ni implicitement en l’espèce. D’après la législation, l’État est uniquement responsable du comportement illicite d’«agents spéciaux» (personnes spécialement mandatées pour remplir une tâche donnée). Les fonctionnaires qui agissent dans l’exercice de leurs fonctions sont tenus personnellement responsables du préjudice causé (mais peuvent invoquer l’immunité si l’action engage les biens, les droits ou les intérêts de l’État). Ainsi, l’État n’est pas tenu responsable d’actes illicites d’abus de pouvoir, commis en violation des droits et libertés d’un individu. L’auteur avance par conséquent qu’aucune voie de recours civile ne lui est ouverte qui remédierait correctement aux préjudices subis et que l’État partie n’a pas pris les mesures d’indemnisation voulues, notamment pour remédier à un préjudice découlant de la violation de droits fondamentaux protégés par les articles 6, 7 et 14. En conséquence, il a manqué à son obligation d’assurer les voies de recours utiles prévues au paragraphe 3 de l’article 2.

5.13Enfin, l’auteur fait valoir que les voies de recours autres que judiciaires qui pourraient exister ne sont pas utiles en raison de l’extrême gravité des violations et seraient inappropriées au regard du montant de l’indemnisation réclamée. En premier lieu, si, comme le soutient l’État partie, il n’y a pas trace des plaintes adressées par l’auteur à la Commission philippine des droits de l’homme, l’inefficacité et l’insuffisance de ce mécanisme, surtout pour protéger les droits qui font l’objet des articles 6 et 7 du Pacte, n’en sont que plus flagrantes. En tout état de cause, la Commission ne fait qu’apporter une aide financière, plutôt qu’une indemnisation à proprement parler, et ce recours non judiciaire qui n’offre pas d’indemnisation ne saurait être considéré comme une voie de recours efficace et utile au regard des violations des articles 6 et 7.

5.14Deuxièmement, le mécanisme d’indemnisation administratif qui a un peu dédommagé l’auteur ne saurait être considéré comme remplaçant une voie de recours civile. Le Comité a observé que l’on «ne saurait considérer que des recours … administratifs constituent des recours adéquats et utiles au sens du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte en cas de violation particulièrement grave des droits de l’homme»; au contraire, il est indispensable de pouvoir avoir accès aux tribunaux. En tout état de cause, l’indemnisation prévue est insuffisante au regard du paragraphe 6 de l’article 14 et l’impossibilité dans laquelle se trouve l’auteur d’entrer dans le pays fait perdre toute utilité pratique à cette voie de recours. Même si la somme de 40 000 pesos qui lui a été accordée correspondait au montant maximal autorisé, elle ne représentait qu’un montant dérisoire et symbolique quand bien même on tiendrait compte des différences d’un pays à l’autre en matière d’indemnisation. Après déduction des taxes d’immigration dont il était redevable, il lui resterait environ 18 260 pesos (soit 343 dollars).

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Pour ce qui est de l’épuisement des voies de recours internes, l’État partie soutient que l’auteur pourrait déposer plainte auprès de la Commission philippine des droits de l’homme et saisir les tribunaux au civil. Le Comité observe que l’auteur s’est effectivement plaint auprès de la Commission tandis qu’il était incarcéré, mais n’avait reçu aucune réponse et que la Commission était habilitée à accorder une «aide financière» plutôt qu’une «indemnisation». Il relève aussi qu’une action civile ne peut être engagée contre l’État sans son consentement et que le droit interne limite considérablement la possibilité d’obtenir gain de cause contre un agent de l’État déterminé. Considérant ces éléments à la lumière du fait que l’auteur est interdit d’entrée aux Philippines, le Comité estime que l’État partie n’a pas montré que les recours invoqués étaient à la fois disponibles et utiles et que le Comité n’était pas empêché, aux termes du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif, d’examiner la communication.

6.3L’État partie fait valoir que la décision de la Cour suprême et l’indemnisation ultérieure de l’auteur plaidaient contre la recevabilité de certaines, voire de l’ensemble, des plaintes de l’auteur. Le Comité observe que la communication a été initialement soumise bien avant que la Cour suprême statue sur cette affaire. Dans les cas où il est remédié à une violation du Pacte sur le plan intérieur avant la soumission d’une communication, le Comité peut juger une communication irrecevable au motif par exemple que l’auteur n’a pas le statut de «victime» ou qu’il n’est pas «fondé à se plaindre». En revanche, si la voie de recours invoquée se présente postérieurement à la soumission d’une communication, le Comité peut néanmoins examiner si le Pacte a été violé avant de se demander si la voie de recours offerte répondait aux besoins. (Voir, par exemple, Dergachev c. Bélarus). Il s’ensuit que le Comité considère que les démarches invoquées par l’État partie comme constituant des voies de recours intéressent davantage les points à prendre en considération aux fins de l’examen de la communication quant au fond et de l’utilité du recours à accorder à l’auteur pour toute violation des droits qui lui sont reconnus par le Pacte qu’elles ne font obstacle à la recevabilité des plaintes déjà soumises.

6.4Pour ce qui est de l’allégation au titre des paragraphes 1 et 3 de l’article 14 du Pacte, selon laquelle l’auteur n’a pas bénéficié d’un procès équitable, le Comité constate que cette plainte n’a pas été étayée par des arguments convaincants. Contrairement à ce qu’affirme l’auteur, la Cour suprême n’a pas jugé son procès inéquitable mais a plutôt annulé sa condamnation après avoir réévalué les faits de la cause. En conséquence cette partie de la communication est irrecevable au titre de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.5Pour ce qui est des plaintes de l’auteur au titre du paragraphe 2 de l’article 14 du Pacte concernant la présomption d’innocence, le Comité relève que les événements survenus à compter du moment où l’auteur n’était plus accusé d’une infraction pénale, et ne relèvent pas du paragraphe 2 de l’article 14. Cette partie de la communication est donc irrecevable ratione materiae conformément à l’article 3 du Protocole facultatif.

6.6Pour ce qui est de la plainte formulée au titre du paragraphe 6 de l’article 14 du Pacte, le Comité note que la condamnation de l’auteur a été annulée dans le cadre d’une procédure d’appel ordinaire et non pas sur la base d’un fait nouveau ou d’un élément venant d’être découvert. Dans ces circonstances, cette plainte ne relève pas du paragraphe 6 de l’article 14; en conséquence elle est irrecevable ratione materiae en vertu de l’article 3 du Protocole facultatif.

6.7En l’absence de tout autre obstacle à la recevabilité, le Comité considère les autres plaintes de l’auteur comme suffisamment étayées aux fins de la recevabilité et procède à leur examen quant au fond.

Examen au fond

7.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations communiquées par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

7.2Pour ce qui est des plaintes de l’auteur relatives à l’imposition de la peine capitale, y compris sa condamnation à la peine de mort pour une infraction qui, aux termes d’une loi de l’État partie − adoptée après que la peine de mort eut été une première fois supprimée du Code pénal −, emportait obligatoirement la peine capitale sans que le tribunal qui prononce cette peine ait la possibilité de prendre dûment en compte des circonstances particulières de la cause et de l’accusé, le Comité observe que l’auteur n’est plus sous le coup d’une telle peine puisque sa condamnation et, par conséquent, la peine ont été annulées par la Cour suprême fin décembre 1999 après qu’il eut passé près de 15 mois en prison suite à sa condamnation à la peine capitale. Dans ces circonstances, le Comité juge bon d’aborder les autres griefs de l’auteur relatifs à la peine de mort au titre de l’article 7 du Pacte plutôt que de les examiner séparément au titre de l’article 6.

7.3Pour ce qui est des plaintes de l’auteur au titre des articles 7 et 10 concernant le traitement et les conditions dont il a souffert en détention, tant avant qu’après sa condamnation, le Comité observe que l’État partie, au lieu de répondre aux allégations spécifiques qui étaient formulées, a fait savoir qu’elles méritaient un complément d’enquête. Dans ces conditions, par conséquent, le Comité se voit obligé de donner tout leur poids aux allégations de l’auteur, détaillées et précises. Il estime que les conditions de détention décrites, tout comme le comportement violent et abusif de certains gardiens de prison et d’autres détenus, apparemment avalisé par les autorités pénitentiaires, constituent des atteintes graves au droit de l’auteur, en tant que prisonnier, d’être traité avec humanité et dans le respect de sa dignité inhérente, en violation du paragraphe 1 de l’article 10. Comme au moins certains de ces actes de violence à l’encontre de l’auteur ont été commis soit par les gardiens de prison, soit à leur instigation, soit avec leur consentement, il y a aussi eu violation de l’article 7. Le paragraphe 2 de l’article 10 a été aussi spécifiquement violé du fait qu’avant son procès l’auteur n’a pas été tenu séparé des prisonniers condamnés.

7.4Pour ce qui est des plaintes de l’auteur concernant les souffrances mentales et l’angoisse qu’il a subies par suite de sa condamnation à la peine capitale, le Comité observe que la situation de l’auteur sur le plan mental a été exacerbée par la façon dont il a été traité et les conditions de sa détention, et s’est traduite par un préjudice psychologique durable à l’appui duquel il a fourni des pièces. Vu ces facteurs aggravants qui constituent autant de circonstances déterminantes en sus de la simple longueur du temps passé par l’auteur en prison suite à une condamnation à mort, le Comité conclut que les souffrances de l’auteur en tant que condamné à mort ont constitué une violation supplémentaire de l’article 7. L’arrêt de la Cour suprême portant annulation de la condamnation et de la peine imposées à l’auteur n’a remédié à aucune de ces violations après qu’il eut passé près de 15 mois en prison sous le coup d’une condamnation à mort.

7.5Se référant aux plaintes de l’auteur au titre de l’article 9, le Comité note que l’État partie n’a pas contesté les faits allégués par l’auteur. Aussi les informations fournies par l’auteur doivent‑elles être prises dûment en considération. Le Comité conclut que l’auteur n’a pas été informé, au moment de son arrestation, des raisons qui la motivaient et ni tenu rapidement au courant des charges qui pesaient contre lui, qu’il a été arrêté sans mandat et par conséquent en violation du droit interne et qu’après son arrestation il n’a pas été déféré rapidement devant un juge. En conséquence, il y a eu violation des paragraphes 1, 2 et 3 de l’article 9 du Pacte.

8.Le Comité des droits de l’homme, agissant conformément au paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, considère que les faits, tels qu’il les a établis, font apparaître des violations par les Philippines de l’article 7, des paragraphes 1, 2 et 3 de l’article 9 et des paragraphes 1 et 2 de l’article 10 du Pacte.

9.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur de la communication un recours utile. En ce qui concerne les violations de l’article 9, l’État partie devrait indemniser l’auteur. Pour ce qui est des violations des articles 7 et 10 dont il a souffert en détention, y compris suite à sa condamnation à mort, le Comité observe que l’indemnisation prévue par l’État partie en vertu de son droit interne ne visait pas ce type de violations et que l’indemnisation due à l’auteur devrait tenir compte à la fois de la gravité des violations et du préjudice qui lui a été causé. Le Comité rappelle à ce propos le devoir qui incombe à l’État partie de procéder à une enquête approfondie et impartiale sur les incidents survenus pendant la détention de l’auteur et de tirer les conséquences pénales et disciplinaires qui s’imposent pour les personnes qui en seront jugées responsables. S’agissant de l’imposition de taxes d’immigration et de l’interdiction de visa, le Comité est d’avis que, pour remédier aux violations du Pacte, l’État partie devrait rembourser à l’auteur les sommes perçues. Tout dédommagement pécuniaire ainsi dû à l’auteur incombant à l’État partie devrait lui être versé au lieu de son choix que ce soit sur le territoire de l’État partie ou à l’étranger. L’État partie a aussi l’obligation d’éviter que des violations similaires ne se reproduisent à l’avenir.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est également invité à rendre publiques les constatations du Comité.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

I. Communication n o  888/1999, Telitsin c. Fédération de Russie (Constatations adoptées le 29 mars 2004, quatre ‑vingtième session)*

Présentée par:

Yuliya Vasil’yena Telitsina (représentée par «The Centre of Assistance for International Protection»)

Au nom de:

Vladimir Nikolayevich Telitsin

État partie:

Fédération de Russie

Date de la communication:

24 octobre 1997 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en application de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 29 mars 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication no 888/1999 présentée par Mme Yuliya Vasil’yena Telitsina au nom de son fils, M. Vladimir Nikolayevich Telitsin, en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.L’auteur est Mme Yuliya Vasil’yena Telitsina, intervenant au nom de son fils Vladimir Nikolayevich Telitsin, citoyen russe né en 1959 et décédé le 13 février 1994 lors de sa détention dans un centre correctionnel par le travail. L’auteur invoque la violation, par la Fédération de Russie, du paragraphe 1 de l’article 6; de l’article 7; et du paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. L’auteur est représentée par l’organisation «The Centre of Assistance for International Protection».

Rappel des faits présentés par l’auteur 

2.1Le 13 février 1994, Vladimir Nikolayevich Telitsin est décédé suite à des actes de violence alors qu’il purgeait sa peine dans le Centre correctionnel par le travail Ush n° 349/5 de la ville de Nizhniy Tagil (Oural).

2.2L’auteur affirme que son fils a été sauvagement battu, pendu avec du fil de fer et laissé en l’état dans l’enceinte de l’établissement. Elle conteste la position de l’Administration du Centre correctionnel et du parquet de Nizhniy Tagil qualifiant ce décès comme un suicide. Elle accuse, en outre, ces autorités d’avoir délibérément dissimulé, dans le rapport d’expertise, les actes de violence perpétrés à l’encontre de son fils. Elle déclare, à cet égard, avoir vu, en personne, lors des funérailles, que le corps de son fils était mutilé: son nez était cassé et tombait, un morceau de chair était arraché du côté droit du menton, le front était boursouflé du côté droit, du sang coulait de l’oreille droite, la paume de la main droite était éraflée et de couleur violet-noir, la colonne vertébrale et le dos étaient endommagés, et la langue avait disparu. L’auteur produit une pétition signée par 11 personnes ayant participé aux funérailles, et confirmant l’état du corps du défunt tel que ci-dessus rapporté.

2.3L’auteur a saisi le parquet municipal de Nizhniy afin qu’il enquête sur les circonstances du décès de son fils. Le 13 avril 1994, le parquet a informé l’auteur de l’absence d’éléments à l’appui de ses assertions du décès de son fils suite à des actes de violence; et par conséquent de sa décision de ne pas instruire de poursuites pénales. L’auteur a fait appel de cette décision à trois reprises (le 26 avril 1994, le 20 juin 1994 et le 1er août 1994), lequel appel a été, successivement, rejeté par le parquet de la région de Sverdlovsk par décisions du 25 mai 1994, du 30 juin 1994 et du 31 août 1994.

2.4L’auteur a également formulé une demande d’exhumation du corps de son fils afin qu’une seconde expertise soit effectuée, les conclusions de l’expertise initiale n’ayant pas retenu, selon Mme Telitsina, les blessures ci-dessus décrites. Le 27 octobre 1994, le parquet de Nizhniy Tagil a informé l’auteur que toute exhumation était subordonnée à l’article 180 du Code pénal de la Fédération de Russie et à l’instruction de poursuites pénales. Or, dans le cas d’espèce, la requête de l’auteur ne pouvait, selon le parquet, être satisfaite puisque la décision du 13 avril 1994 du parquet de Nizhniy Tagil faisait l’objet d’un examen par le Procureur général de la Fédération de Russie, suite à un appel interjeté par Mme Telitsina.

2.5Le 11 octobre 1994, le Procureur général de la Fédération de Russie a annulé la décision de non-instruction de poursuites pénales dans la mesure où les circonstances du décès de M. Telitsin n’avaient pas été entièrement examinées. Il a, en outre, requis la transmission de l’ensemble des éléments de l’affaire au parquet de la région de Sverdlovsk afin que celui-ci procède à une vérification complémentaire.

2.6Le 14 novembre 1994, à l’issue de cette expertise, le parquet de Sverdlovsk a décidé de ne pas instruire des poursuites pénales, et donc de ne pas exhumer le corps du défunt. Le 7 août 1995 et le 10 novembre 1995, le parquet de Sverdlovsk a informé Mme Telitsina que le décès de son fils résultait d’un acte suicidaire résultant de «déviations dans la sphère psychique», et que les blessures signalées par l’auteur sur le corps du défunt n’avaient pas été constatées.

2.7Suite aux plaintes de l’auteur, le 21 septembre 1995 et le 27 février 1996, le Procureur général de la Fédération de Russie l’a informée que l’examen des circonstances du décès de son fils avait été conduit avec minutie; que ses affirmations quant aux dommages faciaux du défunt avaient été réfutées par les conclusions de l’expertise médico-légale et les explications du personnel pénitentiaire et des détenus; et que le décès résultait d’un acte de suicide.

2.8D’après l’auteur, les expertises effectuées étaient superficielles, en particulier en raison de l’absence d’exhumation du corps, d’où la non-validité de la thèse du suicide avancée par les autorités.

Teneur de la plainte 

3.1 L’auteur affirme que les faits ci-dessus présentés révèlent une violation par la Fédération de Russie du paragraphe 1 de l’article 6, de l’article 7, et du paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

3.2 L’auteur fait, en outre, valoir que tous les recours disponibles afin d’obtenir l’instruction de poursuites pénales et une expertise appropriée sur les causes du décès de son fils ont été épuisés, tels que ci-dessus exposés.

Observations de l’État partie

4.1 Dans ses observations du 10 août 2000, l’État partie explique que le Bureau du Procureur général de la Fédération de Russie a instruit une enquête sur les faits soulevés dans le cadre de la présente communication.

4.2 Il en ressort que d’après le rapport de l’expert médico-légal, il est établi que le décès de M. Telitsin est survenu suite à une asphyxie mécanique résultant d’un nœud coulant ayant serré les organes du cou. Une inspection de la scène de l’incident et du corps du défunt a également révélé l’absence de signes de lutte. Au cours de l’enquête, et en particulier lors de l’étude des éléments de l’affaire par le Bureau du Procureur général, une attention particulière a été portée aux photographies du défunt, lesquelles ne montrent également aucun signe de blessures corporelles. Une éraflure superficielle dans la région du menton pourrait résulter d’un instrument tranchant juste avant le décès ou durant la phase d’agonie. Cette éraflure n’a pas de relation causale avec le décès. Dans la partie investigative du rapport, l’expert médico-légal indique que les os du fornix et la base du crâne n’ont pas été blessés. L’État partie estime qu’il n’y a pas de raisons de douter de cette conclusion.

4.3En outre, l’expert médical précise qu’il a été établi que les empreintes de pied laissées sur la neige et conduisant au lieu de l’incident étaient celles d’une seule personne. D’après l’État partie, le défunt n’avait également pas de conflit avec d’autres détenus ou avec le personnel de la prison. Les résultats de l’enquête corroboreraient ainsi la conclusion du suicide. En l’absence de corpus delicto, l’État partie rappelle que la demande d’instruction de poursuites pénales a, dès lors, été rejetée, décision endossée par le Bureau du Procureur général de la Fédération de Russie.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Dans ses commentaires du 25 octobre 2000, l’auteur estime que l’État partie n’a pas pris en considération ses affirmations – lesquelles ne sont ni réfutées, ni confirmées – selon lesquelles le corps de son fils portait un grand nombre de blessures, tel que d’ailleurs attesté par 11 témoins lors des funérailles (voir par. 2.2). L’auteur se demande si le refus d’exhumation du corps et d’expertise des photographies ne révèle pas une dissimulation de la part du Bureau du Procureur général d’un meurtre perpétré à l’encontre de son fils. Elle ajoute que les autorités ne disposent pas de photographies montrant le lieu et la manière par laquelle son fils a été pendu, ensanglanté et défiguré, mais au contraire d’un simple croquis au crayon imprécis. Elle déclare enfin que le dossier sur son fils comporte les photographies d’une personne dont le visage n’est pas celui de Vladimir Nikolayevich Telitsin.

5.2Dans ses commentaires du 6 juillet 2001, l’auteur rejette, à nouveau, la thèse du suicide et affirme que son fils a été tué par les gardiens du Centre correctionnel. Elle soutient, en outre, que les photographies ci-dessus mentionnées résultent d’un montage – effectué suite à ses plaintes – dans la mesure où elles font apparaître une blessure sur le côté gauche du menton alors qu’en réalité, comme plus haut décrit et certifié par des témoins, il s’agissait de la partie droite. L’auteur réitère sa demande de faire expertiser lesdites photographies. Finalement, Mme Teletsina affirme ne pas avoir obtenu l’autorisation de lire le rapport d’expertise médicale.

Délibérations sur la recevabilité de la communication

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité note que l’État partie n’a pas soulevé d’objections quant à la recevabilité de la communication et que l’auteur a épuisé tous les recours internes disponibles.

6.3Le Comité estime, en outre, que la plainte de l’auteur selon laquelle les faits tels qu’elle les a décrits constituent des violations du paragraphe 1 de l’article 6; de l’article 7; et du paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte, a été suffisamment étayée aux fins de la recevabilité et mérite d’être examinée quant au fond.

Examen au fond

7.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été soumises par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

7.2Le Comité a examiné tous les renseignements que lui ont transmis tant l’auteur que l’État partie, sur le décès de M. Telitsin.

7.3Il note que l’État partie soutient la thèse du suicide en s’appuyant sur le rapport de l’expert médico-légal, d’une inspection du site de l’incident, une étude des photographies du défunt, et des explications du personnel pénitentiaire et de détenus. Il prend note également des arguments de l’auteur contestant la version du suicide, à savoir, en particulier, l’absence de photographies sur le lieu et la manière par laquelle son fils est décédé par pendaison, ainsi que la production par les autorités de clichés résultant, selon Mme Telitsina, d’un montage.

7.4 Le Comité constate que l’État partie n’a pas répondu à tous les arguments développés par l’auteur dans sa communication. En particulier, l’État partie n’a pas commenté l’information relative aux témoignages de 11 personnes ayant assisté aux funérailles de M. Telitsin (par. 2.2). De même, l’État partie ne produit aucun document à l’appui de son assertion selon laquelle les photographies du défunt ne montrent aucun signe de blessures corporelles, à l’exception d’une éraflure sur le menton (par. 4.2), face aux allégations précises de l’auteur sur le corps mutilé de son fils. Enfin, le Comité note l’affirmation selon laquelle l’auteur n’a pas été autorisée à lire le rapport d’expertise médicale. Il constate enfin l’absence d’exhumation du corps du défunt.

7.5Le Comité regrette que l’État partie n’ait pas répondu ou apporté les clarifications nécessaires sur l’ensemble des arguments développés par l’auteur. Eu égard à l’obligation de faire la preuve, conformément à sa jurisprudence, le Comité considère que ladite obligation ne peut incomber uniquement à l’auteur de la communication, en particulier lorsque l’auteur et l’État partie n’ont pas les mêmes possibilités d’accès aux preuves et que, fréquemment, l’État partie est seul à détenir l’information pertinente, c’est-à-dire dans le cas d’espèce le rapport d’expertise médicale.

7.6Dès lors, le Comité ne peut qu’accorder le poids qu’ils méritent aux arguments développés par l’auteur relativement au corps de son fils remis à sa famille et soulevant des interrogations sur les circonstances de son décès. Le Comité constate que les autorités de l’État partie n’ont pas effectué une enquête appropriée sur le décès de M. Telitsin, ceci en violation de l’article 6, paragraphe 1, du Pacte.

7.7Compte tenu des constatations au titre de l’article 6, paragraphe 1 du Pacte, le Comité estime qu’il y a eu violation de l’article 7 incluant, par ailleurs, les dispositions du paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte.

8.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, estime que l’État partie a commis une violation du paragraphe 1 de l’article 6, de l’article 7 et du paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte.

9.En vertu du paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, le Comité considère que l’auteur, qui a perdu son fils, a droit à un recours utile. Le Comité invite l’État partie à prendre des mesures effectives: a) pour mener une enquête adéquate, approfondie et transparente sur les circonstances du décès de M. Vladimir Nikolayevich Telitsin; et b) octroyer à l’auteur une indemnisation appropriée. L’État partie est, en outre, dans l’obligation de prendre des mesures efficaces pour veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent plus.

10.Le Comité rappelle qu’en adhérant au Protocole facultatif, la Fédération de Russie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 de celui-ci, elle s’est engagée à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie. Aussi, le Comité souhaite-t-il recevoir de l’État partie, dans les 90 jours suivant la transmission des présentes constatations, des informations sur les mesures qu’il aura prises pour leur donner suite. L’État partie est également prié de rendre publiques les constatations du Comité.

[Adopté en anglais, en espagnol et en français (version originale). Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

J. Communication n o  904/2000, Van Marcke c. Belgique (Constatations adoptées le 7 juillet 2004, quatre ‑vingt ‑unième session)*

Présentée par:

Constant Joseph François van Marcke (représenté par Dirk van Belle du cabinet d’avocats Dauginet & Cie d’Anvers)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Belgique

Date de la communication:

31 janvier 1999 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 7 juillet 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication no 904/2000, présentée par Constant Joseph François van Marcke en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.L’auteur de la communication est Constant Joseph François van Marcke, de nationalité belge, né le 1er mars 1928. Il affirme être victime de violations par la Belgique des paragraphes 1 et 3 g) de l’article 14 du Pacte. Il est représenté par le cabinet d’avocats Dauginet & Cie d’Anvers.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1En juillet 1988, un ancien employé de la compagnie de transports maritimes N.V. Interprovinciale stoombootdiensten Flandria a déposé une plainte pour fraude et évasion fiscales contre l’auteur, qui était le directeur général de la compagnie. En conséquence, le parquet a ordonné l’ouverture d’une enquête préliminaire. Ultérieurement, le 22 juin 1989, le parquet a ordonné que des informations soient recueillies auprès du bureau de contrôle fiscal. Les informations obtenues sont consignées dans le protocole de police no 17.375 du 17 novembre 1989. Le protocole mentionne une conversation avec un agent du fisc, qui avait enquêté sur les impôts payés par la compagnie en 1987 et 1988, et dont le rapport est joint au protocole. Selon l’auteur, cela constitue une violation de l’article 350 du Code de l’impôt sur le revenu en vigueur à l’époque, qui prévoyait que les agents du Fisc pouvaient seulement être entendus en qualité de témoins dans les affaires pénales et qui interdisait la participation active desdits agents dans une enquête pénale. Le 26 février 1990, le même agent fiscal a signalé au parquet des violations dudit code commises par des responsables de la compagnie.

2.2Le 18 juin 1990, à l’issue de l’enquête préliminaire, le parquet a porté des accusations de faux et de fraude à l’encontre de l’auteur et de plusieurs coaccusés. Le 19 juin 1990, l’auteur a été arrêté et interrogé par la police. Selon lui, l’accusation attendait le résultat de l’enquête du bureau de contrôle fiscal sur le paiement des impôts de la compagnie. Le rapport du bureau de contrôle fiscal a été envoyé au juge saisi de l’affaire le 1er avril 1992. L’auteur a été par la suite traduit devant le Tribunal de première instance d’Anvers.

2.3Dans un jugement prononcé le 30 juin 1995, l’auteur a été déclaré coupable de faux et de fraude. Le 28 juin 1996, la cour d’appel a confirmé le jugement en première instance et l’a condamné à deux ans d’emprisonnement avec sursis et à 500 000 francs belges d’amende.

2.4Dans son arrêt, la cour d’appel a rejeté la requête de l’auteur tendant à ce que la procédure pénale pour fraude fiscale soit déclarée irrecevable ou subsidiairement que le rapport de l’inspecteur des impôts de 1989 soit retiré du dossier pénal. La cour a confirmé le jugement du Tribunal de première instance selon lequel l’enquête pénale n’avait pas été ouverte en raison de ce rapport, mais par suite d’une plainte déposée par un ancien employé. Comme les éléments de fraude fiscale avaient été notifiés au Procureur avant que le rapport de contrôle fiscal ne lui soit communiqué, la cour a jugé qu’il n’y avait aucune raison de déclarer l’action publique irrecevable ou de retirer le rapport du dossier. Elle a aussi rejeté comme infondés les autres griefs de l’auteur concernant des violations présumées du droit à un procès équitable. La cour a en particulier rejeté l’allégation selon laquelle l’inspecteur des impôts a été impliqué de quelque manière que ce soit dans l’enquête pénale et a conclu que la coopération des agents du fisc dans le cadre de l’enquête pénale n’avait nullement violé les droits de l’auteur.

2.5Le 15 avril 1997, la Cour de cassation a rejeté un autre appel de l’auteur. Il est affirmé que tous les recours internes ont été ainsi épuisés.

2.6L’auteur a d’autre part adressé une requête à la Commission européenne des droits de l’homme, qui l’a déclarée irrecevable le 19 janvier 1998.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme qu’il est victime d’une violation du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte en raison des irrégularités qui ont entaché l’enquête préliminaire: il fait valoir que l’accusation s’est fondée sur une enquête menée par un inspecteur des impôts en violation de l’article 350 du Code de l’impôt sur le revenu en vigueur à l’époque, en vertu duquel les agents du fisc pouvaient seulement être entendus en tant que témoins dans les affaires pénales et qui interdisait la participation active desdits agents dans une enquête pénale. Selon l’auteur, les autorités judiciaires ont attendu le résultat de l’enquête menée par l’inspecteur du bureau de contrôle fiscal avant de le traduire en justice, et les renseignements fournis par ledit inspecteur ont été utilisés dans le cadre de l’enquête préliminaire et ont constitué le principal élément sur lequel s’est fondé le tribunal pour déclarer l’auteur coupable. En conséquence, l’auteur affirme que l’enquête préliminaire dont il a fait l’objet et son procès n’ont pas été impartiaux, ce qui constitue une violation du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte. Pour ce qui est de la conclusion de la cour d’appel selon laquelle l’inspecteur des impôts n’avait pas participé à l’enquête pénale, l’auteur fait valoir qu’il y a néanmoins une apparence de partialité qui constitue en soi une violation du paragraphe 1 de l’article 14. En outre, il affirme que la participation de l’inspecteur des impôts à l’enquête préliminaire a violé le secret de cette enquête.

3.2D’autre part, l’auteur affirme que son droit d’accès à l’information dans des conditions d’égalité a été violé du fait que la cour d’appel a refusé que le dossier fiscal soit versé au dossier pénal, bien que les résultats de l’enquête judiciaire soient fondés sur les conclusions de l’enquête fiscale ou en découlaient. Il fait valoir que le parquet a eu accès au dossier fiscal pour information, et que c’est sur la base de ce dossier qu’il a déterminé quel type d’enquête il devait ordonner pour obtenir des preuves contre l’auteur. L’auteur reconnaît qu’il a eu accès au dossier fiscal pendant l’enquête menée par l’administration des impôts, mais fait observer que les normes garantissant un procès équitable exigent que le tribunal accède lui aussi pleinement à toutes les informations utilisées par l’accusation.

3.3Enfin, l’auteur affirme que son droit de garder le silence protégé par le paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte a été violé. Il explique qu’en tant que contribuable, il était tenu de fournir des renseignements exacts sur sa situation fiscale dans le cadre du contrôle fiscal mené par suite de la plainte pénale déposée contre lui. Il avait l’obligation de répondre à toutes les questions posées par l’administration fiscale au risque de témoigner contre lui-même. S’il avait refusé de coopérer, il aurait fait l’objet de sanctions fiscales ou pénales. En conséquence, l’auteur a pleinement coopéré avec les autorités fiscales et leur a fourni des informations. L’auteur affirme que «même si les résultats de l’enquête fiscale n’ont pas été utilisés directement comme éléments de preuve dans la procédure pénale engagée contre lui, les effets de cette obligation de coopérer ont contribué au moins indirectement à sa condamnation». L’auteur soutient que cela constitue une violation de son droit de garder le silence, l’exercice de ce droit formel durant la procédure pénale étant devenu illusoire du fait des informations qu’il avait fournies préalablement aux autorités fiscales et dès lors que le rapport de l’inspecteur des impôts a été utilisé au cours de l’enquête préliminaire dont il a fait l’objet. À cet égard, l’auteur se réfère au jugement de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Saunders (17 décembre 1996).

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans sa lettre du 5 décembre 2000, l’État partie se réfère à la décision de la Commission européenne des droits de l’homme en date du 19 janvier 1998, déclarant la requête de l’auteur irrecevable du fait qu’il n’y avait pas apparence de violation. Il souligne que la Commission européenne a examiné le fond de la plainte de l’auteur et ne l’a pas uniquement rejetée pour des raisons de procédure ou ratione materiae. Il signale en particulier que, selon la jurisprudence du système européen, le droit à un procès équitable comprend le droit de garder le silence et que les droits appliqués par la Commission sont donc les mêmes que ceux qui figurent dans le Pacte. Par conséquent, l’État partie conclut que la même question ayant déjà été examinée par la Commission européenne des droits de l’homme, la communication est irrecevable en vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif.

4.2L’État partie se réfère en outre à la jurisprudence du Comité sur la question de l’épuisement des recours internes, selon laquelle le requérant est tenu de saisir du fond de sa requête les juridictions internes. Dans ce contexte, il note que lors de son pourvoi en cassation l’auteur n’a pas soulevé la question de la violation de l’article 14 du Pacte. L’État partie se réfère, à cet égard, aux motifs du recours en cassation introduit au nom de l’auteur qui portent sur le paragraphe 1 de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 149 de la Constitution (Obligation de motiver les jugements). L’État partie fait donc valoir que les allégations figurant dans la présente communication n’ont pas été soumises aux tribunaux internes et que la communication doit par conséquent être déclarée irrecevable en vertu du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

4.3Sur le fond, l’État partie note que le dossier montre que le droit d’une personne à ce que sa cause soit entendue publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial établi par la loi (par. 1 de l’article 14 du Pacte) a été pleinement garanti. Pour ce qui est de l’allégation de l’auteur selon laquelle l’article 350 du Code de l’impôt sur le revenu a été violé, l’État partie affirme que c’est aux tribunaux internes qu’il appartient d’interpréter les lois nationales et de contrôler leur application et que le Comité n’est pas compétent pour statuer sur une violation possible du droit interne qui ne constitue pas en même temps une violation du Pacte. Dans ce contexte, l’État partie note que le droit à une enquête préliminaire confidentielle n’est prévu ni à l’article 14 du Pacte ni à l’article 6 de la Convention européenne.

4.4En ce qui concerne l’affirmation de l’auteur selon laquelle il n’a pas eu droit à un procès équitable, l’État partie se réfère à la décision concernant ce dernier rendue par la Commission européenne, qui a estimé que l’auteur avait eu toutes les chances de présenter tous ses arguments aux tribunaux nationaux, en particulier en ce qui a trait à la participation active présumée de l’inspecteur des impôts à la procédure. De l’avis de la Commission européenne, le fait que l’auteur n’est pas d’accord avec les conclusions des tribunaux à ce propos ne signifie pas pour autant que le procès n’a pas été équitable. L’État partie souscrit entièrement aux vues exprimées à ce propos par la Commission européenne.

Commentaires de l’auteur

5.1Dans une lettre datée du 14 juin 2001, l’auteur commente les observations de l’État partie concernant la recevabilité de la communication. En réponse à l’argument selon lequel la communication est irrecevable en vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, il souligne que la Commission européenne des droits de l’homme a rejeté sa requête par sa décision du 19 janvier 1998 et que la question n’est donc plus en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement. Il note en outre que l’État partie n’a émis aucune réserve excluant la compétence du Comité dans les affaires sur lesquelles une autre instance de ce type s’est déjà prononcée. Il conclut en conséquence que la communication est recevable.

5.2En réponse à l’argument de l’État partie selon lequel la communication est irrecevable pour non-épuisement des recours internes, l’auteur fait valoir qu’il a soulevé devant les tribunaux des droits essentiels protégés par l’article 14 du Pacte et qu’il a épuisé à cet égard tous les recours disponibles. Il se réfère à ce propos à la jurisprudence du Comité selon laquelle un requérant est tenu de soulever des droits essentiels protégés par le Pacte mais n’est pas tenu de le faire en se référant à des articles précis de cet instrument. Il conclut donc qu’il a satisfait au critère de recevabilité prévu au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

5.3Dans une lettre datée du 28 juin 2001, l’auteur fait des commentaires sur les observations de l’État partie quant au fond. Pour ce qui est de l’argument selon lequel le Comité n’est pas habilité à contrôler l’interprétation et l’application du droit interne, il affirme qu’il a invoqué l’article 350 du Code de l’impôt sur le revenu pour faire valoir que la coopération de l’inspecteur des impôts dans le cadre de la procédure pénale a au moins suscité l’impression qu’il y a eu participation active de sa part et, partant, violation du droit à un procès impartial et équitable. L’auteur déclare en outre que la Cour de cassation ne s’est fondée dans son jugement dans l’affaire que sur l’interprétation du droit interne et n’a pas vérifié la validité de cette interprétation au regard des normes internationales garantissant un procès équitable. Il affirme que c’est au Comité qu’il appartient de déterminer si les autorités nationales ont agi à cet égard conformément au Pacte.

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité note l’objection de l’État partie à la recevabilité de la communication au titre du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif. Il constate à cet égard que la requête introduite par l’auteur devant la Commission européenne des droits de l’homme sur le même sujet a été déclarée irrecevable par la Commission le 19 janvier 1998 et n’est donc pas actuellement à l’examen. En l’absence d’une réserve de l’État partie excluant la compétence du Comité pour connaître des communications qui ont déjà été examinées par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement, le Comité conclut qu’il n’y a aucun obstacle à la recevabilité de la communication au regard du paragraphe 2 a) de l’article 5.

6.3Le Comité note également l’objection de l’État partie à la recevabilité de la communication pour non-épuisement des recours internes du fait que l’auteur n’a pas invoqué l’article 14 du Pacte devant les juridictions internes. Dans ce contexte, il rappelle sa jurisprudence selon laquelle, aux fins du Protocole facultatif, l’auteur d’une communication doit soulever des droits essentiels reconnus par le Pacte devant les juridictions nationales mais n’est pas tenu de se référer à des articles précis.

6.4Le Comité note que l’auteur n’a pas soulevé la question de la violation présumée de son droit de garder le silence dans ses recours internes. Cette partie de la communication est par conséquent irrecevable en vertu du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

6.5Notant que l’auteur a fondé son appel devant les juridictions internes sur une violation présumée de son droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal impartial et indépendant et de son droit d’accéder dans des conditions d’égalité à l’information, le Comité estime qu’il a épuisé les recours internes pour ces autres allégations.

7.Le Comité conclut par conséquent que la communication est recevable dans la mesure où elle soulève des questions au regard du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte.

Examen au fond

8.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été soumises par les parties, ainsi que le prévoit le paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

8.2Pour ce qui est de l’allégation de l’auteur selon laquelle l’inspecteur des impôts a participé activement à l’enquête préliminaire et ses rapports ont été utilisés dans la procédure pénale, en violation du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte, le Comité note que les tribunaux ont rejeté l’allégation de l’auteur à ce propos et ont conclu que les faits examinés ne faisaient apparaître aucune participation active d’un agent du fisc à la procédure pénale. Conformément à sa jurisprudence, le Comité n’est, d’une façon générale, pas habilité à examiner l’évaluation des faits effectuée par les tribunaux internes. Les renseignements qui lui ont été soumis et les arguments avancés par l’auteur ne montrent pas que cette évaluation des tribunaux a été manifestement arbitraire ou a constitué un déni de justice. L’auteur fait en outre valoir que l’apparence de partialité constitue en elle-même une violation du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte, même si l’inspecteur des impôts n’a pas participé activement à la procédure pénale. Tout en reconnaissant que dans certaines circonstances une apparence de partialité peut être de nature à constituer une violation du droit d’une personne à ce que sa cause soit entendue par un tribunal indépendant et impartial, le Comité conclut que les faits de la cause ne font apparaître aucune violation du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte.

8.3Pour ce qui est de l’affirmation de l’auteur selon laquelle son droit d’accès à l’information dans des conditions d’égalité a été violé par les tribunaux du fait du refus de verser le dossier fiscal au dossier pénal, le Comité note que le tribunal et l’auteur avaient eu accès à tous les documents utilisés dans la procédure pénale, et que l’accusation n’a pas fondé sa cause devant les tribunaux sur le dossier fiscal. Le fait que les renseignements fournis par les autorités fiscales aient ouvert au procureur des pistes pour des enquêtes indépendantes n’imposait pas le versement du dossier fiscal au dossier de la poursuite. Il fait observer que le droit à un procès équitable, reconnu au paragraphe 1 de l’article 14, ne requiert pas en lui-même que l’accusation saisisse le tribunal de toutes les informations qu’elle a examinées pour préparer le procès pénal, à moins que le fait de ne pas avoir fourni ces informations au tribunal ou à l’accusé ne constitue un déni de justice, comme c’est le cas lorsque des preuves à décharge sont retenues. Le Comité note que l’auteur n’a pas fait valoir qu’une ou des pièces du dossier fiscal auraient constitué des preuves à décharge. Dans les circonstances de l’espèce, le Comité conclut que les informations dont il dispose ne montrent pas que le refus des tribunaux de verser le dossier fiscal au dossier pénal ait entravé l’exercice par l’auteur de son droit à la défense ou ait autrement constitué une violation de son droit à ce que sa cause soit entendue équitablement.

9.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, est d’avis que les faits dont il est saisi ne font apparaître aucune violation du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

K. Communication n o  909/2000, Kankanamge c. Sri Lanka (Constatations adoptées le 29 juillet 2004, quatre ‑vingt ‑unième session)*

Présentée par:

Victor Ivan Majuwana Kankanamge (représenté par un conseil, M. Suranjith Richardson Kariyawasam Hewamanna)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Sri Lanka

Date de la communication:

17 décembre 1999 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 27 juillet 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication no 909/2000, présentée par Victor Ivan Majuwana Kankanamge en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication, datée du 17 décembre 1999, est M. Victor Ivan Majuwana Kankanamge, de nationalité sri‑lankaise, né le 26 juin 1949. Il se déclare victime d’une violation par Sri Lanka du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et des articles 3, 19 et 26. La communication semble soulever aussi des questions au regard du paragraphe 3 c) de l’article 14. L’auteur est représenté par un conseil.

1.2Le Pacte et le Protocole facultatif s’y rapportant sont entrés en vigueur pour l’État partie le 11 juin 1980 et le 3 janvier 1998 respectivement. Sri Lanka a également fait une déclaration, dont le texte est le suivant: «Le Gouvernement de la République socialiste démocratique de Sri Lanka reconnaît que le Comité des droits de l’homme a compétence pour recevoir et examiner les communications émanant de particuliers relevant de la juridiction de la République socialiste démocratique de Sri Lanka qui prétendent être victimes d’une violation de l’un quelconque des droits énoncés dans le Pacte, résultant soit d’actes, omissions, faits ou événements postérieurs à la date d’entrée en vigueur à son égard du présent Protocole, soit d’une décision portant sur des actes, omissions, faits ou événements postérieurs à cette même date. Le Gouvernement de la République socialiste démocratique de Sri Lanka considère par ailleurs que le Comité ne doit examiner aucune communication émanant de particuliers sans s’être assuré que la même question n’est pas déjà en cours d’examen ou n’a pas déjà été examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.».

1.3Le 17 avril 2000 le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial pour les nouvelles communications, a décidé d’examiner séparément la question de la recevabilité de la communication et le fond.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur est journaliste, rédacteur en chef du quotidien Ravaya. Depuis 1993, il a fait l’objet de plusieurs inculpations parce qu’il aurait diffamé des ministres et de hauts responsables de la police et d’autres administrations publiques dans des articles et des reportages publiés dans son journal. D’après l’auteur, ces mises en accusation ont été introduites inconsidérément et arbitrairement par le Procureur général devant la High Court sans que les faits aient été convenablement appréciés comme l’exige la législation du pays, et elles avaient pour but de le harceler. Les poursuites ont eu pour effet de l’intimider, de l’empêcher d’exercer pleinement sa liberté d’expression et de faire obstacle à la parution de son journal.

2.2Quand il a adressé sa communication, l’auteur avait fait l’objet de trois mises en accusation, en date du 26 juin 1996 (affaire no7962/96), du 31 mars 1997 (affaire no 8650/07) et du 30 septembre 1997 (affaire no 9128/97), qui étaient en instance devant la High Court.

2.3Le 16 février 1998, l’auteur a introduit devant la Cour suprême un recours en annulation, faisant valoir que les mises en accusation constituaient une violation du paragraphe 1 de l’article 12 et du paragraphe 1 a) de l’article 14 de la Constitution de Sri Lanka, qui garantissent l’égalité devant la loi et l’égale protection de la loi, ainsi que le droit à la liberté d’expression. En même temps, l’auteur demandait à la Cour suprême de rendre une décision avant dire droit afin de suspendre les poursuites en attendant qu’il soit statué sur son recours. Le 3 avril 1998, la Cour suprême a rendu un arrêt selon lequel l’auteur n’avait présenté aucun élément sérieux montrant que les accusations portées contre lui étaient discriminatoires, arbitraires ou inconsidérées et ne l’a pas autorisé à se pourvoir.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme qu’en renvoyant une mise en accusation pour diffamation directement à la High Court, le Procureur général a usé indûment du pouvoir discrétionnaire que lui confèrent les règlements en vigueur (qui exigent un examen minutieux des faits, comme le veut la loi dans les cas de poursuites pénales pour diffamation) et qu’il a donc exercé son pouvoir d’une manière arbitraire. Ce faisant, il a commis une violation du droit à la liberté d’expression, reconnu à l’article 19 du Pacte, ainsi que du droit à l’égalité et à l’égale protection de la loi, reconnu à l’article 26.

3.2L’auteur affirme également que les droits que lui garantit le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte ont été violés parce que la Cour suprême ne l’a pas autorisé à former un recours en suspension des poursuites engagées contre lui, lui déniant ainsi un recours utile.

3.3Enfin, l’auteur fait état d’une violation de l’article 3, sans donner d’explication.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1En date du 17 mars 2000, l’État partie a adressé ses observations sur la seule question de la recevabilité de la communication, comme il y avait été autorisé par le Rapporteur spécial du Comité pour les nouvelles communications en application du paragraphe 3 de l’article 91 du règlement intérieur du Comité.

4.2L’État partie considère que la communication est irrecevable parce qu’elle porte sur des faits qui se sont produits avant le 3 janvier 1998, date de l’entrée en vigueur du Protocole facultatif à son égard. En outre, au moment de la ratification du Protocole, la République de Sri Lanka a émis une réserve en vertu de laquelle elle ne reconnaît la compétence du Comité pour examiner les communications émanant de particuliers qui affirment être victimes d’une violation du Pacte que lorsque cette violation est la conséquence d’actes, d’omissions, de faits ou d’événements intervenus après le 3 janvier 1998. L’État partie fait valoir que, puisque les violations du Pacte qui sont alléguées se rapportent à des actes d’accusation formulés par le Procureur général avant cette date, ces griefs tombent sous le coup de la réserve et sont par conséquent irrecevables.

4.3L’État partie fait valoir que le paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte ne peut servir à appuyer les allégations de l’auteur parce que l’exercice des libertés qui sont prévues est assorti de devoirs spéciaux et de responsabilités spéciales et peut être soumis à des restrictions fixées par la loi, nécessaires pour garantir le respect des droits ou de la réputation d’autrui.

4.4L’État partie affirme que l’auteur n’a pas épuisé les recours internes disponibles, notamment la possibilité de protester devant le Procureur général contre les accusations portées contre lui ou de saisir le Commissaire parlementaire pour les questions administratives (médiateur) ou la Commission sri-lankaise des droits de l’homme.

4.5Enfin, l’État partie considère que l’auteur ne peut pas invoquer la compétence du Comité au titre du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte parce qu’il n’a pas prouvé l’existence de violations de l’un quelconque des droits qui lui sont garantis par le Pacte, pour lesquelles la Constitution ne prévoit pas de recours.

Commentaires de l’auteur

5.1En date du 16 juin 2000, l’auteur a répondu aux observations de l’État partie. Pour ce qui est de la compétence ratione temporis du Comité et de la réserve de l’État partie au sujet de l’entrée en vigueur du Protocole facultatif à son égard, il rappelle que dans son Observation générale no 24 «le Comité a soutenu qu’il était compétent, même en cas de déclarations ou observations de cette nature, lorsque des événements ou actes intervenus avant la date de l’entrée en vigueur du premier Protocole facultatif ont continué, au‑delà de cette date, d’avoir un effet sur les droits d’une victime». L’auteur affirme que les violations dont il fait état se poursuivent, de sorte que le Comité devrait être considéré comme compétent ratione temporis.

5.2Rappelant le paragraphe 13 de l’Observation générale no 24, l’auteur affirme en outre qu’une communication devrait être déclarée recevable même si les actes ou les événements qui y sont visés se sont produits avant l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie pour autant qu’ils soient intervenus après l’entrée en vigueur du Pacte pour l’État considéré.

5.3En ce qui concerne l’argument de l’État partie qui objecte que la plainte devrait être déclarée irrecevable parce que les restrictions visées au paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte s’appliquent, l’auteur est d’avis qu’il s’agit d’une question devant être examinée au fond et non d’une objection à la recevabilité de la communication.

5.4À propos du non‑épuisement des recours internes, l’auteur affirme que la Cour suprême est la seule autorité compétente pour connaître des violations présumées des droits fondamentaux d’une personne commises par un organe exécutif ou administratif et pour se prononcer. Pour ce qui est de la possibilité de protester auprès du Procureur général, l’auteur souligne que la loi ne prévoit pas cette démarche une fois que l’acte d’accusation a été établi, et fait valoir qu’en tout état de cause elle aurait été vaine puisque c’est le Procureur général lui‑même qui a déclenché les poursuites. Pour ce qui est de la possibilité de saisir le Médiateur ou la Commission nationale des droits de l’homme, l’auteur fait observer qu’il s’agit là d’organes dont les membres sont nommés par le Président de la République et qui sont investis seulement de pouvoirs de médiation, de conciliation et de recommandation mais n’ont aucun moyen de faire appliquer les recommandations qu’ils adoptent. Seule la Cour suprême est habilitée à donner suite à une plainte et à réparer un préjudice.

5.5À l’argument de l’État partie relatif au paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, l’auteur répond qu’un État partie ne peut pas invoquer des règles de son droit interne pour justifier son inobservation des obligations que lui impose le Pacte.

Décision concernant la recevabilité

6.1À sa soixante‑douzième session, le Comité a examiné la communication du point de vue de sa recevabilité. Après s’être assuré que la même question n’avait pas été examinée et n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement, il a examiné les faits qui lui étaient présentés.

6.2Le Comité a noté que l’État partie contestait sa compétence ratione temporis parce qu’en adhérant au Protocole facultatif, Sri Lanka avait fait une déclaration limitant cette compétence aux faits intervenus après l’entrée en vigueur de cet instrument. Le Comité a estimé que les violations qui faisaient grief se poursuivaient. Elles s’étaient produites non seulement au moment des mises en accusation, mais elles avaient un caractère continu tant qu’aucun tribunal n’avait rendu de jugement à leur sujet. Leurs conséquences se perpétuaient et constituaient de fait de nouvelles violations présumées aussi longtemps que les mises en accusation étaient maintenues.

6.3En ce qui concerne l’argument de l’État partie, pour qui la communication devrait être déclarée irrecevable parce que l’auteur n’a pas épuisé les recours internes, le Comité a rappelé que la Cour suprême était la plus haute juridiction du pays et qu’une requête qui lui était adressée constituait le dernier recours judiciaire disponible sur le plan interne. L’État partie n’avait pas montré que le fait de protester auprès du Procureur général ou de saisir le Médiateur ou la Commission des droits de l’homme pourrait constituer un recours utile, sachant que la Cour suprême elle‑même avait débouté l’auteur. En conséquence, le Comité a jugé que l’auteur avait satisfait à la condition prévue au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif et a déclaré la communication recevable par une décision adoptée le 6 juillet 2001.

6.4Le 6 juillet 2001, le Comité a déclaré la communication recevable. Il a établi expressément que les griefs de violation du paragraphe 3 de l’article 2 et de l’article 19 du Pacte devaient être examinés sur le fond, tout en laissant ouverte la possibilité d’examiner les autres griefs de l’auteur, au regard de l’article 3, du paragraphe 3 c) de l’article 14, et de l’article 26 du Pacte.

Observations de l’État partie sur le fond

7.1En date du 4 avril 2002, l’État partie a communiqué ses observations sur le fond de la communication.

7.2L’État partie attire l’attention sur le fait que les mises en accusation attaquées par l’auteur dans sa requête à la Cour suprême ont été faites pendant le mandat de deux procureurs généraux qui ne sont plus en fonction. Il fait sur certains aspects de ces mises en accusation les observations suivantes:

La mise en accusation no 6774/94 du 26 juillet 1994, visant un article sur le Directeur des chemins de fer sri‑lankais, a été annulée et ne pouvait pas être attaquée devant la Cour suprême parce qu’elle émanait d’un autre procureur général que celui qui était en fonction au moment où la requête en question a été déposée;

Pour ce qui est de la mise en accusation no 7962/96 du 26 juin 1996 visant un article sur le Ministre de la pêche, l’information reprise dans cet article a fait l’objet d’une enquête officielle, qui aurait confirmé la véracité de l’information en question. Le Procureur général n’a jamais été informé de cette circonstance, qui peut encore lui être communiquée aux fins du retrait de la mise en accusation;

Pour ce qui est de la mise en accusation no 9128/97 du 30 septembre 1997 visant un article sur l’Inspecteur général de la police où les défaillances d’une enquête criminelle dans une affaire précise étaient dénoncées, les services du Procureur ont agi selon les règles, dans l’intérêt de la justice et conformément aux procédures légales applicables.

7.3L’État partie rappelle qu’en plus des plaintes qui ont donné lieu à des poursuites pénales, l’auteur avait fait l’objet, entre 1992 et 1997, de neuf plaintes en diffamation pour lesquelles le Procureur général avait décidé de ne pas engager d’action pénale.

7.4L’État partie souligne que le délit de diffamation criminelle, qui tombe sous le coup de l’article 479 du Code pénal, peut faire l’objet d’une procédure sommaire devant la Magistrate’s Court ou la High Court, mais que les poursuites ne peuvent être déclenchées ni par la victime ni par personne d’autre, si ce n’est avec l’approbation du Procureur général. De plus, celui‑ci a la faculté, pour ce délit particulier, selon le paragraphe 7 de l’article 393 du Code de procédure pénale, soit de déposer une mise en accusation devant la High Court soit de décider qu’une procédure non sommaire sera ouverte devant la Magistrate’s Court, «en fonction de la nature du délit et des autres circonstances». Cette disposition donne donc un pouvoir discrétionnaire au Procureur général.

7.5L’État partie considère qu’en l’espèce le Procureur général a agi selon la loi et qu’il a rempli son devoir «sans crainte ni avantage», impartialement et dans l’intérêt de la justice.

7.6En ce qui concerne la compétence de la Cour suprême, l’État partie rappelle que l’autorisation de former un recours pour violation d’un droit fondamental est donnée par deux juges au moins et que l’auteur a eu l’occasion d’établir une présomption suffisante de la réalité des violations dont il se plaignait. Après avoir analysé de façon approfondie le pouvoir discrétionnaire du Procureur général et les documents dont elle était saisie au sujet des nombreuses plaintes dirigées contre l’auteur, la Cour suprême a jugé que les mises en accusation concernant l’auteur n’étaient pas arbitraires, ne constituaient pas un harcèlement persistant et ne révélaient pas l’intention de limiter sa liberté d’expression. Pour statuer ainsi, elle a tenu compte des quatre mises en accusation antérieures de l’auteur et a conclu qu’elles n’équivalaient pas à un harcèlement car trois d’entre elles avaient été retirées ou abandonnées et rien ne donnait à penser qu’il y avait eu la moindre irrégularité du côté des services du Procureur. Enfin, le Procureur général avait refusé, pendant la même période, de donner suite aux neuf autres plaintes citées au paragraphe 7.3 ci‑dessus.

Commentaires de l’auteur

8.1Dans une lettre du 17 juin 2002, l’auteur a objecté que l’État partie avait éludé la question principale soulevée dans sa plainte puisqu’il n’avait pas expliqué pourquoi le Procureur général avait décidé de le mettre directement en accusation devant la High Court. D’après lui, le fond de sa plainte est qu’à partir de 1980 le Gouvernement de l’État partie a favorisé des fonctionnaires haut placés en poursuivant en diffamation (délit mineur qui devrait normalement être jugé par un magistrat) directement devant la High Court ceux qui critiquaient leur comportement. Dans le cas de l’auteur, la Cour suprême, tout en admettant que le pouvoir discrétionnaire du Procureur général n’était ni absolu ni sans limite, n’a pas demandé à celui‑ci d’expliquer pourquoi il avait introduit ces mises en accusation devant la High Court.Elle a examiné de façon approfondie les trois mises en accusation contestées et, au terme d’une procédure sommaire, a débouté l’auteur de sa requête, le privant ainsi de la possibilité de faire la preuve d’une atteinte à son droit à l’égalité et à la liberté d’expression. L’auteur considère que la Cour suprême a négligé le fait que les médias exercent la liberté d’expression au nom du public et que la conduite des gouvernants et des agents de l’État peut être soumise à une vigilance particulière.

8.2D’après l’auteur l’État partie n’a pas expliqué dans ses observations sur le fond pourquoi il estimait que le Procureur général avait agi «sans crainte ni avantage» et dans l’intérêt de la justice, ni pourquoi la procédure de mise en accusation directe avait été choisie au lieu de la procédure non sommaire.

8.3L’auteur estime que pour l’examen des plaintes en diffamation les considérations suivantes sont pertinentes:

Le délit dont il s’agit est normalement jugé par la Magistrate’s Court;

L’approbation du Procureur général est requise pour intenter une action en diffamation devant la Magistrate’s Court;

Le délit dont il s’agit se prête à un règlement amiable lorsqu’il est jugé par la  Magistrate’s Court mais non quand il l’est par la High Court;

Le relevé des empreintes digitales n’intervient qu’après la condamnation quand c’est la Magistrate’s Court qui est saisie alors que, dans le cas de la High Court, on procède à cette opération lorsque l’intéressé se voit signifier sa mise en accusation − les empreintes digitales de l’auteur ont été prises lors de chaque procédure engagée contre lui.

8.4L’auteur affirme enfin que les neuf dossiers auxquels le Procureur général a décidé de ne pas donner suite qui sont mentionnés par l’État partie ne démontrent en rien l’impartialité du Procureur général puisque les demandeurs de ces autres actions n’étaient pas des personnes influentes ou étaient des opposants politiques.

8.5Le 25 juin 2004, le conseil de l’auteur a fait savoir que les mises en accusation qui étaient en instance avaient été retirées.

Réexamen de la recevabilité et examen au fond

9.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été soumises par les parties, conformément aux dispositions du paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif. Il considère que l’auteur n’a donné aucun élément à l’appui de son grief de violation de l’article 3, et déclare par conséquent cette partie de la communication irrecevable faute d’avoir été étayée, conformément à l’article 2 du Protocole facultatif.

9.2Sur le fond, le Comité note tout d’abord que, selon les documents produits par les parties, l’auteur a été notifié de trois mises en accusation, les 26 juin 1996, 31 mars 1997 et 30 septembre 1997. Quand les parties ont présenté leurs dernières observations, la High Court n’avait statué sur aucune de ces mises en accusation; elles sont donc restées en souffrance pendant plusieurs années à partir de l’entrée en vigueur du Protocole facultatif. L’État partie n’ayant donné aucune explication pour justifier ces retards de procédure et même si l’auteur n’a pas formulé de plainte à ce titre dans sa communication initiale, le Comité, fidèle à sa jurisprudence, est d’avis que les procédures ont été d’une durée excessive et qu’il y a donc violation des dispositions du paragraphe 3 c) de l’article 14 du Pacte.

9.3Pour ce qui est du grief de l’auteur qui affirme que les mises en accusation en instance devant la High Court constituent une violation de l’article 19 du Pacte, le Comité a pris note de l’argument de l’État partie selon lequel, en formulant ces mises en accusation, le Procureur général a exercé le pouvoir que lui confère le paragraphe 7 de l’article 393 du Code de procédure pénale, «sans crainte ni avantage», impartialement et dans l’intérêt de la justice.

9.4Pour ce qui est d’une violation de l’article 19 du Pacte, le Comité considère que, comme les mises en accusation de M. Kankanamge portaient toutes sur des articles dans lesquels ce dernier aurait diffamé de hauts responsables de l’État partie, elles sont directement imputables à l’exercice de son métier de journaliste, c’est‑à‑dire à l’exercice du droit à la liberté d’expression. Eu égard à la nature de la profession de l’auteur et aux circonstances de l’espèce, y compris le fait que les mises en accusation antérieures ont été soit retirées soit abandonnées, le Comité considère que le fait que les mises en accusation pour diffamation soient restées en souffrance, en violation du paragraphe 3 c) de l’article 14 du Pacte, pendant plusieurs années après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie a placé l’auteur dans une situation d’incertitude et d’intimidation malgré les démarches qu’il a engagées pour obtenir une issue, et a donc eu un effet très dissuasif restreignant indûment l’exercice du droit à la liberté d’expression. Le Comité conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 19 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte.

9.5Compte tenu des conclusions ci‑dessus, il n’est pas nécessaire d’examiner les autres griefs de l’auteur.

10.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, est d’avis que les faits dont il est saisi font apparaître une violation du paragraphe 3 c) de l’article 14 et de l’article 19 lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

11.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu de fournir à l’auteur un recours utile, sous la forme d’une indemnisation appropriée. L’État partie est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas à l’avenir.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y a eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

L. Communication n o 910/2000, Randolph c. Togo (Constatations adoptées le 27 octobre 2003, soixante ‑dix-neuvième session)*

Présentée par:

M. Ati Antoine Randolph(représenté par un conseil, M. Olivier Russbach)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Togo

Date de la communication:

22 décembre 1999 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 27 octobre 2003,

Ayant achevé l’examen de la communication no 910/2000 présentée par M. Ati Antoine Randolph en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et par l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication, M. Ati Antoine Randolph, né le 9 mai 1942, est titulaire des nationalités togolaise et française. Il est exilé en France et met en cause la République togolaise par des allégations de violations à son égard, ainsi qu’à l’égard de son frère, Émile Randolph, des articles 2, paragraphe 3 a), 7, 9, 10, 12, paragraphe 2, et aussi de l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. L’auteur est représenté par un conseil.

1.2La République togolaise est partie au Pacte depuis le 24 août 1984, et au Protocole facultatif depuis le 30 juin 1988.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Dans un premier temps, M. Randolph expose, les circonstances du décès de son frère, conseiller du Premier Ministre du Togo, survenu le 22 juillet 1998. Il estime que le décès est la conséquence du fait que la gendarmerie n’avait pas procédé rapidement à la prorogation de son passeport, afin qu’il se fasse opérer en France, où il avait déjà subi deux opérations en 1997. Étant donné que son passeport diplomatique avait expiré en 1997, le frère de l’auteur avait déposé une demande de prorogation, mais la gendarmerie avait confisqué le document, selon l’auteur. Plus tard son frère avait déposé une nouvelle demande, appuyée par son dossier médical. Selon l’auteur aucun médecin au Togo ne disposait des moyens nécessaires pour procéder à une opération pareille. Le 21 avril 1998 la gendarmerie avait établi un passeport, mais il n’a été mis à disposition du demandeur qu’en juin 1998.

2.2L’auteur estime que les autorités avaient commis une violation à la liberté de circulation, telle que proclamée par l’article 12, paragraphe 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, en refusant la prorogation rapide du passeport et en exigeant la présence physique du demandeur lors de la délivrance du passeport, afin qu’il signe un registre à cet effet, et de cette manière avaient causé l’aggravation de la maladie de son frère. L’auteur estime que c’est à la suite de ces événements que, très affaibli et ne pouvant plus prendre les lignes aériennes régulières, son frère est décédé le 22 juillet 1998.

2.3L’auteur de la communication expose en second lieu des faits relatifs à son arrestation le 14 septembre 1985, avec une quinzaine d’autres personnes et sa sœur, et leur condamnation en 1986 pour détention de littérature subversive et outrage au chef de l’État. Dans la période écoulée entre son arrestation et sa condamnation, l’auteur déclare avoir été victime de torture, notamment par l’usage d’électricité et de traitements dégradants, humiliants et inhumains. Une dizaine de jours après l’arrestation, l’auteur aurait été transféré à la maison d’arrêt de Lomé et ce n’est qu’à ce moment qu’il aurait pris connaissance qu’il était inculpé pour outrage à l’autorité publique, ce qui s’était transformé plus tard en outrage au chef de l’État. L’auteur précise à cet effet que le chef d’État n’avait pas porté plainte contre qui que ce soit.

2.4Par jugement du 30 juillet 1986, dont le texte n’a pas été transmis au Comité, M. Randolph a été condamné à cinq ans d’emprisonnement. Le procès, à son avis, avait été inéquitable en ce sens qu’il avait violé la présomption d’innocence, ainsi que d’autres dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Pour appuyer ses allégations il joint des extraits du rapport d’Amnesty International de 1986.

2.5L’auteur prétend qu’il ne disposait d’aucun recours utile au Togo. Dans un second temps il précise qu’il n’a pas épuisé les recours nationaux, parce que la justice togolaise ne lui permettrait pas d’obtenir dans un délai raisonnable une juste réparation des préjudices subis. Il estime que même si lui ou sa famille avait porté plainte, celle-ci serait restée sans résultat, parce que l’État n’aurait pas procédé à une enquête. Il ajoute que par ailleurs envisager une action pénale à l’encontre de la gendarmerie allait l’exposer avec l’ensemble de sa famille à un danger. Il indique en outre que quand il avait été arrêté et torturé, avant d’être condamné, il n’avait pas eu la possibilité de porter plainte devant les autorités qui étaient les auteurs mêmes des violations des droits de l’homme, ni engager une action judiciaire contre le tribunal qui l’a condamné injustement. M. Randolph estime que dans ces conditions aucune réparation du préjudice subi n’est envisageable par recours à la justice togolaise.

2.6Après le décès du frère de l’auteur, survenu dans les conditions ci-dessus exposées, personne n’avait porté plainte, selon l’auteur, pour les mêmes raisons que celles énoncées précédemment.

2.7M. Randolph estime que depuis sa libération, les dommages causés par la violation de ses droits fondamentaux perdurent, étant donné qu’il a été contraint à l’exil et de ce fait il s’est éloigné de sa famille et de ses proches, mais également du fait du décès de son frère en raison de la violation par la République togolaise de la liberté de ce dernier.

Teneur de la plainte

3.L’auteur invoque des violations des articles 2, paragraphes 3, 7, 9, 10, 12, paragraphe 2, et 14. Il demande une juste réparation des préjudices subis par lui et sa famille du fait de l’action de l’État, ainsi qu’une révision sous contrôle international de son procès.

Observations de l’État partie

4.1Dans ses observations du 2 mars 2000, l’État partie examine la communication quant au fond, sans soulever les questions de sa recevabilité. L’État partie rejette toutes les accusations de l’auteur, en particulier celles relatives à la torture, en opposant l’argument que durant le procès les accusés n’avaient déposé aucune plainte pour torture ou mauvais traitement. L’État partie cite les déclarations du conseil de l’auteur, Me Domenach, faites à l’issue du procès, dans lequel l’avocat déclare que l’audience a été de bonne qualité et que tout le monde, y compris M. Randolph, a pu s’expliquer sur ce qui s’était passé.

4.2Quant à la qualification du procès comme inéquitable et le non-respect de la présomption d’innocence, l’État partie évoque de nouveau un extrait d’une déclaration de l’avocat de M. Randolph, dans laquelle il estime que pendant les 10 mois durant lesquels il assurait la défense de ses clients au Togo, il a pu le faire d’une manière satisfaisante, avec l’assistance et la bienveillance des autorités. D’ailleurs, ajoute-t-il, l’audience s’est tenue suivant les règles de forme et de fond et dans le cadre d’un libre débat conforme aux règles internationales.

4.3Concernant la violation de la liberté d’aller et de venir, l’État partie déclare qu’on ne pouvait pas lui reprocher d’avoir empêché le frère de l’auteur à quitter le territoire, en conservant son passeport diplomatique, alors que les autorités avaient établi pour lui un nouveau passeport. En ce qui concerne les formalités de retrait du passeport, la présence physique de l’intéressé est jugée normale, tout comme l’obligation de signature du passeport et du registre des retraits lors de sa réception, qui était dans l’intérêt des titulaires des passeports, pour éviter la remise des documents à une personne autre que le titulaire.

4.4L’État partie déclare qu’aucune instance judiciaire ou administrative n’avait été saisie d’une demande de réparation du préjudice subi par M. Ati Randolph.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Dans ses commentaires datés du 22 août 2000, l’auteur accuse le Togo d’avoir présenté «un ensemble de mensonges». Il réitère les éléments déjà présentés et insiste sur le fait qu’il a été détenu du 14 au 25 septembre 1985 en garde à vue, tandis que la durée légale de cette dernière était de 48 heures au maximum. Pendant cette période l’auteur se dit victime de traitements cruels, dégradants et inhumains, de torture et de menaces de mort. À son avis la présomption d’innocence n’avait pas été respectée à son égard – il a été radié de la fonction publique, il a été présenté auprès du chef de l’État, du Comité central du parti unique, au pouvoir. Ses lunettes ont été confisquées pendant trois mois et ne lui ont été restituées qu’après l’intervention d’Amnesty International. Les véhicules de l’auteur avaient également été confisqués. À ce sujet il prétend que l’un des véhicules, restitué à sa libération avait été trafiqué, afin qu’il trouve la mort en le conduisant. Enfin, il présente aussi ses commentaires sur différents agents gouvernementaux, afin de démontrer la nature non démocratique du régime en place, sans que ceci soit en relation directe avec sa communication.

5.2Du 25 septembre 1985 au 12 janvier 1987, l’auteur a été détenu dans la maison d’arrêt de Lomé, où il aurait été victime de traitements cruels, inhumains et dégradants, de menaces de mort. La sœur de l’auteur fait valoir, dans le témoignage qu’elle a fait parvenir au Comité, qu’à cet effet et sous la pression des organisations humanitaires internationales le régime avait été contraint d’organiser un examen médical. Mme Randolph soutient que les avocats, ainsi que les médecins choisis ont été fidèles au régime et n’ont pas admis que les résultats – absence de torture − avaient été falsifiés.

5.3Le procès de l’auteur ne commence qu’en juillet 1986. Le 30 juillet 1986 l’auteur a été condamné à cinq ans de prison pour outrage au chef de l’État par moyen de tracts. Le 12 janvier 1987 il a obtenu la grâce de ce dernier.

5.4M. Randolph insiste sur le fait qu’il avait été torturé à l’électricité le 15 septembre 1985 au soir et le lendemain matin. Il déclare qu’ensuite il avait été menacé de mort à plusieurs reprises. Il affirme qu’il en avait avisé ses avocats et qu’à deux reprises il avait saisi le parquet avec des plaintes pour torture: une fois en octobre 1985, mais qu’on avait minimisé sa plainte, en remplaçant «torture» par «sévices». La seconde fois, en janvier 1986, il avait présenté sa plainte par écrit. En réaction à cette initiative l’auteur affirme que son droit de visite familiale hebdomadaire avait été supprimé. L’auteur affirme également que durant le procès il avait dénoncé la torture et le mauvais traitement. Ceci a été la cause, selon lui, du report de son procès du 16 au 30 juillet, pour complément d’informations, précise-t-il, sans toutefois apporter la preuve de ses allégations.

5.5L’auteur précise aussi les conditions de sa détention, par exemple l’obligation de s’exposer quasiment nu dans une pièce remplie de moustiques, couché directement sur le béton, avec possibilité de se doucher toutes les deux semaines au début de sa détention ou encore disposer seulement de trois minutes de sortie quotidienne de sa cellule, afin de se doucher dans la cour de la prison, sous surveillance armée.

5.6Pour ce qui est du procès, l’auteur déclare que le Président du tribunal − Mme Nana − était une proche du chef de l’État. Celle-ci avait même participé à une manifestation demandant l’exécution de l’auteur et les autres prévenus dans l’affaire, ainsi que la confiscation de leurs biens. Seule l’Association des juristes africains, représentée par un ami du chef de l’État, avait eu l’autorisation de suivre le procès, tandis que le représentant d’Amnesty International avait été refoulé à l’aéroport.

5.7M. Randolph soutient que le procès s’était déroulé en l’absence de pièces à conviction ou témoins. L’affaire concernait l’outrage au moyen de tracts du chef de l’État. Or il n’y avait, dit‑il, aucun tract comme pièce à conviction et il n’y avait pas de plainte de la part du chef de l’État pour outrage.

5.8Durant le procès l’auteur prétend que ses avocats ont démontré que ses droits avaient été violés. Quant à lui, il affirme avoir montré au tribunal les cicatrices encore visibles suite aux brûlures à l’électricité. Mais à son avis ses avocats étaient sous pression et pour cette raison n’avaient pas développé la question.

5.9En ce qui concerne son frère, M. Randolph conteste les observations de l’État partie et déclare qu’on n’avait pas prorogé le passeport diplomatique, mais qu’on avait mis neuf mois pour établir un nouveau passeport ordinaire.

Observations complémentaires de l’État partie aux commentaires de l’auteur

6.1Dans sa note du 27 novembre 2000, l’État partie conteste la communication quant à sa recevabilité. Il demande que le Comité déclare la communication irrecevable pour trois raisons: non‑épuisement des voies de recours internes, utilisation de termes insultants et outrageants et examen devant une instance internationale.

6.2L’État partie déclare qu’au Togo toute personne s’estimant victime de violations des droits de l’homme peut recourir aux tribunaux, à la Commission nationale des droits de l’homme (CNDH) et aux institutions privées de défense des droits de l’homme. À cet effet l’État partie déclare que M. Randolph n’a pas interjeté appel devant les tribunaux, il n’a pas demandé la révision de son procès ni demandé la réparation d’un quelconque préjudice. Quant à la possibilité de s’adresser à la CNDH, l’État déclare que l’auteur ne l’avait pas fait, bien qu’il reconnaisse l’importance de cette Commission dans sa communication.

6.3L’État partie insiste, sans le développer, sur le fait que l’auteur utilisait pour ses allégations des termes insultants et outrageants.

6.4En ce qui concerne l’examen devant une autre instance internationale, l’État partie déclare que par la résolution 1993/75 de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies, datée du 10 mars 1993, le Togo avait été mis sous surveillance en matière de protection des droits de l’homme, laquelle a été levée en 1996. L’État partie rappelle que le cas de M. Randolph faisait partie des dossiers examinés par la Commission des droits de l’homme, durant le monitoring.

Commentaires supplémentaires de l’auteur aux observations de l’État partie

7.1L’auteur a envoyé ses commentaires le 13 janvier 2001. En continuant à qualifier et donner son opinion sur différents fonctionnaires togolais, il conteste la légalité et la légitimité du régime politique en place. Comme preuve de cela, ainsi qu’en appui de sa communication, l’auteur présente des extraits de divers articles et livres, sans vraiment apporter de nouveaux éléments, susceptibles d’avoir une incidence sur ses allégations antérieures, relatives à des violations de droits de l’homme à l’égard de sa personne ou à l’égard des membres de sa famille.

7.2Il reprend ses commentaires du 22 août 2000 et ajoute de nouvelles accusations au régime politique en place – la corruption et le déni de justice. Il expose les conditions actuelles de la délivrance de passeports par le Togo, sans que ceci ait un rapport avec la présente communication.

7.3En ce qui concerne l’argument d’irrecevabilité du gouvernement, pour utilisation de termes insultants et outrageants, l’auteur estime que les termes qu’il utilisait étaient souvent faibles pour décrire «toute l’horreur dans laquelle est enfermé le peuple togolais depuis près de 35 ans». Il ajoute que si le gouvernement estimait toujours que ses termes étaient insultants et outrageants, il serait «prêt à les défendre devant n’importe quelle juridiction, n’importe quel tribunal en fournissant des preuves irréfutables, des pièces à conviction et en produisant comme témoin à charge le peuple togolais».

7.4L’auteur invoque également «le déni de justice», lequel justifiait le non‑épuisement des recours internes. À cet effet l’auteur expose l’idée que la conception de justice du général Eyadema était strictement et exclusivement au service du dernier. L’auteur évoque «l’affaire des pétards» et demande au chef de l’État «instamment de répondre» à des questions relatives à la découverte et la commande des pétards ou encore de la raison de l’absence en tant que pièces à conviction dans l’affaire.

7.5L’auteur donne ses appréciations en ce qui concerne le Président du tribunal qui l’avait condamné, Mme Nana, comme étant proche du pouvoir, ou encore le premier substitut du procureur qui n’avait pas mené d’enquête sur la torture, ainsi que sur d’autres hauts fonctionnaires.

7.6En ce qui concerne le non-épuisement des recours existants, l’auteur déclare que «toute tentative de recours exigeant un système judiciaire impartial est impossible tant que l’État partie sera dirigé par la dictature». En ce qui concerne la Commission nationale des droits de l’homme, il estime qu’aucun des requérants qui avaient déposé une plainte auprès d’elle en 1985 n’avait obtenu gain de cause.

7.7L’auteur déclare que la fin de l’examen de la situation des droits de l’homme par la Commission des droits de l’homme n’empêchait pas le Comité d’examiner sa communication.

Délibérations du Comité sur la recevabilité

8.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2À sa soixante et onzième session en avril 2001, le Comité a examiné la question de la recevabilité de la communication.

8.3Le Comité a noté que la partie de la communication relative à l’arrestation, la torture et la condamnation de l’auteur se situait dans une période où l’État partie n’avait pas encore adhéré au Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, c’est‑à‑dire avant le 30 juin 1988. Par contre, le Comité a observé que les griefs de cette partie de la communication, bien que se rapportant à des faits survenus avant la date d’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour le Togo, continuaient à produire des effets qui pouvaient constituer eux-mêmes des violations du Pacte après cette date.

8.4Le Comité a noté que l’examen fait par la Commission des droits de l’homme des Nations Unies ne pouvait pas être considéré comme étant de même nature que l’examen des communications émanant de particuliers au sens de l’alinéa a du paragraphe 2 de l’article 5 du Protocole facultatif. Le Comité a rappelé sa jurisprudence, suivant laquelle la Commission des droits de l’homme des Nations Unies n’est pas une instance d’enquête ou de règlement au sens de l’article 5, paragraphe 2 a) du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

8.5Le Comite a noté également que l’État partie contestait la recevabilité de la communication pour non‑épuisement des voies de recours internes, étant donné qu’aucun recours n’avait été introduit par l’auteur en ce qui concerne ses allégations de violations de droits garantis par le Pacte. Le Comité a constaté que l’auteur n’avait pas soumis d’argument qui aurait pu justifier le non-épuisement des voies de recours disponibles au niveau national eu égard au cas de son frère décédé. En conséquence, le Comité a décidé que cette partie de la communication était irrecevable.

8.6Toutefois, en ce qui concerne les allégations relatives au cas propre de l’auteur, présentées aux paragraphes 2.5, 5.6 et 5.8 ci-dessus, le Comité a estimé que l’État partie n’avait pas fourni de réponse satisfaisante à l’argument de l’auteur qu’il n’existait pas de recours effectif en droit national, en relation avec les violations alléguées de ses droits, tels qu’exposés dans le Pacte, et par conséquent a déclaré la communication recevable le 5 avril 2001.

Observations de l’État partie

9.1Dans ses observations du 1er octobre 2001 et 2002, l’État partie souscrit à la décision du Comité sur l’irrecevabilité de la partie de la communication concernant le frère de l’auteur, mais conteste celle quant à la recevabilité du reste de la communication ayant trait à l’auteur même.

9.2Eu égard au paragraphe 2.5 de la décision de recevabilité l’État partie réitère son argumentation quant au non-épuisement des voies de recours internes par l’auteur, mettant en avant en particulier les possibilités de recours notamment devant la Cour d’appel et, le cas échéant, la Cour suprême. L’État partie précise qu’il partage entièrement l’opinion individuelle d’un membre du Comité et demande au Comité de la prendre en compte dans le réexamen de la communication.

9.3Relativement au paragraphe 5.6 de la décision de recevabilité l’État partie fait valoir que le régime a toujours respecté le principe de l’indépendance du pouvoir judiciaire et que les doutes émis par l’auteur sur la Présidente du tribunal constituent des affirmations gratuites et des jugements non fondés, dans le seul but de la diffamer. L’État partie réaffirme que la cause de l’auteur a été entendue équitablement et publiquement par le tribunal en toute indépendance et en toute impartialité, comme l’a noté, selon l’État partie, le conseil de l’auteur.

9.4Concernant le paragraphe 5.8 de la décision de recevabilité l’État partie se réfère, à nouveau, à ses observations du 2 mars 2000.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

10.1Dans ses commentaires du 3 avril, du 7 juin et du 14 juillet 2002, l’auteur réitère ses arguments en particulier sur le non-respect des droits de l’homme, des institutions et des instruments juridiques par l’État partie, ainsi que sur l’absence, dans les faits, d’indépendance du pouvoir judiciaire au Togo.

Réexamen de la décision de recevabilité et examen au fond

11.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été soumises par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

11.2Le Comité a pris note des observations de l’État partie du 1er octobre 2001 et 2002 sur l’irrecevabilité de la communication au motif du non-épuisement des voies de recours internes. Il constate que l’État partie ne développe aucun élément nouveau et supplémentaire d’irrecevabilité, au-delà des observations faites au stade de la recevabilité, qui permettrait de réexaminer la décision du Comité. Le Comité estime donc ne pas devoir revenir sur sa décision de recevabilité du 5 avril 2001.

11.3Le Comité passe immédiatement à l’examen de la plainte sur le fond.

12.Notant que le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 30 juin 1988, c’est-à-dire après que l’auteur eut été remis en liberté et soit parti en exil, le Comité rappelle que dans sa décision de recevabilité il a considéré qu’il lui faudrait déterminer, au stade de l’examen sur le fond, si les griefs de violation des articles 7, 9, 10 et 14 continuaient, après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif, à produire des effets qui constituaient en soi une violation du Pacte. Bien que l’auteur affirme qu’il a été contraint de s’exiler et de vivre séparé de sa famille et de ses proches et bien que, postérieurement à l’adoption par le Comité de la décision concernant la recevabilité, il ait fait tenir des arguments supplémentaires expliquant pourquoi il pense qu’il ne peut pas retourner au Togo, le Comité est d’avis que, dans la mesure où les allégations peuvent être interprétées comme portant sur les effets continus des premiers griefs qui, en soi, représenteraient une violation de l’article 12 ou d’autres dispositions du Pacte, les plaintes de l’auteur n’ont pas été étayées de façon suffisamment spécifique pour permettre au Comité de conclure à une violation du Pacte.

13.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il est saisi ne font apparaître aucune violation du Pacte.

[Adopté en anglais, en espagnol et en français (version originale). Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

APPENDICE

Opinion individuelle de Monsieur Abdelfattah Amor sur la décision de recevabilité du 5 avril 2001

Autant je partage la conclusion du Comité relativement à l’irrecevabilité de la partie de la communication concernant le frère de l’auteur, autant je continue à être réservé quant à la recevabilité du reste de la communication. Il y a à cela de multiples raisons juridiques:

1.L’article 5, paragraphe 2 b), du Protocole facultatif se rapportant au Pacte relatif aux droits civils et politiques dispose que «le Comité n’examinera aucune communication d’un particulier sans s’être assuré que le particulier a épuisé tous les recours internes disponibles. Cette règle ne s’applique pas si les procédures de recours excèdent les délais raisonnables».

D’abord, il appartient au Comité de s’assurer que le particulier a épuisé les recours internes disponibles. Le rôle du Comité est, en l’espèce, un rôle de constatation et non d’appréciation. Les allégations de l’auteur, à moins qu’elles aient trait au caractère déraisonnable des délais, ou au caractère insuffisant des explications de l’État partie, ou qu’elles soient manifestement entachées d’inexactitude ou d’erreur, ne sont pas de nature à modifier la nature du rôle du Comité à cet égard.

Ensuite, la rédaction de l’article 5 paragraphe 2 b) ne prête pas à équivoque et n’appelle pas d’interprétation, tellement elle est claire et restrictive. Il n’y a pas lieu d’aller au-delà du texte pour en rechercher l’intelligibilité sans le soumettre à des tensions qui en modifient le sens et la portée.

Enfin, la seule exception à la règle de l’épuisement des voies de recours internes tient aux procédures de recours excédant les délais raisonnables, ce qui n’est, manifestement, pas le cas en l’espèce.

2.Il est indiscutable que la décision condamnant l’auteur à cinq ans de prison, en 1986, n’a fait l’objet d’aucune tentative de recours pourtant existants ni avant sa grâce en janvier 1987 ni après. C’est dire qu’au plan pénal aucun recours n’a été exploré, ni encore moins exploité.

3.S’agissant du plan civil et de la demande de réparation, l’auteur ne s’est jamais adressé, ni à titre principal ni à un quelconque autre titre, à une quelconque juridiction pour réclamer des dédommagements, tant et si bien que cette question se trouve soulevée devant le Comité pour la première fois et donc à titre initial.

4.L’auteur aurait pu saisir le Comité à partir d’août 1988, date d’entrée en vigueur du Protocole facultatif à l’égard de l’État partie. Le fait qu’il ait attendu plus de 11 ans pour mettre à profit la nouvelle procédure qui lui est offerte ne manque pas de susciter des interrogations, y compris au titre de l’abus de droit prévu à l’article 3 du Protocole.

5.Le Comité ne disposait pas d’éléments précis, concordants et constants susceptibles de lui permettre de corroborer les allégations de l’auteur relatives à l’ensemble du système judiciaire de l’État partie, tant dans sa composante pénale que dans sa composante civile. En fondant sa position sur la base générale de l’absence de recours effectifs, comme l’a affirmé l’auteur, le Comité a rendu une décision qui, sur le plan juridique, peut légitimement être discutée, voire même contestée.

6.Il est à craindre que la présente décision constitue un fâcheux précédent, en ce sens qu’elle est susceptible de favoriser une pratique en marge de l’article 5 paragraphe 2 b) du Protocole facultatif.

Au total, je pense que compte tenu des circonstances exposées dans la communication, les doutes de l’auteur quant à l’efficacité des recours internes ne le dispensaient pas d’épuiser ceux-ci. Le Comité aurait dû conclure que la condition prévue à l’alinéa b du paragraphe 2 de l’article 5 du Protocole facultatif n’est pas remplie et que la communication n’était pas recevable.

(Signé) Abdelfattah Amor

[Fait en anglais, en espagnol et en français (version originale). Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

Opinion individuelle (dissidente) de M. Hipólito Solari-Yrigoyen

Mon opinion dissidente porte sur le paragraphe 12 et suivants du texte qui, à mon sens, devraient être rédigés comme suit:

12.Le Comité note que le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 30 juin 1988, c’est-à-dire après que l’auteur ait été remis en liberté et se soit exilé. En même temps le Comité rappelle que dans sa décision de recevabilité il a considéré qu’il lui faudrait déterminer, au stade de l’examen sur le fond, si les griefs de violation des articles 7, 9, 10 et 14 continuaient, après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif, à produire des effets qui constituaient en soi une violation du Pacte. À ce sujet l’auteur affirme qu’il a été contraint de s’exiler et de vivre séparé de sa famille et de ses proches. De l’avis du Comité, ce grief devrait être interprété comme portant sur les allégations de violation des droits de l’auteur pendant les années 1985-1987, concernant les effets persistants des premiers griefs qui constituaient en soi une violation de l’article 12 du Pacte et d’autres dispositions liées à cet article, et qui l’empêchent toujours de rentrer en toute sécurité au Togo.

12.1Le Comité relève que dans ses premières observations, en date du 2 mars 2000, l’État partie a contesté que l’auteur ait été contraint à l’exil mais qu’ensuite, après avoir reçu les commentaires détaillés et précis adressés par l’auteur en date du 22 août 2000, il n’a soumis aucune explication ni déclaration éclaircissant la question, comme il est tenu de le faire pour s’acquitter de l’obligation imposée à l’article 4, paragraphe 2, du Protocole facultatif. Par une simple déclaration il aurait pu démentir le grief de l’auteur qui affirme ne pas pouvoir rentrer au Togo en toute sécurité, et donner des garanties pour son retour, mais il ne l’a pas fait. Il faut bien voir que seul l’État partie pourrait donner les assurances nécessaires pour faire cesser les effets persistants qui justifient l’exil de l’auteur et l’empêchent arbitrairement d’exercer son droit de rentrer dans son propre pays. Dans ses observations en date du 27 novembre 2000 et du 1er octobre 2001 et 2002, l’État partie s’est limité à contester la recevabilité de la communication en ce qui avait trait à l’auteur. Il faut bien voir que l’État partie n’a apporté aucun élément nouveau qui permettrait d’établir que les effets persistants des faits antérieurs au 30 juin 1988 ont cessé.

12.2Il convient de se demander si le temps écoulé entre la date de l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie et la date à laquelle la communication a été soumise pourrait affaiblir ou invalider l’argument des effets persistants qui font que l’exil que vit l’auteur est un exil forcé. La réponse est négative car les situations d’exil n’ont pas de limite dans le temps et durent tant que les circonstances qui en sont à l’origine existent, ce qui est le cas avec l’État partie en cause. Dans bien des cas ces circonstances ont duré plus longtemps que la durée de vie moyenne d’un être humain. En outre on ne peut pas ne pas considérer que l’exil forcé impose une peine aggravée par le fait que celui qui l’a subie n’a pas comparu devant un juge qui, avant de la prononcer, aurait donné toutes les garanties d’une procédure régulière. En définitive, la peine d’exil est une peine administrative. C’est de surcroît une peine manifestement cruelle, comme il est reconnu depuis la plus lointaine antiquité, en raison des conséquences que l’éloignement forcé a pour la victime, sa famille et ses relations affectives et d’autre nature.

12.3L’article 12 du Pacte n’admet pas les exils forcés puisqu’il dispose que nul ne peut être arbitrairement privé du droit d’entrer dans son propre pays. Dans son Observation générale no 27, le Comité a indiqué que la notion d’arbitraire s’appliquait à toutes les mesures prises par l’État, au niveau législatif, administratif ou judiciaire. Par ailleurs, le fait que l’auteur possède une double nationalité est sans importance étant donné que, comme il est indiqué également dans la même Observation générale, «la signification des termes “son propre pays” est plus vaste que celle du “pays de nationalité”». «Ainsi, les personnes autorisées à exercer ce droit ne peuvent être identifiées qu’en interprétant l’expression “son propre pays”», qui reconnaît les liens particuliers que la personne a avec ce pays.

13.Le Comité des droits de l’homme est d’avis que les événements survenus au Togo entre 1985 et 1987, faisant à l’origine grief, ont pour l’auteur des effets persistants qui l’empêchent de retourner dans son pays en toute sécurité. Il constate en conséquence une violation du paragraphe 4 de l’article 12 du Pacte, lu conjointement avec les articles 7, 9, 10 et 14 du Pacte.

14.En vertu du paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, le Comité estime que l’auteur a droit à un recours utile.

15.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité à rendre publiques les présentes constatations.

(Signé) Hipólito Solari-Yrigoyen4 décembre 2003

[Fait en anglais, en espagnol (version originale) et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

M. Communication n o  911/2000, Nazarov c. Ouzbékistan (Constatations adoptées le 6 juillet 2004, quatre ‑vingt-unième session) *

Présentée par:

Abdumalik Nazarov(représenté par un conseil, Mme Irina Mikulina)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Ouzbékistan

Date de la communication:

28 octobre 1999 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 6 juillet 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication no 911/2000 présentée par M. Abdumalik Nazarov en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe  4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication est Abdumalik Nazarov, citoyen kirghize né en 1973, qui accomplit actuellement une peine d’emprisonnement de neuf ans en Ouzbékistan. Il affirme être victime de violations par l’Ouzbékistan du paragraphe 1 de l’article 10 et des paragraphes 2 et 3 b), c) et d) de l’article 14, ainsi que du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. La communication semble aussi soulever des questions au regard du paragraphe 3 de l’article 9 et du paragraphe 3 e) de l’article 14. L’auteur est représenté par un conseil.

1.2Le Pacte et son protocole facultatif sont entrés en vigueur à l’égard de l’Ouzbékistan le 28 décembre 1995.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le matin du 26 décembre 1997, l’auteur, accompagné de son père Sobitkhon et de son frère Umarkhon, se rendait en voiture du Kirghizistan en Ouzbékistan pour voir sa mère. Après avoir passé la frontière, la voiture a été arrêtée en territoire ouzbek par la milice, à Vodil, village de la province du Fergana. Les miliciens ont contrôlé leurs papiers et, sans donner de raison, ont fouillé leur voiture. Bien qu’ils n’aient rien trouvé de suspect, ils ont pris les clefs de la voiture et ont emmené les Nazarov au bureau régional du Ministère des affaires intérieures (MAI), où ils ont été mis en détention. Tout ce qu’on leur a dit, c’est qu’ils faisaient l’objet de soupçons. La voiture a alors été fouillée une deuxième fois en présence des Nazarov, cette fois par des fonctionnaires du MAI, et cette deuxième fouille n’a pas non plus donné de résultat.

2.2Vers 18 h 30 le 26 décembre 1997, soit 10 heures environ après leur arrestation à la frontière, les Nazarov ont été emmenés dans la cour des bâtiments du MAI, où leur voiture a été à nouveau fouillée. Cette fois un paquet en papier, dont le contenu sentait le chanvre, y a été trouvé sous un tapis. Le tapis était déjà dans la voiture au cours des deux premières fouilles, et il recouvrait alors un outil qui avait maintenant disparu. L’analyse du sac en papier pratiquée le lendemain a révélé qu’il contenait 12 grammes de chanvre. Le 28 décembre 1997, l’auteur a été accusé de possession de stupéfiants avec l’intention de les vendre, délit tombant sous le coup de l’article 276 du Code pénal ouzbek. Il a ultérieurement été aussi accusé d’avoir introduit des marchandises de contrebande en violation du paragraphe 1 de l’article 246 du Code pénal. Le 30 décembre 1997, son père et son frère ont été relâchés.

2.3Le 27 décembre 1997, les autorités ont fouillé le domicile du père de l’auteur, où elles ont trouvé un grand nombre de formulaires vierges portant l’en‑tête d’une organisation dénommée «Comité des musulmans d’Asie». Ces documents ont été identifiés comme appartenant à l’auteur, qui a été accusé de falsification de documents en vertu de l’article 228 du Code pénal.

2.4L’auteur affirme que les drogues découvertes dans la voiture ne lui appartenaient pas et avaient été placées là par les autorités pour justifier sa mise en détention. Selon lui, les autorités avaient largement eu le temps de le faire, puisqu’elles avaient eu les clefs de la voiture en leur possession pendant plus de 10 heures. Il fait valoir que, si les drogues avaient été dans la voiture depuis le début, elles auraient été trouvées lors de la première fouille, d’autant que le paquet dégageait une forte odeur de chanvre. L’auteur signale qu’il est le plus jeune frère de Sheikh Obidkhon Nazarov, et qu’il a déjà fait l’objet de voies de fait de la part du MAI.

2.5L’auteur dit que les documents trouvés dans la maison de son père lui avaient été donnés par une personne de connaissance, et qu’il avait simplement l’intention de les utiliser pour emballer des fruits au marché de Tachkent, où il avait un étal. En outre, il déclare que les documents ne sont pas ceux d’un organisme officiel, et ne peuvent donc pas faire l’objet d’une falsification punie par la loi. Il note que la loi ouzbèke ne considère comme un délit que la falsification de documents ayant un caractère officiel, et ayant des conséquences juridiques pour les droits de la personne qui les a en sa possession, ce qui n’était pas le cas des documents en cause.

2.6Le 4 mai 1998, l’auteur a été reconnu coupable des délits suivants par le tribunal de première instance du Fergana, qui l’a condamné aux peines suivantes: contrebande (art. 246.1 du Code pénal) − sept ans d’emprisonnement; possession de stupéfiants sans intention de les vendre (art. 276 du Code pénal) − deux ans d’emprisonnement; falsification de documents (art. 228 du Code pénal) − deux ans d’emprisonnement. Il a été condamné au total à neuf ans d’emprisonnement assorti de travaux forcés et de confiscation de biens.

2.7L’auteur a été débouté par la cour d’appel du Fergana le 15 juin 1998. Il a été également débouté par la Cour suprême de l’Ouzbékistan le 9 septembre 1999.

2.8L’auteur fait valoir plusieurs irrégularités de procédure en rapport avec son arrestation et son procès. Il dit que lui‑même, son frère et son père ont été arrêtés à la frontière sans motif valable, et que leur arrestation était donc contraire à l’article 221 du Code de procédure pénale. Il affirme que cette arrestation n’a été confirmée par l’autorité compétente que le 31 décembre 1997, cinq jours plus tard, soit bien après la limite de 72 heures qu’impose le Code de procédure pénale. À cet égard, selon l’ordonnance no 2 de l’assemblée plénière de la Cour suprême de la République d’Ouzbékistan, datée du 2 mai 1997, les tribunaux ne doivent pas fonder leurs décisions sur des preuves obtenues en violation de la loi.

2.9En outre, le tribunal n’aurait pas permis à l’avocat de la défense de désigner un expert pour déterminer l’origine géographique du chanvre. La défense avait essayé de prouver que le chanvre avait été produit en Ouzbékistan et non au Kirghizistan, et qu’il venait donc plus probablement des membres de la milice ouzbèke que de l’auteur, qui habitait au Kirghizistan.

Teneur de la plainte

3.L’auteur affirme être victime de violations du paragraphe 1 de l’article 10, des paragraphes 2 et 3 b), c) et d) de l’article 14, ainsi que du paragraphe 1 de l’article 18, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il affirme en outre avoir été arrêté et détenu illégalement et que son procès n’a pas été équitable.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.Malgré les rappels qui lui ont été adressés le 26 février 2001 et le 24 juillet 2001, l’État partie n’a pas fait d’observations sur la recevabilité et le fond de l’affaire.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

5.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

5.2Le Comité s’est assuré que la même question n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement, comme l’exige le paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif. En ce qui concerne l’épuisement des recours internes, le Comité a noté que, conformément aux renseignements qui lui ont été communiqués par l’auteur, tous les recours internes disponibles ont été épuisés. En l’absence de toute information de la part de l’État partie, le Comité considère que les conditions prévues à l’article 5 b) du Protocole facultatif sont remplies.

5.3Le Comité relève que les allégations de l’auteur au titre des paragraphes 3 b), c) et d) de l’article 14 ne sont pas étayées par des détails concrets: ainsi, l’auteur ne dit pas s’il a ou non disposé du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense (par. 3 b) de l’article 14). Il ressort de la communication que l’affaire a été jugée sans retard par les juridictions de différents degrés (par. 3 c) de l’article 14). Rien n’indique que l’auteur ait été privé des droits que lui garantit le paragraphe 3 d) de l’article 14. Au contraire, il ressort du dossier que le procès s’est déroulé en présence de l’accusé, et que celui‑ci était défendu par un conseil. En conséquence, le Comité conclut que ces allégations n’ont pas été étayées et qu’elles sont donc irrecevables en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

5.4De même, la communication ne contient aucun renseignement à l’appui des allégations de l’auteur au titre des articles 10 et 18. En particulier, son conseil n’a pas communiqué de renseignements concernant les mauvais traitements que l’auteur aurait subis de la part des représentants de la loi pendant la durée de sa détention. De même, l’auteur n’a pas suffisamment étayé son allégation selon laquelle sa liberté de pensée et de religion a été restreinte. En conséquence, le Comité conclut que ces allégations sont irrecevables en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

5.5En ce qui concerne les allégations se référant au paragraphe 3 de l’article 9 et à l’article 14, le Comité considère qu’elles sont suffisamment fondées aux fins de la recevabilité et décide de les examiner quant au fond.

Examen au fond

6.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été fournies par les parties, comme le prévoit le paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif. Il note avec préoccupation que l’État partie n’a pas fourni de renseignements pour faire la lumière sur les questions soulevées dans la communication. Il rappelle que le paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif exige des États parties qu’ils examinent de bonne foi toutes les allégations présentées contre eux et fournissent au Comité tous les renseignements utiles dont ils disposent. Si l’État partie ne coopère pas avec le Comité sur les questions soulevées, il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur dans la mesure où celles‑ci ont été étayées. Le Comité note que l’auteur a fait des allégations précises et détaillées concernant son arrestation et son procès, et que l’État partie n’y a pas répondu.

6.2En ce qui concerne le paragraphe 3 de l’article 9, l’auteur note que son arrestation a été confirmée par l’autorité compétente le 31 décembre 1997, cinq jours après sa mise en détention, sans qu’il ait été, semble‑t‑il, présenté devant un juge ou une autre autorité judiciaire. De toute façon, le Comité ne considère pas qu’un délai de cinq jours puisse être considéré comme «le plus court délai» envisagé au paragraphe 3 de l’article 9. En conséquence, à défaut d’explications de l’État partie, le Comité considère que la communication fait apparaître une violation du paragraphe 3 de l’article 9 par l’État partie.

6.3L’auteur prétend encore que l’État partie a violé l’article 14, et il signale un certain nombre de circonstances qui, selon lui, démontrent manifestement son innocence. Le Comité, rappelant sa jurisprudence, relève que c’est aux juridictions des États parties, et non à lui‑même, qu’il appartient de manière générale d’examiner ou d’apprécier les faits et les éléments de preuve, sauf s’il est établi que la conduite du procès ou l’appréciation des faits et éléments de preuve ont été manifestement arbitraires ou ont constitué un déni de justice. Toutefois, en l’espèce, l’auteur soutient que l’État partie a violé l’article 14 du Pacte, en ce que le tribunal n’a pas fait droit à sa demande tendant à nommer un expert pour déterminer l’origine géographique du chanvre, ce qui aurait pu constituer un élément de preuve déterminant dans le procès. Le Comité a noté à cet égard que le tribunal, dans la décision qui lui a été soumise, a rejeté la demande sans justifier ce refus; en l’absence de toute explication de la part de l’État partie, le Comité estime que ce refus est contraire au principe du respect de l’égalité entre l’accusation et la défense dans la présentation de preuves. Le Comité décide par conséquent que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 14 du Pacte.

7.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, est d’avis que les faits qui lui ont été communiqués font apparaître des violations du paragraphe 3 de l’article 9 et de l’article 14 du Pacte.

8.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, le Comité considère que l’auteur doit disposer d’un recours utile sous la forme d’une indemnisation et d’une libération immédiate.

9.En adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie. Le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est également invité à rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

N. Communication n o  917/2000, Arutyunyan c. Ouzbékistan (Constatations adoptées le 29 mars 2004, quatre ‑vingtième session)*

Présentée par:

Mme Karina Arutyunyan (non représentée par un conseil)

Au nom de:

M. Arsen Arutyunyan

État partie:

Ouzbékistan

Date de la communication:

7 mars 2000 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en application de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 29 mars 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication no 917/2000 présentée par Mme Karina Arutyunyan au nom de son frère, M. Arsen Arutyunyan, en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication est Karina Arutyunyan, une ressortissante ouzbèke d’origine arménienne qui vit actuellement en Italie. Elle présente la communication au nom de son frère, Arsen Arutyunyan, ressortissant ouzbek d’origine arménienne né en 1979; condamné à mort, il se trouvait, au moment où elle a envoyé la communication, incarcéré à Tachkent, dans l’attente de l’exécution. L’auteur déclare que son frère est victime de violations par l’Ouzbékistan du paragraphe 2 de l’article 5 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, des paragraphes 1 et 4 de l’article 6, de l’article 7, du paragraphe 1 de l’article 10, du paragraphe 1 de l’article 14, du paragraphe 1 de l’article 15 et de l’article 17. L’auteur n’est pas représenté par un conseil.

1.2Le 22 mars 2000 le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial pour les nouvelles communications, a demandé à l’État partie, en application de l’article 86 de son règlement intérieur, de ne pas procéder à l’exécution de M. Arutyunyan tant que le Comité examinait son cas. Le 11 mai 2000, l’État partie a informé le Comité que la condamnation à mort prononcée contre M. Arutyunyan avait été commuée en 20 ans d’emprisonnement le 31 mars 2000.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1M. Arutyunyan était membre du groupe de rock ouzbek «Al‑Vakil». Le 26 mai 1999, il a été arrêté à Moscou en même temps qu’un autre membre du groupe, M. Siragev, en vertu d’un mandat d’arrestation délivré par les autorités ouzbèkes pour le vol et le meurtre commis sur la personne de Laylo Alieva, une vedette de variétés, en avril 1998 à Tachkent et pour la tentative de meurtre commise sur le fils de celle‑ci. Les deux hommes ont été transférés à Tachkent le 3 juin 1999.

2.2Par un jugement rendu le 3 novembre 1999, le Tribunal d’instance de Tachkent a reconnu MM. Arutyunyan et Siragev coupables du meurtre de Mme Alieva et du vol de ses bijoux et les a condamnés à mort. La Cour suprême a confirmé le jugement le 20 décembre 1999.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur fait valoir qu’après l’arrivée de son frère à Tachkent le 3 juin 1999, celui‑ci est resté détenu dans un lieu tenu secret pendant deux semaines et que les services du Procureur ont refusé d’indiquer où il se trouvait malgré des demandes répétées.

3.2M. Arutyunyan et M. Siragev, auraient été brutalisés et torturés pendant l’enquête en vue d’obtenir d’eux des aveux, au point que M. Siragev aurait dû être hospitalisé. L’auteur suppose qu’il en a été de même pour son frère.

3.3Le procès de M. Arutyunyan aurait été conduit avec partialité, le Tribunal d’instance de Tachkent se fondant sur ses seuls aveux, sans qu’il n’y ait eu ni témoin ni preuve matérielle ou empreinte digitale, et sur les dépositions de personnes qui ont disparu peu après l’instruction et n’ont donc pas pu confirmer leur déposition à la barre. Lors d’une audience qui n’aurait duré que 35 minutes, la Cour suprême a validé ce que l’auteur considère comme une procédure viciée et des violations commises par les enquêteurs et le tribunal de première instance.

3.4Au début, il n’aurait pas été permis à M. Arutyunyan de se faire assister par le conseil engagé par sa famille, sous le prétexte qu’il ne faisait pas encore l’objet de poursuites. Un conseil lui aurait été commis d’office, uniquement pour la forme, pendant son interrogatoire et au moment de ses aveux. Plus tard, quand le conseil engagé par ses soins a été autorisé à assurer sa défense, l’intéressé n’a pas pu le rencontrer en privé. De plus, le conseil n’a été autorisé à examiner les pièces du procès mené par le Tribunal d’instance de Tachkent que quelques minutes avant le début de l’audience de la Cour suprême. Il aurait aussi été l’objet de menaces proférées par la famille de Mme Alieva, au point qu’il s’est désisté et qu’il a fallu le remplacer. Dans ce contexte, l’auteur avance que des parents de Mme Alieva occupaient des fonctions élevées dans l’appareil judiciaire. Le nouveau conseil aurait à son tour été l’objet de menaces.

Observations de l’État partie

4.1Le 11 mai 2000, l’État partie a communiqué les renseignements suivants au sujet de l’affaire: le Présidium de la Cour suprême a examiné l’affaire le 31 mars 2000 et a décidé de commuer la peine de mort prononcée contre M. Arutyunyan en 20 ans d’emprisonnement. De plus, à la suite d’une amnistie présidentielle, la peine a été réduite «de vingt‑cinq pour cent» (cinq ans).

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

5.1Malgré plusieurs rappels, l’État partie n’a pas donné de réponse au Comité qui l’avait prié, conformément à l’article 91 du règlement intérieur, de lui soumettre des explications ou des observations portant sur la recevabilité et sur le fond de la communication. Le Comité rappelle qu’il ressort implicitement du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif que les États parties examinent de bonne foi toutes les allégations portées contre eux et font parvenir au Comité toutes les informations dont ils disposent. Compte tenu de l’absence de coopération de l’État partie avec le Comité dans l’affaire dont il est saisi, le crédit voulu doit être accordé aux allégations de l’auteur, dans la mesure où elles ont été étayées.

5.2Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

5.3Le Comité note que la même question n’est pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement et que les recours internes ont été épuisés. Les conditions énoncées aux alinéas a et b du paragraphe 2 de l’article 5 du Protocole facultatif sont donc réunies.

5.4Le Comité a pris note de l’allégation de violation du paragraphe 2 de l’article 5 et des articles 15 et 17 du Pacte. Aucune information n’a été donnée à l’appui de ces griefs et l’auteur n’a pas suffisamment étayé ces allégations aux fins de la recevabilité. Le Comité déclare donc cette partie de la communication irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

5.5Le Comité conclut que le grief de violation du paragraphe 2 de l’article 5 du Pacte est irrecevable ratione materiae au regard de l’article 3 du Protocole facultatif.

5.6L’auteur affirme qu’après le transfert de son frère à Tachkent, le lieu de détention a été gardé secret pendant deux semaines et que les services du Procureur n’ont donné aucune information concernant l’endroit où le prisonnier se trouvait. En l’absence de toute observation sur ce point de la part de l’État partie, le Comité considère que cette plainte peut soulever des questions au titre de l’article 10, paragraphe 1 du Pacte et qu’elle est donc recevable.

5.7Le Comité a pris note de l’allégation de l’auteur qui affirme que le procès de M. Arutyunyan n’a pas été équitable. Tout en regrettant que l’État partie n’ait formulé aucune observation à ce sujet, le Comité note que les allégations de l’auteur concernent essentiellement l’appréciation des faits et des éléments de preuve par les tribunaux nationaux. Il réaffirme que, de manière générale, il appartient aux juridictions des États parties, et non au Comité, d’apprécier les faits et les éléments de preuve dans un cas d’espèce et d’interpréter les lois nationales, sauf s’il peut être établi que cette appréciation était arbitraire ou représentait un déni de justice. L’auteur n’a pas montré, aux fins de la recevabilité, qu’il en avait été ainsi dans l’affaire à l’examen. Dans ces conditions, le Comité conclut que la plainte est irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

5.8Le Comité a pris note de l’allégation selon laquelle M. Arutyunyan n’a pas été autorisé à se faire assister par l’avocat de son choix au début de l’instruction; ultérieurement, le conseil, qui devait préparer la défense en appel, n’aurait pas eu accès aux pièces du procès mené par le Tribunal d’instance de Tachkent. En l’absence de tout renseignement reçu de l’État partie sur ce point, le Comité déclare cette partie de la communication recevable dans la mesure où elle semble soulever des questions au titre de l’alinéa d du paragraphe 3 de l’article 14 et de l’article 6 du Pacte.

5.9L’auteur affirme que M. Arutyunyan a été frappé et torturé par les enquêteurs, qui voulaient lui arracher des aveux en violation de l’article 7 du Pacte. L’État partie n’a pas répondu à ce grief mais cette allégation reste vague et générale. En l’absence d’information qui la corrobore suffisamment, le Comité déclare cette partie de la communication irrecevable dans la mesure où l’auteur n’a pas suffisamment étayé ses allégations aux fins de la recevabilité, conformément à l’article 2 du Protocole facultatif.

Examen au fond

6.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication à la lumière de toutes les informations portées à sa connaissance par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

6.2Le Comité prend note de l’allégation selon laquelle M. Arutyunyan est resté détenu au secret pendant les deux semaines qui ont suivi son transfert à Tachkent. À l’appui de cette affirmation, l’auteur déclare que la famille a tenté en vain d’obtenir des services du Procureur qu’ils lui indiquent le lieu de détention. Dans ces conditions, et compte tenu de la nature particulière de l’affaire et du fait que l’État partie n’a donné aucune réponse sur ce point, le Comité conclut que les droits consacrés au paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte ont été violés. Le Comité ayant constaté une violation de l’article 10, disposition du Pacte qui traite expressément de la situation des personnes privées de liberté et qui englobe à l’intention de ces personnes les éléments énoncés à titre général à l’article 7, il n’est pas nécessaire d’examiner séparément les griefs de violation de l’article 7.

6.3L’auteur fait valoir que les droits de la défense ont été violés parce que, une fois que le conseil choisi par la famille a été autorisé à représenter son frère, il n’a pu le rencontrer dans des conditions de confidentialité; de plus, l’avocat n’a pu examiner les pièces du procès mené par le Tribunal d’instance de Tachkent que peu de temps avant l’audience de la Cour suprême. À l’appui de ses allégations, l’auteur joint une copie d’une requête, en date du 17 décembre 1999, adressée par l’avocat à la Cour suprême pour demander un report d’audience au motif, notamment, qu’il s’était vu refuser l’accès auxdites pièces. La Cour suprême a rejeté cette requête. En appel, le conseil a déclaré ne pas avoir eu la possibilité de rencontrer son client en privé afin de préparer sa défense, mais la Cour suprême n’a pas répondu à l’objection. En l’absence de toute observation de l’État partie sur ce point, le Comité considère qu’il y a eu une violation du paragraphe 3 d) de l’article 14.

6.4Le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle l’imposition de la peine de mort à l’issue d’un procès au cours duquel les dispositions du Pacte n’ont pas été respectées constitue une violation de l’article 6 du Pacte s’il n’est plus possible de faire appel du verdict. Dans le cas de M. Arutyunyan, la peine de mort a été prononcée à titre définitif alors que les dispositions de l’article 14 du Pacte concernant les conditions d’un procès équitable n’avaient pas été respectées. Cette constatation amène le Comité à conclure que le droit protégé par l’article 6 a également été violé. Cette violation a toutefois été réparée par la décision rendue le 31 mars 2000 par le Présidium de la Cour suprême de commuer la peine de mort.

7.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte, estime que les faits dont il est saisi font apparaître une violation du paragraphe 1 de l’article 10 et du paragraphe 3 d) de l’article 14 du Pacte.

8.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à M. Arutyunyan un recours utile, qui pourrait revêtir la forme d’une nouvelle réduction de sa peine et d’une indemnisation. L’État partie est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas à l’avenir.

9.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y a eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

O. Communication n o  920/2000, Lovell c. Australie (Constatations adoptées le 24 mars 2004, quatre ‑vingtième session)*

Présentée par:

M. Avon Lovell (non représenté par un conseil)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Australie

Date de la communication:

2 décembre 1999 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 24 mars 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication no 920/2000, présentée par M. Avon Lovell en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.L’auteur de la communication, datée du 21 décembre 1999, est Avon Lovell, de nationalité australienne, qui réside actuellement à Greenwood, en Australie occidentale. Il déclare être victime de violations par l’Australie des paragraphes 1 et 5 de l’article 14 et de l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (le Pacte). Il n’est pas représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1La section d’Australie occidentale de la division Ingénierie et électricité d’un syndicat, la Communications, Electrical, Energy, Information, Postal, Plumbing and Allied Workers’ Union of Australia (CEPU), a fait appel aux services de l’auteur, en qualité d’avocat du travail, lorsqu’elle s’est trouvée impliquée dans un conflit du travail avec Hamersley Iron PTY Ltd (Hamersley) en 1992. La société Hamersley, représentée par le cabinet d’avocats Freehill, Hollingdale et Page (Freehill), a engagé une procédure civile auprès de la Cour suprême d’Australie occidentale contre la CEPU et plusieurs de ses dirigeants, en faisant valoir un certain nombre de motifs pour obtenir l’adoption de mesures conservatoires et des dommages‑intérêts compensatoires. Au cours de cette procédure, Hamersley a dû communiquer (make available for discovery)à la CEPU et à ses dirigeants toutes les pièces pertinentes dont elle ne pouvait pas demander le respect du caractère confidentiel. L’auteur et la CEPU ont obtenu et inspecté ces documents, dont cinq à propos desquels Hamersley a fait valoir qu’en révélant leur teneur publiquement dans une interview à la radio, dans des articles de presse et une série de communications rédigées à l’intention des membres de la CEPU et d’autres syndicats et en les utilisant sans respecter les règles applicables à la communication de pièces (rules of discovery), l’auteur et la CEPU s’étaient rendus coupables d’entrave à la justice (contempt of court).

2.2Le 22 mai 1998, l’auteur et la CEPU ont été reconnus coupables en première instance devant la chambre plénière de la Cour suprême d’Australie occidentale (collège de trois magistrats) de deux chefs d’entrave à la justice. Premièrement, ils avaient fait un usage abusif des cinq documents qui leur avaient été communiqués, dans la mesure où l’auteur s’en était servi dans un but contraire à son engagement tacite de ne pas utiliser les documents produits par l’autre partie à la procédure civile au titre de la communication des pièces ni d’en divulguer la teneur, à des fins autres que celles de la procédure dans le cadre de laquelle les pièces lui avaient été communiquées. Deuxièmement, l’auteur et la CEPU avaient entravé l’administration de la justice dans la mesure où, par son comportement, en révélant la teneur des documents communiqués, l’auteur cherchait à faire indûment pression et exerçait effectivement indûment pression sur Hamersley au principal, invitait l’opinion à préjuger des problèmes et tendait à dissuader d’éventuels témoins de déposer.

2.3L’auteur avait arrêté comme moyen de défense, dans le premier cas, de faire valoir entre autres que lesdites pièces, une fois qu’il en avait été question en audience publique, étaient tombées dans le domaine public et qu’aucune restriction ne pesait plus sur leur utilisation, que Hamersley, en répondant aux allégations formulées par l’auteur sur la base des renseignements figurant dans lesdites pièces, renonçait à son droit de faire respecter leur caractère confidentiel et que la publication et l’utilisation de ces pièces allaient de pair avec la liberté de communication politique protégée par la Constitution australienne. Le 22 juillet 1998, la Cour a condamné l’auteur aux dépens et à une amende de 40 000 dollars australiens et le syndicat aux dépens et à une amende de 55 000 dollars.

2.4L’auteur a ensuite demandé l’autorisation spéciale de former recours auprès de la High Court d’Australie en se fondant sur les motifs suivants:

a)La Cour suprême d’Australie occidentale avait eu tort de ne pas juger qu’une référence faite aux pièces communiquées en audience publique supprimait l’engagement tacite de ne pas les utiliser à des fins étrangères à la procédure;

b)La Cour aurait dû juger que la common law d’Australie occidentale, s’agissant de l’utilisation de documents communiqués, allait dans le sens des Règles applicables au tribunal fédéral et des Règles anglaises;

c)En ce qui concerne le deuxième chef d’entrave à la justice, les publications ne risquaient pas réellement de gêner le jugement de quelque affaire ou procédure que ce soit en instance ni d’y porter atteinte, ni d’entamer la capacité d’un tribunal quelconque d’administrer la justice dans des conditions d’équité et d’impartialité, ni de constituer une ingérence en la matière;

d)La Cour a eu tort de ne pas juger que la liberté de communication politique l’emportait sur le droit de l’entrave à la justice;

e)Les amendes imposées étaient manifestement excessives.

2.5Le 29 octobre 1999, l’auteur s’est vu refuser l’autorisation spéciale de recours auprès de la High Court d’Australie. Sa requête a été rejetée pour deux raisons: premièrement, il n’y avait pas de raison suffisante de douter de la justesse de la décision prise par la chambre plénière de la Cour suprême; deuxièmement, l’affaire n’était pas considérée comme un bon moyen de statuer sur la question de principe que les requérants voulaient faire valoir parce qu’il semblait peu probable qu’une décision prise en appel exige que la Cour statue en la matière. Dans ces conditions, l’auteur affirme avoir épuisé toutes les voies de recours internes.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que le droit à un jugement équitable garanti au paragraphe 1 de l’article 14 a été violé. L’un des juges à la Cour suprême d’Australie occidentale aurait posé, du moins en apparence, un problème de partialité dans la mesure où auparavant, en qualité d’avocat, il avait mené une longue procédure pour diffamation contre l’auteur à propos d’un ouvrage qu’il avait écrit. C’était aussi un ancien partenaire du cabinet d’avocats qui avait engagé des poursuites contre l’auteur pour entrave à la justice.

3.2L’auteur se plaint aussi d’une violation du paragraphe 1 de l’article 14 dans la mesure où l’accusation, c’est‑à‑dire Hamersley qui a engagé l’action pour entrave à la justice, n’était pas tenue d’agir impartialement ni de fournir des preuves à décharge et avait tout intérêt à obtenir la condamnation de l’auteur.

3.3De plus, le droit de faire recours, garanti au paragraphe 5 de l’article 14, aurait été violé, car une demande d’autorisation spéciale de recours ne constituerait pas une voie de recours à proprement parler, puisque cette procédure traitait exclusivement des «questions relatives à l’autorisation spéciale» et non des motifs de faire recours eux‑mêmes. En outre, la demande spéciale de recours doit obéir à certaines conditions, d’intérêt général par exemple, ou touchant à des points de droit bien précis. L’audience à laquelle sa requête a été examinée n’a duré qu’une vingtaine de minutes. L’auteur affirme dont qu’il n’a pas eu droit à un recours utile contre sa condamnation en première instance.

3.4Enfin, l’auteur soutient que sa condamnation pour entrave à la justice l’a empêché d’exercer en tant que journaliste les droits prévus à l’article 19 du Pacte puisqu’il a été reconnu coupable d’avoir rendu publics des documents dont il avait été question en audience publique et a été condamné à verser une amende. Il renvoie à ce propos à la modification des Règles de la Cour suprême d’Angleterre, au lendemain de l’affaire dite «Harman» au Royaume‑Uni, suivie par le tribunal fédéral d’Australie et les États de Nouvelle‑Galles du Sud et d’Australie méridionale, tendant à ce que les pièces lues au tribunal ou par ce dernier en audience publique cessent d’être protégées par l’engagement tacite de ne pas les utiliser.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Par une note verbale du 10 octobre 2000, l’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité et le fond de la communication. Il soutient que les prétentions de l’auteur au titre du paragraphe 1 de l’article 14 devraient être déclarées irrecevables pour non‑épuisement des voies de recours internes puisqu’il n’a pas soulevé la question de l’impartialité devant les tribunaux nationaux et n’a pas motivé sa plainte; en effet, il ne prétend pas que le juge Anderson ait effectivement manifesté de la prévention ni n’en apporte la preuve et l’allégation selon laquelle la partie adverse n’aurait pas eu le devoir d’agir d’une certaine façon ne relève pas du paragraphe 1 de l’article 14.

4.2En ce qui concerne la prétention de l’auteur selon laquelle le refus de la High Court de faire droit à sa demande d’autorisation spéciale de recours avait porté atteinte à son droit à un recours devant une juridiction supérieure, l’État partie déclare que l’auteur n’a pas fondé sa prétention, que celle‑ci est incompatible avec le Pacte et que, à titre subsidiaire, en ce qui concerne le deuxième point d’entrave à la justice, il n’a pas épuisé les voies de recours internes. Cette plainte devrait donc être elle aussi déclarée irrecevable.

4.3Qui plus est, l’État partie soutient que l’auteur n’a pas prouvé que le droit de l’entrave à la justice (law of contempt) aurait servi à l’empêcher d’exercer ses droits en vertu de l’article 19 du Pacte. À titre subsidiaire, dans l’hypothèse où le Comité considérerait recevables les allégations de l’auteur, il soutient que chacune des plaintes devrait être rejetée comme étant injustifiée car l’auteur n’a pas produit de preuves pour en démontrer le bien‑fondé.

Grief tiré du paragraphe 1 de l’article 14

4.4L’État partie note que l’auteur avance deux allégations au titre du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte; tout d’abord que sa cause n’a pas été entendue par un tribunal impartial et ensuite que dans la mesure où, en l’espèce, la partie adverse n’était tenue ni d’agir en toute impartialité ni de divulguer des pièces à décharge, il n’avait pas bénéficié d’un procès équitable.

Grief selon lequel la cause n’a pas été entendue par un tribunal impartial

4.5En ce qui concerne le grief de l’auteur qui affirme que sa cause n’a pas été entendue par un tribunal impartial parce que dans le passé il avait eu pour adversaire l’un des juges à la chambre plénière de la Cour suprême et que ce dernier était membre du cabinet d’avocats responsable des poursuites engagées pour entrave à la justice, l’État partie soutient que, l’auteur n’ayant pas saisi les tribunaux nationaux de la question, cette plainte devrait être jugée irrecevable aux termes du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Pacte.

4.6Comme l’allégation de partialité formulée par l’auteur tient à la présence du juge Anderson dans le collège de la chambre plénière de la Cour suprême, il est évident que l’auteur savait avant l’ouverture du procès que le juge Anderson y siégerait. De l’avis de l’État partie, l’auteur aurait manqué, à trois occasions précises, d’épuiser les voies de recours internes. Premièrement, il n’a pas demandé à ce que le juge Anderson se récuse ni à la chambre plénière de la Cour suprême de le dessaisir, à aucun moment avant ni pendant l’examen par le tribunal des chefs d’entrave à la justice. Dans la mesure où l’auteur a permis à l’audience de se dérouler après qu’il se fut rendu compte de la présence du juge Anderson, on peut considérer qu’il a implicitement reconnu qu’il ne se posait pas de problème de partialité.

4.7Deuxièmement, l’auteur n’a pas demandé à la chambre plénière de la Cour suprême d’examiner ni de rouvrir l’affaire après qu’elle eut statué sur son cas au motif que l’arrêt était contestable en raison de la participation du juge Anderson aux délibérations.

4.8Enfin, l’auteur n’a pas demandé à la High Court d’examiner ou d’annuler l’arrêt rendu par la chambre plénière de la Cour suprême en arguant de la participation du juge Anderson. L’État partie relève que l’auteur était représenté par un conseil expérimenté à la procédure devant la High Court et que le fait qu’il n’ait pas soulevé la question de la partialité du juge Anderson est bien la preuve que les voies de recours internes n’ont pas été épuisées.

4.9À titre subsidiaire, l’État partie fait valoir que la communication devrait être déclarée irrecevable faute d’être fondée conformément à l’article 2 du Protocole facultatif, car l’auteur n’a pas soumis d’indices suffisants propres à constituer un commencement de preuve. Pour ce qui est de la première plainte pour partialité, à savoir que le juge Anderson était partie à l’affaire ou y avait un intérêt qui aurait dû emporter son dessaisissement, l’État partie soutient que, bien que 16 ans plus tôt, le juge Anderson ait été membre du cabinet d’avocats représentant Hamersley dans la procédure pour entrave à la justice, l’auteur n’a formulé aucune allégation ni produit aucune preuve établissant qu’il eût des liens avec Hamersley ou un intérêt dans cette société qui justifiait son dessaisissement.

4.10Pour ce qui est du deuxième grief de partialité, où les circonstances conduiraient un observateur raisonnable à soulever raisonnablement la question de la partialité au motif, en l’espèce, que le juge Anderson avait été dans le passé partie à une procédure contre l’auteur et qu’il avait naguère appartenu au cabinet d’avocats impliqué dans celle engagée contre l’auteur pour entrave à la justice. Or, de l’avis de l’État partie, la communication ne révèle aucun élément de preuve de partialité. La prétendue participation d’Anderson à une procédure contre l’auteur n’est pas suffisamment explicitée pour permettre de repérer l’action ou les actions spécifiques en question.

4.11Dans l’hypothèse où le Comité jugerait recevable le grief de partialité, l’État partie estime qu’il devrait être rejeté comme étant dénué de tout fondement puisque l’auteur n’a formulé aucune allégation ni produit aucune preuve établissant que le juge Anderson eût effectivement manifesté de la prévention. L’État partie répète que le cabinet dont le juge Anderson était membre ne saurait être considéré comme étant partie à l’affaire actuelle. En tout état de cause, le juge Anderson n’avait plus de liens avec ce cabinet depuis 16 ans, de sorte qu’il ne peut être considéré comme partageant un intérêt quelconque avec lui. Il est fort probable que le juge Anderson, membre du barreau, ait dû travailler à maintes reprises à la fois pour et contre son ancien cabinet (l’un des principaux cabinets d’avocats d’Australie) et que, en siégeant comme juge à la Cour suprême d’Australie occidentale, il a eu à connaître de bien des affaires dans lesquelles son ancien cabinet était impliqué à un titre ou un autre. L’auteur n’a pas apporté d’indices donnant à penser que le juge aurait manifesté du parti pris en faveur de son ancien cabinet ni qu’il partageait des intérêts avec lui. L’État partie souligne aussi qu’en Australie il est courant de nommer des juges qui ont longtemps exercé comme avocat dans le privé et qu’il est donc normal que, dans le cours de leur carrière, des juges aient pris part à des procédures pour le compte de toutes sortes de clients et nombre de cabinets d’avocats.

4.12L’État partie soutient en outre que l’auteur n’a pas soumis de preuves suffisantes pour établir qu’un observateur raisonnable douterait raisonnablement de l’impartialité du juge Anderson étant donné la présomption qu’un juge peut aborder chaque affaire sans parti pris. Qui plus est, même si un observateur raisonnable pouvait raisonnablement nourrir des doutes quant à l’impartialité du juge Anderson, il ne faudrait pas nécessairement en conclure que la cause de l’auteur n’a pas été entendue équitablement. L’État partie renvoie à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui a jugé qu’il était nécessaire de considérer l’ensemble de la procédure pour déterminer si un procès avait été équitable et a noté que la partialité que l’on appréhendait de la part d’un membre du tribunal pouvait être contrebalancée par l’impartialité incontestable d’autres membres du tribunal. L’État partie note que l’auteur n’a formulé aucune allégation de partialité à l’encontre des deux autres juges à la chambre plénière de la Cour suprême.

Grief selon lequel la partie qui engage des poursuites n’est pas tenue d’agir avec impartialité ni de fournir des preuves à décharge

4.13Pour ce qui est de la plainte de l’auteur selon laquelle, bien qu’il fût l’objet de poursuites pénales, la partie qui engageait ces poursuites, à savoir le cabinet qui demandait qu’il fût reconnu coupable d’entrave à la justice, n’était pas tenue d’agir en toute impartialité ni de fournir des preuves à décharge, l’État partie soutient que l’auteur n’a pas bien saisi la nature de la procédure engagée contre lui. Premièrement, le cabinet d’avocats n’a pas fait office de procureur contre l’auteur, mais est intervenu en tant qu’avocat se plaignant, au nom de son client, de ce que l’auteur avait porté atteinte au droit de ce dernier au respect du caractère confidentiel des pièces communiquées aux fins de la procédure et à un jugement équitable au principal. Deuxièmement, il soutient que l’auteur n’a que partiellement raison de dire que l’entrave à la justice était en relation avec une procédure engagée au civil, puisque si l’utilisation abusive de documents représentait bien une entrave à la justice d’ordre civil, l’ingérence dans l’administration de la justice constituait une entrave d’ordre pénal. Cependant, au plan procédural, il y a peu de différences, en droit australien, entre entraves à la justice civiles et pénales, attendu que toutes les poursuites engagées de ce chef sont de caractère pénal et doivent emporter l’intime conviction. Pour l’État partie, l’auteur commet une erreur en se plaignant de ne pas avoir bénéficié d’un degré de preuve supérieur.

4.14L’État partie affirme que l’auteur n’a pas épuisé les voies de recours internes, puisqu’il n’a porté plainte en la matière devant aucune juridiction interne et, en particulier, qu’il aurait pu saisir la chambre plénière de la Cour suprême d’Australie occidentale ou la High Court d’Australie.

4.15Il considère par ailleurs que l’allégation de l’auteur selon laquelle sa cause n’a pas été entendue équitablement parce que la partie adverse n’avait pas l’obligation d’agir de façon impartiale ou de remettre des pièces à décharge ne correspond à aucune des garanties minimales prévues au paragraphe 3 de l’article 14. Des allégations quant au manque d’équité, tenant aux restrictions imposées à l’accès aux documents détenus par le ministère public, ont été formulées dans d’autres cas conformément au paragraphe 3 b) de l’article 14 concernant l’obligation d’offrir à la personne accusée les facilités nécessaires à la préparation de sa défense et l’État partie renvoie à la décision prise par le Comité dans O. F. c. Norvège . Dans le cas présent, l’auteur ne se plaint nullement que des documents ne lui aient pas été communiqués, il prétend simplement que la partie adverse n’avait pas l’obligation de remettre les éventuels documents qui auraient pu l’exonérer de responsabilité. Comme l’article 14 ne donne pas de droit absolu d’accès aux documents aux mains de l’autre partie et que, par conséquent, il n’impose pas aux États parties au Pacte le devoir de veiller à ce que les parties à un différend aient un devoir correspondant en la matière, l’État partie déclare que l’allégation de l’auteur n’est compatible avec aucun des droits reconnus par le Pacte et devrait être déclarée irrecevable conformément à l’article 3 du Protocole facultatif.

4.16Par ailleurs, l’État partie soutient que l’auteur n’a pas montré le bien‑fondé de ses allégations aux fins de la recevabilité puisqu’il affirme que la partie qui engageait des poursuites n’était pas tenue d’agir en toute impartialité ni de fournir des éléments de preuve à décharge, sans avancer pour autant que la partie adverse n’a pas agi de façon impartiale, qu’elle n’a pas produit de pièces à décharge, qu’elle détenait effectivement des pièces à décharge ou que des éléments susceptibles de l’exonérer de responsabilité auraient pu lui faciliter sa défense.

4.17Dans l’hypothèse où le Comité considérerait la plainte recevable, l’État partie déclare qu’elle n’est pas justifiée, car l’auteur n’en a pas démontré le bien‑fondé et n’a pas non plus donné d’indications quant à un quelconque manque d’équité dans le déroulement de la procédure pour entrave à la justice.

Grief tiré du paragraphe 5 de l’article 14

4.18L’État partie soutient que les règlements applicables aux recours du ressort de la High Court n’empêchent pas l’accès effectif à cette juridiction par les requérants qui demandent le réexamen de décisions prises par des juridictions inférieures. Il renvoie à la jurisprudence de l’ancienne Commission européenne des droits de l’homme qui a jugé qu’il suffisait de limiter le droit de recours aux questions de droit. Il note aussi que, dans une précédente affaire, Perera c. Australie, le Comité faisait observer que le paragraphe 5 de l’article 14 exigeait d’une juridiction d’appel non pas qu’elle juge de nouveau une affaire quant aux faits de la cause, mais qu’elle apprécie les éléments de preuve présentés au procès ainsi que le déroulement du procès. En l’occurrence, l’auteur prétendait que ses droits au titre du paragraphe 5 de l’article 14 avaient été violés puisque l’appel ne pouvait porter que sur des points de droit et ne permettait pas de connaître à nouveau des faits.

4.19L’État partie déclare que la High Court d’Australie est l’organe le plus approprié pour déterminer s’il existe des raisons suffisantes d’accorder une autorisation spéciale de recours et, dans la mesure où le Comité évaluerait la justesse quant au fond de la décision de la High Court, il outrepasserait ses attributions aux termes du Protocole facultatif. L’État partie invoque la décision prise par le Comité dans l’affaire Maroufidou c. Suède.

4.20Un appel ne peut être interjeté contre une décision d’une juridiction intermédiaire à moins que la High Court n’accorde une autorisation spéciale. Dans ce cas, les parties peuvent comparaître et présenter oralement leurs arguments pendant une vingtaine de minutes chacun, à quoi s’ajoute une réponse de cinq minutes du requérant, voire plus longue si la High Court le juge bon. Lorsqu’elle examine si elle doit faire droit à une telle requête, la High Court peut, selon l’article 35A de la loi d’organisation judiciaire, connaître de toute question qu’elle juge pertinente, mais doit se demander:

« a) Si la procédure dans laquelle le jugement visé par la requête a été prononcé porte sur un point de droit:

i) Qui revêt une importance publique, que ce soit à cause de son application générale ou pour toute autre raison; ou

ii) À propos duquel la High Court est appelée à se prononcer en tant que juridiction de dernier ressort pour statuer sur des divergences d’opinions entre les différentes juridictions ou au sein d’une même juridiction, quant à l’état du droit; et

b) Si les intérêts de l’administration de la justice, que ce soit généralement ou dans ce cas particulier, exigent que la High Court examine le jugement visé par la requête.».

4.21L’autorisation spéciale de former recours a été instituée en 1984 du fait en partie du volume de travail ingérable de la High Court et en partie de ce que les recours de droit à cette juridiction portaient souvent sur des questions de fait dont il était inutile de charger la plus haute juridiction d’appel.

4.22L’État partie conteste la recevabilité de l’allégation de violation du paragraphe 5 de l’article 14, au motif qu’il n’a pas démontré le bien‑fondé de sa plainte et que sa plainte est incompatible avec cette disposition. Il fait valoir que l’auteur a eu accès à la High Court dans la mesure où il a eu accès au jugement motivé de la juridiction contre lequel il faisait recours, qu’il a eu suffisamment de temps pour préparer son recours, qu’il a eu accès à un conseil, et qu’il avait le droit, et l’a exercé, d’adresser des observations à la High Court. Pour ce qui est du temps d’intervention limité à 20 minutes, l’État partie fait observer que ce laps de temps est comparable à celui accordé aux parties pour des recours quant au fond dans d’autres juridictions et qu’en tout état de cause son conseil aurait pu demander une prolongation du temps d’intervention, mais qu’il ne l’a pas fait, et qu’il n’a pas même épuisé ces 20 minutes.

4.23Il fait aussi observer que limiter les recours à des points de droit ne soulève aucun problème contrairement aux allégations de l’auteur parce que, premièrement, l’auteur n’a pas cherché à soulever de questions exigeant l’examen des faits de la cause et que, deuxièmement, une demande d’autorisation spéciale de recours auprès de la High Court n’est pas exclusivement restreinte aux points de droit, encore que le fait qu’aucun point de droit ne soit soulevé en appel soit un facteur qui puisse inciter la High Court à rejeter une requête.

4.24Enfin, l’État partie estime que le grief concernant le deuxième chef d’entrave à la justice, soit l’ingérence dans l’administration de la justice, devrait être déclaré irrecevable pour non‑épuisement des voies de recours internes, puisque l’auteur n’a pas cherché à faire réexaminer la conclusion de la Cour suprême à ce propos.

Grief tiré de l’article 19

4.25L’État partie déclare que le droit de l’entrave à la justice protège le droit des parties à une procédure au respect de leur vie privée et contribue au maintien de l’ordre public en assurant la bonne administration de la justice. Toute ingérence dans l’administration de la justice ou diminution de la capacité du tribunal d’administrer la justice en toute impartialité constitue donc une entrave à la justice et tombe sous le coup de la loi. Il évoque les devoirs et les responsabilités que ces droits entraînent et cite la jurisprudence du Comité dans Ballantyne et consorts c. Canada et Jong ‑Kyu Sohn c. La République de Corée . De plus, il renvoie à la pratique pertinente de la Cour européenne des droits de l’homme sur l’article similaire (par. 2 de l’article 10 de la Convention européenne).

4.26L’État partie fait observer que la procédure de communication de pièces est un élément essentiel d’une bonne administration de la justice, puisqu’elle permet de dégager la vérité dans une action en justice. En droit interne, la High Court d’Australie a estimé que «S’agissant des pièces communiquées par une partie à une autre dans le cadre de la communication des pièces dans une procédure en justice, chacune des parties prend tacitement l’engagement, découlant de la nature de la communication, de ne pas se servir des documents divulgués à des fins autres que celles de la procédure au titre de laquelle ils sont communiqués.».

4.27En ce qui concerne la référence par l’auteur à la modification des Règles anglaises applicables à la Cour suprême, au lendemain de l’«affaire Harman» au Royaume‑Uni, aux termes desquelles «Tout engagement, exprès ou tacite, de ne pas se servir d’un document à des fins autres que celles de la procédure dans laquelle il est divulgué cesse de s’appliquer à ce document une fois qu’il en a été donné lecture au tribunal, que ce dernier l’a lu ou qu’il y a été fait référence, en audience publique, sauf décision contraire du tribunal motivée par des raisons spéciales.», l’État partie note que la Cour suprême d’Australie occidentale n’est pas liée par une disposition comparable. Selon la High Court d’Australie, «l’engagement tacite obéit aux réserves d’après lesquelles une fois que le document est produit à titre de preuve dans une procédure judiciaire, il tombe dans le domaine public, à moins que le tribunal n’en restreigne la publication». L’État partie soutient que les mots «produit à titre de preuve» s’entendent de documents jugés recevables et reçus à titre de preuve.

4.28L’État partie avance que l’auteur n’a pas soumis suffisamment de preuves pour démontrer le bien‑fondé de ses allégations et que l’affaire devrait être déclarée irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif. L’auteur ne formule aucune allégation spécifique de violation de l’article 19 et ne précise pas comment sa condamnation pour entrave à la justice l’aurait empêché d’exercer sa liberté d’expression au titre de l’article 19 ni comment elle aurait eu des effets quelconques sur lui en tant que journaliste et écrivain.

4.29Dans l’hypothèse où le Comité jugerait cette plainte recevable, l’État partie soutient qu’elle devrait être rejetée car elle n’est pas justifiée, attendu que le droit de l’entrave à la justice représente une restriction légale du droit à la liberté d’expression puisqu’il répond aux conditions énoncées à l’article 19. Ces règles visent à assurer que l’ingérence dans l’exercice par l’individu de ses droits, entraînée par le processus de divulgation, c’est‑à‑dire l’immixtion dans sa vie privée, soit contrebalancée par l’obligation de l’autre partie de ne se servir des documents qu’aux fins de la procédure dans laquelle ils sont communiqués. Si les documents sont obtenus suite à une procédure de divulgation, l’obligation de les utiliser uniquement aux fins de l’action en cours est une obligation à remplir envers le tribunal dans l’intérêt des parties et du public qui ont tout à gagner d’un système judiciaire équitable et efficace. Pour déterminer si le droit de l’entrave à la justice contribue à protéger l’administration de la justice ainsi que les droits des individus au respect de leur vie privée, il faut prendre dûment en considération le fait que l’obligation de restreindre l’utilisation du document obtenu dans le cadre de la procédure de communication n’est pas absolue et est sujette à a) l’octroi par le tribunal d’une autorisation permettant l’utilisation ou la divulgation envisagée, b) l’accord de la personne auprès de laquelle les renseignements ont été obtenus à ce que le document soit utilisé ou divulgué, ou c) la recevabilité des renseignements à titre de preuve en audience publique. Un tribunal ne condamne pas à la légère pour entrave à la justice, il doit trouver un juste équilibre entre le droit général à la liberté d’expression et les quelques exceptions auxquelles il se prête.

4.30L’État partie soutient que l’auteur savait que les documents avaient été obtenus au moyen de la procédure de communication dans l’action entre la CEPU et Hamersley et est responsable d’en avoir utilisé cinq à des fins autres que la procédure, rompant ainsi l’engagement tacite de ne pas en révéler la teneur. L’auteur a fait valoir, pour sa défense, que les documents avaient été lus en audience publique et relevaient des exceptions au droit de l’entrave à la justice en tant que documents produits à titre de preuve. Mais la seule raison pour laquelle il a été fait référence à ces documents au tribunal tenait à ce que l’auteur et la CEPU avaient demandé l’autorisation de produire des documents obtenus dans le cadre d’une procédure de communication. Or, cette demande a été rejetée et les documents n’ont pas été produits à titre de preuve. Qui plus est, lorsqu’il y a été fait référence en audience publique aux fins de statuer sur la demande de procédure, ils n’avaient pas été lus à haute voix et aucune autre partie que celles à la procédure n’était présente. Aussi la référence à ces documents n’a‑t‑elle aucune incidence sur la validité de l’engagement tacite.

4.31L’État partie prend acte de l’argument de l’auteur selon lequel la liberté implicite de communication politique selon la Constitution australienne prime sur l’engagement tacite de ne pas utiliser les documents communiqués à des fins autres que la procédure dans le cadre de laquelle ils ont été divulgués. Il fait valoir que les exceptions visées ci‑dessus sont aussi justifiées par rapport à la liberté de communication politique.

Commentaires de l’auteur

5.1Dans ses commentaires du 28 décembre 2000, l’auteur affirme, à propos de la prévention de l’un des juges à son égard, qu’au moment de l’audience à la Cour suprême, il ignorait que ce juge était un ancien membre du cabinet d’avocats qui représentait la partie adverse à la procédure pour entrave à la justice et qu’il avait été chargé de rédiger le jugement principal, et que par conséquent il ne pouvait pas soulever la question de la partialité à ce stade. Il soutient qu’une chambre plénière n’examine pas l’arrêt d’une autre chambre plénière et que par conséquent il n’aurait pas pu en saisir la chambre plénière de la Cour suprême d’Australie occidentale. Cependant, comme il n’avait pas soulevé la question de la partialité en première instance, il n’avait pas de recours possible et ne pouvait pas non plus l’invoquer dans sa demande d’autorisation spéciale de recours.

5.2L’auteur affirme que le juge qui aurait fait preuve de prévention continue d’entretenir des relations avec son ancien cabinet d’avocats par le truchement d’une société d’investissements aux mains des partenaires du cabinet.

5.3En ce qui concerne sa plainte dénonçant la partialité de la partie qui avait engagé les poursuites, l’auteur conteste l’affirmation de l’État partie selon laquelle il aurait bénéficié d’un degré de preuve supérieur puisque aucune preuve n’a été présentée de vive voix à la High Court et qu’il n’y a pas eu d’examen contradictoire. Il réaffirme que, dans la procédure pour entrave à la justice engagée contre lui, le cabinet d’avocats Freehill a agi comme procureur, sans impartialité. À l’époque où il s’était adressé au Comité, la Cour suprême avait été saisie, dans l’action principale (dans le cadre de laquelle il avait été accusé d’entrave à la justice), d’une requête tendant à ce qu’elle rejetât l’action engagée par le plaignant pour abus de procédure, en partie sur la base des éléments de preuve montrant que Freehill agissait comme conseiller à des fins politiques et de relations du travail.

5.4Pour ce qui est de l’épuisement des voies de recours internes pour sa plainte dénonçant la partialité de la partie qui avait engagé les poursuites, l’auteur fait valoir que la question de la partialité ne s’est posée que lorsque la Cour suprême eut rendu son arrêt et que la demande d’autorisation spéciale de recours ne pouvait qu’entraîner une procédure inéquitable. À l’affirmation de l’État partie que les garanties minimales énoncées au paragraphe 3 de l’article 14 ne font pas obligation à la partie adverse d’agir avec impartialité ni de remettre des pièces à décharge, l’auteur répond qu’il appartient à la partie qui engage les poursuites de fournir des éléments de preuve factuels et à décharge et qu’il n’est pas possible d’établir que ce droit a été respecté dans la mesure où le conseil de la partie adverse a fait office de procureur.

5.5En ce qui concerne la violation qu’il dénonce du paragraphe 5 de l’article 14, l’auteur soutient qu’une condamnation pour entrave à la justice est la seule en Australie pour laquelle il n’existe pas, à un stade précoce, de voie de recours qui permettrait de faire la lumière sur les faits et les points de droit bien avant le dépôt d’une demande d’une autorisation de recours auprès de la High Court. La High Court n’aurait pas procédé à une appréciation des éléments de preuve produits au procès; elle a examiné si la demande d’autorisation spéciale répondait aux normes minimales de recevabilité et s’est limitée à ces considérations.

5.6Pour ce qui est des observations de l’État partie selon lesquelles l’auteur n’aurait pas épuisé les voies de recours internes en ce qui concerne la condamnation pour entrave à la justice du fait d’ingérence dans l’administration de la justice, il renvoie aux projets modifiés de motifs d’appel, dont les motifs nos 4, 6 et 7 visent l’ingérence dans l’administration de la justice, et au résumé modifié du requérant qui vise aussi ce type d’entrave. Il rappelle que des observations orales supplémentaires concernant le recours contre ce chef d’entrave ont été formulées en son nom. La High Court n’a pas examiné cette partie du recours.

5.7L’auteur soutient que l’application du droit de l’entrave à la justice est lourde de conséquences parce qu’elle confère à une partie à une procédure civile le pouvoir et l’intérêt de l’État et que, dans son cas, il en a été fait un usage abusif dans le but de restreindre son droit à la liberté d’expression. Les faits dont il a été reconnu coupable sont licites dans d’autres États d’Australie s’agissant de questions qui relèvent de la compétence du Tribunal fédéral australien et lorsqu’il se pose à une juridiction australienne une question à propos de laquelle ni le droit ni la jurisprudence australiens ne donnent de directives, les tribunaux se fondent habituellement sur le droit et la jurisprudence du Royaume‑Uni. Les Règles applicables à la Cour suprême d’Australie occidentale ne font nulle part référence aux documents divulgués. Qui plus est, en l’absence d’observations du conseil, un tribunal doit s’informer, ce qu’il fait habituellement, du droit et de la jurisprudence pertinents pour arrêter une juste décision. C’est pourquoi l’auteur conteste les observations de l’État partie selon lesquelles, du fait que la Cour suprême d’Australie occidentale n’a pas de règles similaires à celles du Royaume‑Uni, celles antérieures à l’arrêt Harman priment. Ni les règles du Royaume‑Uni, ni celles du Tribunal fédéral d’Australie ne font référence au fait que les documents doivent être produits à titre de preuve pour que l’engagement de ne pas les divulguer cesse de s’appliquer.

5.8L’auteur affirme qu’en février 1998 Hamersley a engagé une nouvelle action contre lui pour entrave à la justice. Le procès s’est ouvert en juin 2000, mais a été ajourné sur une question d’avant dire droit; il devait reprendre en février ou mars 2001. Ces actions et la probabilité qu’il sera condamné à une peine d’emprisonnement lui ont imposé le silence sur des questions d’intérêt public.

5.9Aux observations de l’État partie selon lesquelles l’auteur aurait pu demander au tribunal l’autorisation d’utiliser les documents, ce dernier répond que ce point a été soulevé lors de l’audience consacrée à l’entrave à la justice. Dans l’hypothèse où il aurait soumis une telle requête et que le tribunal y eût fait droit, le plaignant aurait fait appel de cette décision et l’auteur n’aurait pas eu accès aux documents avant un an ou deux, ce qui, à son avis, était incompatible avec ce qu’il croyait comprendre en tant que journaliste, à savoir que les documents avaient été produits en audience plénière en l’absence d’objections et qu’il les avait cités textuellement à partir de procès‑verbaux d’audience.

5.10Enfin, l’auteur renvoie à la requête adressée par Harman à la Cour européenne des droits de l’homme contre le Royaume‑Uni concernant la question posée par le droit de l’entrave à la justice, qui était à l’examen par la Cour lorsque le Royaume‑Uni a accepté par un règlement à l’amiable de modifier les règles. C’est ce qui explique que les Règles du Tribunal fédéral d’Australie aient été changées.

Observations de l’État partie

6.1Par une note verbale du 15 mai 2001, l’État partie a répondu aux commentaires de l’auteur et retiré ses observations selon lesquelles l’auteur n’aurait pas épuisé les voies de recours internes en ce qui concerne le paragraphe 5 de l’article 14 du Pacte.

6.2En ce qui concerne l’allégation de l’auteur qu’il ignorait l’identité des juges à la Cour suprême, l’État partie soutient que dès que l’auteur était entré dans le prétoire et avait vu le juge dont il dénonce la partialité, il pouvait demander à celui‑ci de se récuser. Cependant, il n’a jamais soulevé la question de la partialité avant de saisir le Comité. Il ajoute à ce propos que les présidents de tribunal se mettent d’accord sur le juge appelé à rédiger le jugement principal et que rien ne donne à penser que les deux autres juges n’aient pas examiné l’affaire quant au fond et rédigé leur arrêt en conséquence.

6.3Pour ce qui est de l’allégation de l’auteur selon laquelle une chambre plénière ne réviserait pas l’arrêt d’une autre chambre plénière, l’État partie fait valoir que la chambre plénière de la Cour suprême d’Australie occidentale, en tant que juridiction supérieure de compétence générale (court of record), est habilitée de plein droit à annuler tout arrêt ou jugement qui ne respecterait pas les droits de la défense.

6.4Pour ce qui est de la référence faite par l’auteur au fait que le juge Anderson détenait des charges dans une société d’investissements créée par Freehill, l’État partie fait valoir qu’aucune preuve n’a été produite − ni plainte formulée − établissant que cette société entretenait actuellement avec le juge des liens qui pourraient donner lieu à des soupçons de parti pris.

6.5Pour ce qui est de l’allégation implicite de l’auteur selon laquelle, parce que la procédure pour entrave à la justice avait été engagée suite à une déposition sous serment, il n’y avait pas la possibilité d’interroger contradictoirement les témoins ni, dans son cas, de citer des témoins à décharge, l’État partie déclare que, dans ce type de procédure, le tribunal est habituellement saisi des faits par une déposition sous serment, mais que l’une ou l’autre partie peut lui demander d’ordonner la comparution, pour interrogatoire contradictoire, de la personne qui a signé la déposition. Si le tribunal fait droit à la demande d’interrogatoire contradictoire, celui‑ci n’est pas limité aux questions abordées dans la déposition, mais peut porter sur la crédibilité des faits ou toute question pertinente aux fins de l’enquête.

6.6L’État partie rappelle que le paragraphe 5 de l’article 14 n’exige pas que les faits soient rejugés et que l’auteur avait la possibilité de faire des observations à la fois orales et écrites au titre de sa demande d’autorisation spéciale.

Commentaires complémentaires de l’auteur

7.1Dans de nouvelles lettres datées des 17 juillet et 30 novembre 2001, l’auteur présente de nouveaux commentaires sur les observations de l’État partie.

7.2Pour ce qui est de sa plainte au titre du paragraphe 5 de l’article 14 du Pacte, il renvoie à l’article 35, paragraphe 2, de la loi d’organisation judiciaire qui limite les recours auprès de la High Court d’Australie: «Il ne peut être fait recours contre un jugement, définitif ou avant dire droit, visé au paragraphe 1, à moins que la High Court n’en ait donné l’autorisation spéciale.». Les critères qui régissent l’octroi de l’autorisation spéciale de recours, définis à l’article 35A de la loi (voir par. 4.20 ci‑dessus) montrent que la procédure d’autorisation spéciale de recours ne constitue pas une voie de recours au sens du paragraphe 5 de l’article 14 du Pacte. À cet égard, l’auteur renvoie au procès‑verbal de la High Court d’Australie, dont il ressort que, selon un juge à la High Court, celle‑ci n’est pas une cour d’appel dotée d’une compétence générale, les juges ne siègent pas pour connaître de n’importe quelle affaire et elle ne peut connaître que de 70 affaires par an, dont les plus importantes qui intéressent la nation.

7.3Pour ce qui est de son allégation au titre de l’article 19, l’auteur fait valoir qu’en vertu de sa condamnation pour entrave à la justice, sa liberté d’expression a été soumise à de telles restrictions qu’il ne peut plus rien écrire à propos d’audiences publiques ni renvoyer à des documents du domaine public de peur de faire une fois de plus entrave à la justice.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire en vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.3Pour ce qui est de la violation présumée du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte, à savoir que la cause de l’auteur n’a pas été entendue par un tribunal impartial parce que l’un des juges à la Cour suprême avait précédemment, en tant que partenaire d’un cabinet d’avocats, mené une longue procédure pour diffamation contre l’auteur, qu’il était également un ancien partenaire du cabinet d’avocats qui avait engagé l’action pour entrave à la justice contre l’auteur et que la partie qui engageait des poursuites n’était pas tenue d’agir en toute impartialité ni de produire d’éléments de preuve à décharge, le Comité note que ces questions n’ont pas été soulevées par la défense devant la chambre plénière de la Cour suprême d’Australie occidentale ni dans la demande d’autorisation spéciale de recours auprès de la High Court. Pour ce qui est de l’affirmation de l’auteur que la chambre plénière de la Cour suprême n’examine pas l’arrêt d’une autre chambre plénière et que la question de la partialité du tribunal ne pouvait être soulevée dans la demande d’autorisation spéciale de recours, le Comité a pris acte des observations de l’État partie qui affirme le contraire et pour qui l’auteur n’a soumis aucun élément de preuve pour démontrer le bien‑fondé de son allégation que ces recours ne lui étaient en fait pas ouverts. Le Comité note en particulier que, selon les critères définis à l’article 35A de la loi d’organisation judiciaire, invoqué par les parties, la High Court d’Australie peut, quand elle examine une demande d’autorisation spéciale de recours, se pencher sur toute question qu’elle juge pertinente. L’auteur n’a pas démontré que la partialité du tribunal ne pouvait pas être soulevée dans une demande d’autorisation spéciale de recours. Ainsi, le Comité estime que les voies de recours internes à ce propos n’ont pas été épuisées et que cette partie de la communication est irrecevable aux termes du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

8.4En ce qui concerne le grief de violation du paragraphe 5 de l’article 14, à savoir qu’il ne pouvait pas faire examiner sa déclaration de culpabilité et sa condamnation parce que la High Court ne ferait pas droit à sa demande d’autorisation spéciale de recours et que cette dernière procédure n’équivalait pas à une voie de recours à proprement parler, le Comité constate que l’État partie ne conteste pas l’épuisement des voies de recours internes par l’auteur et que les recours semblent avoir été épuisés en la matière. Il estime que l’auteur a suffisamment démontré aux fins de la recevabilité que l’examen partiel de la déclaration de culpabilité et de la condamnation en vertu de la procédure de demande d’autorisation spéciale de recours pouvait soulever des questions au titre du paragraphe 5 de l’article 14. Cette partie de la communication est donc irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

8.5Pour ce qui est du grief de violation de l’article 19 du Pacte, le Comité estime que l’auteur a soumis suffisamment d’arguments pour démontrer aux fins de la recevabilité que le fait qu’il ait été reconnu coupable et condamné pour avoir publié des documents auxquels il avait été précédemment fait allusion en audience publique pouvait soulever des questions au titre de cet article.

8.6Le Comité conclut par conséquent que la communication est recevable dans la mesure où elle soulève des questions au titre de l’article 19 du Pacte.

Examen au fond

9.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication à la lumière de tous les renseignements que les parties lui avaient transmis comme prévu au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

9.2En ce qui concerne le grief de violation du paragraphe 2 de l’article 19, au motif que l’auteur a été reconnu coupable et condamné à une amende pour avoir publié des documents auxquels il avait été fait allusion en audience publique, le Comité rappelle que le paragraphe 2 de l’article 19 garantit le droit à la liberté d’expression et vise notamment «la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considérations de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen». Il estime que l’auteur, en rendant publics sous différentes formes des documents auxquels il avait été fait allusion en audience publique, exerçait son droit de répandre des informations au sens du paragraphe 2 de l’article 19.

9.3Le Comité fait observer que la liberté d’expression ne peut faire l’objet de restrictions conformément au paragraphe 3 de l’article 19 que si les conditions ci‑après sont en même temps réunies: la restriction doit être prévue par la loi, elle doit répondre à l’un des objectifs énoncés aux alinéas a et b du paragraphe 3 de l’article 19 et elle doit être nécessaire pour atteindre un objectif légitime.

9.4Le Comité relève que l’entrave à la justice est une institution créée par la loi qui restreint la liberté d’expression en vue de protéger le droit à la vie privée d’une partie à un procès, ou l’intégrité de la Cour ou l’ordre public. Dans le cas à l’examen, bien que la communication des cinq documents ait été ordonnée à la demande de l’auteur et de la CEPU, il ne leur a pas été permis de les produire à titre de preuve, le résultat étant qu’ils ne faisaient pas partie du compte rendu public de l’audience. On peut relever que ces cinq documents n’ont pas été lus à haute voix à l’audience et que leur contenu n’a été porté à la connaissance de personne d’autre que les parties au litige et leurs avocats. Il y a manifestement eu, en l’espèce, restriction à la publication de ces cinq documents, qui découlait implicitement du refus de la Cour d’en autoriser la production à titre de preuve et de les verser au dossier public de l’affaire. Cette restriction a été imposée en application de la loi sur l’entrave à la justice (contempt of court) et elle était nécessaire pour atteindre l’objectif consistant à protéger les droits de Hamersley et l’ordre public. En conséquence, le Comité conclut que la condamnation pour entrave à la justice a représenté une restriction à la liberté d’expression autorisée par le paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte et qu’il n’y a pas eu violation du paragraphe 2 de cet article.

10.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, est d’avis que les faits dont il est saisi ne font pas apparaître de violation de l’un quelconque des articles du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

APPENDICE

Opinion individuelle (dissidente) de M. Hipólito Solari-Yrigoyen

À mon avis la décision du Comité aurait dû être la suivante:

8.4En ce qui concerne le grief de violation du paragraphe 5 de l’article 14, à savoir qu’il ne pouvait pas faire examiner sa déclaration de culpabilité et sa condamnation parce que la High Court n’avait pas fait droit à sa demande d’autorisation spéciale de recours et que cette dernière procédure n’équivalait pas à une voie de recours à proprement parler, le Comité constate, en premier lieu, que l’État partie ne conteste pas l’épuisement des voies de recours internes par l’auteur ni que les recours ont été épuisés en la matière. Il constate en outre que la demande d’autorisation spéciale pour se pourvoir en appel et obtenir la révision intégrale de la déclaration de culpabilité est dûment fondée. Il considère, par conséquent, que l’auteur a suffisamment démontré aux fins de la recevabilité que l’examen partiel de la déclaration de culpabilité et de la condamnation auquel a donné lieu la procédure de demande d’autorisation spéciale de recours peut soulever des questions au regard du paragraphe 5 de l’article 14 du Pacte. Cette partie de la communication est donc recevable.

Examen au fond (violation du paragraphe 5 de l’article 14)

9.2Pour ce qui est de la plainte de l’auteur au regard du paragraphe 5 de l’article 14 du Pacte, le Comité prend acte de l’argument de l’État partie selon lequel, dans la mesure où le Comité apprécierait la justesse quant au fond de l’arrêt rendu par la High Court, il outrepasserait ses fonctions aux termes du Protocole facultatif. Cependant, il appartient au Comité de vérifier si, dans le cadre de la procédure de demande d’autorisation spéciale de recours auprès de la High Court, l’auteur a eu la possibilité de faire examiner la déclaration de culpabilité et la condamnation, conformément à la disposition du Pacte susmentionné.

9.3Le Comité constate que, selon l’article 35A de la loi d’organisation judiciaire, la High Court peut examiner les questions qu’elle juge pertinentes à condition qu’elles portent sur des points de droit, d’intérêt public, des divergences d’opinions entre juridictions, quant à l’état du droit, ou sur la question de savoir si les intérêts de l’administration de la justice exigent que la sentence soit réexaminée comme il le lui est demandé ou non. L’État partie s’est référé, également, à la jurisprudence de l’ancienne Commission européenne des droits de l’homme d’où il ressortait qu’il était suffisant que le droit de se pourvoir en appel soit limité aux questions soulevant des points de droit et que si l’autorisation de former un recours devant la High Court n’était pas soumise à la même restriction, le fait que l’appel ne porte pas sur des points de droit était un facteur qui pouvait l’induire à rejeter la demande. L’État partie a fait observer à l’appui de ses dires que l’autorisation spéciale de former recours a été instituée en 1984 du fait du volume de travail ingérable pour la High Court, et de ce que les recours de droit à cette juridiction portaient souvent sur des questions de fait dont il était inutile de charger la plus haute juridiction d’appel.

Le Comité rappelle sa jurisprudence dans les affaires Lumley c. Jamaïque et Rogerson c. Australie, à savoir que si, en vertu du paragraphe 5 de l’article 14, toute personne condamnée a le droit de faire examiner par une juridiction supérieure la déclaration de culpabilité et la condamnation, conformément à la loi, un régime juridique qui ne prévoit pas un droit automatique de recours peut être malgré tout conforme à cette disposition pour autant que l’examen de la demande d’autorisation spéciale de recours entraîne un réexamen complet, c’est‑à‑dire fondé sur les éléments de preuve et la jurisprudence, de la déclaration de culpabilité et de la condamnation, et que la procédure permette un examen en bonne et due forme de la nature de l’affaire. Par conséquent, la question qui se pose au Comité en l’espèce est de savoir si la procédure de demande d’autorisation spéciale de former un recours devant la Cour suprême de l’Australie permet cet examen complet.

9.4À cette fin, les critères énoncés dans l’article 35A de la loi d’organisation judiciaire invoqué par les deux parties, qui sont mentionnés plus haut, sont aussi à prendre en considération. Des procès-verbaux de l’audience à laquelle l’affaire de l’auteur a été entendue, il ressort que celle-ci n’équivalait pas à un réexamen du fond de l’affaire et que la High Court n’a pas apprécié les éléments de preuve présentés dans le jugement et durant le procès.

9.5La High Court a défini elle-même les limites de sa compétence, par exemple, dans la décision dont l’auteur a soumis le texte, dans laquelle un juge déclare: «la High Court n’est pas une cour d’appel dotée d’une compétence générale, les juges ne siègent pas pour connaître de n’importe quelle affaire et elle ne peut connaître que de 70 affaires par an dont les plus importantes qui intéressent la nation». Par ailleurs, les motifs évoqués par la High Court pour rejeter la demande d’autorisation spéciale dûment fondée de former un recours montre que la Cour s’est simplement interrogée sur le point de savoir s’il y avait des raisons suffisantes de douter de la justesse de la décision de la Cour suprême et si l’affaire offrait un bon moyen de statuer sur la question de principe avancée par le requérant parce qu’il semblait peu probable qu’une décision en appel exige le règlement de cette question. Le Comité estime que les motifs de rejet invoqués ne traduisent pas un examen approfondi des éléments de preuve et de la jurisprudence, ni une prise en considération de la nature de l’affaire de l’auteur, au regard du paragraphe 5 de l’article 14 qui reconnaît le droit sans restriction à ce qu’une déclaration de culpabilité et la condamnation dont elle s’assortit soient soumises à une instance supérieure.

(Signé) Hipólito Solari-Yrigoyen29 mars 2004

[Fait en anglais, en espagnol (version originale) et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

P. Communication n o 926/2000, Shin c. République de Corée (Constatations adoptées le 16 mars 2004, quatre ‑vingtième session)*

Présentée par:

Hak-Chul Shin(représenté par un conseil, M. Yong-Whang Cho)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

République de Corée

Date de la communication:

25 avril 2000 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 16 mars 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication no 926/2000 présentée par M. Hak-Chul Shin en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication est Hak-Chul Shin, citoyen de la République de Corée, né le 12 décembre 1943. Il se dit victime d’une violation par la République de Corée du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte. Il est représenté par un conseil.

1.2Le 8 mai 2000, le Comité, par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial pour les nouvelles communications, conformément à l’article 86 de son Règlement intérieur, a demandé à l’État partie de ne pas détruire le tableau pour lequel l’auteur a été condamné, en attendant que le Comité ait achevé l’examen de la communication.

Rappels des faits présentés par l’auteur

2.1Entre juillet 1986 et le 10 août 1987, l’auteur, artiste de profession, a peint une toile de 130 x 160 centimètres. Ce tableau, intitulé «Plantation de riz [Monaeki]» a par la suite été décrit par la Cour suprême dans les termes suivants:

«Le tableau dans son ensemble figure la péninsule coréenne avec, dans la partie supérieure droite, Baek-Doo-San, et dans la partie inférieure, la mer avec les vagues. Il se divise entre la partie inférieure et la partie supérieure, dont chacune représente une scène différente. La partie inférieure du tableau montre un planteur de riz qui laboure un champ derrière un taureau en train de piétiner E. T. [le personnage «extraterrestre» au cinéma], lequel symbolise la puissance étrangère incarnée par le prétendu impérialisme américain et japonais, avec Rambo, les cigarettes importées, le Coca-Cola, Mad Hunter, un samouraï japonais, des chanteuses et danseuses japonaises, le Président [des États-Unis] Ronald Reagan, le Premier Ministre [japonais] Nakasone, le Président [de la République de Corée] Doo Hwan Chun pris comme symbole d’une puissance militaire fasciste, des tanks, des armes nucléaires figurant les forces armées des États-Unis, ainsi que des hommes représentant la classe des propriétaires fonciers et celle des capitalistes compradors. Le paysan, tout en labourant un champ, les repousse dans la mer et arrache des fils de fer barbelés sur le 38e parallèle. La partie supérieure du tableau représente une pêche dans une forêt d’arbres au beau feuillage avec, dans la partie supérieure gauche, deux pigeons blottis l’un contre l’autre. Dans la partie inférieure droite de la forêt, on voit Baek-Doo-San, la Montagne sacrée de la rébellion [située en République populaire démocratique de Corée], tandis que, dans la partie inférieure gauche, sont représentés des fleurs épanouies ainsi qu’une maison au toit de chaume et un lac. En contrebas de la maison, des paysans préparent une fête pour célébrer une belle récolte de riz ainsi qu’une année fructueuse, assis autour d’une table ou en train de danser, tandis que des enfants sautillent et bondissent avec un filet à papillons.».

L’auteur déclare que, dès qu’il eut terminé son tableau, celui-ci a été diffusé sous diverses formes et a connu une large publicité.

2.2Le 17 août 1989, l’auteur a été arrêté en vertu d’un mandat d’arrêt émanant du Commandement du service de sécurité de la Police nationale. Le tableau a été saisi et aurait été endommagé par les services du Procureur qui l’ont manipulé sans précaution. Le 29 septembre 1989, l’auteur a été inculpé de violation de l’article 7 de la loi sur la sécurité nationale pour avoir peint un tableau constituant une œuvre «qui faisait le jeu de l’ennemi». Le 12 novembre 1992, le tribunal pénal de district de Séoul, siégeant avec un juge unique, en première instance, a acquitté l’auteur. Le 16 novembre 1994, trois juges de la cinquième chambre du tribunal pénal de district de Séoul ont rejeté l’appel formé par le Procureur contre l’acquittement, considérant que l’article 7 de la loi sur la sécurité nationale ne s’appliquait qu’aux actes qui étaient «manifestement assez dangereux pour menacer l’existence/la sécurité nationale ou mettre en péril l’ordre libre et démocratique». Le 13 mars 1998, toutefois, la Cour suprême a accepté le nouvel appel interjeté par le Procureur, considérant que le tribunal inférieur avait jugé à tort que le tableau n’était pas une œuvre «qui faisait le jeu de l’ennemi», c’est-à-dire contraire à l’article 7 de la loi sur la sécurité nationale. Selon la Cour, cette disposition est violée «lorsque l’œuvre en question menace activement et agressivement la sécurité et le pays ou l’ordre libre et démocratique». L’affaire a alors été renvoyée pour être jugée de nouveau devant trois juges du tribunal pénal de district de Séoul.

2.3Au cours du nouveau procès, l’auteur a demandé que le tribunal renvoie à la Cour constitutionnelle la question de la constitutionnalité de l’interprétation prétendument large donnée par la Cour suprême de l’article 7 de la loi sur la sécurité nationale, sachant que la Cour constitutionnelle avait confirmé précédemment la constitutionnalité d’une interprétation prétendument plus restrictive de cet article. Le 29 avril 1999, la Cour constitutionnelle a rejeté une requête constitutionnelle émanant d’un tiers soulevant la même question au motif que, la disposition en question ayant été jugée constitutionnelle, il incombait à la Cour suprême d’en définir le champ d’application. En conséquence, le tribunal pénal de district de Séoul a rejeté la requête de l’auteur demandant le renvoi devant la Cour constitutionnelle.

2.4Le 13 août 1999, l’auteur a été déclaré coupable et condamné avec sursis; le tribunal a en outre ordonné la confiscation du tableau. Le 26 novembre 1999, la Cour suprême a rejeté l’appel formé par l’auteur, au motif que «la décision de la juridiction inférieure [déclarant l’auteur coupable] était raisonnable car elle suivait la décision précédente de la Cour suprême annulant la décision initiale de la juridiction inférieure». Avec la clôture du procès intenté à l’auteur, le tableau qui avait été saisi allait donc être détruit.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que sa condamnation et la détérioration subie par son tableau par suite de mauvaises manipulations sont une violation de son droit à la liberté d’expression, protégé par le paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte. Tout d’abord, il affirme que le tableau décrit son rêve d’une unification et d’une démocratisation pacifiques de son pays, inspiré par son expérience de la vie à la campagne pendant son enfance. Il fait valoir que l’argument de l’accusation, qui décrit son tableau comme exprimant l’opposition de l’auteur à un sud militariste et corrompu et son souhait d’un changement structurel sur le modèle du nord paisible et paysan, fidèle à la tradition, c’est‑à‑dire comme une incitation à la «communisation» de la République de Corée, défie la logique et la raison.

3.2L’auteur fait en outre valoir que la loi sur la sécurité nationale, aux termes de laquelle il a été condamné, vise directement à étouffer la voix du peuple. Il rappelle à cet égard les observations finales du Comité sur le rapport initial et le deuxième rapport périodique de l’État partie, présentés conformément à l’article 40 du Pacte, les constatations du Comité concernant des communications individuelles présentées au titre du Protocole facultatif ainsi que les recommandations du Rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme sur le droit à la liberté d’opinion et d’expression.

3.3L’auteur note que, lors du procès, l’accusation a produit un «expert» qui a témoigné à charge et dont l’opinion était considérée comme faisant autorité par la Cour suprême. Cet expert a affirmé que le tableau appartenait à l’école du «réalisme socialiste» et décrivait une «lutte de classe» menée par les paysans qui souhaitaient renverser la République de Corée à cause de ses liens avec les États-Unis et le Japon. L’expert a estimé que les montagnes figurant dans le tableau représentaient la «révolution» conduite par la République populaire démocratique de Corée et que la forme des maisons rappelait celle du lieu de naissance de l’ancien dirigeant Kim Il Sung. Par conséquent, de l’avis de l’expert, l’auteur voulait inciter à renverser le régime de la République de Corée pour le remplacer par le «bonheur» selon la doctrine de la République populaire démocratique de Corée.

3.4Alors que les tribunaux inférieurs ont considéré ce tableau, selon les termes mêmes de l’auteur, comme «rien de plus qu’une description imagée de [ses] aspirations à l’unification selon sa conception personnelle de l’utopie», la Cour suprême s’est rangée à l’avis de l’expert, sans expliquer pourquoi elle rejetait l’opinion du tribunal inférieur ni l’analyse qu’elle faisait du témoignage de l’expert. Lors du nouveau procès, le même expert a de nouveau témoigné, en affirmant que, même si le tableau n’était pas peint selon les critères du «réalisme socialiste», il décrivait le bonheur en République populaire démocratique de Corée, ce qui plairait aux habitants de ce pays s’ils le voyaient, et que par conséquent ce tableau tombait sous le coup de la loi sur la sécurité nationale. Le contre-interrogatoire a fait apparaître que l’expert était un ancien espion de la République populaire démocratique de Corée et un ancien professeur de peinture n’ayant pas d’autre compétence en matière d’art, employé par l’Institut de recherches stratégiques contre le communisme de la Police nationale afin de seconder cette dernière dans les enquêtes sur les affaires touchant la sécurité nationale.

3.5D’après l’auteur, pendant le nouveau procès, son conseil a rappelé qu’au cours du procès initial, en 1994, une copie du tableau avait été exposée à la Galerie nationale d’art moderne pour une exposition intitulée «15 ans d’art populaire», style artistique auquel la Galerie a consacré des commentaires favorables. Le Conseil a également interrogé un expert, critique d’art connu sur le plan international, qui a rejeté les affirmations de l’expert de l’accusation. En outre, en plaidant pour une interprétation étroite de l’article 7 de la loi relative à la sécurité nationale, le conseil a présenté à la Cour des constatations et observations finales adoptées antérieurement par le Comité, ainsi que des recommandations du Rapporteur spécial, qui sont toutes critiques à l’égard de la loi relative à la sécurité nationale. La Cour a néanmoins conclu que la condamnation de l’auteur était «nécessaire» et justifiée en vertu de la loi relative à la sécurité nationale.

3.6L’auteur fait valoir que la Cour n’a pas apporté la preuve que sa condamnation était nécessaire aux fins de la sécurité nationale, comme l’exige le paragraphe 2 de l’article 19, pour justifier une atteinte portée au droit à la liberté d’expression. La Cour a appliqué un critère subjectif et affectif en jugeant le tableau «actif et agressif» au lieu d’appliquer la norme objective précédemment formulée par la Cour constitutionnelle. Les juges de la Cour suprême n’ont pas apporté la preuve d’un lien quelconque de l’auteur avec la République populaire démocratique de Corée ni d’une autre implication pour la sécurité nationale, mais se sont bornés à exprimer les sentiments personnels que leur inspirait le tableau lorsqu’ils le regardaient. Cette démarche place en fait la charge de la preuve sur le défendeur, qui doit prouver son innocence.

3.7À titre de réparation, l’auteur demande i) une déclaration selon laquelle sa condamnation et les dommages causés au tableau par une manipulation brutale ont violé son droit à la liberté d’expression; ii) la restitution inconditionnelle et immédiate du tableau dans son état actuel; iii) une garantie par l’État partie qu’une telle violation ne se reproduira plus à l’avenir grâce à l’annulation ou à la suspension de l’article 7 de la loi sur la sécurité nationale; iv) la réouverture du procès par un tribunal compétent; v) le paiement d’une réparation adéquate; vi) la publication des constatations du Comité au Journal officiel et leur communication à la Cour suprême pour diffusion auprès des membres de la magistrature.

3.8L’auteur déclare que la même question n’est pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans une note verbale du 21 décembre 2001, l’État partie a déclaré que la communication était irrecevable et dénuée de fondement. En ce qui concerne la recevabilité, l’État partie fait valoir que la communication est irrecevable parce que la procédure judiciaire concernant l’affaire de l’auteur s’est déroulée de manière conforme au Pacte.

4.2Concernant le fond, l’État partie affirme que le droit à la liberté d’expression est pleinement garanti aussi longtemps que la forme d’expression n’enfreint pas la loi, et que l’article 19 du Pacte lui-même prévoit certaines restrictions à l’exercice de ce droit. Comme le tableau a été confisqué conformément à la loi, l’auteur n’est fondé à demander ni la réouverture du procès ni une réparation. En outre, la législation nationale ne prévoit pas la réouverture du procès et il n’est pas possible de modifier la loi dans ce sens. Toute allégation d’une violation du droit à la liberté d’expression sera examinée quant au fond au cas par cas. En conséquence, l’État partie ne peut s’engager à suspendre ou à annuler l’article 7 de la loi sur la sécurité nationale, même si une révision de cette loi est à l’examen.

Commentaires de l’auteur

5.1Suite à des rappels datés des 10 octobre 2002 et 23 mai 2003 l’auteur indiquait, dans une lettre du 3 août 2003, que l’État partie n’ayant présenté aucun raisonnement de fond concernant l’article 19 du Pacte pour justifier sa condamnation, il n’avait pas de commentaire supplémentaire à faire sur les arguments de l’État partie.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son Règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement, comme l’exige le paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif. En ce qui concerne l’épuisement des recours internes, le Comité note que l’État partie n’a pas prétendu qu’il existe des recours internes qui n’ont pas été épuisés ou que l’auteur pourrait encore utiliser. Comme l’État partie invoque l’irrecevabilité en affirmant que la procédure judiciaire s’est déroulée conformément au Pacte, question qui doit être examinée au stade de l’examen de la communication quant au fond, le Comité juge plus approprié d’examiner les arguments présentés par l’État partie sur ce point au titre de l’examen quant au fond.

Examen au fond

7.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été fournies par les parties, comme le stipule le paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

7.2Le Comité note que le tableau peint par l’auteur relève à l’évidence du champ d’application du droit à la liberté d’expression protégé par le paragraphe 2 de l’article 19; il rappelle que cette disposition mentionne spécifiquement les idées répandues «sous une forme … artistique». Même si l’atteinte portée au droit à la liberté d’expression de l’auteur par la confiscation de son tableau et sa condamnation pour un délit criminel a été effectuée d’une manière conforme à la loi, le Comité fait observer que l’État partie doit apporter la preuve de la nécessité des mesures en question au regard de l’une des fins spécifiques au paragraphe 3 de l’article 19. Par conséquent, toute restriction à ce droit doit être justifiée aux termes du paragraphe 3 de l’article 19, c’est-à-dire être fixée par la loi et nécessaire au respect des droits ou de la réputation d’autrui ou à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques («les fins spécifiées»).

7.3Le Comité note que, dans ses lettres, l’État partie ne cherche pas à préciser celles des fins en question qui sont applicables, sans parler de la nécessité d’y répondre en l’espèce; on peut toutefois relever que les juridictions supérieures de l’État partie ont invoqué la sécurité nationale pour justifier la confiscation du tableau et la condamnation de l’auteur. Mais comme le Comité l’a toujours demandé, l’État partie doit démontrer de manière spécifique la nature précise de la menace que la conduite de l’auteur représente pour l’une quelconque des fins spécifiées, ainsi que la raison pour laquelle la saisie du tableau et la condamnation de l’auteur étaient nécessaires. Faute d’une telle justification, le Comité conclura à une violation du paragraphe 2 de l’article 19. Par conséquent, en l’absence de justification spécifique démontrant pourquoi les mesures prises étaient nécessaires en l’espèce pour telle ou telle fin, le Comité conclut à une violation du droit de l’auteur à la liberté d’expression à la suite de la confiscation de son tableau et de sa condamnation.

8.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il est saisi font apparaître une violation du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte.

9.En vertu du paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu de fournir à l’auteur un recours utile, sous la forme d’une indemnisation pour sa condamnation, l’annulation du jugement rendu et les frais de justice. En outre, l’État partie n’a pas apporté la preuve que l’atteinte à la liberté d’expression de l’auteur, incarnée par le tableau, était justifiée, et il doit donc lui restituer le tableau dans son état originel en prenant à sa charge toutes les dépenses qui pourraient en découler. L’État partie est tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas à l’avenir.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est également prié de publier les constatations du Comité.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

Q. Communication n o  927/2000, Svetik c. Bélarus (Constatations adoptées le 8 juillet 2004, quatre ‑vingt ‑unième session)*

Présentée par:

M. Leonid Svetik

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Bélarus

Date de la communication:

5 novembre 1999 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 8 juillet 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication no 927/2000 présentée par M. Leonid Svetik en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication est M. Leonid Svetik, ressortissant bélarussien né en 1965. Il affirme être victime de violations par le Bélarus de ses droits au titre du paragraphe 3 g) de l’article 14 et de l’article 19 du Pacte. L’auteur n’est pas représenté par un conseil.

1.2Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 30 décembre 1992.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur – qui enseigne dans un établissement secondaire – est un représentant de l’ONG Comité bélarussien d’Helsinki (BHC) dans la ville de Krichev (Bélarus). Le 24 mars 1999, le journal national Narodnaya Volya (La volonté du peuple) a publié une déclaration critiquant la politique des autorités au pouvoir. La déclaration était rédigée et signée par des représentants de centaines d’organisations politiques régionales et non gouvernementales bélarussiennes (ONG), dont l’auteur. Ce dernier fait observer que la déclaration appelait la population à ne pas participer aux élections locales prochaines pour protester contre la loi électorale qui, de l’avis des signataires, était incompatible avec la «Constitution bélarussienne et les normes internationales».

2.2Le 12 avril 1999, l’auteur a été convoqué par le parquet de Krichev qui voulait savoir pourquoi il avait signé la lettre ouverte susmentionnée. Il précise que seules deux des quatre ONG de Krichev qui ont également signé l’appel ont été convoquées par le Parquet, parce qu’elles étaient considérées comme appartenant à l’opposition politique.

2.3Le 26 avril 1999, l’auteur a été cité à comparaître devant le tribunal de première instance de Krichev. Le juge l’a informé que sa signature sur la lettre ouverte constituait une infraction de l’article 167‑3 du Code bélarussien des infractions administratives (CAO) et l’a condamné à payer une amende d’un montant de 1 million de roubles bélarussiens, l’équivalent de deux salaires minimums. Selon l’auteur, le juge n’était pas impartial et a menacé de le condamner à la peine maximale – une amende d’un montant équivalant à 10 salaires mensuels minimums – ainsi que de le signaler à son employeur s’il n’avouait pas sa faute.

2.4L’auteur a fait appel de la décision devant la cour régionale de Mogilev, au motif qu’elle était illégale et injuste étant donné qu’il avait été reconnu coupable sur la base d’aveux obtenus sous la contrainte. Le 2 juin 1999, le Président de la cour a rejeté son appel, indiquant que l’infraction était avérée et que l’auteur ne l’avait pas contestée devant le tribunal. Il a ajouté que la culpabilité de l’auteur était également prouvée par ses explications et par le fait qu’il avait signé l’article paru dans le journal Narodnaya Volya. L’argument de l’auteur selon lequel le juge du tribunal de première instance aurait eu recours à la contrainte a été jugé infondé étant donné qu’aucun autre élément du dossier ne venait le corroborer. La décision du tribunal de première instance de Krichev a donc été confirmée.

2.5L’auteur a porté plainte devant la Cour suprême. Le 24 décembre 1999, le premier Vice‑Président de la Cour suprême a rejeté l’appel au motif qu’il était infondé, que l’infraction était prouvée et que l’acte de l’auteur avait à bon droit été jugé constituer une infraction au sens de l’article 167‑3 du CAO.

Teneur de la plainte

3.L’auteur affirme être victime de violations de ses droits au titre du paragraphe 3 g) de l’article 14 et de l’article 19 du Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans une note verbale du 9 novembre 2000, l’État partie précise qu’à l’époque où l’auteur a été condamné la loi alors applicable prévoyait une sanction administrative en cas d’appel public au boycott des élections (art. 167‑3, CAO). L’article de presse en cause du 24 mars 1999 contenait un appel de ce type, ce que l’auteur n’a pas contesté devant le tribunal. Selon l’État partie, la loi était pleinement conforme au paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte qui dispose que l’exercice des libertés prévues au paragraphe 2 du même article peut être soumis à certaines restrictions, qui doivent être fixées par la loi.

4.2L’État partie ajoute que les allégations de l’auteur concernant les pressions psychologiques qui auraient été exercées par le juge du tribunal de première instance n’ont pas été confirmées après enquête menée par les autorités compétentes.

4.3L’État partie précise que, contrairement à la loi électorale précédemment applicable, l’article 49 du Code électoral bélarussien d’avril 2000 ne contient pas de disposition concernant directement la responsabilité des individus qui appellent au boycott des élections, et que le CAO a été modifié en conséquence. Il relève en outre que l’article 38 du CAO prévoit qu’une personne ayant fait l’objet d’une sanction administrative mais n’ayant pas commis de nouvelle infraction administrative dans l’année suivant l’exécution de la sanction est considérée comme n’ayant pas été sanctionnée. Il estime que rien ne justifie l’annulation de la décision du tribunal du 26 avril 1999 concernant M. Svetik puisque celui‑ci n’est pas considéré comme ayant fait l’objet d’une sanction administrative. En conséquence, la sanction administrative qui lui a été imposée en 1999 ne lui a pas nui.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Par une lettre du 3 janvier 2001, l’auteur concède que la loi alors applicable prévoyait une sanction administrative en cas d’appel public au boycott d’une élection. Selon lui, toutefois, la lettre ouverte parue le 24 mars 1999 dans le journal Narodnaya Volya appelait non pas à boycotter les élections en général mais à ne pas participer à des élections locales non démocratiques. C’est pour cette raison, et conformément au paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte et au paragraphe 33 de la Constitution bélarussienne, que l’auteur a signé l’appel. Il ajoute que tous les signataires de la lettre considéraient que les électeurs avaient le droit de ne pas prendre part à un vote s’ils estimaient que les élections avaient lieu en violation des procédures démocratiques.

5.2Quant à l’enquête de l’État partie sur les pressions psychologiques exercées par le juge du tribunal de première instance, l’auteur indique qu’il n’en a pas eu connaissance. Il présente une déclaration signée par un coaccusé, M. Andreï Kuzmin, qui confirme que l’auteur a été victime de pressions de la part du juge.

5.3Enfin, concernant l’observation de l’État partie selon laquelle la sanction n’avait pas eu de conséquence directe, l’auteur affirme que l’amende qui lui a été imposée a nui à sa situation matérielle et que la contrainte psychologique exercée par le juge du tribunal de première instance a porté atteinte à sa dignité humaine et lui a causé des souffrances morales. Il fait observer que, sanction supplémentaire, la décision du tribunal a été communiquée à son employeur, ce qui aurait pu entraîner son licenciement.

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité note que la même affaire n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale et que les recours internes disponibles ont été épuisés. Les conditions énoncées aux paragraphes 2 a) et b) de l’article 5 du Protocole facultatif sont donc satisfaites.

6.3Le Comité a pris note de la plainte de l’auteur, au titre du paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte, relative aux pressions psychologiques que le juge du tribunal de première instance aurait exercées pour l’amener à confesser. Il relève que, selon les explications données par l’État partie, les autorités compétentes ont procédé à une enquête et ont conclu à l’absence de pressions. L’auteur indique qu’il n’avait pas connaissance de cette enquête et fournit une déclaration écrite d’un coaccusé affirmant que l’auteur a été menacé par le juge du tribunal de première instance pour l’amener à avouer. Toutefois, le Comité note que les observations dont il est saisi font apparaître qu’en examinant le recours de l’auteur la cour régionale de Mogilev a conclu que la culpabilité de l’auteur était prouvée non seulement par ses aveux au tribunal, mais aussi par la déclaration qu’il avait faite au Procureur, de même que par le fait que son nom et son titre figuraient dans l’article de presse. Le Comité note par conséquent que l’allégation de l’auteur porte essentiellement sur l’appréciation des faits et des éléments de preuve dans l’affaire. Il rappelle qu’il appartient généralement aux juridictions des États parties au Pacte d’examiner les faits et les éléments de preuve dans une affaire donnée à moins qu’il puisse être établi que l’appréciation des éléments de preuve a été manifestement arbitraire ou a représenté un déni de justice ou que le tribunal a violé de toute autre manière son obligation d’indépendance et d’impartialité. Les pièces portées à la connaissance du Comité ne permettent pas d’affirmer que les décisions du tribunal de première instance et de la cour régionale aient été entachées de telles irrégularités. En conséquence, le Comité considère que cette partie de la communication est irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.4Pour ce qui est des allégations de l’auteur au titre du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte, le Comité note que l’État partie a fait valoir que les modifications appropriées avaient été apportées à la loi électorale et que la sanction administrative imposée à l’auteur ne lui avait pas nui. Toutefois, l’État partie n’a pas réfuté l’argument de l’auteur qui affirme qu’il avait eu à payer l’amende en question. De ce fait, ni les modifications ultérieurement apportées à la loi ni le fait que la sanction n’ait pas eu de conséquences légales n’enlèvent à l’auteur sa qualité de «victime» en l’espèce. Le Comité considère que cette partie de la communication est suffisamment étayée aux fins de la recevabilité et décide de l’examiner quant au fond.

Examen au fond

7.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication à la lumière de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties, comme prévu au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

7.2L’auteur affirme que son droit en vertu de l’article 19 a été violé, étant donné qu’il a fait l’objet d’une sanction administrative au seul motif qu’il avait exprimé son opinion politique. L’État partie fait seulement valoir que l’auteur a été condamné conformément à la loi applicable − et que, conformément au paragraphe 3 de l’article 19, l’exercice des libertés énoncées au paragraphe 2 dudit article est soumis à certaines restrictions. Le Comité rappelle que l’article 19 n’autorise des restrictions que dans la mesure où elles sont fixées par la loi et sont nécessaires a) au respect des droits ou de la réputation d’autrui; et b) à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. Le Comité doit donc déterminer si la répression d’un appel à boycotter une élection particulière peut être considérée comme une restriction admissible de la liberté d’expression.

7.3Le Comité rappelle que, conformément à l’alinéa b de l’article 25, tout citoyen a le droit de voter. Afin de protéger ce droit, les États parties au Pacte doivent interdire en vertu de lois pénales tous actes d’intimidation ou de coercition à l’égard des électeurs et ces lois doivent être strictement appliquées. Leur application constitue, en principe, une restriction légitime à la liberté d’expression, indispensable au respect des droits d’autrui. Toutefois, l’intimidation et la coercition doivent être distinguées de l’encouragement à boycotter une élection. Le Comité note que le vote n’était pas obligatoire dans l’État partie concerné et que la déclaration signée de l’auteur était sans incidence sur la possibilité des électeurs de décider librement de prendre ou non part à l’élection en question. Le Comité conclut que, dans les circonstances de l’affaire, la restriction à la liberté d’expression ne servait pas légitimement un des motifs énumérés au paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte et que les droits garantis à l’auteur par le paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte ont été violés.

8.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, est d’avis que les faits dont il est saisi font apparaître une violation du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

9.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu de fournir à l’auteur un recours utile, sous la forme d’une indemnisation d’un montant au moins égal à la valeur actuelle de l’amende et de tous les frais de justice acquittés par l’auteur. L’État partie est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas à l’avenir.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

APPENDICE

Opinion individuelle de Sir Nigel Rodley

Dans son examen quant au fond, le Comité «note que le vote n’était pas obligatoire dans l’État partie concerné» (par. 7.3). Le Comité ne précise pas en quoi cette observation est pertinente. Il est à souhaiter qu’il ne sous‑entend pas, volontairement ou non, qu’un système de vote obligatoire justifierait en soi l’application d’une loi qui érigerait en infraction le fait d’encourager à boycotter une élection. Tout dépendra du contexte dans lequel un système donné est établi. Dans une juridiction où il peut y avoir des forces tendant non pas à convaincre les électeurs de ne pas voter, mais bien à les intimider pour obtenir ce résultat, l’obligation légale de voter peut être un bon moyen de protéger les électeurs qui veulent voter mais craignent d’être vus désobéissant aux pressions dont ils ont fait l’objet.

À l’inverse, l’histoire abonde d’exemples de raisons honorables avancées pour s’opposer à une participation normale à un processus électoral jugé illégitime. L’exemple le plus évident est celui du système de recueil et de comptabilisation des voix manipulé ou risquant de l’être (fraude électorale). Un autre est le cas où l’électeur n’a aucun choix. Un autre exemple encore, quoique moins évident, est le cas où le choix existe mais d’aucuns contestent qu’il en soit vraiment un.

Il n’y a aucun moyen commode qui permette à un organe tel que le Comité d’émettre sans se discréditer un jugement sur des questions de cette nature, et il ne le devrait pas. Il ne sera jamais en position de déterminer s’il est légitime de prôner telle ou telle forme de non‑coopération avec un exercice électoral dans une juridiction donnée. Il s’ensuit que dans tout système, il doit toujours être possible pour un individu d’appeler à la non‑coopération avec un exercice électoral dont il entend contester la légitimité. Il peut y avoir place pour une certaine souplesse dans les formes de non‑coopération qui peuvent être encouragées − boycottage des élections, inscription de mentions quelconques afin de rendre le bulletin nul ou ajout du nom d’une personne qui ne figure pas sur la liste des candidats, etc. Mais il serait incompatible avec l’article 19 du Pacte d’empêcher d’appeler à toute forme de non‑coopération en tant que mode de contestation du processus lui‑même. D’ailleurs, dénier à l’électeur toute possibilité de manifester sa volonté de ne pas coopérer à ce processus sous peine d’être pénalisé en vertu de dispositions légales peut également être incompatible avec le droit consacré à l’article 25.

(Signé) Sir Nigel Rodley

[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

R. Communication  n o  938/2000, Girjadat Siewpersaud et consorts c. Trinité ‑et ‑Tobago (Constatations adoptées le 29 juillet 2004, quatre ‑vingt ‑unième session)*

Présentée par:

MM. Girjadat Siewpersaud, Deolal Sukhram et Jainarine Persaud (représentés par un conseil, M. Parvais Jabbar du cabinet d’avocats Simons Muirhead & Burton)

Au nom de:

Les auteurs

État partie:

Trinité‑et‑Tobago

Date de la communication:

25 juillet 1998 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 29 juillet 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication no 938/2000, présentée au nom de MM. Girjadat Siewpersaud, Deolal Sukhram et Jainarine Persaud en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été soumises par les auteurs de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.Les auteurs de la communication sont MM. Girjadat Siewpersaud, Deolal Sukhram et Jainarine Persaud, de nationalité guyanienne, actuellement détenus à la prison d’État de Port of Spain (Trinité‑et‑Tobago). Ils affirment être victimes de violations par la Trinité‑et‑Tobago du paragraphe 3 de l’article 2, de l’article 7, du paragraphe 3 de l’article 9, du paragraphe 1 de l’article 10 et du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Ils sont représentés par un conseil.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1Le 19 janvier 1988, la Haute Cour de justice de Port of Spain a reconnu coupables de meurtre et condamné à la peine de mort Girjadat Siewpersaud, Deolal Sukhram et Jainarine Persaud. Ils ont demandé l’autorisation de faire appel à la Cour d’appel. Le 29 mars 1993, la Cour a rejeté leurs demandes. Ils ont alors adressé à la Section judiciaire du Conseil privé une demande d’autorisation spéciale de faire appel. Leur requête a été rejetée le 27 avril 1995. Le 4 janvier 1994, la condamnation à mort des auteurs a été commuée en une peine de réclusion à perpétuité.

2.2Les auteurs ont été reconnus coupables d’un meurtre qui aurait été commis entre mars et avril 1985. Leur procès a commencé en janvier 1988, environ 34 mois après leur arrestation. Les auteurs affirment que, tout au long de cette période, ils ont été détenus dans des conditions effroyables. Entre le 19 janvier 1988, date de leur condamnation, et le 4 janvier 1994, date de la commutation de la peine de mort en peine de réclusion à perpétuité, c’est‑à‑dire pendant six ans, ils étaient incarcérés dans le quartier des condamnés à mort de la prison d’État de Port of Spain.

2.3Les auteurs déclarent que, pendant la période susmentionnée, ils ont été mis à l’isolement dans une cellule de 2,70 m sur 1,80 m contenant un banc, un lit, un matelas et une table. Comme il n’y avait pas de toilettes dans la cellule, ils ne disposaient que d’un seau en plastique pour faire leurs besoins. La cellule de Deolal Sukhram se trouvait en face des toilettes et de la salle de bains des gardiens et était donc généralement froide et humide à cause de l’eau qui fuyait de la baignoire. Une bouche d’aération de 90 cm sur 60 ne laissait passer que peu de lumière naturelle et d’air. La seule autre source de lumière était un néon allumé 23 heures par jour à l’extérieur de la cellule au‑dessus de la porte. En raison du manque de lumière, la vue de Deolal Sukhram s’est détériorée, ce qui l’a obligé à porter des lunettes. Les auteurs n’avaient le droit de s’exercer à l’extérieur de la cellule qu’une heure par semaine.

2.4Depuis que leur condamnation à la peine de mort a été commuée, les auteurs sont détenus à la prison d’État dans des conditions tout aussi dégradantes. Chacun d’eux se trouve dans une cellule avec 8 à 14 autres prisonniers. La cellule mesure 2,70 m sur 1,80 m et ne contient qu’un seul lit en métal sans matelas. En conséquence, les prisonniers sont obligés de dormir sur des morceaux de carton placés à même le sol en ciment. Les cellules sont infestées de cafards, de rats et de mouches et sont généralement très sales. L’aération étant insuffisante, les cellules sont de véritables fours, ce qui rend le sommeil impossible. L’entassement et la mauvaise ventilation font qu’il n’y a pas suffisamment d’oxygène, ce qui donne des vertiges et des maux de tête continus à Deolal Sukhram.

2.5Comme il n’y a pas de toilettes, chaque cellule est dotée d’un seau hygiénique qui est vidé toutes les 16 heures. Il s’en dégage en permanence une puanteur épouvantable. Aucun produit de toilette ou détergent n’étant fourni, il est impossible de maintenir le minimum d’hygiène. La nourriture est insuffisante et presque immangeable. Les prisonniers reçoivent chaque jour du pain rassis et de la viande ou du poisson avariés. La cuisine dans laquelle les repas sont préparés n’est qu’à trois mètres des toilettes et est infestée par la vermine. L’accès aux soins médicaux est rare. Jainarine Persaud, qui souffre de migraines, n’a pas reçu le traitement médical qui lui avait été prescrit par le médecin de la prison. Il n’y a aucune disposition pour faciliter une quelconque activité religieuse. Les prisonniers ne peuvent écrire qu’une lettre par mois et Deolal Sukhram se voit régulièrement refuser l’accès aux services d’un conseil juridique. Le conseil présente une déclaration sous serment émanant du dénommé Lawrence Pat Sankar, qui était détenu dans la prison d’État en même temps que les auteurs et qui confirme la description des conditions de détention faite ci‑dessus.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs affirment que la période de 34 mois qui s’est écoulée entre leur arrestation et leur procès est excessivement longue, ce qui constitue une violation du paragraphe 3 de l’article 9 du Pacte. Cette situation est comparable à d’autres où le Comité avait conclu à l’existence de violations du paragraphe 3 de l’article 9 ou du paragraphe 3 c) de l’article 14. Ils estiment que l’État partie doit organiser son système de justice pénale de façon que de tels retards ne se produisent plus.

3.2Les auteurs affirment aussi que la période de 4 ans et 10 mois qui s’est écoulée entre leur condamnation (le 19 janvier 1988) et le rejet de leur appel par la Cour d’appel (le 29 mars 1993) est excessivement longue, ce qui constitue une autre violation du paragraphe 3 de l’article 9 du Pacte. Ils font valoir qu’en examinant la question de savoir si cette durée est excessive ou non il convient de tenir compte du fait qu’ils étaient condamnés à mort, et détenus dans des conditions inacceptables.

3.3Les auteurs affirment qu’ils sont victimes d’une violation de l’article 7 et du paragraphe 1 de l’article 10 au motif qu’ils étaient détenus dans des conditions effroyables. Ils signalent que les conditions dans la prison où ils étaient incarcérés ont été maintes fois dénoncées par des organisations internationales de défense des droits de l’homme en tant que violation des normes internationalement acceptées et de l’Ensemble de règles minima des Nations Unies pour le traitement des détenus.

3.4Les auteurs affirment qu’après la commutation de leur condamnation à mort, ils ont continué d’être détenus dans des conditions qui étaient manifestement contraires aux normes locales applicables aux établissements pénitentiaires régissant les droits des prisonniers en ce qui a trait à la nourriture, à la literie et aux vêtements ainsi que la responsabilité du médecin de la prison pour ce qui est de répondre aux plaintes et de prendre des mesures pour améliorer les conditions sanitaires intolérables dans les établissements pénitentiaires. Cela représente une autre violation de l’article 7 et du paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte.

3.5Se fondant sur les Observations générales nos 7 et 9 du Comité relatives aux articles 7 et 10, respectivement, et sur la jurisprudence du Comité, les auteurs font valoir que les conditions qu’ils ont endurées à chacune des phases de la procédure ont constitué une violation d’une norme minimale inviolable régissant les conditions de détention (qui doit être respectée quel que soit le niveau de développement de l’État partie) et, partant, une violation de l’article 7 et du paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte. Ils invoquent à ce sujet la jurisprudence du Comité et d’autres décisions judiciaires applicables.

3.6Enfin, les auteurs font valoir qu’il y a eu violation du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, parce qu’ils sont privés du droit de s’adresser à la justice pour se plaindre d’autres violations de leurs droits tels qu’ils sont consacrés dans le Pacte.

3.7Les auteurs font valoir que la possibilité de présenter une requête constitutionnelle n’est pas un recours utile dans leur cas en raison du coût prohibitif de la procédure qu’il faut engager devant la Haute Cour pour obtenir réparation, de l’absence d’aide juridictionnelle pour le dépôt d’une requête constitutionnelle et du fait que les avocats locaux n’acceptent pas de représenter gratuitement les requérants. Ils invoquent la jurisprudence du Comité qui a établi qu’en l’absence d’aide juridictionnelle une requête constitutionnelle n’était pas un recours utile pour l’auteur d’une communication qui était dans l’indigence. Dans ce contexte, les auteurs disent avoir épuisé tous les recours internes possibles aux fins du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif. Ils précisent en outre que la question n’a été soumise à l’examen d’aucune autre instance internationale.

4.Bien que le Comité lui ait demandé, en date du 1er août 2000, du 12 octobre 2001, du 8 janvier 2002 et du 28 mai 2004, de lui faire part de ses observations sur la communication, l’État partie n’a fait aucune remarque sur la recevabilité ni sur le fond.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

5.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

5.2Le Comité s’est assuré que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a)de l’article 5 du Protocole facultatif.

5.3Pour ce qui est de la possibilité de déposer une requête constitutionnelle auprès de la Cour suprême, le Comité note que les auteurs ont introduit un recours devant la Cour d’appel et ont demandé au Conseil privé l’autorisation spéciale de faire appel en tant que personnes indigentes, dans la mesure où ils affirmaient être sans ressources et où l’aide juridictionnelle n’était pas disponible pour les requêtes constitutionnelles. Les deux demandes ont été rejetées. Le Comité estime donc qu’étant donné qu’aucune aide juridictionnelle n’est disponible, ce que l’État partie lui‑même n’a pas nié, une requête constitutionnelle ne constitue pas un recours disponible dans les circonstances de la cause. Compte tenu de ce qui précède, le Comité conclut que le paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne l’empêche pas d’examiner la communication.

5.4Le Comité estime que les allégations des auteurs ont été suffisamment étayées aux fins de la recevabilité et procède donc à leur examen sur le fond dans la mesure où elles semblent soulever des questions au titre du paragraphe 3 de l’article 2, de l’article 7, du paragraphe 3 de l’article 9, du paragraphe 1 de l’article 10 et de l’article 14 du Pacte. Le Comité constate avec préoccupation l’absence de toute coopération de l’État partie. Il ressort implicitement de l’article 91 du règlement intérieur et du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif qu’un État partie au Pacte doit examiner de bonne foi toutes les allégations concernant des violations du Pacte formulées contre lui et fournir au Comité par écrit des explications ou des éclaircissements sur la question en indiquant, le cas échéant, le recours offert. Dans ces circonstances, il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations des auteurs, dans la mesure où elles ont été suffisamment étayées.

5.5En ce qui concerne l’allégation des auteurs relativement au droit d’accès aux tribunaux, garanti au paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte, le Comité estime qu’ils ne l’ont pas suffisamment étayée aux fins de la recevabilité.

Examen au fond

6.1Pour ce qui est du grief de violation du paragraphe 3 de l’article 9, le Comité note que les auteurs ont été arrêtés en avril 1985, que leur procès a commencé le 4 janvier 1988 et qu’ils sont restés en détention avant jugement tout au long de cette période. Le fait que leur détention avant jugement a duré 34 mois n’est pas contesté. Le Comité rappelle qu’en application du paragraphe 3 de l’article 9, tout individu arrêté ou détenu du chef d’une infraction pénale doit être jugé dans un délai raisonnable ou libéré. La période qui constitue un «délai raisonnable», au sens du paragraphe 3 de l’article 9, doit être déterminée au cas par cas. Une période de près de trois ans ne peut pas être considérée comme compatible avec le paragraphe 3 de l’article 9, en l’absence de circonstances particulières justifiant un tel retard. Le Comité conclut donc qu’en l’absence de la moindre explication de la part de l’État partie, le fait que les auteurs ont dû attendre 34 mois avant d’être jugés est incompatible avec le paragraphe 3 de l’article 9.

6.2Pour ce qui est de la période de 4 ans et 10 mois qui s’est écoulée entre la condamnation et le rejet de l’appel, le conseil invoque le paragraphe 3 de l’article 9 mais, comme les questions soulevées se rapportent manifestement aux paragraphes 3 c) et 5 de l’article 14, le Comité les examinera au titre de cet article. Le Comité considère que le fait que 4 ans et 10 mois se sont écoulés entre la fin du procès, le 19 janvier 1988, et le rejet de l’appel formé par les auteurs, le 29 mars 1993, est, en l’absence de toute explication de la part de l’État partie pour justifier ce retard, incompatible avec les dispositions du Pacte. Le Comité conclut donc que le paragraphe 5 de l’article 14 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 3 c) du même article, a été violé.

6.3Les auteurs affirmant que les conditions qu’ils ont endurées à chaque étape de leur emprisonnement représentent une violation de l’article 7 et du paragraphe 1 de l’article 10, le Comité doit leur accorder le crédit voulu, en l’absence de la moindre observation de l’État partie à ce sujet. Il considère que les conditions de détention des auteurs, telles qu’elles sont décrites aux paragraphes 2.3, 2.4 et 2.5, représentent une violation du droit d’être traités avec humanité et dans le respect de la dignité inhérente à l’être humain, et sont par conséquent contraires au paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte. Compte tenu de cette conclusion touchant l’article 10, disposition du Pacte qui traite spécifiquement de la situation des personnes privées de leur liberté et englobe, s’agissant de telles personnes, les éléments énoncés de manière générale à l’article 7, il n’est pas nécessaire d’examiner séparément les griefs relevant de l’article 7 du Pacte.

7.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il est saisi font apparaître une violation du paragraphe 3 de l’article 9, du paragraphe 1 de l’article 10, et du paragraphe 5 lu conjointement avec le paragraphe 3 c) de l’article 14 du Pacte.

8.En vertu du paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’offrir aux auteurs un recours utile, sous la forme d’une indemnisation adéquate. Étant donné que les auteurs ont été incarcérés pendant une longue période dans des conditions déplorables qui sont contraires aux dispositions de l’article 10 du Pacte, l’État partie devrait envisager de les libérer. En tout état de cause, l’État partie devrait améliorer sans tarder les conditions de détention dans ses prisons.

9.En adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte. La communication a été adressée au Comité avant que la dénonciation par la Trinité‑et‑Tobago du Protocole facultatif ne prenne effet − 27 juin 2000; conformément au paragraphe 2 de l’article 12 du Protocole facultatif, les dispositions de cet instrument continuent d’être applicables à l’État partie. En vertu de l’article 2 du Pacte, celui‑ci s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie. Le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité à rendre publiques les constatations du Comité.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

S. Communication n o  943/2000, Guido Jacobs c. Belgique (Constatations adoptées le 7 juillet 2004, quatre ‑vingt ‑unième session)*

Présentée par:

Guido Jacobs (non représenté par un conseil)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Belgique

Date de la communication:

15 mars 2000 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 7 juillet 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication no 943/2000 présentée par M. Guido Jacobs en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.L’auteur est M. Guido Jacobs, citoyen belge, né le 21 octobre 1948 à Maaseik (Belgique). Il affirme être victime de violations par la Belgique des articles 2 et 3, du paragraphe 1 de l’article 14, du paragraphe 1 de l’article 19, et des articles 25 et 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il n’est pas représenté par un conseil.

(Le Pacte et le Protocole facultatif s’y rapportant sont entrés en vigueur pour la Belgique, respectivement, le 21 juillet 1983 et le 17 août 1994.)

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 2 février 1999, était publiée au Moniteur belge la loi du 22 décembre 1998 modifiant certaines dispositions de la deuxième partie du Code judiciaire concernant le Conseil supérieur de la justice, la nomination et la désignation de magistrats et instaurant un système d’évaluation.

2.2Suite à cette modification, l’article 259 bis-1 du Code judiciaire dispose, en son paragraphe 1, que le Conseil supérieur de la justice est composé de 44 membres de nationalité belge, répartis en un collège néerlandophone de 22 membres et un collège francophone de 22 membres. Chaque collège compte 11 magistrats et 11 non-magistrats.

2.3Le paragraphe 3 de l’article 259 bis-1 stipule:

«Le groupe des non-magistrats compte, par collège, au moins quatre membres de chaque sexe et est composé d’au moins:

1.Quatre avocats possédant une expérience professionnelle d’au moins 10 années au barreau;

2.Trois professeurs d’une université ou d’une école supérieure dans la Communauté flamande ou française possédant une expérience professionnelle utile pour la mission du Conseil supérieur d’au moins 10 années;

3.Quatre membres porteurs d’au moins un diplôme d’une école supérieure de la Communauté flamande ou française et possédant une expérience professionnelle utile pour la mission du Conseil supérieur d’au moins 10 années dans le domaine juridique, économique, administratif, social ou scientifique [...].».

2.4Le paragraphe 2 de l’article 259 bis-2 stipule également:

«Les non‑magistrats sont nommés par le Sénat à la majorité des deux tiers des suffrages émis. Sans préjudice du droit de présenter des candidatures individuelles, des candidats peuvent être présentés par chacun des ordres des avocats et par chacune des universités et écoles supérieures de la Communauté française et de la Communauté flamande. Pour chaque collège, au moins cinq membres sont nommés parmi les candidats présentés.».

2.5Enfin, conformément au paragraphe 4 de ce même article, «une liste de membres successeurs du Conseil supérieur est établie pour la durée du mandat […]. La liste des suppléants des non-magistrats est établie par le Sénat […] et est constituée des candidats qui ne sont pas nommés».

2.6Le paragraphe 5 de l’article 259 bis-2 stipule que les candidatures doivent être adressées au Président du Sénat, par lettre recommandée à la poste, dans les trois mois qui suivent l’appel aux candidats, à peine d’échéance.

2.7Le 25 juin 1999, le Sénat a publié dans le Moniteur belge un appel pour un mandat de membre non magistrat du Conseil supérieur de la justice.

2.8Le 16 septembre 1999, M. G. Jacobs, premier auditeur au Conseil d’État, a soumis sa candidature dans le délai légal de trois mois.

2.9Le 14 octobre 1999, le Sénat a publié un deuxième appel.

2.10Le 29 décembre 1999, le Sénat a élu les membres du Conseil supérieur de la justice. L’auteur n’a pas été élu mais a été inclus dans la liste des membres ayant qualité de successeurs non magistrats régie au paragraphe 4 de l’article 295 bis-2.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur invoque des violations au niveau, d’une part, de la règle de droit, c’est‑à‑dire la loi du 22 décembre 1998, et, d’autre part, de son application par le Sénat.

3.2Eu égard à la règle de droit, l’auteur estime que le paragraphe 3 de l’article 295 bis-1 viole les articles 2, 3, 25 et 26 du Pacte pour les motifs suivants.

3.3D’après l’auteur, l’introduction de la condition d’appartenance à un sexe particulier, à savoir quatre sièges réservés aux femmes et quatre sièges réservés aux hommes pour le groupe des non-magistrats de chaque collège, rend impossible l’obligation de comparaison des compétences des candidats au Conseil supérieur de la justice. L’auteur explique que le critère de la sexospécificité implique que des candidats ayant de meilleures qualifications seront exclus au profit de ceux dont l’unique qualité est l’appartenance à un autre sexe. Selon l’auteur, dans le cas d’espèce, ce critère a désavantagé les candidats masculins et pourrait à l’avenir s’appliquer au détriment des femmes, ce qui est discriminatoire.

3.4L’auteur soutient en outre que le critère de la sexospécificité est formellement interdit pour les personnes désignées par des tiers (employeurs) en vertu de la loi du 7 mai 1999 sur l’égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne les conditions de travail, l’accès à l’emploi et les possibilités de promotion, l’accès à une profession indépendante et les régimes complémentaires de sécurité sociale. L’auteur estime que cette loi s’applique au Conseil supérieur de la justice et que, dès lors, l’application du critère de la sexospécificité à son égard constitue une discrimination.

3.5Selon l’auteur, se fondant sur une analyse du département juridique du Conseil d’État, ce critère fixé pour la totalité du groupe des non-magistrats peut également conduire à une discrimination entre les candidats des trois catégories établies pour ce groupe.

3.6Pour ce qui est de l’application de la règle de droit, l’auteur considère que les nominations des non-magistrats néerlandophones ont été conduites en dehors d’une procédure établie, sans audition des candidats ni établissement de leurs profils, et sans comparaison des compétences, ceci en violation des articles 2, 19 et 25 du Pacte.

3.7L’auteur soutient que le critère déterminant pour ces nominations a été l’appartenance à un parti politique, ceci par le biais du népotisme: attribution de postes de non‑magistrats à la sœur et à l’assistante de sénateurs, et à l’assistante personnelle d’un ministre. Il déclare que l’obligation relative à l’expérience professionnelle d’au moins 10 ans utile pour la mission du Conseil supérieur de la justice n’a pas été examinée ou comparée parmi les candidats. Il ajoute, d’une part, qu’un sénateur a démissionné afin de manifester son indignation face au népotisme politique et en a informé la presse et, d’autre part, qu’un candidat a adressé une lettre aux sénateurs, démontrant que ses compétences étaient supérieures à celles des candidats désignés.

3.8Selon l’auteur, l’application du critère de la sexospécificité a conduit, en outre, à la violation du principe d’égalité dans la mesure où la désignation exclusivement d’hommes dans la catégorie des professeurs d’université a créé une inégalité parmi les différentes catégories du groupe des non-magistrats.

3.9L’auteur affirme également qu’en procédant à un deuxième appel à candidature pour un mandat de membre non magistrat, des candidatures ont ainsi été acceptées après la date limite de soumission du premier appel, ce qui est illégal et discriminatoire.

3.10Par ailleurs, d’après l’auteur, la nomination des successeurs non magistrats par ordre alphabétique est contraire à la loi, révèle l’absence de comparaison des compétences, et conduit à une discrimination entre les candidats nommés et les successeurs.3.11Finalement, l’auteur fait état de l’absence de recours afin de contester les violations ci‑dessus exposées pour les motifs suivants.

3.12Il considère que l’article 14 des lois coordonnées sur le Conseil d’État ne permet pas de recours auprès de cette juridiction quant aux nominations en question. Il en déduit, en outre, l’impossibilité de poser des questions préjudicielles auprès de la Cour d’arbitrage relativement à l’article 295 bis-1 de la loi du 22 décembre 1988.

3.13Selon l’auteur, l’étendue de la compétence du Conseil d’État, lorsque celui-ci statue en qualité de juge de l’excès de pouvoir, se déduit de l’alinéa 1 de l’article 14 des lois précitées stipulant que la section d’administration statue par voie d’arrêt sur les recours en annulation pour violation des formes soit substantielles, soit prescrites à peine de nullité, excès ou détournement de pouvoir, formés contre les actes et règlements des diverses autorités administratives ou contre les décisions contentieuses administratives.

3.14L’auteur précise, d’une part, que sont exclus de la compétence du Conseil d’État les actes émanant du pouvoir législatif et, d’autre part, qu’en principe, étaient aussi exclus jusqu’en 1999 tous les actes, fussent-ils de nature administrative, accomplis par un organe d’une des assemblées législatives. L’auteur fait référence, à ce sujet, à l’arrêt no 69/321 du 31 octobre 1997 du Conseil d’État rejetant, au motif qu’il n’était pas compétent pour statuer sur la légalité de l’acte attaqué, la requête en annulation de M. Meester de Betzen-Broeck contre la décision du Conseil de la région Bruxelles-Capitale de ne pas l’inclure dans la réserve de recrutement pour la fonction de comptable en raison de son échec à l’épreuve linguistique organisée par le Conseil de région. L’auteur s’appuie également sur l’arrêt no 31/96 du 15 mai 1996 de la Cour d’arbitrage, en réponse à la question préjudicielle posée par le Conseil d’État dans le cadre de la procédure précitée (Conseil de la région Bruxelles-Capitale) concernant l’article 14, alinéa 1, des lois coordonnées sur le Conseil d’État. Dans cet arrêt, l’auteur reprochait à l’article 14 de violer le principe d’égalité des citoyens en ce qu’il ne permettait pas au Conseil d’État de prendre connaissance des recours introduits contre des actes purement administratifs d’assemblées législatives concernant des fonctionnaires. La Cour d’arbitrage a dit pour droit que le défaut de tout recours en annulation des actes administratifs émanant d’une assemblée législative ou de ses organes, alors qu’un tel recours peut être introduit contre des actes administratifs émanant d’une autorité administrative, violait les principes constitutionnels d’égalité et de non-discrimination. La Cour a estimé, en outre, que la discrimination ne trouvait pas son origine dans l’article 14, mais dans une lacune de la législation, à savoir le défaut d’organisation d’un recours en annulation des actes administratifs des assemblées législatives et de leurs organes.

3.15Le défaut d’organisation d’un recours contre la décision du Sénat de nomination des membres non magistrats du Conseil supérieur de la justice est finalement invoqué, à titre subsidiaire, par l’auteur comme une violation des articles 2 et 14 du Pacte dans la mesure où un tel recours peut, a contrario, être introduit contre des actes administratifs émanant d’une autorité administrative.

3.16Enfin, l’auteur ajoute qu’un recours direct auprès de la Cour d’arbitrage contre la disposition incriminée − à savoir l’article 295 bis-1, paragraphe 3, de la loi du 22 décembre 1998 − était impossible en raison de l’absence de l’intérêt requis durant le délai légal de recours fixé à six mois. D’après l’auteur, la condition de l’intérêt n’a été satisfaite que lors de la soumission et de la validation de sa candidature, c’est-à-dire en dehors du délai de six mois. L’auteur souligne également qu’il n’était pas en mesure de savoir que la disposition incriminée conduirait nécessairement à une nomination illégale.

3.17L’auteur considère avoir satisfait à la condition d’épuisement des voies de recours internes et précise que l’affaire n’a pas été soumise à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans ses observations du 12 mars 2001 et du 23 août 2002, l’État partie conteste la recevabilité de la communication.

4.2Pour ce qui est de la règle de droit, l’État partie soutient que la loi spéciale sur la Cour d’arbitrage du 6 janvier 1989 permettait à l’auteur d’introduire un recours en annulation contre la partie incriminée de la loi du 22 décembre 1998.

4.3Selon l’État partie, la Cour d’arbitrage statue, par voie d’arrêt, entre autres sur les recours en annulation, en tout ou en partie d’une loi pour cause de violation des articles 6 et 6 bis de la Constitution. Ces articles − actuellement les articles 10 et 11 − de la Constitution consacrent les principes d’égalité et de non-discrimination et ont une portée générale. L’article 11 prohibe toute discrimination, quelle qu’en soit l’origine. L’État partie souligne que le principe constitutionnel de non-discrimination est d’application à tous les droits et libertés reconnus aux Belges, y compris ceux découlant des traités internationaux auxquels la Belgique a adhéré.

4.4L’État partie précise que l’article 2, 2), de la loi sur la Cour d’arbitrage dispose que les recours peuvent être introduits par toute personne physique ou morale justifiant d’un intérêt. D’après l’État partie, la Cour d’arbitrage interprète largement la notion d’«intérêt», à savoir dès qu’une personne peut être touchée, de manière directe et défavorable, par la norme contestée. Le paragraphe 1 de l’article 3 de cette même loi stipule, en outre, que les recours tendant à l’annulation d’une loi doivent être introduits dans un délai de six mois suivant la publication de la loi.

4.5L’État partie rappelle que l’article 295 bis-1, paragraphe 3, du Code judiciaire a été publié au Moniteur belge le 2 février 1999, ce qui signifie que le délai de recours auprès de la Cour d’arbitrage expirait le 2 août 1999. L’appel aux candidats non magistrats du Conseil supérieur de la justice a été publié le 25 juin 1999. L’auteur a introduit, suite à cet appel, reprenant au demeurant la disposition incriminée, sa candidature auprès du Sénat. D’après l’État partie, il convient de constater qu’au moment où l’appel à candidatures a été publié, M. G. Jacobs se trouvait dans le délai légal pour introduire auprès de la Cour d’arbitrage un recours en annulation de la disposition incriminée. L’État partie estime que l’auteur rencontrait en effet les conditions requises et faisait preuve de l’intérêt requis pour introduire un tel recours.

4.6Pour ce qui est de l’application de la règle de droit, l’État partie fait valoir que l’auteur avait la possibilité d’introduire un recours devant les cours et tribunaux du pouvoir judiciaire belge.

4.7Selon l’État partie, le juge judiciaire est censé connaître d’un contentieux subjectif, dont le statut est réglé par les articles 144 et 145 de la Constitution. L’article 144 attribue au juge judiciaire une compétence exclusive à l’égard du contentieux des droits civils, tandis que l’article 145 lui confie une compétence de principe à l’égard du contentieux des droits politiques, compétence à laquelle la loi peut déroger. D’après l’État partie, les organes du pouvoir législatif restent donc soumis au contrôle des cours et tribunaux dans la mesure où leurs décisions ont trait aux droits civils ou politiques.

4.8L’État partie estime que l’auteur ne démontre pas que, dans le cadre d’une contestation relative à des droits civils ou politiques, il ne pourrait contester devant les cours et tribunaux du pouvoir judiciaire la légalité de la décision du Sénat. D’après l’État partie, la norme litigieuse n’a donc pas pour effet de priver l’auteur de tout recours puisque M. G. Jacobs peut faire valoir ses droits à l’égard de la nomination par le Sénat des membres du Conseil supérieur de la justice devant le juge ordinaire.

4.9Relativement au grief, à titre subsidiaire, de violation des principes d’égalité et de non‑discrimination en raison du défaut d’organisation d’un recours contre la décision du Sénat de nomination des membres non magistrats du Conseil supérieur de la justice alors qu’un tel recours peut être introduit contre des actes administratifs émanant d’une autorité administrative, l’État partie soutient que l’auteur ne peut à bon droit invoquer l’arrêt no 31/96 du 15 mai 1996 de la Cour d’arbitrage, dans la mesure où c’est à la suite de cet arrêt que les lois coordonnées sur le Conseil d’État ont été modifiées. Désormais, le paragraphe 1 de l’article 14 dispose ce qui suit: «La section statue par voie d’arrêts sur les recours en annulation pour violation des formes soit substantielles, soit prescrites à peine de nullité, excès ou détournement de pouvoir, formés contre les actes et règlements des diverses autorités administratives, ainsi que contre les actes administratifs des assemblées législatives ou de leurs organes, en ce compris les médiateurs institués auprès de ces assemblées, de la Cour des comptes et de la Cour d’arbitrage, ainsi que des organes du pouvoir judiciaire et du Conseil supérieur de la justice relatifs aux marchés publics et aux membres de leur personnel.».

4.10L’État partie explique qu’en l’espèce la nomination des membres du Conseil supérieur de la justice ne peut être considérée comme un acte purement administratif du Sénat, mais est, en grande partie, un acte qui n’est pas étranger à l’exercice de ses compétences législatives. L’État partie souligne que l’instauration du Conseil supérieur de la justice a une grande importance dans l’ordre social et ne peut être comparée avec le recrutement du personnel par le pouvoir législatif. Il convient ici de se référer au principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs. D’après l’État partie, celui-ci implique notamment que l’autorité relevant d’un pouvoir ne peut substituer son appréciation à celle d’une autorité relevant d’un autre pouvoir exerçant une compétence discrétionnaire, telle qu’exercée par le pouvoir législatif dans la nomination des membres du Conseil supérieur de la justice. Se référant aux arrêts nos 20/2000 et 63/2002, respectivement du 23 février 2000 et du 28 mars 2002, de la Cour d’arbitrage, l’État partie explique que, sur la base du principe de la séparation des pouvoirs, il peut être soutenu qu’aucun recours n’est possible contre la nomination des membres du Conseil supérieur de la justice, le pouvoir législatif, dont le Sénat, étant indépendant. L’État partie considère dès lors que l’absence de recours auprès du Conseil d’État afin de contester la nomination des membres du Conseil supérieur de la justice ne viole nullement les principes d’égalité et de non-discrimination puisque cette nomination peut être assimilée à un acte législatif.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

5.1Dans ses commentaires du 14 juillet 2001 et du 13 octobre 2002, l’auteur maintient et développe son argumentation.

5.2Pour ce qui est de la règle de droit, l’auteur conteste l’argumentation de l’État partie sur la possibilité d’un recours en annulation auprès de la Cour d’arbitrage. Il fait valoir qu’un recours n’était possible qu’à partir de l’acceptation des candidatures et au plus tôt lors de leur soumission, étant précisé qu’avant cela tout recours en annulation aurait constitué un actio popularis. Or, la candidature de M. Jacobs avait été soumise le 16 septembre 1999 et acceptée le 21 septembre 1999, c’est-à-dire après le délai des six mois permettant un recours en annulation de la loi du 2 février 1999. L’auteur conclut qu’il ne satisfaisait donc pas à la condition de l’intérêt direct, personnel et certain, nécessaire pour l’introduction d’un recours en annulation dans les délais prescrits.

5.3Concernant l’application de la règle de droit, l’auteur considère, tout d’abord, que l’absence de recours en annulation auprès du Conseil d’État dans le cas d’espèce est confirmée par les observations de l’État partie, et constitue donc une violation des articles 2 et 14 du Pacte. Contrairement à l’État partie, l’auteur considère, d’une part, à l’instar de la Cour d’arbitrage en son arrêt no 31/96, que la séparation des pouvoirs ne peut être interprétée comme impliquant l’incompétence du Conseil d’État lorsqu’un organe législatif est partie au litige à trancher et, d’autre part, que les nominations par le Sénat ne peuvent être considérées comme étant des actes législatifs. Relativement aux arrêts de la Cour d’arbitrage cités par l’État partie (20/2000 et 63/2002), l’auteur précise qu’il s’agissait alors de formes d’organisation internes des parlementaires ou des magistrats alors que, dans le cas d’espèce, il s’agit, selon l’auteur, de nominations dans un organisme au caractère propre (sui generis) se trouvant au carrefour des pouvoirs et ne faisant pas partie du pouvoir législatif en tant que tel, de sorte que l’absence de recours en annulation contre la nomination de ses membres constitue une violation du principe de l’égalité.

5.4L’auteur ajoute que l’argument de l’État partie comparant «l’importance dans l’ordre social» des membres du Conseil supérieur et des membres du personnel du pouvoir législatif n’est nullement pertinent. L’auteur estime, d’une part, que la référence à la discrimination ne se situe pas au niveau de ces deux groupes, mais des actes émanant d’une assemblée législative (en l’occurrence la nomination des membres du Conseil supérieur de la justice) et des actes émanant d’une autorité administrative (la nomination des magistrats) et, d’autre part, que l’on ne peut comprendre en quoi l’élément relatif à «l’importance dans l’ordre social» justifierait l’absence de recours en annulation, d’autant que ce contrôle de la légitimité ne signifie nullement que le juge en annulation peut substituer son appréciation à celle d’un autre pouvoir exerçant une compétence discrétionnaire.

5.5Concernant l’argument de l’État partie quant au recours pouvant être exercé par l’auteur devant les cours et tribunaux du pouvoir judiciaire, M. Jacobs estime tout d’abord, sur la question de l’accès au juge belge, qu’il ne suffit pas que l’État partie se limite à un renvoi général aux articles de la Constitution, sans indications précises quant au fondement légal concret nécessaire pour intenter une action et quant au juge compétent. En outre, selon l’auteur, l’État partie omet toute référence à une jurisprudence applicable pertinente. Se référant à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, l’auteur soutient que l’État défendeur faisant appel aux voies de recours local doit prouver que son système légal dispose de certaines possibilités de recours effectives et adéquates, ce que l’État partie ne fait pas de manière suffisante dans le cas d’espèce.

5.6Selon l’auteur, l’inexistence d’une voie de recours adéquate signifie qu’il ne peut être mis fin à la violation en question devant le juge judiciaire. Or, dans le cas d’espèce, le juge judiciaire ne peut annuler l’acte attaqué. En outre, pour les affaires où le législateur dispose d’un certain pouvoir discrétionnaire, le juge ne peut ordonner une réparation en nature (absence d’injonction positive). Estimant que l’État partie se réfère probablement à la possibilité de saisir le tribunal de première instance en application de l’article 1382 du Code civil, l’auteur affirme qu’il s’agit d’une action non efficace. D’après l’auteur, en supposant qu’une demande en réparation pourrait être considérée comme une voie de recours adéquate, dans la pratique il s’agit d’une action impossible. Citant différentes analyses juridiques sur la Belgique, l’auteur conclut à l’exclusion de la responsabilité du pouvoir législatif ou judiciaire.

Observations de l’État partie sur le fond

6.1Dans ses observations du 12 mars 2001 et du 23 août 2002, l’État partie fait valoir que la communication n’est pas fondée.

6.2Pour ce qui est de la règle de droit, l’État partie explique qu’en l’espèce l’objectif visé est de garantir un nombre suffisant de candidats élus de chaque sexe. Il ajoute que la présence de femmes au sein du Conseil supérieur de la justice correspond à la volonté du pouvoir constituant de stimuler l’accès égal des hommes et des femmes aux mandats publics conformément à l’article 11 bis de la Constitution.

6.3Rappelant le débat sur cette question lors des travaux préparatoires de la loi du 22 décembre 1998, l’État partie souligne que le législateur a estimé que, parmi les 11 magistrats et les 11 non-magistrats, l’on devait dénombrer au moins quatre hommes et quatre femmes afin d’éviter une sous-représentation de l’un des sexes dans l’un des groupes. D’après l’État partie, le rapport relatif à la proposition de cette loi met également en exergue que, étant donné que le Conseil supérieur de la justice est aussi doté d’une compétence d’avis, chaque collège doit se composer de membres de chaque sexe. Le législateur souhaitait ainsi appliquer les principes énoncés dans la loi du 20 juillet 1990 visant à promouvoir la présence équilibrée d’hommes et de femmes dans les organes possédant une compétence d’avis. L’État partie estime qu’il s’ensuit que l’objectif poursuivi par la disposition incriminée – à savoir le paragraphe 3 de l’article 295 bis-1 – est légitime.

6.4L’État partie soutient en outre que le fait d’avoir prévu que quatre des 11 candidats devaient être d’un sexe différent, soit un peu plus d’un tiers des candidats, n’aboutit pas à instaurer une limitation disproportionnée du droit des candidats d’accéder à une fonction publique. Cette règle, qui tend à assurer une représentation équilibrée des deux sexes, est d’ailleurs, d’après l’État partie, le seul moyen qui permette d’atteindre le but légitime visé et est la moins restrictive.

6.5L’État partie estime dès lors que ces dispositions tendant à assurer l’effectivité du principe d’égalité ne dérogent pas aux principes interdisant une discrimination fondée sur le sexe.

6.6Relativement au grief de discrimination entre personnes désignées par des autorités législatives et par des parties tierces, l’État partie se réfère à la loi du 20 juillet 1990 visant à promouvoir la présence équilibrée d’hommes et de femmes dans les organes possédant une compétence d’avis. Selon l’État partie, cette loi impose un certain équilibre basé sur le sexe et est applicable, dès lors que l’organe concerné, tel que le Conseil supérieur de la justice, a un pouvoir consultatif. L’État partie estime qu’il n’y a donc pas de discrimination puisque la règle de l’équilibre sur la base du sexe s’applique à tout organe consultatif.

6.7Quant à la référence de l’auteur aux employeurs afin de soutenir le grief de discrimination à son encontre, l’État partie fait valoir que la loi du 7 mai 1999 précitée n’est pas applicable en l’espèce. Il mentionne à cet égard l’article 3, paragraphe 1, de la loi qui décrit les travailleurs comme suit: «Les personnes qui fournissent des prestations de travail en vertu d’un contrat de travail et les personnes qui, autrement qu’en vertu d’un contrat de travail, fournissent des prestations de travail sous l’autorité d’une autre personne, y compris les apprentis.». D’après l’État partie, le raisonnement de l’auteur manque en droit puisqu’il compare des situations incomparables dans la mesure où les membres du Conseil supérieur de la justice ne peuvent être qualifiés de «travailleurs» au sens de la loi susmentionnée car ils ne fournissent pas de prestations de travail.

6.8Pour ce qui est du grief de discrimination par sous-groupe, se référant aux travaux préparatoires de la loi du 22 décembre 1998, l’État partie précise que le législateur a justement pris en compte les observations du Conseil d’État reprises par l’auteur. Il souligne que le Gouvernement a déposé un sous-amendement visant à modifier l’article 295 bis-1 en son paragraphe 3 en y ajoutant que le groupe des non-magistrats devait compter par collège au moins quatre membres de chaque sexe.

6.9D’après l’État partie, la loi a ainsi rétabli l’équilibre entre l’objectif de la mesure, à savoir promouvoir l’égalité entre les hommes et les femmes qui pourrait ne pas exister dans les faits, et l’un des objectifs essentiels de la loi qui est de disposer d’un Conseil supérieur de la justice composé de personnalités choisies objectivement pour leur compétence. L’État partie précise, d’une part, que le groupe des non-magistrats, pendant du groupe des magistrats, est un groupe en soi dont les différents membres doivent tous avoir 10 ans d’expérience et, d’autre part, qu’à l’intérieur des groupes des magistrats et des non-magistrats les règles relatives au sexe du candidat sont raisonnablement justifiées par rapport au but légitime poursuivi par ces règles.

6.10Pour ce qui est de l’application de la règle de droit, relativement au grief de désignation des candidats non magistrats en fonction de l’appartenance au parti politique, l’État partie explique que la création du Conseil supérieur de la justice et l’instauration d’un système de mandats se sont réalisées dans le cadre de la modification de l’article 151 de la Constitution. Cet article énonce les principes de base en matière d’indépendance du pouvoir judiciaire, la composition et les compétences du Conseil supérieur de la justice, les procédures de nomination et de désignation des magistrats, ainsi que le système de mandats et l’évaluation.

6.11L’État partie précise que le Conseil supérieur de la justice, bien qu’il soit régi par l’article 151 de la Constitution, ne peut être considéré comme un groupe représentant le pouvoir judiciaire, et ce en raison de sa composition (magistrats et non-magistrats) et de ses compétences (aucune compétence juridictionnelle). Ce Conseil a donc un statut sui generis ne faisant partie d’aucun des trois pouvoirs. Selon l’État partie, il s’agit d’un organe de liaison entre les pouvoirs judiciaire (dont il doit respecter l’indépendance), exécutif et législatif.

6.12L’État partie explique que la présence de non-magistrats tend à éviter un réflexe corporatiste de la part des magistrats dans le cadre des missions du Conseil et permet un apport indispensable quant à la vision et à l’expérience des justiciables. Cette option n’équivaut cependant pas, selon l’État partie, à l’adjonction de personnes qui ne peuvent en aucune manière contribuer à une concrétisation pertinente des missions du Conseil supérieur de la justice.

6.13L’État partie ajoute qu’il y avait lieu de mettre en place, pour la nomination des non‑magistrats, un système visant, d’une part, à éviter que l’intervention d’organes politiques aboutisse à une nouvelle «politisation» et, d’autre part, à remédier au déficit démocratique indissociablement lié aux présentations faites par chacun des groupements professionnels concernés.

6.14C’est pourquoi, selon l’État partie, le Constituant a opté pour un système mixte dans lequel tous les non-magistrats sont nommés par le Sénat à la majorité des deux tiers des suffrages émis, mais dans lequel cinq des onze postes à pourvoir doivent, dans chaque collège, être attribués sur la base des présentations faites par les barreaux, les écoles supérieures et les universités. Ce système permet donc à chacune de ces instances de présenter une ou plusieurs personnes répondant aux conditions légales (et qui ne doivent pas nécessairement appartenir à la même catégorie professionnelle que celle qui les présente) et qu’elle juge apte pour remplir ce mandat.

6.15L’État partie conclut que l’instauration du Conseil supérieur de la justice a comme but et pour effet de dépolitiser les nominations au sein du pouvoir judiciaire. À cet effet, les candidats doivent être élus aux deux tiers des suffrages par le Sénat, cette majorité qualifiée permettant d’assurer la dépolitisation du système.

6.16L’État partie explique en outre en détail le processus ayant conduit à la nomination des membres non magistrats dans le cas d’espèce.

6.17Au total 106 candidats non magistrats se sont présentés, à savoir 57 francophones et 49 néerlandophones, dont les sénateurs pouvaient consulter les curriculum vitae et les dossiers y afférents au Greffe de l’Assemblée. En raison du nombre élevé de candidats, il a été décidé, pour des raisons pratiques, de ne pas procéder à leur audition. À raison de 15 à 30 minutes par personne, les auditions de 106 candidats auraient pris au minimum 26,5 à 53 heures. Vu les contraintes de calendrier parlementaire, il était impossible de consacrer autant de temps aux auditions. L’on aurait dû, soit allouer plusieurs jours d’affilée aux auditions, soit les étaler sur plusieurs semaines. Dans les deux cas, il n’aurait pas été possible de procéder à des auditions dans des conditions comparables pour tous les candidats, du fait que les mêmes sénateurs n’auraient probablement pas pu assister à toutes les réunions. D’après l’État partie, la procédure sur dossier était donc la plus respectueuse du principe de non-discrimination. En outre, l’État partie souligne qu’aucune disposition constitutionnelle, légale ou réglementaire n’obligeait le Sénat à procéder à des auditions.

6.18Rappelant que la nomination des non-magistrats devait respecter cinq critères différents (chaque collège doit compter au moins quatre avocats, trois professeurs d’une université ou d’une école supérieure dans la communauté française ou flamande, quatre membres porteurs d’au moins un diplôme d’une école supérieure de la communauté française ou flamande, quatre membres de chaque sexe, et cinq membres présentés par les universités, écoles supérieures et/ou barreaux), l’État partie explique que la multitude et le chevauchement de ces critères ont amené les instances du Sénat à établir une liste sommaire. Il apparaît que toute autre procédure aurait été inopérante et même discriminatoire pour certains candidats. En effet, si l’on avait procédé par des votes individuels, on aurait dû organiser au moins 22 scrutins distincts. Si, comme on aurait pu s’y attendre, lors d’un de ces scrutins, aucun candidat n’avait obtenu la majorité des deux tiers, il aurait fallu procéder à un ballottage, ce qui aurait augmenté le nombre de scrutins. En outre, on aurait dû s’assurer, au fil des scrutins successifs, que toutes les conditions en matière de composition des collèges étaient remplies (par exemple, si, après la nomination de huit membres du collège francophone, il était constaté qu’un seul candidat-avocat avait été nommé, seuls les candidats-avocats restants auraient encore été éligibles). Il aurait pu en résulter qu’à un moment donné on n’aurait plus pu voter que pour certains candidats. Le même problème se serait posé si l’on avait procédé par un vote par catégorie. L’État partie précise que l’utilisation de la technique de la liste sommaire pour pouvoir procéder à une nomination ou une présentation correspond à une pratique établie du Sénat et de la Chambre des représentants.

6.19Afin de constituer la liste sommaire, les membres du Bureau du Sénat se sont réunis, francophones et néerlandophones séparément, le 17 décembre 1999. Il a été décidé qu’un membre par groupe politique pouvait participer à cette réunion. Ainsi, tous les groupes, y compris l’unique groupe non représenté au Bureau, ont pu participer activement à l’examen des candidatures. En vue de cette réunion, les membres du Bureau ont reçu à l’avance le curriculum vitae de tous les candidats. Les dossiers des candidats pouvaient être consultés, depuis la fermeture des candidatures, au Greffe de l’Assemblée. Lors des réunions au cours desquelles la liste sommaire a été établie, les représentants des groupes politiques ont analysé les curriculum vitae de tous les candidats. À cet effet, tous les dossiers et curriculum vitae des candidats étaient disponibles pendant toute la réunion. La manière dont on a procédé pour l’établissement de la liste sommaire, par exemple, pour le collège néerlandophone, a été décrite de manière détaillée lors de la séance plénière du Sénat du 23 décembre 1999. Il ressort que la première Vice-Présidente du Sénat a parcouru une par une toutes les candidatures. À l’issue d’un premier tour de table, 16 candidats ont été sélectionnés. Ensuite, la liste des 16 candidats a été comparée aux cinq critères susmentionnés, et 13 candidats ont été retenus (pour 11 postes à pourvoir). Finalement, après une discussion prolongée, les noms des 11 candidats ont été déterminés pour la liste sommaire.

6.20Relativement à la nomination même des membres non magistrats lors de la séance plénière du 23 décembre 1999, lors d’un vote secret les sénateurs pouvaient soit approuver la liste sommaire, soit, si la liste n’emportait pas leur adhésion, choisir eux-mêmes des candidats. À cet effet, les sénateurs ont reçu un bulletin de vote comportant deux volets, à savoir: a) la liste sommaire mentionnant 11 candidats francophones et 11 candidats néerlandophones − cette liste comportant uniquement une case de tête −, et b) une liste avec le nom de tous les candidats, répartis dans les trois catégories «titulaires d’un diplôme», «avocats» et «professeurs» − chaque nom étant suivi d’une case de vote. Le bulletin de vote reprenait également les dispositions légales déterminant les critères de composition du Conseil. Les membres qui se ralliaient à la liste sommaire devaient noircir la case de tête de cette liste. Les membres qui n’approuvaient pas la liste sommaire devaient émettre 22 voix de préférence, dont au maximum 11 pour des candidats francophones et 11 pour des candidats néerlandophones.

6.21Le résultat du scrutin secret a été le suivant:

Nombre de votants: 59

Bulletins blancs ou nuls: 2

Votes valables: 57

Majorité des deux-tiers: 38

La liste sommaire a obtenu 54 suffrages.

6.22D’après l’État partie, il ressort dès lors qu’aussi bien l’établissement de la liste sommaire que la nomination par l’Assemblée plénière ont été précédés d’un examen approfondi des curriculum vitae des candidats et d’une comparaison des titres. L’État partie estime en outre que les griefs de l’auteur quant à la politisation et au népotisme sont basés sur des déclarations dans la presse et n’ont été corroborés par aucun élément de preuve.

6.23Concernant le grief de discrimination entre les sous-groupes, l’État partie renvoie à son argumentation ci-dessus développée quant à la règle de droit.

6.24Eu égard au grief de discrimination entre candidats lié au deuxième appel de candidature par le Sénat, l’État partie précise que cet appel était lié à l’insuffisance de candidatures reçues après le premier appel, à savoir, pour le collège néerlandophone, la présentation de deux candidats féminins, alors qu’en vertu de l’article 295 bis-1, paragraphe 3, du Code judiciaire, le groupe des non-magistrats du Conseil supérieur doit compter, par collège, au moins quatre membres de chaque sexe, condition devant être satisfaite au moment où le Conseil sera constitué. L’État partie explique que la loi, la jurisprudence du Conseil d’État et la pratique parlementaire permettaient au Sénat de procéder à un second appel, lequel s’adressait d’ailleurs à tous les candidats, y compris à ceux qui avaient déjà répondu au premier appel (le requérant pouvant donc réintroduire une candidature). De plus, selon l’État partie, comme l’indiquait expressément le deuxième appel, les candidatures envoyées lors du premier appel restaient valables. L’État partie conclut à la non-discrimination. L’État partie souligne également qu’à défaut d’un second appel pour les candidats non magistrats, le Conseil supérieur de la justice ne pouvait être constitutionnellement composé.

6.25Concernant le grief de discrimination en raison du classement par ordre alphabétique des successeurs des non-magistrats, contrairement au groupe des magistrats, l’État partie précise que la loi, d’une part, prévoit explicitement pour les magistrats qu’ils soient classés en fonction du nombre de voix obtenues et, d’autre part, laisse la liberté au Sénat de classer les non-magistrats. Selon l’État partie, le classement des candidats par ordre alphabétique n’implique toutefois pas que ce classement serait l’ordre de succession. L’État partie explique que l’ordre de succession dépend en effet de la place vacante, c’est-à-dire du sous-groupe auquel appartient le non‑magistrat qui quitte le Conseil supérieur. En cas de vacance, le Sénat devra procéder à une nouvelle nomination. À cet effet, il faudra d’abord déterminer le profil du successeur, c’est‑à‑dire établir les conditions que le nouveau membre devra remplir pour que la composition du Conseil continue à correspondre aux termes de la loi. Il faudra donc, en premier lieu, déterminer qui sont les candidats éligibles, ce qui dépendra à la fois de la qualité du membre démissionnaire ou décédé et des membres restants. Tous les candidats dont la nomination serait compatible avec le respect des équilibres imposés par la loi seront éligibles pour cette nomination. Il est donc totalement inexact de prétendre que les successeurs auraient été nommés en ordre alphabétique, en violation du principe d’égalité.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant le fond de la communication

7.1Dans ses commentaires du 14 juillet 2001, du 15 février et du 13 octobre 2002, l’auteur maintient ses griefs à l’encontre de l’État partie.

7.2Se référant à l’arrêt Kalanke (C-450/93, du 17 octobre 1995 de la Cour de justice des Communautés européennes) ayant conclu à une discrimination lorsque des personnes ayant une qualification égale bénéficient automatiquement de la priorité en vertu de critères fondés sur le sexe dans les secteurs où elles sont sous-représentées, l’auteur réitère que, dans le cas d’espèce, le principe de nomination sur la base de quotas, et donc sans comparaison des compétences des candidats, viole le principe d’égalité. L’auteur ajoute qu’il pouvait être admis qu’en cas de qualifications égales de candidats de sexe différent, les candidats féminins peuvent être nommés prioritairement (ce qui pourrait être en soi déjà contestable); cela n’est en tout cas possible qu’à la condition que la réglementation garantisse, dans chaque cas individuel, aux candidats homme/femme ayant une qualification égale à celle des candidats femme/homme, que les candidatures font l’objet d’une appréciation objective tenant compte de tous les critères relatifs à la personne des candidats et écartant la priorité donnée aux hommes ou aux femmes, lorsqu’un ou plusieurs de ces critères font pencher la balance en faveur du candidat femme ou homme. Or, d’après l’auteur, des quotas rigides et a fortiori flottants empêchent cette situation. En outre, selon l’auteur, l’argumentation de l’État partie selon laquelle l’introduction de quotas constitue, dans le cas d’espèce, le seul moyen d’assurer une représentation équilibrée des deux sexes est sans fondement et inadmissible. L’auteur soutient que le législateur peut introduire d’autres mesures rendant possible l’accès aux fonctions à certains groupes et qui consistent à éliminer les obstacles sociaux. L’auteur ajoute qu’il n’existe pas d’inégalité entre hommes et femmes dans le cas d’espèce puisqu’un nombre insuffisant de candidatures a été introduit par le groupe des femmes (candidatures de seulement 2 femmes néerlandophones lors du premier appel), ce qui, selon l’auteur, signifie que le but visé est illégitime. L’auteur précise également que la référence par l’État partie à l’article 11 bis de la Constitution est sans pertinence dans la mesure où il s’agit d’une modification du 21 février 2002, donc inexistante lors de l’élaboration de la règle présentement attaquée.

7.3Pour ce qui est du grief de discrimination entre personnes nommées par les autorités législatives et celles désignées par des tiers, l’auteur conteste la référence de l’État partie à la loi du 20 juillet 1990 visant à promouvoir la présence équilibrée d’hommes et de femmes dans les organes possédant une compétence d’avis, dans la mesure où, selon l’auteur, le Conseil supérieur de la justice a une compétence plus large que celle d’avis. L’auteur maintient que la loi du 7 mai 1999 précitée sur l’égalité de traitement entre hommes et femmes, et qui prohibe le critère de la sexospécificité, s’applique dans le cas d’espèce. Il considère en effet que cette loi concerne, d’une part, l’appel de candidatures de la part du Sénat puisqu’elle couvre en particulier les employeurs du secteur public et, d’autre part, les membres du Conseil supérieur de la justice, lesquels fournissent, selon l’auteur et contrairement à l’argument de l’État partie, des prestations de travail. L’auteur reconnaît néanmoins que cette prestation ne se fait pas «sous l’autorité d’une autre personne», comme le requiert la loi en question.

7.4Concernant le grief de discrimination par sous-groupe, l’auteur rappelle que, suite à l’avis du Conseil d’État, le législateur avait certes introduit une distinction entre le groupe de membres magistrats et celui des non-magistrats. Cependant, selon l’auteur, en déterminant des quotas pour ce second groupe, le législateur a répété la même erreur contre laquelle le Conseil d’État l’avait mis en garde. L’auteur estime qu’il en résulte une inégalité ne pouvant raisonnablement être justifiée entre, d’un côté, la gravité de la discrimination établie entre des candidats à une importante fonction publique et, de l’autre, la promotion de l’égalité entre hommes et femmes qui n’existerait pas dans les faits, ainsi que l’un des objectifs essentiels de la loi visant à établir un Conseil supérieur de la justice composé de personnes choisies pour leurs compétences.

7.5S’agissant de l’application de la règle de droit, l’auteur maintient qu’il y a eu des nominations politiques de membres non magistrats et qu’aucune comparaison des compétences des candidats ne s’est faite en raison également de la condition de quotas en faveur des femmes.

7.6L’auteur réitère l’illégalité du deuxième appel aux candidatures (le délai de trois mois pour l’introduction des candidatures étant un délai de déchéance) et affirme qu’il a permis les nominations de candidates grâce au quota basé sur leur sexe et au népotisme. D’après l’auteur, le Conseil supérieur de la justice aurait pu être constitué en l’absence d’un second appel, dans la mesure où l’article 151 de la Constitution instituant cet organe ne prévoit pas de quota sur la base du sexe. Concernant la liste des successeurs requise par la loi, l’auteur estime qu’une telle liste doit régler l’ordre de succession.

Délibérations du Comité sur la recevabilité

8.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2Comme il est tenu de le faire en vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité s’est assuré que la même question n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.3Concernant la disposition incriminée – à savoir l’article 295 bis-1, paragraphe 3, de la loi du 22 décembre 1998 –, le Comité a pris note de l’argument de l’État partie faisant valoir la possibilité pour l’auteur d’un recours auprès de la Cour d’arbitrage. Ayant également examiné les arguments de l’auteur, le Comité estime que M. Jacobs soutient, à juste titre, qu’il n’était pas en mesure d’introduire un tel recours puisqu’il ne pouvait pas satisfaire à la condition de l’intérêt direct et personnel dans le cadre des délais prescrits de six mois à compter de la publication de la loi en question, ceci sans que la responsabilité du défaut de recours ne puisse lui être imputée (voir par. 5.2).

8.4Par ailleurs, le Comité constate que l’auteur ne pouvait soumettre un recours auprès du Conseil d’État, comme le confirme d’ailleurs l’État partie arguant du défaut de recours en vertu du principe de séparation des pouvoirs (voir par. 4.10).

8.5Relativement à la mise en œuvre de la loi du 22 décembre 1998, et en particulier l’article 295 bis-1, le Comité a noté les arguments de l’auteur soutenant que les recours devant d’autres cours et tribunaux belges mentionnés par l’État partie ne constituaient pas des recours utiles dans le cas d’espèce. Le Comité rappelle qu’il ressort implicitement de l’article 91 de son règlement intérieur et du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif qu’un État partie au Pacte doit porter à la connaissance du Comité tous les renseignements dont il dispose, ce qui comprend, au stade où celui-ci doit décider de la recevabilité d’une communication, des renseignements détaillés sur les recours qui sont ouverts, dans les circonstances propres à leurs cas, aux personnes qui affirment être victimes de violations de leurs droits. Le Comité constate que l’État partie s’est limité à une référence, en termes généraux, aux recours disponibles en droit belge, sans pour autant fournir une quelconque information sur le recours pertinent dans le cas d’espèce, ni démontrer qu’il aurait constitué un recours utile et disponible. Au vue de ces constatations, le Comité estime que l’auteur a rempli les conditions prescrites au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

8.6Relativement au grief de l’auteur de violations du paragraphe 1 de l’article 19 du Pacte, le Comité considère que les éléments présentés ne sont pas suffisamment étayés et ne permettent donc pas d’établir la recevabilité de cette partie de la communication au titre de l’article 2 du Protocole facultatif.

8.7En ce qui concerne les allégations de violation du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte, le Comité considère que le litige en question ne concerne pas des contestations sur des droits et obligations de caractère civil et, en conséquence, est incompatible ratione materiae avec la disposition incriminée et est donc irrecevable au titre de l’article 3 du Protocole facultatif.

8.8Finalement, le Comité déclare que la communication est recevable dans la mesure où elle semble soulever des questions au regard des articles 2, 3, 25 c) et 26 du Pacte et estime que la plainte doit être examinée sur le fond, conformément au paragraphe 2 de l’article 5 du Protocole facultatif.

Examen au fond

9.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations écrites communiquées par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

9.2Pour ce qui est des griefs de violations des articles 2, 3, 25 c) et 26 du Pacte résultant du paragraphe 3 de l’article 295 bis-1 de la loi du 22 décembre 1998, le Comité prend note des arguments de l’auteur contestant le critère de la sexospécificité pour l’accès au poste de non‑magistrat du Conseil supérieur de la justice en raison de son caractère discriminatoire. Le Comité note aussi l’argumentation de l’État partie justifiant un tel critère au regard de sa législation, de l’objectif poursuivi et de son impact au niveau de la nomination des candidats, et la mise en place du Conseil supérieur de la justice.

9.3Le Comité rappelle que l’article 25 c) du Pacte prévoit que tout citoyen a le droit et la possibilité, sans aucune des distinctions visées à l’article 2 et sans restrictions déraisonnables, d’accéder, dans des conditions générales d’égalité, aux fonctions publiques de son pays. Les critères et les procédures de nomination doivent être objectifs et raisonnables afin de garantir l’accès aux charges publiques. Les États parties peuvent prendre des mesures afin que la loi garantisse aux femmes les droits reconnus à l’article 25 sur un pied d’égalité avec les hommes. Le Comité doit donc déterminer si, dans le cas d’espèce, l’introduction du critère de la sexospécificité constitue une violation de l’article 25 du Pacte en raison de son caractère discriminatoire, ou d’autres dispositions du Pacte en matière de discrimination, en l’occurrence les articles 2 et 3 du Pacte soulevés par l’auteur, ou si un tel critère répond à des motifs objectifs et raisonnables. La question, en l’espèce, est de savoir si la distinction opérée entre candidats en fonction de l’appartenance à un sexe donné peut être valablement justifiée.

9.4En premier lieu, le Comité constate que le critère de la sexospécificité a été introduit par le législateur par référence à la loi du 20 juillet 1990 visant à promouvoir la présence équilibrée d’hommes et de femmes dans les organes possédant une compétence d’avis. Il s’agit en l’occurrence d’accroître la représentation et la participation des femmes dans les divers organes ayant une compétence en raison du très faible niveau de présence féminine constaté. Sur ce point, le Comité estime que l’affirmation de l’auteur selon laquelle l’insuffisance de candidatures féminines lors du premier appel prouve l’absence d’inégalité entre hommes et femmes, dans le cas d’espèce, n’est pas convaincante, et considère que cette situation peut révéler au contraire la nécessaire de sensibiliser les femmes à postuler à des fonctions publiques, tel le Conseil supérieur de la justice, ainsi que de prendre des mesures à cet égard. Dans le cas d’espèce, le Comité estime qu’un organe tel que le Haut Conseil de la justice peut légitimement être perçu comme nécessitant l’incorporation de perspectives allant au-delà de la simple expertise juridique. En effet, eu égard aux responsabilités de l’appareil judiciaire, on peut considérer que le besoin d’une sensibilisation aux questions d’égalité entre les sexes fait qu’il est nécessaire de doter d’une telle perspective un organe ayant des attributions en matière de nominations. En conséquence, le Comité ne peut conclure que l’exigence n’est pas objective ni raisonnable.

9.5En second lieu, le Comité constate que le critère de la sexospécificité se traduit par l’obligation faite d’avoir au moins 4 candidats de chaque sexe parmi les 11 non-magistrats nommés, à savoir un peu plus d’un tiers des candidats retenus. Le Comité estime qu’en l’espèce un tel critère n’aboutit pas à une limitation disproportionnée du droit des candidats d’accéder, dans des conditions générales d’égalité, aux fonctions publiques. Par ailleurs, contrairement au grief soulevé par l’auteur, le critère de la sexospécificité n’exclut pas celui de la compétence, étant à cet égard précisé que tous les candidats non magistrats doivent avoir au moins 10 ans d’expérience. Concernant l’argument de l’auteur quant à la discrimination entre les trois catégories propres au groupe des non-magistrats pouvant résulter du critère de la sexospécificité, du fait, par exemple, de la nomination exclusivement d’hommes dans une catégorie, le Comité estime que l’on pourrait alors se trouver face à trois options: soit les candidates ont une compétence supérieure à celle des candidats, ce qui justifie leur nomination; soit les candidates ont une compétence comparable à celle des hommes et, dans ce cas, la priorité accordée aux femmes n’est pas discriminatoire au regard de l’objectif de la loi de promotion de l’égalité entre hommes et femmes n’existant pas dans les faits, soit les candidates ont une compétence en deçà de celles des hommes et, dans ce cas, les sénateurs auraient l’obligation de procéder à un autre appel de candidatures afin de concilier les deux objectifs de la loi, à savoir la compétence et la sexospécificité, l’une ne pouvant exclure l’autre. Or, dans cette hypothèse, rien ne paraît juridiquement empêcher le recours à de nouvelles candidatures. Finalement, le Comité constate un rapport raisonnable de proportionnalité entre l’objectif du critère, à savoir la promotion de l’égalité entre hommes et femmes au sein des organes consultatifs; le moyen utilisé et ses modalités ci-dessus détaillés; et l’un des objectifs essentiels de la loi qui est de disposer d’un Conseil supérieur composé de personnes compétentes. En conséquence, le Comité considère que le paragraphe 3 de l’article 295 bis-1 de la loi du 22 décembre 1998 repose sur un motif objectif et raisonnable.

9.6Le Comité estime dès lors que le paragraphe 3 de l’article 295 bis-1 ne viole pas les droits de l’auteur au titre des articles 2, 3, 25 c) et 26 du Pacte.

9.7Relativement aux griefs de violation des articles 2, 3, 25 c) et 26 du Pacte résultant de la mise en œuvre de la loi du 22 décembre 1998, et en particulier du paragraphe 3 de l’article 295 bis-1, le Comité a pris note des arguments de l’auteur faisant valoir, tout d’abord, que les nominations des candidats non magistrats néerlandophones, groupe dont relevait M. Jacobs, ont été conduites, en dehors d’une procédure établie, sans audition ni établissement de profils, et sans comparaison des compétences, et ont, au contraire, reposé sur le népotisme et l’appartenance politique. Le Comité a également examiné l’argumentation de l’État partie, lequel a expliqué en détail le processus de nomination des non-magistrats. Le Comité constate que le Sénat a établi et mis en œuvre une procédure particulière de nomination, ayant consisté, d’une part, à dresser une liste sommaire à partir de l’examen de chaque candidature sur la base des dossiers et curriculum vitae et de leur comparaison et, d’autre part, à laisser le choix à chaque sénateur de voter, à bulletin secret, soit pour cette liste sommaire, soit pour une liste incluant le nom de tous les candidats. Le Comité estime que cette procédure de nomination était objective et raisonnable pour les raisons ressortant des explications de l’État partie: l’établissement de la liste sommaire et les nominations par le Sénat ont été précédés d’un examen des curriculum vitae et dossiers de chaque candidat et d’une évaluation comparative des candidatures; le choix de la procédure sur dossiers et curriculum vitae et non à partir d’auditions résultait du nombre élevé de candidats, des contraintes de calendrier parlementaire, et d’ailleurs aucune disposition légale n’imposait un mode particulier d’évaluation, telle l’audition (par. 6.17); le recours à la technique d’une liste sommaire était lié à la multitude et au chevauchement des critères et correspondait à une pratique établie du Sénat et de la Chambre des représentants; et finalement la nomination par les sénateurs pouvait s’effectuer selon deux modalités de vote garantissant leur libre choix. En outre, le Comité estime que les griefs de l’auteur quant au népotisme et aux considérations politiques à la base de la nomination de candidates n’ont pas été suffisamment étayés et ne peuvent donc être retenus.

9.8Eu égard au grief de discrimination entre catégories du groupe des non-magistrats du fait de l’application du critère de la sexospécificité, le Comité estime que l’auteur n’a pas suffisamment étayé cette partie de la communication et, en particulier, n’apporte aucun élément permettant de démontrer que des candidates ont été nommées alors même que leurs compétences étaient en deçà de celles de candidats masculins.

9.9Concernant le grief de discrimination entre candidats lié au deuxième appel de candidatures par le Sénat ainsi que d’illégalité de cet appel, le Comité constate que cet appel répondait à l’insuffisance de candidatures féminines, à savoir la présentation de deux candidates pour le collège néerlandophone – ce que reconnaît l’auteur – alors qu’en vertu du paragraphe 3 de l’article 295 bis-1, le Conseil supérieur de la justice doit compter, par groupe de non‑magistrats, au moins quatre membres de chaque sexe. Le Comité estime dès lors que ce deuxième appel était justifié de sorte que le Conseil puisse être constitué, et qu’en outre la loi et la pratique parlementaire ne s’y opposaient pas, étant par ailleurs précisé que les candidatures soumises lors du premier appel restaient valables.

9.10Au sujet du grief de discrimination en raison du classement par ordre alphabétique des successeurs des non-magistrats, le Comité constate que le Code judiciaire, en son article 295 bis ‑2, paragraphe 4, donne pour prérogative au Sénat d’établir la liste des suppléants, sans pour autant prescrire un mode particulier de classement, contrairement au groupe des magistrats. En conséquence, et tel qu’il ressort de l’argumentation détaillée de l’État partie, le Comité estime, d’une part, que l’ordre alphabétique choisi par le Sénat ne correspond pas à l’ordre de succession et, d’autre part, que toute succession en cas de vacance supposera une nouvelle procédure de nomination. Malgré les griefs de l’auteur, le comité ne constate aucune violation.

9.11Le Comité estime dès lors que la mise en œuvre de la loi du 22 décembre 1998, et en particulier du paragraphe 3 de l’article 295 bis-1, n’a pas violé les dispositions des articles 2, 3, 25 c) et 26 du Pacte.

10.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il est saisi ne font apparaître aucune violation du Pacte.

[Adopté en anglais, en espagnol et en français (version originale). Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

APPENDICE

Opinion individuelle de M me  Ruth Wedgwood

Le Comité est arrivé à la conclusion que rien, dans les normes régissant l’accès non discriminatoire à la fonction publique et aux charges politiques énoncées à l’article 25 du Pacte, n’empêche la Belgique d’exiger qu’au moins quatre membres de chaque sexe siègent dans son Haut Conseil de la Justice. Le Conseil est un organe doté de larges pouvoirs consistant à recommander des candidats pour les postes de juge et de procureur ainsi qu’à émettre des avis et à enquêter sur les plaintes relatives au fonctionnement du pouvoir judiciaire. Il convient toutefois de noter que la composition du Haut Conseil de la Justice est régie, en vertu du Code judiciaire belge, par de nombreux autres critères. Le Conseil comprend deux «collèges» séparés pour les membres francophones et les membres néerlandophones. La moitié des membres de chaque collège, qui en compte 22, sont directement élus par les magistrats du siège et les procureurs. Les autres membres «non‑magistrats» sont désignés par le Sénat belge; ce groupe, qui compte 11 membres, doit comprendre un nombre minimum d’avocats, de professeurs d’universités et de professionnels expérimentés avec «au moins quatre membres de chaque sexe». Cette règle électorale peut bénéficier à la fois aux hommes et aux femmes, encore qu’elle vise clairement à assurer la représentation des femmes dans cet organe «consultatif». Il est important de noter que la Constitution ou les lois de certains États parties au Pacte peuvent répugner au recours à des sièges réservés ou à des quotas pour la participation aux organes gouvernementaux ou interdire un tel recours, et rien dans la présente décision n’empiète sur ce choix. Le Comité n’a fait que décider que la Belgique est libre de choisir sa propre méthode pour assurer la participation équitable des femmes et des hommes aux pouvoirs publics.

(Signé) Ruth Wedgwood

[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

T. Communication n o  962/2001, Mulezi c. République démocratique du Congo (Constatations adoptées le 6 juillet 2004, quatre ‑vingt ‑unième session)*

Présentée par:

Marcel Mulezi (non représenté par un conseil)

Au nom de:

L’auteur et son épouse

État partie:

République démocratique du Congo

Date de la communication:

6 mai 2000 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 8 juillet 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication no 962/2001, présentée au nom de M. Marcel Mulezi et de son épouse en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.L’auteur est M. Marcel Mulezi, citoyen de la République démocratique du Congo, résidant à Genève. Il se déclare victime, ainsi que son épouse, de violations par la République démocratique du Congo du paragraphe 1 de l’article 6; de l’article 7; des paragraphes 1, 2, 4 et 5 de l’article 9; du paragraphe 1 de l’article 10; du paragraphe 3 de l’article 14; et du paragraphe 1 de l’article 15 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. L’auteur n’est pas représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1En juillet 1997, suite aux pressions du commandant Mortos (chef du bataillon d’infanterie de Gemena, situé au nord-ouest de la République démocratique du Congo), l’auteur, homme d’affaires dans le domaine du café et du transport, a mis à la disposition de l’armée un de ses camions. Ce véhicule n’ayant pas été restitué, l’auteur a décidé de ne plus céder aux demandes de l’autorité militaire.

2.2Le 27 décembre 1997, vers 5 heures du matin, l’auteur a reçu la visite, à son domicile, de membres du service de renseignements de l’Armée congolaise − connu sous le nom de «Détection militaire des activités antipatrie» ou DEMIAP, lié au régime du Président congolais Laurent Désiré Kabila −, l’informant que le commandant Mortos avait besoin de ses services. L’auteur a alors été conduit au camp militaire de Gemena. À son arrivée, l’auteur a été immédiatement placé en détention. Il a ensuite subi, à 9 heures du matin, un interrogatoire sous la conduite du commandant Mortos, portant sur sa collaboration alléguée avec l’ancien Président du Congo, le général Joseph Désiré Mobutu, et ses proches.

2.3Vers 9 h 30 du matin, l’auteur a été confronté à un de ses employés dénommé «Mario». Ce dernier aurait été soumis, selon l’auteur, à la torture (mâchoire cassée et autres blessures l’empêchant de parler et de se tenir debout) et aurait été contraint, au cours de son interrogatoire, d’accuser M. Mulezi de collusion avec la faction de Mobutu.

2.4Contestant ces accusations, l’auteur a alors violemment été frappé par au moins six militaires. Outre des blessures au nez et aux lèvres, l’auteur a eu les doigts cassés. Le lendemain, il a été, à nouveau, soumis à la torture − attaché et frappé sur tout le corps − jusqu’à perdre connaissance. Durant sa détention d’environ deux semaines à Gemena, l’auteur a été quotidiennement torturé à quatre ou cinq reprises (corps suspendu la tête en bas, lacéré de coups, ongle de l’index droit arraché avec une pince, brûlures de cigarettes, fractures des deux jambes dues aux coups portés sur les genoux et les chevilles au moyen d’un tube galvanisé, fracture également de deux doigts résultant de coups de crosse d’armes). Malgré son état de santé, notamment la perte de sa mobilité motrice, il n’a pas été autorisé à consulter un médecin. À l’instar des autres codétenus, l’auteur n’a pas pu sortir de sa cellule, ni même pour une douche ou une promenade. Il précise qu’il se trouvait dans une cellule de 3 mètres sur 3, avec au début de son incarcération 8 autres personnes et 15 codétenus par la suite. De plus, étant en détention incommunicado, l’auteur était sous-alimenté, contrairement aux autres détenus recevant de la nourriture de leur famille.

2.5Après environ deux semaines, l’auteur a été transféré par avion au camp militaire de Mbandaka où il a été détenu durant 16 mois. À nouveau, l’auteur n’a pas pu consulter un médecin malgré son état de santé, en particulier la perte de mobilité motrice. Il n’a reçu, en outre, aucune notification d’accusation à son encontre; n’a pas fait l’objet d’un interrogatoire par un juge; et n’a pas pu avoir accès à un avocat. Il précise qu’il était détenu, avec 20 autres personnes dans une cellule sans hygiène, sans fenêtre, ni matelas, remplie de cafards, et d’une superficie d’environ 5 mètres sur 3. Ses rations alimentaires se limitaient à des feuilles ou des bâtons de manioc. Deux douches par semaine étaient autorisées. Parfois l’auteur, ne pouvant se déplacer, était déposé dans la cour par les militaires du camp. L’auteur ajoute avoir obtenu, par la suite, des médicaments lors d’une visite de médecins de l’organisation «Médecins sans frontières».

2.6À la fin décembre 1998, le beau-frère de l’auteur, M. Mungala, a pu, par l’intermédiaire d’une connaissance militaire, localiser M. Mulezi et lui rendre une brève visite. L’auteur a ainsi été informé que le lendemain de son arrestation les militaires avaient effectué une perquisition à son domicile et battu son épouse enceinte de trois mois. Le commandant Mortos ayant refusé d’accéder à la demande de Mme Mulezi qui voulait se rendre à Bangui, en République centrafricaine, pour que des soins lui soient prodigués, cette dernière était décédée trois jours plus tard.

2.7Le 11 février 1999, face à l’état de santé déplorable de l’auteur, un militaire a pris l’initiative de le conduire à l’hôpital. Cependant, la police militaire est intervenue munie d’une convocation auprès de la Cour militaire. Néanmoins, l’auteur a été, en réalité, immédiatement incarcéré, à nouveau, au camp militaire sans être présenté à un juge tandis que le militaire l’ayant assisté a été sanctionné d’un mois de prison.

2.8Le 25 mai 1999, après avoir corrompu des militaires, l’auteur a été conduit au port jouxtant le camp militaire tandis que le propriétaire d’un bateau lui a permis de quitter Mbandaka. L’auteur est ensuite parvenu à quitter l’Afrique pour la Suisse. Une attestation médicale produite par les Hôpitaux universitaires de Genève précise que, dès son arrivée en Suisse en décembre 1999, l’auteur a été hospitalisé pour des séquelles somatiques et psychologiques des violences sévères subies dans son pays d’origine. Sous soins médicaux intensifs, l’auteur a pu récupérer une mobilité partielle mais son traitement doit être poursuivi afin de lui permettre de retrouver une autonomie satisfaisante.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que lui et son épouse ont été victimes de violations par la République démocratique du Congo du paragraphe 1 de l’article 6; de l’article 7; des paragraphes 1, 2, 4 et 5 de l’article 9; du paragraphe 1 de l’article 10; du paragraphe 3 de l’article 14; et du paragraphe 1 de l’article 15 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

3.2Eu égard à l’épuisement des voies de recours internes, l’auteur fait valoir que de tels recours sont inutiles et inefficaces, dans la mesure où, d’une part, lors de sa détention arbitraire, il n’a pu saisir un tribunal et, d’autre part, il n’a préservé sa vie que grâce à son évasion du camp militaire de Mbandaka et sa fuite pour la Suisse.

3.3Malgré la demande et les rappels adressés (notes verbales du 8 janvier 2001, du 17 octobre 2001 et du 28 octobre 2003) par le Comité à l’État partie afin de répondre aux allégations de l’auteur, le Comité n’a pas reçu de réponse.

Délibérations du Comité sur la recevabilité

4.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

4.2Comme il est tenu de le faire en vertu du paragraphe 2 a)de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité s’est assuré que la même question n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

4.3Ayant pris note des arguments de l’auteur relativement à l’épuisement des voies de recours internes et compte tenu du défaut de toute coopération de la part de l’État partie, le Comité estime que les dispositions du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la communication.

4.4Le Comité estime que la plainte de l’auteur selon laquelle les faits tels qu’il les a décrits constituent une violation du paragraphe 3 de l’article 14 et du paragraphe 1 de l’article 15 du Pacte n’a pas été suffisamment étayée aux fins de la recevabilité. Cette partie de la communication est donc irrecevable au titre de l’article 2 du Protocole facultatif.

4.5Le Comité considère que, en l’absence de toute information soumise par l’État partie, les griefs formulés par l’auteur peuvent soulever des questions au regard du paragraphe 1 de l’article 6; de l’article 7; des paragraphes 1, 2, 4 et 5 de l’article 9; du paragraphe 1 de l’article 10; et du paragraphe 1 de l’article 23, et devraient par conséquent être examinés sur le fond.

Examen au fond

5.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été soumises, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif. Il constate que l’État partie, en dépit des rappels qui lui ont été adressés, ne lui a fourni aucune réponse tant sur la recevabilité que sur le fond de la communication. Le Comité rappelle qu’aux termes du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif un État partie est tenu de coopérer en lui soumettant par écrit des explications ou déclarations éclaircissant la question et indiquant, le cas échéant, les mesures qu’il pourrait avoir prises pour remédier à la situation. Comme l’État partie ne s’est pas montré coopératif en la matière, force est de donner tout leur poids aux allégations de l’auteur dans la mesure où elles ont été étayées.

5.2Eu égard au grief de violation des paragraphes 1, 2 et 4 de l’article 9 du Pacte, le Comité note que l’auteur affirme n’avoir pas fait l’objet d’un mandat d’arrestation et avoir été conduit au camp militaire de Gemena sous un prétexte fallacieux. M. Mulezi soutient également avoir été arbitrairement détenu, en l’absence de tout acte d’inculpation, à compter du 27 décembre 1997, dans un premier temps à Gemena durant 2 semaines et dans un second temps au camp militaire de Mbandaka durant 16 mois. Il ressort, en outre, des déclarations de l’auteur qu’il n’a pu introduire un recours devant un tribunal afin que celui-ci statue sans délai sur la légalité de sa détention. Le Comité estime que ces affirmations, qui n’ont pas été contestées par l’État partie et que l’auteur a suffisamment étayées, justifient la conclusion qu’il y a eu violation des paragraphes 1, 2 et 4 de l’article 9 du Pacte. Compte tenu des mêmes renseignements, le Comité conclut toutefois qu’il n’y a pas eu violation du paragraphe 5 de l’article 9 car il n’apparaît pas que l’auteur ait concrètement demandé réparation pour arrestation ou détention illégale.

5.3Relativement à la plainte pour violation de l’article 7 et du paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte, le Comité relève que l’auteur a donné une description détaillée des traitements auxquels il a été soumis durant sa détention, qu’il s’agisse d’actes de torture ou de mauvais traitements et par la suite de la privation délibérée de soins médicaux appropriés malgré la perte de mobilité motrice. L’auteur a, par ailleurs, fourni une attestation médicale sur les séquelles résultant d’un tel traitement. Dans ces conditions, et en l’absence de contestations de l’État partie, le Comité conclut que l’auteur a été victime de multiples violations de l’article 7 du Pacte, qui interdit la torture et les traitements cruels, inhumains ou dégradants. Le Comité estime que les conditions de détention décrites en détail par l’auteur constituent une violation du paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte.

5.4En ce qui concerne les allégations de violation du paragraphe 1 de l’article 6 et du paragraphe 1 de l’article 23 du Pacte, le Comité note que l’auteur déclare que son épouse a été battue par les militaires, que le commandant Mortos a refusé d’accéder à sa demande de se rendre à Bangui pour y recevoir des soins et qu’elle est décédée trois jours plus tard. Le Comité estime que ces déclarations, qui n’ont pas été contestées par l’État partie alors qu’il en avait la possibilité, et que l’auteur a suffisamment étayées, justifient la conclusion qu’il y a eu violation du paragraphe 1 de l’article 6 et du paragraphe 1 de l’article 23 du Pacte à l’égard de l’auteur et de son épouse.

6.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il est saisi font apparaître des violations par la République démocratique du Congo du paragraphe 1 de l’article 6; de l’article 7; des paragraphes 1, 2 et 4 de l’article 9; du paragraphe 1 de l’article 10; et du paragraphe 1 de l’article 23 du Pacte.

7.En vertu du paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu de garantir que l’auteur dispose d’un recours utile. Le Comité invite instamment l’État partie: a) à mener une enquête approfondie sur l’arrestation et la détention illégales de M. Mulezi ainsi que les mauvais traitements qu’il a subis, et sur l’homicide de son épouse; b) à traduire en justice les personnes responsables de ces violations; et c) à octroyer à M. Mulezi une indemnisation appropriée pour les violations qu’il a subies. L’État partie est, en outre, dans l’obligation de prendre des mesures efficaces pour veiller à ce que des violations analogues ne se produisent plus à l’avenir.

8.Le Comité rappelle qu’en adhérant au Protocole facultatif la République démocratique du Congo a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 de celui-ci, elle s’est engagée à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie. Aussi, le Comité souhaite-t-il recevoir de l’État partie, dans les 90 jours suivant la transmission des présentes constatations, des informations sur les mesures qu’il aura prises pour leur donner suite. L’État partie est également prié de rendre publiques les constatations du Comité.

[Adopté en anglais, en espagnol et en français (version originale). Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

U. Communication n o  964/2001, Saidov c. Tadjikistan (Constatations adoptées le 8 juillet 2004, quatre ‑vingt ‑unième session)*

Présentée par:

Mme Barno Saidova(non représentée par un conseil)

Au nom de:

Le mari de l’auteur,M. Gaibullodzhon Ilyasovich Saidov, décédé

État partie:

Tadjikistan

Date de la communication:

11 janvier 2001 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 8 juillet 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication no 964/2001, présentée au Comité des droits de l’homme par Mme Barno Saidova en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication est Mme Barno Saidova, de nationalité tadjike, née en 1958. Elle présente la communication au nom de son mari, Gaibullodzhon Ilyasovich Saidov, également de nationalité tadjike, né en 1954, et qui au moment où la communication a été présentée était détenu dans le quartier des condamnés à mort, en attente d’exécution, après avoir été condamné à mort par la chambre militaire de la Cour suprême du Tadjikistan le 24 décembre 1999. L’auteur affirme que son mari est victime de violations par le Tadjikistan des paragraphes 1 et 2 de l’article 6, de l’article 7, du paragraphe 2 de l’article 9, du paragraphe 1 de l’article 10, et des paragraphes 1, 2, 3 b), d) et g) et 5 de l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. L’auteur n’est pas représentée par un conseil.

1.2Le 12 janvier 2001, conformément à l’article 86 de son règlement intérieur, le Comité des droits de l’homme, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial pour les nouvelles communications, a prié l’État partie de ne pas procéder à l’exécution de M. Saidov tant que son affaire serait en instance devant le Comité. Aucune réponse n’a été reçue de l’État partie à cet égard. Il ressort des lettres ultérieures de l’auteur que M. Saidov a été exécuté le 4 avril 2001.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur affirme que, le 4 novembre 1998, environ 600 combattants armés, basés en Ouzbékistan mais d’origine tadjike, ont apporté leur appui à un certain colonel Khudoberdiev et se sont infiltrés dans la région de Leninabad au Tadjikistan. Après avoir occupé plusieurs bâtiments officiels dans la région, ils ont demandé que tous les collaborateurs de Khudoberdiev bénéficient d’une amnistie et puissent retourner en toute sécurité au Tadjikistan.

2.2Le même jour, M. Saidov, un chauffeur qui vivait à Khukhandzh, dans la région qui avait été envahie, a fait la connaissance de certains des combattants. Il a décidé de transporter plusieurs combattants blessés à l’hôpital et d’enterrer des combattants qui avaient été tués lors des affrontements entre les partisans de Khudoberdiev et les troupes gouvernementales. M. Saidov était armé.

2.3Le 7 novembre 1998, les combattants ont commencé à se replier en direction de l’Ouzbékistan. M. Saidov s’est rendu à la frontière kirghize, où il a été arrêté par les autorités tadjikes le 25 novembre 1998. L’auteur affirme que son mari et d’autres personnes arrêtées lors de ce qu’on a appelé les «événements de novembre» ont été battus afin qu’ils fassent des aveux. L’auteur a été autorisée à voir son mari au commissariat de police une semaine après son arrestation. Pendant sa visite, elle a remarqué qu’il avait été battu parce que son corps portait des ecchymoses noires et bleues. Il avait une ecchymose au-dessus du sourcil droit, sur le thorax, ses jambes étaient enflées et il était incapable de se tenir debout. Pendant un mois, ses blessures internes ont causé des pertes de sang. Aucun médecin ne l’aurait examiné. L’auteur affirme qu’on a menacé son mari de s’en prendre à sa femme et à sa fille s’il refusait de s’avouer coupable. Une balle aurait été tirée dans le pied d’une autre personne arrêtée dans les mêmes circonstances pour la faire avouer.

2.4D’après l’auteur, pendant le mois qui a suivi l’arrestation, la télévision nationale a retransmis constamment des conférences de presse où apparaissaient les personnes qui s’étaient «repenties» après leur arrestation et qui portaient des traces de coups. Son mari a lui aussi été montré à la télévision et on a pu voir la cicatrice qu’il portait au sourcil droit. L’auteur affirme que l’état de santé général de M. Saidov, notamment sa vue, s’est dégradé à cause des coups reçus.

2.5Bien que M. Saidov ait été arrêté le 25 novembre 1998, il n’a été formellement inculpé que le 1er janvier 1999. Lors de son arrestation, il n’a pas été informé de son droit d’être assisté d’un défenseur. L’auteur a été le seul membre de la famille autorisé à lui rendre visite de temps à autre. L’avocat de son mari n’a pas été choisi par celui-ci mais lui a été attribué d’office par un magistrat instructeur et ne s’est manifesté que vers la mi-mars 1999. Il n’aurait rencontré M. Saidov qu’une seule fois pendant l’instruction.

2.6Le procès a débuté en juin 1999 devant la chambre militaire de la Cour suprême, siégeant dans les locaux de l’Unité militaire 3501 à Khudzhand. Les audiences ont eu lieu dans une salle de réunion aux fenêtres brisées. D’après l’auteur, il n’est fait mention, dans la décision du tribunal, ni du caractère secret du procès ni d’une quelconque limitation de la publicité des débats. Or une liste des personnes autorisées à accéder au prétoire avait été établie, sur laquelle ne figurait qu’un seul parent par accusé.

2.7L’avocat de M. Saidov a souvent été absent pendant le procès et nombre des interrogatoires auxquels M. Saidov a été soumis ont eu lieu en son absence. L’avocat était également absent lors du prononcé du jugement.

2.8Selon l’auteur, tous les accusés, notamment son mari, ont déclaré devant le tribunal que pendant l’instruction on les avait frappés et qu’on les avait menacés pour les obliger à avouer ou à témoigner contre eux-mêmes ou les uns contre les autres. Toutefois, le tribunal n’a pas tenu compte de ces déclarations et n’a rien fait pour les vérifier. D’après l’auteur, le Président du tribunal avait décidé de condamner les accusés dès avant l’ouverture du procès. C’est pourquoi il aurait conduit le procès d’une «manière accusatoire».

2.9L’auteur affirme que son mari a été détenu dans les locaux de la police du district de Khudzhand du 25 novembre 1998 au 12 janvier 1999 alors qu’en principe une personne arrêtée ne devrait pas y être détenue plus de trois jours. Le 12 janvier 1999, M. Saidov a été transféré au centre d’enquête no1 à Khudzhand et placé dans une cellule collective en compagnie de 16 autres détenus. La ventilation était insuffisante et la cellule était surpeuplée. Il n’avait pour toute nourriture que des gruaux d’orge. Comme son mari souffrait d’une hépatite virale avant son arrestation, il n’arrivait pas à digérer la nourriture qu’on lui servait au centre de détention; c’est en vain qu’il a demandé à bénéficier d’un régime alimentaire spécial. Son estomac en a souffert et il a été obligé de ne consommer que les aliments que lui faisaient irrégulièrement parvenir les membres de sa famille.

2.10Le 24 décembre 1999, la Cour suprême a reconnu M. Saidov coupable de banditisme, de participation à une association de malfaiteurs, d’usurpation de pouvoir par la force, d’incitation publique à la modification par la force de l’ordre constitutionnel, d’acquisition et de détention illégales d’armes à feu et de munitions, de terrorisme et de meurtre, et elle l’a condamné à la peine capitale. Le même jour, il a été transféré dans le quartier des condamnés à mort et placé dans une cellule individuelle d’un mètre sur deux avec un matelas peu épais posé sur le sol en ciment, sans lit. Un simple seau d’aisances était placé dans un coin. L’auteur affirme que son mari, qui était un musulman pratiquant, se sentait humilié de devoir prier dans de telles conditions. Le 25 juin 2000, M. Saidov a été transféré au Centre de détention SIZO no 1 à Douchanbé, où les conditions de détention et la qualité de la nourriture étaient, d’après l’auteur, identiques. L’auteur affirme que des colis qu’elle envoyait à son mari par l’intermédiaire des autorités pénitentaires, il n’en recevait qu’un sur quatre.

2.11L’auteur affirme qu’elle-même et l’avocat de M. Saidov ont fait appel de la décision de la Cour suprême auprès du Président de la Cour suprême du Tadjikistan. Le Vice-Président de la Cour suprême (et Président de la chambre militaire de la même Cour) a rejeté cet appel à une date non précisée. La mère de M. Saidov a adressé une demande de grâce au Président mais n’a reçu aucune réponse. L’avocat de M. Saidov a adressé une demande de grâce à la Commission présidentielle pour la défense des droits constitutionnels des citoyens mais n’a pas reçu de réponse non plus.

2.12Le 10 mai 2001, l’auteur a informé le Comité que son mari avait été exécuté le 4 avril 2001, bien que le Comité ait demandé que soient prises des mesures provisoires de protection. Le 12 juin 2001, elle a présenté une copie du certificat de décès, établi le 18 mai 2001, qui confirmait que M. Saidov était décédé le 4 avril 2001, sans mentionner la cause du décès.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que son mari a été victime de violations des droits que lui confère l’article 7 du Pacte car pendant l’instruction, en particulier pendant les deux semaines qui ont suivi son arrestation, les enquêteurs l’ont torturé pour le faire avouer, en violation du paragraphe 3 g) de l’article 14. Pendant le procès, lorsque M. Saidov et ses coaccusés ont refusé de reconnaître le caractère volontaire des aveux qu’ils avaient faits pendant l’instruction, le juge leur aurait coupé la parole, déclarant qu’ils affabulaient et leur demandant de «dire la vérité».

3.2L’auteur affirme que le paragraphe 2 de l’article 9 a été violé dans le cas de son mari, car il a été arrêté le 25 novembre 1998 mais n’a été formellement inculpé qu’un mois plus tard, le 1er janvier 1999.

3.3Le paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte aurait été violé en raison des conditions de détention inhumaines qu’aurait subies M. Saidov à Khudzhand et Douchanbé.

3.4Le paragraphe 1 de l’article 14 aurait été violé car le juge de la chambre militaire de la Cour suprême a conduit le procès d’une manière partiale, a limité l’accès des parents des accusés aux audiences et en a interdit l’accès à d’autres personnes qui souhaitaient y assister, violant ainsi la règle de la publicité des débats. Une autre question pourrait être soulevée au titre de la disposition susmentionnée bien que l’auteur ne l’ait pas invoquée directement: M. Saidov, un civil, a été condamné par la chambre militaire de la Cour suprême.

3.5Il y aurait également eu violation de la présomption d’innocence, qui est protégée par le paragraphe 2 de l’article 14, car pendant l’instruction les médias nationaux contrôlés par l’État ont constamment programmé des émissions et publié des documents traitant M. Saidov et ses coaccusés de «criminels», de «rebelles», etc., afin de les dénigrer auprès de l’opinion publique. Cela explique que par la suite, pendant le procès, le juge ait adopté une approche accusatoire.

3.6Il y aurait eu violation du paragraphe 3 b) de l’article 14 car pendant l’instruction M. Saidov a été privé, de facto, de son droit à être représenté par un défenseur, alors qu’il risquait la peine de mort. Un avocat n’a été désigné par les autorités chargées de l’instruction qu’à la fin de l’instruction et M. Saidov ne l’a rencontré qu’une seule fois, en violation – selon l’auteur – de son droit à préparer sa défense. L’auteur affirme aussi que le paragraphe 3 d) de l’article 14 a été violé car son mari n’a pas été informé de son droit à être représenté par un défenseur dès le moment de son arrestation. Enfin, pendant le procès, l’avocat de M. Saidov a été souvent absent.

3.7M. Saidov a été jugé et reconnu coupable par la chambre militaire de la Cour suprême, dont les jugements ne peuvent pas faire l’objet d’un appel ordinaire, en violation du paragraphe 5 de l’article 14 du Pacte. Le seul recours possible est un appel extraordinaire qui relève du pouvoir discrétionnaire du Président de la Cour suprême (ou de ses suppléants) ou du Procureur général (ou de ses suppléants). L’auteur considère que ce système a privé son mari de son droit de recours, en violation des principes garantissant l’égalité des armes et une procédure contradictoire, en donnant un avantage indu à l’accusation. L’auteur ajoute que, même lorsqu’un appel extraordinaire est interjeté et accueilli, il n’est examiné que sur pièces et ne porte que sur des points de droit, ce qui est contraire à la jurisprudence du Comité.

3.8L’auteur affirme que les violations susmentionnées ont conduit à une violation des droits que les paragraphes 1 et 2 de l’article 6 confèrent à son mari dans la mesure où celui-ci a été condamné à mort à l’issue d’un procès inique, sur la base d’aveux obtenus sous la torture.

3.9Bien que le Comité ait adressé à l’État partie plusieurs rappels le priant de présenter ses observations sur les déclarations de l’auteur et de donner des précisions sur la situation de M. Saidov, aucune réponse n’a été reçue.

Inobservation par l’État partie de la demande d’adoption de mesures provisoires adressée par le Comité en application de l’article 86 de son règlement intérieur

4.1Selon l’auteur, l’État partie a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du Protocole facultatif en exécutant son mari bien que le Comité des droits de l’homme ait été saisi d’une communication au titre du Protocole facultatif et qu’il ait adressé à l’État partie une demande d’adoption de mesures de protection provisoires à cet égard. Le Comité rappelle que tout État partie qui reconnaît que le Comité des droits de l’homme a compétence pour recevoir et examiner des communications émanant de particuliers qui affirment être victimes de violations de l’un quelconque des droits énoncés dans le Pacte (préambule et article premier). En adhérant au Protocole facultatif, les États parties s’engagent implicitement à coopérer de bonne foi avec le Comité pour lui permettre et lui donner les moyens d’examiner les communications qui lui sont soumises et, après l’examen, de faire part de ses constatations à l’État partie et au particulier (art. 5, par. 1 et 4). Pour un État partie, l’adoption d’une mesure, quelle qu’elle soit, qui empêche le Comité de prendre connaissance d’une communication et d’en mener l’examen à bonne fin, et l’empêche de faire part de ses constatations, est incompatible avec ses obligations.

4.2Indépendamment de toute violation du Pacte qui lui est imputée dans une communication, l’État partie contrevient gravement aux obligations qui lui incombent en vertu du Protocole facultatif s’il prend une mesure qui empêche le Comité de mener à bonne fin l’examen d’une communication faisant état d’une violation du Pacte, ou qui rend l’action du Comité sans objet et l’expression de ses constatations sans valeur et de nul effet. Dans la présente communication, l’auteur déclare que son mari s’est vu dénier ses droits au titre des articles 6, 7, 9, 10 et 14 du Pacte. Ayant été notifié de la communication, l’État partie a contrevenu à ses obligations en vertu du Protocole facultatif en procédant à l’exécution de la victime présumée avant que le Comité n’ait mené l’examen à bonne fin et n’ait pu formuler ses constatations et les communiquer. Il est particulièrement inexcusable pour l’État partie d’avoir agi ainsi après que le Comité lui eut demandé, en application de l’article 86 du règlement intérieur, de s’abstenir de le faire.

4.3Le Comité se déclare par ailleurs extrêmement préoccupé par le fait que l’État partie n’a donné aucune explication pour justifier sa décision, bien qu’il lui ait adressé plusieurs demandes à cet égard par l’intermédiaire de son Président et de son Rapporteur spécial pour les nouvelles communications.

4.4Le Comité rappelle que l’adoption de mesures provisoires en application de l’article 86 du règlement intérieur conformément à l’article 39 du Pacte est essentielle au rôle confié au Comité en vertu du Protocole facultatif. Le non-respect de cet article, en particulier par une action irréparable, comme en l’espèce l’exécution de l’époux de l’auteur, sape la protection des droits consacrés dans le Pacte qu’assure le Protocole facultatif.

Délibérations du Comité

Décision concernant la recevabilité

5.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

5.2Le Comité note, sur la base des documents dont il est saisi, que la même affaire n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale et que les recours internes ont été épuisés. En l’absence d’objection de l’État partie à cet égard, il considère que les conditions énoncées aux paragraphes 2 a) et b) de l’article 5 du Protocole facultatif sont réunies.

5.3Le Comité a pris note des allégations de l’auteur au titre des articles 6, 7, 9, 10 et 14 exposées plus haut et a noté que les allégations de l’auteur se rapportant aux phases initiales de l’instruction dont M. Saidov a fait l’objet portent sur une période antérieure à l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie. Cette affaire n’a toutefois été examinée par un tribunal, en première instance, que le 24 décembre 1999, c’est-à-dire après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour le Tadjikistan. Dans ces circonstances, le Comité conclut que les violations présumées du Pacte, dont il est fait état, ont continué d’avoir des effets qui ont constitué en eux‑mêmes des violations probables après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif; les allégations s’y rapportant sont donc recevables, sauf celles formulées au titre de l’article 9 qui ne relèvent pas de cette catégorie et sont par conséquent irrecevables en vertu de l’article premier du Protocole facultatif.

Examen au fond

6.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été soumises par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif. Il constate que l’État partie, en dépit des rappels qui lui ont été adressés, ne lui a fourni aucune réponse tant sur la recevabilité que sur le fond de la communication. Le Comité rappelle qu’aux termes du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif un État partie est tenu de coopérer en lui soumettant par écrit des explications ou déclarations éclaircissant la question et indiquant, le cas échéant, les mesures qu’il pourrait avoir prises pour remédier à la situation. Comme l’État partie ne s’est pas montré coopératif en la matière, force est de donner tout leur poids aux allégations de l’auteur dans la mesure où elles ont été étayées.

6.2En ce qui concerne l’allégation de l’auteur selon laquelle son mari a fait l’objet, après son arrestation, de tortures et de menaces visant à lui extorquer des aveux, le Comité note que l’auteur a donné les noms des fonctionnaires qui ont frappé son mari à coups de matraque et de pied et a décrit en détail les lésions qui en ont résulté. Il ressort des documents présentés par l’auteur que ces allégations ont été portées à la connaissance du Président de la Cour suprême le 7 avril 2000 et que celui-ci a répondu qu’elles avaient déjà été examinées par la chambre militaire de la Cour suprême, laquelle avait estimé qu’elles étaient sans fondement. L’auteur affirme que son mari et ses coaccusés sont revenus, devant le tribunal, sur leurs premiers aveux, qui leur auraient été extorqués sous la torture. Cette contestation du caractère volontaire de ces aveux a été rejetée par le juge. Le Comité note que l’État partie n’a pas indiqué comment le tribunal avait étudié ces allégations et n’a produit aucun rapport médical justifiant la décision du juge. Dans ces circonstances, il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur et le Comité considère que les faits dont il est saisi révèlent une violation de l’article 7 du Pacte.

6.3Étant donné cette constatation et le fait que le tribunal a condamné M. Saidov en se fondant sur ses aveux obtenus par la torture, le Comité considère que le paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte a également été violé.

6.4Le Comité a pris note de l’allégation de violation du paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte faite par l’auteur, selon laquelle, pendant l’instruction et alors qu’il se trouvait dans le quartier des condamnés à mort, après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif, son mari aurait été détenu dans des conditions déplorables, telles qu’elles sont exposées aux paragraphes 2.9 et 2.10, et n’aurait notamment pas reçu de soins médicaux. Faute de réfutation de la part de l’État partie, il convient là encore d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur. En conséquence, le Comité conclut que le paragraphe 1 de l’article 10 a été violé à l’égard de M. Saidov.

6.5Le Comité a noté que le mari de l’auteur n’a pas été en mesure de contester sa déclaration de culpabilité et sa condamnation au moyen d’un appel ordinaire, car la loi dispose que la décision de procéder au réexamen des décisions de la chambre militaire de la Cour suprême est laissée à la discrétion d’un nombre limité de hauts magistrats. Un tel réexamen, s’il est autorisé, a lieu sur pièces uniquement et ne peut porter que sur des points de droit. Le Comité rappelle que si les États parties n’ont pas l’obligation de se doter d’un système qui octroie automatiquement le droit d’interjeter appel, ils sont tenus, en vertu du paragraphe 5 de l’article 14, de faire examiner quant au fond, en vérifiant si les éléments de preuve sont suffisants et à la lumière des dispositions législatives applicables, la déclaration de culpabilité et la condamnation, pour autant que la procédure permette un examen approprié de la nature de l’affaire. En l’absence de toute explication de l’État partie à cet égard, le Comité est d’avis que la procédure d’examen susmentionnée des décisions de la chambre militaire de la Cour suprême ne répond pas aux critères énoncés au paragraphe 5 de l’article 14 du Pacte et estime en conséquence qu’il y a eu violation de cette disposition à l’égard de M. Saidov.

6.6L’auteur affirme en outre que le droit de son mari d’être présumé innocent jusqu’à ce que sa culpabilité ait été établie a été violé en raison du grand intérêt et de l’hostilité affichés avant le procès à l’égard de l’auteur et de ses coaccusés par les médias contrôlés par l’État, qui ont présenté ces derniers comme des criminels, exerçant ainsi une influence négative sur la suite des débats. En l’absence d’information ou d’objection émanant de l’État partie à cet égard, le Comité décide qu’il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur et conclut que les droits que le paragraphe 2 de l’article 14 confère à M. Saidov ont été violés.

6.7Le Comité a pris note de l’allégation de l’auteur selon laquelle le droit de son mari à un procès équitable a été violé, entre autres, parce que le juge a mené les débats d’une manière partiale, et a même refusé d’examiner le fait que M. Saidov était revenu sur les aveux qu’il avait faits pendant l’instruction. Aucune explication n’a été donnée par l’État partie pour justifier cet état de fait. En conséquence, le Comité conclut, sur la base des documents dont il est saisi, que les faits qui lui ont été soumis révèlent une violation des droits que le paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte confère à M. Saidov.

6.8S’agissant de l’allégation selon laquelle le paragraphe 3 b) de l’article 14 a été violé dans la mesure où le mari de l’auteur n’a bénéficié de l’assistance d’un avocat qu’à la fin de l’instruction, n’a pas été représenté par un avocat de son choix, n’a pas eu la possibilité de consulter son représentant et, en violation du paragraphe 3 d) de l’article 14, n’a pas été informé de son droit d’être représenté par un avocat dès son arrestation, et où son avocat a été fréquemment absent pendant le procès, le Comité regrette une fois encore l’absence d’explication pertinente de la part de l’État partie. Il rappelle sa jurisprudence selon laquelle, en particulier dans des affaires où l’inculpé risque la peine capitale, il va de soi que ce dernier doit bénéficier de l’assistance effective d’un avocat à tous les stades de la procédure. Dans la présente espèce, le mari de l’auteur a été accusé de plusieurs infractions passibles de la peine capitale, sans disposer de moyens juridiques efficaces de défense, même si un avocat lui a été attribué par les autorités chargées de l’instruction. Il est malaisé de déterminer, à la lumière des documents dont est saisi le Comité, si l’auteur ou son mari ont sollicité les services d’un avocat privé ou ont récusé l’avocat commis d’office. Toutefois, en l’absence de toute explication pertinente de l’État partie sur cette question, le Comité rappelle que, si le paragraphe 3 d) de l’article 14 ne donne pas à l’accusé le droit de choisir le défenseur qui lui est attribué sans frais, des mesures doivent être prises pour que celui-ci, une fois commis d’office, représente effectivement l’accusé dans l’intérêt de la justice. En conséquence, le Comité est d’avis que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits que les paragraphes 3 b) et d) de l’article 14 du Pacte confèrent à M. Saidov.

6.9Le Comité rappelle que la condamnation à la peine capitale à l’issue d’un procès au cours duquel les dispositions du Pacte ne sont pas respectées constitue une violation de l’article 6 du Pacte. En l’espèce, la condamnation à mort a été prononcée et exécutée en violation du droit à un procès équitable, consacré à l’article 14 du Pacte et, partant, également en violation de l’article 6.

7.Le Comité des droits de l’homme, agissant au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, est d’avis que les faits dont il est saisi révèlent une violation des droits de M. Saidov au titre des articles 6 et 7, du paragraphe 1 de l’article 10 et des paragraphes 1, 2, 3 b), d) et g) et 5 de l’article 14 du Pacte.

8.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’auteur a droit à un recours utile sous la forme d’une indemnisation. L’État partie a l’obligation de prendre les mesures nécessaires afin d’empêcher que de semblables violations ne se reproduisent.

9.Considérant qu’en devenant partie au Protocole facultatif l’État partie a reconnu que le Comité était compétent pour déterminer si le Pacte avait été ou non violé, et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa compétence les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est également prié de publier les constatations du Comité.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

V. Communication n o  976/2001, Derksen c. Pays-Bas (Constatations adoptées le 1 er mai 2004, quatre ‑vingtième session)*

Présentée par:

Cecilia Derksen, en son nom propre et au nom de sa fille Kaya Marcelle Bakker (représentée par un conseil, A. W. M. Willems)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Pays-Bas

Date de la communication:

11 août 2000 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 1er avril 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication no 976/2001, présentée au nom de Cecilia Derksen et de sa fille Kaya Marcelle Bakker en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.L’auteur de la communication est CeciliaDerksen, citoyenne néerlandaise. Elle présente lacommunication en son nom propre et au nom de sa fille KayaMarcelleBakker, qui est née le21avril1995 et avait donc 5ans à la date de la lettre initiale. Elle affirme qu’elles sont toutes deux victimes d’une violation par les Pays‑Bas de l’article26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Elle est représentée par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur a vécu maritalement avec son compagnon MarcelBakker d’août1991 au 22février1995. M.Bakker était le soutien de famille tandis que MmeDerksen s’occupait du foyer et avait un emploi à temps partiel. Ils avaient signé un contrat de concubinage et lorsque MmeDerksen a eu un enfant, M.Bakker l’a reconnu. L’auteur dit qu’ils avaient l’intention de se marier. Le 22février1995, M.Bakker est mort dans un accident.

2.2Le 6 juillet 1995, l’auteur a déposé une demande d’allocations au titre de la loi générale sur les veuves et les orphelins (Algemene Weduwen en Wezen Wet? AWW). Le 1er août 1995, sa demande a été rejetée parce qu’elle n’avait pas été mariée avec M.Bakker et ne pouvait donc pas être considérée comme étant veuve au sens de cette loi. Selon celle‑ci, les prestations pour orphelins de père ou de mère étaient comprises dans les allocations versées aux veuves.

2.3Cette loi a été remplacée, le 1erjuillet1996, par la loi sur les personnes à charge survivantes (Algemene Nabestaanden Wet? ANW) en vertu de laquelle les couples non mariés ont aussi droit à des allocations. Le 26novembre1996, MmeDerksen a déposé une demande d’allocations au titre de la nouvelle loi, demande qui a été rejetée le 9décembre1996 par la Banque d’assurance sociale (Sociale Verzekeringsbank) au motif que «(…) seules les personnes ayant droit à des allocations au titre de la loi générale sur les veuves et les orphelins au 30juin1996 et celles devenues veuves le 1erjuillet1996 ou après cette date peuvent prétendre àune allocation au titre de la loi sur les personnes à charge survivantes».

2.4La demande de révision de cette décision déposée par MmeDerksen a été rejetée par le Conseil de la Banque d’assurance sociale, le 6février1997. Une nouvelle demande a été rejetée par le tribunal d’arrondissement de Zutphen (Arrondissementsrechtbank Zutphen), le 28novembre1997. La Commission centrale de recours (Centrale Raad van Beroep) a jugé que le recours n’était pas fondé, le 10mars1999. L’auteur considère que tous les recours internes ont donc été épuisés.

Teneur de la plainte

3.1Selon l’auteur, le fait d’établir une distinction entre les orphelins de père ou de mère dont les parents étaient mariés et ceux dont les parents n’étaient pas mariés constitue une violation de l’article26 du Pacte. Cette distinction entre enfants nés de parents mariés et enfants nés de parents non mariés ne repose sur aucun critère objectif et raisonnable. Se référant à la décision du Comité des droits de l’homme dans l’affaire Danning c. Pays-Bas, l’auteur fait valoir que les considérations du Comité ne s’appliquent pas en l’espèce étant donné que la décision de ne pas se marier n’a aucune influence sur les droits et les devoirs des parents par rapport aux enfants.

3.2L’auteur fait observer en outre que selon la loi sur les personnes à charge survivantes, les orphelins de père ou de mère dont le père ou la mère sont décédés le 1erjuillet1996 ou après cette date ont bien droit à une allocation, que leurs parents aient été mariés ou non, ce qui supprime l’inégalité de traitement dont elle se plaint. Selon elle, il est inacceptable de maintenir cette inégalité de traitement dans le cas des orphelins dont le père ou la mère sont décédés avant le 1erjuillet1996.

3.3L’auteur affirme en outre qu’elle est elle-même aussi victime de discrimination. Elle accepte, compte tenu de la décision du Comité dans l’affaire Danning c. Pays-Bas, la décision de ne pas lui accorder d’allocation au titre de la loi générale sur les veuves et les orphelins puisque selon cette dernière ces prestations n’étaient accordées que dans le cas des couples mariés, mais à présent que la loi a été modifiée et autorise le versement de ces allocations dans le cas des concubins, elle ne peut admettre qu’on lui refuse encore cette allocation uniquement parce que son compagnon est mort avant le 1erjuillet1996. Elle considère que dans la mesure où il a été décidé de traiter les couples mariés et les couples non mariés sur un pied d’égalité on devrait le faire pour tous quelle que soit la date à laquelle l’un des partenaires est décédé, et que dans le cas contraire, il y a violation de l’article26 du Pacte.

Observations de l’État partie

4.1Dans des observations datées du 23novembre2001, l’État partie dit qu’il confirme les faits tels qu’ils ont été exposés par l’auteur. Il ajoute qu’en rejetant le recours de l’auteur, la Commission centrale de recours a estimé que les dispositions interdisant la discrimination telles que l’article26 du Pacte ne visent pas à offrir une protection contre les inconvénients qui pourraient résulter des restrictions temporelles auxquelles sont nécessairement soumis les amendements à la législation. De l’avis de la Commission, lorsque de nouveaux droits sont accordés, il n’existe aucune obligation d’étendre ces droits aux personnes dont les demandes étaient antérieures au changement.

4.2L’État partie explique que lorsque la loi générale sur les veuves et les orphelins (AWW) a été remplacée par la loi sur les personnes à charge survivantes (ANW) le régime transitoire établi a été fondé sur le respect des droits à prestations antérieurs, c’est‑à‑dire des droits prévus en vertu de l’AWW et que l’on ne pouvait donc pas faire valoir de nouveaux droits en vertu de l’ANW en rapport avec un décès antérieur à l’entrée en vigueur de cette nouvelle loi.

4.3En ce qui concerne la recevabilité de la communication, l’État partie fait observer que l’auteur n’a pas introduit de recours contre la décision du 1eraoût1995 par laquelle sa demande d’allocation au titre de l’AWW a été rejetée. Il considère que dans la mesure où la communication a trait aux distinctions établies dans cette loi, elle devrait être déclarée irrecevable.

4.4Pour ce qui est du fond de la communication, l’État partie se réfère à des décisions antérieures du Comité dans des affaires concernant la sécurité sociale pour en déduire que c’est àl’État qu’il appartient de déterminer quelles questions il souhaite voir réglementer par la loi et dans quelles conditions des prestations doivent être accordées, pour autant que la législation adoptée n’ait pas un caractère discriminatoire. À partir de décisions antérieures du Comité dans lesquelles ce dernier a examiné la législation néerlandaise sur la sécurité sociale, l’État partie aboutit à la conclusion que la distinction établie entre couples mariés et couples non mariés repose sur des critères raisonnables et objectifs. Il rappelle que le Comité a fondé ses constatations sur le fait que chacun est libre de contracter mariage et d’accepter par là même certains devoirs et responsabilités, ou de ne pas le faire.

4.5L’État partie rejette l’argument de l’auteur selon lequel la nouvelle loi devrait être appliquée rétroactivement. Il fait observer que cette loi a été adoptée pour tenir compte de l’évolution de la société dans laquelle les formes d’union entre deux personnes autres que le mariage sont devenues courantes. De l’avis de l’État partie, il appartient au législateur national de juger de la nécessité de mettre en place un régime transitoire. Il insiste sur le fait que les personnes qui peuvent prétendre actuellement à des prestations au titre de la nouvelle loi sont celles qui jouissent de droits acquis. C’est ce qui les distingue des personnes qui, comme l’auteur, n’ont pas de droits acquis. Avant le 1erjuillet1996, le mariage était un facteur pertinent à prendre en compte pour l’octroi de prestations au titre de la législation sur les personnes àcharge survivantes et chacun était libre de se marier et de préserver ainsi son droit à ces prestations ou de ne pas se marier et de choisir ainsi de ne pas en bénéficier. Le fait qu’en vertu de la loi sur les personnes à charge survivantes (ANW), il n’y a désormais plus aucune différence de traitement entre les couples mariés et les concubins ne change rien à l’état antérieur des choses. L’État partie conclut que le régime transitoire ne constitue pas une discrimination àl’égard de l’auteur.

4.6Dans la mesure où la communication porte aussi sur la situation de la fille de MmeDerksen, l’État partie indique que ses observations s’appliquent mutatis mutandis également à l’allégation d’inégalité de traitement des orphelins de père ou de mère. L’État partie explique à cet égard que, comme c’était déjà le cas en vertu de l’ancienne loi, ce n’est pas l’orphelin lui-même qui a droit à des prestations mais le parent survivant. Étant donné que ni l’ancienne ni la nouvelle loi n’accorde de droit à prestations aux orphelins de père ou de mère, l’État partie estime qu’il ne saurait y avoir de discrimination au sens de l’article26 du Pacte.

4.7Quant à l’allégation selon laquelle la loi générale sur les veuves et les orphelins (AWW) établissait une distinction interdite entre les enfants nés hors mariage et les enfants nés dans le mariage, l’État partie fait observer tout d’abord que l’auteur n’a pas épuisé les recours internes àcet égard. Il ajoute que cette allégation est sans fondement étant donné que le statut de l’enfant n’a rien à voir avec la question de savoir si le conjoint survivant avait droit ou non au titre de cette loi à une allocation étant donné que c’était le statut de ce dernier qui servait de critère pour décider de l’octroi de prestations à l’orphelin.

Commentaires de l’auteur

5.1Dans une lettre datée du 25janvier2002, l’auteur note que la principale question qui se pose est celle de savoir si des situations semblables peuvent être traitées différemment à cause dufacteur temps, c’est-à-dire si le principe de l’égalité de traitement des couples mariés et des concubins peut être appliqué uniquement dans les cas où l’un des partenaires est décédé après le1erjuillet1996. L’auteur fait remarquer que le régime d’assurance établi par la loi sur les personnes à charge survivantes (ANW) est un régime national collectif auquel tous les contribuables cotisent. Retraçant l’historique d’autres régimes (tels que le régime des pensions de vieillesse et des allocations familiales) elle fait observer qu’ils s’appliquaient à tous les résidents répondant aux conditions requises pour en bénéficier et pas seulement à ceux qui ne rempliraient ces conditions qu’après la date de leur mise en place. Elle fait valoir en outre que l’on ne peut comparer les systèmes d’assurance sociale et les systèmes d’assurance privée et affirme que les considérations de profit ôteraient aux systèmes d’assurance sociale leur caractère particulier.

5.2En ce qui concerne les dispositions transitoires de l’ANW, l’auteur fait observer que cette loi a été adoptée à l’origine pour garantir l’égalité entre les hommes et les femmes et que la notion d’égalité entre couples mariés et concubins n’y a été introduite qu’à la suite d’un débat auParlement. La mise en place du régime transitoire s’expliquait par le fait que la nouvelle loi établissait des conditions plus strictes que l’ancienne mais que pour des raisons de sécurité juridique, tous ceux qui avaient droit à des prestations au titre de l’ancienne loi y auraient droit également au titre de la nouvelle alors que les conditions plus strictes seraient imposées aux nouveaux venus. D’après l’auteur, la question de savoir si dans le cas de concubins dont l’un était décédé avant le 1erjuillet1996, la personne à charge survivante devrait se voir accorder des prestations n’avait jamais été posée et aucune décision délibérée n’avait donc été prise à cet égard. L’auteur ajoute que le but de la nouvelle loi était de réduire les coûts grâce à de nouvelles méthodes de calcul des prestations et au raccourcissement de la période de versement de prestations, ainsi qu’il ressort des statistiques pour les années1999, 2000et2001 qui montrent que moins de personnes ont droit à des prestations au titre de la nouvelle loi qu’au titre de l’ancienne. De l’avis de l’auteur, l’extension aux «anciens» cas de personnes à charge non mariées pourrait ainsi être facilement financée. En outre, l’auteur rappelle que comme tous les autres contribuables, elle et son compagnon avaient versé des cotisations au titre de la loi générale relative aux veuves et aux orphelins.

5.3L’auteur maintient que les dispositions transitoires sont discriminatoires et fait observer que si son compagnon était mort 17mois plus tard, elle et sa fille auraient eu droit à une allocation. Elles se trouvent toutes deux dans la même situation que les personnes à charge dont le père ou la mère/le partenaire est décédé après le 1erjuillet1996. Le fait de traiter inégalement des personnes qui sont dans la même situation est manifestement contraire à l’article26 duPacte.

5.4S’agissant de sa fille, l’auteur relève qu’elle n’est pas traitée de la même façon que les enfants dont le père et la mère ont été mariés ou dont le père est décédé après le 1erjuillet1996. À son avis, cela équivaut à une discrimination interdite étant donné que l’enfant n’a aucune influence sur la décision de ses parents de se marier ou pas. Se référant à la jurisprudence de laCour européenne des droits de l’homme, l’auteur estime qu’il est inacceptable de traiter différemment les enfants nés dans le mariage et les enfants nés hors mariage.

5.5L’auteur rappelle qu’une différence de traitement qui n’est fondée sur aucun critère objectif et raisonnable et qui n’a pas d’objectif légitime constitue une discrimination. Elle rappelle également qu’en mars1991, le Gouvernement avait déjà présenté une loi supprimant ladistinction établie entre personnes à charge mariées et personnes à charge non mariées mais que cette proposition avait été par la suite retirée. Elle considère qu’elle et sa fille ne devraient pas pâtir de la lenteur avec laquelle ces amendements sont adoptés. Elle fait valoir que le concubinage était une forme d’union admise depuis des années aux Pays‑Bas avant que la loi ne soit modifiée. Elle conclut qu’elle et sa fille ont fait l’objet d’une différence de traitement qui ne repose sur aucun critère objectif et raisonnable et qui n’a aucun objectif légitime.

Observations complémentaires de l’État partie

6.1Par lettre datée du 7mai2002, l’État partie dit qu’il ne partage pas l’avis de l’auteur selon lequel il ressort de l’article26 du Pacte qu’une nouvelle loi doit être appliquée rétroactivement. Il renvoie à ses observations précédentes et conclut que le régime transitoire ne constitue pas une discrimination.

6.2L’État partie se réfère à la décision prise dans l’affaire Hoofdman c. Pays-Bas par le Comité qui a estimé que la distinction établie entre les couples mariés et les concubins en vertu de la loi générale sur les veuves et les orphelins ne constituait pas une discrimination. Il fait valoir que des régimes juridiques différents s’appliquaient aux couples selon qu’ils étaient mariés ou non à l’époque où l’auteur a décidé de vivre avec son compagnon sans se marier avec lui et que la décision de ne pas se marier entraînait des conséquences juridiques dont elle avait connaissance.

6.3L’État partie estime également que le régime transitoire ne saurait être considéré comme discriminatoire en tant que tel étant donné qu’il distingue entre deux groupes différents: les personnes à charge survivantes qui avaient droit à une allocation au titre de la loi générale sur les veuves et les orphelins et celles qui n’y avaient pas droit. Cette distinction avait été établie pour des raisons de sécurité juridique afin de garantir les droits acquis par les personnes en vertu de l’ancienne loi.

6.4En outre, l’État partie avance que dans la mesure où la loi sur les personnes à charge survivantes institue un régime d’assurance nationale auquel tous les habitants du pays cotisent, elle oblige le Gouvernement à maintenir les dépenses collectives aussi bas que possible. Àpropos de l’observation de l’auteur concernant d’autres régimes de sécurité sociale, l’État partie fait observer qu’il faut distinguer entre la mise en place d’un nouveau régime de ce type etla modification d’un régime existant.

6.5Quant au statut des orphelins de père ou de mère nés hors mariage, l’État partie répète que le statut de l’enfant n’a aucun rapport avec les conditions d’admission au bénéfice de prestations aussi bien au titre du nouveau régime que de l’ancien régime. C’est le parent survivant qui s’occupe de l’enfant qui peut prétendre à des prestations. Par conséquent, le statut des parents était et reste l’élément décisif. Dès l’instant où la distinction établie entre parents mariés et parents non mariés vivant en concubinage est justifiée, comme elle l’est d’après les constatations du Comité dans l’affaire Hoofdman c. Pays-Bas, la loi sur les personnes à charge survivantes ne peut être considérée comme perpétuant un traitement discriminatoire.

Délibérations du Comité

7.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits del’homme doit, conformément à l’article87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

7.2Le Comité a pris note des objections de l’État partie à la recevabilité de la communication au motif que l’auteur n’a pas épuisé les recours internes disponibles contre la décision de ne pas lui accorder d’allocation au titre de la loi générale sur les veuves et les orphelins (AWW). Il considère que dans la mesure où la communication a trait à des violations présumées découlant de cette décision, cette partie de la communication est irrecevable en vertu du paragraphe2a) del’article5 du Protocole facultatif.

7.3Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire en vertu du paragraphe2a) de l’article5 du Protocole facultatif, que la même affaire n’est pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.En conséquence, le Comité décide que, s’agissant de la plainte relative au refus de verser une allocation au titre de la loi sur les personnes à charge survivantes (ANW), la communication est recevable et devrait être examinée quant au fond.

Examen au fond

9.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la communication à la lumière de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties, conformément au paragraphe1 de l’article5 du Protocole facultatif.

9.2Le Comité doit déterminer en premier lieu si l’auteur de la communication est victime d’une violation de l’article26 du Pacte parce que la nouvelle loi, qui prévoit le versement de prestations aux personnes à charge dont le partenaire est décédé, qu’ils aient été mariés ou pas, ne s’applique pas aux personnes non mariées dont le partenaire est décédé avant sa date d’entrée en vigueur. Le Comité rappelle sa jurisprudence concernant des allégations antérieures de discrimination dans l’application de la législation sur la sécurité sociale mettant en cause les Pays‑Bas. Il répète que toute distinction ne constitue pas nécessairement une discrimination interdite au sens du Pacte, pour autant qu’elle repose sur des critères raisonnables et objectifs. Ilrappelle qu’il a dans une affaire antérieure estimé que l’établissement d’une différence entre les couples mariés et les couples non mariés ne constitue pas une violation de l’article26 du Pacte étant donné que les couples mariés et non mariés sont assujettis à des régimes juridiques différents et que la décision d’acquérir un statut juridique par le mariage appartient aux seuls concubins. En adoptant la nouvelle loi, l’État partie a accordé l’égalité de traitement aussi bien aux couples mariés qu’aux concubins aux fins du versement de prestations aux personnes à charge survivantes. Compte tenu du fait que la distinction jusque-là établie entre les couples mariés et les couples non mariés ne constituait pas une discrimination interdite, le Comité est d’avis que l’État partie n’était pas tenu de donner un caractère rétroactif à l’amendement adopté. Le Comité estime que l’application de la nouvelle loi uniquement aux nouveaux cas ne constitue pas une violation de l’article26 du Pacte.

9.3Le Comité doit déterminer ensuite si la décision de ne pas accorder de prestations pour lafille de l’auteur constitue une discrimination interdite au sens de l’article26 du Pacte. L’État partie a expliqué que l’octroi de prestations est fonction du statut non pas de l’enfant mais du parent survivant de l’enfant et que ces prestations ne sont pas accordées à l’enfant mais au parent. L’auteur a cependant fait valoir que même si la distinction établie entre couples mariés et couples non mariés ne constitue pas une discrimination parce qu’ils sont assujettis à des régimes juridiques différents et que la décision de se marier ou pas appartient aux seuls concubins, le fait qu’ils aient choisi de ne pas se marier ne modifie pas les obligations des parents à l’égard de l’enfant, et celui-ci n’a aucune influence sur la décision de ses parents. Le Comité rappelle que l’article 26 interdit la discrimination tant directe qu’indirecte, cette dernière notion caractérisant une règle ou une mesure qui semble neutre a priori ou dénuée de toute intention discriminatoire mais qui peut néanmoins entraîner une discrimination du fait de son effet négatif, exclusif ou disproportionné, sur une certaine catégorie de personnes. Toutefois, une distinction ne peut constituer une discrimination interdite au sens de l’article 26 du Pacte que si elle n’est pas fondée sur des critères objectifs et raisonnables. Dans le cas d’espèce, le Comité observe qu’en vertu de la précédente loi générale sur les veuves et les orphelins l’octroi de prestations aux enfants dépendait du statut des parents, de sorte que si ces derniers n’étaient pas mariés, les enfants ne pouvaient y prétendre. Toutefois, en application de la nouvelle loi sur les personnes à charge survivantes, les prestations sont refusées aux enfants nés hors mariage avant le 1er juillet 1996, alors qu’elles sont accordées aux enfants naturels nés après cette date. Le Comité considère que la distinction entre enfants nés, d’une part, soit dans le mariage soit hors mariage après le 1er juillet 1996 et, d’autre part, hors mariage avant le 1er juillet 1996 n’est pas fondée sur des motifs raisonnables. En formulant cette conclusion, le Comité souligne que les autorités étaient parfaitement conscientes de l’effet discriminatoire de la loi générale sur les veuves et les orphelins lorsqu’elles ont décidé de promulguer la nouvelle législation destinée à remédier à la situation, et qu’elles auraient pu aisément mettre fin à la discrimination dont sont victimes les enfants nés hors mariage avant le 1er juillet 1996 en leur étendant les dispositions de la nouvelle loi. La discrimination actuelle qui touche les enfants qui n’ont pas eu de droit de regard sur le choix de leurs parents de se marier ou de ne pas se marier aurait pu être abolie, avec ou sans effet rétroactif. Toutefois, la communication n’ayant été déclarée recevable qu’eu égard à la période postérieure au 1er juillet 1996 le Comité se prononce uniquement sur le fait que l’État partie s’est abstenu de mettre un terme à la discrimination à compter de cette date, ce qui, de l’avis du Comité constitue une violation de l’article 26 en ce qui concerne Kaya Marcelle Bakker, laquelle s’est vu refuser, en vertu de la nouvelle loi sur les personnes à charge suivantes, des prestations alors qu’elle était orpheline de père.

10.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe4 de l’article5 du Protocole facultatif, est d’avis que les faits dont il est saisi ne font pas apparaître de violation del’un quelconque des droits énoncés dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

11.Conformément au paragraphe3a) de l’article2 du Pacte, l’État partie est tenu d’accorder àl’auteur des prestations pour orphelins de père ou de mère en ce qui concerne KayaMarcelleBakker ou une réparation équivalente. L’État partie est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas à l’avenir.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

APPENDICE

Opinion individuelle de M. Nisuke  Ando

J’ai le regret de ne pas partager la conclusion du Comité, selon laquelle la loi sur les personnes à charge survivantes viole l’article 26 du Pacte en ce qu’elle refuse d’accorder des prestations pour orphelins de père ou de mère aux couples non mariés avant le 1er juillet 1996, alors qu’elle accorde de telles prestations aux enfants de couples non mariés après cette date.

Les faits de la cause sont, selon moi, les suivants: le 1er juillet 1996, la loi sur les personnes à charge survivantes a remplacé la loi générale sur les veuves et les orphelins. En vertu de la nouvelle loi, les couples non mariés peuvent prétendre à des prestations auxquelles seuls les couples mariés avaient droit sous l’empire de l’ancienne loi. L’auteur a déposé une demande d’allocation au titre de la nouvelle loi sur les personnes à charge survivantes, laquelle a été rejetée au motif que son partenaire est décédé le 22 février 1995, soit 17 mois avant la promulgation de la nouvelle loi; celle‑ci n’ayant pas d’effet rétroactif, l’auteur n’a pas pu prétendre à cette allocation. L’auteur affirme que, dans la mesure où il a été décidé de traiter les couples mariés et les couples non mariés sur un pied d’égalité, on devrait le faire pour tous quelle que soit la date à laquelle l’un des partenaires est décédé, et que dans le cas contraire il y a violation de l’article 6 non seulement à son détriment, mais également au détriment de sa fille (3.3, 5.3 et 5.4).

Il est regrettable que la nouvelle loi ait un effet défavorable, en l’espèce, pour l’auteur et sa fille. Toutefois, lorsqu’il interprète et applique l’article 26, le Comité des droits de l’homme doit tenir compte des trois facteurs suivants: premièrement, il ressort clairement de l’historique de la codification de la Déclaration universelle des droits de l’homme que seuls les droits énoncés dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques peuvent être contestés en justice (et le Protocole facultatif est annexé à ce Pacte), alors que les droits consacrés dans le Pacte international relatifs aux droits économiques, sociaux et culturels ne peuvent pas être contestés en justice. Deuxièmement, alors que le principe de la non‑discrimination consacré à l’article 26 du premier Pacte peut être applicable à tout domaine réglementé et protégé par les autorités publiques, le second Pacte n’oblige les États parties qu’à mettre progressivement en œuvre les droits qui y sont énoncés. Troisièmement, le droit à la sécurité sociale, qui est précisément le droit dont il s’agit en l’espèce, est prévu non dans le premier Pacte, mais dans le second, lequel comporte ses propres dispositions en ce qui concerne la mise en œuvre non discriminatoire des droits qu’il consacre.

Par conséquent, le Comité des droits de l’homme doit être particulièrement prudent lorsqu’il applique l’article 26 à des affaires mettant en jeu des droits économiques et sociaux, droits que les États parties au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels doivent certes réaliser sans discrimination, mais graduellement, en fonction des moyens dont ils disposent. Selon moi, l’État partie s’efforce, en l’espèce, de traiter les couples mariés et les concubins sur un pied d’égalité mais progressivement, ce qui explique que la loi sur les personnes à charge survivantes n’ait pas d’effet rétroactif. Dire à l’État partie qu’il viole l’article 26 s’il ne traite pas tous les couples mariés et les couples non mariés immédiatement sur un pied d’égalité absolue revient à lui dire de ne pas commencer à remplir d’eau un verre vide s’il ne peut pas le remplir complètement sur-le-champ!

(Signé) Nisuke Ando

[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

Opinion individuelle (dissidente) de Sir Nigel Rodley

Je considère que la conclusion du Comité, selon laquelle Kaya Marcelle Bakker, fille de l’auteur, a été victime d’une violation (par. 9.3) ne résiste pas à l’analyse. Pour se conformer à l’interprétation du Pacte à laquelle se livre le Comité, l’État partie aurait dû donner un effet rétroactif à la loi sur les personnes à charge survivantes. En effet, c’est précisément l’absence de rétroactivité qui constitue, selon le Comité, la violation. Étant donné que la plupart des lois ont pour effet de modifier les droits des personnes au regard de la situation qui prévalait avant leur adoption, le raisonnement du Comité implique que toute loi accordant une nouvelle allocation doit avoir un effet rétroactif pour éviter de constituer une discrimination à l’encontre de ceux dont les droits ne sont pas déterminés en vertu de la législation antérieure.

En outre, je considère qu’en l’espèce, le Comité étend la notion de victime au‑delà du raisonnable. Tant en vertu de la loi générale sur les veuves et les orphelins que de la loi sur les personnes à charge survivantes, aucune personne née hors mariage n’avait ou n’a un quelconque droit indépendant à une prestation. La mère, en l’espèce il s’agit de l’auteur, était et demeure libre de d’utiliser l’allocation sans être tenue de l’appliquer au bien‑être de son enfant. La doctrine déjà peu solide de la discrimination indirecte, que le Comité applique en l’espèce et sur laquelle il fonde son argumentation est soumise à une pression intolérable. Après tout, la discrimination indirecte prétendue entre enfants que leurs mères ont mis au monde avant ou après l’adoption de la loi sur les personnes à charge survivantes ne saurait être comparée à la discrimination directe entre enfants nés dans le mariage et ceux nés hors mariage. Toutefois, le Comité s’abstient de conclure que cette discrimination est incompatible avec le Pacte, simplement parce qu’il décide que la communication est recevable uniquement en ce qui concerne l’applicabilité de la loi sur les personnes à charge survivantes (par. 7.2). (À cet égard, j’observe également que, la décision du Comité sur le fond concernant une différence entre ladite loi et la loi générale sur les veuves et les orphelins, il en ressort que, logiquement, la décision d’irrecevabilité aurait dû s’appliquer aux deux textes législatifs; après tout, une réparation efficace au sujet de la loi sur les personnes à charge survivantes aurait permis de régler la divergence apparente en ce qui concerne l’application de la loi sur les personnes à charge survivantes.)

Par conséquent, tout en regrettant que l’État partie n’ait pas pu se montrer plus généreux en étendant les dispositions de cette dernière loi à toutes les familles dans la situation de Mme Bakker et de sa fille, je ne vois pas en quoi le Pacte a été violé.

(Signé) Sir Nigel Rodley

[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

W. Communication n o  1002/2001, Wallman c. Autriche (Constatations adoptées le 1 er avril 2004, quatre ‑vingtième session)*

Présentée par:

Franz Wallmann et consorts (représentés par Alexander H. E. Morawa)

Au nom de:

Les auteurs

État partie:

Autriche

Date de la communication:

2 février 2001 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 1er avril 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1002/2001, présentée au nom de M. Franz Wallmann et consorts en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par les auteurs de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.Les auteurs de la communication sont M. Franz Wallmann (premier auteur) et sa femme, Mme Rusella Wallmann (deuxième auteur), tous deux de nationalité autrichienne, ainsi que l’«Hotel zum Hirschen Josef Wallmann KG» (troisième auteur), société en commandite à responsabilité limitée, représenté par M. et Mme Wallmann aux fins de la présente communication. Les auteurs affirment être victimes de violations par l’Autriche du paragraphe 1 de l’article 22 du Pacte. Ils sont représentés par un conseil.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1Le premier auteur est le directeur d’un hôtel à Salzbourg, l’«Hotel zum Hirschen», société en commandite (Kommanditgesellschaft) qui est le troisième auteur. Jusqu’en décembre 1999, le premier auteur et M. Josef Wallmann étaient les commanditaires de cette société, le commandité étant la «Wallmann Gesellschaft mit beschränkter Haftung», société à responsabilité limitée (Gesellschaft mit beschränkter Haftung). Depuis décembre 1999, date à laquelle le premier auteur et Josef Wallmann ont quitté la société en commandite, le deuxième auteur détient 100 % des parts de la société à responsabilité limitée et tient lieu de commanditaire détenant 100 % des parts de la société en commandite.

2.2L’«Hotel zum Hirschen Josef Wallmann», société en commandite (Kommanditgesellschaft)– ci‑après désigné comme le troisième auteur – est membre obligatoire de la section régionale de Salzbourg de la Chambre de commerce autrichienne (Landeskammer Salzburg), comme l’exige le paragraphe 2 de l’article 3 de la loi sur la Chambre de commerce (Handelskammergesetz). Le 26 juin 1996, la Chambre régionale a exigé de la société en commandite qu’elle verse sa cotisation (Grundumlage) pour 1996, d’un montant de 10 230 schillings autrichiens.

2.3Le 3 juillet 1996, le premier auteur a introduit au nom du troisième auteur un recours auprès de la Chambre fédérale de commerce (Wirtschaftskammer Österreich), invoquant une violation de son droit à la liberté d’association protégé par la Constitution autrichienne (Bundesverfassungsgesetz) et la Convention européenne des droits de l’homme. Le 9 janvier 1997, la Chambre de commerce fédérale a rejeté ce recours.

2.4Le premier auteur a alors déposé auprès de la Cour constitutionnelle autrichienne (Verfassungsgerichtshof) une plainte constitutionnelle. Celle‑ci l’a déclarée le 28 novembre 1997 irrecevable parce qu’elle n’avait aucune chance d’aboutir au vu de la jurisprudence de la Cour concernant le statut de membre obligatoire de la Chambre de commerce et a renvoyé l’affaire à la Cour suprême administrative (Verwaltungsgerichtshof) pour qu’elle revoie le calcul des droits d’adhésion annuels. En conséquence la Cour n’a pas examiné la question du statut de membre obligatoire du troisième auteur.

2.5Le 3 juillet 1998, le premier auteur a adressé une requête à la Commission européenne des droits de l’homme (Commission européenne), se plaignant d’une violation de droits qui lui sont reconnus au paragraphe 1 de l’article 6 (droit à ce qu’il soit équitablement statué sur ses droits et obligations de caractère civil), de l’article 10 (liberté d’expression), de l’article 11 (liberté d’association) et de l’article 13 (droit à un recours effectif) de la Convention européenne des droits de l’homme. Dans une lettre datée du 10 juillet 1998, le secrétariat de la Commission européenne a informé le premier auteur de ses craintes quant à la recevabilité de sa requête, lui faisant savoir que, selon la jurisprudence de la Commission, le statut de membre dans une chambre de commerce n’était pas couvert par le droit à la liberté d’association, car les chambres de commerce ne pouvaient être considérées comme des associations au sens de l’article 11 de la Convention européenne. Qui plus est, l’article 6 de la Convention ne s’appliquait pas aux procédures internes concernant la perception d’impôts et de droits. La requête de l’auteur serait donc inévitablement déclarée irrecevable par la Commission. En l’absence d’autres observations de la part de l’auteur, ladite requête ne pouvait être ni enregistrée ni communiquée à la Commission.

2.6Dans une lettre datée du 22 juillet 1998, le premier auteur a répondu au secrétariat de la Commission, exposant ses arguments en faveur de l’enregistrement de sa requête. Le 11 août 1998, le secrétariat a informé l’auteur que sa requête avait été enregistrée. Par suite de l’entrée en vigueur du Protocole no 11 de la Convention européenne, le 1er novembre 1998, la requête de l’auteur a été transférée à la Cour européenne des droits de l’homme. Le 31 octobre 2000, un collège de trois juges de la Cour a déclaré la requête irrecevable en vertu du paragraphe 4 de l’article 35 de la Convention, notant «que le requérant avait été informé des obstacles potentiels à la recevabilité de sa requête» et statuant que les plaintes formulées par l’auteur ne faisaient apparaître «aucune violation des droits et libertés consacrés par la Convention ou ses protocoles».

2.7Le 13 octobre 1998 et le 16 décembre 1999, la Chambre de commerce fédérale a rejeté les recours du troisième auteur contre les décisions de la Chambre régionale de Salzbourg, spécifiant le montant des droits d’adhésion pour 1998 et 1999. Il n’a pas été déposé de requête constitutionnelle contre ces décisions.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs affirment être victimes d’une violation du paragraphe 1 de l’article 22 du Pacte parce que l’adhésion obligatoire du troisième auteur à la Chambre de commerce régionale, s’ajoutant à l’obligation de s’acquitter de droits d’adhésion annuels, constitue une atteinte à leur droit à la liberté d’association, y compris leur droit de fonder une autre association ou d’adhérer à une autre association à des fins commerciales similaires.

3.2Les auteurs font valoir que l’applicabilité de l’article 22 à la question de l’adhésion obligatoire aux Chambres de commerce fédérale et régionale autrichiennes doit être déterminée en fonction des normes internationales. La qualification des chambres d’organismes de droit public en vertu de la législation autrichienne ne rend pas compte de leur véritable statut dès lors que les Chambres: 1) représentent les intérêts des entreprises qui y adhèrent plutôt que l’intérêt public, 2) se livrent à un vaste éventail d’activités économiques à but lucratif, 3) aident leurs membres à établir des contacts commerciaux, 4) n’exercent pas de pouvoirs disciplinaires à l’égard de ces derniers et 5) n’ont pas la qualité d’organismes professionnels d’utilité publique puisque leur but est limité à «des activités commerciales». Les auteurs font valoir que l’article 22 du Pacte est applicable aux chambres car elles exercent les fonctions d’un organisme privé défendant ses propres intérêts économiques.

3.3Les auteurs affirment que même si les chambres doivent être considérées comme des organismes de droit public, la charge financière que doivent supporter leurs membres du fait des droits d’adhésion annuels qui sont perçus empêche en fait lesdits membres de créer des associations entre eux à l’extérieur, étant donné que l’on ne peut raisonnablement s’attendre à ce que des hommes d’affaires s’acquittent d’autres cotisations, en sus des droits d’adhésion annuels perçus par les chambres, pour financer d’autres associations privées destinées à promouvoir leurs intérêts économiques. Les droits d’adhésion annuels ont pour effet − et sont fixés dans le but – d’interdire de facto l’exercice du droit de libre association en dehors des chambres.

3.4Pour les auteurs, le système d’adhésion obligatoire ne constitue pas une restriction nécessaire visant à promouvoir un intérêt public légitime, au sens du paragraphe 2 de l’article 22 du Pacte. Ce type d’adhésion obligatoire est sans équivalent dans la plupart des autres États européens.

3.5Pour ce qui est de la réserve de l’Autriche au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, les auteurs affirment que, si on en prend le texte à la lettre, la même affaire n’a pas été examinée par la «Commission européenne des droits de l’homme», dès lors que la première requête des auteurs à la Commission avait été rejetée par la Cour européenne des droits de l’homme sans qu’elle soit examinée quant au fond, notamment en ce qui concerne les questions de savoir si la Chambre de commerce autrichienne peut être qualifiée d’«association» et si l’adhésion obligatoire à cet organisme n’empêche pas les personnes d’exercer leur droit à la liberté d’association à l’extérieur. Le fait que le secrétariat de la Cour européenne n’ait pas informé l’auteur des problèmes soulevés par la question de la recevabilité de sa requête l’a privé de son droit de choisir son for en déchargeant la Cour européenne de sa requête et en la présentant au Comité. Quant au fait qu’il a déjà reçu une lettre du secrétariat de la Commission en juillet 1998, il est jugé sans objet parce que cette lettre a précédé l’enregistrement de sa requête et parce que la jurisprudence de la Cour a entre‑temps évolué.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Le 26 septembre 2001, l’État partie a formulé ses observations sur la recevabilité de la communication. Il considère, en ce qui concerne le premier auteur, qu’en vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif lu conjointement avec la réserve correspondante de l’Autriche, le Comité n’est pas compétent pour examiner l’affaire.

4.2L’État partie estime que la réserve est applicable à la communication parce que le premier auteur a déjà soumis la même affaire à la Commission européenne des droits de l’homme, dont le secrétariat l’a informé de ses craintes quant à la recevabilité de sa requête, concluant qu’elle serait probablement déclarée irrecevable. Comme le secrétariat n’a pas soulevé uniquement des questions de forme dans sa lettre au premier auteur – puisqu’il mentionne plusieurs précédents puisés de la jurisprudence de la Commission – la Commission européenne a procédé à un examen de la requête quant au fond et a par conséquent «examiné» la même affaire.

4.3En outre, la Cour européenne, dans sa décision du 31 octobre 2000, a déclaré qu’elle «avait examiné la requête». Le fait qu’elle ait fini par la rejeter comme irrecevable ne préjuge pas de la présente décision puisque la requête n’avait pas été rejetée pour les motifs de forme visés aux paragraphes 1 et 2 de l’article 35 de la Convention. Au contraire, la conclusion de la Cour selon laquelle la plainte de l’auteur «ne fait apparaître aucune violation des droits et libertés énoncés dans la Convention ou ses protocoles» montre clairement que l’examen de la Cour a inclus «une analyse approfondie du fond de l’affaire». La requête a donc été rejetée quant au fond conformément au paragraphe 4 de l’article 35 de la Convention, comme manifestement infondée.

4.4Pour l’État partie, l’applicabilité de la réserve n’est pas entravée par le fait qu’il soit fait explicitement référence à la Commission européenne des droits de l’homme. Même si la requête de l’auteur a été finalement rejetée non pas par la Commission européenne, mais par la Cour européenne, la Cour a assumé les fonctions de la Commission après l’entrée en vigueur du Protocole no 11, le 1er novembre 1998, date à laquelle toutes les affaires dont était saisie auparavant la Commission lui ont été transférées. La nouvelle juridiction doit donc être considérée comme le successeur de la Commission.

4.5Enfin, l’État partie fait valoir que le fait que la Cour européenne n’ait pas informé le premier auteur de son intention de rejeter son application n’empêche pas la réserve de l’Autriche d’être applicable en l’espèce.

Commentaires des auteurs

5.1Dans une lettre datée du 15 octobre 2001, le premier auteur a modifié la communication de façon à y inclure sa femme et l’«Hotel zum Hirschen Josef Wallmann KG» en tant qu’auteurs additionnels.

5.2En réponse aux observations de l’État partie concernant la recevabilité, les auteurs affirment que des réserves autorisées et dûment acceptées aux instruments internationaux deviennent partie intégrante de ces instruments et doivent donc être interprétées conformément aux règles aux articles 31 et 32 de la Convention de Vienne sur le droit des traités. Comme il ressort clairement du sens ordinaire du libellé de la réserve de l’Autriche qu’il y est fait référence à un examen par la Cour européenne des droits de l’homme, il ne subsiste aucune possibilité d’interprétation fondée sur son contexte ou son but et son objet, sans parler des autres moyens d’interprétation des instruments visés à l’article 32 de la Convention de Vienne (travauxpréparatoires et circonstances de l’adoption de l’instrument). Le sens ordinaire du texte de la réserve étant également clair pour ce qui est d’exiger que la même question «n’ait pas été examinée» par la Commission européenne, le simple fait que le premier auteur ait présenté4 une requête à la Commission ne permet pas de conclure que la réserve est inapplicable à la présente communication.

5.3Les auteurs rappellent que la requête n’a jamais été «examinée» par la Commission européenne, puisque la lettre du secrétariat en date du 10 juillet 1998, informant le premier auteur de certaines craintes au sujet de la recevabilité, a été envoyée à un moment où la requête n’avait été ni enregistrée ni portée à l’attention de la Commission. De même, la Commission n’a jamais examiné la requête après son enregistrement en raison de son transfert à la nouvelle Cour européenne, après l’entrée en vigueur du Protocole no 11.

5.4Les auteurs rejettent l’argument de l’État partie selon lequel la nouvelle Cour européenne a simplement remplacé la Commission européenne et que la réserve de l’Autriche, en dépit de son libellé, devrait couvrir les situations dans lesquelles la même affaire a été examinée par la nouvelle Cour, au motif que les compétences de cette nouvelle juridiction sont plus larges que celles de la Commission.

5.5Qui plus est, les auteurs affirment que, quoi qu’il en soit, il ressort de la référence faite dans la décision de la Cour européenne à la lettre du secrétariat datée du 10 juillet 1998 que la Cour avait rejeté la requête comme irrecevable ratione materiae au regard de l’article 11 de la Convention, ce qui ne peut toutefois être considéré comme un examen au sens de la réserve de l’Autriche, au vu de la jurisprudence du Comité.

5.6Les auteurs rappellent que la réserve de l’Autriche au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif est le seul texte qui mentionne expressément la «Commission européenne des droits de l’homme» au lieu d’une «autre procédure internationale d’enquête ou de règlement». Le but visé par ceux qui ont rédigé la réserve est jugé sans objet parce que le sens clair et ordinaire de la réserve ne permet pas de recourir à des moyens supplémentaires d’interprétation des instruments internationaux au sens de l’article 32 de la Convention de Vienne.

5.7Se référant à la jurisprudence de la Cour européenne et de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, les auteurs soulignent que les réserves émises au sujet d’instruments relatifs aux droits de l’homme doivent être interprétées en faveur des particuliers. Toute tentative visant à élargir la portée de la réserve de l’Autriche doit donc être rejetée, dans la mesure où le Comité dispose d’instruments appropriés pour prévenir une utilisation abusive des procédures parallèles existantes comme les notions de «justification des griefs» et d’«abus de droit de pétition», en plus des dispositions du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif.

5.8Les auteurs concluent que la communication est recevable en vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif en ce qui concerne le premier auteur, la même question n’étant pas en cours d’examen devant une autre procédure internationale d’enquête ou de règlement et la réserve de l’Autriche n’étant pas applicable en l’espèce. En ce qui concerne les deuxième et troisième auteurs, il n’est pas nécessaire que le Comité examine la question de savoir si la réserve émise par l’Autriche au sujet du paragraphe 2 a) de l’article 5 s’applique, dans la mesure où ces auteurs n’ont pas saisi la Commission européenne ou la Cour européenne des droits de l’homme.

5.9Enfin les auteurs affirment qu’ils ont suffisamment montré, aux fins de la recevabilité, que les Chambres de commerce autrichiennes fédérale et régionale exercent les fonctions d’associations au sens du paragraphe 1 de l’article 22 du Pacte.

Observations complémentaires de l’État partie

6.1Le 30 janvier 2002, l’État partie a présenté d’autres observations sur la recevabilité ainsi que sur le fond. Il affirme que la communication est irrecevable en vertu des articles 1er et 2 du Protocole facultatif en ce qui concerne le troisième auteur concerné, dès lors que selon la jurisprudence du Comité, les associations et sociétés ne peuvent être considérées comme des particuliers et ne sont pas non plus habilitées à revendiquer la qualité de victimes d’une violation d’un des droits protégés par le Pacte.

6.2L’État partie affirme que la communication est également irrecevable en ce qui concerne les premier et deuxième auteurs dans la mesure où ils se plaignent essentiellement des violations des droits de leur société. Bien que, en tant que société en commandite, l’«Hotel zum Hirschen Josef Wallmann», n’ait pas la personnalité morale, il peut agir de la même manière que des entités jouissant d’une telle personnalité dans ses relations juridiques, comme l’a montré le fait que l’«Hotel zum Hirschen Josef Wallmann» était partie à la procédure interne. Dès lors que tous les recours internes ont été intentés au nom du troisième auteur et qu’aucune plainte concernant personnellement les premier et deuxième auteurs n’a été étayée aux fins de l’article 2 du Protocole facultatif, les premier et deuxième auteurs ne sont pas fondés à invoquer l’article premier du Protocole facultatif. En outre, les premier et deuxième auteurs n’ont pas épuisé les recours internes puisque seul le troisième auteur était partie à la procédure interne.

6.3De plus, le deuxième auteur ne peut affirmer être victime de la décision contestée de la Chambre de commerce régionale de Salzbourg en date du 26 juin 1996 puisqu’elle n’est devenue commanditaire dans la société et actionnaire de la société à responsabilité limitée qu’en décembre 1999.

6.4S’agissant de l’argument des auteurs selon lequel la réserve de l’Autriche mentionne la Commission européenne mais ne mentionne pas la Cour européenne des droits de l’homme, l’État partie explique que ladite réserve a été formulée conformément à une recommandation du Comité des ministres tendant à ce que les États membres du Conseil de l’Europe «qui signent ou ratifient le Protocole facultatif aient la possibilité de faire une déclaration […] à l’effet d’exclure la compétence du Comité des droits de l’homme de l’ONU pour recevoir et examiner des plaintes présentées par des particuliers au sujet d’affaires en cours d’examen ou déjà examinées au titre de la procédure établie par la Convention européenne».

6.5L’État partie affirme que sa réserve diffère de réserves analogues émises par d’autres États membres dans la mesure où, par souci de clarté, le mécanisme approprié de la Convention y est directement visé. Toutes les réserves visent à prévenir un nouvel examen par un organe international après une décision adoptée par le mécanisme institué par la Convention européenne. Il serait donc inapproprié de nier la validité et l’applicabilité continue de la réserve émise par l’Autriche en se fondant simplement sur le fait qu’une réforme structurelle du mécanisme d’examen est intervenue.

6.6L’État partie note que, après la fusion de la Commission européenne et de l’«ancienne» Cour, la «nouvelle» Cour européenne peut être considérée comme le «successeur légal» de la Commission puisque la plupart de ses fonctions essentielles étaient auparavant exercées par la Commission. Attendu que la référence à la Commission européenne figurant dans la réserve de l’État partie visait précisément ces fonctions, la réserve reste entièrement valable après l’entrée en vigueur du Protocole no 11. L’État partie affirme qu’il n’était pas possible de prévoir, lorsqu’il avait émis sa réserve en 1987, que les mécanismes d’examen de la Convention européenne seraient remaniés.

6.7L’État partie réaffirme que la même affaire a déjà été examinée par la Cour européenne qui, pour déclarer irrecevable la requête de l’auteur en vertu des paragraphes 3 et 4 de l’article 35 de la Convention européenne, a dû l’examiner quant au fond, ne serait‑ce que sommairement. Il conclut que la communication est irrecevable en vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif.

6.8Sur le fond, l’État partie fait observer que la Chambre de commerce autrichienne n’est pas une entité privée mais un organisme public établi par la loi, qui ne relève pas de l’article 22 du Pacte. L’adhésion obligatoire à des chambres telles que les chambres de travailleurs et d’employeurs, les chambres agricoles et les chambres de travailleurs indépendants est courante dans le cadre de la législation autrichienne. Certaines caractéristiques des chambres de commerce sont énoncées dans la Constitution, notamment leur système d’adhésion obligatoire, leur mode d’organisation en tant qu’organisme de droit public, leur autonomie financière et administrative, leur structure démocratique et leur supervision par l’État (en particulier le contrôle de leurs activités financières par la Cour des comptes). En outre, les Chambres jouent un rôle dans la gestion des affaires publiques en commentant les projets de loi présentés au Parlement, qui doivent être soumis à ses experts, et en nommant des juges non professionnels pour les tribunaux de prud’hommes et les juridictions sociales ainsi que des représentants au sein de nombreuses commissions s’occupant de la gestion des affaires publiques.

6.9L’État partie réfute les arguments des auteurs assimilant les Chambres de commerce fédérale et régionale à des associations privées (voir par. 3.2), affirmant 1) que la représentation des intérêts économiques communs des membres de la Chambre est une fonction d’utilité publique, 2) que la Chambre est un organisme à but non lucratif pour lequel les droits d’adhésion sont limités et ne dépassent pas le montant permettant de couvrir les dépenses nécessaires à son fonctionnement, en application de l’article 131 de la loi sur la Chambre de commerce, 3) que les adresses des membres des chambres sont accessibles au grand public par le biais du registre du commerce, 4) que le fait que la Chambre n’exerce pas de pouvoir disciplinaire ne signifie pas nécessairement qu’elle n’est pas une organisation professionnelle dans la mesure où des pouvoirs disciplinaires ne sont pas un élément constitutif d’organisations de ce type, et 5) que si l’on excepte les questions disciplinaires, la Chambre peut, à tous égards, être assimilée à une organisation professionnelle d’utilité publique.

6.10L’État partie affirme que toute comparaison avec la structure des chambres de commerce d’autres pays européens ne prend pas en considération le fait que la Chambre autrichienne ne pourrait pas assumer les fonctions publiques qui lui sont assignées si elle était traitée de la même manière que les associations privées. Le fait qu’elle soit un organisme de droit public a également été confirmé par la Cour européenne des droits de l’homme, dans la mesure où elle a été créée non pas par un acte privé mais par une loi et qu’elle s’acquitte de fonctions d’utilité publique telles que la prévention des pratiques commerciales déloyales, la promotion de la formation professionnelle et le contrôle des actions de ses membres. L’État partie fait sienne la conclusion de la Cour européenne selon laquelle l’article 11 de la Convention européenne ne s’applique pas à la Chambre de commerce et considère que l’argument est applicable à l’article 22 du Pacte.

6.11En ce qui concerne l’argument des auteurs qui affirment que les droits d’adhésion annuels perçus par la Chambre ont pour effet d’empêcher ses membres de créer d’autres associations ou d’adhérer à d’autres associations, l’État partie fait valoir que les montants en cause sont relativement modestes en comparaison des autres frais des auteurs et sont déductibles de l’impôt comme le sont les contributions aux organismes professionnels ou syndicaux privés. La contribution annuelle à l’Association privée des propriétaires d’hôtels, qui va de 5 000 à 24 000 schillings autrichiens, n’a pas empêché près de 1 000 membres de cette association d’y adhérer. Dans le cas de l’auteur, la cotisation en cause s’élève à moins de 10 000 schillings, montant qui reste abordable.

Commentaires complémentaires des auteurs

7.1Dans une lettre datée du 11 mars 2002, les auteurs ont répondu aux observations complémentaires de l’État partie. Tout en admettant que le Comité a, en principe, statué jusqu’à présent que seuls les particuliers pouvaient lui adresser des communications, ils estiment que rien n’empêche plusieurs personnes qui se livrent à la même activité économique de présenter une plainte collective. Selon la jurisprudence du Comité, de telles «catégories de personnes» constituent une entité semi‑indépendante aux fins de la recevabilité au titre de l’article 1er et de l’article 2 du Protocole facultatif, les personnes concernées se contentant de se tenir derrière cette entité. L’expression «catégories de personnes» couvre donc une pratique de plus en plus fréquente qui devrait déboucher un jour sur la reconnaissance d’entités constituées d’individus en tant qu’auteurs de communications.

7.2Les auteurs font valoir qu’en refusant d’admettre que les premier et deuxième auteurs ont étayé leur allégation de violation de leurs propres droits, l’État partie ne tient pas compte du fait que, en vertu de l’article 22, le droit à la liberté d’association est, «de par [sa] nature même et de façon inaliénable, [lié] à la personne». Le fait que ce droit soit également lié, dans une certaine mesure, à des activités commerciales ne signifie nullement qu’il est moins protégé. Comme les premier et deuxième auteurs ont été personnellement touchés dans leurs activités économiques par la perception de cotisations annuelles résultant de leur adhésion obligatoire à la Chambre de commerce, ils n’ont pas perdu leurs droits individuels simplement parce qu’ils ont créé une société en application des dispositions du droit interne, pas plus qu’ils n’ont perdu leur droit de réclamer ces droits au moyen d’une requête individuelle.

7.3En ce qui concerne les recours internes, les auteurs affirment qu’en l’absence de toute indication de la part de l’État partie quant aux recours – autres que le fait de faire appel de la décision de la Chambre et de déposer une requête constitutionnelle – que les premier et deuxième auteurs auraient pu intenter en droit autrichien, au nom du troisième auteur, pour défendre leurs droits à la liberté d’association, les objections de procédure de l’État partie sont nulles et non avenues. De plus, par le biais de ces recours, les auteurs ont donné à l’État partie l’occasion de réparer la violation alléguée de l’article 22 de la Convention, ce qui constitue, selon la jurisprudence du Comité, le principal objet de l’obligation d’épuiser les recours internes.

7.4En réponse à l’argument selon lequel le deuxième auteur n’a pas étayé son grief de violation de l’article 22, les auteurs font valoir que leur société en commandite, l’«Hotel zum Hirschen» continue d’être un membre forcé de la Chambre de commerce. Leur communication visait initialement à contester la décision fixant les droits d’adhésion pour 1996; or, les décisions ultérieures concernant les droits d’adhésion ont été similaires. Le deuxième auteur a été touché par ces décisions lorsqu’elle est devenue commanditaire et actionnaire de la société «Wallmann Gesellschaft mit beschränkter Haftung».

7.5Pour ce qui est de l’épuisement des recours internes contre les décisions ultérieures de la Chambre régionale de Salzbourg, les auteurs affirment que la Chambre de commerce fédérale a rejeté, le 13 octobre 1998 et le 16 décembre 1999, respectivement, les appels du troisième auteur contre les décisions concernant ses droits d’adhésion pour 1998 et 1999. Aucun autre appel n’a été interjeté contre ces décisions dans la mesure où de tels recours auraient été inefficaces au regard de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle et en particulier de sa décision du 28 novembre 1997 par laquelle elle a rejeté la plainte constitutionnelle concernant les droits d’adhésion pour 1996.

7.6Pour ce qui est de la réserve de l’Autriche, les auteurs rappellent que rien n’empêchait l’État partie d’émettre, comme d’autres États parties à la Convention européenne l’ont fait, une réserve au moment de la ratification du Protocole facultatif pour que le Comité ne puisse pas être saisi d’une communication si la même affaire a déjà été examinée «au titre de la procédure instituée par la Convention européenne», comme il est recommandé par le Comité des ministres, ou, pour utiliser la formulation plus large employée lors d’un examen antérieur, par «une autre instance internationale d’enquête ou de règlement».

7.7De plus, les auteurs affirment que l’État partie pourrait même envisager d’émettre une réserve à cet effet en ratifiant une nouvelle fois le Protocole facultatif, pour autant que cette réserve puisse être considérée comme compatible avec l’objet et le but de cet instrument. Ce qu’il n’est pas possible de faire, en revanche, c’est d’élargir le champ d’application de la réserve existante d’une façon contraire aux règles fondamentales de l’interprétation des traités.

7.8Les auteurs réfutent l’argument de l’État partie qui avance que les fonctions essentielles de la «nouvelle» Cour européenne, comme la prise des décisions en matière de recevabilité et l’établissement des faits de la cause, relevaient à l’origine de la compétence exclusive de la Commission européenne, arguant à ce sujet que l’«ancienne Cour européenne» connaissait régulièrement de telles questions. Ils contestent l’argument selon lequel la restructuration des organes institués par la Convention n’était pas prévisible en 1987, en citant des extraits du rapport explicatif du Protocole no 11, qui contiennent un bref historique des débats sur la «fusion de la Cour et de la Commission» qui avaient eu lieu entre 1982 et 1987.

7.9Sur le fond, les auteurs contestent les arguments de l’État partie qui considère que la Chambre de commerce est un organisme de droit public, faisant observer 1) que le simple fait que la Cour ait été établie par la loi n’en fait pas automatiquement un organisme de droit public; 2) que le droit de formuler des observations sur les projets de loi n’est pas une attribution particulière aux organismes de droit public; 3) que la Cour des comptes supervise les activités financières des nombreuses entités, y compris des sociétés appartenant en partie à l’État; 4) que les membres des commissions opérant dans le domaine de l’administration publique sont nommés non seulement par certaines chambres mais aussi par des associations représentant des groupes d’intérêts concernés tels que les syndicats ou les Églises.

7.10En outre, les auteurs affirment 1) que même si la possibilité qu’ont des groupes de personnes de se faire représenter peut être d’utilité publique, cela ne transforme pas pour autant les intérêts économiques des membres de la Chambre en «intérêts publics»; 2) que la Chambre se livre à des activités économiques à but lucratif de vaste portée dans la mesure où elle est actionnaire de sociétés et mène des campagnes publicitaires au profit de ses membres; 3) que la fonction consistant à sanctionner les membres qui enfreignent les obligations professionnelles constitue, au regard de la jurisprudence de la Commission européenne des droits de l’homme, une des caractéristiques essentielles des organismes professionnels d’utilité publique; 4) que la Cour européenne des droits de l’homme a confirmé en 1991 le statut d’organisme de droit public de la Chambre de commerce autrichienne en se fondant uniquement sur les lois internes portant création de la Chambre sans procéder à une évaluation approfondie de la question; et 5) que la Chambre n’est qu’une association privée à laquelle sont indûment conférés des pouvoirs spéciaux l’habilitant à intervenir dans toutes les branches de l’administration et à exiger une adhésion obligatoire.

7.11Pour ce qui est de la liberté de créer d’autres associations ou d’adhérer à d’autres associations, les auteurs affirment que l’adhésion obligatoire à un organe aura d’une manière générale pour effet d’entraver cette liberté et leurs efforts pour convaincre d’autres membres forcés de la Chambre d’adhérer à de telles associations. Ils réaffirment que les droits d’adhésion, qui s’élèvent à 40 000 schillings autrichiens, ne représentent pas une somme modeste compte tenu des pertes enregistrées par la société en commandite au cours des années écoulées et de la nécessité d’améliorer les installations de l’hôtel.

7.12Les auteurs réaffirment qu’ils ont suffisamment étayé leur plainte, au moins aux fins de la recevabilité.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2Le Comité constate que l’État partie a invoqué la réserve qu’il avait émise à l’égard du paragraphe 2 a)  de l’article 5 du Protocole facultatif qui l’empêche d’examiner des plaintes ayant déjà été «examinées» par la «Commission européenne des droits de l’homme». Pour ce qui est de l’argument des auteurs selon lequel la requête soumise par le premier auteur à la Commission n’a en fait jamais été examinée par cet organe mais a été déclarée irrecevable par la Cour européenne des droits de l’homme, le Comité fait observer que la Cour européenne, à la suite d’un amendement à la Convention en vertu du Protocole no 11, a légalement assumé les fonctions de l’ancienne Commission, à savoir: recevoir les requêtes présentées au titre de la Convention européenne, prendre une décision concernant la recevabilité et procéder à un premier examen sur le fond. Il fait remarquer, aux fins d’établir l’existence d’un examen parallèle ou, selon le cas, successif de l’affaire par le Comité et les organes de Strasbourg, que la nouvelle Cour européenne des droits de l’homme a succédé à l’ancienne Commission européenne en en reprenant les fonctions.

8.3Le Comité estime qu’une reformulation de la réserve de l’État partie dans le cadre d’une nouvelle ratification du Protocole facultatif, comme l’a suggéré l’auteur, dont l’objet serait uniquement d’énoncer ce qui est en fait une conséquence logique de la réforme des mécanismes de la Convention européenne, serait un exercice purement formaliste. Pour des raisons de continuité et compte tenu de l’objet et du but de la réserve, le Comité interprète celle‑ci comme s’appliquant également aux plaintes qui ont été examinées par la Cour européenne.

8.4En ce qui concerne la question de savoir si le contenu de la présente communication est identique à l’affaire examinée par la Cour européenne, le Comité rappelle qu’une même affaire concerne les mêmes auteurs, les mêmes faits et les mêmes droits essentiels. Les deux premières conditions étant réunies, le Comité note que le paragraphe 1 de l’article 11 de la Convention européenne, tel qu’il a été interprété par les organes de Strasbourg, est suffisamment proche du paragraphe 1 de l’article 22 du Pacte qui est à présent invoqué pour qu’il puisse conclure que les droits essentiels en cause concernent la même affaire.

8.5En réponse à l’argument des auteurs qui affirment que la Cour européenne n’a pas «examiné» sa plainte sur le fond quand elle a déclaré la requête irrecevable, le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle dès lors que la Commission européenne a déclaré la requête irrecevable, non seulement pour vice de forme, mais aussi pour des motifs reposant sur un examen quant au fond, il est considéré que la même affaire a été «examinée» au sens des réserves sur le paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif. Le Comité est convaincu que la Cour européenne ne s’est pas contentée d’examiner des critères de recevabilité portant purement sur la forme mais a estimé que la requête était irrecevable au motif qu’elle ne faisait «apparaître aucune violation des droits et libertés énoncés dans la Convention ou ses protocoles».

8.6Le Comité note que les auteurs, se fondant sur la référence faite dans la décision de la Cour européenne à la lettre du secrétariat de la Commission européenne expliquant les obstacles potentiels à la recevabilité, font valoir que la requête a été déclarée irrecevable ratione materiae au regard de l’article 11 de la Convention et qu’elle n’a donc pas été «examinée» au sens de la réserve de l’Autriche. Or, il n’est pas possible de déterminer avec précision dans la présente affaire quels sont exactement les motifs sur lesquels s’est fondée la Cour européenne pour rejeter la requête du premier auteur lorsqu’elle l’a déclarée irrecevable en vertu du paragraphe 4 de l’article 35 de la Convention.

8.7Ayant statué que la réserve de l’État partie était applicable en l’espèce, le Comité conclut que la communication est irrecevable en vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, en ce qui concerne le premier auteur, dans la mesure où la même affaire a déjà été examinée par la Cour européenne des droits de l’homme.

8.8Le Comité note que le deuxième auteur n’était pas concerné par l’examen de la requête par la Cour européenne et que sa communication porte de surcroît sur des faits différents de ceux invoqués dans la requête du premier auteur à la Commission européenne, à savoir l’obligation qui lui avait été faite par la Chambre régionale de Salzbourg de payer des droits d’adhésion après qu’elle est devenue commanditaire et actionnaire dans une société à responsabilité limitée en décembre 1999. Par conséquent, la réserve de l’État partie ne s’applique pas au deuxième auteur.

8.9Le Comité estime que le deuxième auteur a étayé, aux fins de l’article 2 du Protocole facultatif, l’argument selon lequel l’applicabilité de l’article 22 du Pacte à la Chambre de commerce autrichienne ne peut être exclue a priori. Il note en outre qu’étant une société en commandite, l’«Hotel zum Hirschen Josef Wallmann KG» n’a pas de personnalité juridique en droit autrichien. Même si le troisième auteur a la capacité d’entamer une procédure devant les tribunaux internes et s’est prévalu de cette capacité, le deuxième auteur, qui détient 100 % des parts de la société en commandite, est, en tant que commanditaire, responsable en ce qui concerne les obligations du troisième auteur vis‑à‑vis de ses créanciers. Le Comité considère par conséquent que le deuxième auteur est directement et personnellement touchée par l’adhésion obligatoire du troisième auteur à la Chambre et les droits d’adhésion annuels qui en résultent, et qu’elle peut par conséquent affirmer être victime d’une violation de l’article 22 du Pacte.

8.10En ce qui concerne le grief du deuxième auteur qui se plaint de ce que les droits d’adhésion annuels dont elle doit s’acquitter ont pour effet concret de l’empêcher de créer d’autres associations et d’adhérer à d’autres associations, le Comité conclut qu’elle n’a pas montré aux fins de la recevabilité que les montants qu’elle doit payer chaque année à la Chambre sont si élevés qu’ils constituent une restriction corollaire du droit à la liberté d’association. Le Comité conclut donc que cette partie de la communication est irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

8.11Pour ce qui est de l’objection de l’État partie selon laquelle le deuxième auteur n’a pas épuisé les recours internes dans la mesure où la société en commandite elle‑même était partie à la procédure interne, le Comité rappelle que lorsque sur la base de leur jurisprudence, les plus hautes juridictions internes ont tranché la question à l’examen, ôtant ainsi toute chance de succès à un recours devant les tribunaux nationaux, les auteurs ne sont pas tenus d’épuiser les recours internes. Le Comité note que l’État partie n’a pas montré en quoi les résultats d’un recours du deuxième auteur contre la perception de droits d’adhésion annuels par la Chambre à partir de 1999 auraient été différents de ceux du recours introduit au nom de la société en commandite, qui avait été rejeté par la Cour constitutionnelle autrichienne en 1998 au motif qu’il n’avait guère de chances d’aboutir.

8.12En conséquence, le Comité conclut que la communication est recevable dans la mesure où le deuxième auteur se plaint du statut de membre obligatoire imposé à la société en commandite «Hotel zum Hirschen Josef Wallman» et des droits d’adhésion perçus en conséquence par la Chambre depuis décembre 1999.

8.13Pour ce qui est du troisième auteur, le Comité note qu’étant une société et non un particulier, l’«Hotel zum Hirschen Josef Wallmann» ne peut soumettre une communication au titre du Protocole. La communication est donc irrecevable en vertu de l’article premier du Protocole facultatif dans la mesure où elle est présentée au nom du troisième auteur.

Examen au fond

9.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été soumises par les parties, ainsi que le prévoit le paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

9.2Le Comité doit déterminer si le fait que la Chambre régionale de Salzbourg impose à l’«Hotel zum Hirschen» (troisième auteur) des droits d’adhésion annuels constitue une violation du droit du deuxième auteur à la liberté d’association garanti par l’article 22 du Pacte.

9.3Le Comité prend note de l’argument des auteurs qui affirment que, bien que la Chambre de commerce constitue un organisme de droit public en vertu du droit autrichien, sa qualité d’«association», au sens du paragraphe 1 de l’article 22 du Pacte, doit être déterminée en fonction de normes internationales, compte tenu des nombreuses fonctions non publiques assumées par la Chambre. Il note en outre l’argument de l’État partie selon lequel, en vertu du droit autrichien, la Chambre est un organisme public compte tenu de son rôle dans la gestion des affaires publiques ainsi que de ses objectifs d’utilité publique et qu’elle ne relève donc pas de l’article 22 du Pacte.

9.4Le Comité constate que la Chambre de commerce autrichienne a été créée en vertu d’une loi et non d’un accord privé et que ses membres sont subordonnés par la loi à son pouvoir de percevoir des droits d’adhésion annuels. Il constate également que l’article 22 du Pacte s’applique uniquement, questions d’adhésion comprises, aux associations privées.

9.5Le Comité considère que lorsque le législateur d’un État partie établit des chambres de commerce en tant qu’organismes de droit public, de tels organismes ne sont pas empêchés par l’article 22 du Pacte d’imposer des droits d’adhésion annuels à leurs membres, à moins que leur mise en place en vertu du droit public vise à contourner les garanties figurant à l’article 22. Or rien dans le dossier dont est saisi le Comité n’indique que la qualification de la Chambre de commerce autrichienne en tant qu’organisme de droit public, en vertu de la Constitution autrichienne et de la loi sur la Chambre de commerce de 1998, a pour effet de contourner l’article 22 du Pacte. Le Comité conclut par conséquent que l’adhésion obligatoire du troisième auteur à la Chambre de commerce autrichienne et les droits d’adhésion annuels qui lui sont imposés depuis 1999 ne constituent pas une atteinte aux droits reconnus au deuxième auteur en vertu de l’article 22.

10.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, est d’avis que les faits dont il est saisi ne font apparaître aucune violation du paragraphe 1 de l’article 22 du Pacte.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

X. Communication n o  1006/2001, Martínez Muñoz c. Espagne(Constatations adoptées le 23 octobre 2003, soixante‑dix‑neuvième session)*

Présentée par:

M. José Antonio Martínez Muñoz(représenté par M. José Luis Mazón Costa)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Espagne

Date de la communication:

15 novembre 2000 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en application de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 30 octobre 2003,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1006/2001, présentée au nom de M. José Antonio Martínez Muñoz en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été transmises par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.L’auteur de la communication, datée du 3 mai 1999, est M. José Antonio Martínez Muñoz, de nationalité espagnole. Il se dit victime de violations par l’Espagne du paragraphe 1 de l’article 14, des alinéas b, c et d du paragraphe 3 de l’article 14, et de l’article 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il est représenté par un avocat. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’Espagne le 25 janvier 1985.

Rappels des faits présentés par l’auteur

2.1Le 21 septembre 1990, l’auteur, avec six autres personnes, a couvert de graffitis («pintadas») en faveur du droit à l’insoumission et contre le service militaire, la façade extérieure des arènes de la localité de Yecla. Pour ces faits, les intéressés ont été interpellés par deux agents de la police locale; selon l’auteur, lorsque l’un des policiers a essayé de l’appréhender, des coups ont été échangés et l’auteur a frappé accidentellement le policier à l’œil, provoquant une contusion.

2.2L’auteur a été détenu le 21 septembre 1990 et libéré le 22 septembre 1990. L’audience s’est déroulée le 14 juin 1995. Le procureur a inculpé l’auteur pour avoir commis deux contraventions et un délit et, le 16 juin 1995, le tribunal correctionnel no 3 de Murcie l’a condamné pour atteinte à un agent de la force publique à une peine d’emprisonnement, de six mois et un jour, et au versement de 70 000 pesetas au policier blessé, à titre d’indemnisation.

2.3L’auteur a fait appel devant l’Audiencia Provincial de Murcie, en alléguant la violation du principe de l’égalité devant la loi et de l’égalité des armes, ainsi que la violation des droits de la défense. Toutes ces allégations ont été rejetées le 20 novembre 1995.

2.4L’auteur a introduit un recours en amparo et demandé à la Cour constitutionnelle de l’exempter du ministère d’avoué et de l’autoriser à se représenter lui‑même. Cette demande lui ayant été refusée le 15 janvier 1996, il a sollicité la désignation d’un avoué commis d’office. Après la nomination de ce dernier, conformément à l’article 27 de la loi sur l’aide juridictionnelle gratuite, la Cour constitutionnelle a exigé que l’avocat librement choisi par l’auteur renonce à ses honoraires. Suite à cette décision, l’auteur a introduit un recours en révision, lequel a été rejeté le 22 mars 1996.

2.5L’avocat librement choisi ayant refusé de renoncer à ses honoraires, le 13 décembre 1995 l’auteur a demandé que soit désigné un avocat commis d’office. L’avocate qui a été désignée a demandé à la Cour constitutionnelle de la dispenser de présenter le recours en amparo, estimant celui‑ci insuffisamment fondé en raison de l’inexistence de violations de droits fondamentaux.

2.6L’auteur a alors décidé de renoncer à l’avocate commise d’office. Cependant, le 1er juillet 1996, la Cour constitutionnelle l’a informé qu’il n’était pas possible d’accéder à sa demande, et a transmis le dossier au Conseil de l’ordre des avocats espagnols, lequel a conclu, le 9 septembre 1996, que le recours en amparo que l’avocate commise d’office n’avait pas voulu introduire était partiellement fondé, seule étant recevable la plainte relative à la durée excessive de la procédure.

2.7Le 7 octobre 1996, une seconde avocate commise d’office a été désignée, et l’auteur a pu bénéficier d’un nouveau délai de 20 jours pour préparer et introduire le recours en amparo en ce qui concernait la durée excessive de la procédure; le 5 mars 1997, la Cour constitutionnelle a rejeté ce recours, au motif qu’il était mal fondé.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur se dit victime de violations du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte. Selon lui, les principes d’égalité devant la loi et d’égalité des armes ont été violés parce qu’au cours du procès le ministère public a bénéficié de «privilèges inexplicables», comme par exemple celui de proposer certains actes de procédure. Il soutient également qu’en refusant de l’autoriser à être dispensé d’avoué et à se représenter lui‑même devant la Cour constitutionnelle, on a créé une situation d’inégalité vis‑à‑vis des licenciés en droit. Selon l’auteur, les dispositions du paragraphe 1 de l’article 81 de la loi organique relative à la Cour constitutionnelle créent une inégalité injustifiée dans la mesure où, selon lui, les services de l’avoué se limitent à la transmission de documents entre la Cour et l’avocat.

3.2L’auteur affirme que le droit de préparer sa défense, prévu à l’alinéa b du paragraphe 3 de l’article 14 du Pacte, a été violé par le fait que le juge no 3 de Murcie n’a pas autorisé son avocate à l’interroger convenablement, qualifiant de tendancieuse la manière dont le juge a mené l’interrogatoire. De même, le défenseur n’a pas été autorisé à demander à l’un des témoins de décrire ce qu’il s’était passé, élément fondamental pour la défense car cela aurait permis, selon l’auteur, de démontrer que le coup à l’œil avait été porté de manière accidentelle.

3.3L’auteur soutient que l’alinéa c du paragraphe 3 de l’article 14 du Pacte a été violé, alléguant que l’intervalle de près de cinq ans qui s’est écoulé entre la date des faits, survenus le 21 septembre 1990, et l’audience, tenue le 14 juin 1995, constitue une violation de son droit à un jugement rapide et sans retard excessif; en effet, selon lui, le caractère peu complexe de l’affaire ne justifiait pas un tel retard.

3.4L’auteur affirme que l’alinéa d du paragraphe 3 de l’article 14 du Pacte, qui garantit le droit d’être assisté par un avocat commis d’office, a été violé, faisant valoir que l’avocate qui a été désignée n’a pas rempli son devoir de manière efficace devant la Cour constitutionnelle. Il soutient qu’en demandant à être dispensée de présenter le recours pertinent, celle‑ci a préjugé sa cause.

3.5L’auteur affirme que la loi qui prévoit que l’avocat librement choisi doit renoncer à ses honoraires lorsqu’il agit de concert avec un avoué commis d’office constitue une violation de l’article 17 du Pacte. Selon lui, cette disposition constitue une immixtion arbitraire dans le domaine privé des relations entre l’avocat et son client.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans ses observations du 1er octobre 2001, l’État partie conteste la recevabilité de la communication en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif, faisant valoir que les recours internes n’ont pas été épuisés, dès lors que, bien que l’auteur ait interjeté appel devant l’Audiencia Provincial de Murcie de la décision du tribunal correctionnel no 3, ni lui ni son avocat n’ont comparu à l’audience en appel, au cours de laquelle l’auteur aurait pu présenter ses allégations. L’État partie affirme qu’en ne comparaissant pas en seconde instance, l’auteur a volontairement renoncé à la possibilité de formuler des plaintes, ou de les corriger; c’est la raison pour laquelle, en statuant sur le recours, l’Audiencia Nacional a dû se limiter au contenu des pièces écrites.

4.2L’État partie soutient que la plainte de l’auteur relative à la procédure sommaire n’a pas été formulée devant les tribunaux espagnols; partant, elle n’a pas été examinée, et n’a pas pu faire l’objet d’une décision. Il en va de même des plaintes relatives à la manière dont l’interrogatoire a été conduit et à la représentation devant la Cour constitutionnelle. L’État partie affirme que, dans le recours en amparo que le défenseur de l’auteur a présenté devant cette juridiction, celui‑ci a uniquement allégué le retard excessif du procès et présenté en même temps une demande de grâce. Dans sa décision, la Cour s’est limitée à examiner ces allégations.

4.3L’État partie soutient que la Cour constitutionnelle ne s’est pas opposée de façon absolue à ce que l’avocat librement choisi par l’auteur assure sa défense, mais que, l’aide juridictionnelle gratuite lui ayant été reconnue en raison de la faiblesse de ses ressources, il lui était interdit de verser des honoraires à un professionnel du droit. L’avocat n’étant pas disposé à renoncer à ses honoraires, il a refusé d’assurer la défense de l’auteur et demandé à ce qu’un avocat soit désigné d’office. En ce qui concerne le comportement de l’avocate commise d’office, la plainte se fonde sur une différence entre la méthode de cette dernière et celle de l’avocate actuelle. L’État partie fait valoir que, après que la première avocate commise d’office eut présenté ses conclusions, dans lesquelles elle estimait le recours insuffisamment fondé, le Conseil de l’ordre des avocats a formulé des observations qui ont conduit à la désignation d’une nouvelle avocate commise d’office, laquelle a présenté le recours en amparo. L’auteur a donc été assisté par un défenseur.

4.4L’État partie soutient que les faits n’ont pas de rapport avec le droit au respect de la vie privée, énoncé à l’article 17 du Pacte, et que, par conséquent, conformément aux dispositions de l’article 3 du Protocole facultatif, la plainte doit être déclarée irrecevable ratione materiae.

4.5Selon l’État partie, l’auteur prétend que la durée excessive du procès devait entraîner sa grâce. Il soutient que le Pacte ne comportant aucune disposition en ce sens, la plainte se rapportant à l’alinéa c du paragraphe 3 de l’article 14 du Pacte n’est pas fondée. Il affirme que, conformément aux articles 292 et suivants de la loi organique relative au pouvoir judiciaire, la durée excessive du procès autorise les justiciables à réclamer une indemnisation pour mauvais fonctionnement de la justice. Or, l’auteur n’ayant pas présenté cette réclamation prévue par la loi, il n’a pas épuisé les recours internes.

4.6Dans ses observations du 18 février 2002, l’État partie a signalé au Comité que ses commentaires du 1er février 2001 devaient s’appliquer également au fond, faisant valoir que les plaintes n’ayant pas été formulées dans le cadre des voies internes il n’avait pas été possible de les examiner ni de statuer sur elles, et qu’il lui était donc impossible de les commenter.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Par lettre du 2 janvier 2002, relative à son recours en appel, l’auteur soutient que le fait qu’il n’a pas assisté à l’audience n’avait pas pour conséquence la perte du droit à l’examen des arguments préalablement exposés par écrit; en effet, le premier considérant du jugement lui‑même précise que «le fait pour l’appelant de ne pas comparaître à l’audience en seconde instance n’empêche pas de connaître des motifs de la contestation formulée dans les conclusions…». L’auteur affirme qu’il n’a pas assisté à l’audience parce que l’avouée commise d’office n’avait pas transmis à temps la notification à son avocate.

5.2L’auteur soutient que son recours en amparo ne s’est pas limité à une allégation unique relative au retard excessif du procès, et à une demande de grâce. Selon lui, il convient d’observer que l’avocate commise d’office n’a pas tenu compte de ses arguments et qu’elle n’a pas exposé toutes ses plaintes devant la Cour constitutionnelle, ce qui n’est pas imputable à l’auteur mais à l’incompétence de la défense et, partant, à l’État partie puisque c’est lui qui désigne les défenseurs commis d’office.

5.3L’auteur affirme que sa plainte relative à l’inégalité des armes entre le procureur et son défenseur au cours de la procédure pénale sommaire a été retirée dans le recours en appel; en effet, cette question ne méritait pas d’être soulevée devant la Cour constitutionnelle car elle n’avait guère de chances de prospérer.

5.4En ce qui concerne la plainte relative aux limites imposées à la défense, l’auteur allègue que l’État partie ne fait que contester sans avancer ses motifs. Il insiste sur le fait que le juge n’a pas autorisé son avocate à poser certaines questions parce qu’il les jugeait captieuses ou tendancieuses, mais qu’il a traité différemment le procureur, lequel a eu toute latitude pour l’interroger et ne s’est pas vu interdire de poser des questions qui semblaient cependant formulées dans un style similaire.

5.5L’auteur soutient que la Cour constitutionnelle devait l’autoriser à se représenter lui‑même; il insiste en effet sur le fait que les fonctions d’avoué se limitent à recueillir des notifications et à les transmettre à l’avocat, et qu’il sollicitait non une dispense d’avocat mais d’avoué.

5.6Il affirme que les deux avocates commises d’office n’ont pas satisfait aux exigences d’une défense efficace, puisqu’elles ont laissé en dehors du recours en amparo les arguments fondés exposés dans le recours en appel, ce qui constitue selon lui une violation de l’alinéa d du paragraphe 3 de l’article 14 du Pacte.

5.7L’auteur soutient que l’article 17 du Pacte a été violé, faisant valoir que l’article 27 de la loi sur l’aide juridictionnelle gratuite autorise les personnes qui bénéficient de cette assistance à engager leur propre avocat et leur propre avoué, et à prendre en charge leurs honoraires; en revanche, lorsque le bénéficiaire fait appel à un avocat ou à un avoué de son choix, ledit article prévoit que l’autre professionnel désigné renonce par écrit, et par‑devant le collège professionnel, à percevoir des honoraires, ce qui ne se justifie pas.

5.8Dans sa lettre du 18 avril 2002, l’auteur répond aux commentaires de l’État partie datés du 18 février 2002, sans toutefois répéter les allégations formulées le 2 janvier 2002.

Délibérations du Comité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Conformément à l’alinéa a du paragraphe 2 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité s’est assuré que la même question n’est pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3L’auteur soutient que le paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte a été violé, faisant valoir qu’au cours du procès des privilèges ont été accordés au ministère public, lequel a été autorisé à proposer des actes de procédure après le commencement de la procédure sommaire. À cet égard, le Comité observe que l’auteur ne motive pas sa plainte en précisant en quoi ont consisté lesdits actes, ni en quoi ils lui ont causé un préjudice. De même, l’auteur n’étaie pas sa plainte lorsqu’il affirme que le tribunal no 3 de Murcie a accordé une totale liberté au procureur au cours de l’interrogatoire, et n’a pas censuré les questions formulées dans un style semblable à celui que son défenseur n’a pas été autorisé à utiliser. Cette partie de la plainte est donc irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.4L’auteur allègue une violation du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte, faisant valoir que le refus de l’autoriser à se passer d’un avoué et à se représenter lui‑même devant la Cour constitutionnelle a créé une situation d’inégalité vis‑à‑vis des licenciés en droit, ce qui ne se justifie pas. À cet égard, le Comité rappelle sa jurisprudence constante, à savoir que l’exigence d’un avoué se justifie par la nécessité qu’une personne connaissant le droit soit chargée de la présentation du recours devant cette juridiction. Il considère par conséquent que les allégations de l’auteur n’ont pas été suffisamment étayées aux fins de la recevabilité. Cette partie de la plainte est donc jugée irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.5L’auteur soutient que son droit à la défense, visé à l’alinéa b du paragraphe 3 de l’article 14, a été violé car le juge n’a pas autorisé son avocate à l’interroger en la forme souhaitée, qualifiant celle‑ci de tendancieuse; de même, le juge n’a pas autorisé l’un des témoins à décrire ce qu’il s’était passé, ce qui était selon l’auteur fondamental pour sa défense. Le Comité observe que le rejet de cette plainte a été motivé tant par le tribunal de première instance que par l’Audiencia Nacional lorsqu’elle a statué sur le recours en appel. Il rappelle à cet égard sa jurisprudence constante, selon laquelle l’interprétation du droit interne dans les cas particuliers est généralement du ressort des tribunaux et des autorités des États parties au Pacte. Il n’appartient donc pas au Comité d’apprécier les faits et les éléments de preuve, sauf si les décisions internes prises ont été manifestement arbitraires ou ont représenté un déni de justice. En l’espèce, l’auteur n’a pas étayé sa plainte. En conséquence, cette partie de la communication est déclarée irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.6L’État partie soumet que la communication devrait être déclarée irrecevable, affirmant que les recours internes n’ont pas été épuisés, dans la mesure où l’auteur n’a pas fait usage du recours administratif prévu par la loi no 6/1985 sur le pouvoir judiciaire (Ley Orgánica 6/1985 del Poder Judicial ). Cette loi, en son chapitre V, stipule les conditions en vertu desquelles ceux qui se considèrent victimes d’un préjudice en raison des délais non raisonnables des procédures judiciaires, qui constituent une irrégularité dans l’administration de la justice de l’État partie, peuvent réclamer une compensation de l’État. Le Comité rappelle sa jurisprudence en sa communication no 864/1999, Alfonso Ruiz Agudo c. Espagne, en vertu de laquelle les recours internes sont considérés comme épuisés, malgré la possibilité d’un recours en compensation en vertu de la loi administrative, si les procédures judiciaires ont été irraisonnablement prolongées, ceci en l’absence d’explication suffisante fournie par l’État partie. Dans le cas présent, les événements se sont produits le 21 septembre 1990, l’auteur a été détenu le même jour et libéré deux jours plus tard, il a été inculpé en 1992; son audition s’est déroulée le 14 juin 1995; le jugement du tribunal de première instance a été délivré le 16 juin 1995, et le jugement du tribunal provincial de Murcie le 20 novembre 1995. Les appels formés par l’auteur ont été rejetés aux deux stades du procès et, le 5 mars 1997, le tribunal constitutionnel n’a pas retenu sa plainte portant sur le retard non raisonnable. Prenant en compte ce retard, la nature du délit, et l’absence d’éléments qui auraient compliqué les enquêtes et les procédures judiciaires, ainsi que l’absence d’explication de la part de l’État partie relativement au retard de telles procédures, le Comité conclut que la communication est recevable quant à une possible violation de l’article 14, paragraphe 3 c), du Pacte.

6.7L’auteur affirme que l’alinéa d du paragraphe 3 de l’article 14 du Pacte, qui garantit le droit d’être assisté par un avocat commis d’office, a été violé, faisant valoir que l’avocate qui a été désignée n’a pas rempli son devoir de manière efficace devant la Cour constitutionnelle. Le Comité note à cet égard qu’à la suite des conclusions formulées par le Conseil de l’ordre des avocats le 9 septembre 1996, une seconde avocate commise d’office a été désignée, laquelle a introduit un recours en amparo dans le délai fixé par la Cour constitutionnelle et pour les motifs suggérés par le Conseil de l’ordre des avocats. Par conséquent, le Comité estime que l’auteur n’a pas étayé son allégation aux fins de la recevabilité et que cette partie de la plainte est donc irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.8L’auteur affirme qu’il y a eu violation de l’article 17 du Pacte étant donné que la loi sur l’aide juridictionnelle gratuite prévoit que l’avocat librement choisi doit renoncer à ses honoraires lorsqu’il agit de concert avec un avoué commis d’office, ce qui constitue une immixtion arbitraire dans le domaine privé des relations entre l’avocat et son client. Aucun des arguments avancés par l’auteur ne permet au Comité de penser qu’il existe un rapport entre les faits considérés et l’article 17 du Pacte; cette partie de la communication doit donc être déclarée irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

Examen au fond

7.1L’auteur soutient que son procès a donné lieu à des retards excessifs, puisque près de cinq années se sont écoulées entre la date des faits et celle de l’audience. Le Comité prend acte des circonstances de l’affaire; ainsi, il observe qu’il s’agissait d’un flagrant délit, qui n’exigeait donc pas que la police effectue une enquête approfondie pour établir les éléments de preuve, et que, comme le signale l’auteur, l’absence de complexité de l’affaire ne justifie pas le retard observé. Le Comité rappelle sa jurisprudence constante, à savoir qu’il faut démontrer l’existence de raisons exceptionnelles pour justifier un retard dans le jugement, retard qui est en l’espèce de près de cinq ans. L’État partie n’ayant pas fourni de raisons susceptibles de justifier un tel retard, le Comité conclut que l’alinéa c du paragraphe 3 de l’article 14 du Pacte a été violé.

7.2L’alinéa a du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte prévoit que l’État partie doit garantir aux auteurs un recours utile, permettant une indemnisation adéquate. L’État partie a l’obligation de prendre les mesures nécessaires pour éviter qu’à l’avenir de telles violations ne se reproduisent.

7.3En adhérant au Protocole facultatif, l’Espagne a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte. Conformément à l’article 2 du Pacte, l’État partie s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte, et à leur assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie. Le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est également invité à rendre publiques les constatations du Comité.

[Adopté en anglais, en espagnol (version originale) et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

APPENDICE

Opinion individuelle de M. Nisuke Ando, M. Maxwell Yalden, M me  Ruth Wedgwood et M. Roman Wieruszewski

Il nous est impossible de souscrire dans la présente affaire au point de vue de la majorité selon lequel il y a eu violation du paragraphe 3 c) de l’article 14 du Pacte. Ce point de vue est que l’auteur a été jugé avec un retard excessif dès lors que près de cinq ans se sont écoulés entre la date de l’incident et celle de la condamnation.

Toutefois, ce point de vue n’est pas étayé par le dossier incomplet dont dispose le Comité. Ce dossier indique que l’auteur a été arrêté pour avoir agressé un policier le 21 septembre 1990 dans la ville de Yecla en Espagne et qu’il a été libéré le lendemain. Le 29 septembre 1992, il y a eu une sorte d’audience judiciaire sur les chefs d’accusation potentiels mais nous ne disposons d’aucun compte rendu ou résumé de cette audience. Un procès en première instance s’est ouvert le 14 juin 1995, la déclaration de culpabilité a été prononcée le 16 juin 1995 et le jugement a été confirmé par la Haute Cour provinciale le 20 novembre 1995. Le 5 mars 1997, la Cour constitutionnelle a rejeté l’allégation de l’auteur selon laquelle il y a été jugé avec un retard excessif estimant que sa «requête ne contenait pas suffisamment d’informations pour qu’une décision puisse être prise». Se référer à cet égard au paragraphe 2.7 des constatations du Comité.

Avec tout le respect dû au point de vue de la majorité, nous constatons que nous faisons face au même dilemme que la Cour constitutionnelle. L’auteur, qui est représenté par un conseil devant le Comité, n’a pas fourni une chronologie des faits qui apporte au Comité les informations requises et encore moins des documents à l’appui de ce qu’il affirme. Nous ignorons en fait à quelle date les accusations pénales sur la base desquelles il a été condamné ont été portées. Il est tout à fait possible que toutes les charges initiales ont été abandonnées sans suite après que le défendeur eut été détenu pendant une nuit pour avoir, semble‑t‑il, frappé un policier à l’œil.

Le paragraphe 3 de l’article 14 du Pacte garantit le droit de toute personne d’«être jugée sans retard excessif» pour que soit vérifié le «bien‑fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle». Cette disposition doit être interprétée en accordant l’attention voulue à la pratique largement acceptée des États. Dans la plupart des systèmes juridiques, la rapidité d’un procès n’est pas mesurée en fonction du temps écoulé entre la date de l’acte délictueux présumé et le procès. Les dispositions relatives à la rapidité du procès imposent des limites en ce qui concerne le traitement des accusations pendantes. Mais rien dans le dossier dont a été saisi le Comité n’indique que des accusations étaient pendantes de 1990 à 1992. La possibilité qu’a un État de se donner le temps d’étudier s’il convient ou non de porter des accusations bénéficie souvent aux défendeurs. Dans une affaire de graffitis politiques, un État peut vouloir réfléchir à la question de savoir s’il y a lieu ou non de porter des accusations. La formulation d’accusations est bien entendu elle aussi soumise à un délai de prescription. Dans la plupart des systèmes juridiques, ce délai commence à la date de l’incident. Mais pour les accusations graves, il arrive que ce délai soit de cinq ans voire plus.

En l’espèce, toute la procédure en première instance a duré moins de cinq ans. Comme cela a été noté plus haut, la Cour constitutionnelle a rejeté l’allégation de l’auteur selon laquelle il a été jugé avec un retard excessif au motif que sa «demande ne contenait pas suffisamment d’informations pour qu’une décision puisse être prise». À cet égard, nous tenons à souligner que le Comité devrait prendre l’habitude d’obtenir et de faire traduire le jugement de la juridiction d’appel qui a eu à connaître de l’allégation précise soumise à son appréciation. C’est à l’auteur, en particulier lorsqu’il est représenté par un conseil, qu’incombe à juste titre la charge de la preuve.

Dans les circonstances de la cause, il nous est difficile de souscrire à la conclusion selon laquelle tout le procès a souffert d’un retard excessif ou constitue une violation du paragraphe 3 c) de l’article 14. Il aurait peut‑être été plus prudent pour le Comité de conclure que l’auteur n’a pas étayé sa plainte aux fins de la recevabilité.

(Signé) Nisuke Ando(Signé) Maxwell Yalden(Signé) Ruth Wedgwood(Signé) Roman Wieruszewski

[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

Y. Communication n o  1011/2001, Madafferi c. Australie (Constatations adoptées le 28 juillet 2004, quatre ‑vingt ‑unième session)*

Présentée par:

Francesco Madafferi et Anna Maria Immacolata Madafferi (représentés par un conseil, M. Mauro Gagliardi et M. Acquaro)

Au nom:

Des auteurs et de leurs quatre enfants, Giovanni Madafferi, Julia Madafferi, Giuseppina Madafferi et Antonio Madafferi

État partie:

Australie

Date de la communication:

16 juillet 2001 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 26 juillet 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1011/2001, présentée au nom de Francesco Madafferi, Anna Maria Immacolata Madafferi et de leurs quatre enfants en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1Les auteurs de la communication sont Francesco Madafferi, de nationalité italienne, né le 10 janvier 1961, et Anna Maria Madafferi, de nationalité australienne, qui écrivent également au nom de leurs enfants Giovanni, né le 4 juin 1991, Julia, née le 26 mai 1993, Giuseppina, née le 10 juillet 1996, et Antonio, né le 17 juillet 2001. Les quatre enfants ont la nationalité australienne. Francesco Madafferi habite actuellement avec sa famille à Melbourne, Victoria (Australie). Les auteurs se déclarent victimes de violations par l’Australie de l’article 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ainsi que des articles 3, 5, 7, 9, 10, 12, 13, 14, 16, 17, 23, 24 et 26. Ils sont représentés par des conseils, M. Mauro Gagliardi et M. Acquaro.

1.2La demande de mesures provisoires tendant à empêcher l’expulsion de M. Madafferi, qui avait été adressée en même temps que la communication initiale, a dans un premier temps été rejetée par le Rapporteur spécial du Comité pour les nouvelles communications. Toutefois, compte tenu du rapport sur l’état psychique qui était joint, le Rapporteur spécial a, dans l’exercice de son mandat, décidé d’ajouter dans la note par laquelle il transmettait la communication à l’État partie pour lui demander ses observations sur la recevabilité et sur le fond la phrase suivante: «Le Comité souhaite appeler l’attention de l’État partie sur les conséquences psychologiques de la détention pour [M. Madafferi] et sur le fait qu’une expulsion, si elle est exécutée alors que le Comité est saisi de la communication, peut constituer une violation des obligations contractées par l’État partie en vertu du Pacte.».

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1Le 21 octobre 1989, Francesco Madafferi est arrivé en Australie avec un visa de tourisme d’une validité de six mois à partir de la date d’entrée dans le pays, en provenance d’Italie; dans ce pays, il avait purgé une peine d’emprisonnement de deux ans et avait été remis en liberté en 1986. Quand il est entré en Australie, M. Madafferi n’avait plus de peine à exécuter ni de procédure en instance en Italie.

2.2À partir d’avril 1990, M. Madafferi était en situation irrégulière. Le 26 août 1990, il a épousé Anna Maria Madafferi, de nationalité australienne. Il croyait que son mariage lui avait donné automatiquement le statut de résident. Le couple a eu quatre enfants, tous nés en Australie. Tous les membres plus éloignés de la famille de M. Madafferi sont résidents en Australie.

2.3En 1996, l’attention du Département de l’immigration et des affaires multiculturelles ayant été appelée sur son cas, M. Madafferi a déposé une demande de visa pour conjoint afin de rester définitivement en Australie. Dans sa demande, il révélait ses condamnations passées et donnait le détail des peines prononcées en Italie, par contumace, dont il n’avait eu connaissance qu’après avoir subi son premier interrogatoire par les agents d’immigration. Les autorités italiennes n’ont jamais demandé l’extradition.

2.4En mai 1997, le Département de l’immigration et des affaires multiculturelles a rejeté la demande de visa pour conjoint, considérant que l’auteur était «persona non grata» selon la définition de la loi sur l’immigration, du fait de ses condamnations. Un recours contre cette décision a été introduit devant le Tribunal des recours administratifs (le «TRA»).

2.5Le 7 juin 2000, à l’issue d’une audience de deux jours, le TRA a annulé la décision qui faisait l’objet du recours et a renvoyé le dossier au Ministre de l’immigration et des affaires multiculturelles pour réexamen, en donnant comme instruction que M. Madafferi «ne se voie pas refuser le visa selon le critère de la personnalité exclusivement sur la base des renseignements disponibles actuellement…». Au lieu de réexaminer la question en suivant les instructions du TRA, le Ministre a annoncé en juillet 2000 qu’il avait l’intention de refuser le visa à M. Madafferi en invoquant un article distinct de la loi sur l’immigration de 1958, l’article 501A.

2.6En août 2000, les autorités italiennes ont décidé de leur propre initiative de déclarer éteinte une partie des peines en cours et ont décidé que le reste serait éteint en mai 2002. D’après les auteurs, le Ministre de l’immigration n’a pas pris en compte les mesures des autorités italiennes.

2.7Le 18 octobre 2000, le Ministre a fait usage du pouvoir discrétionnaire conféré par l’article 501A et a passé outre à la décision du Tribunal des recours administratifs, refusant le visa de séjour permanent. Le 21 décembre 2000, à la suite d’une requête de l’avocat de M. Madafferi, le Ministre a exposé ses raisons, faisant valoir que les condamnations prononcées contre M. Madafferi et la peine d’emprisonnement qu’il devait exécuter en Italie faisaient de lui une «persona non grata» et que dans «l’intérêt national» il fallait donc l’expulser. D’après les auteurs, le Ministre n’a pas cherché à se renseigner auprès des autorités italiennes et est parti, à tort, de l’idée que M. Madafferi était sous le coup d’une peine d’emprisonnement de plus de quatre ans. D’autres précisions ont été demandées au Ministre qui s’est expliqué en janvier 2001. Le 16 mars 2001, M. Madafferi s’est rendu aux autorités et a été placé dans le centre de rétention de Maribyrnong à Melbourne pour une durée indéterminée.

2.8Le 18 mai 2001, la Cour fédérale a rejeté une demande de révision judiciaire de la décision du Ministre. Cette décision a fait l’objet d’un recours, le 5 juin 2001, devant la Cour fédérale plénière. Le 13 novembre 2001, celle‑ci a examiné le recours et a réservé sa décision. Le 31 janvier 2002, M. Madafferi a été informé que l’un des trois juges de la Cour fédérale plénière était tombé malade et ne pourrait pas rendre son jugement. M. Madafferi a préféré que ce soit une cour renouvelée qui se prononce sur le recours plutôt que les deux magistrats restants. Le 17 juillet 2002, la nouvelle Cour fédérale plénière a rendu sa décision, rejetant le recours.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs font valoir que Mme Madafferi n’a pas l’intention d’accompagner son mari en Italie s’il est expulsé ce qui fait que les droits de tous, en particulier des enfants, seront violés puisque la cellule familiale sera éclatée. D’après eux, une telle séparation entraînera des problèmes psychiques et des difficultés financières pour tous mais plus particulièrement pour les enfants, compte tenu de leur jeune âge.

3.2Les auteurs font valoir que le Ministre a agi arbitrairement quand il a décidé de ne pas tenir compte de la décision du TRA sans disposer de nouvelles informations et sans prendre dûment en considération les éléments d’information, les faits et l’opinion du Président du Tribunal. D’après eux, le Ministre a abusé de son pouvoir discrétionnaire et n’a pas traité cette affaire en respectant les règles d’une procédure équitable. Les auteurs affirment que la décision du Ministre était motivée par des considérations politiques et répondait au «mépris des médias à l’égard de M. Madafferi et des membres de sa famille». Dans ce contexte, les auteurs soulignent aussi que M. Madafferi n’a jamais été reconnu coupable de la moindre infraction en Australie.

3.3De plus les auteurs affirment que le centre de rétention où M. Madafferi était placé ne répond pas aux normes sanitaires et humanitaires qui sont appliquées même dans le cas des grands criminels. Ils ajoutent que les droits de M. Madafferi ont été violés parce qu’on lui a refusé le bénéfice de mesures de substitution à la détention, comme l’assignation à domicile ou la détention en alternance qui lui permettraient de continuer à vivre avec sa famille, en particulier compte tenu de la naissance de son dernier enfant, en attendant qu’il soit statué sur sa situation. Ainsi, M. Madafferi n’aurait pas eu la permission d’assister à la naissance de son quatrième enfant, le 17 juillet 2001.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans une réponse datée de mars 2002, l’État partie a fait des observations sur la recevabilité et sur le fond de la communication. Il objecte que l’intégralité de la communication est irrecevable dans la mesure où elle est soumise au nom de Mme Madafferi et des enfants Madafferi alors qu’ils n’ont pas donné de mandat. D’après l’État partie, toute la communication est irrecevable pour non‑épuisement des recours internes étant donné qu’au moment où elle a été envoyée la Cour fédérale plénière n’avait pas encore rendu sa décision et que les auteurs avaient encore la possibilité de se pourvoir devant la High Court (Cour suprême) en cas de décision négative. De plus, l’État partie fait valoir que les auteurs n’ont pas exercé le recours en habeas corpus, qui permettrait de déterminer la légalité de la détention de M. Madafferi, et n’ont pas davantage saisi la Commission des droits de l’homme et de l’égalité des chances.

4.2L’État partie affirme que toute la communication est irrecevable parce qu’aucune des allégations n’est étayée. À l’exception des griefs tirés du paragraphe 1 de l’article 9 et du paragraphe 1 de l’article 10 en ce que les droits de M. Madafferi auraient été violés, toutes les allégations portées dans la communication sont irrecevables pour incompatibilité avec le Pacte. Plusieurs des griefs sont irrecevables en ce qu’ils s’appliquent à certains membres de la famille qui ne peuvent pas être considérés comme victimes des violations alléguées.

4.3Pour ce qui est du fond, l’État partie fait valoir que les auteurs n’ont pas apporté suffisamment de preuves pertinentes pour permettre un examen des griefs sur le fond. Au sujet d’une éventuelle violation de l’article 7 du Pacte, l’État partie objecte que la façon dont M. Madafferi a été traité et les conséquences pour les autres auteurs n’ont pas représenté des souffrances physiques ou psychiques telles qu’elles constituent une torture; c’était le traitement légal prévu par la législation de l’État partie en matière d’immigration. Pour ce qui est de l’état psychologique des auteurs, l’État partie fait valoir que, s’il est prouvé que Mme Madafferi et ses enfants souffrent affectivement de la détention et de la perspective de l’expulsion, cela ne signifie pas qu’il y ait violation de l’article 7 du Pacte car ils ne font pas état de souffrances suffisamment graves, par‑delà les effets de la détention et de la séparation du reste de la famille. À titre de preuves, l’État partie joint la copie d’un rapport médical daté du 20 août 2001, qui conclut que M. Madafferi souffre de troubles dus à sa situation éprouvante mais que ces symptômes sont mineurs à modérés et ne dépassent pas le degré que l’on peut attendre pour quelqu’un se trouvant en détention et sous le coup d’une mesure d’expulsion.

4.4En ce qui concerne le grief de violation de l’article 9, l’État partie objecte que la décision de placer M. Madafferi en détention est légale et que la détention a été effectuée selon les procédures établies par la loi (la loi sur l’immigration). M. Madafferi n’ayant pas de visa, il est en situation irrégulière selon la définition de l’article 14 de la loi sur l’immigration. En vertu de l’article 189, les étrangers en situation irrégulière sont obligatoirement placés en détention. L’État partie affirme que le Ministre était en droit d’user du pouvoir discrétionnaire conféré par la loi sur l’immigration pour refuser le visa. Les actes du Ministre ont été l’objet d’un réexamen par toute la hiérarchie du système juridictionnel et ont été déclarés conformes à la loi.

4.5L’État partie dément que M. Madafferi soit détenu arbitrairement. La détention dans le contexte de l’immigration est une mesure exceptionnelle réservée aux personnes qui arrivent ou restent sur le territoire australien sans autorisation. L’objet de cette mesure est d’empêcher que les candidats à l’immigration n’entrent en Australie avant que leur dossier ait été dûment examiné et qu’il soit établi que leur entrée dans le pays est justifiée. Elle permet également aux agents australiens de pouvoir retrouver aisément ces personnes afin de les interroger et de traiter leur requête sans retard et si la requête n’est pas fondée, de les renvoyer d’Australie au plus tôt.

4.6L’État partie affirme que le placement en rétention de personnes qui essaient de rester illégalement en Australie est compatible avec le droit de souveraineté, droit fondamental en vertu duquel les États sont libres de contrôler l’entrée des non‑nationaux sur leur territoire. L’Australie n’a pas de système de cartes d’identité ni d’autre dispositif d’identification ou d’enregistrement obligatoire pour accéder au marché de l’emploi, à l’éducation, à la sécurité sociale, aux services financiers et aux autres services. Il est donc plus difficile pour l’Australie que pour les pays dotés d’un tel système d’identification de repérer, surveiller et appréhender les immigrants illégaux une fois qu’ils sont dans la communauté.

4.7L’expérience montre que les autorités ont de bonnes raisons de penser que si les étrangers arrivés illégalement n’étaient pas placés en rétention mais avaient le champ libre avant qu’il ne soit définitivement statué sur leur sort, ils seraient fortement incités à ne pas respecter les conditions de mise en liberté et à se fondre dans la population, afin de demeurer en Australie illégalement, surtout si ces personnes ont dans le passé été enclines à ne pas respecter la législation sur l’immigration. Il faut également placer la pratique du placement en rétention dans le contexte plus général du programme global de migration. Les demandes d’entrée ou de séjour sont toutes examinées scrupuleusement, cas par cas. Même si dans certains cas la procédure d’examen de la demande prend plus de temps parce que le requérant veut exercer tous les recours prévus par la loi, ce système donne à tous l’assurance que tous les facteurs importants dans leur cas font l’objet d’un examen minutieux. C’est ce qui s’est passé dans le cas de M. Madafferi. La High Court d’Australie s’est prononcée sur le caractère raisonnable des dispositions prévoyant la détention d’office, dans l’affaire Chu Kheng Lim v. Minister for Immigration and Ethnic Affairs .

4.8L’État partie affirme que sa législation relative à l’immigration n’a en soi rien d’arbitraire et qu’elle n’a pas été appliquée d’une façon arbitraire dans le cas de M. Madafferi. Plusieurs éléments montrent que la façon dont M. Madafferi a été traité était raisonnable, nécessaire, appropriée, prévisible et proportionnée au but recherché, eu égard aux circonstances. Premièrement, il a toujours été traité dans le respect de la loi. Deuxièmement, comme le critère de personnalité prévu par l’article 501A de la loi sur l’immigration n’a pas été satisfait à cause du passé pénal de M. Madafferi, qu’il a par deux fois dépassé la date de validité de son permis et qu’il a menti quand les fonctionnaires de l’immigration l’ont interrogé, il était raisonnable autant que prévisible de lui refuser le visa bien qu’il ait fondé une famille en Australie. La Directive 17 donne des instructions en ce qui concerne notamment l’application du «critère de personnalité».

4.9Troisièmement, le Ministre a pris sa décision après avoir examiné minutieusement toutes les questions en jeu, comme le montre l’exposé détaillé des motifs et les raisons supplémentaires donnés par le Ministre dans sa décision. Il a donc tenu compte des intérêts de Mme Madafferi et des enfants, des obligations internationales de l’Australie, du passé pénal de M. Madafferi, de la conduite de M. Madafferi depuis son arrivée en Australie, de la nécessité de maintenir l’intégrité du système d’immigration australien et de protéger la communauté australienne, des attentes de la communauté australienne et de l’effet dissuasif d’une décision de refus.

4.10Quatrièmement, M. Madafferi s’est adressé à la Cour fédérale pour contester la décision du Ministre mais n’a pas eu gain de cause puisque la Cour a établi qu’il n’y avait pas eu d’erreur de droit ni d’exercice abusif du pouvoir ou de partialité, que la décision avait été prise conformément à la loi sur l’immigration et qu’elle n’avait pas été fondée sur une absence de preuve. Cinquièmement, M. Madafferi a été placé en détention afin de faciliter son expulsion et n’y est resté que le temps qu’a duré la procédure de recours contre l’arrêté d’expulsion. Sixièmement, la détention a été soumise au contrôle de la Cour fédérale qui ne l’a pas annulée. Récemment il a été décidé d’accepter que M. Madafferi soit assigné à domicile sous réserve de l’approbation des modalités matérielles de cette mesure.

4.11L’État partie conteste qu’il y ait violation de l’article 10 du Pacte en raison des conditions de détention. Il joint une déclaration du directeur de l’administration pénitentiaire de l’État de Victoria (où se trouve le centre de rétention dans lequel M. Madafferi était retenu) qui montre que M. Madafferi a été traité avec humanité et a bénéficié de services plus que suffisants pour satisfaire à ses besoins essentiels.

4.12En ce qui concerne le refus qui aurait été opposé à M. Madafferi d’assister à la naissance de son fils Antonio, l’État partie répond qu’il avait eu l’autorisation mais à condition d’être accompagné par un gardien. C’est Mme Madafferi qui a dit que dans ces conditions elle préférait que son mari ne soit pas là. L’État partie reconnaît que l’autorisation d’aller à l’hôpital n’a pas été donnée tout de suite mais cela a été rectifié rapidement et M. Madafferi a eu droit à une visite supplémentaire. L’État partie fait valoir qu’exiger que M. Madafferi soit accompagné par un gardien était une mesure de prudence qui visait à garantir qu’il ne passe pas dans la clandestinité.

4.13L’État partie souligne que M. Madafferi se trouve illégalement sur son territoire et que ce seul fait dément toute idée qu’il pourrait avoir été victime d’une violation du paragraphe 1 de l’article 12 du Pacte. L’application du paragraphe 3 de l’article 12, qui prévoit un certain nombre d’exceptions aux droits consacrés au paragraphe 1 du même article, signifie que la détention ne représente pas un déni du droit à la liberté de mouvement ou à la liberté de choisir librement sa résidence, en infraction au paragraphe 1 de l’article 12.

4.14En ce qui concerne une éventuelle violation du paragraphe 4 de l’article 12, l’État partie répond que les liens de M. Madafferi avec l’Australie ne sont pas suffisants pour affirmer que c’est son propre pays, aux fins de cette disposition. Aucune des circonstances qui ont été dégagées par le Comité dans l’affaire Stewart c. Canada comme créant des liens particuliers et donnant lieu à un grief à l’égard d’un pays de sorte qu’un non‑national ne puisse pas être considéré simplement comme un étranger n’existe dans le cas de M. Madafferi et de ses liens avec l’Australie. Il n’a pas été privé de sa propre nationalité en violation du droit international. Il n’a pas cherché à acquérir le droit de rester dans l’État partie en application de la législation australienne sur l’immigration bien que l’État partie ait des mécanismes bien établis permettant de demander la nationalité et qu’il n’impose pas des conditions déraisonnables pour l’acquisition de la nationalité.

4.15Concernant l’article 13 du Pacte, l’État partie fait valoir que M. Madafferi ne se trouve pas légalement en Australie, que la décision de l’expulser obéit à la loi et qu’il a eu maintes occasions d’obtenir une révision de la décision.

4.16Pour ce qui est du grief de violation du paragraphe 1 de l’article 14, l’État partie renvoie à la décision du Comité dans l’affaire Y. L. c. Canada, dans laquelle le Comité a examiné la question de la définition d’une action «de caractère civil» («suit at law») et a adopté une interprétation qui tient compte de deux éléments: la nature du droit en question et l’organe qui doit statuer sur le litige. En ce qui concerne la nature du droit en question, l’État partie renvoie aux décisions de la Cour européenne des droits de l’homme pour montrer que le droit à un permis de séjour n’entre pas dans le cadre des droits consacrés par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui est très semblable à l’article 14 du Pacte. Une décision administrative en première instance refusant un visa n’est pas une «suit at law» aux fins de cette disposition. On ne peut pas dire en effet que cette décision porte sur une contestation des droits et obligations «de caractère civil» car il ne s’agit pas d’une action en justice engagée par un individu pour qu’il soit statué sur ses droits opposés à ceux d’une autre partie: il s’agit d’une décision administrative et c’est un individu qui se prononce sur les droits d’un autre, en application d’une loi. La décision d’autoriser quelqu’un à entrer ou à rester sur son territoire appartient à l’État intéressé. Pour ce qui est de l’organe qui doit statuer sur ce droit, l’État partie réaffirme qu’une décision administrative de refuser un visa, prise en première instance, n’est pas une action «de caractère civil».

4.17En ce qui concerne l’article 17 du Pacte, l’État partie affirme qu’exiger d’un membre d’une famille qu’il quitte l’Australie en permettant aux autres de rester ne constitue pas nécessairement une «immixtion» dans la vie de famille de la personne expulsée pas plus que de ceux qui restent. D’après l’État partie, l’article 17 vise à protéger la vie privée des individus et les relations personnelles au sein d’une famille découlant de ce droit à la vie privée. La détention de M. Madafferi et son expulsion ne constituent pas une immixtion dans la vie privée des membres de sa famille, en tant qu’individus ou dans leurs relations les uns avec les autres. L’expulsion prévue ne vise pas à porter atteinte aux relations entre les membres de cette famille et l’État partie ne fera pas obstacle au maintien et au développement des relations entre eux. La détention et l’expulsion ont pour unique objet de préserver l’intégrité du système d’immigration de l’État partie. De l’avis de ce dernier, c’est à la famille de décider si les autres membres de la famille continueront à vivre en Australie ou partiront avec M. Madafferi en Italie ou dans un autre pays. L’État partie fait remarquer que seul le père est frappé d’une mesure d’expulsion; les enfants peuvent rester en Australie avec leur mère. Comme les enfants sont petits et que les deux parents sont d’origine italienne, ils pourraient sans difficulté s’intégrer à la société italienne si les autres membres de la famille rejoignaient M. Madafferi. Dans ce contexte, l’État partie relève que les auteurs ont été avisés que M. Madafferi ne serait pas tenu, en rentrant en Italie, d’exécuter le reste des peines d’emprisonnement auxquelles il avait été condamné. Quand il aura été expulsé, il sera en mesure de faire une demande de visa pour pouvoir revenir en Australie.

4.18Si le Comité est d’avis que la mesure prise par l’État partie à l’égard de M. Madafferi constitue une «immixtion» dans sa famille, il ne pourra pas qualifier une telle immixtion d’illégale ou d’arbitraire. L’État partie évoque le fait que le Pacte reconnaît le droit des États de contrôler l’immigration.

4.19L’État partie conteste le grief de violation de l’article 23 du Pacte, faisant valoir que son obligation de protéger la famille ne signifie pas qu’il ne peut pas expulser un étranger en situation irrégulière par la seule raison que cette personne a fondé une famille avec une Australienne. Il faut lire l’article 23 à la lumière du droit conféré à l’État partie par le droit international de contrôler l’entrée, le séjour et l’expulsion des étrangers. Conformément à ce droit le Pacte autorise l’État partie à prendre des mesures raisonnables pour contrôler l’immigration, même si ces mesures peuvent entraîner l’expulsion d’un parent. Si M. Madafferi se trouve dans la situation où il ne peut être avec sa famille que si tous se rendent en Italie c’est du fait de sa conduite et non pas parce que l’État partie n’a pas pris les mesures voulues pour protéger l’unité de la famille. On voit donc bien, d’après l’État partie, que la décision de refuser le visa a été prise conformément à la loi australienne et après examen des conséquences de la décision pour la famille Madafferi, entre autres choses.

4.20L’État partie relève que le grief de violation de l’article 24 est tiré seulement du fait qu’il a été proposé d’expulser M. Madafferi. Il affirme que cet acte ne peut pas constituer un manquement à l’obligation d’assurer des mesures de protection requises par la condition de mineur des enfants Madafferi. L’un des facteurs examinés par le Ministre quand il a pris la décision de refuser le visa était l’«intérêt supérieur» des enfants. La longue séparation du père et des enfants qui va se produire sera le résultat de décisions prises par M. et Mme Madafferi et non pas le résultat des actions de l’État partie. Les auteurs n’ont apporté aucun élément montrant que les enfants ne pouvaient pas être protégés comme il convient par Mme Madafferi s’ils restaient en Australie ou qu’il y ait quoi que ce soit qui empêche les enfants de vivre normalement en Italie.

4.21L’État partie indique que l’allégation de violation de l’article 26 semble porter sur la garantie d’égalité devant la loi, qui n’aurait pas été respectée par le Ministre quand il a refusé le visa. L’État partie réfute cette allégation et renvoie à son argumentation relative à l’article 9 du Pacte; il fait valoir que la décision du Ministre était nécessaire, appropriée, prévisible et proportionnée aux objectifs et qu’elle était légale, que M. Madafferi n’a pas satisfait au critère de personnalité, qu’il a eu la possibilité de défendre sa cause auprès du Ministre avant que celui‑ci ne se prononce, que le Ministre a motivé sa décision laquelle a fait l’objet d’un contrôle judiciaire qui a permis d’établir qu’elle n’était pas entachée d’erreur de droit, d’exercice indu du pouvoir ou de partialité, que cette décision était conforme à la loi sur l’immigration et ne reposait pas sur des preuves inexistantes.

4.22Pour ce qui est des violations des articles 2, 3, 5, des paragraphes 2 à 7 de l’article 14 et de l’article 16, l’État partie avance un grand nombre d’arguments pour rejeter ces griefs qu’il considère comme irrecevables et dénués de fondement.

Demande ultérieure de mesures provisoires de protection

5.1Le 16 septembre 2003, les auteurs ont informé le secrétariat que l’État partie avait fixé la date de l’expulsion de M. Madafferi au 21 septembre 2003 et ont demandé des mesures provisoires de protection pour empêcher l’expulsion. Ils demandaient également que le Comité donne des instructions pour qu’il soit assigné à domicile et ne reste plus dans le centre de rétention.

5.2Les auteurs donnent des renseignements sur la situation telle qu’elle est actuellement. Le 7 février 2002, comme l’état psychique de M. Madafferi se dégradait et que les autres membres de la famille souffraient de la situation, le Ministre a ordonné que M. Madafferi soit assigné à domicile, ce qui a été fait le 14 mars 2002. Il a continué à avoir des troubles, et des médecins, psychiatres et conseillers l’ont examiné chez lui, à ses frais. Les symptômes qui étaient apparus avant qu’il quitte le centre de rétention s’étaient certes atténués mais n’avaient pas complètement disparu.

5.3Le 20 juin 2003, l’autorisation spéciale de faire recours devant la High Court afin qu’elle se prononce sur la compétence du Ministre pour intervenir et annuler la décision du Tribunal des recours administratifs a été refusée. Le 25 juin 2003, le Département de l’immigration et des affaires multiculturelles a mis fin à l’arrangement sur l’assignation à domicile parce que M. Madafferi risquait davantage de passer dans la clandestinité maintenant que tous les recours internes étaient épuisés avec la décision de la High Court, rendue cinq jours plus tôt. Le même jour, M. Madafferi a été reconduit au centre de rétention de Maribyrnong. Il a adressé une motion constitutionnelle à la High Court, qui l’a rejetée le 25 juin 2003.

5.4La façon dont M. Madafferi a été reconduit en détention est décrite comme une opération «de style commando», 17 hommes armés de la police fédérale étant arrivés sans prévenir dans un fourgon accompagné de deux autres véhicules de la police fédérale. M. Madafferi les a suivis sans résister. Mme Madafferi était terrifiée pour son mari parce qu’elle croyait qu’ils étaient en train de l’expulser. Les deux plus jeunes enfants, qui avaient également assisté à la scène, ont eu des troubles alimentaires pendant des semaines. Les auteurs font valoir que cet acte des autorités était injustifié et disproportionné aux circonstances, d’autant plus que M. Madafferi avait rigoureusement observé toutes les conditions de l’assignation à domicile pendant 15 mois.

5.5Avant qu’il ne soit décidé de mettre fin à l’assignation à domicile, un rapport médical avait été adressé au Département de l’immigration, à la demande de celui‑ci, et attestait qu’il fallait laisser M. Madafferi en assignation à domicile car les raisons médicales pour lesquelles le Ministre avait décidé de cette mesure existaient toujours ou réapparaîtraient immanquablement si l’intéressé retournait dans le centre de rétention de Maribyrnong. Ainsi, d’après les auteurs, en mettant fin à l’assignation à domicile l’État partie a agi contre son propre avis médical et psychiatrique.

5.6Le 22 juin 2002, les autorités italiennes ont informé M. Madafferi qu’elles avaient décidé l’extinction de ses peines et annulé le mandat d’arrestation lancé contre lui. En juin 2003, M. Madafferi a demandé au Ministre de réexaminer sa décision de lui refuser un visa pour conjoint compte tenu de cette nouvelle. Le Ministre a répondu qu’il n’y avait pas de fondement légal pour revenir sur cette décision, ce que la Cour fédérale a confirmé le 19 août 2003; cette décision est actuellement en appel devant la Chambre plénière.

5.7Le 18 septembre 2003, le Rapporteur spécial, agissant en application de l’article 86 du règlement intérieur du Comité a demandé à l’État partie, compte tenu des informations fournies, de l’imminence de l’expulsion, prévue pour le 21 septembre 2003, et du fait que la communication devait être examinée à la soixante‑dix‑neuvième session du Comité (octobre 2003) de ne pas expulser M. Madafferi avant la clôture de cette session. Il a également demandé à l’État partie de lui adresser dès qu’il le pourrait des renseignements sur une éventuelle assignation à domicile ou sur d’autres mesures qui pourraient avoir été adoptées pour réduire le risque d’atteinte grave pour M. Madafferi, notamment de suicide, qui a été établi même par les autorités de l’État partie, s’il restait en détention.

5.8Dans une réponse datée du 17 octobre 2003, l’État partie a fait savoir qu’il accédait à la demande du Rapporteur spécial et n’expulserait pas M. Madafferi avant que le Comité n’ait examiné la communication, à sa soixante‑dix‑neuvième session. Il exposait les faits de l’affaire relatée par les auteurs et ajoutait que M. Madafferi ne pouvait plus être assigné à domicile parce qu’il avait épuisé tous les recours internes, conformément à l’article 198 de la loi sur l’immigration qui oblige à expulser les étrangers en situation irrégulière dès qu’il est possible de le faire.

5.9Pour ce qui est des mesures prises pour réduire le risque de préjudice, l’État partie signale un rapport médical daté du 26 septembre 2003 qui résume les soins reçus par M. Madafferi depuis qu’il est retourné au centre de rétention. Il y a notamment des consultations quotidiennes avec l’infirmière et le conseiller du centre et des consultations régulières avec les services de santé mentale du sud‑ouest. Malgré cette prise en charge, l’état psychique de M. Madafferi a continué de se dégrader au point qu’il a été admis dans un hôpital psychiatrique le 18 septembre 2003 et déclaré incapable d’entreprendre un voyage.

5.10Le 7 novembre 2003, le Rapporteur spécial, agissant en application de l’article 86 du règlement intérieur du Comité, a prolongé jusqu’à la quatre‑vingtième session la demande de mesures provisoires de protection faite à l’État partie, compte tenu des observations supplémentaires reçues des auteurs et de la requête de l’État partie qui avait souhaité avoir la possibilité d’y répondre.

Commentaires des auteurs

6.1Dans une lettre datée du 30 septembre 2003, les auteurs donnent des renseignements complémentaires sur les faits et font part de leurs commentaires sur la recevabilité et le fond. L’assignation à domicile de M. Madafferi, qui a duré du 14 mars 2002 au 25 juin 2003, avait été acceptée «sur la base de la récupération du coût réel pour l’administration». Le coût avait été estimé à 16 800 dollars par mois, somme qui a été payée à l’avance et, après le dépôt d’une caution de 50 000 dollars, l’auteur a été placé en assignation à résidence le 14 mars 2002. Les auteurs ont effectué le premier versement de 16 800 dollars puis un deuxième. Ensuite, ils n’ont plus fait de versement parce que la famille n’a pas réussi à réunir davantage d’argent. Les auteurs affirment qu’ils ont été contraints d’accepter ces conditions financières, contre l’avis de leurs avocats, parce qu’il n’y avait pas d’autre moyen pour eux d’être réunis. Ils ajoutent que l’État partie avait l’obligation de proposer l’assignation à domicile à titre de mesure de substitution à la détention dans le cas de l’immigration, vu la dégradation de l’état de santé de M. Madafferi, et que ce n’était pas à eux (les auteurs) de payer pour obtenir un moyen de stabiliser son état de santé.

6.2Les auteurs continuent d’invoquer des violations de chacun des articles qu’ils déclaraient avoir été violés (voir par. 1) et donnent des précisions sur les griefs de violation des articles 9, 10, 12, 13, 17, 23 et 24 du Pacte. Pour ce qui est de l’article 9, ils précisent que ce grief ne concerne que M. Madafferi. Ils font valoir que, même si la décision de le placer en détention est légale, elle a été arbitraire et n’était ni «raisonnable» ni «nécessaire» eu égard aux circonstances. Rien ne montre qu’il risque de prendre la fuite puisque ce qu’il veut, au contraire, c’est obtenir de rester avec sa famille en Australie. Il n’y a rien non plus qui indique qu’il ait commis une infraction depuis son arrivée dans ce pays. Il n’a plus d’attaches en Italie puisqu’il vit en Australie depuis 15 ans et qu’il a fondé une famille, il a un commerce de fruits, il a contracté une hypothèque et il a un numéro d’identification fiscale. C’est lui le soutien de famille; s’il retourne en Italie il n’a aucune chance d’obtenir un emploi assez important pour lui permettre d’entretenir sa famille. Dans ces circonstances, le placement en détention est disproportionné et injustifié. À cause de sa détention, Mme Madafferi ne reçoit pas de prestations de sécurité sociale en tant que mère seule car au regard de la loi les conjoints ne sont pas légalement séparés. Elle n’a pas non plus droit à une pension d’invalidité ou de soutien de famille alors que son mari est dans l’incapacité de travailler.

6.3Avant de l’envoyer au centre de rétention de Maribyrnong, l’État partie n’a pas envisagé d’autres formes de détention. L’assignation à domicile n’a été décidée qu’après constatation des troubles psychiques que la détention avait causés à M. Madafferi et n’a duré qu’une période limitée. L’État partie n’a pas donné de motifs pour expliquer pourquoi l’assignation à domicile ou une autre formule de contrôle avec obligation de se présenter régulièrement aux autorités n’avait pas été envisagée ni appliquée à un autre moment. Quand enfin le Ministre a ordonné l’assignation à domicile, le Département de l’immigration a mis plus de huit semaines à exécuter la décision.

6.4En ce qui concerne l’argument de l’État partie qui fait valoir que M. Madafferi est par deux fois resté dans le pays après la date d’expiration de son visa, les auteurs objectent que la première fois il avait 15 ans, il obéissait donc à son père et ne pouvait pas décider de son départ. La deuxième fois c’était parce qu’il avait cru à tort qu’épouser une Australienne lui donnait automatiquement le droit de rester en Australie. Les auteurs soulignent que M. Madafferi est entré en Australie avant que la disposition relative à la personnalité (Directive 17) ne soit introduite dans la législation.

6.5D’après les auteurs, M. Madafferi n’a pas bénéficié d’une procédure équitable, étant donné qu’il pouvait légitimement attendre quand il a saisi le Tribunal des recours administratifs (TRA) que ce dernier se prononcerait sur sa demande de visa pour conjoint. Le Ministre n’a pas fait recours contre la décision du TRA et le Département de l’immigration n’a pas réexaminé la décision en tenant compte des instructions du TRA. L’annulation de la décision du TRA et la reprise depuis le début de toute la procédure d’examen de la demande ont constitué un manquement au principe de la procédure équitable. Les auteurs font valoir que si le Ministre n’était pas encore intervenu et n’avait pas pris sa décision du 18 octobre 2000, il était raisonnable d’escompter une réponse positive à la demande de visa pour conjoint quand le Département de l’immigration aurait réexaminé le dossier.

6.6Les auteurs précisent que le grief de violation du paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte concerne exclusivement M. Madaferri. Il n’était pas approprié de le maintenir longtemps en détention à Maribyrnong, car cet établissement est considéré comme un établissement pour courte durée seulement. Les capacités du centre ont été largement déplacées et le surpeuplement est fréquent. L’angoisse et les tensions inhérentes à la détention empêchent les détenus de vivre selon leurs habitudes, leurs pratiques religieuses et leurs coutumes. Les auteurs ajoutent que les documents ne manquent pas sur les conditions des centres de rétention en Australie.

6.7Les auteurs citent les épisodes ci‑après, qui ne constituent pas une liste exhaustive mais illustrent la façon dont les droits consacrés à l’article 10 du Pacte sont violés. Premièrement, l’auteur n’a pas pu être là quand son quatrième enfant est né parce qu’un agent du centre de rétention avait déclaré qu’on ne pouvait pas faire venir un taxi à temps, alors que le Département de l’immigration avait été prévenu quatre heures à l’avance. Après la naissance, la présence de gardes de sécurité dans la salle de travail avait gêné Mme Madaferri et la visite avait donc été écourtée. Deuxièmement, le Département de l’immigration n’avait pas autorisé l’auteur à se rendre plus d’une fois auprès de sa femme et de son bébé à la maternité et quand ils sont rentrés à la maison. L’auteur reconnaît que l’État partie a autorisé une autre visite à la maternité, mais cette visite a eu lieu sous garde rapprochée.

6.8Troisièmement, le Département de l’immigration n’a pas accepté d’assouplir les modalités de l’assignation à domicile de façon à permettre à la famille de participer à des activités, en tant que cellule familiale, pour faire plaisir aux enfants. Soit il était interdit à M. Madaferri de faire des sorties en famille, soit il le pouvait mais accompagné de gardiens, ce qui attirait l’attention dans des lieux publics. Cela ne faisait qu’aggraver l’humiliation de l’auteur et de sa famille en public. Quatrièmement, la décision de mettre fin à l’assignation à domicile prise par le Département de l’immigration a été exécutée le 25 juin 2003 avec un déploiement de force inutile et disproportionnée. Cinquièmement, que ce soit par négligence ou délibérément, il n’a pas été tenu compte des conseils et des avertissements faits par les médecins et les psychiatres de l’État partie lui‑même, qui soulignaient que le maintien en détention de M. Madaferri avait des incidences graves sur sa santé mentale. Pendant longtemps, il n’a pas reçu de traitement et son hospitalisation d’office dans un établissement psychiatrique aurait pu être évitée si les avertissements avaient été écoutés.

6.9Les auteurs affirment que le paragraphe 1 de l’article 12 s’applique bien aux circonstances de l’affaire et que rien dans le paragraphe 3 de cet article ne devrait restreindre l’application du paragraphe 1 aux faits de la cause. Les auteurs exposent les faits ci‑après pour démontrer que M. Madafferi a noué avec l’Australie des liens qui ont toutes les caractéristiques voulues pour qu’il puisse appeler l’Australie «son propre pays» au sens du paragraphe 4 de l’article 12. Ses deux parents, qui vivaient en Italie, sont morts. Son grand‑père s’est installé en Australie en 1923 et y est resté jusqu’à sa mort; son père est arrivé en Australie dans les années 50 et il est retourné en Italie à la retraite, au bénéfice d’une pension australienne; lui‑même n’est pas retourné en Italie; il a un permis de conduire australien, un numéro d’identification fiscale, une carte de santé (Medicare) et il a un commerce qui emploie du personnel et pour lequel il paie des impôts; il avait un passeport italien qu’il a laissé expirer; il a renoncé à sa résidence dans sa ville natale et il n’est plus enregistré comme domicilié en Italie; les autorités italiennes savent qu’il habite en Australie et en ont pris note; ses frères et sa sœur ont tous officiellement renoncé à leur nationalité italienne. De plus, les auteurs soulignent que M. Madafferi n’a commis aucune infraction en Australie. En ce qui concerne la «non‑divulgation d’infractions pour lesquelles il a été condamné par contumace en Italie», ils objectent que M. Madafferi ne savait pas qu’il avait été condamné «quand il a eu son premier entretien avec les agents de l’immigration et qu’ils lui ont posé la question».

6.10En ce qui concerne l’article 13 du Pacte, les auteurs font valoir que la décision de refuser le visa pour conjoint était en partie motivée par le fait qu’en Italie un mandat d’arrestation avait été lancé contre M. Madafferi. Or, en juin 2002, le mandat a été annulé à la suite de la décision de prononcer l’extinction des condamnations. Les auteurs invoquent une violation de l’article 13 constituée par le refus du Ministre de revenir sur sa décision alors que les circonstances avaient changé, celui‑ci affirmant qu’il n’avait aucun fondement légal pour le faire.

6.11Pour ce qui est des allégations de violation des articles 17, 23 et 24 (concernant tous les auteurs), les auteurs font valoir que, si M. Madafferi est expulsé, sa femme et ses enfants resteront en Australie. Cette séparation physique leur serait imposée par l’État partie ce qui constituerait une immixtion dans la vie de famille ou dans la cellule familiale. Il n’y a aucune raison de penser que les liens conjugaux et familiaux ne sont pas sincères et forts et il y a des preuves médicales que tous les membres de la famille souffriraient de la séparation.

6.12Pour ce qui est de l’argument selon lequel sa femme et ses enfants devraient suivre M. Madafferi, les auteurs font valoir que c’est un argument subjectif et non pas juridique. Ils ont la nationalité australienne et ont le droit de rester en Australie; leur résidence est protégée par d’autres articles du Pacte. S’ils accompagnent M. Madafferi en Italie, ils auraient des difficultés à s’intégrer. Les enfants connaissent déjà des troubles émotionnels et des troubles du langage à cause de la situation qu’ils vivent. Ces problèmes seront aggravés en Italie car ils ne pourront pas facilement communiquer. Mme Madafferi et les enfants n’ont jamais été en Italie et seule Mme Madafferi parle un peu la langue. Ils n’ont pas de parents même éloignés en Italie.

6.13Les auteurs font valoir que si la famille reste en Australie, Mme Madafferi n’arrivera pas à s’occuper seule de quatre enfants. En automne 2003, elle a eu une grave dépression nerveuse et a été admise à l’hôpital Rosehill d’Essendon (État de Victoria) pendant cinq jours. La pression qu’elle subit à cause de cette affaire et des difficultés qu’il y a à s’occuper seule de quatre jeunes enfants et à les élever a été et continue d’être écrasante.

6.14Les auteurs ajoutent que M. Madafferi resterait en Italie pour une durée indéterminée et n’aurait guère de perspectives de rentrer en Australie même à titre provisoire. En effet, le «critère de personnalité» est un élément essentiel de la demande de visa pour conjoint, qu’elle soit faite depuis l’étranger ou en Australie. S’il ne peut satisfaire ce critère, cela signifie concrètement que M. Madafferi se verra opposer un refus chaque fois qu’il demandera un visa. Aucun agent subordonné au Ministre n’aura le pouvoir de passer outre à la décision que le Ministre a personnellement prise dans cette affaire et cela peut également dissuader le Tribunal des recours administratifs d’exercer son pouvoir discrétionnaire si une demande était rejetée en première instance et que la décision faisait l’objet d’un recours.

Observations supplémentaires de l’État partie

7.1Par une lettre datée du 6 avril 2004, l’État partie affirme que le nouveau conseil des auteurs n’a pas été mandaté et que la communication est donc irrecevable ratione personae. Il objecte que, contrairement à ce qu’avancent les auteurs, il n’a aucune obligation de proposer l’assignation à domicile à titre de forme de substitution à la détention eu égard à l’état de santé de M. Madafferi et qu’une solution autre que la détention est possible dans des circonstances exceptionnelles uniquement. Pour ce qui est des frais de l’assignation à résidence, il est opposé que M. Madafferi les a acceptés et qu’à tous les stades, l’État partie a fait ce qu’il pouvait pour qu’il bénéficie des soins appropriés.

7.2L’État partie dit qu’il n’a pas reçu le moindre acte écrit informant que les peines ou les condamnations avaient été éteintes ou effacées du casier judiciaire de M. Madafferi et le fait qu’il a été ainsi pénalement condamné doit être pris en considération pour statuer sur une demande de visa.

7.3En ce qui concerne l’article 9 du Pacte et l’argument des auteurs qui affirment que le risque de fuite est faible, l’État partie cite un courrier adressé par le Département de l’immigration à l’agent de l’immigration chargé du dossier Madafferi, daté du 25 juin 2003 et portant sur la fin de l’assignation à domicile, où il est dit que maintenant que les recours internes sont épuisés, le risque qu’il prenne la fuite est élevé. Pour ce qui est de l’argument selon lequel le Ministre a pris sur l’affaire une décision entièrement nouvelle au lieu de la réexaminer selon les instructions données par le Tribunal des recours administratifs dans sa décision du 7 juin 2000, l’État partie reconnaît que le Ministre avait a priori l’obligation de reconsidérer la question. Toutefois, il réaffirme que certaines décisions du TRA peuvent être annulées par le Ministre en vertu de l’article 501A de la loi sur l’immigration de 1958 (note 11) et que la décision du 18 octobre 2000 était valable.

7.4À l’argument selon lequel M. Madafferi pouvait raisonnablement attendre que le TRA se prononce sur sa demande de visa pour conjoint, l’État partie objecte que cette juridiction n’a pas compétence pour déterminer s’il répond aux critères pour obtenir ce visa et que son rôle devait se limiter à examiner le refus du visa pour conjoint au motif de la «personnalité»; l’instruction qu’il avait donnée portait uniquement sur la personnalité.

7.5L’État partie dément que le centre de rétention de Maribyrnong soit considéré comme un établissement pour détention de courte durée. Au contraire c’était l’établissement qui convenait dans cette affaire parce que la famille et l’avocat de M. Madafferi pouvaient s’y rendre facilement. À l’allégation des auteurs qui disent que l’État partie aurait dû accepter d’assouplir les conditions de l’assignation à domicile, l’État partie répond que M. Madafferi avait toute liberté pour recevoir des visiteurs chez lui et que des dispositions spéciales avaient été prises pour qu’il puisse assister à un certain nombre de réunions de famille, notamment un mariage, les réceptions pour la confirmation de deux de ses enfants et des fiançailles dans la famille. Pour ce qui est de la fin de l’assignation à domicile auquel il aurait été procédé avec un déploiement de force excessif, il explique qu’un fonctionnaire du Département de l’immigration s’est présenté au domicile de M. Madafferi accompagné de huit membres de la police fédérale australienne et de deux administrateurs du Service pénitentiaire australasien. La visite aurait duré huit minutes. L’agent du Département de l’immigration a attendu M. Madafferi dans l’allée et l’a informé qu’il se trouvait maintenant sous la garde du Département et devait retourner au centre de rétention de Maribyrnong (Melbourne). M. Madafferi a été accompagné jusqu’à un véhicule garé dans la rue. L’agent du Département de l’immigration se souvient que les policiers n’avaient pas leurs armes à la main. Le 19 janvier 2004, le directeur adjoint des services cliniques du programme de santé mentale Mercy à Weeribee a fait savoir que M. Madafferi n’était toujours pas en état de sortir de l’hôpital.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.3En ce qui concerne la question de la qualité pour agir et de l’argument de l’État partie qui objecte que le conseil des auteurs n’a pas d’autorisation pour les représenter, le Comité note qu’il a reçu une confirmation écrite du mandat donné à un représentant pour agir au nom des auteurs, représentant qui a lui‑même transmis d’autres écrits établis par les conseils australiens des auteurs. Le Comité conclut donc que les deux conseils des auteurs ont qualité pour agir en leur nom et la communication n’est donc pas irrecevable pour ce motif.

8.4Pour ce qui est de l’argument du non‑épuisement des recours internes avancé par l’État partie parce que le recours administratif consistant à saisir la Commission des droits de l’homme et de l’égalité des chances n’a pas été exercé, le Comité rappelle sa jurisprudence et réaffirme qu’une décision rendue par cet organe ne serait qu’une recommandation et n’aurait aucun effet obligatoire et que par conséquent il ne peut pas s’agir d’un recours utile au sens du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

8.5En ce qui concerne l’autre argument de non‑épuisement des recours internes parce que M. Madafferi n’a pas fait une demande d’habeas corpus et parce que la Cour fédérale plénière et la High Court ne s’étaient pas encore prononcées sur les appels introduits pour contester la légalité de la décision du Ministre, le Comité relève qu’au moment où il examine la communication, ces recours ont été épuisés.

8.6Pour ce qui est des griefs de violation des articles 2 et 3, des paragraphes 1 à 3 de l’article 12, des paragraphes 2 à 7 de l’article 14 et de l’article 16 du Pacte, le Comité estime que les auteurs n’ont pas montré, aux fins de la recevabilité, en quoi l’un quelconque des droits consacrés dans ces dispositions ont en fait été violés. Ces griefs sont donc irrecevables en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif. De plus, étant donné que l’article 5 du Pacte ne crée pas un droit individuel distinct, l’allégation au titre de cette disposition est incompatible avec le Pacte et donc irrecevable en vertu de l’article 3 du Protocole facultatif.

8.7En ce qui concerne la violation du principe de la procédure équitable reprochée au Ministre dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire ou du fait de son refus de réexaminer la demande de visa de M. Madafferi, le Comité note que les auteurs n’ont pas rattaché ces questions à des articles spécifiques du Pacte. Il relève de plus que la légalité de la décision du Ministre d’invoquer son pouvoir discrétionnaire a fait l’objet d’un contrôle judiciaire par la Cour fédérale ainsi que par la Cour fédérale plénière et que la question de savoir si le Ministre pouvait revenir sur cette décision a également été examinée par la Cour fédérale. Ainsi, bien que le Comité estime que l’application de cette procédure peut soulever des questions au regard du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte et de l’article 13, il conclut que les auteurs n’ont pas suffisamment étayé leurs allégations aux fins de la recevabilité. En conséquence, le Comité considère que ce grief est irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif. Toutefois, le Comité considère que l’allégation selon laquelle le principe de la procédure équitable n’a pas été respecté dans l’exercice par le Ministre de son pouvoir discrétionnaire soulève bien une question au regard de l’article 26, et qu’elle a été suffisamment étayée aux fins de la recevabilité. Le Comité conclut donc que ce grief est recevable au titre de l’article 26 du Pacte.

8.8En ce qui concerne tout autre grief qui peut être tiré de la période passée en assignation à domicile, y compris l’obligation faite à M. Madafferi de payer les services de sécurité assurés par l’État partie et le fait que l’État partie n’aurait pas suivi son état de santé mental pendant cette période, il ressort du dossier que les modalités de l’assignation à domicile ont été établies par contrat et approuvées par les auteurs. La lecture de ce contrat montre que l’une des clauses imposait aux auteurs le paiement des frais médicaux et que cette clause n’a pas été contestée devant les tribunaux. En fait, la seule question concernant ce contrat qui ait été contestée devant les juridictions internes portait sur le montant dû par les auteurs. La légalité du contrat en soi n’a pas été contestée. Pour cette raison, toutes questions relatives aux modalités de l’assignation à domicile qui pourraient être soulevées au regard du Pacte sont irrecevables pour non‑épuisement des recours internes, en vertu du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

8.9Le Comité considère que les autres griefs des auteurs relativement à l’article 9, au paragraphe 4 de l’article 12 et aux paragraphes 1 et 7 de l’article 10 en ce qui concerne M. Madafferi seulement et des articles 17, 23 et 24 en ce qui concerne tous les auteurs sont recevables et il procède à leur examen quant au fond.

Examen au fond

9.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la communication à la lumière de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

9.2En ce qui concerne le grief de violation de l’article 9 portant sur la détention de l’auteur, le Comité relève que l’auteur est en détention depuis le 16 mars 2001, même s’il en a passé une partie en étant assigné à domicile. Il rappelle sa jurisprudence et souligne que, même si la rétention d’immigrants en situation illégale n’est pas en soi arbitraire, la mesure peut être qualifiée d’arbitraire si elle n’est pas nécessaire compte tenu de toutes les circonstances de l’affaire: l’élément de proportionnalité entre en jeu. Le Comité prend note des raisons invoquées par l’État partie pour justifier sa décision de placer M. Madafferi en détention et ne peut pas conclure que la mesure était disproportionnée par rapport à ces raisons. Il note aussi que M. Madafferi a certes commencé à souffrir de troubles psychologiques pendant sa détention au centre de rétention de Maribyrnong jusqu’en mars 2002 et qu’à ce stade l’État partie, sur l’avis des médecins, l’a assigné à domicile, mais qu’il n’avait pas présenté de troubles en arrivant au centre de rétention, un an plus tôt. Ainsi, bien que le Comité soit préoccupé maintenant, après les faits, de ce que la détention ait apparemment grandement contribué à aggraver l’état de santé mentale de M. Madafferi, on ne peut pas demander à l’État partie d’avoir anticipé cette situation. En conséquence, le Comité ne peut pas conclure que la décision de placer M. Madafferi en détention à partir du 16 mars 2001 était arbitraire au sens du paragraphe 1 de l’article 9 du Pacte.

9.3Pour ce qui est du retour, le 25 juin 2003, au centre de rétention de Maribyrnong, où M. Madafferi est resté détenu jusqu’à son admission à l’hôpital psychiatrique, le 18 septembre 2003, le Comité prend note de l’argument de l’État partie qui fait valoir que, comme M. Madafferi avait à ce moment là épuisé les recours internes, il lui serait plus facile de l’expulser s’il était en détention et que le risque qu’il prenne la fuite était accru. Il relève également les arguments de l’auteur, que l’État partie n’a pas contestés, qui affirme que cette forme de détention a été décidée contre l’avis de plusieurs médecins et psychiatres consultés par l’État partie lui‑même, qui ont tous affirmé qu’une nouvelle période en centre de rétention risquerait d’aggraver encore l’état de M. Madafferi. Dans ce contexte et compte tenu de l’hospitalisation d’office en établissement psychiatrique de M. Madafferi, le Comité estime que la décision de l’État partie de renvoyer M. Madafferi à Maribyrnong et la manière dont le transfert a été effectué ne reposaient pas sur une appréciation correcte des circonstances de l’affaire mais était en soi une mesure disproportionnée. En conséquence, le Comité conclut que cette décision et la détention qui en a découlé ont été contraires au paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte. Compte tenu de cette conclusion concernant l’article 10, disposition du Pacte traitant spécifiquement de la situation des personnes privées de liberté et consacrant pour cette catégorie de personnes les éléments visés plus généralement à l’article 7, il n’est pas nécessaire d’examiner séparément les plaintes relatives à l’article 7.

9.4Le Comité note l’allégation des auteurs qui affirment que les droits garantis au paragraphe 1 de l’article 10 et à l’article 7 également ont été violés à cause des conditions de détention dans le centre de rétention; les auteurs qualifient de mauvais traitements notamment ce qui s’était passé à la naissance de son fils et, en particulier, le fait que l’État partie n’a pas pris en considération la détérioration de la santé mentale de M. Madafferi et n’a pas pris de mesure. Le Comité rappelle que M. Madafferi avait déjà passé un an dans le centre de rétention, du 16 mars 2001 au mois de mars 2002, et avait été assigné à domicile sur décision du Ministre en février 2002, en raison des rapports médicaux. Le Comité estime certes fâcheux que l’État partie n’ait pas fait preuve de plus de diligence pour exécuter la décision du Ministre, ce qui a pris six semaines comme le reconnaît l’État partie lui‑même, mais il ne peut pas conclure que ce laps de temps a constitué en soi une violation de l’une quelconque des dispositions du Pacte. De même, de l’avis du Comité, les conditions dans lesquelles M. Madafferi a été détenu et ce qui s’est passé à la naissance de son enfant ou le retour en détention ne constituent une violation de l’une quelconque des dispositions du Pacte autre que celle qui est constatée au paragraphe précédent.

9.6Pour ce qui est de la question de savoir si les droits consacrés par le paragraphe 4 de l’article 12 du Pacte ont été violés parce que M. Madafferi aurait été arbitrairement privé du droit d’entrer dans son propre pays, le Comité doit d’abord déterminer si pour M. Madafferi l’Australie est bien «son propre pays» aux fins de cette disposition. Le Comité rappelle conformément à la jurisprudence dégagée dans l’affaire Stewart c. Canada, qu’une personne qui entre dans un État donné, en vertu de la législation de cet État en matière d’immigration et sous réserve des conditions énoncées dans cette législation, ne peut pas normalement considérer que cet État est «son propre pays» alors qu’elle n’en a pas acquis la nationalité et qu’elle conserve la nationalité de son pays d’origine. Il pourrait exister une exception, dans des circonstances limitées, par exemple quand des obstacles déraisonnables sont posés à l’acquisition de la nationalité. Tel n’est pas le cas dans la présente affaire et les autres arguments avancés par les auteurs ne suffisent pas pour que cette exception s’applique. Dans les circonstances, le Comité conclut que M. Madafferi ne peut pas revendiquer l’Australie comme «son propre pays», aux fins du paragraphe 4 de l’article 12 du Pacte. En conséquence, il ne peut pas y avoir violation de cette disposition en l’espèce.

9.7Pour ce qui est de la violation de l’article 17, le Comité prend note des arguments de l’État partie qui fait valoir qu’il n’y a pas d’«immixtion» car c’est à la famille Madafferi de décider si les autres membres de la famille accompagneront le père en Italie ou resteront en Australie, choix qui ne dépend pas des actions de l’État. Le Comité réaffirme, conformément à sa jurisprudence, qu’il peut y avoir des cas dans lesquels le refus d’un État partie de laisser un membre d’une famille demeurer sur son territoire représente une immixtion dans la vie de famille de cette personne. Mais le simple fait que l’un des membres d’une famille ait le droit de rester sur le territoire d’un État partie ne fait pas forcément de l’éloignement des autres membres de la même famille une immixtion du même ordre.

9.8Dans la présente affaire, le Comité considère que la décision d’expulser le père d’une famille de quatre jeunes enfants et d’obliger cette famille à choisir entre l’accompagner ou rester sans lui dans l’État partie doit être considérée comme une «immixtion» dans cette famille, du moins dans le cas où, comme ici, quelle que soit la décision une vie de famille établie depuis longtemps serait profondément bouleversée. Il s’agit donc de déterminer si cette immixtion serait ou non arbitraire et par conséquent contraire à l’article 17 du Pacte. Le Comité observe que dans les cas d’expulsion imminente le moment à prendre en considération pour se prononcer sur ce point est le moment où il examine l’affaire. Il observe de plus que dans les cas où une partie d’une famille doit quitter le territoire de l’État partie alors que l’autre a le droit de rester, les critères pour établir si l’immixtion dans la vie de famille des intéressés peut ou ne peut pas être justifiée objectivement doivent être considérés d’une part eu égard à l’importance des motifs avancés par l’État partie pour expulser l’intéressé et d’autre part eu égard à la situation de détresse dans laquelle la famille et ses membres se trouveraient suite à l’expulsion. En l’espèce, le Comité note que l’État partie justifie l’expulsion de M. Madafferi par l’illégalité de sa présence en Australie, la malhonnêteté dont il aurait fait preuve à l’égard du Département de l’immigration et des affaires multiculturelles et son caractère de «persona non grata» en raison des infractions pénales commises en Italie 20 ans plus tôt. Le Comité relève également que les peines prononcées contre M. Madafferi en Italie ont été éteintes et qu’il ne fait plus l’objet d’aucun mandat d’arrestation dans ce pays. Parallèlement, le Comité note les très grandes difficultés que l’expulsion entraînerait pour une famille qui existe depuis 14 ans. Si Mme Madafferi et les enfants devaient décider d’émigrer en Italie pour éviter l’éclatement de la famille, ils devraient non seulement vivre dans un pays qu’ils ne connaissent pas et dont les enfants (dont deux ont déjà 13 et 11 ans) ne parlent pas la langue, mais aussi s’occuper, dans un environnement qui leur est étranger, d’un époux et père dont la santé mentale est sérieusement délabrée, en partie du fait d’actes qui peuvent être attribués à l’État partie. Dans ces circonstances très particulières, le Comité estime que les raisons avancées par l’État partie pour justifier la décision du Ministre qui, passant outre au jugement du Tribunal des recours administratifs, veut expulser M. Madafferi, ne sont pas suffisamment pressantes pour justifier, dans l’affaire à l’examen, une immixtion de cette ampleur dans la vie de la famille ni une atteinte au droit des enfants de bénéficier des mesures de protection qu’exige leur qualité de mineurs. C’est pourquoi, le Comité estime donc que l’expulsion de M. Madaferri constituerait, s’il y était procédé, une immixtion arbitraire dans la famille, incompatible avec le paragraphe 1 de l’article 17 du Pacte, lu conjointement avec l’article 23, à l’égard de tous les auteurs, ainsi qu’une violation du paragraphe 1 de l’article 24 du Pacte à l’égard des quatre enfants mineurs, à qui les mesures de protection que leur condition de mineur exige n’auraient pas été assurées.

9.9Ayant constaté une violation de l’article 17 du Pacte, lu conjointement avec les articles 23 et 24, tenant en partie à la décision du Ministre de passer outre au jugement du Tribunal des recours administratifs, le Comité considère qu’il n’est pas nécessaire d’examiner séparément le grief de violation de l’article 26 du Pacte qui serait constituée par le caractère arbitraire de cette décision.

10.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, est d’avis que l’État partie a commis une violation des droits reconnus à M. Francesco Madafferi au paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte. Le Comité estime en outre que l’expulsion de M. Madafferi constituerait, s’il y était procédé, une immixtion arbitraire dans la famille, incompatible avec le paragraphe 1 de l’article 17 du Pacte lu conjointement avec l’article 23, à l’égard de tous les auteurs, et de plus une violation du paragraphe 1 de l’article 24 à l’égard des quatre enfants mineurs pour manquement à l’obligation d’assurer les mesures de protection exigées par leur condition de mineur.

11.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie a l’obligation d’assurer aux auteurs un recours utile et approprié qui consisterait à s’abstenir d’expulser M. Madafferi tant que sa demande de visa pour conjoint n’aura pas été examinée en accordant l’attention nécessaire à la protection exigée par la condition de mineur des enfants. L’État partie est tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte, et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation est établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est également invité à rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

APPENDICE

Opinion individuelle de M. Nisuke Ando

Je ne suis pas opposé à l’adoption des constatations du Comité dans cette affaire. Cependant, en raison des irrégularités que je perçois dans la procédure qui a conduit à leur adoption, je ne m’associe pas au consensus par lequel le Comité les a adoptées.

(Signé) Nisuke Ando

[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

Opinion individuelle de M me  Ruth Wedgwood

En Australie, les demandes de visa sont examinées au regard d’une norme légale qui est celle de l’«intérêt public». Dans le cadre de cette évaluation, les «antécédents judiciaires de l’intéressé» et sa «conduite générale» peuvent être considérés comme reflétant sa «personnalité» (manque d’«intégrité»). Tout refus de visa par un fonctionnaire du premier niveau de l’administration peut être réexaminé par un tribunal des recours administratifs du Département de l’immigration et des affaires multiculturelles.

En dernière analyse cependant, le résultat de la procédure de recours administrative n’est pas impératif. Le Ministre de l’immigration est habilité à décider en toute indépendance d’annuler une décision favorable du premier niveau de l’administration ou du Tribunal des recours administratifs. Le Ministre peut agir de la sorte lorsqu’il «a des motifs raisonnables de soupçonner que l’intéressé ne satisfait pas au critère de personnalité», que le requérant ne l’a pas convaincu du contraire et qu’il estime que le refus de visa est «dans l’intérêt national». Cela n’est pas aussi subjectif qu’il n’y paraît étant donné qu’un «antécédent judiciaire important» est un fondement prévu par les textes pour conclure à un manque d’intégrité et que toute «condamnation à un emprisonnement de 12 mois ou plus» constitue un «antécédent judiciaire important».

Le coauteur de la communication, M. Francesco Madafferi, a fait l’objet d’un refus de visa de ce type de la part du Ministre australien de l’immigration en raison de l’importance de ses antécédents judiciaires. Le Tribunal des recours administratifs était enclin à se montrer plus indulgent que le Ministre, mais ce tribunal a aussi fait état d’antécédents judiciaires allant bien au‑delà de ce que relève le Comité dans ses constatations (voir supra, note 2).

Invoquant l’article 17 du Pacte relatif aux droits civils et politiques, le Comité cherche maintenant à faire obstacle à la décision du Ministre d’expulser Francesco Madafferi. L’article 17 interdit les «immixtions arbitraires ou illégales» dans la vie familiale. Mais la décision finale de l’État partie à l’égard de M. Madafferi n’est ni arbitraire ni illégale. La sympathie que l’on peut ressentir pour un demandeur de visa et sa famille n’autorise pas à faire abstraction de critères raisonnables régissant l’octroi ou le refus des visas. Les États sont habilités à ne pas accepter des individus ayant un sérieux passé de conduite délinquante. Les condamnations et sentences passées de M. Madafferi justifient amplement l’invocation du critère légal d’«antécédent pénal important» dans la décision du Ministre australien.

Le Comité n’a pas d’autorité évidente pour déterminer, en fonction de ses propres choix, quelle importance doit être accordée à la nécessité de se protéger contre des récidives pénales par rapport à la nécessité de limiter le plus possible les difficultés créées pour une famille. Des millions de décisions sont prises chaque année en matière d’immigration, et il ne nous appartient pas de «contrer» les États simplement parce que nos critères nous amènent éventuellement à une conclusion différente. Il ne ressort pas non plus des dossiers que le retour en Italie de M. Madafferi lui causerait pour toujours des difficultés. L’Italie était son pays jusqu’à l’âge de 18 ans. Sa famille est autorisée à vivre en Italie avec lui. Selon le dossier du Tribunal administratif australien, il a trois sœurs en Italie et ses enfants, relativement jeunes, quoique anglophones, comprennent l’italien, qui est parlé à la maison. M. Madafferi a la possibilité de créer une petite entreprise, comme en Australie. En Italie, il ne court pas le risque d’être incarcéré ou placé en détention. Bien évidemment, l’État partie ne l’expulserait pas s’il n’était médicalement pas en état de voyager.

L’Australie applique le principe du droit du sol et accorde donc la nationalité à tout enfant né sur son territoire mais le seul fait de donner naissance à un enfant ne protège pas un parent des conséquences de son entrée illégale dans le pays, et si une règle dans ce sens existait, elle créerait un sérieux obstacle à l’application des lois régissant l’immigration. Il n’y a ici ni séparation inévitable des membres de la famille, ni difficulté démontrée pour conserver la nationalité australienne des enfants. Comme l’ont souligné les membres du Comité qui ont émis une opinion individuelle dans l’affaire Winata c. Australie (communication no 930/2000), l’article 17 du Pacte n’est pas identique à la disposition correspondante de la Convention européenne des droits de l’homme et le critère des «perturbations importantes pour une famille constituée depuis longtemps» peut ne pas être adapté à un instrument universel où l’expression «immixtions arbitraires ou illégales» dans la vie de famille est utilisée.

(Signé) Ruth Wedgwood

[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

Z. Communication n o  1015/2001, Perterer c. Autriche (Constatations adoptées le 20 juillet 2004, quatre ‑vingt ‑unième session)*

Présentée par:

M. Paul Perterer(représenté par un conseil, M. Alexander H. E. Morawa)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Autriche

Date de la communication:

31 juillet 2001 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 20 juillet 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1015/2001, présentée par M. Paul Perterer en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.L’auteur de la communication est M. Paul Perterer, de nationalité autrichienne. Il déclare être victime de violations par l’Autriche du paragraphe 1 de l’article 14 et de l’article 26 du Pacte. Il est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1En 1980, l’auteur était employé par la municipalité de Saalfelden, dans la province de Salzbourg. En 1981, il a été nommé chef des services administratifs de la municipalité. Le 31 janvier 1996, le maire de Saalfelden a introduit un recours hiérarchique contre lui devant la Commission disciplinaire pour les employés des municipalités de la province de Salzbourg, au motif notamment qu’il n’avait pas assisté à certaines auditions sur des projets immobiliers, qu’il avait détourné des fonds à des fins personnelles, n’avait pas respecté les heures de bureau et avait manqué à d’autres obligations. Le maire affirmait également que l’auteur avait perdu sa réputation et la confiance du public en raison de ses agissements privés.

2.2Le 29 février 1996, le collège de la Commission disciplinaire a engagé une procédure contre l’auteur et, le 28 mai 1996, l’a suspendu de ses fonctions, réduisant son salaire d’un tiers. Le 4 juin 1996, l’auteur a récusé le président du collège, M. Guntram Maier, en vertu du paragraphe 3 de l’article 124 de la loi fédérale sur la fonction publique. Lors d’une audience tenue en juin 1996, le président lui‑même a rejeté sa récusation, faisant valoir que la loi sur la fonction publique municipale dans la province de Salzbourg, tout comme la loi fédérale sur la fonction publique, autorise uniquement la récusation de membres, et non du président.

2.3L’auteur a présenté à la Commission disciplinaire un rapport médical établi par un neurologue certifiant qu’il n’était pas en état de passer en jugement. Ce rapport a été transmis, prétendument par le président du collège, à l’autorité administrative régionale de Zell am See qui, le 7 août 1996, a convoqué l’auteur pour un examen médical visant à déterminer son aptitude à conduire un véhicule. L’auteur a engagé des poursuites pénales contre le président, M. Maier, pour manquement à la confidentialité dans l’exercice de ses fonctions. Cette accusation n’a par la suite pas été retenue.

2.4Le 4 juillet 1996, le collège de la Commission disciplinaire a démis l’auteur de ses fonctions. Par une décision du 25 septembre 1996, la Commission disciplinaire de recours pour les employés des municipalités (Disziplinaroberkommission für Gemeindebedienstete), saisie par l’auteur, a renvoyé l’affaire devant la Commission disciplinaire, au motif que la participation du président du collège constituait une violation du droit à un procès équitable dans la mesure où le droit de récusation s’appliquait également à celui‑ci.

2.5Le 26 mars 1997, le collège de la Commission disciplinaire, présidé par M. Michael Cecon, a entamé une deuxième procédure concernant l’auteur. Lors d’une audience en avril 1997, ce dernier a contesté la composition du collège, affirmant que deux de ses membres, nommés par la municipalité de Saalfelden, ne répondaient pas aux conditions d’indépendance et d’impartialité du fait de leur statut de fonctionnaires municipaux. Le collège a rejeté sa requête et l’a de nouveau démis de ses fonctions, le 1er août 1997. Dans une décision non datée, la Commission de recours a confirmé son licenciement. Le 2 décembre 1997, la municipalité de Saalfelden a cessé de verser tout salaire à l’auteur, ainsi que toute prestation au titre du régime public d’assurance maladie.

2.6Le 7 janvier 1998, l’auteur a attaqué la décision de la Commission disciplinaire de recours devant la Cour constitutionnelle, pour violation du droit à ce que sa cause soit entendue équitablement par un tribunal établi par la loi. Le 11 mars 1998, la Cour a refusé de l’autoriser à former recours et a renvoyé l’affaire au tribunal administratif qui, le 10 février 1999, a annulé la décision de la Commission de recours, considérant que l’auteur avait été illégalement privé du droit de récuser les membres du collège de la Commission disciplinaire.

2.7Après le renvoi de l’affaire devant la Commission disciplinaire, le collège a engagé une troisième procédure le 13 juillet 1999, suspendant de nouveau l’auteur de ses fonctions. Ce dernier a alors récusé le président du collège, Michael Cecon, ainsi que deux autres membres nommés par l’Administration provinciale pour manque d’impartialité étant donné qu’ils avaient participé à la deuxième procédure et avaient voté pour son licenciement. Par une décision de procédure du 3 août 1999, le président a été remplacé par son suppléant, Guntram Maier, qui avait présidé la première procédure et avait refusé de se retirer lors de sa récusation par l’auteur et contre lequel l’auteur avait engagé des poursuites pénales. L’auteur l’a de nouveau récusé, spécifiquement, faisant valoir son manque d’impartialité prima facie du fait de son rôle antérieur. Le 16 août 1999, le président a informé l’auteur que M. Cecon assurerait de nouveau la présidence.

2.8L’auteur a alors attaqué les décisions de procédure du 13 juillet et du 3 août 1999 devant la Cour constitutionnelle, pour violation du droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal établi par la loi en raison de la composition du collège. Il a également demandé à la Cour d’examiner la constitutionalité de la loi sur la fonction publique municipale de Salzbourg (loi de Salzbourg), dans la mesure où ce texte prévoyait la participation de membres désignés par la municipalité concernée. Ses requêtes ont été rejetées par la Cour constitutionnelle le 28 septembre 1999 et renvoyées au tribunal administratif qui les a rejetées à son tour le 21 juin 2000.

2.9Entre‑temps, le 23 septembre 1999, la Commission disciplinaire avait démis l’auteur de ses fonctions, après avoir rejeté sa demande officielle tendant à convoquer des témoins à décharge et à accepter de nouveaux éléments de preuve. Le 11 octobre 1999, l’auteur a formé un recours contre son licenciement devant la Commission de recours, qui a confirmé la décision rendue par le collège le 6 mars 2000, sans audience et après la récusation de son président (qui a été remplacé par la suite) et des deux membres désignés par les autorités provinciales en raison de leur participation aux procédures antérieures. Le 14 mars 2000, la municipalité de Saalfelden a de nouveau cessé de verser tout salaire et toute prestation au titre du régime d’assurance maladie à l’auteur.

2.10Le 25 avril 2000, l’auteur a attaqué la décision rendue le 6 mars 2000 par la Commission de recours devant le tribunal administratif, contestant la composition des collèges de la Commission disciplinaire et de la Commission de recours et dénonçant le refus d’entendre des témoins à décharge et d’accepter de nouveaux éléments de preuve, ainsi que d’autres vices de procédure. Le 29 novembre 2000, le tribunal administratif a déclaré la requête de l’auteur irrecevable parce que sans fondement. Se référant à une décision antérieure relative à une affaire différente, le tribunal a rejeté l’objection que l’auteur avait élevée à la nouvelle présidence assumée par M. Cecon pendant la troisième procédure.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur allègue des violations des droits consacrés au paragraphe 1 de l’article 14, lu conjointement avec l’article 25, et à l’article 26 du Pacte, étant donné que son procès n’a été ni «équitable», ni «public», ni mené avec diligence, mais qu’il a connu des retards injustifiés et été conduit par des organes prévenus contre lui. Il fait valoir que les procédures concernant des questions liées à l’emploi sont des procès «en matière civile» au sens du paragraphe 1 de l’article 14, quel que soit le statut de l’une des parties.

3.2L’auteur convient que les États parties peuvent établir des tribunaux spécialisés pour connaître notamment des litiges relatifs à l’emploi des agents de la fonction publique, pour autant que ces tribunaux soient établis selon des critères raisonnables et objectifs et dans la mesure où ils sont indépendants et impartiaux. Mais comme, en vertu du paragraphe 5 de l’article 12 de la loi de Salzbourg, deux membres des collèges qui l’ont jugé avaient été désignés par la municipalité concernée et n’ont siégé dans cet organe que pour un procès spécifique, le principe selon lequel un tribunal doit être indépendant du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif, ainsi que des parties au procès, a été violé. L’auteur fait également valoir que la durée de leur mandat est un élément pertinent pour évaluer l’indépendance des membres d’un tribunal.

3.3L’auteur affirme que le droit à une audience publique, reconnu au paragraphe 1 de l’article 14, a été violé, parce que les audiences du collège de la Commission disciplinaire ont eu lieu à huis clos, conformément au paragraphe 3 de l’article 124 de la loi fédérale, et parce que ni la Commission de recours, ni la Cour constitutionnelle, ni le tribunal administratif n’ont tenu d’audience sur son affaire. Aucunes «circonstances exceptionnelles» ne justifiaient l’exclusion du public.

3.4L’auteur estime que, contrairement au principe selon lequel les juges ne doivent pas avoir d’idées préconçues au sujet de l’affaire dont ils sont saisis, plusieurs membres du collège qui ont examiné l’affaire lors de la troisième procédure étaient nécessairement partiaux, étant donné soit qu’ils continuaient à travailler en tant qu’employés de la municipalité de Saalfelden, soit qu’ils avaient auparavant été récusés par l’auteur. En particulier, le fait que M. Cecon ait repris la présidence de cet organe après avoir été récusé par l’auteur et remplacé par M. Maier, que l’auteur a récusé à son tour en raison du rôle qu’il avait joué pendant la première procédure, constituait un motif «compréhensible, vérifiable et légitime» pour soupçonner ces deux présidents de partialité à l’égard de l’auteur, en raison des récusations.

3.5Selon l’auteur, le collège a favorisé les intérêts de l’autre partie en procurant aux témoins à charge le texte des dépositions qu’ils avaient faites au cours des première et deuxième procédures, en leur permettant de citer leurs dépositions antérieures et en rejetant les demandes de l’auteur de faire comparaître des témoins à décharge ainsi que de produire de nouvelles preuves. Le collège aurait manipulé le compte rendu de l’audience de 1999 de manière à donner l’impression que les témoins à charge avaient en réalité fait une déposition originale.

3.6Le compte rendu manipulé aurait été transmis au conseil de l’auteur deux semaines et demie seulement après la date limite pour faire appel de la décision de le licencier prise par la Commission disciplinaire le 23 septembre 1999, ce qui lui ôtait la possibilité de découvrir les irrégularités de procédure et de les porter à l’attention de la Commission de recours. Les irrégularités en question, ainsi que la décision prise par le collège d’entendre exclusivement des témoins à charge, ont également violé le droit de l’auteur à l’égalité des armes, garanti au paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte.

3.7L’auteur considère que la longueur de la procédure, qui a entraîné pour lui des dépenses se montant à 1,2 million de shillings autrichiens en frais de justice et a duré presque cinq ans, depuis le dépôt de la plainte disciplinaire contre lui par le maire de Saalfelden le 31 janvier 1996 jusqu’au 8 janvier 2001, lorsqu’il a reçu la décision finale du tribunal administratif, excède des délais raisonnables, et représente une violation de son droit à un procès équitable reconnu au paragraphe 1 de l’article 14. Il fait valoir que l’objet de la procédure, tout en présentant une importance particulière pour lui, n’était toutefois pas complexe, comme en attestait le fait que la décision du 23 septembre 1999 a été prise par le collège des juges après une heure seulement de délibérations et tenait en cinq pages seulement. Les délais qui se sont ensuite succédé pendant trois ans étaient imputables à l’État partie, étant donné que les deux premières procédures étaient nulles et non avenues, ayant été conduites par des organes juridictionnels dont la composition était une violation manifeste du droit processuel autrichien: a) du 4 juin 1996, date à laquelle le président du collège a refusé, lors de la première procédure, de quitter la présidence, jusqu’au 26 mars 1997, lorsqu’un nouveau collège a été constitué; et b) du 8 avril 1997, date à laquelle l’auteur a récusé des membres du collège lors de la deuxième procédure, jusqu’au 13 juin 1999, date de constitution du collège, lors de la troisième procédure.

3.8L’auteur considère qu’il a épuisé les recours internes et déclare que la même question n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Par une note verbale du 26 novembre 2001, l’État partie a contesté la recevabilité de la communication, faisant valoir qu’elle est incompatible avec le paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte et que l’auteur n’avait pas épuisé les recours internes.

4.2L’État partie affirme que l’auteur n’a pas avancé devant les juridictions internes les griefs relatifs à l’absence de publicité de la procédure et aux prétendues irrégularités concernant le compte rendu des débats de 1999. Si la non‑formulation du deuxième grief devant la Commission de recours peut se justifier par un retard éventuel dans la transmission du compte rendu, tel n’est pas le cas des réclamations présentées par la suite devant la Cour constitutionnelle et le tribunal administratif. De même, l’auteur s’est plaint de ce que, lors de la troisième procédure, deux membres du collège ont été désignés par la municipalité de Saalfelden et de ce que les témoins à charge n’ont reçu copie de leur déposition antérieure que lorsqu’il a saisi la Commission de recours, sans toutefois formuler cette réclamation lorsqu’il a ensuite introduit un recours devant le tribunal administratif.

4.3L’État partie fait valoir que les seuls vices de procédure que l’auteur a invoqués dans son recours devant le tribunal administratif le 25 avril 2000 concernaient le rejet de ses requêtes visant à convoquer des témoins à décharge et à présenter de nouveaux éléments de preuve, la prétendue partialité des membres de la Commission disciplinaire, le refus de la Commission de recours de procéder à une audition, et la durée de la procédure. En ce qui concerne ce dernier grief, l’auteur n’a pas épuisé les voies de recours internes puisqu’il n’a protesté contre ce délai que rétroactivement, sans se prévaloir de la possibilité de déposer une demande de transfert de compétence (Devolutionsantrag), qui permet à un particulier de saisir d’une affaire l’autorité supérieure compétente si aucune décision n’a été prise dans un délai de six mois, ou d’engager une action devant le tribunal administratif au motif que l’administration n’a pas pris une décision dans les délais voulus (Säumnisbeschwerde), afin de réduire la durée de la procédure.

4.4L’État partie soutient que l’auteur aurait dû faire valoir que son droit à un procès équitable avait été violé, en invoquant devant la Cour constitutionnelle l’interdiction de l’arbitraire garantie par la Constitution, plutôt que de contester la décision du 6 mars 2000 de la Commission de recours devant le tribunal administratif, qui ne peut statuer que sur la légalité des décisions administratives de droit commun. L’État partie conclut que la communication est irrecevable en vertu du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

4.5Enfin, l’État partie affirme que la communication est irrecevable ratione materiae en vertu de l’article 3 du Protocole facultatif, dans la mesure où le paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte ne s’applique pas aux litiges entre autorités administratives et fonctionnaires exerçant des prérogatives inhérentes au service public, concernant le recrutement, la carrière ou la cessation d’emploi de ces derniers, qui sont régis par le droit public.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Dans une lettre du 27 janvier 2001, l’auteur répond que l’État partie lui‑même reconnaît qu’il a soulevé la question de la partialité du collège lors de la troisième procédure, du rejet par celui‑ci de ses demandes de convoquer des témoins à décharge et de présenter d’autres éléments de preuve, du refus de la Commission de recours de procéder à une audition, et de la durée excessive de la procédure devant le tribunal administratif, admettant ainsi qu’il avait épuisé les voies de recours internes pour ces griefs.

5.2L’auteur conteste l’objection de l’État partie selon laquelle il n’aurait pas fait valoir devant la Cour constitutionnelle que le droit à un procès équitable avait été violé en invoquant l’interdiction de l’arbitraire garantie par la Constitution, en affirmant que s’il avait saisi directement le tribunal administratif de la plainte concernant sa révocation lors de la troisième procédure c’était uniquement parce que la Cour constitutionnelle avait auparavant refusé d’examiner les plaintes, identiques quant au fond, relatives à son licenciement au cours de la deuxième procédure et aux décisions procédurales du 13 juillet et du 3 août 1999, en les renvoyant au tribunal administratif. Dans ces plaintes, il avait allégué des violations du droit à un procès équitable, en particulier de son droit à être jugé par un tribunal établi par la loi et, dans un cas, il avait demandé à la Cour constitutionnelle de se prononcer sur la constitutionnalité de la loi de Salzbourg, laquelle prévoyait la participation de membres délégués par la municipalité. Se référant à la jurisprudence du Comité, l’auteur affirme qu’il n’est pas tenu de soumettre indéfiniment une plainte aux autorités internes, si la même question a été précédemment rejetée.

5.3L’auteur conteste l’argument de l’État partie selon lequel il n’a pas fait valoir devant les juridictions internes que le compte rendu du troisième procès avait été manipulé, en affirmant que le compte rendu n’avait pas été transmis à son conseil, de sorte que les manipulations dont avaient fait l’objet les dépositions des témoins n’ont été découvertes que lorsque son conseil a étudié le dossier en vue de la présente communication. La non‑transmission du compte rendu en temps voulu est imputable à l’État partie qui ne devrait donc pas invoquer le non‑épuisement des recours internes à cet égard. L’auteur conclut que l’État partie avait la possibilité de réparer les violations alléguées, dans la mesure où tous les griefs présentés au Comité ont été, quant au fond, formulés devant la Cour constitutionnelle et le tribunal administratif.

5.4En ce qui concerne l’objection ratione materiae, l’auteur fait valoir que, conformément à la jurisprudence du Comité, le paragraphe 1 de l’article 14 s’applique aux procédures de révocation des fonctionnaires. Cette position découle du principe selon lequel les traités relatifs aux droits de l’homme doivent être interprétés de la manière la plus favorable à l’individu, ainsi que d’une analyse «contextuelle» à la lumière de l’article 25 du Pacte, qui n’a pas d’équivalent dans la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, selon laquelle le champ d’application du paragraphe 1 de l’article 14 est plus large que celui du paragraphe 1 de l’article 6 de ladite Convention. En outre, il estime que le Comité ne devrait pas suivre l’approche restrictive et artificielle adoptée par la Cour européenne dans l’affaire Pellegrin c. France, qui exclut les fonctionnaires du régime de protection prévu au paragraphe 1 de l’article 6 de la Convention européenne au motif que ceux‑ci «détiennent une parcelle de la souveraineté de l’État».

5.5Enfin, l’auteur affirme que l’argument de l’État partie selon lequel il aurait pu accélérer la procédure en sollicitant un transfert de compétence (Devolutionsantrag), ou bien en formulant une réclamation concernant la durée excessive de la procédure (Säumnisbeschwerde) a trait au fond plutôt qu’à la recevabilité de sa plainte sur ce point. Quant au fond, il fait valoir qu’aucune phase des trois procédures n’a excédé la durée de six mois, délai nécessaire pour engager les recours susmentionnés. En outre, alors que les États parties sont tenus d’assurer la rapidité de la procédure, aucune obligation correspondante n’existe pour les personnes faisant l’objet de poursuites disciplinaires. Au contraire, les particuliers ont le droit d’introduire toutes sortes de recours pour se défendre, même si ces recours contribuent à retarder la procédure.

Observations supplémentaires de l’État partie sur la recevabilité et observations sur le fond

6.1Par une note verbale du 27 mars 2002, l’État partie a encore développé ses objections à la recevabilité et a présenté ses observations sur le fond de la communication. Au sujet de la recevabilité, il réaffirme que l’auteur n’a pas épuisé les recours internes, ajoutant que le rejet de ses requêtes antérieures par la Cour constitutionnelle ne le dispensait pas d’attaquer la troisième procédure en invoquant spécifiquement les irrégularités qu’il alléguait. L’État partie affirme que la requête de l’auteur demandant l’examen de la constitutionnalité du paragraphe 5 de l’article 12 de la loi de Salzbourg était fondée sur un manque de clarté présumé de cette disposition plutôt que sur l’absence présumée d’indépendance des membres de la Commission disciplinaire désignés par la municipalité de Saalfelden.

6.2Tout en concédant que le compte rendu du procès de 1999 a été communiqué à l’auteur seulement deux semaines après l’expiration du délai pour faire appel devant la Commission de recours, l’État partie affirme qu’en vertu de la loi applicable, l’auteur aurait pu invoquer toute irrégularité relevée dans le compte rendu pendant la durée de la procédure de recours et lors de son appel ultérieur devant le tribunal administratif.

6.3Selon l’État partie, comme le paragraphe 1 de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, le paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte ne s’applique pas aux litiges opposant les autorités administratives et des membres de la fonction publique participant directement à l’exercice de la puissance publique, ce qui est le cas de l’auteur; c’est ce qui ressort de la convergence des deux dispositions et, en particulier, du libellé identique de leurs parties pertinentes dans les versions françaises qui font foi. La seule exception reconnue par la Cour européenne des droits de l’homme concernait les cas dans lesquels les litiges portaient sur un droit essentiellement économique. Le fait que le licenciement de l’auteur ait pu finalement avoir un impact financier n’en faisait pas automatiquement une affaire de contestation sur des droits et obligations de caractère civil. Quant à la procédure disciplinaire, elle ne constituait pas non plus une décision sur le bien‑fondé d’une accusation en matière pénale contre l’auteur, vu l’absence de peine équivalant à une sanction pénale.

6.4À titre subsidiaire, l’État partie déclare que, même si le paragraphe 1 de l’article 14 était applicable, le Comité se bornerait à examiner la question de savoir si les irrégularités alléguées dans la procédure disciplinaire représentaient un déni de justice ou étaient par ailleurs arbitraires. Tel n’était pas le cas parce que les autorités nationales avaient soigneusement vérifié que les règles de procédure avaient été respectées et n’avaient confirmé le licenciement de l’auteur qu’après une série de trois procédures. De plus, l’appréciation de la pertinence et de la valeur des preuves requises relevait de la compétence des juridictions nationales, sous la seule réserve d’un contrôle des irrégularités. Les requêtes de l’auteur concernant les témoignages ont été rejetées pour des motifs légitimes, car elles concernaient des questions sur lesquelles il avait déjà fourni des preuves écrites.

6.5L’État partie fait valoir que l’auteur n’a pas étayé sa plainte concernant la partialité présumée des membres du collège, laquelle ne pouvait se déduire automatiquement de leur participation à la procédure précédente. La présence de membres qui avaient été récusés sans raison ne faisait pas en soi peser de suspicion sur l’impartialité du tribunal, étant donné que le droit de récuser des membres du collège sans fournir de motif devait être distingué de la récusation pour cause de partialité.

6.6L’État partie déclare que le droit de l’auteur d’être jugé par un tribunal indépendant et impartial était sauvegardé par le fait que les membres de la Commission disciplinaire ne recevaient pas d’instructions (par. 6 de l’article 12 de la loi de Salzbourg). De plus, les décisions de la Commission disciplinaire sont susceptibles d’appel devant la Commission de recours ainsi que devant le tribunal administratif, deux juridictions indépendantes ayant compétence pour examiner les questions de fait et de droit et, dans le cas de la Commission de recours, se composant de membres non désignés par les municipalités concernées et nommés pour trois ans. Sans préjudice du fait qu’il considère la Commission disciplinaire comme un tribunal au sens du paragraphe 1 de l’article 14, l’État partie fait valoir que le droit de l’auteur à ce que sa cause soit entendue par un tribunal indépendant et impartial serait par conséquent garanti même si la Commission disciplinaire se voyait nier la qualité de tribunal indépendant et impartial, car le paragraphe 1 de l’article 14 ne fait pas obligation aux États parties de garantir que dans les contestations sur les droits en matière civile, les décisions soient rendues par un tribunal à tous les stades de la procédure d’appel.

6.7Selon l’État partie, le compte rendu du procès de 1997 a été envoyé aux témoins afin que toutes les parties à la procédure de 1999 disposent «des mêmes informations concernant leurs dépositions précédentes et les procédures antérieures». La concordance entre les minutes du procès de 1997 et de celui de 1999 reflétait simplement le fait que les témoins avaient fait des dépositions équivalentes lors des deux audiences. En vertu de l’article 44 du Code de procédure administrative autrichien, les comptes rendus d’audience ne doivent pas nécessairement citer intégralement les dépositions des témoins et le fait de résumer la partie pertinente d’une déposition ne constituait pas une manipulation.

6.8En ce qui concerne l’absence alléguée de publicité de la procédure, l’État partie considère que l’exclusion du public était justifiée au nom du secret professionnel, qui est souvent une question litigieuse dans les procédures disciplinaires. Afin de protéger un fonctionnaire accusé contre une administration secrète de la justice, le paragraphe 3 de l’article 124 de la loi fédérale prévoyait la présence de trois fonctionnaires, au maximum, désignés par l’accusé pour assister en qualité de personne de confiance aux audiences contradictoires.

6.9L’État partie réfute l’allégation de l’auteur fondée sur l’absence d’audience contradictoire pendant la procédure d’appel, en faisant valoir que cette procédure n’est pas requise si l’affaire peut être jugée sur la base du dossier, en liaison avec le mémoire d’appel. Comme le recours de l’auteur ne portait que sur des griefs touchant la procédure, sans soulever de faits nouveaux, les organes d’appel ont décidé légitimement de ne pas procéder à une nouvelle audience contradictoire.

6.10L’État partie observe que l’auteur lui‑même a reconnu que la date limite réglementaire pour adopter une décision a été respectée à tous les stades des différentes procédures auxquelles il a été partie; l’auteur a engagé les différentes procédures d’appel de sa propre initiative, sans qu’aucun retard ne soit imputable aux autorités et aux tribunaux. Pour l’État partie, l’auteur n’a pas étayé l’allégation de violation des droits qui lui sont reconnus au paragraphe 1 de l’article 14, lu conjointement avec l’article 26 du Pacte.

Observations supplémentaires de l’auteur

7.1Dans un nouveau courrier du 14 juin 2002, l’auteur réaffirme qu’il n’était pas tenu de présenter plusieurs fois la même requête à la Cour constitutionnelle, étant donné que celle‑ci avait énoncé clairement dans ses arrêts du 11 mars 1998 et du 28 septembre 1999 que l’affaire de l’auteur ne faisait apparaître ni violation de ses droits constitutionnels ni l’application d’une loi inconstitutionnelle, malgré le fait que la loi de Salzbourg prévoyait la participation de deux membres du collège désignés par la partie défenderesse.

7.2L’auteur fait valoir que, si un État partie décidait de séparer les compétences pour examiner le caractère équitable d’un procès au regard du droit constitutionnel et au regard du droit ordinaire entre les deux juridictions suprêmes, les requérants ne pourraient être astreints à déposer plainte que devant l’une d’entre elles. L’État partie a eu suffisamment de possibilités de s’acquitter de son obligation de redresser les violations alléguées, étant donné que le tribunal administratif avait compétence pour prévoir une telle réparation lors de l’examen de la plainte de l’auteur, même s’il devait le faire à un «niveau formel différent» de la Cour constitutionnelle.

7.3L’auteur réaffirme que, selon la jurisprudence du Comité, le paragraphe 1 de l’article 14 s’applique à toutes les procédures à caractère civil ou pénal, que les parties soient ou non des agents de la fonction publique aux différents statuts. Contrairement au paragraphe 1 de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, le paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte ne fait pas de distinction entre les catégories de fonctionnaires publics et s’applique d’une manière générale aux litiges ayant trait à l’emploi. C’est ce qui ressort de la formulation claire («suits at law» ou «contestations … de caractère civil») du paragraphe 1 de l’article 14, que l’État partie a tenté d’ignorer en se référant à la jurisprudence contradictoire de la Cour européenne, qui n’a aucune incidence sur le système du Pacte.

7.4Selon l’auteur, l’État partie convient implicitement que la participation de deux membres du collège de la Commission désignés par la municipalité de Saalfelden aux procédures disciplinaires constituait une violation du paragraphe 1 de l’article 14. L’absence d’indépendance et d’impartialité de la Commission disciplinaire n’était pas réparée par l’examen en appel de son licenciement sur les points de fait et de droit, puisque ni la Commission de recours ni le tribunal administratif n’ont fait leur propre enquête sur les faits, étant liés par les constatations de fait du collège ayant statué en première instance. En l’absence d’audience contradictoire au stade de l’appel, l’auteur s’est vu priver de son droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal indépendant et impartial et, plus spécifiquement, a été privé de la possibilité de contester la déposition des témoins à charge. De plus, le collège ayant statué en appel était aussi partial et dépendant que le collège ayant statué en première instance.

7.5Pour l’auteur, la décision sur le point de savoir s’il pouvait ou non faire déposer des témoins ne peut pas être laissée à l’entière discrétion des tribunaux nationaux, et il fait valoir à ce sujet que l’État partie n’a pas réfuté son allégation selon laquelle le collège de la Commission lui avait refusé l’égalité des armes pour présenter sa défense. De même, les explications fournies par l’État partie au sujet de la falsification du compte rendu du procès de 1999 étaient illogiques.

7.6En ce qui concerne la durée de la procédure, l’auteur réaffirme que le fait d’avoir été contraint de se pourvoir en appel une première puis une deuxième fois pour que des actes manifestement illégaux du collège soient annulés ne pouvait pas lui être imputé.

7.7L’auteur conteste que l’exclusion du public des audiences du collège de la Commission disciplinaire ait été justifiée dans l’intérêt du secret professionnel, étant donné qu’aucun des chefs d’accusation retenus contre lui ne portait sur des questions à caractère secret. La plupart des faits reprochés concernaient des allégations de faute et négligence, alors que les autres concernaient des affaires publiques et non des affaires confidentielles. En tout état de cause, la Commission disciplinaire aurait pu examiner à huis clos toutes les questions exigeant la confidentialité et aurait pu utiliser des initiales pour préserver la vie privée des tiers. La présence de trois fonctionnaires au maximum pendant la procédure disciplinaire ne respectait pas la règle voulant que la cause soit entendue «publiquement» au sens du paragraphe 1 de l’article 14, laquelle visait également à préserver la transparence de l’administration de la justice.

Observations supplémentaires de l’État partie et commentaires de l’auteur

8.Les deux parties ont présenté des observations supplémentaires en date des 14 et 27 janvier 2003, respectivement. L’État partie a fait valoir que l’auteur n’avait pas demandé une audience contradictoire devant le tribunal administratif et que, de ce fait, il avait renoncé à exercer le droit que lui reconnaît le paragraphe 1 de l’article 14 à ce que sa cause soit entendue publiquement et équitablement; en effet, étant représenté par un conseil, il devait savoir qu’en l’absence de demande explicite à cet effet la procédure devant le tribunal administratif était généralement écrite. L’auteur considère les observations supplémentaires de l’État partie comme irrecevables sur le plan procédural, étant donné qu’elles ont été présentées après les délais fixés (c’est‑à‑dire plus de six mois après la soumission de ses propres observations, le 14 juin 2002), prolongeant ainsi indûment la procédure.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

9.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

9.2En ce qui concerne l’objection ratione materiae soulevée par l’État partie, le Comité rappelle que la notion de «droits et obligations de caractère civil», au sens du paragraphe 1 de l’article 14, est fondée sur la nature du droit en question plutôt que sur le statut de l’une des parties. L’imposition de mesures disciplinaires contre un fonctionnaire ne constitue pas nécessairement en soi une décision concernant les droits et obligations de caractère civil et ne constitue pas non plus, sauf dans les cas de sanctions qui, indépendamment de leur qualification en droit interne, ont un caractère pénal, une décision sur le bien‑fondé d’une accusation pénale au sens de la deuxième phrase du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte. En l’espèce, l’État partie a reconnu que le collège de la Commission disciplinaire était un tribunal au sens du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte. Certes la décision relative à la révocation disciplinaire d’un fonctionnaire ne doit pas obligatoirement être rendue par une cour ou un tribunal, mais le Comité estime que, dès lors que, comme dans la présente affaire, un organe judiciaire est chargé de se prononcer sur l’application de mesures disciplinaires, cet organe doit respecter le droit à l’égalité de tous devant les cours et tribunaux, garanti au paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte, ainsi que les principes d’impartialité, d’équité et d’égalité des moyens implicites dans cette disposition. En conséquence, le Comité déclare la communication recevable ratione materiae pour ce qui est des griefs de violation des droits garantis au paragraphe 1 de l’article 14 du pacte avancés par l’auteur.

9.3En ce qui concerne le grief de l’auteur selon lequel le droit à ce que sa cause soit entendue publiquement et équitablement, que lui reconnaît le paragraphe 1 de l’article 14, a été violé du fait de l’absence d’audience contradictoire pendant la procédure d’appel, le Comité a noté l’argument de l’État partie selon lequel l’auteur aurait pu demander une procédure orale devant le tribunal administratif et qu’en s’abstenant de le faire il avait renoncé à un tel droit. Le Comité note aussi que l’auteur n’a pas réfuté cet argument au fond et que, pendant toute la procédure, il a été représenté par un conseil. Il considère par conséquent que l’auteur n’a pas suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, l’allégation de violation de son droit à une procédure orale. Le Comité conclut que cette partie de la communication est irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

9.4Le Comité a pris note de l’objection de l’État partie qui affirme que l’auteur n’a pas épuisé les recours internes touchant les allégations suivantes: absence d’indépendance des deux membres du collège désignés par la municipalité de Saalfelden lors de la troisième procédure, absence de publicité des audiences tenues devant ce collège, fait que les copies des dépositions de 1997 avaient été envoyées aux témoins de l’accusation avant l’audience de jugement de 1999, et manipulation présumée des comptes rendus du procès de 1999. Ayant examiné soigneusement les plaintes présentées par l’auteur à la Commission de recours (plainte du 11 octobre 1999) et au tribunal administratif (plaintes du 21 janvier et du 25 avril 2000), le Comité observe que l’auteur n’a pas soulevé les allégations susmentionnées devant la Commission de recours ni, en tout état de cause, devant le tribunal administratif.

9.5En outre, il ne ressort pas du dossier dont le Comité est saisi que l’auteur ait contesté la participation des membres du collège, au motif qu’ils avaient été désignés par la municipalité, dans son recours constitutionnel contestant la décision procédurale du collège du 13 juillet 1999. En conséquence, le Comité conclut que l’auteur n’a pas épuisé les recours internes en ce qui concerne les griefs en question et que, par conséquent, cette partie de la communication est irrecevable en vertu du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

9.6Pour ce qui est du reste de la communication, le Comité a pris note de l’argument de l’État partie qui fait valoir que l’auteur aurait dû déposer plainte devant la Cour constitutionnelle contre la confirmation de son licenciement par la Commission de recours lors de la troisième procédure, afin que cette décision soit réexaminée non seulement au regard du droit commun, mais aussi du droit constitutionnel. À cet égard, le Comité rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle le paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif n’exige pas l’utilisation des recours internes qui n’ont objectivement aucune chance d’aboutir. Bien que le recours constitutionnel de l’auteur formé le 25 août 1999 ait porté sur la deuxième procédure et non la troisième, les allégations sur lesquelles il était fondé étaient en substance les mêmes que les griefs soulevés dans la plainte portée le 25 avril 2000 devant le tribunal administratif. Le Comité observe également que, lorsque l’auteur a fait appel de la décision rendue par la Commission de recours le 6 mars 2000, la procédure durait déjà depuis plus de quatre ans. Dans ces conditions, le Comité est convaincu que l’auteur, en déposant plainte contre son licenciement dans la troisième procédure devant le tribunal administratif, a fait des efforts raisonnables pour épuiser les recours internes.

9.7Le Comité considère que l’auteur a suffisamment établi, aux fins de la recevabilité, que la prétendue partialité des membres du collège dans la troisième procédure, le refus de celui‑ci d’accéder à la demande de l’auteur tendant à convoquer des témoins et à présenter de nouveaux éléments de preuve, le retard avec lequel le compte rendu des débats de 1999 lui a été adressé, et la durée excessive de la procédure disciplinaire soulèvent des questions au regard du paragraphe 1 de l’article 14.

9.8En ce qui concerne l’allégation de violation des droits consacrés à l’article 26 du Pacte, le Comité estime que l’auteur n’a pas établi, aux fins de la recevabilité, une éventuelle violation de cet article. La communication est donc irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif, en ce qui concerne l’article 26.

Examen au fond

10.1Le Comité doit déterminer si les procédures du collège de la Commission disciplinaire ont représenté une violation du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte.

10.2Pour ce qui est de la plainte de l’auteur selon laquelle lors de la troisième procédure plusieurs membres du collège n’étaient pas impartiaux, soit parce qu’ils avaient participé à la procédure antérieure, soit parce qu’ils avaient déjà été récusés par l’auteur, ou bien encore parce qu’ils continuaient de travailler pour la municipalité de Saalfelden, le Comité rappelle que l’«impartialité» au sens du paragraphe 1 de l’article 14 exige que les juges n’aient pas d’idées préconçues au sujet de l’affaire dont ils sont saisis et qu’un procès vicié par la participation d’un juge qui, selon le droit interne, aurait dû être écarté, ne peut pas normalement être considéré comme un procès équitable et impartial. Le Comité relève que le fait que M. Cecon ait de nouveau présidé le collège après que l’auteur l’eut précédemment récusé, conformément au paragraphe 3 de l’article 124 de la loi fédérale sur la fonction publique, jette un doute sur l’impartialité du collège lors de la troisième procédure. Ces doutes sont corroborés par le fait que M. Maier a été nommé suppléant et qu’il a même temporairement présidé le collège, malgré le fait que l’auteur avait engagé des poursuites pénales contre lui.

10.3Le Comité observe que, si la législation interne d’un État partie prévoit qu’une partie à une procédure a le droit de récuser, sans avoir à fournir de motifs, des membres de l’organe compétent pour se prononcer sur l’action disciplinaire engagée contre elle, une telle garantie procédurale ne doit pas être vidée de son sens par la nouvelle nomination d’un président qui, dans le cadre de la même procédure, avait dû renoncer à la présidence parce que la partie concernée avait déjà exercé son droit de récuser des membres du collège.

10.4Le Comité note également que, dans sa décision du 6 mars 2000, la Commission de recours ne s’est pas prononcée sur la question de savoir si l’irrégularité procédurale susmentionnée avait pesé sur la décision de la Commission disciplinaire du 23 septembre 1999, et qu’elle a simplement confirmé la décision rendue par la Commission disciplinaire. En outre, s’il est vrai que le tribunal administratif a examiné cette question, il ne l’a fait que de manière sommaire. Compte tenu de ce qui précède, le Comité considère que, dans la troisième procédure, le collège de la Commission disciplinaire ne présentait pas l’impartialité requise au paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte, et que les instances de recours n’ont pas corrigé ce vice de procédure. Il conclut que le droit de l’auteur, en vertu du paragraphe 1 de l’article 14, d’être entendu par un tribunal impartial a été violé.

10.5En ce qui concerne le refus de par la Commission disciplinaire d’accéder à la demande de l’auteur tendant à convoquer des témoins et à présenter des nouveaux éléments de preuve, le Comité rappelle que, en principe, il n’a pas compétence pour décider si les tribunaux nationaux apprécient correctement l’intérêt éventuel de nouveaux éléments de preuve. De l’avis du Comité, la décision du collège, pour qui la demande de l’auteur de présenter de nouveaux éléments de preuve était futile compte tenu du nombre suffisant de preuves écrites, ne constitue pas un déni de justice en violation du paragraphe 1 de l’article 14.

10.6Concernant le défaut de transmission à l’auteur du compte rendu des débats de 1999 avant l’expiration du délai pour attaquer la décision de la Commission disciplinaire du 23 septembre 1999, le Comité observe que le principe de l’égalité des armes signifie que les parties à la procédure doivent disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de leur argumentation, ce qui implique l’accès aux documents nécessaires à cette fin. Toutefois, le Comité relève que la préparation adéquate de la défense ne saurait être assimilée à la préparation adéquate d’un recours. En outre, il estime que l’auteur n’a pas démontré que le retard dans la transmission du compte rendu des débats de 1999 l’a empêché d’invoquer les prétendues irrégularités devant le tribunal administratif, étant donné en particulier qu’il reconnaît lui‑même que la prétendue manipulation des témoignages n’a été découverte par son conseil que lors de l’établissement de la présente communication. Le Comité conclut par conséquent que le droit de l’auteur à l’égalité des armes garanti au paragraphe 1 de l’article 14 n’a pas été violé.

10.7En ce qui concerne la durée de la procédure disciplinaire, le Comité considère que le droit à l’égalité devant les tribunaux, au sens du paragraphe 1 de l’article 14, comporte un certain nombre de conditions, y compris la condition que la procédure devant les tribunaux soit conduite avec la célérité suffisante pour ne pas compromettre les principes d’équité et d’égalité des armes. Le Comité relève que les autorités autrichiennes sont responsables du délai de 57 mois qui a été nécessaire pour statuer sur une question qui n’était pas particulièrement complexe. Il observe également que le fait que l’État ne se soit pas acquitté de cette responsabilité n’est excusé ni par l’absence de demande de transfert de compétence (Devolutionsantrag), ni par le fait que l’auteur n’a pas engagé d’action pour retard excessif de la procédure (Säumnisbeschwerde), dans la mesure où cette situation est essentiellement attribuable à l’État partie qui n’a pas conduit les deux premières étapes de la procédure conformément au droit interne. Le Comité conclut que le droit à l’égalité devant les tribunaux a été violé.

11.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, est d’avis que les faits dont il est saisi font apparaître une violation du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte.

12.Conformément au paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu de fournir à l’auteur un recours utile, sous la forme d’une indemnisation adéquate. L’État partie est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas à l’avenir.

13.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

AA. Communication n o  1033/2001, Nallaratnam c. Sri Lanka (Constatations adoptées le 21 juillet 2004, quatre ‑vingt ‑unième session)*

Présentée par:

M. Nallaratnam Singarasa(représenté par un conseil, M. V. S. Ganesalingam, membre de Home for Human Rights et d’Interights)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Sri Lanka

Date de la communication:

19 juin 2001 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 21 juillet 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1033/2001, présentée au nom de M. Nallaratnam Singarasa en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication est M. Nallaratnam Singarasa, de nationalité sri‑lankaise et membre de la communauté tamoule. Il purge actuellement une peine de 35 années de réclusion à la prison de Boosa (Sri Lanka). Il dit être victime de violations des paragraphes 1, 2 et 3 c), f) g) de l’article 14, des articles 5, 7 et 26, et des paragraphes 1 et 3 de l’article 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il est représenté par un conseil, M. V. S. Ganesalingam, membre de Home for Human Rights et d’Interights.

1.2Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques est entré en vigueur à l’égard de l’État partie le 11 septembre 1980 et le premier Protocole facultatif le 3 janvier 1998.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 16 juillet 1993, vers 5 heures du matin, l’auteur a été arrêté par les forces de sécurité sri‑lankaises alors qu’il dormait chez lui. Cent cinquante Tamouls ont été raflés en même temps que lui dans son village. Aucun d’entre eux n’a été informé des raisons de son arrestation. Ils ont tous été emmenés au camp militaire de Komathurai et accusés de soutenir les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (organisation connue sous le sigle «LTTE»). Au cours de sa détention au camp, l’auteur aurait été suspendu les mains liées à un manguier et agressé par des membres des forces de sécurité.

2.2Dans la soirée du 16 juillet 1993, l’auteur a été remis à l’unité de lutte contre la subversion de la police de Batticaloa et détenu au «camp de détention militaire de la prison de Batticaloa». Il a été placé en détention conformément à une ordonnance du Ministre de la défense prise en vertu du paragraphe 1 de l’article 9 de la loi no 48 de 1979 sur la prévention du terrorisme (telle que modifiée par la loi no 10 de 1982 et la loi no 22 de 1988) (ci‑après dénommée «la loi sur la prévention du terrorisme»), qui dispose qu’une détention sans mise en accusation peut durer au maximum 18 mois (par périodes de trois mois renouvelables sur ordonnance) lorsque le Ministre de la défense «a des raisons de penser ou de soupçonner qu’une personne quelconque est liée à une activité illicite, ou impliquée dans une telle activité, quelle qu’elle soit». L’auteur ne s’est pas vu signifier le mandat de dépôt et n’a pas été informé des raisons de sa détention.

2.3Dans la période du 17 juillet au 30 septembre 1993, trois policiers dont un agent du Département des enquêtes criminelles, aidés d’un ancien militant tamoul, ont interrogé l’auteur. Celui‑ci affirme avoir été soumis pendant les deux jours suivant son arrestation à la torture et à des mauvais traitements, consistant à être plongé dans une citerne et maintenu sous l’eau, puis à être frappé face contre terre, un bandeau sur les yeux. Il aurait été interrogé dans un mauvais tamoul par les agents de police puis détenu au secret sans être autorisé à bénéficier des services d’un avocat ni d’un interprète; il n’aurait pas non plus été autorisé à consulter un médecin. L’auteur affirme avoir fait le 30 septembre 1993 une déclaration à la police.

2.4Au cours du mois d’août 1993, l’auteur a été présenté à un magistrat puis remis en garde à vue. Il est resté en détention provisoire dans l’attente du jugement, sans aucune possibilité de demander ou d’obtenir une libération sous caution, conformément au paragraphe 2 de l’article 15 de la loi sur la prévention du terrorisme. Le magistrat n’a pas examiné le mandat de dépôt, conformément à l’article 10 de la loi sur la prévention du terrorisme qui dispose qu’un mandat de détention décerné en vertu de son article 9 est définitif et ne peut être contesté devant aucun tribunal.

2.5Le 11 décembre 1993, l’auteur a été amené devant le commissaire adjoint du Département des enquêtes criminelles et le même agent de police que celui qui l’avait interrogé précédemment. On lui a posé de nombreuses questions personnelles sur son éducation, son travail et sa famille. Comme l’auteur ne parlait pas le cingalais, l’agent a assuré l’interprétation du tamoul vers le cingalais et vice versa. L’auteur s’est vu ensuite demander de signer une déposition qui avait été traduite et tapée en cingalais par l’agent. Il a refusé de la signer parce qu’il ne la comprenait pas. Il affirme que le commissaire adjoint l’a ensuite forcé à apposer l’empreinte de son pouce sur la déposition tapée. L’accusation a par la suite produit cette déposition comme preuve des aveux qu’aurait faits l’auteur. Celui‑ci ne disposait ni d’un interprète externe ni d’un représentant en justice à ce stade.

2.6En septembre 1994, après plus de 14 mois de détention, l’auteur a été mis en accusation par la Haute Cour dans trois affaires distinctes:

a)Le 5 septembre 1994, il a été inculpé dans la communication no 6823/94, en même temps que plusieurs autres personnes désignées nommément ou non, d’avoir commis l’infraction prévue au paragraphe 2 ii) de l’article 2, lu conjointement avec le paragraphe 1 f) de l’article 2 de la loi sur la prévention du terrorisme, consistant à avoir causé «des actes de violence, et en particulier à avoir reçu une formation au combat armé dispensée par l’organisation terroriste LTTE» à Muttur, entre le 1er janvier et le 31 décembre 1989.

b)Le 28 septembre 1994, il a été inculpé dans la communication no 6824/94, en même temps que plusieurs autres personnes nommément désignées ou inconnues, d’avoir causé le décès d’officiers de l’armée à Arantawala, entre le 1er et le 30 novembre 1992, infraction tombant sous le coup du paragraphe 1 a) de l’article 2, lu conjointement avec le paragraphe 2 i) de l’article 2 de la loi sur la prévention du terrorisme.

c)Le 30 septembre 1994, il a été inculpé dans la communication no 6825/94, en même temps que plusieurs autres personnes nommément désignées ou inconnues, de cinq chefs, le premier − en vertu de l’article 23 a) du règlement no1 sur l’état d’urgence (Dispositions diverses et pouvoirs) de 1989 annexé à la loi no 28 de 1988 portant modification de la loi sur la sécurité publique − d’avoir illégalement conspiré en vue de renverser le Gouvernement sri‑lankais légalement constitué, et les quatre autres − en vertu du paragraphe 2 ii) de l’article 2, lu conjointement avec le paragraphe 1 c) de l’article 2, de la loi sur la prévention du terrorisme − d’avoir attaqué quatre camps militaires (à Jaffna Fort, Palaly, Kankesanthurai et Elephant Pass, respectivement) dans le but de réaliser l’objectif énoncé dans le premier chef.

2.7À la date de présentation de la communication, l’auteur n’avait pas été jugé dans les communications nos 6823/94 et 6824/94.

2.8Le 30 septembre 1994, la Haute Cour a assigné d’office un avocat à l’auteur. C’était la première fois que celui‑ci était représenté par un conseil depuis son arrestation. Il s’est par la suite attaché les services d’un défenseur privé. Il a pu bénéficier d’un interprète tout au long de la procédure; il a plaidé non coupable des infractions reprochées.

2.9Le 12 janvier 1995, dans une requête à la Haute Cour, le défenseur, tirant argument de ce que l’auteur portait sur son corps des marques visibles de coups et blessures, a demandé qu’un constat médical soit établi. Sur ordonnance de la Cour, un médecin légiste l’a examiné. D’après l’auteur, l’expertise médicale indiquait que l’auteur avait des cicatrices sur le dos et une blessure grave − sous forme de cicatrice cornéenne − à l’œil gauche, qui avait entraîné une déficience permanente de la vue. Il y était aussi déclaré: «les blessures constatées sur la partie dorsale inférieure gauche de la poitrine et à l’œil ont été causées par un instrument contondant tandis que la lésion de la partie médiodorsale de la poitrine est probablement due à l’application d’un objet tranchant».

2.10Le 2 juin 1995, les aveux qu’aurait faits l’auteur ont été l’objet d’un examen préliminaire de la Haute Cour au cours duquel le commissaire adjoint, l’agent de police et l’auteur ont déposé, et l’expertise médicale a été examinée. La Haute Cour a conclu que ces aveux étaient recevables, conformément au paragraphe 1 de l’article 16 de la loi sur la prévention du terrorisme, qui dispose qu’est recevable toute déposition faite devant un fonctionnaire de police de rang non inférieur à celui de commissaire adjoint, sous réserve qu’elle ne soit pas jugée dénuée de pertinence en vertu de l’article 24 de l’ordonnance sur l’administration des preuves. En vertu du paragraphe 2 de l’article 16 de la loi sur la prévention du terrorisme, il incombe à l’accusé de prouver qu’une telle déposition est dénuée de pertinence. La Cour n’a pas jugé que ces aveux étaient dénués de pertinence, bien que le défenseur de l’auteur lui ait demandé de les rejeter au motif qu’ils lui avaient été extorqués sous la menace.

2.11D’après l’auteur, la Haute Cour n’a pas exposé les motifs qui l’avaient amenée à écarter l’expertise médicale alors même qu’elle avait noté la présence de «cicatrices provenant de blessures actuellement visibles sur le corps [de l’auteur]» et qu’elle avait reconnu qu’il s’agissait de séquelles de blessures «infligées avant ou après cet incident». En déterminant que les aveux étaient spontanés, la Haute Cour s’était appuyée sur le fait que l’auteur ne s’était plaint à personne, à aucun moment, d’avoir été battu, et elle avait estimé que tout «être humain normal» aurait informé le juge d’une telle agression. Elle n’a pas examiné la déposition de l’auteur selon laquelle celui‑ci n’avait pas dénoncé l’agression au magistrat par crainte de représailles à son retour en garde à vue.

2.12Le 29 septembre 1995, la Haute Cour a déclaré l’auteur coupable des cinq chefs et, le 4 octobre 1995, l’a condamné à 50 années d’emprisonnement. Cette condamnation était uniquement fondée sur les aveux présumés.

2.13Le 9 octobre 1995, l’auteur a interjeté appel devant la cour d’appel, lui demandant d’annuler le verdict de culpabilité et la peine. Le 6 juillet 1999, la cour d’appel a confirmé la culpabilité mais a réduit la peine à 35 ans au total. Le 4 août 1999, l’auteur a déposé une demande d’autorisation spéciale de se pourvoir devant la Cour suprême de Sri Lanka, au motif que celle‑ci devait examiner certains points de droit soulevés par le jugement de la cour d’appel. Le 28 janvier 2000, la Cour suprême de Sri Lanka a refusé d’autoriser ce recours.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme qu’il y a eu violation du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte, du fait qu’il a été condamné par la Haute Cour sur la seule base de ses aveux présumés, qu’il aurait faits dans des conditions constituant une violation de son droit à un procès équitable. Les garanties fondamentales de procédure qui permettent de vérifier que des aveux sont fiables et spontanés n’auraient pas été respectées dans cette affaire. L’auteur affirme en particulier que son droit à un procès équitable a été violé par les juridictions internes en ceci qu’elles n’ont tenu aucun compte de l’absence de conseil et d’interprétation alors qu’il faisait les aveux présumés, et qu’elles n’ont pas enregistré ces aveux ni pris d’autres précautions pour veiller à ce qu’ils soient spontanés. L’auteur affirme que le fait que la cour d’appel n’ait pas examiné ces questions est incompatible avec le droit à un procès équitable et que le fait pour le tribunal de première instance de s’être appuyé sur les aveux au lieu d’examiner les éléments de preuve à sa décharge témoigne du manque d’impartialité et du caractère manifestement arbitraire de la décision de ce dernier. Il ajoute qu’il incombait aux instances d’appel d’intervenir dans cette situation où les éléments de preuve n’ont tout simplement pas été pris en considération.

3.2L’auteur affirme que le délai de quatre ans qui s’est écoulé entre sa condamnation et le rejet de sa demande d’autorisation de se pourvoir devant la Cour suprême constituait une violation du paragraphe 3 c) de l’article 14. Il allègue une violation du paragraphe 3 f) de l’article 14 du fait qu’on ne lui a pas fourni un interprète qualifié et externe lorsqu’il a été interrogé par la police. Il ne pouvait ni parler ni lire le cingalais et, sans un interprète, n’était pas en mesure de bien comprendre les questions qu’on lui posait ni les dépositions qu’il aurait été contraint de signer.

3.3L’auteur affirme que le fait de s’être appuyé sur ses aveux, étant donné les circonstances, et dans une situation où il lui incombait de prouver que ses aveux n’avaient pas été spontanés alors que l’accusation n’avait pas quant à elle à prouver qu’ils avaient été spontanés, constitue une violation de ses droits consacrés par le paragraphe 3 g) de l’article 14. À son avis, cette disposition fait obligation à l’accusation de fonder son argumentation sans recourir à des éléments de preuve «obtenus par la contrainte ou les pressions, au mépris de la volonté de l’accusé», et interdit tout traitement qui viole le droit des détenus d’être traités avec le respect de la dignité inhérente à leur personne. Il invoque l’Observation générale no 20 du Comité, dans laquelle celui‑ci déclare qu’il importe «que la loi interdise d’utiliser ou déclare irrecevable dans une procédure judiciaire des déclarations et aveux obtenus par la torture ou tout autre traitement interdit» et fait observer que les mesures prises à cet égard comprennent notamment des dispositions interdisant la détention au secret et l’accès rapide et régulier du détenu à des médecins et des avocats.

3.4L’auteur affirme qu’il y a eu violation du paragraphe 2 de l’article 14 dans la mesure où, compte tenu de l’existence des aveux − considérés comme spontanés −, il lui incombait de prouver son innocence et il n’était donc pas présumé innocent jusqu’à ce que sa culpabilité ait été établie, ainsi que le prescrit cette disposition. Selon lui, le paragraphe 2 de l’article 16 de la loi sur la prévention du terrorisme renverse la charge de la preuve pour la faire peser sur l’accusé, qui doit démontrer que toute déclaration qu’il a pu faire − y compris des aveux − n’était pas spontanée et devait par conséquent être exclue des éléments de preuve; cette disposition est donc en tant que telle incompatible avec le paragraphe 2 de l’article 14 du Pacte. En particulier, lorsque les aveux ont été obtenus sans garantie et qu’il y a allégation de torture et de mauvais traitements, l’application du paragraphe 2 de l’article 16 de la loi sur la prévention du terrorisme constitue une violation du paragraphe 2 de l’article 14. Il y a, selon l’auteur, violation du paragraphe 5 de l’article 14, en raison de la décision prise par la cour d’appel de confirmer la condamnation en dépit des «irrégularités» susmentionnées.

3.5Il est déclaré que l’article 7 a été violé en ce qui concerne le traitement décrit aux paragraphes 2.1 et 2.3 ci‑dessus. S’agissant des considérations ratione temporis (voir par. 3.11), l’auteur affirme que la torture est pertinente essentiellement pour les questions touchant au procès équitable traitées plus haut. Mais il déclare en outre qu’il y a violation continue des droits protégés par l’article 7 dans la mesure où le droit sri‑lankais n’offre aucun recours utile contre la torture et les mauvais traitements auxquels il a déjà été soumis. L’auteur affirme que, tant en droit qu’en fait, l’État partie ferme les yeux sur ces violations, contraires à l’article 7, et à son devoir positif de garantir les droits protégés, énoncé au paragraphe 1 de l’article 2 du Pacte.

3.6L’auteur affirme que la décision de retenir ses aveux, qui auraient été obtenus par violation de ses droits, et de s’appuyer uniquement sur eux pour le condamner violait ses droits reconnus au paragraphe 1 de l’article 2, puisque l’État partie n’a pas «garanti» les droits consacrés par le Pacte. L’auteur affirme aussi que l’application de la loi sur la prévention du terrorisme elle‑même violait ses droits au titre de l’article 14 et du paragraphe 1 de l’article 2.

3.7L’auteur prétend qu’il y a violation du paragraphe 3 de l’article 2 lu conjointement avec les articles 7 et 14, en ceci que l’interdiction constitutionnelle qui lui est faite de contester les paragraphes 1 et 2 de l’article 16 de la loi sur la prévention du terrorisme a pour effet de lui dénier un recours utile lui permettant de demander réparation des tortures qu’il a subies et de son procès inéquitable. La loi sur la prévention du terrorisme dispose que les aveux extrajudiciaires obtenus en garde à vue et en l’absence d’avocat sont recevables et met à la charge de l’accusé l’obligation de prouver que de tels aveux ont été obtenus «sous la menace». Ainsi, la loi elle‑même a créé une situation dans laquelle les droits consacrés à l’article 7 peuvent être violés sans qu’aucun moyen de recours ne soit ouvert. L’État doit appliquer l’interdiction de la torture et des mauvais traitements, ce qui signifie notamment prendre des «mesures législatives, administratives, judiciaires et autres mesures efficaces pour empêcher que des actes de torture soient commis dans tout territoire sous sa juridiction». Ainsi, le fait que dans la pratique la législation encourage ou facilite des violations est à tout le moins contraire au devoir positif de prendre toutes les mesures qui s’imposent pour prévenir la torture et les peines inhumaines. L’auteur affirme qu’il y a eu violation distincte du paragraphe 3 de l’article 2 pris isolément, dans la mesure où l’interdiction expresse que lui fait le droit sri‑lankais de contester la constitutionnalité des lois promulguées l’a empêché d’attaquer le fonctionnement de la loi sur la prévention du terrorisme.

3.8L’auteur affirme que le fait que ses aveux présumés n’aient pas été exclus comme éléments de preuve par le tribunal de première instance et la cour d’appel, alors qu’ils avaient été faits en l’absence d’un interprète qualifié et indépendant, constituait une violation de son droit de ne pas subir de discrimination reconnu au paragraphe 1 de l’article 2, lu conjointement avec l’article 26. Il affirme que la loi sur la prévention du terrorisme s’est traduite par une discrimination indirecte contre les membres de la minorité tamoule − y compris lui‑même − dont il continue de souffrir.

3.9L’auteur fait valoir qu’il y a eu violation du paragraphe 3 c) de l’article 14 dans les communications nos 6823/94 et 6824/94 puisqu’il a été détenu avant jugement pendant plus de sept ans à compter de ses premières mises en accusation (huit à compter de son arrestation), et n’avait pas encore été jugé à la date de la présentation de sa communication.

3.10L’auteur dit avoir épuisé les recours internes, puisqu’il n’a pas eu l’autorisation de se pourvoir devant la Cour suprême. En ce qui concerne les recours en inconstitutionnalité, il note que la Constitution sri‑lankaise (par. 1 de l’article 126) n’autorise le contrôle judiciaire que d’un acte de l’exécutif ou un acte administratif, et qu’elle interdit expressément toute contestation de la constitutionnalité des lois déjà promulguées (art. 16, par. 3, de l’article 80 et par. 1 de l’article 126). Les tribunaux ont estimé de même que le contrôle judiciaire de décisions de justice n’était pas admissible. C’est pourquoi il n’a pu demander la révision judiciaire d’aucune des décisions applicables dans son affaire, ni contester la constitutionnalité des dispositions de la loi sur la prévention du terrorisme qui autorisaient sa détention avant jugement (concernant les communications nos 6823/94 et 6824/94), la recevabilité de ses aveux présumés et le renversement de la charge de la preuve concernant la recevabilité de ces aveux.

3.11L’auteur fait valoir que la communication est recevable ratione temporis. En ce qui concerne la communication no 6825/94, l’arrêt de la cour d’appel du 6 juillet 1999, qui confirmait le verdict de culpabilité, et le rejet par la Cour suprême de Sri Lanka, le 28 janvier 2000, de sa demande d’autorisation de se pourvoir devant elle, sont des décisions qui ont été rendues après l’entrée en vigueur du premier Protocole facultatif à l’égard de Sri Lanka. Il affirme que le droit à un procès équitable porte sur tous les stades de la procédure pénale, y compris l’appel, et que les garanties d’une procédure régulière prévues à l’article 14 s’appliquent à l’ensemble du procès. Les violations présumées par la cour d’appel des droits protégés à l’article 14 constituent le fondement de cette communication. Les griefs de l’auteur seraient recevables ratione temporis dans la mesure où ils ont trait à des violations continues des droits que lui confère le Pacte. Il affirme que le déni d’un droit à une voie de recours relativement aux plaintes formulées au titre du paragraphe 3 de l’article 2, lu conjointement avec les articles 7 et 14 (par. 3.7), persiste. S’agissant de ses griefs au titre de l’article 14, l’auteur demeure incarcéré sans perspective de libération ni de nouveau jugement, ce qui s’apparente à une violation continue de son droit de ne pas être soumis à une détention prolongée sans procès équitable. En ce qui concerne les communications nos 6823/94 et 6824/94, l’auteur affirme qu’il était demeuré en détention avant jugement pendant un total de huit ans à la date de la présentation de sa communication, dont trois ans après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif.

3.12En matière de réparation, l’auteur soutient que la plus appropriée en cas de constatation des violations alléguées dans sa communication est la libération, ainsi que l’octroi d’une indemnité, conformément au paragraphe 6 de l’article 14 du Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans une lettre du 4 avril 2002, l’État partie affirme que la communication est irrecevable ratione personae. Il soutient qu’il n’a pas reçu copie de la procuration et que, s’il la recevait, il devrait en vérifier la «validité et son applicabilité». Quand bien même cette autorisation lui aurait‑elle été soumise, l’État partie considérerait qu’un auteur doit présenter personnellement une communication à moins qu’il ne prouve qu’il est incapable de le faire. Or l’auteur n’a en rien laissé croire que tel était le cas.

4.2L’État partie fait valoir que l’auteur n’a pas épuisé les recours internes. Tout d’abord, il aurait pu solliciter la grâce présidentielle, un sursis à exécution de la sentence ou une commutation de peine, ainsi qu’il en a le droit en vertu du paragraphe 1 de l’article 34 de la Constitution. Deuxièmement, il aurait pu saisir la Cour suprême en vertu de l’article 11 de la Constitution, qui interdit la torture et les autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de ses allégations de torture par des militaires et des policiers. Un tel acte constituerait un «acte de l’exécutif» aux termes des articles 17 et 26 de la Constitution. Si la Cour suprême avait constaté que l’auteur avait été soumis à la torture, elle aurait pu déclarer que ses droits consacrés à l’article 11 avaient été violés, ordonner à l’État de lui verser une indemnité, condamner l’État aux dépens et, si cela était justifié, ordonner la libération immédiate de l’auteur.

4.3Troisièmement, l’État partie affirme que l’auteur aurait pu se plaindre à la police d’avoir été soumis à la torture telle que définie à l’article 2, lu conjointement avec l’article 12, de la Convention contre la torture. Une procédure pénale aurait alors pu être ouverte devant la Haute Cour par le Procureur général. Quatrièmement, l’auteur aurait pu engager des poursuites pénales directement contre les auteurs des tortures présumées devant le tribunal de première instance, conformément au paragraphe 1 a) de l’article 136 de la loi no 15 de 1979 sur le Code de procédure pénale. Si la Cour suprême avait constaté que l’auteur avait été soumis à la torture ou si des poursuites avaient été engagées contre les tortionnaires présumés, soit il n’aurait pas été mis en accusation, soit il aurait été mis fin aux poursuites déjà engagées.

4.4En ce qui concerne la plainte de l’auteur selon laquelle ses droits consacrés par le paragraphe 3 c) de l’article 14 ont été violés alors qu’il était détenu avant jugement dans les communications nos 6823 et 6825, lesquelles n’ont pas encore été jugées, l’État partie affirme que l’auteur aurait pu présenter une requête à la Cour suprême et se plaindre d’une violation, par «acte de l’exécutif» de ses «droits fondamentaux», garantis par les paragraphes 3 et/ou 4 de l’article 13 de la Constitution. Si une telle violation avait été établie, la Cour suprême aurait pu casser les mises en accusation ou ordonner la libération de l’auteur.

4.5Dans ses observations sur le fond datées du 20 novembre 2002, l’État partie nie que l’un quelconque des droits conférés à l’auteur par le Pacte ait été violé et qu’une disposition quelconque du règlement no 1 sur l’état d’urgence (Dispositions diverses et pouvoirs) de 1989 (promulgué en vertu de l’ordonnance sur la sécurité publique) ou de la loi sur la prévention du terrorisme enfreint le Pacte. En ce qui concerne les plaintes au titre de l’article 14, l’État partie affirme que la cause de l’auteur a été entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi par la loi; il a bénéficié de la présomption d’innocence, qui est garantie par le droit interne et reconnue comme un droit constitutionnel.

4.6Sur la question de l’accès à un interprète, l’État partie affirme qu’une personne connaissant bien le tamoul et le cingalais était présente lorsque les aveux de l’auteur ont été recueillis. Ce traducteur a été appelé à la barre par l’accusation au cours du procès, et l’auteur a eu la faculté de l’interroger contradictoirement, de même que de mettre à l’épreuve ses connaissances et sa compétence. L’État partie affirme que ce n’est qu’après que ce témoignage eut été consigné, au cours de l’examen préliminaire, que la Cour a admis les aveux comme élément de preuve au procès. Il ajoute que l’auteur bénéficiait des services gratuits d’un interprète connaissant bien le tamoul au cours du procès et qu’il était également représenté par un avocat de son choix, lequel, lui aussi, connaissait le tamoul.

4.7L’État partie affirme que l’auteur avait le droit de garder le silence, de faire une déclaration sans serment à partir du banc des accusés ou de faire sous serment à la barre des témoins une déclaration, qui pouvait faire l’objet d’un contre‑interrogatoire. Il nie que l’auteur ait été contraint de déposer au procès, de déposer contre lui‑même ou d’avouer sa culpabilité. Au contraire, l’auteur a choisi de témoigner et la Cour était en droit d’examiner ce témoignage pour arriver à son verdict. L’État partie explique qu’en vertu de l’ordonnance sur l’administration des preuves, une déclaration faite devant un officier de police est irrecevable mais qu’en vertu de la loi sur la prévention du terrorisme, les aveux faits devant un officier de police de rang non inférieur à celui de commissaire adjoint sont recevables, à condition qu’une telle déclaration ne soit pas dénuée de pertinence en vertu de l’article 24 de l’ordonnance sur l’administration des preuves. La spontanéité d’une telle déclaration ou de tels aveux, avant qu’ils ne soient jugés recevables, peut être contestée. Bien que la charge de la preuve, au‑delà d’un doute raisonnable, pèse sur l’accusation, il incombe à la personne qui affirme que ses aveux n’ont pas été spontanés de le prouver. D’après l’État partie, cela est conforme au «principe de droit universellement accepté selon lequel qui affirme doit prouver»; le fait de s’appuyer sur des aveux n’est pas assimilable à une violation du paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte et est autorisé par la Constitution. L’État partie affirme que l’accusé doit prouver que ses aveux ont été faits sous la contrainte non pas au‑delà de tout doute raisonnable mais en fait selon un seuil «placé très bas», et qu’il doit «seulement montrer qu’il est possible qu’il ait subi des pressions».

4.8Sur l’accusation de torture, l’État partie affirme que le tribunal de première instance et la cour d’appel ont conclu clairement et sans ambiguïté que les allégations de l’auteur étaient incompatibles avec l’expertise médicale présentée comme élément de preuve et que celui‑ci n’avait pas fait part de ses allégations au juge ni à la police avant le procès.

4.9Sur la plainte concernant la discrimination qui aurait caractérisé la façon dont les aveux de l’auteur ont été recueillis et examinés par la Cour, l’État partie réitère les arguments avancés à propos des conditions dans lesquelles ont été faits ces aveux, au paragraphe 4.6 ci‑dessus. Sur la question d’une violation du paragraphe 5 de l’article 14, il note que l’auteur avait toute faculté de faire examiner la déclaration de culpabilité et la peine par un tribunal, conformément à la loi, et qu’il ne cherche qu’à mettre en cause les constatations de fait des tribunaux internes devant le Comité. Enfin, l’État partie informe le Comité que, comme suite au verdict de culpabilité de l’auteur dans la communication no 6825/94, les chefs d’accusation retenus contre lui dans les communications nos 6823/94 et 6824/94 ont été retirés.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1En ce qui concerne l’argument de l’État partie qui objecte que la communication est irrecevable ratione personae, l’auteur déclare que la procuration figurait dans la communication présentée et fait observer que son emprisonnement l’a empêché de présenter personnellement cette communication. Il ajoute qu’il est d’usage pour le Comité d’accepter des communications de tiers agissant pour le compte d’individus incarcérés.

5.2Sur la question de l’épuisement des recours internes, l’auteur affirme que l’obligation d’épuiser tous les recours internes disponibles ne s’applique pas aux recours non judiciaires ni à une grâce présidentielle qui, en tant que moyen de recours extraordinaire, est laissée à la discrétion de l’exécutif et ne représente donc pas un recours utile aux fins du Protocole facultatif.

5.3L’auteur réaffirme qu’il n’a pu former de recours en inconstitutionnalité concernant aucune des décisions de justice ou des lois pertinentes relatives à la recevabilité des aveux présumés, ou à sa détention avant jugement, étant donné que la Constitution sri‑lankaise n’autorise pas l’examen judiciaire des décisions de justice ni des lois promulguées. C’est pourquoi il n’a pu se pourvoir en inconstitutionnalité de la décision des tribunaux internes d’admettre ses aveux présumés, ni de la législation interne qui rend recevables les dépositions faites devant la police et oblige l’accusé à prouver la non‑pertinence de telles dépositions.

5.4Sur la question de savoir s’il aurait pu engager des poursuites contre les tortionnaires présumés, l’auteur prétend que l’obligation d’épuiser les recours internes ne s’applique pas aux recours inaccessibles, vains en pratique, ou susceptibles de délais trop longs. Il rappelle que les lois applicables ne sont pas conformes aux normes internationales et, en particulier, aux prescriptions de l’article 7 du Pacte. C’est pourquoi les recours contre la torture sont inutiles. Si l’auteur n’a pas déposé de plainte faisant valoir que les soi‑disant aveux lui avaient été extorqués sous la torture, c’est parce qu’il en craignait les conséquences tant qu’il demeurait en détention. Il fait observer que, lorsqu’il a fait état de ces allégations, au cours de l’examen préliminaire devant la Haute Cour, aucune enquête n’a été ouverte.

5.5Sur la question de l’épuisement des recours internes, relativement à sa détention avant jugement et à la longueur de la procédure, l’auteur affirme que seuls les «recours utiles» doivent être épuisés. La Constitution ne prévoit aucun droit particulier à être jugé rapidement et, à ce jour, les tribunaux n’ont pas interprété le droit à un procès équitable comme comprenant le droit à un procès mené avec diligence. Au surplus, la Constitution prévoit expressément la possibilité de la détention avant jugement et, en tout état de cause, dispose que les recours en inconstitutionnalité ne sont pas applicables aux décisions de justice, par exemple la décision d’un tribunal d’accorder de fréquents ajournements à la demande de l’accusation qui provoquent des lenteurs dans la procédure.

5.6Sur le fond, l’auteur reprend les arguments qu’il avait avancés dans sa lettre initiale. En ce qui concerne les informations fournies par l’État partie sur les communications nos 6823/94 et 6824/94, l’auteur confirme que les charges relatives à l’ancienne affaire ont été retirées et donc qu’il «ne présente aucune autre communication concernant ces procès». Cependant, l’auteur ne présente aucune information permettant de savoir si les charges retenues dans la dernière affaire ont été abandonnées, et il affirme qu’il pourrait toujours être traduit en justice de ce chef.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire en vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’est pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.2Pour ce qui est de la question de la qualité pour agir et de l’argument de l’État partie selon lequel le conseil de l’auteur n’était pas habilité à le représenter, le Comité note qu’il a reçu la preuve littérale du mandat ad litem du représentant de l’auteur et renvoie à l’article 90 b) de son règlement intérieur, qui prévoit cette possibilité. Ainsi, le Comité estime que le représentant de l’auteur a qualité pour agir en son nom, et la communication n’est pas considérée irrecevable pour cette raison.

6.3Bien que l’État partie n’ait pas argué que la communication était irrecevable ratione temporis, le Comité note que les violations alléguées par l’auteur ont eu lieu avant l’entrée en vigueur du Protocole facultatif. Le Comité renvoie à ses décisions antérieures et réitère qu’il ne peut examiner une communication si les violations alléguées sont intervenues avant l’entrée en vigueur du Pacte pour l’État partie, à moins que lesdites violations ne persistent ou qu’elles n’aient d’effets persistants qui constituent en eux‑mêmes une violation du Pacte. Une violation persistante s’entend de la prolongation, par des actes ou de manière implicite, après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif, de violations commises antérieurement par l’État partie. Le Comité note que, bien que l’auteur ait été condamné en première instance le 29 septembre 1995, soit avant l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie, l’arrêt de la cour d’appel confirmant la condamnation de l’auteur et la décision de la Cour suprême de rejeter sa demande d’autorisation et de se pourvoir devant elle ont été rendus le 6 juillet 1999 et le 28 janvier 2000, respectivement, soit après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif. Le Comité considère la décision des instances d’appel de confirmer la condamnation prononcée par le tribunal de première instance comme une homologation de la conduite du procès. Dans ces conditions, le Comité conclut qu’il ne lui est pas interdit ratione temporis d’examiner la communication. Toutefois, en ce qui concerne les plaintes de l’auteur au titre de l’article 26 et du paragraphe 1 de l’article 2 en tant que tel et lu conjointement avec l’article 14, ainsi que la plainte au titre du paragraphe 3 de l’article 9, relatives à son maintien automatique en détention provisoire sans possibilité de libération sous caution, le Comité les considèrent irrecevables ratione temporis.

6.4Pour ce qui est de l’argument de l’État partie selon lequel l’auteur n’a pas épuisé les recours internes car il n’a pas sollicité de grâce présidentielle, le Comité réaffirme ses décisions antérieures selon lesquelles de telles grâces constituent une réparation extraordinaire et ne sont pas en tant que telles un recours utile aux fins du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

6.5Pour ce qui est de la plainte de l’auteur concernant une violation de l’article 7, et considérant qu’elle est limitée à la torture ce qui soulève des questions en matière de procès équitable, le Comité note qu’elles ont été examinées par les instances d’appel et rejetées comme dénuées de fondement. Sur cette base, et attendu que la Cour suprême a débouté l’auteur de sa demande d’autorisation de former recours devant elle, le Comité estime que l’auteur a épuisé les recours internes.

6.6Pour ce qui est de l’allégation de violation du paragraphe 5 de l’article 14, dès lors que la cour d’appel a confirmé le verdict de culpabilité de l’auteur, malgré les «irrégularités» qui auraient été commises lors du procès, le Comité note que cette disposition garantit le droit de faire examiner par une juridiction supérieure la déclaration de culpabilité et la condamnation. Comme il n’est pas contesté que la déclaration de culpabilité et la condamnation de l’auteur ont été examinées par la cour d’appel, le fait que l’auteur soit en désaccord avec le verdict ne suffit pas à faire entrer cette question dans le champ d’application du paragraphe 5 de l’article 14. En conséquence, le Comité estime que cette plainte est irrecevable, ratione materiae, conformément à l’article 3 du Protocole facultatif.

6.7Le Comité passe donc à l’examen au fond de la communication concernant les plaintes pour torture, telles que limitées au paragraphe 6.4 ci‑dessus, et procès inéquitable − article 14 en tant que tel et lu conjointement avec l’article 7.

Examen au fond

7.1Le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été soumises par les parties, conformément aux dispositions du paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

7.2Pour ce qui est de l’affirmation selon laquelle il y a eu violation du paragraphe 3 f) de l’article 14 en raison de l’absence d’un interprète externe lorsque l’auteur a fait les aveux présumés, le Comité note que cette disposition concerne le droit à l’assistance d’un interprète au cours de l’audience uniquement, droit qui a été accordé à l’auteur. Toutefois, comme cela ressort clairement des débats, les aveux ont été faits en présence uniquement des deux agents chargés de l’enquête − le commissaire adjoint et l’agent de police; ce dernier a tapé la déposition et assuré l’interprétation du tamoul vers le cingalais et vice versa. Le Comité conclut donc que le droit de l’auteur à un procès équitable, prévu au paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte, a été violé dans la mesure où il a été condamné sur la base des seuls aveux obtenus dans ces circonstances.

7.3Pour ce qui est du délai écoulé entre la déclaration de culpabilité et le rejet définitif du recours formé par l’auteur devant la Cour suprême (du 29 septembre 1995 au 28 janvier 2000), dans la communication no 6825/94, délai sur lequel l’État partie n’a toujours pas fourni d’explications, le Comité note, en se référant à sa décision ratione temporis énoncée au paragraphe 6.3 ci‑dessus que, plus de deux années de cette période, du 3 janvier 1998 au 28 janvier 2000, se sont écoulées après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif. Le Comité rappelle ses décisions antérieures, selon lesquelles les droits consacrés aux paragraphes 3 c) et 5 de l’article 14, lus conjointement, confèrent un droit à l’examen sans délai de l’issue du procès. Dans ces circonstances, il considère que le délai observé en l’espèce viole le droit de l’auteur à former recours sans délai et constate donc une violation des paragraphes 3 c) et 5 de l’article 14 du Pacte.

7.4Pour ce qui est de l’allégation de violation des droits conférés à l’auteur par le paragraphe 3 g) de l’article 14, du fait qu’il a été contraint de signer des aveux et a dû par la suite faire la preuve que ses aveux avaient été extorqués sous la contrainte et n’étaient pas spontanés, le Comité doit examiner les principes sous‑jacents au droit protégé dans cette disposition. Il renvoie à ses décisions antérieures selon lesquelles le libellé du paragraphe 3 g) de l’article 14, en vertu duquel toute personne «a droit à ne pas être forcée de témoigner contre elle‑même ou de s’avouer coupable» doit s’entendre comme interdisant toute contrainte physique ou psychologique, directe ou indirecte, des autorités d’instruction sur l’accusé, dans le but d’obtenir un aveu. Le Comité considère qu’il est implicite dans ce principe que l’accusation doit prouver que les aveux ont été faits sans contrainte. Il note en outre que, conformément à l’article 24 de l’ordonnance sur l’administration des preuves, les aveux arrachés par «les pressions, la menace ou les promesses» sont irrecevables et qu’en l’espèce, tant la Haute Cour que la cour d’appel ont examiné la déposition de l’auteur selon laquelle il avait été agressé plusieurs jours avant les aveux présumés. Mais le Comité note aussi que la charge de prouver que les aveux étaient spontanés incombait à l’accusé. Ceci n’est pas contesté par l’État partie puisque c’est ce que prévoit l’article 16 de la loi sur la prévention du terrorisme. Même si, comme le soutient l’État partie, le seuil de la preuve est «placé très bas» et si «une simple possibilité que les aveux n’aient pas été spontanés» aurait suffi à faire pencher la Cour en faveur de l’accusé, il reste que la charge de la preuve pesait sur l’auteur. Le Comité note à cet égard que le refus des juridictions, à tous les stades, de prendre en considération les allégations de torture et de mauvais traitements sur la base du caractère peu concluant de l’expertise médicale (en particulier un certificat obtenu plus d’un an après l’interrogatoire et les aveux subséquents) laisse supposer que ce seuil n’a pas été respecté. En outre, étant donné que les juridictions étaient disposées à conclure au manque de crédibilité des allégations de l’auteur dans la mesure où ce dernier ne s’était pas plaint de mauvais traitements, le Comité considère que cette conclusion est manifestement infondée compte tenu du fait que l’auteur s’attendait à retourner en garde à vue. De surcroît, le traitement que les juridictions ont réservé à cette plainte n’exonère en rien l’État partie de son obligation d’instruire efficacement les allégations de violation de l’article 7. Le Comité conclut qu’en obligeant l’auteur à prouver que ses aveux avaient été faits sous la contrainte, l’État partie a violé les paragraphes 2 et 3 g) de l’article 14, lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, et l’article 7 du Pacte.

7.5Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il est saisi font apparaître des violations des paragraphes 1, 2, 3 c) de l’article 14 et du paragraphe g) de l’article 14, conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, et l’article 7 du Pacte.

7.6Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie a l’obligation de fournir à l’auteur une réparation effective et appropriée, consistant en sa libération ou un nouveau procès et une indemnisation. L’État partie a l’obligation de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas à l’avenir et devrait faire en sorte que les dispositions contestées de la loi sur la prévention du terrorisme soient rendues conformes à celles du Pacte.

7.7Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est également invité à rendre publiques les constatations du Comité.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

BB. Communication n o  1051/2002, Ahani c. Canada (Constatations adoptées le 29 mars 2004, quatre ‑vingtième session)*

Présentée par:

Mansour Ahani(représenté par un conseil, Mme Barbara L. Jackman)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Canada

Date de la communication:

10 janvier 2002 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en application de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 29 mars 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1051/2002, présentée au nom de Mansour Ahani en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication, dont la lettre initiale est datée du 10 janvier 2002, est Mansour Ahani, ressortissant de la République islamique d’Iran (Iran), né le 31 décembre 1964. Lorsqu’il a présenté sa communication, il était détenu au centre de détention Wentworth Hamilton, à Hamilton (Ontario), en attente de l’achèvement de la procédure engagée devant la Cour suprême du Canada concernant son expulsion. L’auteur se déclare victime de violations, par le Canada, des articles 2, 6, 7, 9, 13 et 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il est représenté par un conseil.

1.2Le 11 janvier 2002, en application de l’article 86 de son règlement intérieur, le Comité, agissant par l’intermédiaire du Rapporteur spécial pour les nouvelles communications, a prié l’État partie, dans l’éventualité où la Cour suprême, dans la décision qu’elle devait rendre le même jour, autoriserait l’expulsion de l’auteur, «de s’abstenir de procéder à l’expulsion jusqu’à ce que le Comité ait eu la possibilité d’examiner les allégations de l’auteur, en particulier lorsque celui‑ci affirme qu’il risque la torture, d’autres traitements inhumains, voire la mort, s’il est expulsé». Par une note du 17 mai 2002, le Comité, après avoir été informé par le conseil de l’auteur qu’il existait un risque réel que l’État partie ne donne pas suite à la demande de mesures conservatoires présentée par le Comité, a renouvelé sa demande. Le 10 juin 2002, l’État partie a expulsé l’auteur vers l’Iran.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 14 octobre 1991, l’auteur, venant d’Iran, est arrivé au Canada où il a sollicité une protection en vertu de la Convention relative au statut des réfugiés et du Protocole y afférent, en se fondant sur ses opinions politiques et son appartenance à un groupe social particulier. Il a affirmé, à plusieurs reprises: i) qu’il avait été roué de coups par des membres du Comité de la révolution islamique en Iran parce qu’il était ivre, ii) que son renvoi en Iran mettrait sa vie en danger parce qu’il avait connaissance d’opérations secrètes iraniennes et des agents impliqués, connaissance qu’il avait acquise en tant que conscrit affecté de force dans la branche chargée de commettre des assassinats à l’étranger, placée sous l’autorité du Ministère iranien des affaires étrangères; iii) qu’il avait été emprisonné pendant quatre ans pour avoir refusé de participer à une attaque contre des trafiquants de drogue, alors qu’il s’agissait en fait d’une attaque au Pakistan contre le domicile d’un dissident iranien, où vivaient des femmes et des enfants; iv) qu’il avait été libéré après avoir prétendu s’être repenti. Le 1er avril 1992, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a décidé que l’auteur était un réfugié au sens de la Convention en raison de ses opinions politiques et de son appartenance à un groupe social particulier.

2.2Le 17 juin 1993, le Solliciteur général du Canada et le Ministre de l’emploi et de l’immigration, après avoir pris connaissance de renseignements secrets selon lesquels l’auteur était un assassin formé par le Ministère iranien des renseignements et de la sécurité («MIS»), ont tous deux attesté, en application du paragraphe 40 1) de la loi sur l’immigration («la loi»), qu’ils étaient d’avis que l’auteur ne pouvait être admis au Canada en vertu de l’article 19 1) de ladite loi, étant donné qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que l’auteur était susceptible de se livrer à des actes de terrorisme, qu’il était membre d’une organisation susceptible de se livrer au terrorisme, et qu’il avait commis des actes terroristes. Le même jour, l’attestation a été transmise à la Cour fédérale et copie en a été signifiée à l’auteur; conformément à l’article 40 1) 2) b) de la loi, celui‑ci a été placé en détention obligatoire et est resté en détention jusqu’à son expulsion neuf ans plus tard.

2.3Le 22 juin 1993, en application de la procédure légale visée à l’article 40 1) de la loi ayant pour but de déterminer si l’attestation délivrée par les ministres était «raisonnable compte tenu des informations disponibles», la Cour fédérale (juge Denault) a examiné à huis clos les renseignements secrets en matière de sécurité et pris connaissance d’autres éléments de preuve présentés par le Solliciteur général et le Ministre, en l’absence du requérant. La Cour a ensuite communiqué à l’auteur un résumé du dossier, lequel doit, aux termes de la loi, permettre à l’intéressé d’être «raisonnablement» informé des circonstances ayant motivé l’attestation, et être rédigé de manière à tenir compte des impératifs de sécurité nationale, et elle a invité l’auteur à y répondre.

2.4Plutôt que d’exercer son droit d’être entendu en vertu de cette procédure, l’auteur a contesté la constitutionnalité de l’attestation et sa mise en détention consécutive à cette procédure dans une action distincte engagée devant la Cour fédérale. Le 12 septembre 1995, la Cour fédérale (juge McGillis) a rejeté sa demande, faisant valoir que ladite procédure établissait un équilibre raisonnable entre les intérêts divergents de l’État et de l’individu et que la mise en détention de l’intéressé, motivée par l’attestation des ministres, dans l’attente de la décision de la Cour quant à son caractère raisonnable, n’était pas arbitraire. Les autres recours de l’auteur contre cette décision ont été rejetés par la Cour d’appel fédérale le 4 juillet 1996 et par la Cour suprême le 3 juillet 1997.

2.5La constitutionnalité de la procédure prévue à l’article 40 1) ayant été confirmée, la Cour fédérale (juge Denault) a examiné la question du caractère raisonnable de l’attestation et, après avoir procédé à de nombreuses auditions, a conclu, le 17 avril 1998, que celle‑ci était raisonnable. Parmi les éléments de preuve retenus figuraient des informations recueillies par des services de renseignements étrangers présentées à la Cour à huis clos, en l’absence de l’auteur, pour des raisons de sécurité nationale. La Cour a également entendu l’auteur qui a, en son propre nom, contesté le caractère raisonnable de l’attestation. Elle a estimé qu’il y avait des raisons de croire que l’auteur appartenait au MIS, organisation qui «soutient ou organise directement une grande variété d’activités terroristes, notamment l’assassinat d’opposants politiques dans le monde entier». La décision de la Cour fédérale sur ce point n’était pas susceptible d’appel ou de réexamen.

2.6Par la suite, en avril 1998, un agent principal d’immigration a établi que l’auteur ne pouvait pas être admis au Canada et a ordonné son expulsion. Le 22 avril 1998, l’auteur a été informé que la Ministre de la citoyenneté et de l’immigration allait évaluer le risque que posait l’auteur pour la sécurité du Canada, ainsi que le risque éventuel auquel il serait confronté s’il était renvoyé en Iran. La Ministre devait examiner ces questions pour déterminer, en vertu de l’article 53 1) b) de la loi (qui transpose l’article 33 de la Convention relative au statut des réfugiés) si l’interdiction de renvoyer un réfugié au sens de la Convention dans son pays d’origine pouvait être levée en l’espèce. L’auteur a alors eu la possibilité d’adresser des observations à la Ministre sur ces questions.

2.7Le 12 août 1998, après que l’auteur eut objecté qu’il courait un risque évident d’être torturé en Iran, la Ministre a décidé, sans fournir de motifs et en se fondant sur une note jointe aux observations de l’auteur, d’autres documents pertinents et une analyse juridique effectuée par des fonctionnaires, que a) l’auteur représentait un danger pour la sécurité du Canada, et b) qu’il pouvait être directement expulsé vers l’Iran. L’auteur a alors engagé un recours destiné à faire contrôler la légalité de l’avis de la Ministre. En attendant qu’il soit statué sur sa demande, il a demandé à être remis en liberté conformément à l’article 40 1) 8) de la loi, 120 jours s’étant écoulés depuis que l’ordonnance d’expulsion avait été prise à son encontre. Le 15 mars 1999, la Cour fédérale (juge Denault), considérant qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que sa libération pouvait constituer une menace pour la sécurité des personnes au Canada, en particulier des dissidents iraniens, a rejeté la demande de libération. La Cour fédérale d’appel a confirmé cette décision.

2.8Le 23 juin 1999, la Cour fédérale (juge McGillis) a rejeté le recours de l’auteur en contrôle de légalité, considérant qu’il y avait suffisamment d’éléments de preuve pour appuyer la décision de la Ministre qui estimait que l’auteur représentait un danger pour le Canada et que la décision de l’expulser était raisonnable. La Cour a également rejeté des exceptions d’inconstitutionnalité, notamment en ce qui concerne la procédure par laquelle la Ministre a conclu que l’auteur représentait un danger. Le 18 janvier 2000, la Cour d’appel a débouté l’auteur, estimant que «la Ministre pouvait à bon droit conclure que [l’auteur] ne courait pas de risque grave, et encore moins celui d’être torturé» s’il était expulsé vers l’Iran. Elle est convenue qu’il existait des motifs raisonnables pour conclure que l’auteur était en réalité un agent des services secrets iraniens formé pour commettre des assassinats, et qu’il n’y avait pas de raison d’écarter l’avis de la Ministre selon laquelle il représentait un danger pour le Canada.

2.9Le 11 janvier 2001, la Cour suprême a rejeté à l’unanimité le recours formé par l’auteur, estimant que la décision de la Ministre de considérer ce dernier comme un danger pour la sécurité du Canada était «amplement justifiée». Elle a également considéré que la décision de la Ministre selon laquelle l’auteur ne courait qu’un «risque minimum» et non un risque substantiel d’être torturé en cas de renvoi en Iran, était raisonnable et «incontestable». S’agissant de la constitutionnalité de l’expulsion de personnes exposées à un risque en vertu de l’article 53 1) b) de la loi, la Cour a renvoyé au raisonnement qu’elle avait suivi dans une affaire similaire, Suresh c. Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration) qu’elle avait jugée le même jour et dans laquelle elle avait estimé que «sauf circonstances extraordinaires, une expulsion impliquant un risque de torture violera généralement les principes de justice fondamentale». Dans cette affaire, où il existait une présomption sérieuse de risque de torture, le requérant pouvait prétendre à des protections procédurales renforcées, notamment la communication de l’ensemble des informations et des avis sur lesquels prétendait s’appuyer la Ministre, la possibilité de contester, par écrit, les éléments de preuve et de se voir communiquer par écrit les motifs de la Ministre. Toutefois, dans la présente affaire, la Cour a estimé que l’auteur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour établir une présomption sérieuse de risque et bénéficier de ces protections. Elle a considéré que, dans la lettre de la Ministre indiquant qu’il représentait un danger pour le Canada et exposant les risques éventuels qu’il courait en cas d’expulsion, l’auteur a été pleinement informé «des griefs retenus contre lui par la Ministre, et il a eu la possibilité d’y répondre». Selon la Cour, la procédure suivie était donc conforme aux principes de justice fondamentale et n’a pas porté préjudice à l’auteur, bien que les protections énoncées dans l’affaire Suresh n’aient pas été appliquées.

2.10Le même jour, le Comité a indiqué qu’il avait sollicité, conformément à l’article 86 de son règlement intérieur, l’adoption de mesures provisoires; les autorités de l’État partie ont néanmoins pris des dispositions pour procéder au renvoi. Le 15 janvier 2002, la Cour supérieure de l’Ontario (juge Dambrot) a rejeté l’argument de l’auteur selon lequel les principes de justice fondamentale consacrés par la Charte canadienne des droits et libertés interdisaient qu’il soit expulsé avant que le Comité n’ait examiné l’affaire. Le 8 mai 2002, la Cour d’appel de l’Ontario a confirmé cette décision, faisant valoir que l’État partie n’était pas tenu par la demande de mesures provisoires. Le 16 mai 2002, la Cour suprême a rejeté, à la majorité, la demande d’autorisation de recours formée par l’auteur (sans motiver sa décision). Le 10 juin 2002, l’auteur a été renvoyé en Iran.

Teneur de la plainte

3.1Dans sa communication initiale (précédant l’expulsion), l’auteur affirme que le Canada a violé, ou violerait s’il l’expulsait, les articles 2, 6, 7, 9, 13 et 14 du Pacte. Tout d’abord, il fait valoir que les procédures légales et administratives qui ont été appliquées ne sont pas conformes aux garanties prévues par les articles 2 et 14 du Pacte. En particulier, la décision discrétionnaire du Ministre de l’immigration de renvoyer une personne dans un pays peut être conditionnée par des considérations contraires aux droits de l’homme, et notamment la couverture négative d’une affaire par les médias. En outre, le rôle du Ministre de l’immigration dans la procédure d’expulsion n’est ni indépendant ni impartial. L’auteur soutient que le Ministre signe une attestation selon laquelle une personne présente une menace en matière de sécurité, dont il défend ensuite le caractère «raisonnable» devant la Cour fédérale, et requiert l’expulsion de l’intéressé à l’audience, tout cela avant de se prononcer sur le point de savoir si une personne susceptible ensuite d’être renvoyée devrait être expulsée. De l’avis de l’auteur, une telle décision, non motivée et subjective, ne devrait pas être prise par un élu mais par un tribunal indépendant et impartial.

3.2L’auteur soutient également que le processus est irrégulier aussi sur le plan procédural, dans la mesure où la personne contre laquelle l’action est engagée ne dispose pas d’informations suffisantes. L’intéressé est simplement informé que des agents de l’immigration vont recommander au Ministre de l’expulser en vertu de l’article 53 1) de la loi, sans fournir de motifs, et il est invité à faire des observations. Les arguments en réponse du Ministre n’étant pas communiqués à l’intéressé, celui‑ci n’est pas en mesure de les réfuter. Par ailleurs, le fait que la décision ne soit pas motivée rend impossible tout contrôle de légalité de la décision du Ministre.

3.3L’auteur fait valoir en outre que l’impossibilité d’introduire un recours ou une demande de contrôle de la décision de la Cour fédérale sur le «caractère raisonnable» de l’attestation initiale relative à la sécurité est irrégulière. De même, il n’a pas pu formuler de griefs (fondamentaux) concernant l’équité de la procédure à l’audience sur le «caractère raisonnable». Il affirme que la Cour n’apprécie pas les preuves présentées et ne procède pas à l’audition de témoins indépendants. Il n’y a pas de raisons de sécurité nationale justifiant une exception au respect de la procédure, tout comme il n’y avait pas, selon lui, d’éléments permettant d’établir qu’il représentait une menace pour la sécurité nationale du Canada ou qu’il avait eu (ou simplement menacé d’avoir) un comportement criminel au Canada. De l’avis de l’auteur, l’argument de la sécurité n’est donc pas conforme aux normes établies dans les Principes de Johannesburg relatifs à la sécurité nationale, à la liberté d’expression et à l’accès à l’information de 1995.

3.4L’auteur affirme également qu’il a été détenu arbitrairement, en violation de l’article 9 du Pacte. Depuis sa détention en juin 1993, il n’a été autorisé qu’à demander le contrôle de sa détention 120 jours après l’adoption de l’ordonnance d’expulsion en août 1998. À cette date, il avait passé cinq années en détention sans avoir pu introduire de demande de libération sous caution, de contrôle de la détention ou d’habeas corpus (ce dernier recours n’étant pas ouvert aux non‑citoyens en ce qui concerne une détention en rapport avec la situation d’une personne au Canada). L’auteur souligne que sa détention en vertu de la loi sur l’immigration était non seulement obligatoire, mais aussi arbitraire étant donné que la Cour fédérale, tout en la qualifiant de «malheureuse» n’a pas considéré que sa détention constituait une atteinte à la liberté. Il s’agit là selon lui d’un exemple de traitement discriminatoire des non‑citoyens. Il affirme également qu’il est pervers, et par conséquent arbitraire, de continuer à maintenir une personne en détention alors qu’elle exerce un de ses droits fondamentaux, à savoir l’accès aux tribunaux.

3.5L’auteur soutient que son expulsion l’exposerait à la torture, ce qui constituerait une violation de l’article 7 du Pacte. Il renvoie à l’Observation générale no 15 du Comité concernant la situation des étrangers au regard du Pacte, et à l’Observation générale no 20 sur l’article 7, ainsi qu’à la décision de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Chahal c. Royaume ‑Uni, pour faire valoir que le principe de non‑refoulement ne souffre aucune exception. Il affirme que l’État partie commet donc une double erreur en affirmant i) qu’il ne court pas le risque d’être torturé, et ii) que même s’il courait un tel risque, il peut être expulsé dans la mesure où il représente une menace pour la sécurité nationale.

3.6En ce qui concerne l’argument selon lequel il court effectivement le risque d’être torturé, l’auteur fait référence à un grand nombre de rapports et d’éléments de preuve concernant la situation des droits de l’homme en général en Iran, et notamment en ce qui concerne la détention arbitraire, la torture, les meurtres extrajudiciaires et sommaires de dissidents politiques. Il soutient que dans son affaire, l’officier principal de renseignements canadien qui a témoigné pensait qu’il avait peur de ce qui pouvait lui arriver en Iran et qu’il avait fait défection. En outre, le statut de réfugié lui avait été accordé après une audition approfondie. Il soutient que son affaire occupe une large place dans l’actualité et qu’il ignorait qu’il pouvait demander une audition à huis clos. Sa coopération avec les autorités de l’État partie, et les informations (confidentielles) qu’il leur a fournies, ainsi que le fait qu’il résiste à l’expulsion pouvaient «très probablement» être considérés comme une trahison par l’Iran, qui suivait l’affaire. Les informations dont disposait l’État partie, ou qu’il avait lui‑même données, au sujet de ses liens passés avec le MIS, montraient donc, à l’évidence, qu’il risquait d’être torturé en Iran.

3.7De même, l’auteur craint d’être exécuté en Iran s’il est expulsé, ce qui constituerait une violation de ses droits au titre de l’article 6. Il soutient également à titre subsidiaire, qu’en vertu de l’article 7, sa détention depuis juin 1993 en cellule, dans un centre de détention à court terme, sans programmes ou sans occupation rémunérée est en soi cruelle.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans ses observations du 12 juillet 2002, l’État partie a contesté la recevabilité et le fond de la communication, en faisant valoir que, pour les motifs indiqués ci‑dessous, les demandes sont toutes irrecevables parce que leur bien‑fondé n’a pas été établi prima facie et parce qu’elles ne sont pas étayées quant au fond. En outre, certains éléments de la communication sont également réputés irrecevables dans la mesure où les voies de recours internes n’ont pas été épuisées.

4.2En ce qui concerne la violation de l’article 2, l’État partie renvoie à la jurisprudence du Comité selon laquelle cet article confère un droit accessoire, plutôt qu’un droit autonome, qui ne s’exerce qu’après qu’une autre violation du Pacte ait été établie. Aucune violation prima facie n’a donc été établie. Selon une autre hypothèse, il n’y a pas eu de violation − la Charte canadienne des droits et libertés, qui s’inscrit dans l’ordre constitutionnel de l’État partie, protège les droits consacrés dans le Pacte, et les juridictions internes ont conclu que la Charte n’a pas été violée. S’agissant de l’argument selon lequel les citoyens et les non‑citoyens ne jouissent pas sur un pied d’égalité des droitsconsacrés dans la Charte, l’État partie affirme que la plupart des droits, et notamment le droit àlavie, à la liberté et à la sécurité de l’individu, s’appliquent à toutes les personnes au Canada. Ausujet de la liberté d’expression et d’association, la Cour suprême a soutenu dans l’affaire Suresh que ces droits ne s’appliquent pas aux personnes qui, pour reprendre la terminologie de l’État partie, «sont où ont été associées à des éléments dirigés vers la violence». Cette conclusion s’applique également aux Canadiens et aux non‑Canadiens.

4.3En ce qui concerne les griefs de violation des articles 6 et 7 en cas de renvoi en Iran, l’État partie fait valoir que les faits, tels qu’établis par ses juridictions, ne semblent pas confirmer ces allégations. En outre, l’auteur n’est pas crédible compte tenu de l’incohérence de ses déclarations concernant sa participation au MIS, du caractère peu plausible de certains aspects importants de son histoire, et de sa malhonnêteté répétée et avérée. De surcroît, ce sont les opposants au régime iranien, plutôt que des personnes ayant le profil de l’auteur, qui sont actuellement victimes de violations des droits de l’homme.

4.4Pour ce qui est des allégations de risque, l’État partie souligne que les collaborateurs de la Ministre ont estimé que l’auteur courait un «minimum» de risques, conclusion qui a été confirmée par toutes les juridictions fédérales, y compris la Cour suprême qui l’a considérée comme «incontestable». En outre, les juges ont clairement établi le fait que l’auteur n’était pas crédible en raison notamment du caractère incohérent, contradictoire, fantaisiste et, à plusieurs reprises, mensonger de ses déclarations. Ils se sont également fondés sur le fait que l’auteur a reconnu avoir reçu une formation spécialisée lorsqu’il a été recruté par les services secrets, qu’il a dévoilé les détails de l’assassinat de deux dissidents et qu’il a été en contact avec les services secrets après s’être vu accorder le statut de réfugié, allant même jusqu’à rencontrer un «assassin connu» en Europe. L’État partie fait référence à l’approche du Comité qui considère que sa fonction n’est pas, en général, d’apprécier les éléments de preuve ou de revenir sur les éléments de fait établis par les juridictions internes, et souhaite avoir la possibilité de faire des observations complémentaires au cas où le Comité déciderait d’examiner les conclusions de fait.

4.5De l’avis de l’État partie, les éléments de preuve provenant de sources indépendantes ne confirment pas les allégations de l’auteur selon lesquelles il court un risque. L’État partie observe que les rapports cités par l’auteur concernent essentiellement l’arrestation et le procès de réformistes, de dissidents et d’autres opposants au Gouvernement, plutôt que des personnes ayant le profil de l’auteur, c’est‑à‑dire des membres, anciens ou actuels, du MIS. En effet, selon les plus récents rapports du Département d’État des États‑Unis sur la situation des droits de l’homme, les agents du MIS sont les auteurs, plutôt que les cibles, de persécutions, et commettent «de nombreuses violations graves des droits de l’homme». S’il est vrai que la situation des droits de l’homme en Iran demeure problématique, l’État partie, s’appuyant sur des rapports d’Amnesty International et du Représentant spécial de la Commission des droits de l’homme sur la situation des droits de l’homme en République Islamique d’Iran, observe des signes de progrès dans le sens d’une diminution des cas de torture. Par ailleurs, dans ses décisions, le Comité contre la torture n’a pas estimé que la situation des droits de l’homme en Iran se caractérisait par «un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives». Par conséquent, la situation générale des droits de l’homme ne présente pas, en soi, les caractéristiques ou la gravité propres à appuyer les allégations de l’auteur.

4.6D’après l’État partie, l’affirmation de l’auteur selon laquelle il serait sommairement exécuté pour trahison s’il venait à être expulsé est une simple supposition servant ses propres intérêts. L’auteur n’a pas établi qu’une telle éventualité serait la conséquence «nécessaire et prévisible» de son expulsion, alors qu’il avait pleinement la possibilité de le faire à chaque degré de juridiction au Canada. D’autre part, à supposer qu’il soit considéré comme un traître, il n’a pas démontré que son procès et le châtiment qui lui serait infligé ne seraient pas conformes au Pacte. De même en ce qui concerne la torture, les juges ont estimé que le risque encouru était minime. L’État partie souligne que le statut de réfugié a été accordé à l’auteur avant qu’il ne se rende de son plein gré en Europe avec un commandant du MIS et que les services de sécurité canadiens ne s’intéressent à lui. Il ajoute que si l’on avait découvert plus tôt que l’auteur était en fait un agent qualifié, celui‑ci n’aurait pas été autorisé à entrer au Canada. L’État partie rejette également l’idée que la connaissance que l’Iran pourrait avoir de l’affaire doit impliquer la torture, ainsi que l’affirmation, dénuée de fondement, selon laquelle l’officier supérieur de renseignements canadien pensait que l’auteur avait fait défection. De même, l’auteur n’a fourni aucun élément permettant d’établir que sa famille a été maltraitée, ni démontré pour quelle raison sa prétendue coopération avec les autorités canadiennes conduirait à ce qu’il soit torturé. Par conséquent, ces prétentions sont, dénuées de fondement prima facie.

4.7Pour ce qui est du grief de violation de l’article 7 liée aux conditions de détention, l’État partie fait valoir que l’auteur n’a pas introduit d’action de ce chef en vertu de la Charte, bien qu’il ait été informé de cette possibilité; les voies de recours internes n’ayant pas été épuisées, cette réclamation est donc irrecevable. En tout état de cause, l’absence d’activité durant la détention ne saurait être considérée comme cruelle et l’auteur n’a pas démontré que ses conditions de détention avaient eu des effets néfastes sur son état physique ou mental.

4.8Concernant la détention arbitraire, l’auteur aurait pu contester la décision de la cour d’appel fédérale confirmant sa détention, en vertu de l’article 40 1) 8) de la loi devant la Cour suprême, mais n’a pas jugé bon de le faire. Il n’a pas non plus présenté, par la suite, de demande de libération au titre de cet article. En conséquence, les griefs sont irrecevables pour non‑épuisement des recours internes.

4.9En tout état de cause, il n’y a pas de présomption sérieuse de violation de l’article 9 dans la mesure où la détention n’était pas arbitraire. À cet égard on peut s’inspirer de l’article 5 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales («Convention européenne»), qui autorise expressément la détention dans la perspective d’une expulsion. En effet, dans l’affaire Chahal citée par l’auteur, la Cour européenne a estimé qu’une telle détention est justifiée dès lors que la procédure d’expulsion est en cours et qu’elle est menée avec la diligence voulue. La détention de Chahal au motif que des secrétaires d’État successifs avaient estimé qu’il représentait une menace pour la sécurité nationale n’était pas arbitraire au vu des pièces disponibles pour contrôler les éléments relatifs à la sécurité nationale. L’État partie soutient également qu’il n’est pas non plus arbitraire de détenir un non‑Canadien aux termes d’une procédure qui a permis à deux ministres de conclure, conformément à la loi, qu’une personne avait des antécédents de terroriste ou était susceptible de commettre des actes terroristes, étant entendu qu’un juge se prononce ensuite rapidement sur cette conclusion. Sur les 22 affaires dans lesquelles cette procédure a été suivie, 11 ont été examinées en 1 à 2 mois, trois en 3 à 4 mois, quatre en 6 à 13 mois, et une est en cours.

4.10L’État partie renvoie à la jurisprudence du Comité selon laquelle l’insistance d’une personne à ne pas vouloir quitter le territoire d’un État est un élément pertinent pour évaluer l’article 9. De même, la Commission européenne des droits de l’homme a soutenu qu’une personne ne saurait se plaindre de la durée d’une procédure si, à aucun moment, elle n’a demandé qu’il soit mis fin rapidement à la procédure ni engagé une action contentieuse en ce sens. L’auteur n’a pas demandé à la Ministre de la citoyenneté et de l’immigration d’exercer ses prérogatives en vertu de l’article 40 1) 7) de la loi afin de libérer, a titre dérogatoire, une personne désignée dans une attestation de sécurité.

4.11L’État partie soutient qu’il a fait preuve de diligence en conduisant la procédure d’expulsion, et que la durée de celle‑ci est imputable à l’auteur. En effet, tous les retards antérieurs à l’audience sur le «caractère raisonnable» de l’attestation de sécurité étaient dus à la requête d’ajournement présentée par l’auteur afin de contester la constitutionnalité de la procédure. L’auteur a laissé s’éterniser la procédure sans accomplir les démarches qui lui incombaient pour la faire progresser. En fait, l’État partie énumère les nombreuses mesures qu’il a prises au cours de cette période en vue de faire avancer rapidement la procédure. De même, après l’adoption de l’ordonnance d’expulsion, le retard supplémentaire s’explique par les nombreux recours engagés par l’auteur. L’État partie détaille les mesures qu’il a prises pour accélérer les procédures décrites dans la chronologie de l’affaire et observe que, pour sa part, l’auteur n’en a pris aucune.

4.12En ce qui concerne l’allégation de l’auteur qui affirme que le recours en habeas corpus n’est pas ouvert aux non‑citoyens pour la détention en matière d’immigration, l’État partie fait valoir que la poursuite de la détention étant tributaire du résultat de l’audience de la Cour fédérale concernant le «caractère raisonnable» de l’attestation de sécurité, il est inutile de procéder à une audience distincte sur la détention. En d’autres termes, l’audience obligatoire sur le «caractère raisonnable» est un contrôle légal de la détention, qu’il appartient au Parlement d’ordonner dans de tels cas. Les juridictions canadiennes ont également affirmé que cette procédure remplace utilement et de manière adéquate le recours en habeas corpus. L’État partie rejette donc l’allégation de l’auteur selon laquelle les juridictions internes, tout en qualifiant sa détention de «malheureuse», ont estimé qu’elle ne constituait pas une atteinte à la liberté: les juges ont en fait considéré que, s’il est vrai que l’attestation a pour effet immédiat l’arrestation et la mise en détention, sort habituellement réservé aux criminels, les articles 7 et 9 de la Charte, qui protègent tous deux les libertés, n’avaient pas été violés.

4.13En ce qui concerne la plainte en vertu de l’article 13 du Pacte, l’État partie soutient premièrement que, conformément à la jurisprudence du Comité, cette disposition exige qu’un étranger soit expulsé conformément aux procédures prévues par la loi, à moins que l’État n’ait agi de mauvaise foi ou qu’il ait abusé de ses prérogatives. L’auteur n’a pas soutenu, et encore moins établi, une telle exception en l’espèce, et il serait donc opportun que le Comité défère à l’appréciation des autorités canadiennes sur les points de fait et de droit. Deuxièmement, l’État partie invoque des considérations de sécurité nationale eu égard aux procédures suivies. Dans sa jurisprudence, le Comité a estimé qu’«il − ne lui − appartient pas de contrôler la façon dont un État souverain évalue le danger que représente un étranger pour la sécurité nationale» et qu’il respectait une telle évaluation en l’absence d’arbitraire. L’État partie invite le Comité à appliquer les mêmes principes, tout en soulignant que la décision d’expulsion n’a pas été sommaire, mais au contraire mûrement réfléchie au cours de procédures approfondies et équitables, à l’occasion desquelles l’auteur a été légalement représenté et a pu présenter de nombreux arguments.

4.14En ce qui concerne l’audience de la Cour fédérale en vue de statuer sur le «caractère raisonnable» de l’attestation de sécurité, s’il est vrai que des questions constitutionnelles ne peuvent être soulevées à cette occasion, puisqu’il s’agit d’une procédure en référé, celles‑ci peuvent faire l’objet d’une exception d’inconstitutionnalité distincte, que l’auteur lui‑même a soulevée devant la Cour suprême. L’État partie observe que le juge a la «lourde tâche» de s’assurer que l’auteur est raisonnablement informé par le biais d’un résumé des griefs retenus contre lui, et que celui‑ci peut présenter des moyens de défense et citer des témoins; d’ailleurs, l’auteur lui‑même a procédé au contre‑interrogatoire de deux officiers canadiens des services de sécurité.

4.15Pour ce qui est de la procédure de détermination du risque par la Ministre, l’État partie souligne que la Cour suprême a précisé dans l’affaire Suresh quelles étaient les exigences minimales en matière d’équité, à savoir notamment que la décision devait être motivée, lorsqu’il existait de sérieuses présomptions de torture. Quant à l’objection selon laquelle la décision est prise par un ministre ayant préalablement participé à l’affaire, l’État partie souligne que les juridictions examinent, par le biais du contrôle de légalité, la conformité de la décision au droit. Tout en déférant à l’appréciation des éléments de preuve effectuée par le Ministre, à moins que cette appréciation ne soit manifestement déraisonnable, les juges insistent pour que tous les facteurs pertinents, et eux seuls, soient pris en considération. L’État partie soutient que les procédures suivies ayant été justes, conformes au droit, et correctement appliquées puisque l’auteur a pu être représenté en justice, et sans le moindre élément de partialité, de mauvaise foi et d’irrégularité, l’auteur n’a pas établi l’existence d’une présomption sérieuse de violation de l’article 13.

4.16S’agissant des plaintes se rapportant à l’article 14, l’État partie considère cette disposition inapplicable dans la mesure où la procédure d’expulsion ne consiste à déterminer ni le bien‑fondé d’une accusation en matière pénale ni des droits et obligations «de caractère civil». Il s’agit plutôt d’une procédure de droit public, dont le caractère équitable est garanti à l’article 13. Dans l’affaire Y.L. c. Canada , le Comité, compte tenu de l’existence du contrôle de légalité, ne s’est pas prononcé sur la question de savoir si une procédure devant un conseil de révision des pensions constituait une action «de caractère civil», alors que dans l’affaire V.M.R.B., il n’a pas tranché le point de savoir si une telle qualification pouvait s’appliquer à une procédure d’expulsion puisqu’en tout état de cause la plainte n’était pas fondée. L’État partie fait valoir que l’article 6 de la Convention européenne et l’article 14 du Pacte étant équivalents, le Comité devrait être convaincu par la jurisprudence importante et constante selon laquelle une telle procédure ne relève pas du champ d’application de cet article. Partant, cette réclamation est irrecevable ratione materiae.

4.17En tout état de cause, la procédure suivie a été conforme aux dispositions de l’article 14: l’auteur a eu accès aux tribunaux, il a eu connaissance du dossier, il a eu toute latitude pour donner son avis et faire des observations tout au long de la procédure, et il a été représenté en justice à tous les stades de la procédure. L’État partie renvoie également à la décision du Comité dans l’affaire V.M.R.B. dans laquelle le Comité a considéré que le processus d’attestation en vertu de l’article 40 1) de la loi sur l’immigration était conforme à l’article 14. Il n’y a donc pas de présomption sérieuse de violation du droit invoqué.

4.18Par une note du 6 décembre 2002, l’État partie, tout en réaffirmant que selon lui le Comité avait des attributions limitées en ce qui concerne la réévaluation des faits et des éléments de preuve, a néanmoins fourni de nombreuses informations complémentaires sur ces questions, au cas où le Comité souhaiterait les réexaminer. L’État partie soutient qu’une juste appréciation des informations fournies conduit inévitablement aux mêmes conclusions que celles auxquelles sont parvenues les juridictions internes, à savoir que l’auteur était un agent qualifié du MIS, qu’il ne courait qu’un minimum de risques en Iran et que ses preuves n’étaient ni crédibles ni dignes de foi.

Autres questions soulevées par la demande de mesures provisoires du Comité

5.1Par une lettre du 2 août 2002 adressée au représentant de l’État partie auprès de l’Organisation des Nations Unies à Genève, le Comité, par l’intermédiaire de son Président, a vivement déploré l’expulsion de l’auteur, intervenue en dépit de sa demande de mesures provisoires. Le Comité a sollicité une explication, par écrit, des raisons pour lesquelles sa requête n’avait pas été prise en compte, et demandé à l’État partie comment il entendait se conformer à de telles requêtes à l’avenir. Par une note du 5 août 2002, le Comité, agissant par l’intermédiaire du Rapporteur spécial pour les nouvelles communications, conformément à l’article 86 de son règlement intérieur, a demandé à l’État partie de suivre de près la situation ainsi que le traitement qui serait réservé à l’auteur après son expulsion vers l’Iran, et d’adresser au Gouvernement de la République islamique d’Iran les représentations qu’il jugeait propres à empêcher toute violation des droits de l’auteur en vertu des articles 6 et 7 du Pacte.

5.2Par des lettres datées du 5 décembre 2002, l’État partie, en réponse à la demande d’information du Comité, a indiqué qu’il approuvait pleinement le rôle important confié au Comité et qu’il ferait toujours tout son possible pour coopérer avec lui. Il a précisé qu’il prenait les obligations qui lui incombaient en vertu du Pacte et du Protocole facultatif très au sérieux, et qu’il s’y conformait pleinement. L’État partie souligne que parallèlement à ses obligations en matière de droits de l’homme, il a aussi le devoir d’assurer la sécurité publique au Canada et de veiller à ce que le pays ne devienne pas un refuge pour les terroristes.

5.3L’État partie fait observer que ni le Pacte ni le Protocole facultatif ne comporte de dispositions concernant les demandes de mesures provisoires et il fait valoir que de telles demandes sont des recommandations qui n’ont pas un caractère obligatoire. Néanmoins, en général, l’État partie répond favorablement à ces demandes. Comme dans d’autres affaires, il a examiné attentivement la demande en question avant de conclure, au vu des circonstances de l’espèce et notamment de la conclusion (confirmée par les tribunaux) que l’auteur ne courait qu’un risque minime en cas d’expulsion, qu’il n’était pas en mesure de retarder l’expulsion. Il souligne que sa décision a été jugée légale et conforme à la Charte canadienne des droits et libertés par les plus hautes juridictions. L’État partie fait valoir que, dans le contexte de l’immigration, les mesures provisoires soulèvent «quelques difficultés particulières» puisqu’il peut arriver que d’autres considérations priment. Les circonstances particulières de l’espèce ne devraient donc pas être interprétées comme un désengagement de l’État partie vis‑à‑vis des droits de l’homme ou du Comité.

5.4Pour ce qui est de la demande du Comité de suivre le sort réservé à l’auteur en Iran, l’État partie a souligné que l’auteur ne relevait pas de sa juridiction, et qu’il lui était demandé de suivre la situation d’un ressortissant d’un autre État partie sur le territoire de cet État. Toutefois, soucieux de coopérer de bonne foi avec le Comité, l’État partie a précisé que les autorités iraniennes l’avaient informé que le 2 octobre 2002 l’auteur se trouvait en Iran et qu’il était en bonne santé. En outre, le 26 septembre 2002, un représentant de l’ambassade d’Iran a contacté l’État partie pour l’informer que l’auteur avait téléphoné afin de savoir ce qu’étaient devenus les trois bagages qu’il avait laissés au centre de détention. L’ambassade a accepté de remettre les bagages en question à l’auteur. De l’avis de l’État partie, une telle attitude montre que l’auteur ne craint pas le Gouvernement iranien et que celui‑ci accepte de lui venir en aide. Enfin, le 10 octobre 2002, l’auteur s’est rendu à l’ambassade de l’État partie en Iran où il a rencontré deux fonctionnaires auxquels il a remis une lettre. Ni dans la conversation ni dans la lettre, l’auteur n’a fait état de mauvais traitements, mais il a plutôt évoqué les difficultés qu’il avait à trouver un emploi. Selon l’État partie, cela montre que l’auteur pouvait se déplacer librement dans Téhéran. L’État partie a précisé qu’il avait indiqué à l’Iran qu’il espérait que ce dernier respecterait pleinement ses obligations internationales en matière de droits de l’homme, notamment à l’égard de l’auteur.

Commentaires du conseil de l’auteur

6.1Par une lettre datée du 10 septembre 2003, le conseil de l’auteur a répondu aux observations de l’État partie. En ce qui concerne la procédure, l’avocate indique qu’elle avait reçu des instructions de l’auteur avant qu’il ne soit expulsé: il lui avait demandé de maintenir la communication s’il était inquiété mais de la retirer s’il n’avait aucun ennui à son retour en Iran, de façon à ne pas l’exposer à un risque accru. D’après un coup de téléphone reçu un mois après l’expulsion, l’avocate pensait que l’auteur avait été arrêté à son arrivée mais n’avait pas été maltraité et avait été remis en liberté. Plus tard elle a entendu des rumeurs de source journalistique selon lesquelles il avait été placé en détention ou tué. Après avoir essayé à maintes reprises d’appeler la famille, l’avocate a appris que l’auteur se trouvait dans un autre lieu ou qu’il était malade, ou les deux. Des agents de l’État canadien ont fait savoir qu’ils avaient eu plusieurs contacts de l’auteur à l’automne 2002 mais depuis lors ils n’avaient plus rien signalé. Amnesty International de son côté était dans l’impossibilité de donner des détails sur la situation. Dans ces circonstances le conseil ne pouvait que supposer qu’il était arrivé quelque chose à l’auteur et maintenait donc la communication.

6.2Pour ce qui est du fond, le conseil ne souhaite pas maintenir le grief relatif aux conditions de détention, reconnaissant que sur ce point les recours internes n’ont pas été épuisés. En ce qui concerne les autres griefs, l’avocate développe son argumentation au sujet de la procédure suivie par les autorités de l’État partie. La première attestation de danger pour la sécurité a été délivrée par deux élus (ministres) sans que l’auteur ait pu apporter le moindre élément permettant de déterminer s’il y avait de bonnes raisons de croire qu’il appartenait à une organisation terroriste ou qu’il était lui‑même engagé dans des activités terroristes. L’unique audience que la Cour fédérale a tenue par la suite à ce sujet a été consacrée à déterminer seulement si la conclusion qu’il y avait lieu de croire à l’appartenance à une organisation terroriste était elle‑même raisonnable. Les preuves à charge ont été examinées ex parte et à huis clos sans avoir été appréciées par la Cour ni confirmées par des témoins. Le conseil fait valoir que la décision de déclarer que l’auteur représentait une menace pour la sécurité nationale, qui a été ensuite considérée en regard du risque de préjudice encouru par l’auteur au stade de l’expulsion par un haut fonctionnaire élu (un ministre), a été prise à l’issue d’une procédure inéquitable. Quant à la décision d’expulser l’auteur, les tribunaux qui l’ont réexaminée se sont attachés exclusivement à déterminer si elle était manifestement arbitraire, sans chercher à savoir si elle était fondée.

6.3Le conseil répond aux arguments de l’État partie au sujet de la crédibilité de l’auteur en renvoyant à la pratique du Haut‑Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, qui considère qu’un manque de crédibilité ne signifie pas que la peur d’être soumis à des persécutions ne soit pas bien réelle. Le conseil relève que la première fois que l’auteur a demandé le statut de réfugié, la demande a été déclarée recevable alors qu’il y avait des variations dans le récit qu’il avait fait de son passé; de plus les organes de sécurité canadiens ont détruit les preuves qu’ils détenaient, notamment les interrogatoires de l’auteur et les enregistrements obtenus par polygraphe, et n’ont fourni que des résumés. Ces preuves auraient pu être appréciées comme c’est le cas devant la Commission de réexamen en matière de sécurité, où un conseil indépendant, présentant toutes les garanties du point de vue de la sécurité, peut appeler des témoins et procéder à un contre‑interrogatoire pendant une audience à huis clos.

6.4Le conseil conteste ensuite la décision rendue par la Cour suprême après l’envoi de la communication au Comité. Elle souligne que M. Suresh, dont le recours a été accueilli au motif que les garanties de procédure avaient été insuffisantes, et l’auteur, dont le recours a été rejeté, se sont vu appliquer l’un et l’autre la même procédure. Dans le cas de l’auteur, la Cour a fondé sa décision sur le fait qu’il n’avait pas fourni suffisamment d’éléments pour montrer qu’il risquait d’être soumis à la torture; or pour que la procédure soit équitable il est impératif que cette question précise puisse être tranchée. Tout ce dont l’auteur a bénéficié c’est d’un contrôle judiciaire postérieur à la décision de la question de savoir s’il était «raisonnable» d’arriver à cette conclusion ce qui, de l’avis du conseil, est un traitement particulièrement superficiel s’agissant d’une décision qui pourrait avoir pour résultat la torture ou la mort. Le conseil rappelle aussi que dans l’affaire Suresh la Cour avait envisagé certaines situations extraordinaires dans lesquelles un individu pouvait être renvoyé dans son pays alors qu’un risque réel de torture avait été démontré, contrairement à l’interdiction absolue de la torture posée en droit international. 

6.5Sur la question de la crédibilité de l’auteur, le conseil fait remarquer que le responsable canadien de la sécurité a confirmé à l’audience consacrée à la délivrance de l’attestation l’allégation de l’auteur qui affirmait être un transfuge − le seul point douteux portant sur la question de savoir s’il avait fait défection pour éviter de rejoindre le MIS ou après l’avoir d’abord rejoint. Quoi qu’il en soit, son départ d’Iran fait de lui un opposant, réel ou perçu comme tel, au régime iranien et c’est ainsi qu’il est décrit dans la presse. Un agent consulaire iranien lui a rendu visite en détention, avant qu’il soit expulsé, et le Gouvernement iranien connaît parfaitement ses griefs et la nature de l’affaire. En tout état de cause le conseil estime qu’il est déloyal d’avancer l’argument de la crédibilité alors qu’une grande partie des éléments qui ont servi à fonder la conclusion de menace pour la sécurité ont été produits lors d’une audience à huis clos et ex parte sans avoir été appréciés. Le conseil fait également valoir qu’il est inexact de décrire l’auteur comme un agent du régime qui par conséquent ne pourrait pas être victime d’exactions, vu que, ayant fui le pays et donné au Canada des renseignements touchant la sécurité, il a toutes les chances d’être considéré comme un opposant au régime. Si, comme on l’a laissé entendre, l’auteur était simplement un agent infiltré «démasqué» il ne se serait pas opposé à son expulsion pendant ses neuf ans de détention. De plus, il faut rappeler à ceux qui prétendent que la situation en Iran s’améliore et que l’usage de la torture y est moins généralisé que récemment un Canadien a été torturé et tué dans ce pays, affaire qui a été reconnue par les autorités. Le sort probable d’un opposant est d’être soumis à la torture et d’être exécuté et non pas de bénéficier d’un jugement équitable, ce dont l’État partie n’apporte rigoureusement aucune preuve. De plus, d’après le conseil, l’État partie n’a exercé aucune surveillance pour éviter que l’auteur soit inquiété à son retour en Iran.

6.6Sur la question du risque de torture ou d’autres formes de traitement cruel, le conseil relève que la Cour suprême a qualifié d’«incontestable» la conclusion selon laquelle l’auteur courait seulement un risque minimum, ayant fait preuve d’une «déférence considérable» à l’égard de la décision de la Ministre, qui portait sur des questions dépassant largement le domaine de compétence des juridictions de contrôle. En ce qui concerne le risque réel, le conseil fait remarquer qu’il était impossible de «prouver» ce qui risquait d’arriver à l’auteur, mais que celui‑ci avait tiré des conclusions raisonnables à partir des faits connus, en particulier l’intérêt que le Gouvernement iranien portait à son cas, les violations des droits fondamentaux commises en Iran à l’égard de ceux qui sont perçus comme des opposants au régime, le fait que sa coopération avec de hauts responsables canadiens à qui il avait divulgué des renseignements secrets était de notoriété publique, etc.

6.7Au sujet des questions de la détention arbitraire et de la procédure d’expulsion au regard des articles 9, 13 et 14 du Pacte, le conseil fait valoir que l’auteur est resté en détention pendant cinq ans en application d’un régime obligatoire et automatique, avant que la détention ne soit réexaminée. En vertu du régime établi par la loi, l’attestation de danger pour la sécurité donne automatiquement lieu à la détention des étrangers jusqu’à ce que soit achevée la procédure, qu’un arrêté d’expulsion soit prise contre l’intéressé et que celui‑ci reste au Canada pendant 120 jours encore. La décision de placer l’auteur en détention n’a pas été prise par un juge, le recours en habeas corpus ne lui était pas ouvert puisqu’il était un étranger placé en détention en application de la loi sur l’immigration et l’action en inconstitutionnalité qu’il avait engagée contre la procédure d’attestation a été rejetée. Le conseil souligne que l’État partie pouvait très bien utiliser d’autres procédures de renvoi qui n’auraient pas eu les effets que celle qui a été appliquée. Elle fait remarquer que la pratique de l’État partie dément sa théorie quand il affirme que la détention est nécessaire pour préserver la sécurité nationale parce qu’en fait tous les terroristes présumés ne sont pas placés en détention. Elle rappelle que dans l’affaire V.M.R.B., la détention n’était pas automatique ni obligatoire, contrairement au régime appliqué à l’auteur, et que la justification de la détention était réexaminée une fois par semaine. Elle invoque les affaires Torres c. Finlande et A. c. Australie pour faire valoir que les non‑nationaux ont le droit de contester sur le fond la légalité de leur détention devant un tribunal, sans délai et de nouveau à des intervalles raisonnables. Elle relève que la Convention européenne des droits de l’homme, en vertu de laquelle a été adoptée la décision Chahal, citée par l’État partie, prévoit spécifiquement la détention aux fins d’émigration.

6.8Au sujet de la demande de remise en liberté une fois écoulés 120 jours à compter de la date de l’ordonnance d’expulsion, faite par l’auteur en application de l’article 40 1) 8) de la loi, le conseil indique que la remise en liberté peut être ordonnée si l’intéressé n’est pas expulsé dans un délai raisonnable et si la remise en liberté ne risque pas de porter atteinte à la sécurité de la nation ou des personnes. La Cour fédérale a conclu qu’il appartenait à l’auteur de prouver que ces deux conditions étaient réunies; mais la juridiction du premier degré et la juridiction d’appel ont estimé l’une et l’autre que l’auteur pourrait être expulsé dans des délais raisonnables s’il ne s’adressait pas de façon répétée aux tribunaux et que donc il ne remplissait pas cette condition. La cour d’appel a estimé aussi que comme il avait été placé en détention pour des raisons de sécurité, l’auteur devrait normalement être tenu de montrer «qu’il y a eu quelque changement important dans les circonstances de l’affaire ou des éléments de preuve nouveaux, qui n’étaient pas connus auparavant» pour pouvoir être remis en liberté en application du mécanisme de réexamen de la détention: de l’avis du conseil, cette conclusion est manifestement contraire à l’obligation faite dans le Pacte d’obtenir un contrôle de novo de la décision de placement en détention.

6.9Le conseil rejette l’argument de l’État partie qui affirme que l’audience de la Cour fédérale consacrée à l’examen du «caractère raisonnable» de l’attestation de sécurité constituait un contrôle suffisant de la légalité de la détention, faisant valoir que cette audience portait exclusivement sur le caractère raisonnable de l’attestation et non pas sur la justification de la mesure de détention. De plus, si cette audience constituait un contrôle de la détention, il ne serait pas nécessaire de procéder à un nouveau contrôle 120 jours après l’arrêté d’expulsion. En réponse à l’argument qui veut que la détention prolongée était imputable à l’auteur lui‑même, le conseil objecte que même si la procédure d’examen du caractère raisonnable de l’attestation de sécurité s’était déroulée sans interruption, il se serait écoulé des mois avant qu’elle ne soit achevée, avant que l’enquête en vue de l’expulsion ne soit ouverte et avant que les 120 jours ne soient écoulés pour permettre le contrôle de la détention en application de l’article 40 1) 8). Le conseil fait remarquer qu’il est arrivé dans des affaires moins compliquées que celle de l’auteur que le contrôle de la détention ne soit ouvert que bien après un an. Enfin, elle relève que l’État partie n’a jamais aidé l’auteur à trouver un autre pays de destination. Dans son cas il n’y avait aucune autre possibilité que la détention puisqu’il ne pouvait pas se rendre dans un autre pays.

Observations supplémentaires de l’État partie

7.1Dans une lettre datée du 15 octobre 2003, l’État partie objecte que les éléments avancés par le conseil au sujet des faits survenus après l’expulsion sont insuffisants pour permettre de conclure que l’auteur a effectivement été arrêté, a disparu, a été torturé ou soumis à un traitement contraire à l’article 7 du Pacte et encore plus insuffisants pour conclure qu’il existait un risque réel quand il a été expulsé. L’État partie souligne que le conseil reconnaît que l’auteur n’a pas été maltraité quand il est arrivé en Iran et que les rumeurs de source journalistique selon lesquelles il

avait «été placé en détention ou tué» étaient antérieures à la date à laquelle il s’était présenté à l’ambassade du Canada à Téhéran. L’État partie ajoute que dans la semaine du 6 au 10 octobre 2003, un représentant du Canada à Téhéran a parlé à la mère de l’auteur qui lui a fait savoir que son fils était en vie et se portait bien, malgré un ulcère pour lequel il était en traitement. D’après l’État partie, la mère de l’auteur a indiqué que son fils n’avait pas encore de travail et qu’il menait «une existence à peu près normale». Il ne donne pas de détails sur les circonstances dans lesquelles s’est déroulé cet entretien, par exemple sur son caractère confidentiel. L’État partie affirme qu’il n’a pas commis de violation des droits garantis par le Pace en expulsant l’auteur vers l’Iran.

7.2L’État partie conteste en outre l’utilisation qui est faite des décisions du Comité et d’autres organes internationaux. Pour ce qui est de la décision dans l’affaire Ferrer ‑Mazorra, où la Commission interaméricaine des droits de l’homme a conclu que les nationaux cubains que Cuba refusait d’accepter ne pouvaient pas être détenus indéfiniment, l’État partie objecte qu’en l’espèce, il n’y a pas eu de présomption de détention automatique et indéterminée. L’auteur n’a pas été placé en détention sur «une simple hypothèse» mais sur la base de l’attestation délivrée par deux ministres certifiant qu’il représentait une menace pour la sécurité de la population canadienne. De plus, contrairement à l’affaire des Cubains, une décision d’expulsion avait été prise et la détention était une mesure appropriée et justifiée à cette fin.

7.3En ce qui concerne le fait que la Cour fédérale a considéré que c’était à l’auteur qu’il incombait de justifier le bien‑fondé de sa demande de remise en liberté en vertu de l’article 40 1) 8), l’État partie relève que la Ministre avait déjà satisfait à l’obligation de justifier l’arrestation et par conséquent il aurait fallu recommencer la longue procédure qui avait déjà eu lieu si la charge de justifier le maintien en détention devait incomber à la Ministre. Une fois qu’il a été montré qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’un étranger appartient à un groupe terroriste, il n’est donc pas arbitraire d’imposer à cette personne la charge de justifier sa demande de remise en liberté. Pour ce qui est du contrôle judiciaire de la légalité de la détention, exigé par le Comité dans l’affaire A. c. Australie, l’État partie fait valoir que l’audience de la Cour fédérale consacrée à déterminer si la mesure était «raisonnable», qui a assuré un contrôle réel et non pas simplement un contrôle de pure forme, satisfait à cette exigence. La durée de la procédure − temps pendant lequel l’auteur était détenu − a été raisonnable dans les circonstances puisque c’est essentiellement du fait des propres décisions de l’auteur, notamment de son refus de quitter l’État partie, qu’elle a été prolongée. L’État partie ajoute que quand il a apprécié la question de la détention fondée sur une présomption non justifiée individuellement soulevée dans l’affaire A. c. Australie, le Comité a fait une distinction avec l’affaire V.M.R.B., laquelle ressemble davantage à l’affaire à l’examen. Dans l’affaire V.M.R.B. comme dans la présente, c’était l’appréciation d’un ministre qui avait conduit à l’arrestation de l’individu en cause. La détention dans ce cas était raisonnable et nécessaire à l’égard d’un individu qui représentait une menace pour la sécurité nationale et elle n’a pas duré au‑delà de la période pour laquelle elle avait pu être justifiée.

Inobservation par l’État partie de la demande de mesures provisoires de protection formulée par le Comité

8.1Le Comité constate, dans les circonstances de l’espèce, que l’État partie a manqué à ses obligations en vertu du Protocole facultatif en expulsant l’auteur avant qu’il ait pu examiner son grief d’atteinte irréparable aux droits consacrés dans le Pacte. Le Comité relève que la torture est, avec l’imposition de la peine capitale, la plus grave et la plus irréparable des conséquences que peuvent avoir sur une personne les mesures prises par l’État partie. En conséquence, les mesures prises par l’État partie qui peuvent donner lieu à un risque de préjudice irréparable, comme l’indiquait à priori l’initiative du Comité qui a demandé des mesures provisoires, doivent être examinées attentivement selon les critères les plus rigoureux.

8.2Demander des mesures provisoires en application de l’article 86 de son règlement intérieur adopté conformément à l’article 39 du Pacte constitue un élément essentiel du rôle du Comité en vertu du Protocole facultatif. Ne faire aucun cas de cette demande, en particulier en prenant des mesures irréversibles telles que l’exécution de la victime présumée ou son expulsion du territoire d’un État partie vers un pays où il risque la torture ou la mort affaiblit la protection des droits énoncés dans le Pacte par l’intermédiaire du Protocole facultatif.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

9.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

9.2En ce qui concerne le grief de détention arbitraire en violation de l’article 9, le Comité prend note de l’argument de l’État partie qui affirme que ce grief est irrecevable pour non‑épuisement des recours internes sous la forme d’un pourvoi devant la Cour suprême relativement à la demande de remise en liberté en application de l’article 40 1) 8) de la loi. Le Comité relève que, légalement, le droit de demander la remise en liberté en se prévalant de cet article ne pouvait pas être exercé avant août 1998, après expiration du délai de 120 jours à compter de la délivrance de l’arrêté d’expulsion, ce qui faisait un total de cinq ans et deux mois à partir du placement en détention. En l’absence d’arguments de l’État partie montrant quels recours internes auraient pu être ouverts à l’auteur avant août 1998, le Comité estime que le grief de violation de l’article 9 concernant la période avant août 1998 n’est pas irrecevable pour non‑épuisement des recours internes. En revanche, le fait que l’auteur ne se soit pas pourvu devant la Cour suprême pour demander sa remise en liberté en application de l’article 40 1), 8) rend irrecevable, pour non‑épuisement des recours internes, ses griefs de violation de l’article 9 relativement à sa détention à partir de cette date. En conséquence, ces griefs sont irrecevables en vertu du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

9.3Le Comité constate que le conseil de l’auteur a retiré les griefs relatifs aux conditions de détention, reconnaissant que les recours internes n’ont pas été épuisés, et n’a donc pas à examiner cette question.

9.4Le Comité note que l’État partie fait valoir que les autres griefs sont irrecevables étant donné qu’à la lumière de l’argumentation de fond qui porte sur les faits et le droit pertinents, les griefs soit sont insuffisamment étayés, aux fins de la recevabilité, soit ne relèvent pas de la compétence du Pacte ratione materiae, soit les deux. Dans ces conditions le Comité estime plus approprié d’examiner les griefs dans le cadre de l’examen de la communication sur le fond.

Examen au fond

10.1Le Comité a examiné la présente communication à la lumière de toutes les informations communiquées par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

10.2Pour ce qui est des griefs de violation de l’article 9 tirés de la détention arbitraire et du fait qu’il n’aurait pas eu accès à la justice, le Comité note que l’auteur fait valoir que son placement en détention comme suite à la délivrance de l’attestation de menace pour la sécurité intérieure et son maintien en détention jusqu’à son expulsion constituaient une violation des dispositions de cet article. Le Comité relève que l’auteur a été placé en détention à titre obligatoire dès que l’attestation de danger pour la sécurité a été délivrée, mais que, en vertu la loi de l’État partie, la Cour fédérale est tenue d’examiner rapidement, c’est‑à‑dire dans la semaine qui suit, l’attestation et les éléments de preuve sur lesquels elle se fonde afin de déterminer s’il s’agit d’une mesure «raisonnable». Si la Cour établit que l’attestation n’est pas raisonnable, la personne visée est remise en liberté. Le Comité note, conformément à sa jurisprudence, qu’un placement en détention sur la foi d’une attestation de danger pour la sécurité intérieure établie par deux ministres pour des motifs liés à la sécurité nationale, ne constitue pas ipso facto une détention arbitraire, incompatible avec le paragraphe 1 de l’article 9 du Pacte. Toutefois, étant donné que l’individu placé en détention en vertu d’une attestation de ce type n’a pas été reconnu coupable d’une infraction pénale ni condamné à une peine d’emprisonnement, cet individu doit pouvoir, conformément au paragraphe 4 de l’article 9, faire examiner par une autorité judiciaire la légalité de sa détention, c’est‑à‑dire obtenir le contrôle du bien‑fondé de la mesure de détention puis par la suite des contrôles à intervalles suffisamment fréquents.

10.3S’agissant de l’allégation de violation du paragraphe 4 de l’article 9, le Comité est disposé à accepter qu’une audience de la Cour fédérale tendant à établir le «caractère raisonnable» de l’attestation de danger pour la sécurité, tenue rapidement après le placement obligatoire en détention sur la base d’une telle attestation délivrée par un ministre, constitue en principe un contrôle judiciaire de la légalité de la détention suffisant pour satisfaire aux prescriptions du paragraphe 4 de l’article 9 du Pacte. Il relève toutefois que, lorsque la procédure judiciaire visant notamment à déterminer la légalité de la détention se prolonge, la question se pose de savoir si la décision judiciaire est prise «sans délai», comme l’exige cette disposition, sauf si l’État partie fait en sorte que la détention soit provisoirement autorisée par décision de justice séparée. Dans le cas de l’auteur, aucune autorisation de la sorte n’existait, mais sa détention obligatoire jusqu’à l’achèvement de la procédure concernant le «caractère raisonnable» de l’attestation a néanmoins duré quatre ans et dix mois. Bien que cette durée soit en grande partie imputable à l’auteur, qui a préféré contester la constitutionnalité de la procédure de délivrance de l’attestation de danger pour la sécurité au lieu de demander à être entendu dans le cadre de la procédure d’examen du «caractère raisonnable» de cette attestation par la Cour fédérale, cette dernière procédure a comporté plusieurs audiences et a duré encore neuf mois et demi après le rejet définitif de son recours en inconstitutionnalité, le 3 juillet 1997. Ce délai est à lui seul, de l’avis du Comité, trop long eu égard aux prescriptions du Pacte selon lequel il doit être statué sans délai sur la légalité d’une détention. En conséquence, il y a eu violation des droits de l’auteur en vertu du paragraphe 4 de l’article 9 du Pacte.

10.4En ce qui concerne la détention ultérieure de l’auteur pendant 120 jours à compter de la date de l’arrêté d’expulsion avant qu’il puisse déposer une demande de remise en liberté, le Comité estime que cette période de détention a fait suite de manière suffisamment immédiate à une décision de la Cour fédérale pour pouvoir être considérée comme ayant été autorisée par un tribunal et qu’il n’y a donc pas eu sur ce point violation du paragraphe 4 de l’article 9.

10.5Pour ce qui est des allégations de violation des articles 6, 7, 13 et 14 relatives à l’expulsion de l’auteur et à la procédure à l’issue de laquelle il a été expulsé, le Comité relève tout d’abord que, à l’audience visant à établir le caractère raisonnable de l’attestation de danger pour la sécurité, la Cour fédérale a donné à l’auteur un résumé l’informant suffisamment des accusations portées contre lui. Le Comité note que la Cour fédérale avait conscience qu’elle avait la «lourde responsabilité» de faire en sorte dans cette procédure que l’auteur connaisse dûment les faits qui lui étaient reprochés et puisse y répondre et que l’auteur a effectivement pu défendre sa cause et interroger des témoins. Étant donné les questions de sécurité nationale qui étaient en jeu, le Comité n’est pas convaincu que cette procédure ait été injuste à l’égard de l’auteur. De plus, rappelant le rôle limité qui est le sien dans l’appréciation des faits et des éléments de preuve, le Comité ne discerne pas dans les documents dont il est saisi le moindre élément donnant à penser qu’il y ait eu mauvaise foi, abus d’autorité ou tout autre élément arbitraire qui entacherait l’appréciation faite par la Cour fédérale de l’attestation certifiant que l’auteur était impliqué dans une organisation terroriste. Le Comité note aussi que le Pacte ne prévoit pas, de droit, une possibilité de recours contre toutes les décisions prises par un tribunal, au‑delà des affaires criminelles. Il n’a donc pas à déterminer si l’arrestation de l’auteur et la procédure relative à l’attestation relèvent du champ d’application de l’article 13 (en tant que décision en vertu de laquelle un étranger légalement présent sur le territoire est expulsé) ou de l’article 14 (en tant que décision portant sur des droits et obligations de caractère civil), vu qu’en tout état de cause l’auteur n’a pas montré qu’il y a eu violation des dispositions de ces articles dans la conduite par la Cour fédérale de l’audience consacrée à déterminer le caractère «raisonnable» de l’attestation.

10.6En ce qui concerne le grief de violation des mêmes articles tiré de la décision ultérieure de la Ministre de la citoyenneté et de l’immigration qui a établi que l’auteur pouvait être expulsé, le Comité note que dans l’affaire qu’elle a examinée le même jour, l’affaire Suresh, la Cour suprême a confirmé que la façon dont la Ministre s’était prononcée dans cette affaire sur la question de savoir si l’individu visé par la mesure d’expulsion risquait un préjudice important et s’il devait être expulsé pour des motifs liés à la sécurité nationale était fautive parce qu’elle était inéquitable étant donné qu’il n’avait pas eu connaissance de tous éléments matériels sur lesquels la Ministre avait fondé sa décision, qu’il n’avait pas eu la possibilité de faire valoir des arguments par écrit et que de surcroît la décision n’était pas motivée. Le Comité fait observer en outre que quand l’un des droits les plus fondamentaux protégés par le Pacte, c’est‑à‑dire le droit de ne pas être soumis à la torture, est en jeu, il faut veiller le plus scrupuleusement possible à garantir l’équité de la procédure appliquée pour déterminer si l’intéressé court un risque réel de torture. Le Comité souligne que, en l’espèce, ce risque avait été mis en avant par la demande de mesures provisoires de protection qu’il avait adressée.

10.7De l’avis du Comité, en ne donnant pas à l’auteur, dans ces circonstances, les garanties de procédure réputées nécessaires dans l’affaire Suresh, au motif que l’auteur de la présente communication n’avait pas démontré prima facie le risque qu’il courait, l’État partie n’a pas satisfait à l’obligation d’équité. Le Comité note à ce sujet que justifier cette absence de protection par le motif avancé par l’État partie relève du raisonnement circulaire dans la mesure où l’auteur aurait peut‑être pu faire valoir que le risque qu’il courait était suffisamment grand s’il avait été autorisé à exposer ses arguments concernant le risque de torture qu’il courrait au cas où il serait renvoyé dans son pays, et pu, à cette fin, se fonder sur tous les griefs retenus contre lui par les autorités administratives pour contester une décision énonçant les motifs pour lesquels la Ministre avait considéré qu’il pouvait être expulsé. Le Comité souligne que, comme pour le droit à la vie, le droit de ne pas être soumis à la torture impose à l’État partie non seulement de s’abstenir de commettre lui‑même la torture mais aussi de prendre avec diligence les mesures voulues pour éviter qu’un individu en situation de risque soit soumis à un tel traitement dans un État tiers.

10.8Le Comité relève en outre que l’article 13 est en principe applicable à la décision ministérielle concernant le risque de préjudice puisqu’il s’agit d’une décision qui a donné lieu à une expulsion. Étant donné que la procédure interne permettait à l’auteur d’exposer des motifs (limités) militant contre son expulsion et d’obtenir un certain degré de contrôle de son cas, il ne serait pas approprié pour le Comité d’accepter l’idée que, dans l’affaire à l’examen, il existait des «raisons impérieuses de sécurité nationale» qui dispensaient l’État partie de l’obligation faite dans cet article d’assurer les garanties de procédure en question. De l’avis du Comité, en ne donnant pas à l’auteur les garanties de procédure accordées au plaignant dans l’affaire Suresh, au motif qu’il n’avait pas montré qu’il courait un risque, l’État partie a enfreint les dispositions de l’article 13 en vertu desquelles il était tenu d’autoriser l’auteur à faire valoir les raisons militant contre son expulsion compte tenu des griefs retenus contre lui par les autorités administratives et à faire réexaminer entièrement son cas par une autorité compétente, ce qui impliquait de lui donner la possibilité de faire des observations sur les documents présentés à cette autorité. Le Comité estime donc qu’il y a violation de l’article 13 du Pacte, lu conjointement avec l’article 7.

10.9Le Comité note que, étant donné que les dispositions de l’article 13 concernent directement la situation de la présente affaire et contiennent des éléments relatifs à un procès équitable qui sont également l’objet de l’article 14 du Pacte, il ne conviendrait pas, compte tenu de l’économie du Pacte, d’appliquer directement les dispositions plus larges et plus générales de l’article 14.

10.10 Ayant établi que la procédure qui a abouti à l’expulsion de l’auteur avait été irrégulière, le Comité n’a pas besoin de se prononcer sur l’ampleur du risque de torture qui existait avant l’expulsion de l’auteur ou sur la question de savoir si l’auteur a subi des tortures ou des mauvais traitements à son retour en Iran. Cela dit, le Comité renvoie en conclusion à l’avis de la Cour suprême qui a estimé dans l’affaire Suresh que l’expulsion d’un individu dans le cas où l’existence d’un risque important de torture a été établie n’empêchait pas nécessairement l’expulsion dans tous les cas. Comme il n’a pas été établi par les juridictions de l’État partie ni par le Comité lui‑même qu’un risque de torture important existait bien dans le cas de l’auteur, le Comité n’exprime pas d’avis sur la question mais note que l’interdiction de la torture, notamment telle qu’elle est faite à l’article 7 du Pacte, est une interdiction absolue qui ne souffre d’être mise en balance avec aucune autre considération.

11.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, est d’avis que les faits constatés font apparaître des violations par le Canada du paragraphe 4 de l’article 9, et de l’article 13, lu conjointement avec l’article 7 du Pacte. Le Comité réaffirme que l’État partie a manqué aux obligations qui lui sont faites en vertu du Protocole facultatif en expulsant l’auteur avant qu’il se soit prononcé sur la communication.

12.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile, y compris une indemnisation. Étant donné les circonstances de l’affaire, l’État partie, qui n’a pas fait ce qu’il devait pour déterminer si l’auteur courait un risque de torture tel qu’il en interdisait son expulsion, est tenu a) d’assurer réparation à l’auteur s’il apparaît qu’il a effectivement subi des tortures après avoir été expulsé, et b) de prendre les mesures qui peuvent être nécessaires pour garantir que l’auteur ne sera pas, à l’avenir, soumis à la torture du fait de sa présence dans l’État partie et de son expulsion. L’État partie est également tenu d’éviter que des violations analogues ne soient commises à l’avenir, notamment en prenant les mesures voulues pour garantir que les demandes de mesures provisoires de protection formulées par le Comité soient respectées.

13.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité à rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en anglais (version originale), en français et en espagnol. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

APPENDICE

Opinion individuelle de M. Nisuke Ando

Je ne puis souscrire à la conclusion du Comité selon laquelle les faits dont il est saisi en l’espèce font apparaître des violations par l’État partie du paragraphe 4 de l’article 9 ainsi que de l’article 13 lu conjointement avec l’article 7.

En ce qui concerne l’article 13, le Comité dit: «il ne serait pas approprié pour le Comité d’accepter l’idée que, dans l’affaire à l’examen, il existait des “raisons impérieuses de sécurité nationale” qui dispensaient l’État partie de l’obligation faite dans cet article d’assurer les garanties de procédure en question». (10.8). De l’avis du Comité, l’auteur aurait dû bénéficier des mêmes garanties de procédure que celles qui avaient été accordées à Suresh, autre Iranien se trouvant dans une situation analogue. Or la raison pour laquelle l’auteur n’a pas bénéficié de cesgaranties de procédure est que contrairementà Suresh, il n’a pas démontré qu’il existait dans son cas uneprésomption sérieuse de risque de torture s’il était renvoyé en Iran. Considérant que l’établissement d’un tel risque est la condition préalable à l’octroi des garanties de protection, la conclusion du Comité selon laquelle l’auteur aurait dû en bénéficier lui aussi équivaut à dire qu’il faudrait en quelque sorte mettre la charrue avant les bœufs, position qui me paraît logiquement intenable.

Pour ce qui est du paragraphe 4 de l’article 9, le Comité reconnaît que la durée de la procédure en l’espèce est en grande partie imputable à l’auteur qui a préféré contester la constitutionnalité de l’attestation de danger pour la sécurité au lieu de demander à être entendu lors de l’examen par la Cour fédérale du «caractère raisonnable» de cette attestation. Il aboutit pourtant à la conclusion que cette procédure ayant elle‑même duré neuf mois et demi, les prescriptions du paragraphe 4 de l’article 9 selon lequel il doit être statué «sans délai» sur la légalité de la détention n’ont pas été respectées (10.3). Néanmoins, la procédure d’examen du caractère raisonnable de l’attestation par la Cour fédérale imposait au juge la lourde tâche de faire en sorte que l’auteur soit dûment informé des faits qui lui étaient reprochés de façon qu’il puisse préparer sa réponse et au besoin interroger des témoins. En outre, considérant que l’affaire visée concernait l’expulsion d’un étranger pour «des raisons impérieuses de sécurité» et que le tribunal devait apprécier plusieurs faits et éléments de preuve, une procédure durant neuf mois et demi ne semble pas être une procédure qui excède des délais raisonnables. On pourrait ajouter que le Comité ne précise pas pourquoi il ne serait pas approprié pour lui d’accepter l’idée que, dans l’affaire à l’examen, il existait des raisons impérieuses de sécurité nationale pour l’État partie (10.8), puisque c’est avant tout à l’État partie concerné qu’il appartient d’en juger, sauf s’il agit en cela de manière manifestement arbitraire ou infondée, ce qui, à mon avis, n’est pas le cas.

(Signé)Nisuke Ando

[Fait en anglais (version originale), en français et en espagnol. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

Opinion individuelle de M me  Christine Chanet

Je partage la position constante du Comité selon laquelle un titre de détention administrative pour des motifs de sécurité nationale ne constitue pas en soi une détention arbitraire.

Néanmoins, une telle détention pour ne pas être ainsi qualifiée doit être en conformité avec les exigences subséquentes de l’article 9 du Pacte. Faute de quoi, l’État commet une violation du paragraphe 1 de l’article 9 (première phrase) en ce qu’il ne garantit pas le droit de chacun à la liberté et à la sûreté de la personne.

L’article 9 n’est pas le seul article du Pacte qui, à mon point de vue, doit recevoir une telle interprétation.

Ainsi, l’exécution d’une femme enceinte, violation flagrante du paragraphe 5 de l’article 6, constitue une atteinte au droit à la vie tel que prévu au paragraphe 1 de l’article 6.

Il en est de même dans le cas d’une personne qui est exécutée sans avoir pu exercer son droit à un recours en grâce en violation du paragraphe 4 de l’article 6 du Pacte.

Ce raisonnement est transposable aux articles du Pacte qui, d’emblée, dans le premier paragraphe, posent un principe et définissent dans le corps du texte les modalités qui s’imposent pour garantir le droit (art. 10); celles‑ci prennent soit la forme d’actes positifs que l’État doit assurer, comme par exemple l’accès au juge, soit d’interdictions, comme il en est au paragraphe 5 de l’article 6.

En conséquence, lorsqu’une prisonnière n’a pas eu accès au juge, sans délai, ainsi que l’envisage le paragraphe 4 de l’article 9 du Pacte, le paragraphe 1 de l’article 9 (première phrase) est méconnu.

(Signé)Christine Chanet

[Fait en anglais, en espagnol et en français (version originale). Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

Opinion individuelle (dissidente) de Sir Nigel Rodley, M. Roman Wieruszewski et M. Ivan Shearer

Nous ne sommes pas d’accord avec la conclusion du Comité selon laquelle il y a eu violation du paragraphe 4 de l’article 9. Le Comité semble admettre, quoique en des termes qui donnent à penser qu’il n’en est pas certain, que les quatre premières années de détention de l’auteur ne constituaient pas une violation du paragraphe 4 de l’article 9, étant donné qu’il avait choisi de ne pas participer à la procédure d’examen du «caractère raisonnable» de l’attestation de danger pour la sécurité en attendant l’issue de son recours en inconstitutionnalité (voir ci‑dessus par. 10.3). Il admet également que cette procédure est conforme aux prescriptions du paragraphe 4 de l’article 9. En conséquence, pour conclure à une violation, il se fonde uniquement sur le fait qu’elle a duré neuf mois et demi, ce qui en soi constitue une violation du droit à ce qu’il soit statué sans délai sur la légalité de la détention. Il n’explique pas en quoi cette durée précise viole la disposition en question. Il n’existe pas non plus d’élément sur lequel il aurait pu fonder sa décision. Rien ne prouve que la procédure a excédé des délais raisonnables ou, si tel a été le cas, que la responsabilité en incombe à telle ou telle partie. En l’absence d’information à ce sujet ou de toute autre explication sur le raisonnement du Comité, nous ne pouvons pas nous associer à sa conclusion.

(Signé) Sir Nigel Rodley(Signé) Roman Wieruszewski(Signé) Ivan Shearer

[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

CC. Communication n o  1060/2002, Deisl c. Autriche (Constatations adoptées le 27 juillet 2004, quatre ‑vingt ‑unième session)*

Présentée par:

Franz et Maria Deisl(représentés par un conseil, M. Alexander Morawa)

Au nom de:

Les auteurs

État partie:

Autriche

Date de la communication:

17 septembre 2001 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le27 juillet 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1060/2002, présentée par Franz et Maria Deisl en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par les auteurs de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.Les auteurs de la communication sont Franz Deisl et sa femme Maria Deisl, de nationalité autrichienne, nés le 10 juillet 1920 et le 21 janvier 1932, respectivement. Ils affirment être victimes d’une violation par l’Autriche du paragraphe 1 de l’article 14 et de l’article 26 du Pacte. Ils sont représentés par un conseil.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1En vertu de contrats de vente datés du 20 février et du 19 octobre 1966, les auteurs ont acheté une parcelle de terrain sise dans la municipalité d’Elsbethen à proximité de Salzbourg qui appartenait à un certain M. F. H. Le 15 février 1967, ils ont été officiellement enregistrés en tant que propriétaires de la parcelle.

2.2Le 20 novembre 1966, à l’insu des auteurs, F. H. a demandé une dérogation au règlement de zonage pour que la parcelle ne soit plus classée comme «zone rurale», mais comme «zone résidentielle». Le conseil municipal d’Elsbethen a fait droit à sa demande le 13 avril 1967 et communiqué la décision de dérogation au gouvernement provincial de Salzbourg pour qu’il l’entérine. Le 31 mai 1967, le gouvernement provincial de Salzbourg a refusé d’accorder la dérogation, là encore à l’insu des auteurs.

2.3Au printemps 1967, les auteurs ont acheté une vieille grange, après que le maire d’Elsbethen leur a assuré verbalement qu’il ne s’opposerait pas à leur projet de reconstruire la grange sur leur terrain. Cependant, le 12 août 1969, la municipalité d’Elsbethen a pris une décision ordonnant aux auteurs de cesser les travaux de reconversion de la grange en maison de campagne. Dans une lettre du 12 septembre 1969, la municipalité a conseillé aux auteurs de demander une dérogation au règlement de zonage qui interdit toute construction sur leur parcelle, conformément au paragraphe 3 de l’article 19 de la loi sur le zonage de la province de Salzbourg.

2.4Le 30 septembre 1969, le conseil municipal d’Elsbethen a accordé aux auteurs la dérogation demandée, décision qu’il a confirmée par écrit le 3 octobre 1969. Le 8 octobre 1969, la municipalité a soumis sa décision au gouvernement provincial de Salzbourg pour qu’il l’entérine; le 17 octobre 1969 celui‑ci a annulé la décision du conseil municipal au motif qu’une demande de dérogation des propriétaires précédents de la parcelle avait déjà été refusée (res iudicata). Les auteurs n’ont été informés de cette décision qu’en février 1982.

2.5Au printemps 1974, les auteurs ont acheté et reconstruit sur leur terrain une autre grange pour l’utiliser comme remise. Le 17 juillet 1974, le maire leur a ordonné de démolir cette bâtisse. Le recours introduit par les auteurs le 30 juillet 1974 contre cette décision n’a été examiné qu’en mai 1987.

2.6Entre‑temps, le maire d’Elsbethen avait enjoint aux auteurs de cesser «les travaux de construction d’une autre maison de campagne» le 21 août 1973, puis, le 23 avril 1974, de démolir «une habitation» sise sur leur terrain avant le 31 juillet 1974. Le 7 mai 1974, les auteurs ont contesté cette décision auprès du conseil municipal d’Elsbethen, qui a annulé la décision le 9 juin 1974 au motif qu’elle se bornait à mentionner «une habitation» sans préciser laquelle des deux constructions sises sur le terrain des auteurs devait être démolie. La décision ne pouvait pas être exécutée parce qu’elle manquait de précision.

2.7Le 1er février 1982, le conseil municipal d’Elsbethen a refusé de faire droit à la demande de dérogation des auteurs, faisant sien l’argument avancé par le gouvernement provincial selon lequel la demande devait être rejetée en tant que res iudicata. Les auteurs ont contesté cette décision auprès du gouvernement provincial, en faisant valoir que les propriétaires précédents n’avaient présenté une demande de dérogation qu’après leur avoir vendu la parcelle, et ce à leur insu et sans leur autorisation. Le 10 août 1982, le gouvernement provincial de Salzbourg a annulé la décision du conseil municipal au motif qu’il ne s’était pas prononcé sur le fond de la demande. Il a par ailleurs statué que la décision du conseil du 1er février 1982 était la première décision officielle concernant la demande de dérogation au règlement de zonage introduite par les auteurs le 18 septembre 1969.

2.8Par la suite, la municipalité d’Elsbethen a engagé une procédure pour déterminer si une dérogation au règlement de zonage pouvait être accordée. Le 7 mai 1985, elle a de nouveau décidé de refuser la dérogation, au motif que la maison de campagne des auteurs ne cadrerait pas avec le caractère rural de la zone, après que l’occasion eut été donnée aux auteurs de faire des observations sur un rapport d’expert de deux pages sur la question. Les auteurs ont introduit un recours contre cette décision le 9 juillet 1985.

2.9Entre‑temps, la construction d’une maison familiale avait commencé à environ 70 mètres de la parcelle des auteurs, sur la base d’une dérogation au règlement de zonage et d’un permis de construire délivrés par la municipalité d’Elsbethen en 1977.

2.10Le 20 décembre 1985, les auteurs ont introduit une demande de dérogation rétroactive en vertu d’une nouvelle «loi d’amnistie» autorisant les propriétaires de tout bâtiment construit illégalement dans la province de Salzbourg à demander un permis spécial à titre rétroactif. Dans une lettre du 4 avril 1986 qu’il a adressée au Gouverneur de Salzbourg, le maire d’Elsbethen a indiqué qu’il était prêt à accorder une dérogation au règlement de zonage ainsi qu’un permis de construire pour la première grange située sur le terrain des auteurs, mais que la seconde devrait être enlevée. Dans le même courrier, il a rappelé que la municipalité avait accordé deux dérogations pour la construction de maisons familiales dans le voisinage immédiat du terrain des auteurs, qui avaient d’ailleurs été entérinées par le gouvernement provincial.

2.11Dans une lettre du 12 juin 1986, un adjoint du Gouverneur a proposé un règlement amiable aux auteurs, aux termes duquel ceux‑ci retireraient leur recours contre la décision par laquelle la municipalité avait refusé d’accorder une dérogation au règlement de zonage, tandis que la municipalité reviendrait sur cette décision, se prononcerait en faveur des auteurs et soumettrait cette dernière décision au gouvernement provincial pour qu’il l’entérine. En conséquence, les auteurs ont retiré leur recours du 4 juillet 1986; la municipalité a annulé sa décision du 7 mai 1985 et soumis à l’entérinement du gouvernement provincial une décision datée du 21 mai 1986, par laquelle le conseil municipal accordait une dérogation aux auteurs en vertu de la «loi d’amnistie».

2.12Le 13 janvier 1987, le gouvernement provincial a fait savoir aux auteurs qu’il était dans l’obligation de rejeter leur demande de dérogation en tant que res iudicata. La municipalité d’Elsbethen s’est rangée à cette conclusion le 4 février 1987. Les auteurs ont introduit un recours contre cette décision le 18 février 1987.

2.13Le 6 février 1987, le maire d’Elsbethen a ordonné aux auteurs de démolir la grange et la remise avant le 31 décembre 1987. Les auteurs ont contesté cette décision le 17 février 1987. Le 6 mai 1987, la municipalité a annulé l’ordre de démolition du maire, au motif que le recours introduit par les auteurs contre l’ordre de démolition du 17 juillet 1974 concernant la remise était encore pendant. Deux décisions ayant été prises concernant la même affaire, le second ordre de démolition devait être annulé, en attendant qu’une décision sur le recours relatif au premier ordre de démolition soit prise. Le 11 mai 1987, le conseil municipal a rejeté le recours introduit par les auteurs contre l’ordre de démolition de 1974 et leur a enjoint d’enlever la remise avant le 31 décembre 1987. Cette échéance a été prorogée à plusieurs reprises.

2.14Le 13 novembre 1989, le gouvernement provincial de Salzbourg a annulé la décision du 4 février 1987 par laquelle la municipalité avait refusé d’autoriser une dérogation au règlement de zonage, au motif que celle‑ci ne s’était pas prononcée sur le fond de la demande. Le gouvernement provincial a ordonné à la municipalité d’engager une procédure pour déterminer si une dérogation était possible et d’autoriser les auteurs à consulter le dossier à partir de 1966.

2.15Le 25 mars 1991, la municipalité d’Elsbethen a de nouveau rejeté la demande de dérogation des auteurs après leur avoir donné la possibilité de faire des observations sur l’avis rendu par un expert des questions de zonage. Le 3 juin 1991, le gouvernement provincial, saisi par les auteurs, a annulé la décision de la municipalité au motif que l’expertise ne contenait que des généralités. Il a enjoint la municipalité de faire procéder à une autre expertise pour déterminer si les bâtiments construits par les auteurs contrevenaient au règlement de zonage, ce qui a été fait le 15 janvier 1993.

2.16Le 22 février 1993, la municipalité a de nouveau refusé d’accorder une dérogation au règlement de zonage. Le 4 octobre 1993, le gouvernement provincial a rejeté le recours des auteurs contre cette décision, en invoquant une nouvelle loi provinciale sur le zonage (1992), qui ne prévoyait plus aucune dérogation.

2.17Dans une décision du 29 novembre 1994, la Cour constitutionnelle a refusé de recevoir la plainte que les auteurs ont introduite le 16 novembre 1993 contre la décision du 4 octobre 1993 du gouvernement provincial et a renvoyé l’affaire au tribunal administratif. Le 12 octobre 1995, le tribunal administratif a annulé la décision, au motif que les demandes de dérogation au règlement de zonage devaient être appréciées non pas au regard de la loi sur le zonage de 1992, mais du règlement en vigueur au moment où elles ont été introduites.

2.18Le 12 février 1994, la municipalité d’Elsbethen a ordonné aux auteurs de démolir leur maison de campagne avant le 30 septembre 1994. Le gouvernement provincial a rejeté le recours introduit par les auteurs contre cette décision le 4 décembre 1995 et, le 5 janvier 1996, a confirmé la décision qu’il avait prise auparavant de refuser une dérogation au règlement de zonage. Les plaintes introduites par les auteurs le 15 janvier 1996 contre ces décisions, au motif qu’elles portaient atteinte à leur droit à ce qu’un tribunal compétent statue sur leur affaire, à l’égalité devant la loi et à l’inviolabilité de leur propriété, ont été rejetées par la Cour constitutionnelle le 29 septembre 1998. L’affaire a été renvoyée au tribunal administratif, qui a rejeté les plaintes le 3 novembre 1999.

2.19Le 25 septembre 2001, après que l’autorité administrative régionale du district de Salzbourg‑Umgebung eut rejeté leur demande de prorogation du délai fixé pour la démolition de leurs bâtiments, les auteurs ont saisi la Cour européenne des droits de l’homme, en invoquant une violation de leur droit au respect de leurs biens (art. 1er du Protocole additionnel (no 1) à la Convention européenne). Dans leur requête, ils demandaient aussi que des mesures conservatoires soient prises pour empêcher la démolition imminente de leurs bâtiments. Le 26 septembre 2001, la Cour européenne a enregistré la requête des auteurs tout en rejetant leur demande de mesures conservatoires et, le 29 janvier 2002, elle a déclaré la requête irrecevable, au motif qu’elle avait été déposée plus de six mois après la date de la décision finale de l’autorité nationale, à savoir la décision du tribunal administratif du 3 novembre 1999.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs affirment être victimes de violations des droits prévus au paragraphe 1 de l’article 14 et de l’article 26 du Pacte, du fait que leur cause n’a été entendue ni équitablement ni publiquement, qu’elle n’a pas été jugée sans retard excessif, et que l’affaire a été traitée par des autorités qui ont systématiquement et délibérément agi à leur détriment et de manière discriminatoire. Se fondant sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, ils affirment que le paragraphe 1 de l’article 14 est applicable aux procédures relatives à leur demande de dérogation au règlement de zonage, ainsi qu’au recours qu’ils ont introduit contre les ordres de démolition, étant donné que ces procédures déterminent leurs droits et obligations dans une action civile.

3.2Les auteurs affirment que leur droit à ce que leur cause soit entendue équitablement, qui est prévu au paragraphe 1 de l’article 14, a été violé du fait que les lois n’ont pas été correctement appliquées, que les autorités compétentes ont tardé à se prononcer au sujet de leurs demandes et de leurs recours et que leur dossier a été mal géré à tous les stades de la procédure. Ainsi, ils n’ont jamais été informés du fait que l’ancien propriétaire avait introduit une demande de dérogation au règlement de zonage, ni que cette demande avait été rejetée, alors que les autorités savaient que la parcelle était sur le point d’être vendue. La décision du gouvernement provincial de rejeter la demande de dérogation introduite par les auteurs, qui a été prise le 18 septembre 1969, ne leur a été notifiée qu’en février 1982. De plus, alors que pendant 13 ans aucune suite n’avait été donnée à leur recours contre l’ordre de démolition émis par le maire le 17 juillet 1974, le gouvernement provincial s’est soudainement prononcé contre les auteurs en mai 1987. Pendant une vingtaine d’années, les autorités ont omis d’examiner la demande des auteurs quant au fond, se contentant de la rejeter à plusieurs reprises en tant que res iudicata. Lorsqu’elle s’est enfin prononcée sur le fond en 1991, la municipalité a de nouveau éludé les questions pertinentes et s’est bornée à énoncer des généralités. Quant au gouvernement provincial il a été jusqu’à «trouver», dans sa décision du 4 octobre 1993, une nouvelle loi applicable en la matière.

3.3Les auteurs font valoir que ni les autorités compétentes ni le tribunal administratif n’ont jamais tenu d’auditions publiques, comme le prévoit le paragraphe 1 de l’article 14. Leur droit à un procès équitable devant un tribunal indépendant et impartial a été violé parce que les autorités ont montré par leur comportement, qu’indépendamment des faits de la cause, elles se prononceraient contre les auteurs.

3.4Les auteurs affirment avoir été victimes d’une violation de leur droit à une procédure rapide, qui fait partie intégrante du droit à un procès équitable, prévu au paragraphe 1 de l’article 14, étant donné que la procédure relative à leur demande de dérogation a duré plus de 30 ans, alors que l’affaire était simple et ne nécessitait qu’un minimum de recherches et d’analyses juridiques. Étant donné que la durée de la procédure apparaît d’emblée comme excessive, c’est à l’État partie qu’il incombe de prouver que ses organes ne sont pas responsables des retards. Alors que les auteurs se sont montrés diligents tout au long de la procédure, soumettant toutes les informations requises malgré la brièveté des délais impartis, les autorités les ont laissés dans l’ignorance quant à l’état de la procédure pendant près de 15 ans (de 1967 à 1982), ont été incapables de prendre une seule décision qui résiste à l’examen le plus rudimentaire pendant 24 ans (de 1969 à 1993) et, par deux fois, ont omis de prendre la moindre décision pendant près de 13 ans. Le tribunal administratif et la Cour constitutionnelle sont eux aussi restés longtemps inactifs avant d’annuler une décision du gouvernement provincial en octobre 1995 (après 11 mois) et de débouter les auteurs de leur recours en constitutionnalité en novembre 1994 (après un an) et en septembre 1998 (après deux ans et neuf mois). Selon les auteurs, le fait qu’ils ont systématiquement introduit des recours contre des décisions manifestement erronées ne saurait être retenu contre eux.

3.5Les auteurs font valoir que le rejet de leur demande de dérogation, joint au fait que les autorités compétentes ont négligé de se prononcer sur le fond pendant plusieurs dizaines d’années et de donner suite à leurs recours, aux irrégularités de procédure entachant leurs décisions et à l’application ex post facto d’une loi provinciale de zonage promulguée en 1992, équivalait à un traitement arbitraire et discriminatoire à leur égard, en violation de l’article 26 du Pacte, si on le compare au traitement réservé à leur voisin, M. X., qui a obtenu en 1977 une dérogation au règlement de zonage et un permis de construire, pour faire bâtir une maison familiale située à quelque 70 mètres de la parcelle des auteurs.

3.6Les auteurs soumettent au Comité des pièces documentaires (photos, croquis) pour montrer que, contrairement aux deux maisons familiales voisines, qui sont faites de bois et de briques, coiffées de grands toits modernes et visibles à des kilomètres de distance, du fait qu’elles se dressent sur une hauteur et ne sont dissimulées par aucune rangée d’arbres, leur grange et leur remise sont cachées derrière une rangée d’arbres et ne peuvent être aperçues qu’à partir de leur terrain. Du sentier qui longe la parcelle des auteurs, les promeneurs ne peuvent voir qu’une petite partie de la grange, construction ancienne datant de 1757, qui a été restaurée en utilisant uniquement du bois, matériau de construction typique de la province de Salzbourg. C’est pourquoi ni la grange ni la remise ne vont à l’encontre du but du règlement de zonage, à savoir éviter que des structures résidentielles érigées dans les zones rurales ne détériorent la beauté naturelle du paysage. Bien que les habitations voisines soient elles aussi situées sur des parcelles classées comme zones rurales, la municipalité d’Elsbethen, avec l’approbation expresse du gouvernement provincial de Salzbourg, a accordé à leurs propriétaires une dérogation au règlement de zonage.

3.7Les auteurs font valoir que la requête qu’ils ont adressée à la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas trait à la même affaire, car elle est exclusivement fondée sur une violation présumée de leur droit au respect de leurs biens, qui n’est pas consacré en tant que tel par le Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Le 28 mai 2002, l’État partie a contesté la recevabilité de la communication, en invoquant le paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif et a fait valoir que, dans la mesure où les faits incriminés se sont produits avant que le Protocole facultatif n’entre en vigueur pour l’Autriche le 10 mars 1988, la communication est également irrecevable ratione temporis.

4.2L’État partie soutient que la même affaire est examinée par la Cour européenne des droits de l’homme. Même si, dans la requête qu’ils ont adressée à la Cour européenne, les auteurs n’invoquent qu’une violation de leur droit au respect de leurs biens, consacré à l’article premier du Protocole additionnel (no 1) à la Convention européenne des droits de l’homme, rien n’empêche la Cour d’examiner ex officio s’il y a eu violation des articles 6 (droit à un procès équitable) et 14 (interdiction de discrimination) de la Convention européenne. Étant donné que la Cour européenne pourrait examiner les faits au regard des principes d’égalité et de procès équitable consacrés aux articles 14 et 26 du Pacte, la requête introduite par les auteurs auprès de la Cour européenne porte bien sur des droits de même contenu que la communication dont a été saisi le Comité.

4.3Se référant à la jurisprudence du Comité, l’État partie fait valoir que la communication est irrecevable ratione temporis, dans la mesure où elle a trait à des décisions et à des retards qui se sont produits avant le 10 mars 1988, date à laquelle le Protocole optionnel est entré en vigueur pour l’État partie. Cette précision est particulièrement pertinente pour les allégations des auteurs selon lesquelles on leur aurait réservé un traitement différent qu’à M. X., à qui une dérogation au règlement de zonage a été accordée en 1977, alors que l’État partie aurait omis de statuer dans un délai raisonnable sur la demande de dérogation qu’ils ont introduite le 18 septembre 1969 (demande rejetée le 1er février 1982), ainsi que sur le recours du 30 juillet 1974 contre l’ordre de démolition émis par le maire le 17 juillet 1974 (recours rejeté le 11 mai 1987).

Observations complémentaires et commentaires des auteurs au sujet des observations de l’État partie sur la recevabilité

5.1Le 12 juin 2002, les auteurs ont prié le Comité de demander des mesures conservatoires en vertu de l’article 86 de son Règlement intérieur, pour que l’État partie sursoie à l’exécution de l’ordre de démolition. Ils ont fait savoir au Comité que, le 23 mai 2002, l’autorité administrative régionale du district de Salzbourg‑Umgebung avait rejeté leur demande tendant à ce que la procédure exécutoire soit suspendue jusqu’à ce que le Comité statue et leur avait ordonné de verser un acompte de 4 447,67 euros avant le 1er août 2002 pour donner effet à l’ordre de démolition et qu’un recours contre une telle décision n’avait pas d’effet suspensif.

5.2Les auteurs font valoir que l’exécution de l’ordre de démolition leur causerait un préjudice irréparable, car la destruction de ces granges irremplaçables, qu’ils ont restaurées, entretenues et meublées pendant plus de 30 ans ne pourrait en aucun cas être compensée par de l’argent et constituerait une violation supplémentaire de leurs droits au titre des articles 7 et 17 du Pacte. Dans une lettre du 9 septembre 2002, le Comité a fait savoir aux auteurs que des mesures conservatoires ne seraient pas accordées en l’espèce.

5.3Le 18 septembre 2002, les auteurs ont fait savoir au Comité que l’affaire n’était plus examinée par la Cour européenne, celle‑ci ayant déclaré leur requête irrecevable le 29 janvier 2002, au motif que la règle des six mois n’avait pas été respectée. Étant donné la nature purement formelle de cette règle, la Cour européenne n’a pas pu procéder à un examen du fond de la requête. La réserve formulée par l’Autriche quant au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif ne s’applique donc pas, puisque la même affaire n’a jamais été examinée par la Cour européenne au sens de la disposition susmentionnée.

5.4Les auteurs rejettent l’argument de l’État partie selon lequel leur communication est irrecevable ratione temporis, car les décisions qui ont déterminé leur situation juridique et porté atteinte à leurs droits en vertu du Pacte, en particulier les décisions de la Cour constitutionnelle et du tribunal administratif, ont été prises après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’Autriche. De plus, le Comité s’est déclaré à plusieurs reprises compétent pour examiner des violations alléguées qui, quoique se rapportant à des événements antérieurs à l’entrée en vigueur du Protocole facultatif, se perpétuent après cette date ou ont eu des conséquences équivalant en elles‑mêmes à des violations. C’est notamment le cas d’affaires où un statut déterminant les droits des auteurs est confirmé par des décisions administratives ou judiciaires après la date de l’entrée en vigueur. Par ailleurs, le Comité est compétent pour déterminer s’il y a eu violation du Pacte, après son entrée en vigueur du fait d’actes ou d’omissions liés au maintien de lois et décisions relatives aux droits des auteurs de la communication.

Réponse complémentaire de l’État partie sur la recevabilité et observations sur le fond

6.1Le 18 septembre 2002, l’État partie a présenté une réponse complémentaire sur la recevabilité et, subsidiairement, des observations sur le fond. Il a réaffirmé que la communication était irrecevable ratione temporis, du fait qu’elle portait sur des événements qui se sont produits avant le 10 mars 1988. De plus, comme les auteurs se plaignent d’une violation de l’article 14 du Pacte, la communication doit être rejetée ratione materiae, puisque les auteurs n’ont jamais eu le «droit» de construire sur leur parcelle, ce qui aurait pu être déterminé dans le cadre d’une action civile étant donné qu’une telle construction était manifestement contraire au règlement de zonage en vigueur. De ce fait, la procédure engagée pour démolir les constructions illégales échappe, elle aussi, au champ d’application de l’article 14. S’il en était autrement, le fait, pour les auteurs, de circonvenir la procédure d’octroi d’une dérogation en érigeant des constructions illégales aurait pour effet d’améliorer leur situation juridique.

6.2Concernant la durée de la procédure, l’État partie soutient que les auteurs n’ont pas épuisé les recours internes, puisqu’ils auraient pu invoquer la lenteur de la procédure à l’appui d’une demande de transfert de compétence (Devolutionsantrag). Pour accélérer les procédures, les justiciables ont en effet la possibilité de porter leur affaire devant une autorité compétente supérieure si aucune décision n’est prise dans les six mois ou d’introduire une plainte auprès du tribunal administratif au motif que l’administration ne s’est pas prononcée dans le délai prescrit (Säumnisbeschwerde). Selon la Cour européenne des droits de l’homme, de telles plaintes constituent «des recours efficaces» dans les affaires où un retard excessif est invoqué. De plus, le fait que les auteurs n’ont pas essayé d’accélérer la procédure en dénonçant l’inactivité des autorités semble indiquer qu’ils avaient tout intérêt à retarder l’exécution de l’ordonnance de démolition.

6.3L’État partie conteste également la qualité de «victimes» à laquelle prétendent les auteurs, qui ont érigé deux bâtiments sur leur parcelle alors qu’ils savaient pertinemment que pour construire en zone rurale il fallait une dérogation au règlement de zonage. Ce n’est que lorsqu’ils ont reçu l’ordre de cesser les travaux à la première grange qu’ils ont introduit une demande de dérogation. Étant donné qu’une procédure plus rapide n’aurait fait que hâter les sanctions contre leur conduite illégale, les auteurs n’ont subi aucun préjudice du fait de la durée de la procédure.

6.4S’agissant de la plainte des auteurs selon laquelle aucune des autorités qui se sont occupées de leur cause n’était un tribunal correctement constitué, au sens du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte, et qu’ils n’ont pas été entendus, l’État partie invoque la réserve qu’il a formulée à l’article 14 du Pacte, dont l’objectif était de maintenir «la structure administrative autrichienne sous le contrôle judiciaire du tribunal administratif et de la Cour constitutionnelle». De plus, le grief des auteurs n’est pas suffisamment étayé au regard de la jurisprudence de la Cour européenne selon laquelle: a) le droit à un procès équitable n’astreint pas les États parties à soumettre les contestations sur des droits civils à des procédures se déroulant à chacun de leur stade devant des tribunaux; b) le tribunal administratif est un tribunal au sens de l’article 6 de la Convention européenne; et c) l’absence d’une procédure orale ne porte pas atteinte au droit à un procès équitable si les plaignants ne se sont pas prévalus de la possibilité de demander une telle procédure (art. 39 de la loi autrichienne sur le tribunal administratif), et ont par conséquent renoncé à leur droit à une audience publique.

6.5S’agissant des allégations des auteurs selon lesquelles leur droit à l’égalité devant des tribunaux et à un procès équitable aurait été violé, l’État partie renvoie à la jurisprudence du Comité selon laquelle il appartient généralement aux tribunaux des États parties d’apprécier les faits de la cause et d’interpréter le droit interne, sauf si une telle évaluation ou interprétation est manifestement arbitraire ou équivaut à un déni de justice. Étant donné que les déficiences invoquées ne sauraient en aucun cas être considérées comme manifestement arbitraires ou être assimilées à un déni de justice, cette partie de la communication est irrecevable parce qu’insuffisamment étayée. La même observation vaut pour l’affirmation des auteurs selon laquelle les autorités compétentes n’ont pas été impartiales, sans toutefois étayer leur allégation.

6.6Subsidiairement et quant au fond, l’État partie fait valoir que la durée de la procédure était justifiée par la complexité de l’affaire, par la conduite scrupuleuse des autorités et par la propre conduite des auteurs. Les procédures ayant trait à la planification régionale du territoire sont souvent des plus complexes en raison de la diversité des intérêts qui sont en jeu, à savoir la nécessité de protéger l’environnement, de veiller à ce que la densité de population soit proportionnée à la capacité économique et écologique de la zone, de créer des conditions voulues pour un développement durable de l’économie, de l’infrastructure et du parc immobilier, et d’assurer une agriculture et une foresterie viables. Tandis que les autorités ont procédé, comme elles y étaient tenues, à plusieurs séries de vérifications pour déterminer le bien‑fondé des demandes et des recours des auteurs, ceux‑ci ont manqué à leurs responsabilités d’exploiter les possibilités offertes pour abréger la procédure, comme par exemple une demande de transfert de compétences ou une plainte dénonçant l’inactivité de l’administration mentionnées plus haut.

6.7En ce qui concerne le retard excessif de la procédure engagée devant le tribunal administratif et la Cour constitutionnelle, l’État partie fait valoir qu’il était loisible aux auteurs, pour gagner du temps, de saisir les deux instances simultanément plutôt que successivement. De plus, entre 1994 et 1996, la Cour constitutionnelle se devait de connaître en priorité de quelque 5 000 affaires relevant du droit des étrangers dont elle avait été saisie suite, notamment, à la crise dans les Balkans. En 1996 et 1997, la Cour devait aussi se prononcer sur plus de 11 000 plaintes concernant l’imposition des entreprises. L’engorgement passager qui a résulté de l’augmentation soudaine de la charge de travail de la Cour ne peut pas être imputé à l’État partie, d’autant qu’il a pris, avec la promptitude voulue, les mesures propres à remédier à la situation, les affaires pendantes étant traitées selon leur ordre d’importance.

6.8Selon l’État partie, la situation des auteurs ne saurait être comparée à celle de leurs voisins, qui ont demandé un permis de construire avant d’ériger des constructions sur leur terrain. De plus, ces bâtisses sont des habitations permanentes et non des maisons de campagne et elles ont été construites à proximité de fermes existantes. Du fait qu’elles sont en relation spatiale avec des bâtiments de ferme existants, ces constructions sont moins exposées à la vue que la maison de campagne des auteurs, qui n’a aucun rapport avec l’habitat existant.

6.9Le grief des auteurs au titre de l’article 26 du Pacte serait sans fondement même si les situations susmentionnées étaient comparables, puisqu’il n’existe pas de droit à «l’égalité devant l’injustice». Selon la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, la légalité d’une décision administrative ne peut pas être contestée au motif que l’autorité compétente n’a pas sanctionné une faute analogue dans des affaires comparables. S’il en était autrement, toutes les lois finiraient par devenir inapplicables et le principe de l’état de droit serait compromis chaque fois qu’une autorité prendrait une décision favorable à un demandeur, mais contraire à la loi. Or, ce ne peut être là l’intention du principe d’égalité consacré par l’article 26 du Pacte.

6.10Enfin, l’État partie soutient que les «règlements d’amnistie à l’égard de constructions illégales» auxquels se réfèrent les auteurs ne sont qu’une simple déclaration d’intention du gouvernement régional de Salzbourg visant à remédier à une lacune des règlements de zonage en offrant des moyens de recours à certains particuliers pour déterminer: a) si la construction a été érigée de bonne foi; b) si la construction remonte à une époque où il n’existait pas de règlement de zonage; ou c) si la construction a été érigée dans l’intention de contourner des dispositions existantes. Comme les auteurs n’étaient pas de bonne foi, puisqu’ils ont érigé des constructions en sachant qu’elles contrevenaient au règlement de zonage en vigueur, le refus de leur accorder un permis à titre rétroactif ne saurait être considéré comme arbitraire et contraire à l’article 26. De plus, le fait que ces bâtisses existent depuis 30 ans ne peut conduire à la prescription d’une situation d’illégalité.

Réponse de l’auteur aux observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

7.1Dans une lettre du 24 juillet 2003, les auteurs se sont inscrits en faux contre l’affirmation de l’État partie selon laquelle ils avaient érigé des constructions illégalement, contournant ainsi la procédure d’octroi d’un permis de construire. En fait, ils avaient simplement déplacé sur leur terrain une vieille grange qui se trouvait sur une parcelle voisine, après avoir obtenu le consentement du maire d’Elsbethen, qui leur avait donné à penser qu’ils pourraient construire en toute légalité. D’un point de vue formel, la construction était d’ailleurs tout à fait légale à ce moment‑là, étant donné qu’une dérogation au règlement de zonage avait initialement été accordée à l’ancien propriétaire du terrain, quoique à leur insu.

7.2Les auteurs réaffirment que la communication est recevable ratione temporis et, aussi, ratione materiae, parce que, dans sa version anglaise, le paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte ne contient pas le terme «civil» et a donc une portée plus large que le paragraphe 1 de l’article 6 de la Convention européenne. Étant donné que la cause porte sur la question de savoir si une construction existante peut être maintenue ou devra être démolie, elle concerne directement des «droits» au sens du paragraphe 1 de l’article 14. L’affirmation de l’État partie selon laquelle l’octroi d’un permis de construire sur la parcelle des auteurs, moyennant une dérogation au règlement de zonage, était «clairement hors de question», est infirmée par le fait que le conseil municipal d’Elsbethen avait accordé une telle dérogation aux anciens propriétaires de la parcelle, vraisemblablement parce qu’il considérait qu’il pouvait légalement le faire. Étant donné qu’il a fallu aux autorités administratives et aux tribunaux plus de 35 ans pour trancher, il serait difficile de prétendre que quoi que ce soit dans cette affaire ait été «clairement» établi.

7.3En ce qui concerne les recours internes, les auteurs soutiennent qu’ils n’étaient pas tenus de poursuivre, ni même d’accélérer, une série de procédures pouvant aboutir à des effets juridiques contraires à leurs intérêts et à leur droit de propriété, comme le serait la démolition de leurs bâtiments.

7.4Les auteurs réaffirment qu’ils sont victimes d’une violation du paragraphe 1 de l’article 14, selon lequel toute personne a le droit de voir sa cause entendue dans un délai raisonnable; une procédure qui s’éternise place les intéressés dans une situation de victimes, surtout quand elle dure plus de 35 ans.

7.5Les auteurs prétendent que la durée de la procédure n’est pas imputable à leur propre conduite. N’étant pas tenus de poursuivre activement leur affaire, ils devaient simplement, ce qu’ils ont fait, respecter les règles de procédure, répondre aux questions des représentants officiels et former des recours avec toute la diligence voulue. Par contre, l’État partie a failli à son obligation de veiller à ce que la procédure engagée par ses autorités soit menée à son terme, conformément au paragraphe 1 de l’article 14.

7.6Les auteurs font observer que l’État partie s’est contenté de contester, parmi toutes les allégations qu’ils ont faites concernant les nombreux retards accusés par la procédure, ceux qui ont trait à la Cour constitutionnelle et au tribunal administratif. Ils rejettent l’argument de l’État partie selon lequel ces retards seraient justifiés par la complexité de l’affaire, complexité qui n’est ni étayée par le dossier (qui, alors qu’il porte sur une période de 35 ans, ne contient que quelques documents et décisions), ni par le peu d’efforts nécessaires pour apprécier les faits et les points de droit, comme l’attestent les maigres éléments de preuve recueillis ou la participation marginale d’experts. De même, l’État partie n’a pas dûment étayé son affirmation selon laquelle la charge de travail de la Cour constitutionnelle suite aux nombreuses procédures relatives au droit d’asile et à l’imposition des entreprises a entravé ses travaux d’une manière qui justifie les importants retards dont se plaignent les auteurs.

7.7À l’appui de leur grief au titre de l’article 26, les auteurs affirment que c’est à tort que l’État partie soutient: a) que les maisons construites par les voisins des auteurs sont des résidences permanentes; b) que ces habitations ont été construites pour les enfants des fermiers; et c) que les constructions voisines ne sont pas aussi exposées à la vue que la grange des auteurs, malgré les pièces documentaires détaillées qui attestent le contraire. Alors que la grange, une structure traditionnelle qui fait partie du paysage depuis le XVIIIe siècle, est pratiquement invisible, sauf pour quelqu’un qui se trouverait sur le terrain des auteurs, les autres constructions sont de taille imposante et peuvent être aperçues de loin.

7.8En réponse à l’argument de l’État partie selon lequel il n’existe pas de principe d’«égalité devant l’injustice», les auteurs font valoir que l’article 26 vise tout acte officiel régi par la loi, qu’il ait des effets positifs ou négatifs pour les particuliers.

Observations complémentaires de l’État partie et réponse des auteurs

8.1Le 22 octobre 2003, l’État partie a réitéré les arguments qu’il avait présentés en mai 2002. En particulier, il insistait sur le fait que les auteurs n’ont jamais obtenu de permis conformément à la loi régionale de planification du territoire, puisque la décision prise par le conseil municipal le 13 avril 1967 n’avait pas été entérinée par l’autorité de tutelle dans sa décision du 31 mai 1967. Un consentement oral du maire ne peut se substituer au permis requis par la loi provinciale de zonage.

8.2Selon l’État partie, le fait que les procédures soient dirigées contre un auteur n’influe en aucune façon sur le principe de l’épuisement des remèdes internes. Ainsi, la Cour européenne des droits de l’homme a considéré que même un accusé au pénal est tenu d’exploiter les possibilités juridiques qui s’offrent à lui pour accélérer la procédure de manière à épuiser les recours internes dans les affaires où est invoquée une violation du droit à ce que la cause d’une personne soit entendue sans retard excessif. Quoiqu’il en soit, ce droit n’avait pas été violé en l’espèce, eu égard au comportement dilatoire des auteurs, par exemple leur demande tendant à ce que la procédure soit suspendue pendant quatre mois en 1987 en raison de leur absence.

8.3L’État partie maintient que du fait de la grande similitude entre le paragraphe 1 de l’article 6 de la Convention européenne et le paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte, cette dernière disposition ne s’applique pas dans le cas des auteurs. De plus, ceux‑ci n’ont jamais eu le droit de construire sur leur parcelle. En l’absence d’un tel droit, la procédure en cours ne concerne pas la «détermination de droits» au sens de l’article 14 du Pacte.

8.4L’État partie fait valoir que la charge de travail de la Cour constitutionnelle s’est accrue de façon spectaculaire entre 1994 et 1996, période pendant laquelle elle a été saisie de plus de 5 000 affaires introduites par des étrangers et par 11 122 plaintes concernant le versement anticipé de l’impôt par les entreprises.

9.1Le 8 décembre 2003, les auteurs ont répondu que leur demande tendant à ce que le gouvernement provincial sursoie à se prononcer sur le recours qu’ils ont introduit contre le refus de la municipalité, en date du 4 février 1987, d’accorder une dérogation au règlement de zonage au motif de res iudicata montre simplement à quel point ils étaient déterminés à participer pleinement à la procédure. Bien qu’ils soient rentrés de leurs vacances en novembre 1987, le gouvernement provincial a attendu jusqu’au 13 novembre 1989 pour statuer sur leur recours.

9.2Concernant la durée de la procédure, les auteurs considèrent qu’il y a lieu de suivre la pratique suivie par la Cour européenne des droits de l’homme qui n’astreint pas les particuliers à coopérer activement avec les autorités chargées des poursuites. Même si le Comité optait pour la jurisprudence récente de la Cour, qui impose aux requérants de se prévaloir des recours juridiques disponibles pour se plaindre de la durée excessive de la procédure même dans les affaires pénales, cette exigence n’a jusqu’à présent été appliquée par la Cour européenne que dans des affaires portant sur une seule procédure, pour lesquelles un recours permettant de l’accélérer s’offrait aux requérants, qui ne l’avait pas utilisé. La présente communication se distinguait de ces affaires en ce qu’elle portait sur plusieurs procédures d’examen administratif et judiciaire.

9.3Par ailleurs, les auteurs font valoir que l’efficacité de ces recours est fonction de l’impact qu’ils peuvent avoir sur la durée de l’ensemble de la procédure et de leur disponibilité tout au long de cette procédure. Or, du 8 octobre 1969 au 1er février 1982, aucun recours permettant d’accélérer la procédure ne s’offrait aux auteurs, du simple fait qu’ils ignoraient qu’une procédure d’entérinement d’une dérogation accordée par la municipalité était encore pendante devant le gouvernement provincial. Par la suite, des négociations sur un règlement amiable avaient débouché sur un accord en 1986, que le gouvernement provincial avait résilié unilatéralement en revenant sur sa décision d’entériner la dérogation.

9.4Les auteurs soutiennent qu’aucun recours permettant d’accélérer les procédures devant la Cour constitutionnelle et le tribunal administratif n’est disponible. La partie de la communication qui a trait aux procédures devant ces deux instances, qui ont duré au total cinq ans et neuf mois, est par conséquent recevable.

9.5Les auteurs réitèrent l’affirmation selon laquelle la charge de travail de la Cour constitutionnelle ne s’était pas sensiblement accrue, puisque les 11 000 plaintes ayant trait à l’imposition des entreprises ont été retirées du rôle à la faveur d’un seul arrêt, long de 22 pages. Si le tri, l’enregistrement et le stockage des milliers de plaintes ont sans aucun doute alourdi la charge de travail du greffe, ces opérations n’ont en aucune façon influé sur les processus judiciaires proprement dits.

9.6Enfin, les auteurs soutiennent que, dans sa jurisprudence, la Cour européenne a considéré sans équivoque que le paragraphe 1 de l’article 6 de la Convention européenne s’appliquait aux procédures concernant les permis de construire et les ordres de démolition.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

10.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son Règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

10.2Indépendamment du fait que l’État partie a invoqué sa réserve concernant le paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité rappelle que lorsque la Cour européenne fonde une déclaration d’irrecevabilité sur des seuls motifs de procédure, et non sur certains éléments ayant trait au fond de l’affaire, on considère alors que l’affaire n’a pas été «examinée» au sens indiqué par l’Autriche dans sa réserve concernant le paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif. Le Comité note que la Cour européenne a déclaré la requête des auteurs irrecevable parce qu’elle ne satisfaisait pas à la règle des six mois (par. 4 de l’article 35 de la Convention européenne), et qu’une telle règle de procédure n’est pas prévue dans le Protocole facultatif. Puisqu’il n’y a pas eu «examen» de la même affaire par la Cour européenne, le Comité conclut que la réserve formulée par l’Autriche concernant le paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif ne l’empêche en rien d’examiner la communication des auteurs.

10.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la communication est irrecevable ratione temporis, dans la mesure où elle porte sur des événements qui se sont produits avant le 10 mars 1988, date de l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’Autriche. Il rappelle qu’il ne peut examiner les violations présumées du Pacte qui se sont produites avant l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie concerné, sauf si ces violations perdurent après cette date ou continuent d’avoir des effets qui, en soi, constituent une violation du Pacte. Il note que les 13 années qu’il a fallu au gouvernement provincial pour notifier aux auteurs sa décision du 17 octobre 1969, par laquelle il refusait d’entériner la décision de la municipalité d’accorder une dérogation au règlement de zonage, et pour se prononcer sur le recours introduit par les auteurs le 30 juillet 1974 contre l’ordre de démolition du maire en date du 17 juillet 1974, précédaient l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie. Le Comité ne considère pas que ces violations présumées ont continué à avoir des effets après le 10 mars 1988, effets qui auraient pu constituer en soi des violations des droits des auteurs en vertu du Pacte. La communication est donc irrecevable ratione temporis, en vertu de l’article premier du Protocole facultatif, dans sa partie qui concerne les retards susmentionnés.

10.4À propos de l’argument avancé par l’État partie selon lequel le traitement prétendument discriminatoire subi par les auteurs est lui aussi antérieur à l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’Autriche, le Comité note que, s’il est vrai qu’une dérogation au règlement de zonage et un permis de construire ont été accordés à M. X dès 1977, la demande introduite par les auteurs pour obtenir le même type de permis a définitivement été rejetée par le gouvernement provincial le 5 janvier 1996 et le recours qu’ils ont formé contre cette décision a été rejeté par le tribunal administratif le 3 novembre 1999.

10.5Le Comité considère toutefois que les auteurs n’ont pas suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, leur argument selon lequel le traitement discriminatoire dont ils auraient été victimes se fondait sur l’un des motifs énumérés à l’article 26. De même, ils n’ont pas suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, leur argument selon lequel les raisons invoquées par le gouvernement provincial et le tribunal administratif pour refuser leur demande de dérogation étaient arbitraires. Le Comité conclut que cette partie de la communication est irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

10.6S’agissant de l’affirmation des auteurs selon laquelle le fait qu’il n’y ait pas eu d’audition tout au long de la procédure portait atteinte à leur droit à ce que leur cause soit entendue équitablement et publiquement, consacré au paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte, le Comité note l’argument de l’État partie selon lequel les auteurs auraient pu demander à être entendus par le tribunal administratif et qu’en omettant de le faire, ils avaient renoncé à leur droit de demander une audience publique. Il note également que les auteurs n’ont pas réfuté cet argument sur le fond et qu’ils étaient représentés par un conseil tout au long de la procédure devant le tribunal administratif. Le Comité considère, par conséquent, que les auteurs n’ont pas suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, leur grief selon lequel leur droit à ce que leur cause soit entendue équitablement et publiquement a été violé. De ce fait, cette partie de la communication est irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

10.7S’agissant de la violation du paragraphe 1 de l’article 14 et de l’article 26 du Pacte invoquée par les auteurs, du fait que les autorités compétentes ne constituaient pas un tribunal indépendant et impartial au sens du paragraphe 1 de l’article 14, que ces autorités avaient délibérément agi à leur détriment et avaient appliqué ex post facto la loi provinciale de zonage de 1992 à des faits antérieurs, le Comité fait observer que le paragraphe 1 de l’article 14 n’impose pas aux États parties de veiller à ce que les décisions prises soient rendues par des tribunaux à tous les stades de la procédure. À ce propos, il note que le refus du gouvernement provincial, en date du 4 octobre 1993, d’entériner une dérogation au règlement de zonage a été par la suite annulé par le tribunal administratif. Le Comité conclut que cette partie de la communication est elle aussi irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif, faute d’avoir été suffisamment étayée.

10.8S’agissant des autres griefs, à savoir le retard avec lequel le recours contre la décision de la municipalité du 4 février 1987 a été examiné, la durée excessive des procédures devant la Cour constitutionnelle et le tribunal administratif et la durée de la procédure dans son ensemble, le Comité se doit d’examiner les objections soulevées par l’État partie concernant la qualité de «victime» des auteurs, l’applicabilité du paragraphe 1 de l’article 14 aux circonstances de l’espèce, et la question de l’épuisement des recours internes.

10.9Le Comité considère que les auteurs ont suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, leur affirmation selon laquelle le paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte s’applique à la procédure relative aux permis de construire et aux ordres de démolition, et qu’ils sont victimes d’une violation de leur droit prévu à l’article 14 d’être jugés sans retard excessif.

10.10  S’agissant de l’épuisement des recours internes, le Comité note que les auteurs ont soulevé la question des retards de la procédure dans la plainte qu’ils ont déposée le 15 janvier 1996 auprès de la Cour constitutionnelle, laquelle a renvoyé l’affaire au tribunal administratif. L’État partie n’a pas apporté la preuve que les auteurs auraient pu se prévaloir d’autres recours contre la décision finale du tribunal administratif. De plus, il n’a pas réfuté l’argument des auteurs selon lequel il n’existait aucun recours qui leur aurait permis d’accélérer les procédures devant la Cour constitutionnelle et le tribunal administratif. Le Comité considère par conséquent que les auteurs ont satisfait à la règle de l’épuisement des recours internes, conformément au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

10.11  Le Comité conclut que la communication est recevable pour ce qui est de la durée de l’examen du recours contre la décision de la municipalité en date du 4 février 1987 et la longueur des procédures devant la Cour constitutionnelle et le tribunal administratif, et que les retards constatés dans l’ensemble de la procédure soulèvent des questions en vertu du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte. Il passe à l’examen de ces griefs quant au fond.

Examen au fond

11.1Le Comité rappelle d’emblée que la notion de «caractère civil» qui figure au paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte vise davantage la nature des droits et obligations en question que le statut des parties. Il note que les procédures relatives à la demande de dérogation au règlement de zonage introduite par les auteurs, et aux ordres de démolition, concernent la détermination de leurs droits et obligations dans une action civile, en particulier de leur droit d’être libres de toute ingérence illégitime dans leur vie privée et leur domicile, de leurs droits et intérêts relatifs à leurs biens et de leur obligation de se conformer aux ordres de démolition. Il s’ensuit que le paragraphe 1 de l’article 14 s’applique à ces procédures.

11.2Le Comité rappelle en outre que le droit à un procès équitable au sens du paragraphe 1 de l’article 14 comporte un certain nombre de conditions, y compris la condition que la procédure devant les tribunaux soit conduite avec la célérité voulue. La question sur laquelle doit statuer le Comité est donc celle de savoir si les retards incriminés sont contraires à cette condition, dans la mesure où ils ont perduré après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie.

11.3En ce qui concerne le retard avec lequel le recours des auteurs du 18 février 1987 aurait été examiné, le Comité note que les auteurs eux‑mêmes ont demandé que la décision soit prise après le mois de novembre 1987. Même si par la suite il a fallu deux années supplémentaires au gouvernement provincial pour annuler la décision contestée, dont 20 mois après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie, le Comité considère que les auteurs n’ont pas apporté la preuve que ce retard était suffisamment long pour constituer une violation du paragraphe 1 de l’article 14, compte tenu du fait que: a) le retard n’a pas influé négativement sur leur position juridique; b) les auteurs ont choisi de ne pas se prévaloir des recours disponibles pour accélérer la procédure; et c) les résultats de la procédure de recours étaient à leur avantage.

11.4En ce qui concerne la durée prétendument excessive de la procédure devant la Cour constitutionnelle (du 16 novembre 1993 au 29 novembre 1994 et du 15 janvier 1996 au 29 septembre 1998), le Comité fait observer que, si la première série de procédures a été menée rapidement, la seconde pourrait avoir excédé la durée ordinaire d’une procédure relative au rejet d’une plainte et au renvoi de l’affaire devant un autre tribunal. Cependant, de l’avis du Comité, ce retard n’est pas suffisamment long pour constituer, dans le cadre d’une procédure devant une cour constitutionnelle concernant une affaire patrimoniale, une violation de la notion d’équité consacrée au paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte.

11.5S’agissant de la durée prétendument excessive de la procédure devant le tribunal administratif (du 29 novembre 1994 au 12 octobre 1995 et du 29 septembre 1998 au 3 novembre 1999), le Comité prend note de l’argument de l’État partie, que les auteurs n’ont pas contesté, selon lequel ceux‑ci auraient pu, pour gagner du temps, saisir simultanément la Cour constitutionnelle et le tribunal administratif. Étant donné la complexité de l’affaire et l’argumentation juridique détaillée que donne le tribunal administratif dans ses décisions du 12 octobre 1995 et du 3 novembre 1999, le Comité ne considère pas que ces retards équivalent à une violation du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte.

11.6Le Comité note que la durée de l’ensemble de la procédure, à dater de l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’Autriche (10 mars 1988) jusqu’à la date de la décision finale du tribunal administratif (3 novembre 1999), a été de 11 ans et 8 mois. Pour déterminer si cette durée est ou non excessive, le Comité s’est fondé sur les considérations suivantes: a) la durée de chacun des stades de la procédure; b) le fait que l’effet suspensif de la procédure sur les ordres de démolition a été favorable et non préjudiciable à la position juridique des auteurs; c) le fait que les auteurs n’ont pas exploité les possibilités qui s’offraient à eux d’accélérer les procédures administratives ou de saisir plusieurs instances simultanément; d) la complexité considérable de l’affaire; et e) le fait qu’à l’époque, le gouvernement provincial (à deux reprises) et le tribunal administratif (à une reprise) ont annulé, à la suite d’un recours des auteurs, des décisions qui leur étaient contraires. Le Comité considère que ces éléments compensent tout effet préjudiciable que l’incertitude juridique d’une longue procédure pourrait avoir eu pour les auteurs. Il conclut, après avoir examiné toutes les circonstances de l’espèce, que leur droit à ce que leur affaire soit jugée sans retard excessif n’a pas été violé.

12.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, est d’avis que les faits dont il est saisi ne laissent pas apparaître une violation du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

DD. Communication n o  1069/2002, Bakhtiyari c. Australie (Constatations adoptées le 29 octobre 2003, soixante ‑dix ‑neuvième session)*

Présentée par:

M. Ali Aqsar Bakhtiyari et Mme Roqaiha Bakhtiyari(représentés par un conseil, M. Nicholas Poynder)

Au nom de:

Les auteurs et leurs cinq enfants, Almadar, Mentazer, Neqeina, Sameina et Amina Bakhtiyari

État partie:

Australie

Date de la communication:

25 mars 2002 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le29 octobre 2003,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1069/2002, présentée par M. Bakhtiyari et consorts en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par les auteurs de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1Les auteurs de la communication, dont la première lettre était datée du 25 mars 2002, sont Ali Aqsar Bakhtiyari, qui se dit de nationalité afghane, né le 1er janvier 1957, sa femme Roqaiha Bakhtiyari, qui serait également de nationalité afghane, née en 1968, et leurs cinq enfants, Almadar Hoseen, Mentazer Medi, Neqeina Zahra, Sameina Zahra et Amina Zahra, qui seraient tous eux aussi de nationalité afghane, nés respectivement en 1989, 1991, 1993, 1995 et 1998. Quand il a envoyé sa communication, M. Bakhtiyari vivait à Sydney (Australie), tandis que sa femme et les enfants étaient retenus dans le centre de détention pour immigrants de Woomera, dans l’État d’Australie‑Méridionale. Les auteurs se déclarent victimes de violations par l’Australie de l’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, des paragraphes 1 et 4 de l’article 9, de l’article 17, du paragraphe 1 de l’article 23 et du paragraphe 1 de l’article 24. Les auteurs sont représentés par un conseil.

1.2Le 27 mars 2002, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son rapporteur spécial pour les nouvelles communications, a demandé à l’État partie, en application de l’article 86 du Règlement intérieur, de ne pas expulser Mme Bakhtiyari et ses enfants tant que le Comité n’aurait pas eu la possibilité d’examiner leurs griefs au regard du Pacte, au cas où le Ministre de l’immigration rejetterait la demande qu’ils ont déposée en octobre 2001 tendant à le prier de les autoriser, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, à demeurer en Australie. À la suite du rejet de cette demande et ayant appris que Mme Bakhtiyari et ses enfants s’étaient adressés à la High Court (Cour suprême) d’Australie, le Rapporteur spécial pour les nouvelles communications a modifié le 13 mai 2002 sa demande de ne pas procéder à l’expulsion, précisant que c’était au cas où la High Court rendrait une décision négative.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1En mars 1998, M. Bakhtiyari, ayant fui l’Afghanistan, est allé au Pakistan où il a été rejoint plus tard par sa femme, leurs cinq enfants et le frère de sa femme. Il avait cru comprendre qu’on le conduirait en Allemagne mais il s’est retrouvé en Indonésie, d’où un passeur non identifié l’a fait entrer en Australie et a perdu ainsi le contact avec sa femme, ses enfants et son beau‑frère. Il est arrivé illégalement en Australie par bateau, le 22 octobre 1999. À l’arrivée, il a été placé en rétention dans un centre de détention pour immigrants à Port Hedland. Le 29 mai 2000, il a déposé une demande de visa de protection. Le 3 août 2000, il a reçu ce visa au motif de sa nationalité afghane et de son appartenance à l’ethnie hazara.

2.2Apparemment sans que M. Bakhtiyari le sache, ses enfants, sa femme et son beau‑frère ont plus tard été conduits par le même passeur en Australie, où ils sont arrivés illégalement par bateau, le 1er janvier 2001; ils ont été conduits dans le centre de détention pour immigrants de Woomera. Le 21 février 2001, ils ont demandé un visa de protection qui a été refusé, le 22 mai 2001, par un représentant du Ministre de l’immigration et des affaires multiculturelles et autochtones («le Ministre»), au motif que l’analyse de la langue qu’elle parlait donnait à penser que Mme Bakhtiyari était Pakistanaise et non pas Afghane comme elle le prétendait, et qu’elle ne pouvait pas répondre correctement aux questions qui lui étaient posées sur l’Afghanistan. Le 26 juillet 2001, le Tribunal de contrôle des décisions concernant les réfugiés («le RRT») a rejeté leur demande de réexamen de la décision de refus. Ce tribunal a reconnu que Mme Bakhtiyari était d’origine hazara mais n’était pas convaincu qu’elle était de nationalité afghane, qualifiant sa crédibilité de «remarquablement faible» et son témoignage d’«invraisemblable» et de «contradictoire».

2.3À un certain moment, après le mois de juillet 2001, M. Bakhtiyari a appris par un émigrant hazara remis en liberté après sa rétention dans le centre de Woomera que sa femme et ses enfants étaient arrivés en Australie et se trouvaient dans ce centre. Le 6 août 2001, le Département de l’immigration et des affaires multiculturelles et autochtones («le Département»), dans le cadre de la procédure de routine qui suit le rejet d’un recours par le Tribunal de contrôle des décisions concernant les réfugiés, a procédé à une appréciation du dossier au regard des directives d’intérêt public du Département, qui prévoient la prise en considération des obligations internationales, notamment de celles qui découlent du Pacte. Le Département a conclu que Mme Bakhtiyari et les enfants ne répondaient pas aux critères énoncés dans les directives. En octobre 2001, Mme Bakhtiyari a demandé au Ministre de l’immigration d’exercer le pouvoir discrétionnaire à lui conféré par l’article 417 de la loi sur les migrations et de prendre, dans l’intérêt public, une décision plus favorable que celle du RRT, au motif de ses liens de famille avec M. Bakhtiyari.

2.4Le 26 janvier 2002, il s’est produit un incident dont les journaux se sont largement fait l’écho: dans le centre de détention de Woomera, le frère de Mme Bakhtiyari s’est délibérément infligé des blessures, afin d’appeler l’attention sur la situation de Mme Bakhtiyari et des enfants. Le 25 mars 2002, la communication a été adressée au Comité des droits de l’homme.

2.5Le 2 avril 2002, le Ministre a rendu sa décision, refusant d’exercer son pouvoir discrétionnaire en faveur de Mme Bakhtiyari. Le 8 avril 2002, une demande a été faite auprès de la High Court d’Australie, exerçant en tant que juridiction du premier degré sa compétence constitutionnelle de contrôle des décisions prises par les autorités de l’État. Cette requête contestait i) la décision du Tribunal de contrôle des décisions concernant les réfugiés, au motif que celui‑ci aurait dû savoir que M. Bakhtiyari était en Australie, au bénéfice d’un visa de protection, et ii) la décision du Ministre dans l’exercice du pouvoir conféré par l’article 417 de la loi sur les migrations. La demande visait à obtenir que la Cour enjoigne au Ministre d’accorder un visa à Mme Bakhtiyari et aux enfants, puisque M. Bakhtiyari en avait déjà un.

2.6Le 12 avril 2002, ayant appris que M. Bakhtiyari n’était pas un paysan afghan, comme il l’avait affirmé, mais était plombier et électricien à Quetta (Pakistan), le Département de l’immigration et des affaires multiculturelles et autochtones («le Département») lui a signifié qu’il avait l’intention d’envisager d’annuler son visa, lui donnant l’occasion de faire ses observations. Le 26 avril 2002, Mme Bakhtiyari a adressé une nouvelle requête au Ministre pour lui demander d’exercer la faculté conférée par l’article 417 de la loi sur les migrations, mais a été informée que généralement ces questions n’étaient pas renvoyées au Ministre tant qu’un litige était en cours.

2.7Le 11 juin 2002, la High Court a rendu une ordonnance provisoire concernant la demande de Mme Bakhtiyari et de ses enfants concluant que leur cause était défendable. Le 27 juin 2002, une trentaine d’immigrants, au nombre desquels les fils aînés de Mme Bakhtiyari, Almadar et Mentazer, se sont échappés du centre de détention de Woomera. Le 16 juillet 2002, Mme Bakhtiyari a de nouveau adressé une requête au Ministre au titre de l’article 417 de la loi sur les migrations mais a de nouveau été informée que généralement ces questions n’étaient pas renvoyées au Ministre tant qu’un litige était en cours. Le 18 juillet 2002, les deux garçons qui avaient pris la fuite se sont rendus au consulat de Grande‑Bretagne à Melbourne (Australie) et ont demandé l’asile. Le consulat a refusé et les a reconduits au centre de Woomera.

2.8Le 2 août 2002, une requête a été déposée auprès du tribunal aux affaires familiales d’Adélaïde à l’encontre du Ministre, pour demander que, en vertu de l’article 67ZCde la loi de 1975 sur la famille, les garçons Almadar et Mentazer soient libérés et soient examinés par un psychologue.

2.9Le 30 août 2002, M. Bakhtiyari ayant engagé une action pour obliger le Département à lui expliquer en quoi il avait commis une fraude au visa, le Département lui a communiqué les autres renseignements qu’il avait obtenus au sujet de son identité et de sa nationalité, y compris une demande de pièce d’identité pakistanaise déposée par lui‑même en 1975, des documents d’état civil datant de 1973 et 1982 montrant que son lieu de naissance, sa nationalité et son domicile permanent étaient pakistanais. La lettre renvoyait également à des investigations menées par des journalistes, rapportées dans les principaux journaux australiens, d’où il ressortait que les journalistes étaient allés dans la région d’Afghanistan dont l’auteur se déclarait originaire et n’avaient trouvé personne qui le connaisse, ni le moindre autre indice qu’il ait vécu à cet endroit. Le 20 septembre 2002, M. Bakhtiyari a répondu point par point.

2.10Le 9 octobre 2002, le tribunal aux affaires familiales (juge Dawe) a rejeté la requête dont il avait été saisi, estimant qu’il n’était pas compétent pour statuer sur les questions relatives aux enfants retenus dans des centres de détention pour immigrants. Le 5 décembre 2002, son visa de protection a été annulé et M. Bakhtiyari a été placé en rétention au centre pour immigrants de Villawood à Sydney. Le même jour, il déposait une demande de réexamen de cette décision auprès du Tribunal de contrôle des décisions concernant les réfugiés (RRT) et une requête auprès du Ministère tendant à se faire délivrer un visa transitoire et à être remis en liberté en attendant la décision du tribunal. Le 9 décembre 2002, un représentant du Ministre a refusé le visa transitoire. Le 18 décembre 2002, le RRT a confirmé le refus de visa.

2.11Le centre de détention de Woomera ayant été endommagé au début du mois de janvier 2003, Mme Bakhtiyari et les enfants ont été transférés dans un nouveau centre de détention pour immigrants, celui de Baxter situé près de Port Augusta. Comme la cour fédérale avait débouté M. Bakhtiyari de ses actions en contestation de son transfert, le 13 janvier 2003, il a été transféré de Villawood au centre de Baxter pour retrouver sa femme et ses enfants.

2.12Le 4 février 2003, la High Court a refusé, à une majorité de cinq juges contre deux, la demande de visa de protection en faveur de Mme Bakhtiyari et de ses enfants, qui avait été déposée du fait du statut de M. Bakhtiyari. La Cour a considéré que, comme le Ministre n’était pas tenu de rendre une nouvelle décision, il ne servirait à rien de rapporter sa décision; en tout état de cause cette décision n’était pas entachée d’illégalité, n’était pas incorrecte ni erronée du point de vue juridictionnel. De même, la décision prise par le RRT saisi en appel n’était entachée d’aucune irrégularité du point de vue juridictionnel.

2.13Le 4 mars 2003, le RRT a confirmé l’annulation du visa de protection dont M. Bakhtiyari bénéficiait. Le 22 mai 2003, la cour fédérale (juge Selway) a rejeté la demande de contrôle judiciaire de la décision du RRT, estimant que sa conclusion était appropriée au vu des éléments du dossier. Il a fait appel de cette décision auprès de la cour fédérale siégeant en formation plénière.

2.14Le 19 juin 2003, le tribunal aux affaires familiales siégeant en formation plénière a confirmé, à la majorité des juges, qu’il était compétent pour statuer à l’encontre du Ministre, y compris sur une remise en liberté après une rétention, si une telle décision était dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Une audience d’urgence a été convoquée en conséquence pour statuer sur la décision à prendre dans la situation particulière où se trouvaient les enfants. Le 8 juillet 2003, le tribunal aux affaires familiales siégeant en formation plénière a autorisé le Ministre à interjeter appel auprès de la High Court, rejetant toutefois la demande de sursis à l’ordonnance de réexamen d’urgence formulée par le Ministre. Le 5 août 2003, le tribunal aux affaires familiales (juge Strickland) a rejeté une demande de mesure provisoire tendant à ce que les enfants soient remis en liberté avant que n’ait lieu la procédure destinée à trancher en prenant en compte l’intérêt supérieur des enfants. Le 25 août 2003, le tribunal aux affaires familiales siégeant en formation plénière a autorisé un appel et ordonné la remise en liberté immédiate de tous les enfants, dans l’attente du règlement de la demande finale. Ils ont été libérés le jour même et confiés depuis lors aux soins de gardes à Adélaïde.

2.15Les 30 septembre et 1er octobre 2003, la High Court a entendu l’appel, interjeté par le Ministre, de la décision du tribunal aux affaires familiales siégeant en formation plénière tendant à reconnaître sa compétence pour statuer sur les questions relatives au bien‑être des enfants retenus dans des centres de détention pour immigrants. La Cour a réservé sa position.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs font valoir que l’État partie commet ou risque de commettre une violation de l’article 7 du Pacte. En effet, comme il était évident que le RRT était dans l’erreur en établissant que Mme Bakhtiyari et ses enfants n’étaient pas de nationalité afghane, s’ils étaient expulsés vers le Pakistan ils seraient renvoyés en Afghanistan. Ils craignent d’être, en Afghanistan, soumis à des tortures ou des traitements cruels, inhumains ou dégradants. Invoquant l’Observation générale no 20 du Comité relative à l’article 7 ainsi que sa jurisprudence, ils affirment que l’État partie serait responsable d’une violation de l’article 7 si l’expulsion de Mme Bakhtiyari et ses enfants vers l’Afghanistan entraînait, comme conséquence nécessaire et prévisible, directement ou indirectement, le risque d’être soumis à la torture ou à un traitement ou une peine cruel, inhumain ou dégradant.

3.2Les auteurs font valoir également que la détention prolongée de Mme Bakhtiyari et de ses enfants est contraire aux dispositions des paragraphes 1 et 4 de l’article 9 du Pacte. Ils font remarquer que l’article 189 (par. 1) de la loi sur les migrations impose l’arrestation des étrangers en situation illégale (comme eux‑mêmes) dès leur arrivée. Ils ne peuvent pas être remis en liberté, sauf s’ils sont expulsés ou s’ils reçoivent un permis, et aucune disposition ne prévoit le contrôle administratif ou judiciaire de la rétention. Aucune justification n’a été donnée pour leur placement en rétention. Ainsi, conformément aux principes énoncés par le Comité dans l’affaire A. c. Australie, les auteurs considèrent que leur détention est contraire au Pacte et ils demandent une réparation adéquate.

3.3Les auteurs font valoir que l’expulsion de Mme Bakhtiyari et de ses enfants constituerait une violation de l’article 17 et du paragraphe 1 de l’article 23 du Pacte. Ils comparent ces dispositions avec les articles correspondants de la Convention européenne des droits de l’homme (art. 12 et 8) et considèrent que, dans le Pacte, les droits sont consacrés en termes plus forts et de façon moins limitée. Par conséquent, le droit au respect de la vie de famille l’emporte sur tout droit d’immixtion que peut avoir l’État, et donc la «recherche de l’équilibre entre les intérêts» et la «marge d’appréciation», qui sont caractéristiques des décisions des organes européens, auront moins d’importance dans une affaire soumise en vertu du Pacte. Dans ce contexte, les auteurs invitent le Comité à suivre la ligne de la Cour européenne des droits de l’homme qui tend à être restrictive à l’égard de ceux qui veulent entrer dans un pays pour fonder une famille, mais plus libérale à l’égard des étrangers qui ont déjà une famille dans l’État dans lequel ils veulent entrer.

3.4Au regard du Pacte, l’expulsion de Mme Bakhtiyari et de ses enfants, qui seraient ainsi séparés de M. Bakhtiyari, représente une «immixtion» dans la famille. Selon l’Observation générale no 16 relative à l’article 17, même si cette immixtion est prévue par la loi, elle doit être raisonnable eu égard aux circonstances particulières. De l’avis des auteurs, renvoyer Mme Bakhtiyari et ses enfants en Afghanistan alors qu’il est impossible pour M. Bakhtiyari, appartenant à l’ethnie hazara, d’y retourner en toute sécurité compte tenu de la situation incertaine serait arbitraire.

3.5Enfin, les auteurs font valoir une violation du paragraphe 1 de l’article 24, qui devrait être interprété à la lumière de la Convention relative aux droits de l’enfant. Aucune raison n’a été donnée pour justifier la détention prolongée des enfants, ce qui est une violation «manifeste» de l’article 24. Personne ne s’est demandé si l’intérêt supérieur de l’enfant était de passer plus d’une année dans un centre de détention isolé ou d’être laissé en liberté; la détention a été la mesure de premier ressort, et non pas de dernier ressort. Affirmer que l’intérêt supérieur des enfants a été respecté parce qu’ils ont été placés dans le même centre que leur mère n’est pas une réponse, car aucun élément n’a été apporté pour justifier la détention prolongée de leur mère, et on ne voit pas pourquoi elle n’aurait pas pu être remise en liberté avec les enfants pendant que les autorités statuaient sur la demande d’asile. Quoi qu’il en soit, dès que les autorités ont appris que M. Bakhtiyari était au bénéficie d’un permis et habitait à Sydney, les enfants auraient dû être libérés et placés sous sa garde.

3.6Pour ce qui est de la recevabilité, les auteurs relèvent que Mme Bakhtiyari et ses enfants auraient effectivement pu s’adresser à la cour fédérale pour demander la révision de la décision du RRT confirmant le refus du visa de protection, mais qu’ils ne l’ont pas fait parce qu’il n’y avait pas d’erreur de droit manifeste pouvant donner lieu à une demande d’annulation de cette décision; cette démarche aurait donc été inutile. La décision du RRT reposait sur une erreur de fait: d’après le tribunal, Mme Bakhtiyari et ses enfants n’étaient pas de nationalité afghane, conclusion qui, d’après les auteurs, était absolument fausse puisque M. Bakhtiyari avait montré de façon convaincante aux autorités d’immigration, au moment où il avait demandé un visa de protection, qu’il était bien de nationalité afghane et avait donc droit à la protection, élément que le RRT ne connaissait pas. Toutefois, il est constant, en vertu de la loi australienne, que les conclusions de fait erronées ne peuvent pas être réexaminées par les tribunaux. De toute façon, l’erreur de fait n’est apparue qu’après l’expiration du délai impératif de 28 jours fixé pour les recours auprès de la Cour fédérale.

3.7D’après les auteurs, il aurait peut‑être été possible de s’adresser à la High Court en tant que juridiction compétente pour se prononcer sur les décisions des autorités de l’État, mais les chances de succès de cette action ont été annihilées par l’entrée en vigueur, le 27 septembre 2001, de la loi de 2001, portant modification de la loi sur les migrations (contrôle judiciaire), qui dispose que les décisions du RRT sont finales et exécutoires et ne peuvent être contestées, attaquées, révisées, annulées, ni mises en cause devant un autre tribunal. (Sur cette question, le conseil des auteurs a indiqué dans une autre lettre, datée du 9 avril 2002, qu’il ne savait pas qu’il était possible de défendre cette cause devant la High Court, ce qui a été fait par la suite après que d’autres conseils eurent été consultés. Étant donné la nouveauté de cette procédure, il était «extrêmement douteux» à l’époque qu’elle puisse aboutir.) En outre le refus du Ministre d’exercer le pouvoir discrétionnaire conféré par l’article 417 de la loi sur les migrations ne peut pas être attaqué ou révisé par un tribunal quel qu’il soit.

3.8Les auteurs déclarent que la même affaire n’a pas été soumise à une autre procédure internationale d’enquête ou de règlement.

Demande ultérieure de mesures provisoires de protection

4.1Le 8 mai 2002, les auteurs ont adressé au Comité le rapport d’un psychologue, daté du 2 décembre 2001, un rapport du Département des services humains du Gouvernement de l’État d’Australie‑Méridionale, daté du 23 janvier 2002, et un rapport d’un éducateur de l’administration pénitentiaire, daté du 24 janvier 2002. Tous ces rapports concluaient que le maintien en détention était la cause d’une dépression profonde chez les enfants et notamment les deux garçons Almadar et Mentazer. Il était indiqué que les garçons s’étaient plusieurs fois infligé des mutilations, par exemple ils s’étaient cousu les lèvres (Almadar deux fois), s’étaient lacéré les bras (Almadar avait également écrit avec un couteau le mot «Liberté» sur son avant‑bras), ne mangeaient plus, avaient des comportements erratiques et faisaient des dessins qui montraient qu’ils étaient perturbés. De plus, les enfants ont vu que leur mère s’était cousu les lèvres. Le Département des services humains recommandait fermement que Mme Bakhtiyari et ses enfants soient placés hors du centre de détention de Woomera pendant la procédure d’examen de leur situation.

4.2Le 13 mai 2002, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son rapporteur spécial pour les nouvelles communications, a demandé, en application de l’article 86 du Règlement intérieur, que l’État partie l’informe dans les 30 jours des mesures qu’il avait prises à la suite des rapports de ses propres institutions, qui avaient estimé que l’automutilation d’au moins deux des enfants exigeait que Mme Bakhtiyari et ses enfants soient retirés du centre de détention de Woomera afin d’éviter de nouveaux actes d’automutilation.

4.3Par une lettre datée du 18 juin 2002, l’État partie a répondu à la demande du Comité. Il a indiqué que la famille était étroitement suivie et que des programmes de soins individualisés et de gestion de l’affaire étaient en place et étaient réexaminés périodiquement. L’État partie fait remarquer que les soins médicaux assurés dans le centre de détention de Woomera sont «de très grande qualité»; une permanence est assurée par un médecin généraliste et des infirmières, notamment une infirmière psychiatrique, et le centre dispose des services de psychologues et de conseillers, de dentistes et d’un optométriste. Des activités de loisirs et d’enseignement sont organisées pour contribuer à préserver la santé mentale et favoriser le développement personnel.

4.4Concernant la question de la remise en liberté, l’État partie ne considérait pas qu’une telle mesure serait appropriée. La situation de cette famille faisait l’objet d’un examen approfondi et tous les éléments étaient connus du Ministre et du Département. L’État partie a fait remarquer que, conformément aux procédures internes, il n’avait aucune obligation de protection à l’égard de Mme Bakhtiyari et de ses enfants. De plus, le Ministre avait étudié personnellement le dossier, notamment à la lumière des obligations de l’État partie, dont celles qui découlent du Pacte, et avait conclu qu’il n’était pas dans l’intérêt public de prendre une décision plus favorable. De surcroît, étant donné qu’il était possible que le visa de M. Bakhtiyari soit annulé pour fraude, il ne serait pas approprié de remettre Mme Bakhtiyari et ses enfants en liberté à ce moment‑là.

4.5Par une lettre datée du 8 juillet 2002, les auteurs ont répondu aux observations de l’État partie demandées par le Comité et ont contesté que la qualité des soins médicaux soit aussi bonne que le prétendait l’État partie. Ils se référaient à des informations apportées dans le cadre d’une enquête nationale sur les enfants dans les centres de détention pour immigrants que réalisait à ce moment‑là la Commission des droits de l’homme et de l’égalité des chances et d’où il ressortait que plusieurs départements du Gouvernement avaient de vives critiques à émettre au sujet de la qualité des services de santé et de la formation du personnel, notamment en ce qui concernait les soins de santé mentale et les besoins de développement ainsi que les soins dentaires et la nutrition. De très vives critiques étaient également formulées au sujet de l’enseignement à tous les niveaux à partir du préscolaire, qui était d’une qualité nettement inférieure à l’enseignement dispensé aux enfants australiens, ainsi qu’au sujet des carences des activités de loisirs.

4.6En ce qui concerne l’argument de l’État partie qui affirme que Mme Bakhtiyari et ses enfants ne doivent pas être remis en liberté car il a été établi qu’aucune obligation de protection n’était due, les auteurs objectent que l’obligation de ne pas placer arbitrairement quelqu’un en détention dépend non pas de l’existence d’une obligation d’assurer une protection mais de l’existence de motifs sérieux justifiant la détention. Quoi qu’il en soit, des procédures étaient encore en cours pour contester la décision de ne pas accorder le visa de protection. De plus, le principe de l’unité du groupe familial exigeait que les personnes à la charge de M. Bakhtiyari qui, lui, avait obtenu un visa de protection soient remises en liberté pour le rejoindre. Pour ce qui est de la démarche engagée en vue d’annuler le visa de M. Bakhtiyari au motif qu’il serait Pakistanais et sur la foi de l’analyse linguistique d’un dialecte, le conseil signale que l’État partie a refusé plusieurs fois de laisser les intéressés prendre connaissance des allégations et de l’analyse linguistique et qu’ils cherchaient à obtenir cette information par la voie judiciaire. En outre, une analyse de la langue, menée par son propre expert, ainsi que les déclarations de personnes qui connaissaient M. Bakhtiyari en Afghanistan, confirmaient sa première déclaration.

4.7Par une lettre datée du 12 septembre 2002, les auteurs ont fait parvenir au Comité un rapport d’évaluation daté du 9 août 2002 établi par le Département des services humains (famille et jeunesse). L’évaluation avait été demandée par le Département de l’immigration et des affaires multiculturelles et autochtones afin de déterminer quelle serait la meilleure option pour cette famille. Dans le rapport il était notamment recommandé que Mme Bakhtiyari et ses enfants vivent à l’extérieur du centre afin d’éviter pour les enfants, en particulier les garçons, une aggravation du préjudice social et affectif. L’idéal serait d’accorder un visa transitoire mais le placement de cette famille au complet dans un lieu d’hébergement ordinaire serait également une amélioration. Si la famille devait rester en rétention, elle devait être transférée au centre de Villawood, à Sidney, parce qu’elle serait plus près de M. Bakhtiyari. Il faudrait de plus que les soins de santé, les services d’enseignement et de loisirs soient plus complets et mieux ciblés et qu’un plus grand effort soit fait pour protéger et défendre les enfants exposés à des risques de danger et de traumatisme dans le centre. Ce rapport a été soumis à la Chambre des représentants de l’État d’Australie‑Méridionale et le Premier Ministre a demandé au Gouvernement fédéral de répondre et de donner suite aux recommandations qu’il contenait.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

5.1Par une lettre datée du 7 octobre 2002, l’État partie conteste la communication à la fois du point de vue de la recevabilité et du point de vue du fond. En premier lieu l’État partie fait valoir que la communication tout entière doit être déclarée irrecevable pour non‑épuisement des recours internes parce qu’à ce moment‑là l’action engagée par les auteurs auprès de la High Court, qui aurait pu aboutir à un recours complet, était encore en suspens. De plus, en ce qui concerne l’article 9 du Pacte, l’État partie fait valoir qu’un recours en habeas corpus, prévu dans la Constitution du Commonwealth d’Australie de 1901, offrirait un moyen de faire vérifier judiciairement la légalité de toute mesure de détention, administrative ou autre.

5.2Pour ce qui est des griefs au titre de l’article 7 du Pacte, l’État partie objecte que cette partie de la communication doit être déclarée irrecevable parce qu’elle n’est pas suffisamment étayée. Les auteurs se contentent d’affirmer, sans donner d’autre explication, que s’ils étaient expulsés vers le Pakistan ils seraient renvoyés en Afghanistan où ils seraient soumis à des traitements incompatibles avec l’article 7.

5.3En premier lieu, l’État partie fait remarquer que la première personne qui a pris la décision puis le RRT sont arrivés à la conclusion que Mme Bakhtiyari et les enfants n’étaient pas Afghans. Le premier responsable a relevé que Mme Bakhtiyari ne connaissait pas le nom de la monnaie afghane, ne pouvait pas citer les grandes villes ou les principaux villages voisins de son village natal, ni le nom des provinces voisines ou des provinces qu’elle avait traversées pour quitter le pays, ni d’une rivière ou d’une montagne près de son village. Avant de conclure que l’intéressée ne disait pas la vérité, le responsable avait tenu expressément compte de son âge, de son niveau d’instruction, du fait qu’elle était une femme et de son vécu afin de déterminer quel niveau de connaissance on pouvait raisonnablement attendre d’elle, considérant les interdictions qu’elle avait dû subir en tant que femme dans un pays musulman. Le RRT a également noté, entre autres choses, que les résultats de l’analyse linguistique révélaient un net accent pakistanais et qu’elle ne pouvait pas dire comment s’appelait la monnaie afghane ni les années du calendrier afghan qui avaient vu naître ses enfants. Alors qu’elle avait été incapable de donner le moindre renseignement sur son voyage depuis l’Afghanistan à la première personne qui l’avait interrogée, quand elle avait comparu devant le RRT son récit avait, selon les termes du RRT, «considérablement évolué» et le tribunal a conclu que de toute évidence elle avait été conseillée et préparée dans les mois qui s’étaient écoulés depuis le premier interrogatoire.

5.4L’État partie invite le Comité à suivre la même argumentation concernant la tromperie sur la nationalité que celle qu’il avait développée dans l’affaire J. M. c. Jamaïque où l’État partie, en réponse à un grief portant sur un refus de passeport, avait donné des renseignements qui prouvaient qu’à aucun moment l’auteur n’avait eu la nationalité jamaïcaine ou n’avait été titulaire d’un passeport jamaïcain; de surcroît, l’auteur était incapable de donner les renseignements les plus élémentaires au sujet de la Jamaïque alors qu’il prétendait y avoir vécu avant d’avoir perdu son passeport. Le Comité avait donc conclu que l’auteur de la communication n’avait pas établi qu’il était de nationalité jamaïcaine et n’avait donc pas étayé ses allégations de violation du Pacte. Dans l’affaire à l’examen, deux autorités ont établi que Mme Bakhtiyari et ses enfants n’étaient pas de nationalité afghane et aucun élément nouveau permettant de conclure le contraire n’a été apporté par les auteurs; il n’y a donc pas de motif d’affirmer qu’ils seraient renvoyés en Afghanistan s’ils étaient expulsés vers le Pakistan.

5.5En deuxième lieu, même si les auteurs viennent bien d’Afghanistan, ils n’ont pas montré, aux fins de la recevabilité, pourquoi ils risquent d’être soumis à la torture ou à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. C’est aux auteurs qu’il appartient de prouver que ce risque existe. L’État partie fait remarquer que d’après les estimations du HCR, 70 à 80 % du territoire afghan sont aujourd’hui sûrs pour les rapatriés et il n’y a rien qui permette de penser que la famille Bakhtiyari n’irait pas dans les régions sûres. Le HCR confirme également un changement positif important dans la situation des Hazaras, qui subissent beaucoup moins de discrimination aujourd’hui. En conséquence, l’allégation de violation de l’article 7 n’est pas suffisamment étayée.

5.6L’État partie avance un argument supplémentaire pour réfuter l’allégation de violation de l’article 7; cette allégation devrait être écartée parce qu’elle ne fait pas apparaître de «grief réel». Dans l’affaire A. R. S. c. Canada, par exemple, le Comité a déclaré la communication irrecevable en vertu de l’article 1er et de l’article 2 du Protocole facultatif, au motif qu’elle était simplement hypothétique. Dans la présente affaire, comme Mme Bakhtiyari et ses enfants avaient engagé des actions devant la High Court et devant le tribunal aux affaires familiales, la question de savoir s’ils allaient être expulsés d’Australie − et vers quel pays − n’a pas été examinée. Ces questions seraient réglées quand les actions engagées auraient fait l’objet d’une décision. Ainsi, les griefs concernant le renvoi en Afghanistan et la violation de l’article 7 découlant de ce renvoi sont du domaine de l’hypothèse et sont donc irrecevables.

5.7En ce qui concerne le fond, l’État partie affirme qu’aucune violation du Pacte n’apparaît. Pour ce qui est des griefs au regard de l’article 7, l’État partie renvoie à son argumentation concernant la recevabilité, en faisant remarquer que, puisqu’il a été établi que les intéressés n’étaient pas de nationalité afghane, rien ne prouve que Mme Bakhtiyari et ses enfants seraient renvoyés en Afghanistan depuis le Pakistan et encore moins que la conséquence nécessaire et prévisible serait de les exposer à un risque particulier ou réel de torture ou de traitements cruels, inhumains ou dégradants dans ce pays.

5.8En ce qui concerne le grief au titre du paragraphe 1 de l’article 9, l’État partie estime que la détention est raisonnable dans toutes les circonstances et continue de se justifier compte tenu de la situation particulière de cette famille. Mme Bakhtiyari et ses enfants sont arrivés en Australie illégalement et devaient obligatoirement être placés en détention en application de la loi sur les migrations. Cela étant, il valait mieux que les enfants restent avec leur mère en détention plutôt que d’être hébergés selon d’autres modalités. Dans le cas des immigrants illégaux, le but de la détention est de permettre qu’ils soient immédiatement retrouvés pour traiter les demandes de protection, de permettre les vérifications essentielles en matière d’identité, de sécurité, de personnalité et de santé, et de pouvoir procéder à l’expulsion si le visa de protection est refusé. Ces objectifs reflètent le droit souverain de l’État partie, en vertu du droit international, de réglementer l’admission des étrangers et la détention n’est donc pas une mesure injuste, inappropriée ou indue; au contraire, elle est proportionnée aux buts poursuivis.

5.9L’État partie souligne que, en détention, les immigrants bénéficient de conseils juridiques gratuits pour demander un visa de protection et que des ressources considérables ont été investies afin d’assurer un traitement plus rapide des demandes et donc d’abréger la détention. Dans l’affaire à l’examen, les demandes ont été traitées rapidement: celle de Mme Bakhtiyari, déposée le 21 février 2001, a été rejetée par le premier responsable le 22 mai 2001. Elle a été informée de la décision du RRT sur son recours le 26 juillet 2001. Ensuite, le Ministre a refusé d’exercer le pouvoir discrétionnaire conféré par l’article 417 de la loi sur les migrations, loi qui oblige maintenant à expulser Mme Bakhtiyari dès qu’il «sera raisonnablement possible de le faire». Toutefois, comme les auteurs ont adressé une requête au Ministre et ont ensuite engagé une action en justice, les mesures habituelles préalables à l’expulsion ont été reportées jusqu’à ce que la décision soit rendue.

5.10L’État partie conteste que les enfants auraient dû être remis en liberté et confiés à leur père. Au moment où les communications ont été adressées, le visa du père faisait l’objet d’une procédure d’examen en vue de son annulation pour fraude, concrètement parce que lui aussi était de nationalité pakistanaise, et le Département examinait les réponses qu’il avait données aux renseignements contraires. Si son visa était annulé, le père serait placé dans un centre de détention pour immigrants et il n’a donc pas été jugé approprié de lui confier les enfants.

5.11En ce qui concerne l’allégation de violation du paragraphe 4 de l’article 9, l’État partie fait remarquer que le Comité avait établi, dans l’affaire A. c. Australie, qu’une détention arbitraire en violation du paragraphe 1 de l’article 9 devait pouvoir être contestée devant un tribunal. L’État partie réaffirme la position qu’il avait exposée en réponse aux constatations du Comité dans l’affaire A. c. Australie selon laquelle il n’y a rien dans le Pacte qui indique que le mot «légale» doive être interprété comme voulant dire «légale en droit international» ou «non arbitraire». Quand le même terme («légal(e)») est utilisé ailleurs dans le Pacte, il vise clairement la législation interne (art. 9, par. 1, 17, par. 2, 18, par. 3, et 22, par. 2). Les Observations générales du Comité et les travaux préparatoires du Pacte ne permettent pas de penser qu’il en est ainsi. Si les rédacteurs du Pacte avaient voulu que le paragraphe 4 de l’article 9 s’étende au‑delà de la loi nationale, il leur aurait été facile d’ajouter «arbitraire» ou «en violation du Pacte». Une interprétation aussi large devrait en tout cas être reflétée dans les débats précédant l’adoption du texte: or, il ressort des travaux que cette disposition «n’a pas donné lieu à un long débat». Dans l’affaire à l’examen, la possibilité de s’adresser à la High Court pour solliciter l’habeas corpus, éventuellement en bénéficiant de l’aide juridictionnelle, donne aux auteurs le droit de contester la légalité de leur détention, ce qui est conforme au paragraphe 4 de l’article 9. Ils ne se sont pas prévalus de ce droit mais on ne peut pas dire qu’ils aient été empêchés de le faire.

5.12Pour ce qui est des allégations de violation de l’article 17 et du paragraphe 1 de l’article 23, l’État partie fait valoir tout d’abord que le mot «immixtions» vise des actes qui ont pour résultat la séparation inévitable des membres d’une famille. À ce sujet, l’État partie estime que l’opinion individuelle de quatre membres du Comité dans l’affaire Winata c. Australie reflète bien l’opinion prévalant en droit international: «Il n’est en aucune manière évident que les actes d’un État partie qui entraîneraient des perturbations dans la vie d’une famille constituée depuis longtemps supposent une immixtion dans la famille, si aucun obstacle ne s’oppose au maintien de l’unité de la famille.». En l’espèce, M. Bakhtiyari est libre de quitter l’Australie avec sa femme et ses enfants et, si nécessaire, les autorités prendront des dispositions pour organiser son voyage. S’il décide de rester, c’est sa propre décision et non celle de l’État partie. L’État partie conteste donc que, en appliquant sa législation en matière d’immigration, il compromet l’unité de la famille.

5.13Quoi qu’il en soit, toute immixtion n’est pas arbitraire. L’État partie conteste que sa législation dans le domaine de l’expulsion des étrangers en situation irrégulière puisse être qualifiée d’arbitraire; le droit international ne donne pas aux étrangers le droit d’entrer dans un pays, d’y vivre, de s’y déplacer librement et de ne pas être expulsés. La législation est raisonnable, elle est fondée sur de bons principes de politique générale conformes avec la position de l’État partie en tant que nation souveraine qui s’acquitte de ses obligations internationales, y compris celles qui découlent du Pacte. Les lois sont prévisibles puisqu’une information est diffusée largement et qu’elles sont appliquées de façon cohérente et, sans discrimination. Si ces lois sont appliquées à Mme Bakhtiyari et à ses enfants, ce sera le résultat attendu et prévisible, qui leur a été expliqué, de l’épuisement de toutes les procédures de requête et de recours au cours desquelles il est dûment tenu compte des circonstances particulières de chacun et de l’obligation de non‑refoulement qu’a l’État partie.

5.14Pour ce qui est du paragraphe 1 de l’article 23, l’État partie cite Nowak qui interprète l’obligation faite dans cette disposition comme consistant à demander que le mariage et la famille soient considérés comme des institutions spéciales en droit privé et que leur protection contre les immixtions de l’État ainsi que de particuliers soit assurée. Il existe un code fédéral de la famille détaillé, complété par des lois rigoureuses de protection de l’enfance adoptées par les États et les Territoires, dont l’application est soutenue par les ministères des États et des Territoires et par des unités spécialisées et les services de police. Ces lois s’appliquent aux immigrants placés dans les centres de détention (sauf si elles sont incompatibles avec la législation fédérale). L’État a mis en place des programmes et des politiques d’aide aux familles d’immigrants en rétention, imposant des normes appropriées aux prestataires de services. Un personnel médical, y compris des infirmières, des conseillers et des travailleurs sociaux, apporte une assistance aux parents et les aide à s’occuper de leurs enfants et à s’acquitter de leurs responsabilités parentales. Les organismes publics de protection de l’enfance assurent également une formation dans le domaine de l’éducation des enfants. L’État partie conteste donc qu’il manque à son devoir de protéger la famille en tant qu’institution; il applique des lois, des pratiques et des politiques visant à protéger et à aider les familles, y compris celles qui se trouvent dans les centres de détention pour immigrants.

5.15Pour ce qui est des griefs au titre du paragraphe 1 de l’article 24 du Pacte, l’État partie rejette d’emblée l’idée que cette disposition devrait être interprétée de la même manière que la Convention relative aux droits de l’enfant. Le Comité a déjà relevé qu’il n’était pas compétent pour examiner des allégations de violation d’autres instruments, et il ne devrait donc examiner que les obligations découlant du Pacte. De toute façon il est évident que le paragraphe 1 de l’article 24 est différent des droits et obligations consacrés dans la Convention relative aux droits de l’enfant puisqu’il s’agit, comme le dit Nowak, d’une obligation générale de garantir que tous les enfants se trouvant sous la juridiction d’un État partie soient protégés, au moyen d’une aide apportée aux familles, ou d’une aide apportée aux services et établissements privés de protection de l’enfance ou par d’autres mesures encore. L’obligation n’est pas complète et ne vise que les mesures de protection requises du fait de la condition de mineur de l’enfant.

5.16L’État partie fait valoir qu’il a rempli cette obligation à l’égard des enfants Bakhtiyari. Il renvoie à ce qu’il a indiqué sur la qualité des services médicaux, des services d’enseignement et de loisirs dans sa réponse à la demande d’information du Comité en application de l’article 86 du Règlement intérieur. De plus, le personnel des centres de détention est tenu d’aviser les autorités locales de protection de l’enfance s’il pense qu’un enfant est en danger; à cette fin, en ce qui concerne le centre de Woomera, un accord a été conclu le 6 décembre 2001 entre le Département et le Département des services humains de l’État d’Australie‑Méridionale.

5.17Dans les centres de détention pour immigrants, comme dans l’État partie en général, l’éducation des enfants est la responsabilité des parents et si des déclarations générales peuvent être faites au sujet des services et des installations disponibles, en général les écoles ne tiennent pas de registres de présence. Toutefois, le personnel s’étant inquiété du bien‑être des enfants Bakhtiyari, des mesures spéciales de protection ont été prises. Un fonctionnaire a été spécialement chargé de surveiller la participation de ces enfants aux cours et aux activités de loisirs et a travaillé avec Mme Bakhtiyari pour les encourager à y participer. Les registres montrent que les deux fils aînés vont à l’école régulièrement, utilisent la salle d’informatique, jouent régulièrement au football et suivent les cours d’éducation physique. Ils participent aux sorties à la piscine organisées régulièrement et aiment regarder la télévision, et Mentazer a entrepris activement d’apprendre à d’autres enfants à monter à bicyclette. Pour les autres enfants, les filles d’âge scolaire vont à l’école et participent aux activités de loisirs, faisant aussi de la couture avec leur mère.

5.18Des inquiétudes ayant été exprimées au sujet de cette famille, le Département a demandé aux autorités locales de protection de l’enfance (qui relèvent du Département des services humains de l’État d’Australie‑Méridionale) de faire le point de la situation de cette famille dans le centre. La famille n’a pas coopéré à l’évaluation menée en août 2002 et Mme Bakhtiyari n’a pas laissé les autorités parler à ses deux fils aînés, ce qui fait que l’évaluation n’a pas été probante. Un psychologue indépendant a vu les enfants les 2 et 3 septembre 2002 et a fait des recommandations que le Département étudie.

5.19L’État partie affirme que les autorités ont réfléchi à la question de savoir s’il fallait laisser les enfants en détention. En octobre 2001, quand Mme Bakhtiyari a demandé au Ministre de faire usage de son pouvoir discrétionnaire conféré par l’article 417 de la loi sur les migrations, on savait que M. Bakhtiyari vivait à Sydney. Toutefois on savait également qu’il se pouvait qu’il ait commis une fraude au visa. Le Ministre a pris tous ces facteurs en considération avant de décider de ne pas remplacer la décision du RRT par une autre plus favorable. Étant donné qu’au moment où l’État partie a répondu, les autorités procédaient à l’examen du cas de M. Bakhtiyari pour statuer sur l’éventuelle annulation de son visa, il valait mieux ne pas confier les enfants à sa garde.

5.20L’État partie note, en terminant, que des mesures ont été prises pour garantir que Mme Bakhtiyari et les enfants soient hébergés dans les conditions les plus confortables. En août 2002, on leur a proposé de les transférer au nouveau centre de Baxter parce que celui de Woomera était isolé et les conditions étaient trop dures pour les enfants. Le centre de Baxter dispose d’un complexe pour les familles ainsi que d’un établissement scolaire construit expressément pour le centre et qui dispense un enseignement de qualité. À la date de l’envoi des réponses, la famille Bakhtiyari avait refusé de quitter Woomera malgré de longues discussions avec le personnel et avait préféré rester là où elle était. La possibilité de transfert reste toutefois ouverte.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie

6.1Par une lettre datée du 31 mars 2003, les auteurs ont répondu aux observations de l’État partie, signalant que, à ce stade, maintenant que la High Court avait rejeté leur demande, Mme Bakhtiyari et les trois plus jeunes enfants n’avaient plus d’autre possibilité légale leur permettant de rester en Australie et qu’ils seraient maintenus en détention jusqu’à l’expulsion. Si le tribunal aux affaires familiales rendait une décision favorable dans le cas des deux fils, Almadar et Mentazer, ils pourraient être remis en liberté. Pour M. Bakhtiyari, la seule possibilité pour qu’il reste dans l’État partie est que sa requête auprès de la cour fédérale aboutisse et que la décision du RRT de confirmer l’annulation de son visa soit donc cassée.

6.2Répondant aux objections de l’État partie, les auteurs font valoir que la détention de M. Bakhtiyari pendant neuf mois avant la délivrance du visa représentait une violation des paragraphes 1 et 4 de l’article 9. M. Bakhtiyari renonce à présenter un grief concernant sa détention actuelle aux fins d’expulsion. Mme Bakhtiyari et les enfants étaient détenus (au moment où les commentaires ont été rédigés) depuis deux ans et quatre mois, en violation des paragraphes 1 et 4 de l’article 9 et du paragraphe 1 de l’article 24. Un recours en habeas corpus ne servirait à rien car les détentions étaient et sont toujours légales au regard de la législation de l’État partie et ce recours serait donc voué à l’échec. Quant aux enfants, la décision attendue du tribunal aux affaires familiales n’empêche pas de relever grief des violations commises jusqu’ici.

6.3Les auteurs soulignent que les tentatives de justification de la détention obligatoire de tous les immigrants non autorisés font l’objet d’une «condamnation universelle». Aucun motif n’a été avancé pour justifier la détention prolongée de Mme Bakhtiyari et des enfants et la nationalité réelle ou supposée de la famille est sans rapport avec cette affaire. Du point de vue des faits, l’affaire ne se différencie pas des affaires A. c. Australie et C. c. Australie qui ont fait l’objet de constatations du Comité; si différence il y a, elle tient à la gravité des violations, qui est plus grande parce que des enfants sont détenus.

6.4Dans la mesure où la famille est maintenant réunie en détention (illégale selon les auteurs) et que s’il est procédé à une expulsion, il est probable que la mesure touchera toute la famille, l’allégation de violation de l’article 17 et du paragraphe 1 de l’article 23 constituée par l’expulsion de Mme Bakhtiyari et des enfants n’est pas maintenue à ce stade.

Réponses complémentaires des parties

7.1Le 7 mai 2003, les auteurs ont fait parvenir au Comité une lettre datée du 28 avril 2003 adressée par le Solicitor du Gouvernement australien au Président du tribunal aux affaires familiales, pour l’informer du cours de l’affaire. En particulier, comme il n’y avait aucune procédure en cours dans le cas de Mme Bakhtiyari et des enfants, le Ministre se voyait dans l’obligation, conformément au paragraphe 6 de l’article 198 de la loi sur les migrations, de faire procéder à leur expulsion dès qu’il serait «raisonnablement possible de le faire» et on avait entrepris de rassembler les documents nécessaires pour leur expulsion. Pour M. Bakhtiyari, une demande de révision de la décision d’annulation du visa était en cours (elle a été rejetée par la suite) et une demande de visa de protection permanent avait également été déposée (dans laquelle Mme Bakhtiyari et les enfants ne figuraient pas), et par conséquent l’expulsion n’était pas encore obligatoire ni donc imminente.

7.2De l’avis des auteurs, expulser Mme Bakhtiyari et les enfants dans ces circonstances représenterait une violation des articles 7 et 17, du paragraphe 1 de l’article 23 ainsi que de l’article 24 du Pacte. En conséquence, le 8 mai 2003, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son rapporteur spécial en application de l’article 86 du Règlement intérieur, a rappelé à l’État partie et lui a renouvelé sa demande de surseoir à l’expulsion de Mme Bakhtiyari et de ses enfants tant qu’il ne se serait pas prononcé sur l’affaire.

7.3Le 22 juillet 2003, lors de la soixante‑dix‑huitième session du Comité, l’État partie a envoyé de nouvelles réponses, signalant au Comité que Mme Bakhtiyari et les trois filles étaient hébergées dans le complexe résidentiel de Woomera, destiné aux femmes et aux enfants ayant des besoins particuliers. Elles résidaient dans un des huit bâtiments standard de Woomera, qui sont considérés comme un lieu de détention de substitution par le Département. Mme Bakhtiyari et ses trois filles pouvaient le quitter, en compagnie d’un surveillant. M. Bakhtiyari et les deux fils demeuraient au centre d’accueil et d’orientation des immigrés de Baxter. Les fils avaient dépassé l’âge requis pour leur libération et placement au complexe résidentiel pour des raisons liées «à des sensibilités culturelles et à la sécurité». M. Bakhtiyari avait le droit de rendre visite à son épouse et à ses filles, deux fois par semaine, au complexe résidentiel.

7.4Par lettre datée du 8 octobre 2003, les auteurs ont répondu aux communications de l’État partie, en mettant le Comité au fait des derniers événements survenus dans le cadre des procédures engagées auprès du tribunal aux affaires familiales et de la High Court pour ce qui est des enfants, et auprès de la cour fédérale pour ce qui est de M. Bakhtiyari. Ils ont fait valoir que si le règlement de l’appel auprès de la High Court leur était défavorable, les enfants retourneraient en rétention. Ils ont constaté que Mme Bakhtiyari demeurait au centre de détention pour immigrants, quoique pour l’heure elle fût hospitalisée à Adélaïde pour donner naissance à un enfant. M. Bakhtiyari demeurait quant à lui au centre de Baxter. Si Mme Bakhtiyari et ses enfants devaient faire l’objet d’une expulsion imminente, ils se retrouveraient séparés de lui.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner une plainte contenue dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2En ce qui concerne l’argument de l’État partie qui affirme que les recours internes n’ont pas été épuisés, le Comité renvoie à sa pratique et rappelle que dans les cas litigieux il cherche à déterminer si les recours ont été épuisés au moment où il examine la communication, au moins parce qu’une communication pour laquelle les recours internes avaient été épuisés après que la communication a été soumise pourrait être immédiatement resoumise au Comité si elle était déclarée irrecevable pour ce motif. Sur cette base, le Comité note que la procédure engagée par Mme Bakhtiyari et ses enfants auprès de la High Court s’était achevée, par une décision négative, depuis lors. Pour ce qui est du recours en habeas corpus que l’État partie propose, le Comité note, comme il l’a fait précédemment, que comme la législation de l’État partie prévoit la détention obligatoire pour les immigrants illégaux, un recours en habeas corpus ne servirait qu’à vérifier que les intéressés ont effectivement ce statut (non contesté) et non à vérifier si la détention de chacun est justifiée. Par conséquent, le recours évoqué par l’État partie n’apparaît pas comme un recours utile aux fins du Protocole facultatif. Le Comité n’est donc pas empêché par le paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif d’examiner la communication.

8.3Pour ce qui est de l’argument de l’État partie qui fait valoir que l’expulsion de Mme Bakhtiyari et de ses enfants est du domaine de l’hypothèse et qu’il n’y a donc pas de «grief réel» aux fins du Protocole facultatif, le Comité relève que, quelle qu’ait pu être la situation au moment où l’État partie a envoyé sa réponse, d’après des renseignements récents, l’État partie se considère dans l’obligation d’expulser Mme Bakhtiyari et ses enfants dès qu’il sera «raisonnablement possible de le faire» et a commencé à prendre les mesures à cette fin. En conséquence, les griefs tirés de la menace d’expulsion de Mme Bakhtiyari et de ses enfants ne sont pas irrecevables, parce qu’ils ne sont pas hypothétiques.

8.4Pour ce qui est de la crainte d’être soumis à des traitements contraires à l’article 7 du Pacte si Mme Bakhtiyari et ses enfants étaient renvoyés en Afghanistan, le Comité note que comme les auteurs n’ont pas été expulsés d’Australie, la question qui se pose à lui est de savoir si, au cas où ils seraient expulsés aujourd’hui, ils courraient de ce fait un risque réel d’être soumis à des traitements contraires à l’article 7. Le Comité note aussi que les autorités de l’État partie, en l’état actuel de la procédure, ont établi avec certitude que les auteurs ne sont pas d’Afghanistan et qu’ils n’ont donc pas à redouter d’être renvoyés dans ce pays par l’État partie. Les auteurs de leur côté n’ont pas montré que s’ils étaient renvoyés dans un pays quel qu’il soit, comme le Pakistan, ils seraient susceptibles d’être envoyés en Afghanistan où ils risqueraient d’être soumis à des traitements contraires à l’article 7. Les auteurs ont encore moins montré que, même s’ils étaient renvoyés en Afghanistan, directement ou indirectement, la conséquence nécessaire et prévisible serait de les exposer à un traitement contraire à l’article 7. Par conséquent, le Comité est d’avis que le grief tiré d’un risque de traitement contraire à l’article 7 si l’État partie expulse aujourd’hui Mme Bakhtiyari et ses enfants n’a pas été étayé devant le Comité aux fins de la recevabilité et que cette partie de la communication est irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

8.5Pour ce qui est des allégations de violation des articles 17 et 23 du fait d’une séparation des membres de la famille, le Comité relève que si elles ont été retirées parce que les auteurs supposaient que, une fois que M. Bakhtiyari serait détenu dans le même centre que sa famille, le sort de tous les membres de la famille serait réglé en même temps, il ressort des renseignements les plus récents que l’État partie a entrepris de procéder à l’expulsion de Mme Bakhtiyari et des enfants pendant que les actions engagées par M. Bakhtiyari suivent leur cours. Par conséquent, le Comité estime que ces griefs sont toujours valables et considère qu’ils sont suffisamment étayés, aux fins de la recevabilité, de même que tous les autres griefs.

Examen au fond

9.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication à la lumière de toutes les informations communiquées par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

9.2Pour ce qui est du grief de détention arbitraire, en violation du paragraphe 1 de l’article 9, le Comité rappelle sa jurisprudence et souligne que, pour ne pas être qualifiée d’arbitraire, la détention ne doit pas se prolonger au‑delà de la période pour laquelle l’État peut fournir une justification appropriée. Dans l’affaire à l’examen, M. Bakhtiyari est arrivé en bateau, sans famille, son identité n’était pas claire et il déclarait provenir d’un État qui connaissait des troubles intérieurs graves. Compte tenu de ces facteurs et étant donné qu’il a obtenu un visa de protection et a été remis en liberté deux mois après avoir déposé sa demande (environ sept mois après son arrivée), le Comité ne peut pas conclure que, si sa première détention a peut‑être effectivement duré plus qu’il n’était souhaitable, elle était arbitraire et constituait une violation du paragraphe 1 de l’article 9. Dans ces conditions, il n’est pas nécessaire pour le Comité d’examiner le grief de violation du paragraphe 4 de l’article 9 dans le cas de M. Bakhtiyari. Le Comité relève que la durée de la deuxième détention de M. Bakhtiyari, qui s’étend de la date de son arrestation aux fins d’expulsion le 5 décembre 2002 jusqu’à ce jour, peut susciter des questions analogues au titre de l’article 9 mais, en l’absence d’arguments de l’une ou l’autre partie, s’abstient de formuler une autre constatation en l’espèce.

9.3Dans le cas de Mme Bakhtiyari et de ses enfants, le Comité relève que Mme Bakhtiyari se trouvait dans un centre de détention pour immigrants depuis 2 ans et 10 mois, et y était encore retenue, tandis que ses enfants ont été maintenus dans un centre de détention pour immigrants pendant 2 ans et 8 mois jusqu’à leur remise en liberté sur ordre provisoire du tribunal aux affaires familiales. Quel que soit le motif qui a pu justifier le placement en détention − vérification de l’identité et autres − l’État partie n’a pas montré, de l’avis du Comité, que la détention se justifiait pour une aussi longue période. Compte tenu en particulier de la composition de la famille Bakhtiyari, l’État partie n’a pas montré qu’il n’existait pas d’autres moyens moins contraignants d’obtenir le même résultat, c’est‑à‑dire le respect de sa politique d’immigration, en lui imposant par exemple l’obligation de se présenter régulièrement aux autorités, le dépôt d’une caution ou d’autres conditions, qui auraient tenu compte des circonstances particulières de la famille. En conséquence, le maintien en rétention aux fins d’immigration de Mme Bakhtiyari et de ses enfants dans un centre de détention pour immigrants pendant les durées susmentionnées, sans véritable justification, était arbitraire et constituait une violation du paragraphe 1 de l’article 9 du Pacte.

9.4Pour ce qui est du grief relatif au paragraphe 4 de l’article 9 à propos de ces périodes de détention, le Comité renvoie à l’examen de la question de la recevabilité et relève que le recours juridictionnel ouvert à Mme Bakhtiyari serait limité à une simple évaluation de pure forme de la question de savoir si l’intéressée était un «non‑citoyen» sans visa d’entrée. Le Comité observe qu’aucun tribunal interne n’a la faculté de réexaminer la justification de la rétention de l’intéressée sur le fond. Il estime que l’impossibilité d’attaquer par la voie judiciaire une détention qui était contraire au paragraphe 1 de l’article 9 ou l’était devenue constituait une violation du paragraphe 4 de l’article 9.

9.5Pour ce qui est des enfants, le Comité constate qu’avant la décision prise le 19 juin 2003 par le tribunal aux affaires familiales siégeant en formation plénière, qui a confirmé qu’il était compétent au titre de la législation relative au bien‑être des enfants pour ordonner la remise en liberté des enfants retenus au centre de détention pour immigrants, les enfants se trouvaient dans la même situation que leur mère, et étaient victimes d’une violation de leurs droits reconnus au paragraphe 4 de l’article 9, et ce au même titre jusqu’à ce moment‑là. Le Comité estime que, pour que le tribunal soit habilité à ordonner la mise en liberté d’un enfant si elle est considérée comme étant dans l’intérêt supérieur de celui‑ci − ce qui a été ultérieurement le cas, quoique à titre provisoire − il lui suffit d’examiner les éléments de preuve justifiant au fond la rétention pour satisfaire aux critères énoncés au paragraphe 4 de l’article 9 du Pacte. En conséquence, la violation du paragraphe 4 de l’article 9 dont étaient victimes les enfants a pris fin lorsque le tribunal aux affaires familiales a conclu qu’il était compétent pour statuer en l’espèce.

9.6Pour ce qui est des allégations de violation de l’article 17 et du paragraphe 1 de l’article 23, le Comité relève que le fait de séparer du conjoint valablement résidant dans un État une épouse et ses enfants qui arrivent dans cet État peut soulever des questions au regard des articles 17 et 23 du Pacte. Dans la présente affaire toutefois l’État partie fait valoir que, au moment où Mme Bakhtiyari a déposé sa requête au Ministre en vertu de l’article 417 de la loi sur les migrations, la possibilité que M. Bakhtiyari ait commis une fraude pour obtenir son visa était déjà connue. Comme il ne ressort pas clairement du dossier si les autorités de l’État partie avaient été informées de l’existence de membres de la famille avant ce moment, le Comité ne peut pas conclure que l’État partie a agi de façon arbitraire quand il a considéré qu’il n’y avait pas lieu de réunir la famille à ce stade. Le Comité relève toutefois que l’État partie compte à présent expulser Mme Bakhtiyari et ses enfants dès qu’il sera «raisonnablement possible de le faire» alors que pour le moment il n’a pas prévu d’expulser M. Bakhtiyari, qui a engagé des actions devant les tribunaux nationaux. Compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, à savoir le nombre et l’âge des enfants, notamment un nouveau‑né, les expériences traumatisantes vécues par Mme Bakhtiyari et ses enfants détenus pendant une longue période dans un centre de détention pour immigrants en violation de l’article 9 du Pacte, les difficultés auxquelles Mme Bakhtiyari et ses enfants devraient faire face s’ils étaient renvoyés au Pakistan sans M. Bakhtiyari et le fait que l’État partie n’invoque aucun argument pour justifier une expulsion dans ces circonstances, le Comité estime qu’expulser Mme Bakhtiyari et ses enfants sans attendre que les actions engagées par M. Bakhtiyari aient fait l’objet d’une décision définitive constituerait une immixtion arbitraire dans la famille des auteurs, en violation du paragraphe 1 de l’article 17 et du paragraphe 1 de l’article 23 du Pacte.

9.7Pour ce qui est de l’allégation de violation de l’article 24, le Comité estime que le principe selon lequel, dans toute décision touchant un enfant, l’intérêt supérieur de celui‑ci doit être une considération primordiale doit faire partie intégrante du droit de tout enfant aux mesures de protection qu’exige sa condition de mineur, de la part de sa famille, de la société et de l’État, comme le prescrit le paragraphe 1 de l’article 24 du Pacte. Le Comité constate que, dans la présente affaire, les enfants, en particulier les deux fils aînés, ont subi les conséquences négatives persistantes, démontrables et attestées de la détention jusqu’à leur libération, le 25 août 2003, alors que cette détention était arbitraire et constituait une violation du paragraphe 1 de l’article 9 du Pacte. En conséquence, le Comité considère que les mesures prises par l’État partie, jusqu’à ce que le tribunal aux affaires familiales siégeant en formation plénière juge qu’il était compétent pour prendre des décisions sur les questions relatives au bien‑être des enfants, n’avaient en fait pas été guidées par l’intérêt supérieur des enfants, ce qui a fait apparaître une violation du paragraphe 1 de l’article 24 du Pacte, c’est‑à‑dire du droit des enfants de bénéficier des mesures de protection requises par leur condition de mineur, jusqu’à ce moment‑là.

10.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, est d’avis que les faits qu’il a constatés font apparaître des violations par l’Australie des paragraphes 1 et 4 de l’article 9 et du paragraphe 1 de l’article 24, et, potentiellement, du paragraphe 1 de l’article 17 et du paragraphe 1 de l’article 23 du Pacte.

11.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer aux auteurs un recours utile. Pour ce qui est des violations des paragraphes 1 et 4 de l’article 9 qui continuent d’être commises à ce jour à l’égard de Mme Bakhtiyari, l’État partie devrait remettre l’intéressée en liberté et lui verser une indemnisation appropriée. Pour ce qui des violations des articles 9 et 24 subies dans le passé par les enfants, qui ont pris fin avec leur remise en liberté le 25 août 2003, l’État partie a l’obligation de verser une indemnisation appropriée aux enfants. L’État partie devrait aussi s’abstenir d’expulser Mme Bakhtiyari et ses enfants alors que l’action en justice engagée par M. Bakhtiyari est toujours en cours, car toute mesure prise dans ce sens par l’État partie aboutirait à des violations du paragraphe 1 de l’article 17 et du paragraphe 1 de l’article 23 du Pacte.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures qu’il aura prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est également invité à rendre publiques les constatations du Comité.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

APPENDICE

Opinion individuelle (en partie dissidente) de Sir Nigel Rodley

Pour les raisons que j’ai mentionnées dans l’opinion séparée que j’ai exprimée dans l’affaire C. c. Australie (communication no 900/1999, constatations adoptées le 28 octobre 2002), je souscris à la conclusion du Comité à l’existence d’une violation du paragraphe 1 de l’article 9 mais pas du paragraphe 4 de l’article 9.

(Signé) Sir Nigel Rodley

[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

EE. Communication n o  1080/2002, Nicholas c. Australie (Constatations adoptées le 19 mars 2004, quatre ‑vingtième session)*

Présentée par:

M. David Michael Nicholas(représenté par un conseil, M. John Podgorelec)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Australie

Date de la communication:

24 avril 2002 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 19 mars 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1080/2002 présentée au Comité des droits de l’homme par M. David Michael Nicholas en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.L’auteur de la communication, datée du 24 avril 2002, est David Nicholas, né en 1941 et exécutant actuellement une peine d’emprisonnement à la prison de Port Phillip. Il se déclare victime d’une violation par l’Australie du paragraphe 1 de l’article 15 du Pacte. Sans préciser d’articles du Pacte, il affirme également que les soins médicaux qu’il reçoit en détention sont insuffisants. Il est représenté par un conseil. Le Pacte est entré en vigueur pour l’État partie le 13 novembre 1980 et le Protocole facultatif le 25 décembre 1991.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 23 septembre 1994, des membres des forces de l’ordre thaïlandaises et australiennes ont mené à bien une opération de «livraison surveillée» d’une quantité importante (pouvant être livrée au trafic) d’héroïne. Un enquêteur de la Brigade des stupéfiants thaïlandaise et un membre de la Police fédérale australienne se sont rendus de Bangkok à Melbourne, pour livrer de l’héroïne qui avait été commandée depuis l’Australie. À son arrivée, l’enquêteur thaïlandais, opérant en collaboration avec la Police fédérale australienne, a donné divers coups de téléphone pour organiser la remise de la drogue, dont l’auteur est venu prendre livraison avec un de ses amis.

2.2Le 24 septembre 1994, l’auteur et son ami ont été arrêtés peu de temps après la remise de l’héroïne et ont été inculpés de diverses infractions relevant de la législation douanière fédérale ainsi que d’infractions relevant de la législation d’un des États fédérés. L’un des éléments constitutifs des infractions relevant de la juridiction fédérale était que les stupéfiants avaient été importés en Australie «en infraction à la [loi douanière fédérale]». En avril 1995, la Haute Cour (Cour suprême d’appel) d’Australie a rendu sa décision dans l’affaire Ridgeway c. The Queen − sans rapport avec l’affaire de l’auteur − qui concernait une importation de stupéfiants en 1989. La Cour a statué que les pièces à conviction prouvant l’importation devaient être rejetées quand elles avaient été obtenues à la suite d’une action illégale des agents des services de répression.

2.3À sa première comparution, en octobre 1995, et à la deuxième, en mars 1996, l’auteur a plaidé non coupable de tous les chefs d’inculpation. Il n’avait pas été contesté que les policiers avaient introduit les stupéfiants en Australie en infraction à la loi douanière.

2.4En mai 1996, lors d’une audience préalable au procès, l’auteur a demandé la suspension permanente des poursuites pour les infractions relevant de la juridiction fédérale, en faisant valoir que (comme dans l’affaire Ridgeway c. The Queen) les agents des services de répression avaient commis une infraction en faisant passer la drogue en Australie. Le 27 mai 1996, les poursuites ont été suspendues pour ces infractions mais maintenues pour les infractions relevant de la juridiction d’un des États fédérés.

2.5Le 8 juillet 1996 est entrée en vigueur la loi fédérale portant modification de la loi criminelle (opérations de livraison surveillée), qui avait été votée à la suite de l’arrêt de la Haute Cour dans l’affaire Ridgeway c. The Queen. À l’article 15X de la loi, les tribunaux sont engagés à ne pas tenir compte de l’illégalité d’une action passée de la part des agents des services de répression en ce qui concerne l’importation de stupéfiants. Le 5 août 1996, le parquet a demandé l’annulation de la décision de suspendre les poursuites. De son côté, l’auteur a contesté la constitutionnalité de l’article 15X de la loi. Le 2 février 1998, par une majorité de cinq juges contre deux, la Haute Cour a confirmé la constitutionnalité des dispositions portant modification de la loi de 1901 ainsi que la validité de l’annulation de la suspension des poursuites dont l’auteur faisait l’objet. L’affaire a donc été renvoyée au tribunal de district avec ordre de poursuivre la procédure.

2.6Le 1er octobre 1998, le tribunal du district a donc levé l’ordonnance de suspension des poursuites et a demandé que l’auteur passe en jugement. Le 27 novembre 1998, l’auteur a été reconnu coupable d’un chef de détention d’une quantité d’héroïne suffisante pour faire du trafic et d’un chef de tentative d’obtention d’une quantité d’héroïne. Il a été condamné à un emprisonnement de 10 ans pour le premier chef d’inculpation et à un emprisonnement de 15 ans pour le deuxième chef, les deux peines étant confondues. La peine totale effective était donc de 15 ans d’emprisonnement, avec une possibilité de libération conditionnelle au bout de 10 ans. Le 7 avril 2000, la cour d’appel de Victoria a débouté l’auteur qui avait fait appel de sa condamnation mais a ramené la peine à un emprisonnement de 12 ans, avec possibilité de libération conditionnelle au bout de huit ans. Le 16 février 2001, la Haute Cour a refusé à l’auteur l’autorisation spéciale de recours.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur dit qu’il est victime de l’application illicite d’une loi pénale rétroactive, en violation du paragraphe 1 de l’article 15 du Pacte. S’il n’y avait pas eu l’introduction de ces dispositions rétroactives, il aurait continué à bénéficier de la suspension permanente des poursuites. Ces dispositions ont eu pour effet d’inciter les tribunaux, au détriment de l’auteur, à ne pas tenir compte d’un élément qui auparavant − dans l’affaire Ridgeway c. The Queen − avait été déterminant dans la décision d’exclure des preuves. L’auteur souligne que, à toutes fins matérielles, l’action illégale qui avait été retenue dans l’affaire Ridgeway c. The Queen était identique à ce qui s’était passé, plus tard, dans sa propre affaire. La violation est aggravée par le fait que pendant son procès, après l’annulation de la suspension des poursuites, un élément clef de l’infraction dont il avait été reconnu coupable était l’action illégale des agents des services de répression.

3.2L’auteur cite la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et fait valoir qu’une loi ne peut pas être appliquée rétroactivement au détriment d’un accusé. De la même manière, les juridictions nationales ont déclaré illicite la suppression, par un tribunal ou par un texte de loi, après la date à laquelle un acte criminel a été perpétré, de moyens de défense qui étaient disponibles au moment des faits. Au contraire, en droit australien, l’impossibilité d’appliquer rétroactivement une loi pénale est limitée aux questions de fond et ne porte pas sur les questions de procédure, même pour ce qui est de la procédure applicable aux modes de preuve.

3.3L’auteur fait donc valoir que l’interdiction de la rétroactivité des lois pénales vise non seulement l’imposition, l’aggravation ou la redéfinition de la responsabilité pénale pour un acte punissable mais aussi les lois qui modifient les règles de la preuve applicables pour aboutir à une condamnation. Parallèlement à ces lois, il y a le principe fondamental de la sécurité juridique et le principe qui veut que le bénéfice d’une loi qui lui était précédemment applicable ne doit pas être ôté à un inculpé. Ces éléments sont nécessaires pour garantir une protection suffisante contre l’arbitraire dans les poursuites et les condamnations, et toute suppression de ces garanties constituerait une violation du paragraphe 1 de l’article 15 du Pacte.

3.4Pour ces raisons, l’auteur sollicite du Comité qu’il demande à l’Australie de lui assurer un recours utile pour la violation subie, en le remettant en liberté immédiatement et en lui accordant une indemnisation, et de prendre des mesures pour que des violations analogues ne se reproduisent pas à l’avenir.

3.5Sans invoquer d’article précis du Pacte, l’auteur fait valoir également que pendant son incarcération (quatre ans au moment où il a envoyé la communication) il a eu de graves problèmes de santé, notamment une endocardite bactérienne (frappant une valve cardiaque déjà déficiente) et l’ablation d’un kyste arachnoïde provoquant un élargissement de la prostate qui nécessitait un traitement pointu pour éviter une nouvelle fixation bactérienne. Étant donné qu’il avait eu la première endocardite dans le service médical de la prison de Port Phillip, l’auteur fait valoir qu’il avait raison de ne pas vouloir se faire soigner au même endroit.

3.6Pour ce qui est de la recevabilité de la communication, l’auteur affirme qu’il a épuisé tous les recours internes qui lui étaient raisonnablement ouverts et fait remarquer que les principes consacrés à l’article 15 ne bénéficient pas d’une protection constitutionnelle ni de common law dans l’État partie. Il fait valoir qu’une requête devant la Commission des droits de l’homme et de l’égalité des chances serait vaine et inutile car cette commission ne peut obliger l’État à accorder réparation en cas de violation: elle ne peut que proposer des recommandations sans caractère obligatoire. D’après l’auteur, de toute façon, tout autre recours interne entraînerait une procédure excessivement longue. Il confirme en outre que la même question n’a pas été soumise à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

4.1Dans une réponse datée du 20 novembre 2002, l’État partie conteste la recevabilité et le fond de la communication. Pour ce qui est des faits, l’État partie explique que l’«opération de livraison surveillée» menée dans l’affaire, avait été conduite, selon la pratique en vigueur à l’époque, en application d’une décision ministérielle de 1987 régissant ce genre d’opération et conformément aux instructions détaillées de la Police fédérale australienne. Préalablement à l’opération, les autorités douanières avaient demandé à la Police fédérale de ne pas soumettre les policiers à une inspection douanière poussée. Il était entendu à l’époque que cette façon de faire n’empêcherait pas de poursuivre les trafiquants de drogues présumés car les preuves d’importation illégale ainsi obtenues avaient été déclarées recevables dans d’autres juridictions de common law.

4.2D’après l’État partie, la communication est irrecevable ratione materiae. L’État partie fait valoir que le paragraphe 1 de l’article 15 du Pacte vise clairement à interdire les lois qui feraient, rétroactivement, un acte délictueux d’un acte qui ne l’était pas au moment où il a été commis. Or selon l’interprétation de la situation faite par la Haute Cour, l’auteur a été reconnu coupable de l’infraction pénale qualifiée au paragraphe 1 b) de l’article 233 de la loi douanière, dispositions qui existaient au moment où il a été arrêté et jugé.

4.3L’État partie fait valoir que l’article 15X de la loi portant modification de la législation précédente ne porte pas sur une infraction pénale imposant la responsabilité pénale pour une action, quelle qu’elle soit. Personne ne peut être inculpé ou reconnu coupable d’une infraction à cet article, qui ne modifie pas non plus un élément quelconque d’une infraction pénale qualifiée ailleurs; il s’agit simplement de dispositions procédurales régissant la conduite des procès. L’État partie rappelle que le Comité renvoie aux juridictions nationales pour les questions concernant la bonne interprétation de la législation interne et fait valoir que si le Comité accepte (comme il le devrait) la classification de la Haute Cour qui a considéré que les dispositions portant modification de la loi étaient des dispositions de procédure, ne portant pas sur les éléments constitutifs d’une infraction, il ne pourra que conclure que la communication ne soulève aucune question au regard du paragraphe 1 de l’article 15.

4.4L’État partie rejette l’argument de l’auteur qui affirme que le paragraphe 1 de l’article 15 ne se limite pas à interdire l’application rétroactive des lois pénales mais étend cette interdiction à toute loi appliquée rétroactivement au désavantage ou au détriment d’un accusé. Il avance que cette interprétation n’est pas étayée par le sens ordinaire du texte de l’article qui interdit les lois visant rétroactivement à ériger en infraction pénale (c’est‑à‑dire punissable par la loi) des actions ou des omissions qui ne l’étaient pas au moment où elles ont été commises. L’avis de l’auteur n’est pas davantage conforté par les travaux préparatoires du Pacte qui donnent à penser que l’objet et le but de cette disposition étaient d’interdire l’extension de la loi pénale par analogie, d’interdire la création rétroactive d’infractions pénales et de garantir que les infractions pénales soient clairement énoncées dans la loi. De la même manière, dans l’affaire Kokkinakis c. Grèce, citée par l’auteur, la Commission européenne indique expressément que c’est la «loi pénale», et non une loi quelconque, qui est couverte par l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme quand elle souligne que «l’application rétroactive du droit pénal au détriment de l’accusé» est interdite. Étant donné que les dispositions portant modification de la loi dans la présente affaire ne relèvent pas du droit pénal, la communication ne soulève aucune question au regard du paragraphe 1 de l’article 15.

4.5En ce qui concerne le fond, l’État partie renvoie aux arguments développés plus haut concernant la recevabilité de la communication, en particulier le fait que «l’infraction pénale» est restée à tout moment celle qui était visée dans les dispositions inchangées du paragraphe 1 b) de l’article 233 de la loi douanière, et il avance d’autres arguments pour montrer qu’aucune violation du paragraphe 1 de l’article 15 n’a été commise. L’État partie souligne que les dispositions portant modification de la législation précédente, en tant que dispositions d’ordre procédural, ont touché simplement la recevabilité de certains éléments de preuve au procès mené contre l’auteur.

4.6L’État partie fait valoir en outre que la décision rendue dans l’affaire Ridgeway c. The Queen n’a pas créé ni reconnu de «moyen de défense»; elle concernait en fait l’exercice par un tribunal de son pouvoir discrétionnaire d’exclure certains modes de preuve pour des raisons d’intérêt général. L’exercice de cette faculté discrétionnaire peut influer sur l’aboutissement des poursuites mais une règle relative aux modes de preuve n’est pas la même chose qu’un «moyen de défense», lequel est un élément de droit ou de fait qui, s’il est démontré, met le défendeur hors de cause. Il s’ensuit que si la décision dans l’affaire Ridgeway c. The Queen n’a ni introduit ni reconnu un moyen de défense, la législation portant modification des dispositions précédentes n’a pas supprimé ou modifié un quelconque moyen de défense.

4.7L’État partie fait remarquer également qu’après l’entrée en vigueur des dispositions modifiant la législation précédente, les tribunaux ont conservé le pouvoir discrétionnaire d’exclure des éléments de preuve qui ne garantiraient pas l’équité à l’égard de l’accusé ou compromettraient l’équité du procès. Il relève également que sa Haute Cour a rejeté l’idée que les nouvelles dispositions visaient directement l’auteur, puisque le Président a fait observer qu’elle ne demandait pas au tribunal de reconnaître telle personne coupable ou innocente et qu’elle avait simplement pour effet de permettre au tribunal de disposer d’un plus grand nombre de preuves.

4.8Pour ce qui est des problèmes de santé de l’auteur, l’État partie conteste qu’ils aient un rapport avec le grief au titre de l’article 15. Il fait remarquer que le service de santé pénitentiaire de St. Vincent, qui dispense une gamme étendue de soins médicaux primaires et secondaires pour la prison de Port Phillip, assure notamment l’intervention 24 heures sur 24 de personnel médical et infirmier; il a une infirmerie de 20 lits à l’intérieur de la prison et un service de réanimation (comprenant un service de défibrillation), assure la visite deux fois par semaine d’un médecin et la possibilité d’être rapidement transféré, en cas de problème cardiaque majeur, à l’hôpital St. Vincent (qui possède une unité de 10 lits réservés à ces patients). Ces services de santé répondent aux normes australiennes et l’État partie conteste que l’on puisse penser que l'auteur ne bénéficie pas des soins les plus attentifs et les plus professionnels.

Commentaires de l’auteur sur les observations complémentaires de l’État partie

5.1Par une lettre datée du 28 mars 2003, l’auteur a contesté les réponses de l’État partie. En ce qui concerne l’invitation faite au Comité de s’en remettre à l’appréciation de la législation nationale de la Haute Cour, l’auteur objecte i) que les pouvoirs de cette juridiction sont circonscrits par des dispositions de la loi australienne incompatibles avec le Pacte, ii) que la Haute Cour s’était occupée de la question de l’interprétation constitutionnelle et non des question relevant du Pacte soumises à l’examen du Comité, et iii) qu’il affirme non pas que la législation nationale a été mal appliquée, comme c’était le cas dans l’affaire Maroufidou c. Suède, mais que cette législation est contraire au Pacte.

5.2L’auteur conteste l’argument de l’État partie qui affirme que d’après le sens ordinaire du paragraphe 1 de l’article 15, aucune question n’est soulevée au regard du Pacte. Étant donné l’action illégale de la police, un élément essentiel de l’infraction (des «actions ou omissions» selon les termes de l’article) ne pouvait pas, conformément à la législation pénale applicable au moment de l’infraction, être retenu. Sa propre action ne constituait donc pas et ne pouvait donc pas constituer une infraction pénale au moment des faits et par conséquent le paragraphe 1 de l’article 15 s’applique.

5.3L’auteur fait remarquer que, contrairement à lui-même, l’État partie n’a avancé aucune disposition du droit international pour étayer son interprétation étroite du paragraphe 1 de l’article 15 qui serait, d’après lui, applicable uniquement à l’infraction visée à l’article 233B de la loi douanière. Il souligne que si le Parlement a l’interdiction de voter des lois pénales rétroactives, il doit également avoir l’interdiction d’aboutir au même résultat dans la pratique en adoptant des lois pénales auxquelles le nom de loi «de procédure» est donné.

5.4De l’avis de l’auteur, il est «artificiel», étant donné l’effet réel pour lui‑même et sans connaître l’intention qu’avait le législateur en adoptant les modifications en cause, de nier qu’elles aient un effet pénal rétroactif dans des circonstances où une pièce à conviction prouvant l’élément essentiel d’une infraction, qui aurait autrement été irrecevable, est apportée. Avec un argument de cette nature, la forme est illégitimement élevée au-dessus du fond car de quelque côté que l’on considère les choses, les dispositions modifiant la législation précédente − tout en ignorant les actes illégaux des agents de l’État − ont modifié une loi pénale au détriment de l’accusé (soit en modifiant la loi relative aux éléments constitutifs de l’infraction soit en cherchant à rendre légales des actions de la police qui seraient autrement considérées comme illégales).

5.5L’auteur fait valoir que les garanties consacrées dans le Pacte devraient être appliquées rigoureusement compte tenu des conséquences graves pour l’individu et des risques d’abus. Étant donné qu’en droit australien la gravité d’une infraction et la peine encourue sont en partie déterminées par la quantité de drogue saisie, les agents de l’État qui effectuent des «opérations de livraison surveillée» peuvent déterminer à l’avance la gravité de l’infraction et l’échelle de la peine en important des quantités spécifiques de stupéfiants. Cet élément est particulièrement important dans le cas de l’auteur car bien qu’il n’y eût aucune trace de courrier ou de commande qui lui auraient été adressés, il a été condamné à une lourde peine − 12 ans d’emprisonnement − la décision ayant été de toute évidence influencée par la quantité de drogue saisie.

5.6Pour ce qui est de son état de santé, l’auteur indique qu’il vient d’achever une radiothérapie pour un cancer de la prostate de gravité intermédiaire et qu’il attend les résultats. Si les résultats sont bons, il sera opéré d’une hernie et d’une hydrocèle.

5.7Dans une nouvelle communication reçue le 6 août 2003, soit le jour même où le Comité délibérait sur ses constatations sur l’affaire, l’État partie a soumis des observations complémentaires relatives aux communications de l’auteur. Afin que l’auteur puisse y répondre, il a été décidé de reporter l’examen de l’affaire. Depuis, aucun nouveau commentaire n’a été reçu de la part de l’auteur.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire en vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même affaire n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3En ce qui concerne la qualité des soins médicaux, le Comité, tenant compte des réponses de l’État partie aux arguments avancés par l’auteur, considère que celui-ci n’a pas étayé, aux fins de la recevabilité, sa plainte consistant à affirmer que la nature des soins médicaux qu’il reçoit soulève des questions au regard du Pacte. Cet aspect de la communication est donc irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.4Pour ce qui est des arguments afférents à l’épuisement des recours internes qui ont été avancés par l’auteur, le Comité note que l’État partie n’a pas invoqué ce motif d’irrecevabilité et conclut donc qu’il n’a pas à traiter de ces questions.

6.5En ce qui concerne l’argument de l’État partie selon lequel la communication n’entre pas dans le champ d’application du paragraphe 1 de l’article 15 du Pacte, correctement interprété, et est donc irrecevable ratione materiae, le Comité relève qu’il soulève des questions complexes de fait et de droit dont il vaut mieux traiter au stade de l’examen au fond de la communication.

6.6En l’absence de tout autre obstacle à la recevabilité du grief relevant du paragraphe 1 de l’article 15 du Pacte, le Comité déclare cette partie de la communication recevable et procède à son examen quant au fond.

Examen au fond

7.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la communication à la lumière de tous les renseignements qui lui ont été communiqués par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

7.2Avant de passer à l’examen au fond des allégations de l’auteur au titre de l’article 15, paragraphe 1, du Pacte, le Comité note que la question dont il est saisi n’est pas celle de savoir si la possession par l’auteur d’une certaine quantité d’héroïne autorisait, ou pouvait autoriser, conformément au Pacte, une condamnation pénale dans l’État partie. La communication dont le Comité est saisi et tous les arguments des parties portent uniquement sur la question de savoir si la condamnation de l’auteur sur le fondement du Federal Customs Act (loi douanière fédérale), c’est-à-dire pour une infraction liée à l’importation de la quantité d’héroïne en Australie, était conforme à l’article 15, paragraphe 1, du Pacte. Le Comité a noté que l’auteur était apparemment également accusé d’infractions relevant de la juridiction d’un des États fédérés mais il ne sait pas si ces accusations portaient sur la même quantité d’héroïne ni si l’auteur a été condamné de leur chef.

7.3En ce qui concerne le grief relatif au paragraphe 1 de l’article 15, le Comité relève que la loi applicable au moment des faits, confirmée ultérieurement par la Haute Cour dans l’affaire Ridgeway c. The Queen, disposait que les preuves de l’existence d’un élément des infractions dont l’auteur avait été inculpé − c’est‑à‑dire que des produits interdits avaient été introduits en Australie «en infraction à la loi douanière» − étaient irrecevables parce qu’elles avaient été obtenues moyennant un acte illégal de la police. Une ordonnance suspendant les poursuites contre l’auteur avait donc été rendue, et cette décision empêchait de façon définitive de poursuivre l’auteur selon la loi applicable (à l’époque). Toutefois un texte de loi a été adopté ultérieurement tendant à faire reconnaître comme recevables par les tribunaux les preuves obtenues par l’acte illégal de la police. Deux questions se posent donc; premièrement, il faut déterminer si la levée de la suspension des poursuites et la condamnation de l’auteur qui a pu être prononcée parce que des preuves qui étaient auparavant irrecevables ont été déclarées recevables constituent une criminalisation rétroactive d’une infraction qui n’était pas pénale au moment où elle a été commise, en violation du paragraphe 1 de l’article 15 du Pacte. Deuxièmement, même s’il n’y a pas eu la rétroactivité − prohibée −, il faut déterminer si l’auteur a été reconnu coupable d’une infraction dont tous les éléments constitutifs, à vrai dire, n’étaient pas réunis dans le cas de l’auteur, et si la condamnation contrevenait donc au principe nullum crimen sine lege garanti au paragraphe 1 de l’article 15 du Pacte.

7.4En ce qui concerne la première question, le Comité relève que les termes du paragraphe 1 de l’article 15 sont clairs en ce que l’acte délictueux dont un individu a été reconnu coupable devait être qualifié d’infraction pénale au moment où il a été commis. Dans l’affaire à l’examen, l’auteur a été reconnu coupable d’infractions à l’article 233B de la loi douanière, dont les dispositions sont restées matériellement inchangées pendant toute la période écoulée depuis la commission de l’acte délictueux jusqu’au procès et à la condamnation. Dans ces circonstances, si la procédure qui a été suivie dans l’affaire à l’examen peut certes soulever des questions au regard d’autres dispositions du Pacte que l’auteur n’a pas invoquées, le Comité ne peut pas conclure qu’en l’espèce l’interdiction de la rétroactivité de la loi pénale faite au paragraphe 1 de l’article 15 du Pacte a été violée.

7.5Passant à la deuxième question, le Comité relève que le paragraphe 1 de l’article 15 impose que les «actions ou omissions» dont un individu est reconnu coupable constituent «une infraction pénale». On ne peut pas déterminer dans l’abstrait si une action ou une omission spécifique donne lieu à une condamnation pour une infraction pénale; cette question ne peut être tranchée qu’à l’issue d’un procès au cours duquel des preuves tendant à démontrer l’existence des éléments constitutifs de l’infraction sont apportées d’une façon suffisamment convaincante. S’il n’est pas possible de prouver comme il convient l’existence de l’élément constitutif nécessaire de l’infraction, selon les dispositions des textes nationaux (ou internationaux), il s’ensuit que la condamnation d’un individu pour l’acte ou l’omission en question représente une violation du principe résumé par l’adage nullem crimen sine lege et du principe de la sécurité juridique, consacrés au paragraphe 1 de l’article 15.

7.6Dans la présente affaire, en vertu de la loi de l’État partie qui a fait l’objet d’une interprétation faisant autorité dans l’affaire Ridgeway c. The Queen et a été appliquée dans le cas de l’auteur, le Comité note qu’il n’était pas possible de reconnaître l’auteur coupable de l’acte en question car les preuves apportées par la police sous la forme de stupéfiants importés illégalement n’étaient pas recevables. L’interprétation définitive des dispositions de la loi, au moment où les poursuites ont été suspendues, a eu pour conséquence que l’élément constitutif de l’infraction prévue à l’article 233B de la loi douanière − les stupéfiants avaient été importés illégalement − ne pouvait pas être établi parce que, même si la livraison avait été effectuée sur la base d’un accord ministériel entre les autorités de l’État partie, dispensant de l’inspection douanière l’opération de livraison menée par la police, l’illégalité de celle-ci n’avait pas été techniquement supprimée et les preuves en question étaient donc irrecevables.

7.7Le Comité estime que tout changement apporté aux règles de procédure et de preuve après la date à laquelle un acte délictueux a été commis peut, dans certaines circonstances, être pris en compte pour déterminer l’applicabilité de l’article 15, en particulier lorsque les changements ont trait à la nature même d’une infraction, mais note que cela n’est pas le cas dans l’affaire dont il est saisi. En l’espèce, le Comité relève que la nouvelle loi n’a pas supprimé le caractère illégal que l’action de la police avait auparavant quand de la drogue était importée. En fait, la loi donne aux juges l’instruction de ne pas tenir compte de l’illégalité de l’action de la police quand ils doivent se prononcer sur la recevabilité des preuves. Ainsi, l’action de la police était illégale au moment de l’importation de la drogue et elle n’a jamais cessé de l’être; le fait qu’aucun des policiers qui ont agi de cette façon illégale n’ait été l’objet de poursuites n’y change rien. Cependant, de l’avis du Comité, tous les éléments de l’infraction pénale en question existaient bien au moment où l’acte a été commis et chacun de ces éléments a été prouvé par des pièces considérées comme recevables conformément aux règles de preuve applicables au moment de la condamnation de l’auteur. Il en résulte que l’auteur a été condamné en vertu des dispositions qui étaient incontestablement applicables, et donc qu’il n’y a pas violation du principe nullum crimen sine lege protégé par le paragraphe 1 de l’article 15 du Pacte.

8.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, est d’avis que les faits dont il est saisi ne font pas apparaître une violation du paragraphe 1 de l’article 15 du Pacte.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

FF. Communication n o  1090/2002, Rameka c. Nouvelle ‑Zélande (Constatations adoptées le 6 novembre 2003, soixante ‑dix ‑neuvième session)*

Présentée par:

M. Tai Wairiki Rameka et consorts(représentés par un conseil, M. Tony Ellis)

Au nom de:

Les auteurs

État partie:

Nouvelle‑Zélande

Date de la communication:

9 mars 2002 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 6 novembre 2003,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1090/2002, présentée par M. Tai Wairiki Rameka et consorts en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par les auteurs de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.Les auteurs de la communication, qui est datée du 9 mars 2002, sont MM. Tai Wairiki Rameka, Anthony James Harris et Tai Rangi Tarawa, tous ressortissants néo‑zélandais qui exécutent actuellement des peines d’emprisonnement à la suite de condamnations pénales. Ils affirment être victimes de violations par la Nouvelle‑Zélande de l’article 7, des paragraphes 1 et 4 de l’article 9, des paragraphes 1 et 3 de l’article 10, et du paragraphe 2 de l’article 14 du Pacte. Ils sont représentés par un conseil.

Rappel des faits présentés par les auteurs

Cas de M. Rameka

2.1Le 29 mars 1996, M. Rameka a été reconnu coupable par la Haute Cour de Napier de deux viols, de cambriolage à main armée, d’agression en vue de commettre un viol et d’attentat à la pudeur. Le rapport préalable au prononcé de la sentence et le rapport psychiatrique présentés à la Cour ont appelé l’attention, entre autres, sur les infractions sexuelles commises dans le passé par l’auteur, sa propension à commettre de telles infractions, son manque de remords et son recours à la violence, et la conclusion était qu’il y avait une probabilité de 20 % qu’il commette d’autres infractions sexuelles.

2.2M. Rameka a été condamné à une peine d’internement préventif (internement d’une durée indéterminée, la libération ne pouvant intervenir que sur décision de la Commission des libérations conditionnelles), en vertu de l’article 75 de la loi sur la justice pénale de 1985, pour le premier viol, en même temps qu’à 14 ans de réclusion pour le deuxième viol, à deux années d’emprisonnement pour le vol à main armée, et à deux années d’emprisonnement pour l’agression commise dans l’intention de commettre un viol. La condamnation pour attentat à la pudeur n’a pas été prise en compte parce que le juge qui avait prononcé la sentence avait estimé que l’accusation correspondante était comprise dans les autres chefs d’accusation. M. Rameka a fait appel de la condamnation à l’internement préventif, au motif qu’elle était, selon lui, manifestement excessive et non appropriée, ainsi que de la condamnation à 14 ans de réclusion pour viol, jugeant cette peine manifestement excessive.

2.3Le 18 juin 1997, la Cour d’appel a rejeté l’appel, statuant que le juge qui avait prononcé la sentence était habilité à conclure, au vu des éléments de preuve présentés, qu’il y avait un «risque important» que M. Rameka commette de nouveaux actes de violence sexuelle s’il était libéré et qu’il «continuerait de représenter dans l’avenir un grand danger» dont il fallait protéger la collectivité. La Cour a fondé sa conclusion sur l’emploi répété par M. Rameka d’un couteau et son recours à plusieurs reprises à la violence dans la commission d’infractions sexuelles et à la longue période durant laquelle il a séquestré sa victime pour commettre chacune de ces infractions. Elle a également conclu que le juge n’avait en rien outrepassé son pouvoir discrétionnaire en condamnant l’intéressé à 14 ans de réclusion pour viol.

Cas de M. Harris

2.4Le 12 mai 2000, M. Harris a été, après avoir plaidé coupable, convaincu par la Haute Cour d’Auckland de 11 infractions sexuelles commises sur une période de trois mois à l’encontre d’un garçon, qui venait d’atteindre l’âge de 12 ans au cours de la période en question. Parmi ces infractions figuraient deux agressions sexuelles (contact génital oral) et neuf attentats à la pudeur ou incitations à des actes impudiques sur la personne d’un garçon de moins de 12 ans. M. Harris avait été auparavant reconnu coupable sur deux chefs, de relations sexuelles illégales avec un garçon de moins de 16 ans et d’avoir attenté à la pudeur d’un garçon de moins de 12 ans, la victime étant dans chaque cas un enfant de 11 ans. Il a été condamné à six ans d’emprisonnement sur les deux chefs de relations sexuelles illégales en même temps qu’à quatre ans d’emprisonnement sur les autres chefs.

2.5Le Conseiller juridique de la Couronne a demandé l’autorisation de faire appel au motif que la Cour aurait dû imposer l’internement préventif ou au moins une condamnation pour une plus longue période de durée déterminée. Le 27 juin 2000, la Cour d’appel a fait droit à la requête du Conseiller juridique de la Couronne, remplaçant la peine imposée par la Haute Cour par une mesure d’internement préventif pour chaque chef. La Cour a tenu compte de la mise en garde contre de graves conséquences lancée par le tribunal qui avait condamné l’auteur pour ses précédentes infractions, du refus de ce dernier de s’amender comme en témoignait le fait qu’il avait continué à avoir en prison un comportement de délinquant sexuel, du fait qu’il avait trahi la confiance d’un enfant en commettant ses infractions, du refus de tenir compte des avertissements de la police, qui lui avait enjoint de s’abstenir de tout contact illicite avec la victime, ainsi que du volumineux rapport psychiatrique, qui qualifiait l’auteur de pédophile homosexuel attiré par des garçons prépubères, et des risques analysés dans ledit rapport. Tout en notant qu’une peine de durée déterminée d’«au moins» sept ans et demi se justifiait, la Cour a cependant conclu qu’en l’espèce aucune peine de durée déterminée ne permettrait de protéger convenablement le public, et que l’internement préventif assorti d’un contrôle continu après la libération et d’une possibilité de réincarcération immédiate en cas de récidive constituaient les mesures appropriées.

Cas de M. Tarawa

2.6Le 2 juillet 1999, M. Tarawa a été déclaré coupable d’une atteinte sexuelle sous la forme d’un viol, de deux atteintes sexuelles sous la forme de relations sexuelles illégales, d’attentat à la pudeur, de cambriolage, de deux cambriolages à main armée, de deux rapts (complicité après les faits), de trois cambriolages à main armée, de tentative d’extorsion sous la menace et d’entrée par effraction dans un bâtiment. Auparavant, il avait commis de multiples infractions lors de trois incidents, durant lesquels il était entré par effraction dans des habitations et s’était livré à des actes de violence à motivation sexuelle, y compris deux viols. Par la suite, il s’était rendu coupable d’un autre cambriolage et d’autres voies de fait. Le juge qui a prononcé la sentence a conclu à l’existence d’un comportement criminel caractérisé se traduisant par des actes planifiés et exécutés avec professionnalisme, aggravé par le fait que certaines infractions avaient été commises alors qu’il était en liberté sous caution. Après avoir pris en considération la nature des infractions, leur gravité et leur durée dans le temps, les caractéristiques des victimes, les résultats des efforts de réadaptation passés, la période qui s’était écoulée depuis la dernière infraction, les mesures prises pour éviter de nouvelles infractions, le refus de l’auteur d’assumer la moindre responsabilité, le rapport préalable au prononcé de la sentence, le rapport psychologique et l’évaluation psychiatrique, qui concluait à l’existence d’un risque important de récidive, en plus d’autres facteurs de risque, le juge a condamné M. Tarawa à l’internement préventif sur les trois chefs d’agression sexuelle et l’a encouragé à tirer parti des services de conseil et de réadaptation disponibles en prison. Dans le même temps, M. Tarawa a été condamné à quatre ans d’emprisonnement sur le chef de cambriolage à main armée, à six ans d’emprisonnement pour le chef de rapt, à trois ans d’emprisonnement pour la tentative d’extorsion sous la menace, à trois ans d’emprisonnement pour vol à main armée et cambriolage à main armée, à 18 mois d’emprisonnement pour cambriolage et complicité après les faits, à six ans d’emprisonnement pour un autre rapt, à cinq ans d’emprisonnement pour un autre vol à main armée, à six mois d’emprisonnement pour attentat à la pudeur et à neuf mois d’emprisonnement pour entrée par effraction.

2.7Le 20 juillet 2000, la Cour d’appel, examinant un recours contre cette décision sur la base des observations écrites de l’auteur, a estimé, après avoir passé en revue les circonstances de chaque groupe d’infractions et tenu compte de tous les éléments du passé du requérant, de l’échec des efforts de réadaptation dont il avait fait l’objet, ainsi que du rapport préalable à la sentence et des rapports psychiatrique et psychologique, que la conclusion à l’existence d’un risque majeur nécessitant la protection du public était légitime, dès lors que le juge qui avait prononcé la sentence avait écarté, après les avoir convenablement évaluées, les possibilités de condamnation à des peines de durée déterminée.

2.8Le 19 septembre 2001, la section judiciaire du Conseil privé a rejeté les demandes d’autorisation spéciale de faire recours présentées par les trois auteurs.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs se plaignent, tout d’abord, du fait que la décision prise dans l’affaire de référence R. c. Leitch,dans laquelle la Cour d’appel plénière a établi les principes applicables en matière d’internement préventif, était, selon eux, abusive. Ils font valoir que cette décision n’offre aucun repère utile sur la façon dont les tribunaux doivent déterminer l’existence d’un «risque majeur» d’infraction future. Selon eux, l’existence de cet élément doit être établie selon les règles de la preuve utilisées en matière pénale, c’est‑à‑dire d’une manière quasi certaine, comme le font les tribunaux canadiens dans des cas pareils. Ils affirment en outre que les éléments exposés au paragraphe 2 de l’article 75 de la loi sur la justice pénale sont trop vagues et arbitraires. Ils estiment aussi que la décision dans l’affaire Leitch procède d’une analyse erronée de ce qui est «opportun pour la protection du public» et contredit à tort la jurisprudence antérieure «de dernier ressort». Ils font valoir que la Cour n’a pas étudié les arguments avancés dans ladite affaire selon lesquels l’internement préventif était incompatible avec le Pacte.

3.2Deuxièmement, les auteurs affirment qu’il était arbitraire d’imposer une peine discrétionnaire sur la base d’éléments de preuve attestant l’existence d’un danger futur, dès lors qu’une telle conclusion ne pouvait satisfaire en l’espèce aux critères juridiques de «risque majeur de récidive» ou d’«opportunité pour la protection du public». Ils se réfèrent à plusieurs spécialistes qui appellent l’attention sur les difficultés qu’il y a à prévoir un comportement criminel futur en s’appuyant sur des catégories et des tendances statistiques. Quoi qu’il en soit, ils affirment que, d’après les faits, pour aucun d’eux les critères juridiques permettant de conclure à l’existence d’un «risque majeur» ou qu’un internement préventif est «opportun pour la protection du public» ne sont remplis.

3.3Troisièmement, les auteurs affirment qu’ils ont été condamnés sans que le tribunal, qui a prononcé la sentence ou qui a examiné leur appel, ne tienne compte des questions relatives i) à la détention arbitraire [par. 1 et 3 de l’article 10 du Pacte, art. 9, et par. 5 de l’article 23 de la loi de 1990 sur la Déclaration des droits, la Magna Carta et/ou la Déclaration des droits de 1689 (Imp.)]; ii) à la présomption d’innocence (art. 9 et/ou par. 2 de l’article 14 du Pacte tels qu’interprétés par le Comité); iii) à l’examen périodique (absence présumée de mesures de contrôle suffisantes) d’une condamnation à une peine de durée indéterminée (par. 4 de l’article 9 du Pacte); et iv) aux châtiments cruels, inhabituels, inhumains ou dégradants (art. 7 du Pacte ou Déclaration des droits de 1689).

3.4Pour ce qui est de la question de la détention arbitraire, les auteurs déclarent qu’il n’y a pas suffisamment d’examens périodiques de leur future «dangerosité» et qu’ils sont en fait condamnés pour ce qu’ils pourraient faire lorsqu’ils seraient libérés plutôt que pour ce qu’ils ont fait. Ils se réfèrent à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et à des écrits spécialisés à l’appui de l’affirmation selon laquelle un détenu a le droit à ce que la prorogation ou la poursuite d’une détention qui lui est imposée à des fins de prévention ou de protection soit examinée par un organe judiciaire indépendant. Les auteurs notent que, selon le mécanisme mis en place par l’État partie, il n’y a aucune possibilité de libération avant 10 ans, période au terme de laquelle la Commission des libérations conditionnelles pourra examiner le dossier. Du point de vue de la présomption d’innocence, les auteurs font valoir que l’internement préventif doit être considéré comme un châtiment pour des crimes qui n’ont pas été et qui ne seront peut‑être jamais commis, et qu’il constitue donc une violation du paragraphe 2 de l’article 14.

3.5Pour ce qui est des deux questions susmentionnées, les auteurs se réfèrent aussi aux préoccupations exprimées par le Comité lors de l’examen du troisième rapport périodique de l’État partie au sujet de la compatibilité du mécanisme d’internement préventif avec les articles 9 et 14 du Pacte.

3.6S’agissant des questions soulevées au titre des articles 7 et 10, les auteurs font valoir que, ne pouvant prétendre à la libération conditionnelle qu’après 10 ans d’internement, le traitement qui peut être dispensé aux délinquants sexuels pour réduire le risque et le danger qu’ils représentent pour la collectivité ne sera disponible pour eux que peu de temps avant la fin de cette période. Il semble aussi qu’ils contestent, en général, la condamnation à 10 ans d’internement sans possibilité de demander une libération conditionnelle. Ce type de peine est selon eux contraire aux dispositions du paragraphe 1 de l’article 10 qui exigent que les personnes ainsi condamnées soient traitées avec humanité et dignité, ne répond pas aux impératifs de réadaptation et de réinsertion sociale consacrés par le paragraphe 3 de l’article 10, et constitue un châtiment cruel, inhabituel, dégradant et excessivement sévère contraire à l’article 7.

3.7Les auteurs formulent également plusieurs plaintes se rapportant à leur propre cas. M. Rameka estime que la Cour n’aurait pas dû admettre qu’une possibilité de récidive évaluée à 20 % constitue un risque majeur au sens de la législation et qu’imposer une peine d’une durée déterminée en même temps qu’une peine d’une durée indéterminée est abusif en soi. Dans le cas de M. Tarawa, il est affirmé que les autorités ont eu tort de lui refuser l’aide juridictionnelle pour son appel (ce qui l’a obligé à établir lui‑même les documents nécessaires à cet effet). Enfin, M. Harris affirme que la peine à laquelle il a été condamné était manifestement excessive et que la Cour d’appel a estimé à tort que la possibilité de récidive, c’est‑à‑dire la possibilité qu’un délinquant qui a été libéré avant d’avoir exécuté la totalité de sa peine mais qui commet une nouvelle infraction soit réincarcéré pour purger le reste de ladite peine, constituait un argument pertinent en faveur de sa condamnation à l’internement préventif.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans ses observations du 19 février 2003, l’État partie conteste la recevabilité et le fond de la communication. Décrivant tout d’abord les caractéristiques générales du mécanisme d’internement préventif, il note qu’une telle mesure n’est imposée qu’aux personnes âgées d’au moins 21 ans qui ont été condamnées à la suite d’un procès où tous les droits à une procédure équitable et à un appel ont été respectés, pour certaines infractions spécifiées. La peine est imposée à ceux qui ont commis dans le passé des infractions graves chaque fois qu’elle est jugée appropriée et proportionnelle à la nature de l’infraction. Elle est déterminée en tenant compte du passé de l’auteur de l’infraction et d’autres informations le concernant, y compris le risque de récidive.

4.2La peine en question peut être imposée dans deux cas: premièrement, lorsqu’une personne a fait l’objet par le passé de condamnations similaires pour des infractions spécifiées (principalement sexuelles) graves, et a récidivé. Cette mesure existe depuis une centaine d’années et est généralement imposée après un dernier avertissement adressé à l’auteur de l’infraction par un juge qui l’a déjà condamné auparavant à une peine d’emprisonnement d’une durée déterminée. Deuxièmement, en application d’un amendement adopté en 1993, une personne peut être condamnée à l’internement préventif pour une agression sexuelle, indépendamment de ses antécédents criminels. Dans ce cas, l’intéressé bénéficie cependant de garanties additionnelles: le tribunal doit obtenir un rapport psychiatrique et être convaincu qu’il y a un risque majeur de récidive après la libération.

4.3Les garanties sont appliquées à la fois au stade de la condamnation et à celui de l’exécution de la peine. Le seul tribunal capable d’imposer une telle peine est la plus haute juridiction du premier degré, la Haute Cour. L’intéressé a le droit de déposer un recours devant la Cour d’appel et ce moyen de droit est exercé par la plupart des personnes condamnées à l’internement préventif. La peine n’est encourue que pour certaines infractions bien déterminées. Des rapports psychiatriques sont, dans la pratique, toujours demandés. Les tribunaux examinent la question de savoir si une condamnation à une peine d’une durée déterminée peut répondre au besoin de protection. Si la Haute Cour impose, après avoir examiné tous les faits de la cause, l’internement préventif, la Cour d’appel peut y substituer une peine de durée déterminée (comme ce fut le cas par exemple dans l’affaire R. c. Leitch). Selon les critères établis dans cette affaire, le tribunal qui prononce la sentence doit examiner: la nature des infractions, leur gravité et leur durée, les caractéristiques des victimes et les effets de l’infraction sur elles, la réaction de l’auteur aux efforts de réadaptation, la période écoulée depuis les dernières infractions et les mesures prises pour éviter toute récidive, l’acceptation de la responsabilité et l’existence de remords, la propension à commettre des infractions (compte tenu de l’évaluation des risques par des spécialistes) et les chances de réussite du traitement disponible. Même si les critères légaux sont remplis, la peine reste discrétionnaire plutôt qu’obligatoire.

4.4Au stade de l’exécution de la peine, il y a en général une période minimum de 10 ans durant laquelle l’intéressé ne peut prétendre à la libération conditionnelle, étant entendu qu’une commission indépendante des libérations conditionnelles a le pouvoir discrétionnaire d’examiner le dossier avant la fin de ce délai (art. 97 (5)). Par la suite, des examens obligatoires de la détention sont effectués au moins une fois par an par ladite Commission, qui a le pouvoir discrétionnaire de libérer le prisonnier (art. 97 (2)). L’examen de la détention peut même avoir lieu plus fréquemment si la Commission le souhaite ou si le prisonnier le demande et obtient l’accord de la Commission (art. 97 (3)). Les décisions de la Commission peuvent elles‑mêmes être revues par la Haute Cour.

4.5L’État partie note que l’internement préventif n’est en aucun cas spécifique à la Nouvelle‑Zélande et que, même si aucune communication sur la question n’a été adressée au Comité, la Cour européenne des droits de l’homme a examiné plusieurs affaires dans ce domaine. Dans l’affaire V. c. Royaume ‑Uni, la Cour a statué que la condamnation à la «détention selon le bon vouloir de Sa Majesté» n’est ni arbitraire, ni inhumaine, ni dégradante. L’État partie concerné avait souligné qu’une telle formule permettait d’examiner les circonstances particulières d’un délinquant et de ne le libérer qu’après s’être assuré que sa remise en liberté ne représente pas de danger pour le public. De même, dans l’affaire T. c. Royaume ‑Uni, la Cour, rappelant l’obligation qu’avaient les États de prendre des mesures pour protéger le public face à des actes criminels violents, a estimé que la Convention n’interdisait pas aux États d’imposer à une personne une peine d’une durée indéterminée, lorsqu’ils considèrent une telle mesure comme nécessaire pour la protection du public.

4.6L’État partie affirme qu’il a le pouvoir discrétionnaire de recourir à des peines comme l’internement préventif en tenant dûment compte de la nécessité de faire en sorte que de telles peines soient parcimonieusement appliquées et minutieusement surveillées et de mettre en place les mécanismes d’examen requis pour s’assurer que le maintien en détention est justifié et nécessaire. La Cour européenne reconnaît qu’une fois que le but de la détention n’est plus la répression, mais l’internement préventif, la détention peut devenir illégale si des systèmes adéquats pour surveiller la prorogation de la mesure ne sont pas en place. Un examen périodique de la détention par un organe dûment habilité à déterminer si la mesure reste valide doit être mis en place. L’État partie affirme que sa Commission des libérations conditionnelles a toutes ces caractéristiques: elle est indépendante, elle est présidée par un ancien juge de la Haute Cour, elle suit une procédure établie et est dotée des pleins pouvoirs pour libérer les prisonniers. Elle examine chaque cas au moins une fois par an après l’expiration du délai de 10 ans, et même plus tôt et plus souvent. En outre, l’habeas corpus reste garanti.

4.7Tout en considérant le dispositif en vertu duquel les auteurs ont été condamnés comme tout à fait conforme au Pacte, l’État partie note qu’il a été depuis lors modifié pour ramener de 10 à 5 ans la période d’internement non sujette à révision, et le tribunal qui fixe la durée de cette période doit le faire individuellement pour chaque condamné.

4.8Pour ce qui est de la recevabilité, l’État partie estime, en ce qui concerne la partie de la communication relative à la période durant laquelle l’internement ne peut faire l’objet d’une révision, que les auteurs ne sont pas des victimes au sens du Protocole facultatif. En outre, un des auteurs n’a pas épuisé tous les recours internes. Les auteurs exécutent actuellement leur peine mais ils ne sont pas encore arrivés au terme de la période qu’ils auraient dû purger s’ils avaient été condamnés à une peine d’une durée déterminée. Au contraire, ils ne font actuellement que purger la partie dissuasive ordinaire de leur peine, et l’internement préventif n’a pas encore commencé. Pour MM. Rameka et Tarawa, toute peine d’une durée déterminée aurait duré au moins autant que la période de 10 ans non susceptible de révision (à la fin de laquelle l’examen annuel obligatoire aurait commencé). N’ayant pas purgé la période minimum prévue pour leur infraction, ils ne sont pas encore des «victimes» en ce qui concerne les plainte relatives à l’internement préventif.

4.9Pour ce qui est de M. Harris, l’État partie fait observer que, même s’il n’a été condamné qu’à une peine de durée déterminée de moins de 10 ans, il est encore loin d’être arrivé au stade où la mesure d’internement préventif doit prendre effet. Qui plus est, lorsque ce stade aura été atteint, la Commission des libérations conditionnelles pourra examiner son dossier, et un éventuel refus de le faire (qui ferait alors de M. Harris une «victime» d’une mesure d’internement préventif) pourra être examiné par les tribunaux. En conséquence, aucun des auteurs n’est à l’heure actuelle victime d’un «préjudice réel», au sens du Protocole facultatif, résultant d’un des différents aspects du dispositif d’internement préventif qui est l’objet de la plainte. L’État partie invoque la jurisprudence du Comité dans l’affaire A.R.S. c. Canada, dans laquelle ce dernier a jugé irrecevable, sur cette base, la plainte de l’auteur concernant un système de contrôle obligatoire qui ne lui était pas encore applicable.

4.10En ce qui concerne M. Tarawa, l’État partie fait observer que les recours internes n’ont pas été épuisés. Le 10 décembre 2001, la loi de 2001 portant modification de la loi sur les infractions pénales (recours pénaux) est entrée en vigueur, donnant à l’auteur le droit de demander un réexamen complet de sa condamnation. Bien qu’une autorisation doive être obtenue, la Cour d’appel a clairement indiqué que les requêtes qui seraient présentées par des personnes telles que M. Tarawa seraient automatiquement acceptées. La situation actuelle pour M. Tarawa est que, s’il le souhaite, il pourra de nouveau faire appel de sa condamnation; toutefois, il n’a pas encore présenté de requête. Sa plainte est donc irrecevable en vertu du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

4.11Pour ce qui est du fond de la communication, l’État partie fait valoir que toutes les allégations formulées par les auteurs sont infondées. S’agissant de la plainte au titre de l’article 9, il affirme que le maintien en détention est justifié parce que la condamnation a été imposée pour punir des infractions pénales prouvées et parce que, à mesure que l’aspect préventif devient plus marqué, des mécanismes de révision appropriés (dont une description a été donnée plus haut) deviennent disponibles. Il s’agit toutefois d’abord et avant tout d’une peine du même ordre que la réclusion à perpétuité lorsqu’elle est imposée d’une manière discrétionnaire.

4.12L’État partie fait observer que de nombreux spécialistes reconnaissent l’existence de facteurs et de caractéristiques qui rendent plus probable la commission de nouvelles infractions par une personne; il est par exemple généralement admis qu’il y a une nette tendance à récidiver chez les pédophiles qui ont déjà commis des infractions à l’égard d’enfants. Il existe de nombreux modèles actuariels d’aide à la prévention des risques qui confèrent des valeurs croissantes à une douzaine de facteurs types significatifs tels que les antécédents criminels, l’état mental sous‑jacent, les résultats des efforts de réadaptation antérieurs, etc. La question clef est celle de savoir où fixer le seuil d’inclusion. Plusieurs de ces modèles, auxquels la Nouvelle‑Zélande a contribué, sont actuellement en usage à travers le monde. Il est généralement reconnu qu’une prévision des risques fondée sur un ensemble de modèles actuariels et d’examens cliniques produit les meilleurs résultats. En conséquence, l’État partie affirme qu’il n’y a dans les écrits spécialisés aucun élément à l’appui de l’opinion selon laquelle la prévision des risques de récidive dans un nombre limité d’infractions est trop arbitraire pour justifier l’incorporation dans la peine imposée d’un élément de prévention.

4.13Pour ce qui est des allégations selon lesquelles les tribunaux n’auraient pas pris en considération les normes et la jurisprudence internationales, l’État partie affirme que si les recours pour incompatibilité avec le Pacte ne sont pas justifiés, les tribunaux ne peuvent être critiqués pour ne pas avoir tenu compte d’incompatibilités présumées. Leur tâche est d’interpréter et d’appliquer le droit, en se référant aux obligations internationales lorsqu’ils font face à un manque de clarté ou à des ambiguïtés. Dans l’affaire Leitch, les auteurs ont critiqué le tribunal pour ne pas avoir tenu compte de ces questions mais, comme le recours intenté a abouti et que la condamnation à une mesure d’internement préventif a été abandonnée, il n’a pas été nécessaire d’aborder des questions de droit international de portée plus générale. Après la présentation de la communication à l’examen, le conseil des auteurs a adressé des arguments similaires à la Cour d’appel dans le cadre de l’affaire R. c. Dittmer. La Cour a noté que le tribunal qui avait examiné l’affaire Leitch, sous l’angle des obligations de l’État partie, s’était prononcé en faveur des observations de la Couronne sur les questions relatives au Pacte et avait souligné que le rapport entre le nouveau régime et le Pacte avait été examiné au sein de la Commission parlementaire de la justice et des questions électorales et que cette dernière n’avait relevé aucune incompatibilité.

4.14En réponse aux critiques formulées par les auteurs au sujet de la décision de la Cour d’appel dans l’affaire Leitch, l’État partie se réfère à la jurisprudence du Comité selon laquelle les questions de droit interne et l’application du droit à des faits particuliers sont du ressort des tribunaux locaux. Il souligne que les questions en cause, comme par exemple celle de la «dangerosité», portent sur les faits, lesquels relèvent de dispositions particulières du droit interne. Ces questions ont été pleinement prises en compte à tous les niveaux du système judiciaire local. Pour ce qui est de l’interprétation de la Cour selon laquelle des expressions comme celle de «preuve quasi certaine» ne permettent pas de préciser le sens du mot «opportunité», l’État partie souligne que ce terme a toujours été interprété de cette manière. Les auteurs semblant suggérer que le Pacte impose le critère de la «quasi‑certitude» en tant que norme, l’État partie souligne que cela s’applique à l’infraction pour laquelle la culpabilité a été établie d’une manière quasi certaine. En revanche, ce concept n’est pas de mise pour ce qui est du choix de la peine appropriée qui a toujours été considéré comme nécessitant un effort d’évaluation et dans lequel le juge exerce un pouvoir discrétionnaire.

4.15S’agissant des objections des auteurs à l’interprétation par la Cour du concept d’«opportunité», l’État partie note qu’ils semblent faire valoir que le seuil fixé n’est pas suffisamment élevé. Selon lui, il s’agit dans une large mesure d’une objection à l’application d’un critère aux faits en cause; or le juge qui a prononcé la sentence était habilité à conclure qu’elle était opportune dans chacun des cas, et les tribunaux supérieurs étaient en droit de confirmer cette décision. La conception de la Cour d’appel − selon laquelle le mot «opportun» était pris, du point de vue de la législation, dans son acception ordinaire − était orthodoxe et son énumération de l’ensemble des facteurs qu’un tribunal devait prendre en considération avant d’imposer une mesure d’internement préventif était appropriée.

4.16S’agissant du droit à la présomption d’innocence, l’État partie affirme qu’il n’y a pas eu de violation dès lors que les auteurs n’ont été inculpés d’aucune autre infraction pénale. Il n’y a aucune nouvelle accusation ou allégation pour laquelle la présomption d’innocence doit être respectée. Les auteurs ont été condamnés à l’internement préventif après avoir été reconnus coupables d’une infraction spécifiée, dans le cadre d’un procès au cours duquel la présomption d’innocence avait été pleinement respectée et qui avait satisfait à de nombreuses autres exigences. De ce fait, la question qui se pose n’est pas celle de savoir si la loi peut autoriser le juge qui prononce la sentence à tenir compte de la nécessité de protéger la société face à une personne qui a commis des infractions par le passé (l’État partie estime qu’elle le peut), mais plutôt si les mécanismes de révision en place remplissent les conditions requises pour assurer une évaluation appropriée de la nécessité de maintenir une personne en détention après qu’elle a purgé la peine minimale prévue.

4.17Pour ce qui est de la violation présumée des paragraphes 1 et 3 de l’article 10 du fait que les cours de réadaptation interviennent à un stade tardif, l’État partie fait observer que ce qui est allégué en l’espèce est bien en deçà de ce que le Comité considère généralement comme une violation des dispositions susmentionnées. Il souligne qu’en prison les prisonniers disposent d’un vaste éventail de cours qui visent tous à améliorer leurs qualifications et leurs connaissances pour faciliter leur réinsertion et réduire ainsi le risque de récidive. Certains de ces cours sont spécialement conçus pour les délinquants sexuels et visent à aider un prisonnier à apprendre comment se conduire au sein d’une collectivité, à éviter les situations à risque et à minimiser ainsi les possibilités de récidive. La règle est que le prisonnier suive ces cours quand sa libération est proche car l’objectif est de le préparer à la vie en société. C’est à ce stade de la détention que de tels cours sont les plus efficaces. Il ne s’agit pas en l’occurrence de l’accès à des services et à un traitement psychiatrique et psychologique ou aux autres cours de caractère général qui sont disponibles tout au long de la période pendant laquelle le prisonnier exécute sa peine. L’État partie doute que les auteurs aient démontré qu’ils étaient personnellement victimes d’une carence dans ce domaine puisqu’ils n’ont pas indiqué quels cours et/ou traitements ils ont eus ou quelles ont été les insuffisances dans leur cas.

▪ M. Rameka

4.18Abordant les différents cas, l’État partie note qu’en ce qui concerne M. Rameka, les nombreuses accusations graves dont il a fait l’objet sont toutes liées à un incident. Il connaissait l’endroit où vivait la victime, a décidé de la violer, est entré par effraction chez elle en portant un masque, a pris un couteau sur place et a soumis sa victime à quatre heures de calvaire, la violant à deux reprises et commettant à son encontre d’autres infractions. En tant que personne reconnue coupable d’agression sexuelle, M. Rameka pouvait être soumis à un internement préventif à condition qu’une évaluation psychiatrique soit obtenue et que le juge qui prononce la sentence soit convaincu de l’existence d’un risque important qu’il commette après sa libération une des infractions spécifiées et que l’internement préventif est de surcroît opportun pour assurer la protection du public. Même lorsqu’il acquiert cette conviction, le juge garde le pouvoir discrétionnaire d’imposer ou non un internement préventif. L’évaluation psychiatrique a, contrairement à ce qui se fait d’habitude, quantifié le risque d’une manière précise («20 %») au lieu de se limiter, comme c’est souvent le cas, à le qualifier, en termes généraux, d’«élevé» ou de «très élevé». L’État partie souligne que la question de l’existence d’un risque élevé n’a pas été tranchée simplement sur la base de ce chiffre. En effet, c’est seulement après avoir analysé le rapport, les arguments qu’il contient et les facteurs sous‑jacents ainsi que les circonstances des infractions passées et actuelles de M. Rameka que le juge a estimé qu’un internement préventif était justifié. La Cour d’appel a confirmé cette conclusion, notant, entre autres, les différents indices figurant dans le rapport psychiatrique, les similarités avec des infractions commises dans le passé durant lesquelles un couteau avait été utilisé et la victime avait été longuement séquestrée, et les facteurs inquiétants qui avaient caractérisé la dernière infraction.

4.19Pour ce qui est de la condamnation de l’auteur à une peine d’une durée déterminée (14 ans de réclusion) pour le deuxième viol, qui a été imposée en même temps qu’un internement préventif, l’État partie estime qu’on peut difficilement trouver à objecter à cet aspect de la question. Il est important de distinguer entre les différentes infractions commises, surtout pour la collectivité et sur le plan de l’exemple, même si les peines sont confondues. En outre, le prononcé de plusieurs peines d’une durée déterminée peut aider la Commission des libérations conditionnelles à évaluer la gravité des autres infractions commises en même temps que l’infraction principale.

4.20Pour ce qui est de la durée de la peine non susceptible de révision, l’État partie souligne que, comme suite à la condamnation de M. Rameka à 14 ans d’emprisonnement pour le deuxième viol, selon la législation locale il devrait purger au total une peine de neuf ans et quatre mois d’emprisonnement pour cette seule infraction. Si on ajoute à cela les peines imposées pour les autres infractions, il ne fait aucun doute qu’une condamnation à une peine d’une durée déterminée l’obligeant à exécuter au moins 10 ans d’emprisonnement aurait été inévitable. En conséquence, l’auteur aurait eu à purger la période non susceptible de révision de 10 ans prévue au titre de la mesure d’internement préventif, même si cette mesure n’avait pas été prise, en sorte que cette allégation est non seulement irrecevable mais aussi infondée puisque l’auteur aurait de toutes les façons droit à un examen annuel de sa détention au bout de cette période.

▪ M. Tarawa

4.21Pour ce qui est de M. Tarawa, l’État partie note qu’il a plaidé coupable pour des actes commis dans quatre incidents distincts qui avaient donné lieu à 15 chefs d’accusation, le principal, dans l’optique de l’internement préventif, étant le viol commis après qu’il fut entré par effraction chez une femme. Au cours de cet incident, la femme a été soumise à d’autres sévices sexuels, kidnappée et obligée à retirer de l’argent par la force à un distributeur automatique de billets de banque. Les autres incidents ont consisté à entrer par effraction dans une habitation (à tenir le couple qui y résidait sous la menace d’un revolver et à agresser une des personnes présentes avant que les deux victimes ne réussissent à s’échapper), à cambrioler une maison, à se livrer à une agression et à un vol sur la personne d’une femme âgée de 76 ans, à cambrioler une ferme (en menaçant la femme qui l’occupait d’un couteau, en l’obligeant à se déshabiller et en la ligotant avant qu’elle ne parvienne à s’échapper).

4.22Le juge qui a prononcé la sentence a examiné les infractions ultérieures de M. Tarawa qui à deux reprises était entré par effraction dans une maison où se trouvait une femme. La première fois, il avait obligé la victime à se déshabiller sous la menace d’un couteau mais elle avait pu s’échapper. La deuxième fois, la victime avait été violée à deux reprises. Le juge a estimé que l’infraction dont il avait à connaître était une réplique de celle que l’auteur avait commise auparavant mais se caractérisait par un plus grand «professionnalisme». Il y a eu par la suite d’autres infractions, une libération sous caution et les trois derniers incidents qui ont eu lieu après cette libération. Les deux premiers étaient des vols et le troisième un autre cambriolage dans une maison, commis dans les mêmes conditions qu’un autre qui avait visé une femme par le passé, et durant lequel l’aspect sexuel avait occupé une tout aussi large place.

4.23Devant la Haute Cour, un psychologue et un psychiatre ont repéré, chacun de leur côté, des risques importants de récidive, estimant que les chances de réadaptation dépendaient d’un changement de personnalité chez un homme qui s’était montré jusque‑là peu désireux de s’améliorer. Selon l’État partie, l’auteur représente un risque extrêmement important en particulier pour les femmes, et la décision de la Cour d’appel a confirmé celle de la Haute Cour.

4.24Pour ce qui est de la détention non susceptible de révision, le juge a noté qu’il aurait imposé une peine d’une durée déterminée (15 à 16 ans) pour le viol s’il n’avait pas opté pour l’internement préventif en sorte que, selon la législation locale sur les libérations conditionnelles, l’auteur aurait eu à purger au moins 10 ans d’emprisonnement avant de pouvoir prétendre à une éventuelle remise en liberté. Par conséquent, la période non susceptible de révision est la même que s’il n’avait pas fait l’objet d’une mesure d’internement préventif et, outre que sa communication est irrecevable, l’auteur n’est pas fondé à se plaindre au titre du Pacte.

4.25La question de l’aide juridictionnelle ne concerne que M. Tarawa. À l’époque, l’appel de sa condamnation avait été tranché dans le cadre d’une procédure ex parte sur dossier durant laquelle la Cour d’appel s’était prononcée sur la question de savoir si les auteurs de recours recevraient une aide juridictionnelle. Chaque fois que la Cour concluait dans le cadre d’une telle procédure qu’il n’y avait pas matière à recours et qu’il fallait donc refuser d’octroyer l’aide juridictionnelle, elle se trouvait face à un dilemme, car il fallait tenir compte du cas des requérants incarcérés qui ne pouvaient pas se présenter au tribunal et qui n’avaient pas d’avocat. En conséquence, elle a mis au point un système consistant à examiner sur dossier les appels émanant de personnes dans cette situation, donnant aux requérants la possibilité de faire des observations par écrit. Le Conseil privé a jugé par la suite ce système ex parte illégal parce qu’il n’avait aucun fondement législatif, et l’État partie reconnaît donc que M. Tarawa a été injustement privé d’aide juridictionnelle. Depuis lors, une loi corrective a chargé un organe indépendant de se prononcer sur les demandes d’aide juridictionnelle et a assorti la procédure de plus larges garanties pour les appels sur dossier. Dans le même temps, le législateur a donné à toutes les personnes dont les appels avaient été tranchés selon une méthode jugée illégale la possibilité de déposer un nouveau recours, ce que l’auteur n’a pas encore fait. Pour l’État partie, la possibilité de déposer un nouvel appel constitue en l’espèce un recours suffisant.

▪ M. Harris

4.26L’État partie note en ce qui concerne l’auteur qu’il a été reconnu coupable de 11 infractions sexuelles sur la personne d’un jeune garçon. Le tribunal l’a condamné à une peine d’une durée déterminée (six ans d’emprisonnement). La Couronne a fait appel de la sentence, affirmant qu’une mesure d’internement préventif aurait dû être imposée ou que la peine de durée déterminée à laquelle l’auteur avait été condamné était manifestement insuffisante, et la Cour d’appel lui a donné raison. L’État partie souligne que ce cas représente un exemple typique d’affaire d’internement préventif − l’auteur a été condamné par le passé pour des infractions pédophiles, il a exécuté une peine d’emprisonnement, et a été averti lors de sa dernière condamnation qu’il courait le risque de se voir imposer une mesure d’internement préventif en cas de récidive.

4.27Dans la présente affaire, l’auteur était entré dans les bonnes grâces d’un jeune garçon, l’incitant à se livrer avec lui à diverses activités sexuelles. Après que cette relation eut éveillé des soupçons, la police lui a enjoint de rester à l’écart du garçon, mais l’auteur n’a pas pu s’abstenir d’autres contacts, commettant d’autres infractions. Le rapport psychiatrique a confirmé qu’il était un pédophile homosexuel attiré par les garçons prépubères. Les efforts de réadaptation dont il avait bénéficié par le passé, notamment dans le cadre du programme spécialisé de l’État partie pour les auteurs d’infractions sexuelles, n’ont pas donné de résultats, et les pulsions de l’auteur étaient si fortes qu’il avait persisté dans la même voie en dépit des avertissements qui lui avaient été adressés et alors même qu’il se savait observé par la police. Dans ces circonstances, la Cour d’appel a estimé qu’une condamnation à une peine de durée déterminée ne serait pas suffisante pour protéger le public et qu’un internement préventif était nécessaire.

4.28En réponse à l’argument de l’auteur selon lequel la peine à laquelle il a été condamné était excessive, l’État partie affirme que la conclusion de la Cour d’appel, qui a été confirmée par le Conseil privé, était tout à fait légitime. L’auteur représente un grave danger pour le public et une peine d’une durée déterminée aboutissant à une libération n’aurait pas assuré la protection voulue. Si l’auteur parvient à changer, il sera libéré avec les restrictions nécessaires, mais une libération dans les conditions actuelles exposerait la collectivité et en particulier les jeunes garçons à de nouveaux sévices.

4.29Pour ce qui est du droit à l’auteur à ce que sa détention soit examinée, l’État partie note que la Cour d’appel aurait imposé une peine d’une durée déterminée de sept ans et demi à l’auteur s’il ne s’était pas révélé nécessaire de protéger le public. À l’inverse de M. Tarawa, l’auteur peut théoriquement affirmer que, faisant l’objet d’une mesure d’internement préventif, il doit exécuter une peine non susceptible de révision d’une plus longue durée que s’il avait été condamné à une peine d’une durée déterminée. Toutefois, l’État partie fait observer que, lorsque viendra le moment où la possibilité d’une libération conditionnelle concernant la peine de durée déterminée applicable pourra être examinée, il aura la possibilité de demander sa libération à la Commission des libérations conditionnelles (qui a le pouvoir discrétionnaire d’examiner des demandes avant la fin des 10 ans d’internement préventif). C’est seulement en cas de refus d’une telle demande par la Commission, décision qui elle‑même est sujette à révision, que l’auteur pourra affirmer être une victime.

Commentaires sur les observations de l’État partie

5.1En réponse, les auteurs font valoir que le Pacte n’est pas directement appliqué en droit interne et que, dans l’arrêt clef prononcé dans l’affaire R. c. Leitch, le Pacte n’a été évoqué que pour la forme. Il considère que l’avis donné par l’État partie au Parlement − lors de l’évaluation de la compatibilité des amendements à la législation relative à l’internement préventif avec le Pacte − était intéressé.

5.2Les auteurs notent que dans les affaires V. c. Royaume ‑Uni et T. c. Royaume ‑Uni , la Cour européenne a fixé un «barème» spécifique pour chaque cas, représentant la durée de la peine au cours de laquelle la libération conditionnelle était exclue. C’est seulement par la suite que la question de l’aspect préventif de la détention se pose. Les auteurs déclarent qu’ils ne contestent pas la légalité de la mesure d’internement préventif prise à leur encontre mais estiment que la durée de cet internement aurait dû être fixée en fonction d’un «barème» tenant compte de chaque cas individuel et dont l’application ferait l’objet d’examens périodiques. Dans les cas des auteurs, une période standard de 10 ans s’applique à chacun d’eux avant que les examens ne commencent. Il est en outre affirmé que la Commission des libérations conditionnelles n’a jamais exercé son pouvoir discrétionnaire d’examiner un cas avant l’écoulement de la période de 10 ans; cette possibilité est donc illusoire. Ils affirment également qu’un recours en habeas corpus et des demandes d’examen judiciaire ne donneraient probablement aucun résultat, et en tout état de cause il ne serait possible de se prévaloir de ces recours qu’à la fin de la période incompressible de 10 ans.

5.3Pour ce qui est de l’évaluation de leur future «dangerosité», les auteurs se réfèrent à des études et des écrits spécialisés montrant l’existence d’erreurs ou d’imprécisions dans les méthodes courantes servant à prévoir un risque. Ils affirment que les évaluations psychiatriques individuelles faites dans leur cas laissaient à désirer, que les tribunaux se sont montrés trop empressés à se fonder sur elles et que les mesures de détention prises sur cette base étaient donc arbitraires. Ils se réfèrent à cet égard à la jurisprudence canadienne relative au régime d’internement préventif selon laquelle, d’après eux, la «dangerosité» doit être prouvée d’une manière quasi certaine, un préavis d’une semaine doit être accordé au prévenu avant l’audience, deux psychiatres doivent être entendus et un examen de la «dangerosité» a lieu dans un premier temps après trois ans et par la suite tous les deux ans.

5.4Pour ce qui est des cours dispensés en prison, les auteurs précisent qu’ils veulent uniquement parler du fait que des cours en rapport avec leur «dangerosité» ne sont donnés que lorsque la date de la libération est proche. Ils affirment donc qu’ils n’ont aucune possibilité de se débarrasser de leur «dangerosité» à un stade précoce de l’exécution de leur peine alors qu’une telle option devrait être offerte le plus tôt possible. Ils considèrent que cette pratique est cruelle et inhabituelle, qu’elle dénote un manque d’humanité et qu’elle n’est pas en accord avec le principe de réadaptation. Qui plus est, leurs demandes de libération conditionnelle avant terme peuvent pâtir du fait qu’ils n’ont pas subi de traitement.

5.5Pour ce qui est de la recevabilité de la plainte de M. Tarawa au sujet des possibilités de recours, il est affirmé qu’il n’est devenu possible de faire de nouveau appel qu’après la récente décision de la Cour d’appel dans l’affaire R. c. Smith, c’est‑à‑dire après la présentation de la communication. Quoi qu’il en soit, une telle démarche serait vaine dès lors qu’un récent recours contre une mesure d’internement préventif présenté dans une autre affaire a été rejeté.

5.6Pour ce qui est de l’application, dans le cas de M. Rameka, d’une peine de durée déterminée assortie d’une mesure d’internement préventif, l’auteur rejette l’argument de l’État partie selon lequel l’objection formulée au sujet de cette pratique ne repose sur aucun fondement. Il se réfère, par analogie, à la pratique pénale anglaise selon laquelle il est abusif d’imposer une peine de durée déterminée en même temps qu’une peine de réclusion à perpétuité.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son Règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Pour ce qui est de la question de savoir si la plainte des auteurs selon laquelle ils sont victimes d’une violation du Pacte du fait d’avoir fait l’objet d’une mesure d’internement préventif est fondée, sachant que les auteurs n’ont pas encore exécuté la peine qu’ils auraient dû purger pour pouvoir prétendre à une libération conditionnelle dans le contexte des peines de durée déterminée prévues pour les infractions qu’ils ont commises, le Comité note qu’ayant été condamnés à de telles peines et ayant commencé à les exécuter les auteurs seront effectivement soumis à un régime d’internement préventif après avoir purgé 10 ans de leur peine. De ce fait, il est inévitable qu’ils soient soumis, le moment venu, à un tel régime et ils ne pourront pas à ce moment‑là contester leur soumission à un internement préventif; cette situation est à mettre en contraste avec celle examinée dans l’affaire A.R.S. c. Canada, dans laquelle l’application future du régime d’examen obligatoire au prisonnier concerné dépendait au moins en partie de son comportement antérieur et était donc spéculative à un stade précoce de son emprisonnement. En conséquence, le Comité ne considère pas comme non approprié que les auteurs contestent la compatibilité de leur condamnation avec le Pacte à un stade précoce plutôt qu’après 10 ans d’emprisonnement. La communication n’est donc pas irrecevable parce que les auteurs ne sont pas victimes d’une violation du Pacte.

6.3Pour ce qui est du cas de M. Tarawa, le Comité note qu’à la suite des vices constatés dans l’ancien système d’examen des appels sur dossier après un refus de l’aide juridictionnelle, l’État partie a adopté l’amendement de 2001 à la loi sur les infractions pénales (recours pénaux) qui habilite les personnes qui avaient pâti de ces vices, y compris M. Tarawa, à demander le réexamen d’un appel rejeté (dans le cas de M. Tarawa, il s’agit de son recours contre le verdict et la condamnation du 2 juillet 1999 qui avait été rejeté par la Cour d’appel le 20 juillet 2000). Un tel appel aurait permis de contester le bien‑fondé, au regard du droit interne, de sa condamnation à une mesure d’internement préventif compte tenu des circonstances de la cause, indépendamment des décisions en appel sur la peine applicable aux faits relatifs aux différentes infractions. En conséquence, le Comité note que M. Tarawa n’avait pas épuisé, au moment de la présentation de la communication, un recours interne, dont il aurait pu se prévaloir pour contester la sentence. De ce fait, ses allégations relatives à la mesure d’internement préventif prise contre lui et les autres plaintes qui en découlent sont irrecevables en vertu du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif. Pour ce qui est de l’autre plainte concernant le refus de l’aide juridictionnelle, le Comité constate que pour les mêmes raisons cette plainte était sans objet avant la présentation de la communication puisque l’auteur avait obtenu la possibilité de déposer un nouvel appel et d’obtenir un réexamen de sa demande d’aide juridictionnelle; en conséquence, cette plainte est irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.4Pour ce qui est de l’affirmation selon laquelle les auteurs n’avaient pas accès à certains cours de réadaptation en prison en violation des articles 7 et 10 du Pacte, le Comité constate que les auteurs n’ont pas donné la moindre précision quant au cours qu’ils estiment avoir le droit d’entreprendre à un stade moins tardif de leur emprisonnement, et que l’État partie note que tous les cours ordinaires sont disponibles pendant toute la période de l’emprisonnement alors que certains cours destinés à préparer les prisonniers en vue de leur libération ont lieu dans la période qui précède celle‑ci, l’objectif étant de leur permettre d’en tirer le maximum de profit. Le Comité considère par conséquent que les auteurs n’ont pas étayé aux fins de la recevabilité leur allégation selon laquelle le calendrier et le contenu des cours disponibles en prison soulèvent des questions au titre des articles 7 et 10 du Pacte.

6.5S’agissant de la question de savoir si l’internement préventif est, dans le cas de MM. Harris et Rameka (les autres auteurs), compatible avec le Pacte, le Comité considère que cette plainte a été suffisamment étayée aux fins de la recevabilité au titre de l’article 7, des paragraphes 1 et 4 de l’article 9, des paragraphes 1 et 3 de l’article 10, et du paragraphe 2 de l’article 14 du Pacte.

Examen au fond (Affaires de MM. Rameka et Harris)

7.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été soumises par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

7.2Le Comité note tout d’abord que, selon la Cour d’appel, M. Harris aurait eu à exécuter une peine de durée déterminée de sept ans et demi «au moins» pour les infractions qu’il avait commises. En conséquence, M. Harris devra purger deux ans et demi de détention, à des fins préventives, avant que la période découlant de sa condamnation à l’internement préventif qui n’est pas sujette à révision n’arrive à son terme. Sachant que l’État partie n’a cité aucun cas où la Commission des libérations conditionnelles a exercé ses pouvoirs exceptionnels l’habilitant à examiner de sa propre initiative le maintien en détention d’un prisonnier avant l’expiration de la période durant laquelle il ne peut prétendre à une libération conditionnelle, le Comité conclut que si la détention de M. Harris pendant deux ans et demi découle de la législation de l’État partie et n’est pas arbitraire, le fait qu’il n’a pu, pour cette période, contester l’existence, à ce moment‑là, de justification matérielle à son maintien en détention à des fins préventives, est une violation de son droit, en vertu du paragraphe 4 de l’article 9 du Pacte, de saisir un «tribunal» pour qu’il se prononce sur la question de la légalité de sa détention pendant cette période.

7.3Abordant la question de la compatibilité avec le Pacte des condamnations à l’internement préventif de MM. Rameka et Harris après l’expiration de la période de 10 ans durant laquelle le prisonnier ne peut prétendre à la libération conditionnelle, le Comité note qu’au terme de cette période des examens annuels obligatoires sont effectués par une commission des libérations conditionnelles indépendante et compétente pour ordonner la libération du prisonnier s’il ne représente plus un grand danger pour le public, et que les décisions de cet organe peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire. Le Comité estime que la détention des deux autres auteurs à des fins préventives, à savoir la protection du public, une fois que la partie punitive de la sentence a été exécutée, doit se fonder sur des raisons impérieuses pouvant être contrôlées par une autorité judiciaire et qui subsistent pendant toute la durée de la détention à ces fins. Le respect du principe selon lequel une prolongation de la détention doit être exempte d’arbitraire devra donc être assuré par des examens périodiques réguliers du cas d’espèce par un organe indépendant, le but étant de déterminer si le maintien en détention reste nécessaire pour assurer la protection du public. Le Comité est d’avis que les autres auteurs n’ont pas démontré que les examens annuels obligatoires de la détention par la Commission des libérations conditionnelles, organe dont les décisions sont sujettes au contrôle de la Haute Cour et de la Cour d’appel, ne répondent pas à ce critère. En conséquence, les autres auteurs n’ont pas établi qu’à l’heure actuelle l’application future des peines qu’ils ont commencé à exécuter constituera une détention arbitraire contraire à l’article 9, une fois que la partie préventive de la peine commencera.

7.4En outre, en ce qui concerne la capacité de la Commission des libérations conditionnelles de remplir les fonctions judiciaires assumées par un «tribunal» et de se prononcer sur la légalité d’un maintien en détention conformément au paragraphe 4 de l’article 9 du Pacte, le Comité note que les deux autres auteurs n’ont avancé aucun argument permettant d’affirmer que la Commission, telle qu’elle a été instituée par la législation de l’État partie, devrait être considérée comme n’étant pas assez indépendante ou comme impartiale ou déficiente sur le plan de la procédure. Le Comité note en outre que la décision de la Commission est sujette au contrôle de la Haute Cour et de la Cour d’appel. De l’avis du Comité, il découle aussi du fait que l’internement préventif est en principe autorisé, à condition toujours que les garanties nécessaires existent et soient effectivement exercées, que la détention à cette fin n’est pas contraire à la présomption d’innocence dès lors que les autres auteurs n’ont fait l’objet d’aucune accusation pouvant soulever des questions au titre du paragraphe 2 de l’article 14 du Pacte. Comme l’internement à des fins préventives dans le cas des deux autres auteurs n’est pas arbitraire au regard de l’article 9 et qu’aucune souffrance allant au‑delà des incidents normaux dont s’accompagne une détention n’a été alléguée, le Comité conclut également que les autres auteurs ne sont pas fondés en vertu du paragraphe 1 de l’article 10 à affirmer que leur condamnation à l’internement préventif constitue une violation de leur droit en tant que prisonniers d’être traités avec le respect de leur dignité en tant qu’êtres humains.

8.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il est saisi font apparaître une violation du paragraphe 4 de l’article 9 du Pacte dans le cas de M. Harris.

9.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à M. Harris un recours utile, y compris en lui donnant la possibilité de contester les motifs justifiant son maintien en détention à des fins préventives une fois purgée sa peine de sept ans et demi. L’État partie est tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est aussi tenu de publier lesdites constatations.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

APPENDICE

Opinion individuelle (partiellement dissidente) de M. Prafullachandra Natwarlal Bhagwati, M me Christine Chanet, M. Glèlè Ahanhanzo et M. Hipólito Solari ‑Yrigoyen

Lorsqu’il déclare au paragraphe 7.2 de sa décision que la détention de M. Harris découle de la législation de l’État partie et n’est pas arbitraire, le Comité procède par affirmation et non par démonstration.

À notre avis, le caractère arbitraire d’une telle détention, même légale, réside dans l’évaluation de la possibilité de récidive qui repose sur une base scientifique peu fiable. Comment peut‑on sérieusement affirmer qu’une personne «présente un risque de récidive de 20 %»?

Un internement préventif fondé sur des prévisions établies à partir de critères aussi flous est à notre sens contraire au paragraphe 1 de l’article 9 du Pacte.

Aussi loin qu’aillent les contrôles effectués dans le cadre de la procédure de libération conditionnelle pour éviter des violations du paragraphe 4 de l’article 9 du Pacte, c’est le principe même de cette mesure exclusivement fondée sur une dangerosité potentielle que nous contestons, et ce d’autant plus qu’elle prend souvent le relais d’une peine d’emprisonnement dont elle devient le simple prolongement, pour ne pas dire le prolongement «facile».

Souvent présenté comme une mesure de sûreté, ce type d’internement est en réalité une véritable peine, et sa dénaturation est un moyen de contourner les exigences des articles 14 et 15 du Pacte.

L’internement préventif ordonné dans de telles conditions ne revêt aucun caractère de prévisibilité pour le justiciable: la durée peut en être indéterminée. S’en remettre à une prévision de dangerosité revient à substituer une présomption de culpabilité à la présomption d’innocence.

Paradoxalement, une personne censée être dangereuse mais qui n’a pas encore commis l’infraction dont on la croit capable est moins bien protégée par la loi que celle qui a effectivement commis une infraction.

Cette situation est source d’insécurité juridique et d’une grande tentation pour les juges qui voudraient s’affranchir des dispositions contraignantes des articles 14 et 15 du Pacte.

(Signé) Prafullachandra Natwarlal Bhagwati(Signé) Christine Chanet(Signé) Maurice Glèlè Ahanhanzo(Signé) Hipólito Solari ‑Yrigoyen

[Fait en anglais, en espagnol et en français (version originale). Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

Opinion individuelle (partiellement dissidente) de M. Walter Kälin

Au paragraphe 7.2 de ses constatations, le Comité note que M. Harris purgera une peine d’emprisonnement de deux ans et demi, à des fins préventives, avant de pouvoir saisir la Commission des libérations conditionnelles au bout de 10 ans d’emprisonnement au total et que le fait de lui dénier l’accès à un «tribunal» pendant cette période est une violation de son droit en vertu du paragraphe 4 de l’article 9 du Pacte. Il part du principe que M. Harris aurait été condamné, selon la Cour d’appel, à une peine de durée déterminée «d’au moins» sept ans et demi pour les infractions qu’il a commises. Tout en notant qu’une peine fixe «d’au moins» sept ans et demi se justifiait, la Cour ne l’a cependant pas imposée, y substituant une peine d’internement administratif dès le départ. Les peines fixes doivent être proportionnelles à la gravité de l’infraction et au degré de culpabilité, et elles servent de nombreux objectifs, dont le châtiment, la réinsertion et la prévention. En revanche, comme l’énoncent clairement les dispositions de l’article 75 de la loi de 1985 de l’État partie sur la justice pénale, l’internement préventif ne contient pas d’élément punitif et a pour seul but de protéger le public contre un individu dont la justice considère qu’il présente «un risque important» de commettre une infraction donnée s’il était libéré. Bien que l’internement préventif soit toujours motivé par la commission d’une infraction grave, il n’est pas imposé pour ce que l’intéressé a fait dans le passé, mais bien pour ce qu’il représente, c’est‑à‑dire une personne dangereuse qui risque de commettre des infractions à l’avenir. Si l’internement préventif aux fins de mettre le public à l’abri de criminels dangereux n’est pas proscrit en tant que tel en vertu du Pacte et si son imposition est parfois inévitable, il doit faire l’objet des garanties de procédure les plus strictes, comme prévu à l’article 9 du Pacte, y compris d’un examen judiciaire périodique pour déterminer s’il reste légal. Ce contrôle est nécessaire étant donné que tout être humain peut changer et s’amender, c’est‑à‑dire devenir moins dangereux avec le temps (parce qu’il a fait un travail sur lui‑même, qu’il a suivi une thérapie qui a donné de bons résultats ou qu’une maladie a amoindri sa capacité physique de commettre une catégorie donnée d’infractions). En l’espèce, M. Harris ne s’est pas vu imposer une peine fixe visant à sanctionner son comportement passé, il a été emprisonné aux seules fins de protéger le public. Je conclus donc que son droit «d’introduire un recours devant un tribunal afin que celui‑ci statue sans délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale» (par. 4 de l’article 9) a été violé non seulement pendant les deux ans et demi des 10 premières années d’internement préventif, mais aussi pendant toute la durée de cette période. Pour les mêmes raisons, je conclurais que, dans le cas de M. Rameka, l’internement pendant la même durée initiale de 10 ans avant que la Commission des libérations conditionnelles ne se prononce serait aussi une violation du paragraphe 4 de l’article 9.

(Signé) Walter Kälin

[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

Opinion individuelle (dissidente) de M. Rajsoomer Lallah

Je ne peux malheureusement pas m’associer à la conclusion de la majorité des membres du Comité selon laquelle il n’y a pas eu violation du Pacte, sauf dans le cas de M. Harris où il y a eu violation du paragraphe 4 de l’article 9 (par. 7.2 des constatations du Comité). Je ne pense pas non plus, pour les raisons énoncées au deuxième paragraphe de cette opinion individuelle, que le Comité aurait dû déclarer la communication recevable pour ce qui concerne seulement l’article 7, les paragraphes 1 et 4 de l’article 9, les paragraphes 1 et 3 de l’article 10 et, enfin, le paragraphe 2 de l’article 14 du Pacte (par. 6.5 des constatations), et non pour ce qui concerne l’article 14 et le paragraphe 1 de l’article 15.

Certes, il semble ressortir du paragraphe 1 des constatations que les auteurs ont mentionné des dispositions particulières du Pacte. Toutefois, en vertu du Protocole facultatif, les auteurs sont seulement tenus de présenter leurs affirmations, leurs observations et leurs arguments à l’appui de leur plainte de manière à ce que l’État partie ait la possibilité d’y répondre. C’est ce que bien des auteurs ont fait par le passé. Il appartient au Comité d’examiner et de déterminer, à la lumière de toutes les informations fournies par les auteurs et par l’État partie, celles des dispositions du Pacte qui sont ou ne sont pas pertinentes. En tout état de cause, en examinant l’application ou l’interprétation de dispositions données, il peut s’avérer nécessaire de tenir compte de l’effet d’autres dispositions du Pacte, à condition qu’une partie ait toujours la possibilité d’examiner les faits, les observations ou les arguments présentés par l’autre partie.

La plainte des auteurs porte sur un certain nombre de questions. La plus importante, à mon avis, est qu’ils affirment que, dans leur cas, l’internement préventif est contraire au Pacte et, plus précisément, qu’ils ont en fait été condamnés et châtiés pour ce qu’ils pourraient faire après avoir été libérés plutôt que pour ce qu’ils ont fait, autrement dit qu’ils ont été punis pour des crimes qui n’ont pas été commis et pourraient ne jamais l’être. Cette plainte exige, à mon sens, l’examen de l’application de l’article 14 ainsi que du paragraphe 1 de l’article 15 du Pacte.

J’affirme respectueusement que la majorité des membres du Comité semblent être simplement partis de l’hypothèse que «l’internement préventif», prescrit expressément par la loi néo‑zélandaise comme peine pour certaines infractions pénales, est légal au regard de l’article 9 du Pacte. La disposition contenue dans la deuxième phrase du paragraphe 1 de l’article 9 donne indéniablement aux États parties la latitude de déterminer les motifs pour lesquels une personne peut être privée de sa liberté et la procédure à suivre dans ce cas.

Comme le Comité l’a fait observer dès 1982 dans son Observation générale no 8 portant sur l’article 9 du Pacte, le paragraphe 1 de cet article s’applique à tous les cas de privation de liberté, qu’il s’agisse d’infractions pénales ou d’autres cas tels que, par exemple, les maladies mentales, le vagabondage, la toxicomanie, les mesures d’éducation ou le contrôle de l’immigration. Toutefois, et les motifs, et la procédure, qui doivent être prévus par la loi en vertu du paragraphe 1 de l’article 9, doivent être conformes aux autres droits énoncés dans le Pacte.

Il en découle donc nécessairement que, lorsque l’un des motifs invoqués est un certain type de comportement qui, dans des circonstances particulières, est érigé en infraction pénale et sanctionné par une peine privative de liberté, non seulement l’infraction mais aussi sa sanction doivent être conformes aux garanties prévues au paragraphe 1 de l’article 15 du Pacte. À mon sens, les dispositions énoncées dans ce paragraphe contiennent, notamment, deux éléments importants. Premièrement, il ne peut y avoir infraction pénale que pour les actes passés. Deuxièmement, la sanction correspondante ne peut être infligée que pour ces actes. Elle ne peut être étendue à un état psychologique qui pourrait éventuellement être celui de l’auteur quelque 10 ans plus tard et lui faire courir le risque de rester en détention alors qu’il a déjà exécuté l’élément punitif de sa peine. De plus, la procédure à laquelle ces infractions donnent lieu et la sanction imposée doivent, elles aussi, satisfaire aux critères d’un procès équitable garanti par l’article 14 du Pacte.

Le viol est indéniablement une infraction grave et la violence à l’égard des femmes exige qu’un État partie adopte toutes les mesures appropriées pour la combattre, y compris la criminalisation qui satisfait aux garanties énoncées dans les articles 14 et 15 du Pacte, ainsi que le traitement des condamnés, leur amendement et leur reclassement social, que l’État partie a l’obligation d’entreprendre en vertu du paragraphe 3 de l’article 10. En outre, rien n’empêche un État partie de prendre des mesures pour faire superviser et contrôler efficacement, par la voie administrative ou par la police, le comportement d’anciens délinquants après leur libération, lorsqu’il y a de bonnes raisons de craindre une récidive.

Selon les informations fournies par les auteurs et l’État partie, il semblerait que la durée minimale de l’internement préventif était à l’époque fixée à 10 ans par la loi et qu’elle a été aujourd’hui ramenée à 5 ans, mais que la loi ne prévoit pas de maximum. La détermination de la durée maximale de l’internement échappe donc à la compétence du tribunal et est laissée à l’appréciation d’une commission des libérations conditionnelles, avec le résultat que la loi empêche le tribunal de fixer la durée de la peine. L’État partie considère que le minimum de 10 ans prévu par la loi représente l’élément punitif de la sanction, la Commission des libérations conditionnelles étant chargée de revoir périodiquement la durée de la peine puisque celle‑ci prend un caractère préventif et, en principe, n’est pas assortie d’une limite maximale, ce qui, en soi, soulève manifestement une grave question de proportionnalité.

Je note que les informations à la disposition du Comité indiquent que l’internement après la période dite punitive se poursuit en prison. Dans ces conditions, la distinction entre l’élément «punitif» et l’élément «préventif» de la sanction devient en fait purement théorique. Une fois enlevés les oripeaux de la loi qui, prétendument, donne au tribunal le pouvoir de prononcer la peine, la réalité est que, quant au fond et dans la pratique, celui‑ci ne peut fixer qu’une partie de la peine (qui de plus est sujette à une durée minimale fixée par la loi sur laquelle il n’a ni contrôle ni pouvoir discrétionnaire). C’est un organe administratif qui décide du reste de la peine, sans les garanties d’un procès équitable énoncées à l’article 14. Il n’y a évidemment rien à redire à des mesures légales qui permettent une libération anticipée, mais il en va tout autrement lorsqu’une instance administrative a le pouvoir de déterminer en fait la durée de la peine au‑delà du minimum fixé par la loi.

Mes conclusions seraient donc les suivantes:

i)S’il est légitime de considérer que le comportement passé, bon ou mauvais, est un facteur dont il faut tenir compte en fixant la peine, il y a eu violation du paragraphe 1 de l’article 15 du Pacte, parce que les dispositions de cet article prévoient uniquement la criminalisation et la sanction, par la loi, d’actes passés et non celles d’actes dont on craint qu’ils ne se produisent à l’avenir;

ii)Il y a aussi violation du paragraphe 1 de l’article 15 parce que la loi ne prescrit pas que le tribunal doit imposer une peine fixe;

iii)Il y a violation du paragraphe 1 de l’article 14 en ce qu’un procès équitable exige que le tribunal saisi ait compétence pour prononcer une peine fixe et non une peine de durée minimale fixée par la loi. De plus, la loi de l’État partie délègue en fait cette compétence à un organe administratif qui déterminera la durée de la peine à un moment donné par la suite, sans qu’il y ait respect des garanties d’un procès équitable prévues à l’article 14 du Pacte;

iv)Il y a aussi violation du paragraphe 2 de l’article 14, parce que l’appréciation anticipée de ce qui risque de se produire au bout d’une dizaine d’années, avant même que ne se fassent sentir les bienfaits du traitement, de l’amendement et de la réadaptation sociale exigés au paragraphe 3 de l’article 10, ne saurait en aucun cas satisfaire aux critères essentiels de la charge de la preuve. À cet égard, bien qu’ils entrent en ligne de compte dans le prononcé de la peine, même des comportements criminels passés ayant donné lieu à une condamnation doivent être prouvés au‑delà d’un doute raisonnable s’ils sont contestés par l’accusé;

v)Il est donc inexact de considérer qu’il y a violation du paragraphe 4 de l’article 9 qui n’est pas applicable à la lumière de ce qui précède. À supposer qu’il y ait eu violation de l’article 9, ce serait de son paragraphe 1, étant donné que l’État partie ne l’a pas interprété à la lumière d’autres dispositions applicables du Pacte, en particulier des articles 14 et 15. Mais une violation de ces articles, ou de leurs dispositions pertinentes, a déjà été constatée.

(Signé) Rajsoomer Lallah

[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

Opinion individuelle (partiellement dissidente) de M. Ivan Shearer et de M. Roman Wieruszewski, à laquelle M. Nisuke Ando s’associe

Les raisons pour lesquelles il a été décidé que l’État partie n’a pas violé le Pacte en ce qui concerne la peine d’internement préventif imposée à M. Rameka, avec lesquelles nous sommes d’accord, s’appliquent également à notre sens au cas de M. Harris. Le Comité a fait une distinction entre les cas de ces deux auteurs parce que, s’agissant de M. Rameka, une peine d’une durée déterminée de 14 ans d’emprisonnement a été imposée pour un chef d’inculpation, qui doit être purgée en même temps que la peine d’internement préventif imposée pour un autre chef. Dans le cas de M. Harris, la peine fixe aurait été de 7 ans et demi si la Cour d’appel n’avait pas décidé qu’un internement préventif était justifié aux fins de protéger la collectivité, laissant ainsi un écart de deux ans et demi entre l’expiration de cette peine potentielle et la fin de la période d’internement préventif qui n’est pas sujette à libération conditionnelle (10 ans).

L’auteur lui‑même n’a pas présenté d’arguments au Comité fondés sur cet «écart» réel ou hypothétique non sujet à révision.

Nous estimons qu’il n’est pas approprié de distinguer dans l’internement préventif de durée indéterminée une partie punitive et une partie préventive. Contrairement aux peines fixes, qui répondent aux objectifs traditionnels de l’emprisonnement − punir et réformer le condamné, le dissuader de récidiver et dissuader d’autres de commettre des infractions à l’avenir et offrir réparation à la victime et à la collectivité −, les peines d’internement préventif ne visent qu’à protéger le public contre tout comportement dangereux d’un condamné à l’avenir lorsque les peines fixes qui lui ont été imposées par le passé n’ont manifestement pas atteint leur but.

En vertu de la loi de l’État partie applicable aux auteurs, la peine d’internement préventif ne peut être révisée avant 10 ans par la Commission des libérations conditionnelles (dont les décisions doivent être examinées par un tribunal). À la suite d’un amendement récent à cette loi, la durée non sujette à révision a été ramenée à 5 ans. Même la peine la plus longue ne peut être considérée comme arbitraire ou déraisonnable à la lumière des circonstances dans lesquelles elle est imposée. La loi de l’État partie qui régit l’internement préventif ne peut à notre sens être considérée comme contraire au Pacte. Plus précisément, le paragraphe 4 de l’article 9 ne peut être interprété comme ouvrant droit au réexamen judiciaire d’une peine dans tous les cas sans exception.

(Signé) Ivan Shearer(Signé) Roman Wieruszewski

[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

Opinion individuelle (partiellement dissidente) de M. Nisuke Ando

J’approuve sans réserve l’opinion de MM. Shearer et Wieruszewski et tiens, en outre, à préciser ce qui suit:

La majorité des membres du Comité semble constater une violation du paragraphe 4 de l’article 9 dans le cas de M. Harris, partant de l’hypothèse que la durée de l’emprisonnement en vertu de la loi néo‑zélandaise pertinente devrait être divisée en deux parties, une partie punitive qui consiste en une peine d’emprisonnement de durée déterminée (celle qui n’est pas sujette à libération conditionnelle), et une partie préventive qui est de durée indéfinie ou flexible. Cette hypothèse est à mon sens artificielle et dénuée de validité.

Dans bien d’autres États parties au Pacte, les tribunaux imposent souvent au condamné une peine d’emprisonnement de durée flexible (c’est‑à‑dire de 5 à 10 ans) si bien que celui‑ci, s’il doit être emprisonné au moins pour la durée minimale (5 ans), peut être libéré avant l’expiration de la durée maximale (10 ans) selon qu’il s’est ou non amendé ou réformé. En substance, cette peine d’emprisonnement de durée flexible est comparable au régime de l’internement préventif prévu par la loi néo‑zélandaise.

Les termes «internement préventif» peuvent donner l’impression qu’il s’agit essentiellement d’un internement de nature administrative par opposition à un internement de nature judiciaire. Mais le Comité devrait tenir compte non de l’appellation mais de la substance de toute institution juridique d’un État partie lorsqu’il en détermine le caractère légal. Autrement dit, si le Comité estime que la condamnation à une peine d’emprisonnement d’une durée flexible est compatible avec le Pacte, il n’y a aucune raison qu’il en aille autrement de l’internement préventif prévu par la loi néo‑zélandaise. En fait, le paragraphe 2 de l’article 31 du Pacte dispose que le Comité doit représenter «les principaux systèmes juridiques du monde».

(Signé) Nisuke Ando

[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe, aux fins du présent rapport.]

GG. Communication n o  1096/2002, Kurbanova c. Tadjikistan (Constatations adoptées le 6 novembre 2003, soixante ‑dix ‑neuvième session)*

Présentée par:

Mme Safarmo Kurbanova

Au nom de:

Le fils de l’auteur, M. Abduali Ismatovich Kurbanov

État partie:

Tadjikistan

Date de la communication:

16 juillet 2002 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en application de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 6 novembre 2003,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1096/2002, présentée au Comité des droits de l’homme par Safarmo Kurbanova, au nom de son fils Abduali Ismatovich Kurbanov, en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication est Mme Safarmo Kurbanova, citoyenne tadjike, née en 1929. Elle présente la communication au nom de son fils, Abduali Ismatovich Kurbanov, également citoyen tadjik, né en 1960, et condamné à mort le 2 novembre 2001 par la chambre militaire de la Cour suprême du Tadjikistan. L’intéressé est actuellement en attente d’exécution au centre de détention no 1 à Douchanbé. L’auteur soutient que son fils est victime de violation par le Tadjikistan des articles 6, 7, 9 et 10, ainsi que des paragraphes 1, 3 a) et g), et 5 de l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. La communication semble également soulever des questions au titre du paragraphe 3 d) de l’article 14 du Pacte, bien que cette disposition ne soit pas directement invoquée. L’auteur n’est pas représentée par un conseil.

1.2Le 16 juillet 2002, conformément à l’article 86 de son règlement intérieur, le Comité des droits de l’homme, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial pour les nouvelles communications, a prié l’État partie de ne pas procéder à l’exécution de M. Kurbanov tant que son affaire est en instance devant le Comité. Aucune réponse n’a été reçue de l’État partie à cet égard.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Selon l’auteur, M. Kurbanov est allé à la police le 5 mai 2001 pour faire une déposition en qualité de témoin. Il a été détenu pendant sept jours dans le bâtiment du Département des enquêtes criminelles du Ministère de l’intérieur, où, selon l’auteur, il aurait été torturé. Ce n’est que le 12 mai 2001 que M. Kurbanov a été officiellement inculpé de fraude, qu’un mandat d’arrêt a été délivré à son encontre et qu’il a été transféré dans un centre de détention et d’enquête. Il a été contraint de signer une déclaration selon laquelle il renonçait à être assisté par un avocat.

2.2Le 9 juin 2001, une enquête criminelle a été ouverte au sujet du triple meurtre de Firuz et Fayz Ashurov et D. Ortikov, commis à Douchanbé le 29 avril 2001. Outre l’inculpation initiale de fraude, le fils de l’auteur a été officiellement inculpé de ces meurtres et de possession illégale d’arme à feu, le 30 juillet 2001. L’auteur soutient que son fils a été torturé avant d’accepter d’écrire des aveux sous la contrainte; au cours de ses visites, elle avait remarqué que son fils avait des cicatrices sur le cou et la tête, ainsi que des côtes brisées. Elle ajoute que l’un des tortionnaires − l’inspecteur Rakhimov − a été inculpé en août 2001 pour avoir reçu des pots‑de‑vin ainsi que pour abus de pouvoir dans 13 autres affaires également liées à des actes de torture, et qu’il a ensuite été condamné à cinq ans et six mois d’emprisonnement.

2.3L’instruction s’est achevée le 4 août 2001, et l’affaire a été transmise au tribunal. Le 2 novembre 2001, la chambre militaire de la Cour suprême a condamné à mort le fils de l’auteur (avec confiscation de ses biens). Le 18 décembre 2001, à l’issue d’un recours extraordinaire, la Cour suprême a confirmé le jugement.

2.4L’auteur a communiqué au Comité, en tadjik, le jugement rendu le 2 novembre 2001 par la chambre militaire de la Cour suprême et une traduction officieuse en anglais lui a ensuite été fournie. Le jugement ne comporte ni les réquisitions du procureur ni un compte rendu du procès. Il commence par une présentation des faits tels qu’établis par la Cour, puis rend compte des témoignages des trois accusés et de quelques témoins, et s’achève sur la condamnation et la fixation de la peine. Le jugement ne permet pas d’établir la composition de la chambre militaire de la Cour suprême, autrement dit de savoir si un ou plusieurs juges étaient des officiers. Toutefois, il apparaît que M. Kurbanov a été jugé en même temps que M. Ismoil et M. Nazmedinov, qui était major au Ministère de la sécurité nationale. Il ressort des faits établis par la Cour que, le 29 avril 2001, M. Kurbanov a tué trois personnes dans la voiture de l’une des victimes, au moyen d’une arme non déclarée. Il a ensuite caché les corps en les enterrant à proximité immédiate de son garage, et donné le pistolet à M. Ismoil, après lui avoir dit qu’il avait tué trois personnes. Le 8 mai 2001, M. Ismoil a confié l’arme à M. Nazmedinov qui ne l’a pas non plus remise aux autorités; celle‑ci a été retrouvée le 12 juin 2001 dans l’appartement de M. Nazmedinov.

2.5Toujours selon le jugement, M. Kurbanov a avoué les meurtres et admis avoir enterré ses propres vêtements ainsi que la plaque d’immatriculation de la voiture avec les corps. Ni les deux coaccusés, ni aucun des témoins entendus par la Cour n’a déclaré avoir vu Kurbanov commettre les meurtres. Un témoin, M. Hamid, a déclaré qu’il avait appris le 5 mai 2001 que Kurbanov avait été arrêté pour fraude, et qu’il avait ensuite conduit les enquêteurs sur le lieu où Kurbanov construisait un garage. Le jugement cite Hamid disant qu’«il était présent lorsque les trois corps ont été extraits du trou creusé dans le garage, et qu’il a compris que le meurtrier était Kurbanov». Un autre témoin, M. Mizrobov, a déclaré qu’il était présent le 5 mai 2001 lorsque Kurbanov a été conduit aux autorités. Il l’était également le 8 ou le 9 juin 2001 lorsque les corps des trois victimes, «les vêtements de Kurbanov» et la plaque d’immatriculation de la voiture ont été découverts. Le jugement mentionne que l’examen balistique a permis d’établir un lien entre le pistolet trouvé le 12 juin 2001 dans l’appartement de M. Nazmedinov et le crime. Toutefois, à l’issue des examens de laboratoire, aucun élément de preuve permettant d’établir un lien entre M. Kurbanov et les vêtements retrouvés avec les corps n’est mentionné, et seuls les aveux des trois coïnculpés lient M. Kurbanov à l’arme.

2.6À l’issue du procès, M. Kurbanov a été condamné à mort et à la confiscation de ses biens, tandis que M. Ismoil et M. Nazmedinov ont été tous deux condamnés à quatre années de prison pour leur rôle dans l’utilisation de l’arme du crime, puis immédiatement graciés et libérés par la même cour.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur soutient que son fils a été détenu pendant sept jours sans qu’un mandat d’arrestation ait été délivré. Pendant ce temps, l’intéressé n’a pas été autorisé à voir sa famille ou un avocat. Le fait que son fils ait été illégalement arrêté et détenu pendant une semaine, sans avoir été rapidement informé des charges retenues contre lui, constitue, selon l’auteur, une violation des paragraphes 1 et 2 de l’article 9 du Pacte.

3.2Selon l’auteur, l’article 7 et le paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte ont aussi été violés étant donné que M. Kurbanov aurait été torturé, battu à coups de pied et de matraque, soumis à des strangulations et torturé à l’électricité au cours de l’interrogatoire, pour l’obliger à avouer. Au cours d’un contre‑interrogatoire préalable au procès avec le père de l’une des victimes des meurtres − M. Ortikov −, le fils de l’auteur aurait été roué de coups par celui‑ci en présence des inspecteurs.

3.3L’auteur soutient que le paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte a été violé car la Cour n’était pas impartiale; en effet, la procédure aurait été irrégulière dès le début, les familles des victimes ayant exercé des pressions sur les juges. Toutes les requêtes de la défense ont été rejetées.

3.4L’auteur soutient que lorsque son fils a été accusé de meurtre, elle a demandé, vu sa situation financière, qu’un avocat soit commis d’office; elle a cependant été informée qu’une telle possibilité n’était pas prévue par la loi.

3.5L’auteur soutient également que, selon les pièces du dossier, un avocat aurait assisté son fils à partir du 20 juin 2001, alors qu’en réalité elle n’a engagé un avocat pour le défendre qu’en juillet 2001. Elle ajoute que l’avocat ne s’est entretenu que deux ou trois fois avec son fils au cours de l’instruction et chaque fois en présence d’un inspecteur. Après le jugement, son fils n’a pas pu voir l’avocat et bénéficier de son aide. Selon l’auteur, l’avocat n’a pas formé de pourvoi en cassation. Son fils n’a pas eu la possibilité de prendre connaissance du jugement faute de disposer d’un interprète. M. Kurbanov a préparé lui‑même un pourvoi en cassation, lequel a été rejeté au motif que le délai était dépassé. Le pourvoi en cassation que l’auteur elle‑même a formé a également été rejeté au motif qu’elle n’était pas partie à l’action pénale. La procédure de recours extraordinaire que son fils a engagée avec l’aide de son avocat n’a pas abouti; selon l’auteur, elle n’offre pas une protection judiciaire efficace. Le paragraphe 5 de l’article 14 du Pacte aurait été violé parce que le fils de l’auteur a été privé de son droit de recours.

3.6Au cours de l’instruction, le fils de l’auteur n’a pas bénéficié de l’assistance d’un interprète; de même, au cours du procès, il n’a pas disposé d’un interprète qualifié, alors qu’il est russophone et qu’un certain nombre de pièces de procédure étaient rédigées en tadjik. Ceci constituerait une violation du paragraphe 3 f) de l’article 14 du Pacte.

3.7Le fils de l’auteur serait détenu dans des conditions inhumaines. Il n’y a pas d’eau dans les cellules, les toilettes se trouvent dans un coin de la cellule mais elles ne peuvent être utilisées faute d’eau. Les cellules sont très froides en hiver et extrêmement chaudes en été. La circulation de l’air est limitée du fait de la petite taille des cellules et des fenêtres. En raison de l’absence d’hygiène, les détenus sont infestés d’insectes. Ils ne sont autorisés à quitter leur cellule qu’une demi‑heure par jour, pour marcher. Ces conditions de détention constitueraient une violation de l’article 10 du Pacte.

3.8Enfin, l’auteur soutient que le droit à la vie, consacré aux paragraphes 1 et 2 de l’article 6, a été violé en ce qui concerne son fils dans la mesure où les violations des dispositions de l’article 14 ont abouti à une condamnation à mort illégale et injuste, prononcée par un tribunal incompétent.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Par note verbale datée du 16 septembre 2002, l’État partie fait observer que, selon les informations fournies par la Commission gouvernementale pour la mise en œuvre des obligations internationales du Tadjikistan dans le domaine des droits de l’homme, M. Kurbanov a été condamné à mort par la chambre militaire de la Cour suprême le 2 novembre 2001. Une procédure pénale a été engagée contre le fils de l’auteur le 12 mai 2001. Celui‑ci a été arrêté le même jour et il a signé une déclaration écrite selon laquelle il se dispensait de représentation en justice durant l’instruction préliminaire.

4.2L’État partie soutient que, le 29 avril 2001, M. Kurbanov a tué trois personnes et que, le 9 juin 2001, une instruction criminelle a été ouverte à cet égard. Il souligne que M. Kurbanov a fourni, par écrit, des aveux complets dans lesquels il reconnaît sa culpabilité, et qu’il a expliqué les circonstances de ce crime en présence de l’avocat, M. Nizomov. De l’avis de l’État partie, les allégations de l’auteur concernant les méthodes d’interrogatoire illégales, notamment les actes de violence et de torture, utilisées contre son fils, devraient être considérées comme non fondées, dans la mesure où M. Kurbanov n’a formulé aucune de ces allégations ni durant l’interrogatoire ni devant la Cour.

4.3L’État partie rejette également comme non fondée l’affirmation de l’auteur selon laquelle son fils n’a pas été assisté d’un interprète durant l’interrogatoire et le procès. M. Kurbanov est Tadjik et, lorsqu’il a consulté son dossier à la fin de l’enquête il a déclaré qu’il n’avait pas besoin d’interprète. La procédure devant la Cour s’est déroulée en présence et avec la participation d’un interprète.

4.4Enfin, l’État partie fait observer que la Cour suprême a noté que, dans son recours en cassation, le fils de l’auteur n’a contesté ni le jugement de la Cour, ni les actions de la Cour et des enquêteurs, mais qu’il a demandé que la peine capitale soit commuée en une peine de prison de longue durée. L’État partie conclut qu’au regard des conclusions de l’enquête à laquelle il a fait procéder, aucune disposition du Pacte n’a été violée.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Dans ses lettres datées du 25 novembre 2002, du 13 janvier, du 27 mars et du 21 juillet 2003, l’auteur a fourni des informations complémentaires. Elle réaffirme que son fils a été arrêté le 5 mai 2001, vers 15 heures, lorsqu’il se rendait volontairement à la police pour faire une déclaration en tant que témoin. Le 7 mai, l’auteur a adressé une plainte par écrit au Bureau du Procureur général; le même jour, des fonctionnaires de ce bureau se sont rendus au Ministère de l’intérieur afin de se renseigner sur le lieu où se trouvait son fils. Cependant, ils n’ont pas pu le trouver car, couvert de sang après avoir été roué de coups il avait été caché dans un bureau fermé à clef par le policier qui l’avait passé à tabac.

5.2L’auteur note que parmi les documents de l’État partie figurent des copies de procès verbaux d’interrogatoires, comportant une rubrique spéciale pour l’utilisation d’un interprète dans laquelle il est mentionné que M. Kurbanov n’a pas besoin d’interprétation et qu’il ferait sa déposition en russe. Selon l’auteur, cette indication prouve que la langue maternelle de son fils est le russe. L’enquête a été conduite en russe. Toutefois, un certain nombre d’actes de procédure tels que le contre‑interrogatoire, ont été effectués en tadjik; bien que son fils ait sollicité les services d’un interprète, l’inspecteur a refusé de lui en fournir un, faisant valoir que M. Kurbanov était un ressortissant tadjik et qu’il était donc présumé parler le tadjik couramment. Le procès a également été conduit en tadjik. L’interprétation a été assurée lors de quelques audiences mais, selon l’auteur, l’interprète était incompétent et il était souvent difficile de le comprendre.

5.3S’agissant de l’authenticité des aveux écrits de son fils, l’auteur indique que celui‑ci ne conteste pas l’authenticité de sa signature sur les procès‑verbaux, mais qu’il soutient les avoir signés sous la torture. L’auteur réaffirme que des traces de torture apparaissent sur le corps de son fils, et que cela a été porté à l’attention de l’État partie à plusieurs reprises.

5.4M. Kurbanov n’ayant bénéficié des services d’un avocat que le 23 juillet 2001, tous les actes de procédure (y compris les interrogatoires) effectués jusqu’à cette date l’ont été sans représentation légale. Cette situation a facilité les actes de torture infligés à son fils, lequel ne pouvait pas se plaindre, notamment parce qu’il ne savait pas à qui s’adresser.

5.5L’auteur réaffirme que, lorsqu’il a été arrêté, son fils n’a pas été immédiatement informé des raisons de son arrestation, ni, par la suite, de la peine qu’il encourait pour le crime dont il était inculpé.

5.6Entre le 5 et le 12 mai 2001, le fils de l’auteur a été détenu dans les locaux du Département des enquêtes criminelles, et n’a pas été autorisé à recevoir les aliments et les objets qu’on lui apportait.

5.7En ce qui concerne l’argument de l’État partie selon lequel M. Kurbanov est Tadjik et devrait être présumé connaître le tadjik, l’auteur fait observer que son fils n’a qu’une connaissance rudimentaire de cette langue dans la mesure où il a fait ses études en russe, et qu’il a en outre vécu de longues années en Russie; il n’est pas capable de comprendre la terminologie juridique et les expressions littéraires en tadjik. Par conséquent, il n’était pas en mesure de comprendre les accusations au cours du procès ou la condamnation prononcée contre lui.

5.8L’auteur reconnaît que le recours à la torture n’a donné lieu à aucune plainte spécifique, mais elle affirme que cette allégation a été formulée devant la Cour et transmise également à de nombreuses organisations gouvernementales et non gouvernementales. De l’avis de l’auteur, les autorités étaient donc pleinement informées des allégations à ce sujet. Cependant, aucune enquête n’a été ordonnée.

5.9L’auteur réaffirme que l’ensemble de l’enquête dont a fait l’objet son fils a été partiale et non objective. Le dossier contenait initialement une plainte pour fraude émanant de la femme d’un certain Khaidar Komilov. Toutefois, les enquêteurs ont par la suite éliminé toute référence à cette personne, en parlant de «l’inconnu Khaidar». Selon l’auteur, en agissant de la sorte, les enquêteurs ont écarté de l’enquête un témoin potentiellement important.

5.10Dans sa lettre du 21 juillet 2003, l’auteur signale qu’en raison de l’angoisse causée par la perspective de son exécution, l’équilibre psychologique de son fils s’est nettement détérioré.

Délibérations du Comité

Décision sur la recevabilité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

6.2Le Comité s’est assuré que la même question n’est pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement, conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif.

6.3En ce qui concerne l’épuisement des recours internes, le Comité observe que, bien que l’auteur n’ait pas formé un recours normal après sa condamnation, son cas a néanmoins été réexaminé par la Cour suprême dans le cadre d’une procédure extraordinaire de recours et que l’État partie n’a pas contesté la recevabilité de la communication pour ce motif. Il considère par conséquent que l’auteur a satisfait aux exigences prévues au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

6.4S’agissant de l’allégation de l’auteur au titre du paragraphe 1 de l’article 14, selon laquelle le procès a été partial du fait de la pression exercée par le public, le Comité considère que l’auteur n’a pas étayé cette plainte aux fins de la recevabilité. Cette partie de la communication est donc irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.5L’auteur soutient que son fils n’a pas été autorisé à bénéficier de l’assistance d’un avocat pendant l’enquête préliminaire, et que même par la suite l’assistance de son avocat est demeurée limitée; le Comité observe à cet égard que ces allégations pourraient soulever des questions au titre de l’article 14, paragraphes 3 b) et d), et il rappelle sa jurisprudence selon laquelle, en particulier dans des affaires se concluant par à une condamnation à la peine capitale, il va de soi que l’inculpé doit bénéficier de l’assistance effective d’un avocat à tous les stades de la procédure. Toutefois, le Comité observe que le fils de l’auteur a bénéficié de l’assistance d’un avocat engagé à titre privé à compter du 23 juillet 2001, y compris donc pendant le procès lui‑même et la procédure de recours extraordinaire, et que l’auteur n’a pas précisé la date du soi‑disant contre‑interrogatoire organisé dans le cadre de l’enquête préliminaire. En outre, le Comité note que, bien que l’auteur ait pu être suspecté des meurtres dès la découverte des corps, il a été informé de son statut de suspect le 11 juin 2001, et officiellement inculpé de meurtre le 30 juillet 2001, c’est‑à‑dire à un moment où il bénéficiait déjà de l’assistance d’un avocat. Le Comité devra examiner au fond le comportement des autorités de l’État partie au regard du paragraphe 2 de l’article 9 et du paragraphe 3 a) de l’article 14; il considère néanmoins, en l’espèce, qu’aucune question au titre du paragraphe 3 b) et d) de l’article 14 n’a été étayée aux fins de la recevabilité.

6.6De même, le Comité considère que l’auteur n’a pas établi, aux fins de la recevabilité, que le paragraphe 3 f) de l’article 14 a été violé du fait des limitations concernant les services d’interprétation fournis à son fils, et la compétence insuffisante de l’interprète. Notant, en particulier, que le jugement du 2 novembre 2001 fait état de la présence d’un interprète, le Comité conclut que cette demande est irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.7S’agissant de la plainte de l’auteur selon laquelle son fils s’est vu refuser le droit de recours, le Comité observe que M. Kurbanov a été représenté par un conseil engagé à titre privé, qui n’a pas formé un pourvoi en cassation régulier. Les raisons de cette situation ne sont pas claires, mais il en a résulté que la condamnation de M. Kurbanov n’a pu être réexaminée que par la voie d’un recours extraordinaire. Dans ces circonstances particulières, le Comité estime que, bien que l’examen ait pu être plus limité que s’il s’était agit d’un pourvoi ordinaire, l’auteur n’a pas étayé, aux fins de la recevabilité, sa plainte au titre du paragraphe 5 de l’article 14. Cette partie de la communication est donc déclarée irrecevable au titre de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.8Considérant que les autres plaintes de l’auteur ont été suffisamment étayées aux fins de la recevabilité, le Comité procède à leur examen au fond.

Examen au fond

7.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication à la lumière de l’ensemble des éléments d’information que lui ont fournis les parties, comme prévu au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

7.2Le Comité a pris note de la plainte de l’auteur selon laquelle son fils a été arrêté un samedi (le 5 mai 2001), et détenu pendant sept jours sans être inculpé. À l’appui de sa plainte, l’auteur fournit une copie du registre de police dans lequel il est indiqué à la date du 7 mai 2001 que son fils a été arrêté parce qu’il était soupçonné de fraude. Elle a déposé plainte au sujet de la détention prétendument illégale de son fils auprès du bureau du Procureur général, le même jour. En outre, le Comité observe que, d’après le jugement du 2 novembre 2001, rendu par la chambre militaire de la Cour suprême, l’auteur a été arrêté le 5 mai 2001. Cette information n’est pas réfutée par l’allégation de l’État partie selon laquelle un mandat d’arrêt a été délivré le 12 mai 2001. En l’absence de toute autre explication de l’État partie, le Comité conclut que M. Kurbanov a été détenu pendant sept jours sans mandat d’arrêt et sans avoir été présenté à un juge. Il en tire la conclusion que ses droits en vertu des paragraphes 2 et 3 de l’article 9 du Pacte ont été violés.

7.3En outre, les documents présentés par l’État partie indiquent qu’après avoir été détenu pour d’autres motifs à partir du 5 mai 2001, M. Kurbanov a été informé, le 11 juin 2001, qu’il était suspecté des meurtres commis le 29 avril 2001, mais il n’a été inculpé de ces crimes que le 30 juillet 2001. Pendant sa détention à compter du 5 mai 2001, et à l’exception de la dernière semaine débutant le 23 juillet 2001, il n’a pas bénéficié de l’assistance d’un avocat. Le Comité considère que le retard dans la présentation des chefs d’inculpation au détenu et la fourniture à ce dernier d’une assistance juridique, a affecté la possibilité qu’avait M. Kurbanov d’assurer sa défense au point de constituer une violation du paragraphe 3 a) de l’article 14 du Pacte.

7.4Le Comité a pris note de la description relativement détaillée de l’auteur concernant les brutalités et autres mauvais traitements auxquels son fils avait été soumis. L’auteur a en outre identifié, par leur nom, quelques‑unes des personnes qui seraient responsables des violences infligées à son fils. Dans sa réponse, l’État partie s’est contenté d’indiquer que ces allégations n’avaient été formulées ni durant l’enquête ni pendant le procès. Le Comité rappelle que la charge de la preuve ne saurait incomber uniquement à l’auteur d’une communication, compte tenu en particulier du fait que l’auteur et l’État partie n’ont pas toujours également accès aux éléments de preuve et que, bien souvent, seul l’État partie a accès aux informations pertinentes. En outre, le simple fait qu’aucune allégation de torture n’ait été formulée au cours de la procédure interne de recours ne saurait être, en tant que tel, retenu contre la victime présumée s’il est fait valoir, comme c’est le cas en l’espèce, qu’une telle allégation avait en réalité été faite au cours du procès lui‑même mais n’avait été ni prise en considération ni suivie d’effet. Compte tenu des précisions données par l’auteur au sujet des prétendus mauvais traitements et de l’absence du compte rendu du procès, et faute de toute autre explication de la part de l’État partie, les allégations de l’auteur doivent être dûment prises en considération. Notant, en particulier, que l’État partie n’a pas enquêté sur les allégations de l’auteur, qui ont pourtant été portées à l’attention des autorités, le Comité considère que les éléments de fait qui lui sont présentés laissent apparaître une violation de l’article 7 du Pacte.

7.5Compte tenu de ce qui précède et étant donné que l’auteur a été condamné sur la base d’aveux obtenus sous la contrainte, le Comité conclut que le paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte a également été violé.

7.6En ce qui concerne la plainte de l’auteur selon laquelle les droits énoncés au paragraphe 1 de l’article 14 ont été violés parce que son fils a été condamné à mort par un tribunal incompétent, le Comité observe que l’État partie n’a ni répondu à cette plainte ni expliqué pour quelle raison le procès en première instance s’est déroulé devant la chambre militaire de la Cour suprême. L’État partie n’ayant fourni aucun élément d’information susceptible de justifier un procès devant une juridiction militaire, le Comité estime que le procès du fils de l’auteur, qui est un civil, et la peine de mort prononcée contre lui ne sont pas conformes aux dispositions du paragraphe 1 de l’article 14.

7.7Le Comité rappelle que la condamnation à la peine capitale à l’issue d’un procès au cours duquel les dispositions du Pacte n’ont pas été respectées constitue une violation de l’article 6 du Pacte. En l’espèce, la condamnation à mort a été prononcée en violation du droit à un procès équitable, consacrée à l’article 14 du Pacte, et, partant, également en violation de l’article 6.

7.8L’État partie n’a fourni aucune réponse aux allégations relativement détaillées de l’auteur selon lesquelles les conditions de détention de son fils après la condamnation constituent une violation de l’article 10 du Pacte. En l’absence de toute explication de l’État partie, il convient de prendre dûment en considération les allégations de l’auteur selon lesquelles la cellule où son fils est incarcéré n’a pas d’eau, est extrêmement froide en hiver et chaude en été, n’est pas suffisamment ventilée et est infestée d’insectes, l’auteur précisant en outre que son fils n’est autorisé à quitter sa cellule qu’une demi‑heure par jour. Se référant à l’Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus, adopté par l’ONU, le Comité estime que les conditions de détention décrites constituent une violation du paragraphe 1 de l’article 10, en ce qui concerne le fils de l’auteur.

8.Le Comité des droits de l’homme, agissant au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques est d’avis que les faits dont il est saisi révèlent une violation des droits de M. Kurbanov au titre de l’article 7, des paragraphes 2 et 3 de l’article 9, de l’article 10, des paragraphes 1 et 3 a) et g) de l’article 14 et de l’article 6 du Pacte.

9.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, le fils de l’auteur a droit à un recours utile donnant lieu à une indemnisation, et à un nouveau procès devant une juridiction de droit commun, offrant toutes les garanties prévues à l’article 14; en cas d’impossibilité, il devrait être libéré. L’État partie a l’obligation de prendre les mesures nécessaires afin d’empêcher de semblables violations à l’avenir.

10.Considérant qu’en devenant partie au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité était compétent pour déterminer si le Pacte avait été ou non violé, et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa compétence les droits reconnus dans le Pacte, et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est également prié de publier les constatations du Comité.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

HH. Communication n o  1117/2002, Khomidov c. Tadjikistan (Constatations adoptées le 29 juillet 2004, quatre ‑vingt ‑unième session)*

Présentée par:

Mme Saodat Khomidova(non représentée par un conseil)

Au nom de:

M. Bakhrom Khomidov (fils de l’auteur)

État partie:

Tadjikistan

Date de la communication:

17 septembre 2002 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en application de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 29 juillet 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1117/2002 présentée au nom de M. Bakhrom Khomidov en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication, datée du 17 septembre 2002, est Mme Saodat Khomidova, de nationalité tadjike. Elle présente la communication au nom de son fils, Bakhrom Khomidov, citoyen tadjik né en 1968, condamné à mort par la Chambre criminelle de la Cour suprême le 12 septembre 2001 et actuellement en attente d’exécution à Douchanbé. Elle affirme que son fils est victime de violations par le Tadjikistan des paragraphes 1 et 2 de l’article 6, des articles 7 et 9, ainsi que des paragraphes 1 et 3 b) et g) de l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. La communication semble également soulever des questions au titre du paragraphe 3 e) de l’article 14 du Pacte, bien que cette disposition n’ait pas été directement invoquée. L’auteur n’est pas représentée par un conseil.

1.2Le 27 septembre 2002, le Comité des droits de l’homme, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial pour les nouvelles communications et les mesures provisoires, a prié l’État partie de ne pas procéder à l’exécution de M. Khomidov tant que la communication était en cours d’examen devant le Comité. Aucune réponse n’a été reçue de l’État partie.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Dans la nuit du 26 au 27 février 2000, les voisins de l’auteur, M. et Mme Pirnozarov, ont été tués par balle à leur domicile. Le 25 mai 2000, le fils de l’auteur a été arrêté près du domicile de sa mère à Douchanbé, et aucune explication ne lui aurait été donnée sur les motifs de son arrestation. La police aurait été aidée par des amis et des parents de M. et Mme Pirnozarov.

2.2La famille de M. Khomidov n’a pas été informée de son arrestation. Ses proches ont essayé sans succès de savoir où il était; ils ont simplement appris 10 jours plus tard qu’il avait été arrêté par la police en relation avec cette affaire. M. Khomidov aurait été inculpé de meurtre un mois après son arrestation.

2.3M. Khomidov aurait été détenu pendant quatre mois dans trois bureaux de district différents de la police, car la police voulait le forcer à avouer plusieurs autres crimes. Les conditions d’incarcération dans ces locaux auraient été totalement inadaptées à une détention de longue durée. Aucun membre de sa famille n’a pu le voir avant son transfert dans le centre de détention et d’enquête, en octobre 2000. Les visites ont toujours eu lieu avec la présence rapprochée des enquêteurs ou du personnel du centre de détention.

2.4Aucun avocat n’a été désigné pour assister le fils de l’auteur après son arrestation; il n’a pas été informé de son droit d’être représenté par un avocat. Ce n’est qu’au bout de deux mois qu’un avocat choisi par les enquêteurs lui a été attribué. Selon l’auteur, cet avocat était incompétent et a fait le jeu de l’accusation sans s’entretenir avec la famille des progrès de l’instruction. Les consultations entre l’avocat et le fils de l’auteur se tenaient toujours en présence des enquêteurs.

2.5L’auteur affirme que son fils a été torturé à l’électricité et a été battu tout au long de l’instruction, pour l’obliger à signer des aveux écrits préparés à l’avance par les enquêteurs; la majorité de ces aveux ont été signés en l’absence d’un avocat. L’auteur indique le nom des agents travaillant pour l’accusation qui, selon elle, ont torturé son fils. Elle affirme que son fils a été frappé à coups de matraque et sur certaines parties du corps avec une barre métallique envoyant des décharges électriques, ce qui lui a causé des blessures à la tête et à la poitrine. Elle affirme aussi que son fils lui a montré ses doigts déformés à la suite de ces tortures.

2.6M. Khomidov a été accusé de faire partie d’un gang dirigé par un certain N. I., spécialisé dans les vols. Il a été inculpé de vol (10 chefs) et aurait été le seul membre du groupe à être poursuivi (cinq autres personnes soupçonnées d’appartenir à ce gang ont été tuées lors d’une opération de police en mai 2000); il a été également inculpé de voies de fait envers le conducteur d’une voiture dont il s’est emparée; il a été accusé en outre de détention et d’entreposage illégaux d’armes, de participation à un attentat contre des troupes gouvernementales et d’avoir tenté de faire sauter la maison d’un inspecteur de police. M. Khomidov a également été soumis à des pressions psychologiques étant donné que des membres de la famille de M. et Mme Pirnozarov ont, avec l’appui de la police, incendié sa maison et contraint sa femme et ses enfants à partir tandis que la police confisquait illégalement sa voiture et ses meubles. La fabrique de son père a été détruite et ses animaux ont été emmenés ailleurs; son père a été frappé à coups de crosse de fusil. C’est la police qui l’aurait tenu informé de ces incidents afin d’exercer davantage de pressions sur lui.

2.7L’auteur affirme en outre qu’une grande partie de la procédure d’instruction a été menée en l’absence de l’avocat, de sorte que les preuves ainsi recueillies sont illégales et irrecevables.

2.8Le juge de la Cour suprême, S. K., se serait comporté en accusateur. Les requêtes de l’avocat de M. Khomidov ont été rejetées, en particulier lorsqu’il a sollicité l’autorisation de citer de nouveaux témoins et a demandé qu’un médecin examine l’accusé pour déterminer si ses blessures résultaient des tortures auxquelles il avait été soumis. Le seul témoin du crime était la fille des voisins, âgée de 5 ans, et elle était la seule à avoir identifié M. Khomidov comme étant le coupable. Selon l’auteur, l’enfant avait été manipulée par la police. S’agissant de l’épisode de la voiture détournée, l’auteur soutient que les témoins oculaires n’ont pas reconnu son fils lors d’une séance d’identification et au tribunal.

2.9Le 12 septembre 2001, la Cour suprême a reconnu M. Khomidov coupable de toutes les charges pesant contre lui et l’a condamné à mort. Selon l’auteur, la peine de mort a été prononcée parce que le juge avait peur de faire l’objet de persécutions de la part de la famille de la victime. Le 13 novembre 2001, statuant en appel, la Chambre criminelle de la Cour suprême a confirmé la décision. Le 3 octobre 2002, le Président du Tadjikistan a refusé d’accorder la grâce au fils de l’auteur.

2.10L’auteur ajoute que d’après son fils, en août 2002 plusieurs enquêteurs ont rendu visite à ce dernier dans le quartier des condamnés à mort et lui ont demandé d’avouer qu’il était l’auteur d’autres crimes non élucidés qui s’étaient produits quatre ou cinq ans auparavant, y compris le meurtre de certains membres du Parlement. On lui a apparemment dit que puisqu’il était condamné à mort, le fait d’avouer un ou deux crimes de plus ne changerait rien à sa situation.

2.11Le 26 janvier 2004, l’auteur a prié le Comité de réitérer sa demande de mesures provisoires de protection étant donné qu’elle avait été officieusement informée que l’exécution était prévue pour le début de février.

2.12Le 31 mars 2004, l’auteur a informé le Comité qu’elle avait vu son fils le 27 mars et qu’elle avait trouvé que son état de santé physique et psychologique s’était détérioré. Il était très nerveux, avait hurlé pendant toute la visite, disant qu’il ne pouvait plus vivre dans une telle incertitude et qu’il préférait être exécuté. Il aurait menacé de se suicider. Selon elle, il avait aussi des problèmes de peau (démangeaisons permanentes), une «tumeur» au thorax et d’autres problèmes de santé mais il n’avait pas reçu de soins médicaux ni été examiné par un médecin.

2.13L’auteur réaffirme que les enquêteurs ont demandé à son fils d’avouer d’autres crimes. Elle prétend qu’il a été battu par les enquêteurs car il portait des traces de coups sur le corps et avait des égratignures au visage. Elle n’avait pas porté plainte à ce sujet auprès des autorités, craignant qu’on fasse encore plus de mal à son fils ou qu’on l’exécute.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que les droits consacrés à l’article 7 du Pacte ont été violés parce que son fils a été battu et torturé en détention.

3.2Les paragraphes 1 et 2 de l’article 9 auraient été violés parce que M. Khomidov a été détenu illégalement, pendant longtemps, sans être informé des charges pesant contre lui.

3.3Le paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte aurait été violé parce que le tribunal n’a pas observé son obligation d’impartialité et d’indépendance. À cet égard, l’allégation de l’auteur selon laquelle le juge avait, sous la pression de la famille des victimes du meurtre, refusé d’ordonner un examen médical de M. Khomidov pour vérifier si ses blessures résultaient des tortures subies, ou de faire comparaître des témoins à décharge peut soulever des questions au titre du paragraphe 3 e) de l’article 14 du Pacte, bien que celui‑ci ne soit pas expressément invoqué.

3.4L’auteur fait valoir une violation du paragraphe 3 b) de l’article 14 du fait que son fils n’a pas disposé du temps nécessaire pour préparer sa défense et qu’il n’a pas pu s’entretenir avec son avocat suffisamment longtemps et dans des conditions appropriées.

3.5Le paragraphe 3 g) de l’article 14 aurait aussi été violé étant donné que M. Khomidov a été forcé de témoigner contre lui‑même sous la contrainte.

3.6Enfin, l’auteur affirme que le droit à la vie garanti aux paragraphes 1 et 2 de l’article 6 du Pacte a été violé, parce qu’il a été condamné à mort à l’issue d’un procès au cours duquel les garanties prévues à l’article 14 du Pacte n’ont pas été respectées.

Délibérations du Comité

4.En date des 18 septembre 2002, 2 décembre 2003, 28 janvier 2004 et 14 avril 2004, le Comité a demandé à l’État partie de lui fournir des informations sur la recevabilité et sur le fond de la communication. Le Comité note qu’il ne les a toujours pas reçues. Il regrette que l’État partie n’ait donné aucune information quant à la recevabilité ou au fond des allégations de l’auteur. Il rappelle que le Protocole facultatif prévoit implicitement que les États parties communiquent au Comité toutes les informations dont ils disposent. En l’absence de réponse de l’État partie, le Comité doit accorder le crédit voulu aux affirmations de l’auteur, dans la mesure où elles sont dûment étayées.

Décision sur la recevabilité

5.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

5.2Le Comité note que la même question n’est pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale et que les recours internes ont été épuisés. Aucune réponse de l’État partie contestant cette conclusion n’a été reçue. Les conditions énoncées au paragraphe 2 a) et b) de l’article 5 du Protocole facultatif ont donc été remplies.

5.3Le Comité considère que les allégations de l’auteur ont été suffisamment étayées aux fins de la recevabilité en ce qu’elles semblent soulever des questions au titre des articles 6, 7 et 9 du Pacte, ainsi que des paragraphes 1 et 3 b), e) et g) de l’article 14. Il procède donc à leur examen quant au fond.

Examen au fond

6.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées conformément aux dispositions du paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

6.2Le Comité a pris note de la description détaillée des actes de torture auxquels le fils de l’auteur a été soumis afin qu’il s’avoue coupable. L’auteur a identifié nommément plusieurs des personnes qui auraient participé aux actions précitées. Compte tenu des circonstances, et faute de toute explication de l’État partie sur ce point, il convient d’accorder le crédit voulu à ses allégations. L’auteur ayant présenté des informations détaillées quant aux formes de tortures physiques et morales qui ont été infligées à son fils durant sa détention provisoire (voir par. 2.5 et 2.6), le Comité estime que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 7 du Pacte.

6.3L’auteur a déclaré que son fils avait été détenu pendant un mois sans être informé des charges retenues contre lui et que sa détention était illégale dans la mesure où il n’avait pas été présenté dans le plus court délai devant un juge ou une autre autorité habilitée par la loi à se prononcer sur la légalité de sa détention. En l’absence de toute observation de l’État partie, il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur. Le Comité considère par conséquent que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des paragraphes 1 et 2 de l’article 9 du Pacte.

6.4Le Comité a pris note des allégations de l’auteur selon lesquelles son fils n’a bénéficié de l’assistance d’un avocat qu’un mois après avoir été inculpé de plusieurs infractions, et du fait que les entretiens entre celui‑ci et l’avocat qui lui a été ultérieurement assigné par les enquêteurs ont eu lieu en présence de ces derniers, en violation du paragraphe 3 b) de l’article 14. Le Comité considère que le moment où le fils de l’auteur a bénéficié de l’assistance d’un avocat avant le procès et les conditions dans lesquelles cette assistance a été assurée, tels qu’ils ont été signalés par l’auteur, ont considérablement nui à la préparation de sa défense par l’accusé. En l’absence de la moindre explication de la part de l’État partie, le Comité estime que les faits dont il est saisi révèlent une violation des droits de M. Khomidov, garantis au paragraphe 3 b) de l’article 14 du Pacte.

6.5Le Comité a pris note du grief de l’auteur qui affirme que le procès de M. Khomidov avait été inéquitable parce que le tribunal n’avait pas respecté son obligation d’impartialité et d’indépendance (voir plus haut les paragraphes 2.8 et 2.9). Il a également pris note de l’affirmation de l’auteur selon laquelle l’avocat de son fils avait demandé au tribunal l’autorisation de citer des témoins à décharge et de faire examiner M. Khomidov par un médecin afin de déterminer si ses blessures résultaient des tortures qui lui avaient été infligées pour le contraindre aux aveux, mais que le juge avait refusé sans donner de raison. L’État partie n’ayant apporté aucune information pertinente, le Comité conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des paragraphes 1 et 3 e) et g) de l’article 14 du Pacte.

6.6En ce qui concerne la plainte de l’auteur qui affirme que le droit à la vie garanti à l’article 6 du Pacte a été violé, le Comité rappelle sa jurisprudence constante et réaffirme que prononcer la peine capitale à l’issue d’un procès au cours duquel les dispositions du Pacte n’ont pas été respectées constitue une violation de l’article 6 du Pacte, si la condamnation n’est pas susceptible d’appel. En l’espèce, la condamnation à mort a été prononcée en violation du droit à un procès équitable énoncé à l’article 14 du Pacte et, partant, également en violation de l’article 6.

7.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte, est d’avis que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 7, des paragraphes 1 et 2 de l’article 9 et des paragraphes 1 et 3 b), e), et g) de l’article 14, lus conjointement avec l’article 6 du Pacte.

8.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’accorder à M. Khomidov un recours utile donnant lieu à une commutation de la peine capitale à laquelle il a été condamné, à une indemnisation et à un nouveau procès qui offre toutes les garanties prévues à l’article 14 ou, en cas d’impossibilité, à sa remise en liberté. L’État partie a l’obligation de prendre les mesures nécessaires pour que des violations analogues ne se reproduisent pas à l’avenir.

9.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y a eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité à rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

II. Communication n o 1136/2002, Borzov c. Estonie (Constatations adoptées le 26 juillet 2004, quatre ‑vingt ‑unième session)*

Présentée par:

M. Vjatšeslav Borzov(non représenté par un conseil)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Estonie

Date de la communication:

2 novembre 2001 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 26 juillet 2001,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1136/2002 présentée au nom de M. Vjatšeslav Borzov en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.L’auteur de la communication est M. Vjatšeslav Borzov, né à Kurganinsk (Russie) le 9 août 1942, résidant actuellement en Estonie et qui affirme être apatride. Il se déclare victime de violations par l’Estonie de l’article 26 du Pacte. Il n’est pas représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1De 1962 à 1967, l’auteur a étudié à l’École supérieure de marine de Sébastopol pour devenir ingénieur électrochimiste dans l’armée. Après son diplôme, il a servi au Kamchatka jusqu’en 1976, puis à Tallinn en tant que responsable d’une usine militaire jusqu’en 1986. Le 10 novembre 1986, l’auteur a été démobilisé au rang de capitaine pour raisons de santé. L’auteur occupe depuis 1988 un poste de chef de département dans une entreprise privée et il est marié à une femme naturalisée Estonienne. L’Estonie a accédé à l’indépendance en 1991.

2.2Le 28 février 1994, l’auteur a demandé la nationalité estonienne. En 1994, un accord est entré en vigueur entre l’Estonie et la Fédération de Russie concernant le retrait des troupes stationnées sur le territoire estonien (ci‑après dénommé le traité de 1994). En 1995, l’auteur a obtenu un permis de séjour en vertu des dispositions de la loi sur les étrangers relatives aux personnes qui s’étaient installées en Estonie avant 1990. En 1996, un accord est entré en vigueur entre l’Estonie et la Fédération de Russie concernant la réglementation des garanties sociales accordées aux officiers retraités des forces armées de la Fédération de Russie sur le territoire de la République d’Estonie (ci‑après dénommé le traité de 1996), en vertu duquel la pension de retraite de l’auteur était versée par la Fédération de Russie. Le 29 septembre 1998, à la suite de retards dus à des lacunes dans les archives, le Gouvernement estonien, par décret no931‑k, a rejeté la demande de l’auteur en application de l’article 8 de la loi de 1938 sur la nationalité, ainsi que de l’article 32 de la loi de 1995 sur la nationalité qui interdit l’octroi de la nationalité à un officier des forces armées d’un État étranger qui a été relevé de ses fonctions ou a pris sa retraite.

2.3Le 23 avril 1999, le tribunal de première instance de Tallinn (section administrative) a débouté l’auteur du recours qu’il avait formé contre la décision de rejet de sa demande, au motif que même si la loi de 1938 (qui s’appliquait à l’auteur) ne comprenait pas expressément l’interdiction prévue à l’article 32 de la loi de 1995, le Gouvernement était en droit de rejeter la demande. Le 7 juin 1999, la cour d’appel de Tallinn a accepté l’appel formé par l’auteur contre la décision du tribunal de première instance et a jugé illégal le rejet de la demande de l’auteur par le Gouvernement. Elle a estimé qu’en invoquant simplement une disposition générale de la loi au lieu d’exposer les raisons particulières pour lesquelles la demande de l’auteur était rejetée, le Gouvernement n’avait pas suffisamment motivé sa décision et qu’il n’était donc pas possible d’établir si les droits de l’auteur à l’égalité avaient été violés.

2.4Le 22 septembre 1999, après avoir réexaminé l’affaire, le Gouvernement a de nouveau rejeté la demande pour des raisons de sécurité nationale par le décret no 1001‑k. Il a expressément tenu compte de l’âge de l’auteur, de ses années d’études (1962‑1967), de ses années de service dans les forces armées d’un «pays étranger» (1967‑1986), de son admission dans le corps des réservistes au rang de capitaine (en 1986) et du fait que sa pension de retraite militaire était versée par la Fédération de Russie en vertu de l’article 2, paragraphe 3, du traité de 1996.

2.5Le 4 octobre 2000, le tribunal administratif de Tallinn a rejeté, en première instance, le recours formé par l’auteur contre le nouveau rejet de sa demande. Il a conclu que l’octroi de la nationalité n’avait pas été refusé parce que l’auteur avait réellement agi contre l’État estonien et sa sécurité compte tenu de ses circonstances personnelles mais parce que, pour les raisons citées, l’auteur était en position d’agir contre la sécurité nationale de l’Estonie. Le 25 janvier 2001, la cour d’appel de Tallinn a débouté l’auteur de son appel. Estimant que la loi sur la nationalité, telle qu’amendée en 1999, était applicable en l’espèce, la cour a jugé que le Gouvernement était raisonnablement parvenu à la conclusion que, pour les raisons citées, la sécurité nationale pouvait justifier le refus de la nationalité estonienne à l’auteur. Elle a fait observer qu’il n’était pas nécessaire d’établir que l’auteur représentait une menace individuelle spécifique, puisqu’il n’avait pas été accusé de se livrer à des activités contre l’État estonien ou sa sécurité.

2.6L’auteur a déposé un pourvoi en cassation auprès de la Cour suprême au motif que la loi applicable était en fait la loi de 1938 et que le décret du Gouvernement lui refusant la nationalité n’était pas suffisamment motivé car il renvoyait simplement à la loi et citait des circonstances factuelles. D’après l’auteur, ces circonstances ne prouvaient pas qu’il représentait une menace pour la sécurité nationale. Il a également fait valoir que la juridiction inférieure n’avait pas déterminé si le rejet de sa demande constituait en fait une discrimination fondée sur son appartenance à un groupe social particulier, en violation de l’article 12 de la Constitution. Le 21 mars 2001, le Comité de sélection des recours de la Cour suprême a refusé à l’auteur l’autorisation de former recours.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur se déclare victime d’une discrimination fondée sur son origine sociale, ce qui est contraire à l’article 26 du Pacte. Il affirme que l’article 21 1) de la loi sur la nationalité impose une restriction injustifiable et déraisonnable aux droits de la personne fondée sur l’origine ou la situation sociale. Selon lui, la loi part de l’hypothèse que tous les étrangers qui ont servi dans l’armée constituent une menace pour la sécurité nationale estonienne, quelles que soient les caractéristiques de leurs années de service ou de formation. L’auteur fait valoir que rien ne prouve que les militaires retraités en général, ni que lui‑même en particulier, représentent une telle menace et observe à ce propos qu’au lieu de révoquer son permis de séjour pour raisons de sécurité nationale, l’Estonie l’a au contraire prolongé de cinq ans. Il affirme en outre que le rejet de sa demande pour de tels motifs serait contraire à un principe de droit international selon lequel ne pourraient être considérées comme ayant servi dans des forces militaires étrangères les personnes qui, avant d’obtenir la nationalité, étaient engagées dans les forces armées d’un pays dont elles étaient ressortissantes.

3.2L’auteur affirme que le caractère discriminatoire de la loi est confirmé par l’article 21 2) de la loi sur la nationalité de 1995, qui dispose que la nationalité estonienne peut être accordée à «une personne qui a pris sa retraite des forces armées d’un État étranger si elle est mariée depuis au moins cinq ans à une personne qui a obtenu la nationalité par naissance [et non par naturalisation] et si le mariage n’est pas dissous». Il se demande en quoi les risques pour la sécurité nationale peuvent être considérés moindres ou inexistants en cas de mariage à un(e) Estonien(ne). En conséquence, il se déclare également victime d’une discrimination fondée sur l’état civil de son épouse.

3.3L’auteur affirme que, compte tenu de cette situation, quelque 200 000 personnes, soit 15 % de la population, résident en permanence dans l’État partie mais restent apatrides. Étant donné qu’il y a eu violation de l’article 26, il demande à être indemnisé pour préjudice pécuniaire et moral ainsi que pour les frais de justice qu’il a engagés.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans ses observations du 30 juin 2003, l’État partie a contesté à la fois la recevabilité et le fond de la communication. Pour ce qui est de la recevabilité, il affirme que l’auteur n’a pas épuisé les recours internes et que la communication est incompatible avec les dispositions du Pacte et manifestement dénuée de fondement. Pour ce qui est du fond, il soutient que les faits ne font apparaître aucune violation du Pacte.

4.2L’État partie fait valoir que l’auteur n’a pas demandé au tribunal administratif de solliciter l’ouverture d’une procédure de contrôle de constitutionnalité pour faire déclarer inconstitutionnelle la loi sur la nationalité. Il se réfère à cet égard à une décision du 5 mars 2001 dans laquelle la Chambre de contrôle de la constitutionnalité, sur renvoi du tribunal administratif, a déclaré inconstitutionnelles les dispositions de la loi sur les étrangers en vertu desquelles le requérant s’était vu refuser un permis de séjour. En outre, se référant à un arrêt de la Cour suprême en date du 10 mai 1996 concernant la Convention relative aux droits de l’enfant, l’État partie observe que la Cour suprême peut invalider toute loi nationale qui n’est pas conforme aux instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme.

4.3L’État partie fait observer que l’égalité devant la loi et la protection contre la discrimination étant des droits protégés tant par la Constitution que par le Pacte, un recours en inconstitutionnalité aurait été disponible et utile. Au vu de la jurisprudence récente de la Cour suprême, l’État partie estime qu’un tel recours aurait dû être présenté et aurait eu des chances raisonnables d’aboutir.

4.4L’État partie fait en outre valoir que l’auteur n’a pas formé de recours auprès du Chancelier juridique aux fins de vérifier si la loi contestée était ou non conforme à la Constitution ou au Pacte. Le Chancelier juridique a compétence pour proposer la révision d’une loi jugée inconstitutionnelle ou, sinon, pour adresser une requête à cet effet à la Cour suprême qui, «dans la plupart des cas», a fait droit à ce type de requête. En conséquence, si l’auteur ne s’estimait pas en mesure de présenter un recours en inconstitutionnalité, il pouvait s’adresser au Chancelier juridique.

4.5En tout état de cause, l’État partie affirme que l’auteur n’a pas invoqué la discrimination fondée sur l’état civil de sa femme devant les tribunaux locaux et que cette partie de la communication doit donc être rejetée pour non‑épuisement des recours internes.

4.6L’État partie soutient en outre que la communication est irrecevable car incompatible avec les dispositions du Pacte. Il fait observer que le droit à la nationalité, et qui plus est à une nationalité donnée, n’est pas consacré par le Pacte et que le droit international n’oblige aucun État à octroyer sans condition la nationalité à une personne résidant en permanence sur son territoire, mais confère au contraire à tous les États le droit de définir qui peut acquérir la nationalité et de quelle manière. Ce faisant, l’État a également le droit et l’obligation de protéger sa population, notamment pour des raisons de sécurité nationale. L’État partie se réfère à l’affaire VMRB c. Canada, dans laquelle le Comité a conclu que l’expulsion d’un étranger ne constituait pas une violation des articles 18 et 19 du Pacte et qu’il ne lui appartenait pas de contrôler la façon dont un État souverain évalue le danger que représente un étranger pour la sécurité nationale. En conséquence, l’État partie affirme que le refus d’octroyer la nationalité pour des raisons de sécurité nationale ne porte et ne saurait porter atteinte à l’un quelconque des droits de l’auteur reconnus par le Pacte. La plainte est donc irrecevable ratione materiae au regard du Pacte.

4.7Pour les raisons de fond exposées ci‑après, l’État partie affirme également que la communication est manifestement dénuée de fondement car elle ne fait apparaître aucune violation du Pacte.

4.8Quant au fond de la plainte au titre de l’article 26, l’État partie renvoie à la jurisprudence établie du Comité selon laquelle les différences de traitement ne constituent pas toutes une discrimination et sont compatibles avec l’article 26 lorsqu’elles sont fondées sur des critères raisonnables et objectifs. Il fait valoir que la loi exclut du bénéfice de la nationalité les personnes ayant servi en tant que membres professionnels dans les forces armées d’un État étranger pour des raisons historiques et que cette exclusion doit également être considérée à la lumière du traité conclu avec la Fédération de Russie concernant le statut et les droits des anciens officiers de l’armée.

4.9L’État partie précise qu’au 31 août 1994 les troupes de la Fédération de Russie s’étaient retirées du pays conformément au traité de 1994. Le statut économique et social des militaires retraités était régi par le traité de 1996, en vertu duquel les retraités et leur famille recevaient un permis de séjour en Estonie s’ils en avaient fait la demande et sur la base des listes fournies par la Fédération de Russie. L’auteur a donc reçu un permis de séjour lui donnant le droit de rester dans le pays après le retrait des troupes russes. Toutefois, le traité n’obligeait pas l’Estonie à accorder la nationalité aux personnes qui avaient servi en tant que membres professionnels dans les forces armées d’un État étranger. Comme la situation de l’auteur est régie par un traité distinct, l’État partie fait valoir que le Pacte ne s’applique pas en l’espèce.

4.10L’État partie soutient que la restriction imposée à l’octroi de la nationalité est nécessaire pour des raisons de sécurité nationale et d’ordre public. Dans une société démocratique, elle est en outre indispensable à la protection de la souveraineté de l’État, et elle est proportionnelle à l’objectif énoncé dans la loi. Dans sa décision, le Gouvernement a indiqué les raisons motivant son refus qui, de l’avis de l’État partie, étaient valables et suffisantes. Lors de l’adoption de la loi en question, il a également été tenu compte du fait que, dans certaines circonstances, d’anciens membres des forces armées pourraient nuire à l’État estonien de l’intérieur, notamment des réservistes, dans la mesure où ils connaissent parfaitement la situation de l’Estonie et peuvent être appelés à servir dans les forces armées d’un État étranger.

4.11L’État partie souligne que la demande de nationalité n’a pas été rejetée du fait de l’origine sociale de l’auteur mais pour des raisons de sécurité bien particulières. S’agissant de la disposition de la loi en vertu de laquelle une personne mariée à un(e) Estonien(ne) de naissance peut obtenir la nationalité, l’État partie affirme qu’elle est sans incidence en l’espèce puisque la demande de nationalité de l’auteur n’a été rejetée que pour des raisons de sécurité nationale. Même si l’épouse de l’auteur avait été estonienne de naissance, le Gouvernement aurait dû évaluer de la même manière le risque que l’auteur présentait pour la sécurité nationale avant d’accorder la nationalité. L’État partie invite le Comité à s’en remettre, pour les faits et les éléments de preuve, à l’évaluation de ce risque qui a été faite par le Gouvernement et confirmée par les tribunaux.

4.12L’État partie affirme donc que l’auteur a été traité de la même façon que tous ceux qui ont servi en tant que membres professionnels dans les forces armées d’un État étranger, la loi n’autorisant pas que la nationalité leur soit accordée. Étant donné qu’aucune distinction n’a été faite sur la base de l’état civil de l’épouse de l’auteur (la décision ayant été prise pour des raisons de sécurité nationale), l’auteur n’a été victime d’aucune discrimination fondée sur sa situation familiale ou sociale. L’État partie fait valoir que la décision, conforme à la loi, n’a rien d’arbitraire et n’a pas eu de conséquences néfastes pour l’auteur, qui continue de vivre en Estonie avec sa famille en vertu d’un permis de séjour. Par ailleurs, l’allégation de violation massive des droits qui se serait produite dans d’autres affaires ne devrait pas être retenue car ce serait une actio popularis.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Dans une lettre du 27 août 2003, l’auteur a répondu aux observations de l’État partie. Il affirme tout d’abord que sa plainte n’est pas fondée sur les dispositions de la loi sur la nationalité concernant les personnes dont les conjoints sont Estoniens de naissance. Il conteste en revanche l’article 21 1) de ladite loi qu’il estime contraire au Pacte au motif qu’il ne repose sur aucun critère raisonnable et objectif et qu’il ne répond pas à un but légitime de manière proportionnée. Dans toutes les procédures engagées au plan interne, il a invoqué en vain le caractère discriminatoire de cet article. De l’avis de l’auteur, le rejet par les tribunaux de ses griefs fondés sur la discrimination montre qu’on lui a refusé l’égale protection de la loi et qu’il ne dispose d’aucun recours utile.

5.2S’agissant de la possibilité de saisir le Chancelier juridique, l’auteur observe que ce dernier lui a conseillé d’engager une action judiciaire. L’auteur souhaitait contester une décision individuelle et non une loi d’application générale, du ressort du Chancelier. En tout état de cause, ce dernier est tenu de rejeter toute demande concernant une affaire qui fait ou a fait l’objet d’une procédure judiciaire.

5.3Sur le fond, l’auteur renvoie à la jurisprudence établie du Comité selon laquelle les protections offertes par l’article 26 s’appliquent à tous les textes législatifs adoptés par l’État partie, y compris la loi sur la nationalité. Il se déclare victime d’une violation de son droit à l’égalité devant la loi car un certain nombre (non précisé) de personnes en Estonie ont obtenu la nationalité estonienne alors qu’elles avaient servi dans les forces armées d’un État étranger (y compris de l’ex‑URSS). En conséquence, le refus opposé à l’auteur est arbitraire et dépourvu d’objectivité, et il constitue une violation du principe de l’égalité devant la loi.

5.4L’auteur note qu’en raison du refus de l’État partie de lui accorder la nationalité, il reste apatride, alors qu’aux termes de l’article 15 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, tout individu a droit à une nationalité et nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité. À ce propos, il fait valoir que l’article 26 impose également à l’État partie l’obligation de remédier à la discrimination subie par l’auteur et de nombreuses personnes qui sont arrivées en Estonie après 1940 et n’ont que le statut de résident permanent.

5.5L’auteur réfute l’argument selon lequel sa demande de nationalité a été rejetée deux fois pour des raisons de sécurité nationale. Dans le premier cas, sa demande et celles de 35 autres personnes ont été rejetées au seul motif de leur ancienne appartenance aux forces armées de l’ex‑URSS. Dans le second, les arguments avancés concernaient sa situation personnelle telle qu’exposée plus haut. De l’avis de l’auteur, l’argument selon lequel il constitue une menace pour la sécurité nationale est en contradiction avec d’autres textes dans la mesure où son permis de séjour a été prolongé de cinq ans, alors que la loi sur les étrangers dispose qu’une personne constituant une menace pour la sécurité nationale ne peut obtenir de permis de séjour ou faire prolonger son permis en cours et doit être expulsée. L’auteur soutient qu’il ne répond à aucun des critères de risque pour la sécurité de l’État énoncés dans la loi sur les étrangers.

5.6L’auteur affirme au contraire qu’il n’a jamais constitué ni ne constitue actuellement une telle menace. Il se décrit comme un électricien à la retraite et apatride, qui n’a pas de casier judiciaire et n’a jamais fait l’objet de poursuites. En outre, étant apatride, il ne peut être appelé à servir dans les forces armées d’un État étranger. Lui refuser la nationalité n’étant pas une nécessité d’ordre social, il n’y a pas de raison suffisante et valable de le traiter de manière discriminatoire.

5.7L’auteur observe également qu’en vertu du traité de 1996 les militaires démobilisés (à l’exception de ceux constituant une menace pour la sécurité nationale) se voient garantir le droit de résider en Estonie (art. 2 1)), et l’État partie s’engage à leur assurer l’exercice de leurs droits et libertés conformément au droit international (art. 6). Il souligne que, contrairement à ce que l’État partie laisse entendre, il n’a pas obtenu de permis de séjour en vertu du traité de 1996: le premier permis lui a été délivré en 1995 en tant qu’étranger arrivé en Estonie avant juillet 1990 et jouissant du statut de résident permanent conformément à l’article 20 2) de la loi sur les étrangers.

5.8L’auteur ajoute que les traités de 1994 et 1996 ne traitent pas de la question de la nationalité ou de l’apatridie des anciens militaires et sont donc sans pertinence pour la présente plainte fondée sur le Pacte. Il réfute aussi l’argument selon lequel des raisons historiques peuvent justifier la discrimination dont il serait victime. Il souligne qu’après la dissolution de l’URSS, il est devenu apatride contre son gré et que l’État partie, dans lequel il vit depuis longtemps, refuse systématiquement de lui accorder la nationalité. Il se demande donc s’il devra rester apatride toute sa vie.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Comme il est tenu de le faire en vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité s’est assuré que la même question n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Dans la mesure où l’auteur se plaint d’une discrimination fondée sur l’origine sociale ou l’état civil de sa femme, le Comité observe que l’auteur n’a jamais soulevé cette question devant les juridictions internes. Cette plainte doit donc être déclarée irrecevable au titre du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif pour non‑épuisement des recours internes.

6.4S’agissant de l’affirmation de l’État partie selon laquelle le grief fondé sur la violation de l’article 26 est également irrecevable au motif que des recours constitutionnels auraient pu être formés, le Comité note que l’auteur a systématiquement fait valoir devant les juridictions internes, jusqu’à la Cour suprême, que le rejet de sa demande de nationalité pour des raisons de sécurité nationale constituait une violation de ses droits à l’égalité garantis par la Constitution estonienne. Étant donné que les tribunaux ont rejeté ces arguments, le Comité considère que l’État partie n’a pas démontré quelles étaient les chances de succès d’un tel recours. Par ailleurs, le Comité fait observer que l’auteur n’avait plus la possibilité de saisir le Chancelier juridique une fois des procédures engagées devant les juridictions internes. En conséquence, ce grief n’est pas irrecevable pour non‑épuisement des recours internes.

6.5Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel le Pacte serait inapplicable ratione materiae, l’Estonie ayant conclu, après avoir ratifié le Pacte, le traité de 1994 avec la Fédération de Russie concernant la délivrance de permis de séjour aux anciens militaires russes retraités. Il considère toutefois que, conformément aux principes généraux du droit des traités, consacrés aux articles 30 et 41 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, l’entrée en vigueur ultérieure d’un traité bilatéral ne détermine pas l’applicabilité du Pacte.

6.6S’agissant des autres arguments de l’État partie, le Comité note que l’auteur n’a pas revendiqué en tant que tel le droit à la nationalité, mais fait valoir que le rejet de sa demande pour des raisons de sécurité nationale constitue une violation de son droit à la non‑discrimination et à l’égalité devant la loi. Ce grief relève donc de l’article 26 et, de l’avis du Comité, est suffisamment étayé aux fins de la recevabilité.

Examen au fond

7.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été soumises par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

7.2S’agissant du fond du grief qu’il juge recevable au titre de l’article 26, le Comité renvoie à sa jurisprudence selon laquelle un individu peut être privé de son droit à l’égalité devant la loi si une disposition légale lui est appliquée de manière arbitraire, c’est‑à‑dire si l’application de la loi à son détriment n’est pas fondée sur des motifs raisonnables et objectifs. En l’espèce, l’État partie a invoqué la sécurité nationale, motif qui est prévu par la loi, pour justifier son refus d’accorder la nationalité à l’auteur compte tenu de ses circonstances personnelles.

7.3Si le Comité reconnaît que le Pacte permet expressément aux États parties, dans certaines circonstances, d’invoquer des raisons de sécurité nationale pour justifier certaines actions, il souligne que son droit de regard ne disparaît pas ipso facto du fait de l’invocation de raisons de sécurité nationale par un État partie. En conséquence, la décision que le Comité a prise dans les circonstances d’espèce de l’affaire VMRB ne signifie pas qu’il ne se considère pas comme compétent pour rechercher, le cas échéant, le crédit à accorder à un argument fondé sur la sécurité nationale. Si le Comité ne peut s’en remettre à l’appréciation discrétionnaire d’un État partie pour déterminer si, dans un cas particulier, il existait des raisons liées à la sécurité nationale, il reconnaît que son propre rôle pour examiner l’existence et la pertinence de telles considérations dépendra des circonstances d’espèce et de la disposition du Pacte en cause. Tandis que les articles 19, 21 et 22 du Pacte établissent un critère de nécessité pour ce qui est des restrictions fondées sur la sécurité nationale, les critères applicables au titre de l’article 26 sont de caractère plus général, une justification raisonnable et objective et un but légitime étant exigés pour ce qui est des distinctions touchant aux caractéristiques individuelles énumérées à l’article 26, y compris «toute autre situation». Le Comité admet que des considérations liées à la sécurité nationale peuvent viser un but légitime lorsque, dans l’exercice de sa souveraineté, un État partie accorde sa nationalité, tout au moins lorsqu’un État nouvellement indépendant invoque des préoccupations de sécurité nationale liées à son statut antérieur.

7.4En l’espèce, l’État partie a conclu que l’octroi de la nationalité à l’auteur poserait de manière générale des problèmes de sécurité nationale, compte tenu de la durée et du niveau de la formation militaire de l’auteur, de son grade et de ses années de service dans les forces armées de ce qui était alors l’URSS. Le Comité relève que l’auteur possède un permis de séjour délivré par l’État partie et qu’il continue de percevoir sa pension tout en vivant en Estonie. Le Comité n’ignore pas que la non‑obtention de la citoyenneté estonienne aura une incidence sur la jouissance par l’auteur de certains droits garantis par le Pacte, notamment au titre de l’article 25, mais il relève que ni le Pacte, ni le droit international en général n’énoncent des critères spécifiques pour l’octroi de la nationalité par la naturalisation, et que l’auteur a eu effectivement le droit de faire réexaminer par les juridictions de l’État partie le rejet de sa demande de nationalité. Notant en outre que les juridictions de l’État partie, lorsqu’elles ont à connaître de décisions administratives, y compris celles fondées sur des motifs de sécurité nationale, semblent être habilitées à procéder à un véritable réexamen au fond, le Comité conclut que l’auteur n’a pas démontré que la décision prise par l’État partie à son égard n’était pas fondée sur des motifs raisonnables et objectifs. En conséquence, dans les circonstances particulières d’espèce, le Comité ne peut constater aucune violation de l’article 26 du Pacte.

8.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il est saisi ne font pas apparaître de violation de l’article 26 du Pacte.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

JJ. Communication n o  1160/2003, G. Pohl et consort c. Autriche (Constatations adoptées le 9 juillet 2004, quatre ‑vingt ‑unième session)*

Présentée par:

M. et Mme Godfried et Ingrid Pohl; M. Wolfgang Mayer; M. Franz Wallmann(représentés par un conseil, M. Alexander H. E. Morawa)

Au nom de:

Les auteurs

État partie:

Autriche

Date de la communication:

23 septembre 2002 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 9 juillet 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1160/2003, présentée par M. et Mme Godfried et Ingrid Pohl, M. Wolfgang Mayer, M. Franz Wallmann, en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.Les auteurs de la communication sont Godfried Pohl (premier auteur), sa femme Ingrid Pohl (deuxième auteur), Wolfgang Mayer (troisième auteur) et Franz Wallmann (quatrième auteur), tous de nationalité autrichienne. Ils affirment être victimes d’une violation par l’Autriche de l’article 26 et, en ce qui concerne le quatrième auteur, du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (le Pacte). Ils sont représentés par un conseil.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1Les premier et deuxième auteurs sont copropriétaires occupants d’un bien immobilier d’une superficie d’environ 1 600 mètres carrés dans la communauté d’Aigen (faisant partie de la municipalité de Salzbourg). Le troisième auteur est ancien propriétaire d’un terrain de quelque 2 300 mètres carrés, également situé à Aigen, à proximité du terrain que possèdent les premier et deuxième auteurs. Le 15 juin 1998, le quatrième auteur a acheté l’ancien terrain du troisième auteur auprès d’une entreprise, qui en avait fait acquisition lors d’enchères publiques. En tant que propriétaire actuel du terrain, sur lequel il réside également, le quatrième auteur est dans l’obligation contractuelle de rembourser au troisième auteur tous les frais liés à ce terrain.

2.2Les deux parcelles ont été classées «zones rurales», conformément à la loi de 1998 sur l’occupation des sols de la province de Salzbourg, qui répartit les biens immobiliers situés dans la province en «terrains à bâtir», «zones de circulation/transport» et «zones rurales».

2.3Le 1er décembre 1998, la municipalité de Salzbourg a informé les premier, deuxième et troisième auteurs d’une évaluation préliminaire des incidences financières de la construction, en 1997, d’un système d’assainissement résidentiel à proximité de leur parcelle, et leur a donné l’occasion de faire des observations sur cette évaluation.

2.4Conformément à l’article 11 de la loi de 1976 relative aux contributions des propriétaires fonciers de la province de Salzbourg, qui régit les contributions financières des propriétaires à certains services publics au sein de la municipalité de Salzbourg, toute personne possédant un terrain situé à proximité d’un système d’assainissement nouvellement construit doit contribuer aux coûts de construction. Cette contribution est calculée selon une formule basée sur la superficie en mètres carrés du terrain, à partir de laquelle on déduit une «longueur» abstraite. Dans toutes les autres municipalités de la province de Salzbourg, ces contributions sont régies par la loi provinciale relative aux contributions des propriétaires fonciers à la construction de systèmes d’assainissement municipaux dans toutes les municipalités de la province de Salzbourg, exception faite de la ville de Salzbourg (1962), texte qui dispose que les propriétaires des terrains d’où les eaux usées sont déversées dans l’égout sont tenus de contribuer aux coûts de construction des systèmes d’assainissement; cette contribution est calculée selon une formule établissant un rapport entre les coûts de construction et la surface habitable des logements construits sur les terrains en question. Le nombre des «points», calculé sur la base de la surface habitable (en mètres carrés), est multiplié par le montant à payer par point, ce qui donne la contribution que doit verser chaque propriétaire.

2.5Dans leurs observations sur l’évaluation préliminaire, les auteurs ont fait valoir que la méthode de calcul de leurs contributions sur la base de la longueur du terrain, comparée à celle qui régissait les contributions des propriétaires de parcelles classées «terrains à bâtir», était discriminatoire, dans la mesure où elle ne tenait pas compte de la situation particulière des terrains dans les zones rurales, nettement plus vastes que la parcelle moyenne des zones classées «terrains à bâtir». Dans toutes les autres municipalités de la province de Salzbourg, la méthode de calcul était donc basée sur la surface habitable plutôt que sur la longueur abstraite, ce qui permettait de prendre en compte les circonstances particulières. Les auteurs ont également déclaré que les installations d’évacuation des eaux usées existantes étaient suffisantes.

2.6Le 22 février 1999, la municipalité de la ville de Salzbourg a promulgué deux actes administratifs, demandant aux premier et deuxième auteurs de payer 193 494,20 schillings autrichiens (14 061,77 euros) et au troisième auteur de verser une contribution de 262 838,70 schillings autrichiens (19 101,23 euros), conformément à l’article 11 de la loi relative aux contributions des propriétaires fonciers. Rejetant l’objection formulée par le troisième auteur quant à son implication dans la procédure en dépit du fait qu’il n’était plus le propriétaire légal du terrain, la municipalité a précisé que c’est au propriétaire enregistré au moment de la construction de l’égout qu’incombe l’obligation de payer.

2.7Le 11 mars 1999, les premier, deuxième et troisième auteurs ont fait appel de ces décisions devant la Commission d’appel chargée des questions de construction de la municipalité de Salzbourg. Ils ont réaffirmé que le critère de longueur utilisé pour calculer leurs contributions était disproportionné et incorrect, étant donné que, conformément à la loi de 1998 sur l’occupation des sols, aucun nouveau bâtiment ne pouvait être construit sur les terrains situés dans les «zones rurales». Alors que les propriétaires des parcelles classées «terrains à bâtir» étaient libres de démolir les bâtiments existants et d’en construire de nouveaux et de plus grands, les auteurs, si jamais ils décidaient de démolir leurs logements actuels, ne pourraient en revanche utiliser leurs parcelles que comme pâturages.

2.8Les 28 mai et 2 juillet 1999, la Commission d’appel a rejeté leurs recours, faisant observer que les terrains classés «terrains à bâtir» et les terrains classés «zones rurales», pour lesquels un permis de construire spécial avait été accordé au titre des versions antérieures de la loi sur l’occupation des sols, devaient être traités sur un pied d’égalité.

2.9Les 29 juin et 13 juillet 1999, les premier, deuxième et troisième auteurs ont déposé plainte auprès de la Cour constitutionnelle, faisant valoir que l’absence, dans la loi relative aux contributions des propriétaires fonciers, de toute distinction entre les terrains classés «zones rurales» et les terrains classés «terrains à bâtir» constituait une violation de leur droit à l’égalité devant la loi et du principe de l’état de droit, c’est‑à‑dire le droit de n’être soumis qu’à des lois suffisamment précises. Ils ont en particulier affirmé que le maintien du critère de la longueur revenait à ne tenir aucun compte des changements intervenus dans la loi sur l’occupation des sols, qui interdisait de manière catégorique la construction de logements et d’autres bâtiments sur les parcelles classées «zones rurales» depuis le 1er janvier 1993, alors qu’avant cette date des exceptions aux restrictions en matière d’occupation des sols étaient accordées sans problème. Le 10 juin 2002, la Cour constitutionnelle a rejeté les plaintes des auteurs au motif qu’elles avaient peu de chances d’aboutir.

2.10Le 14 août 2002, les auteurs ont déposé une nouvelle plainte auprès du Tribunal administratif, demandant à celui‑ci de rejeter les actes administratifs contestés du 22 février 1999 et de donner un effet suspensif à leur plainte. Le 9 octobre 2002, le Tribunal a rejeté la demande d’effet suspensif. Le litige au principal était toujours en instance devant le Tribunal administratif à la date de la lettre initiale.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs prétendent être victimes d’une violation de leurs droits au titre de l’article 26 du Pacte, jugeant discriminatoires la différence de traitement entre les propriétaires fonciers de la municipalité de Salzbourg et ceux des autres municipalités de la province de Salzbourg, ainsi que l’absence de différenciation entre les propriétaires des parcelles classées «zones rurales» et ceux des parcelles classées «terrains à bâtir» au sein de la municipalité de la ville de Salzbourg en ce qui concerne le versement des contributions des propriétaires.

3.2Les auteurs soutiennent que la différenciation entre les propriétaires fonciers de la ville de Salzbourg et ceux des autres municipalités de la province de Salzbourg n’est ni fondée sur des critères à première vue objectifs et raisonnables ni proportionnée. En effet, les municipalités autour de Salzbourg sont tout aussi, voire plus, résidentielles que la ville elle‑même, alors que certains quartiers de la ville, y compris les terrains des auteurs, sont plus «ruraux» que ceux d’autres municipalités et villes des environs. Par conséquent, il n’est pas justifié de traiter les propriétaires fonciers de la ville de Salzbourg moins favorablement que ceux des autres villes, auxquels s’applique la loi de 1962, texte plus favorable. En vertu de cette loi, seuls les propriétaires déversant des eaux usées dans les égouts étaient tenus de s’acquitter de contributions, lesquelles étaient calculées sur la base d’un critère raisonnable, à savoir la surface habitable de leur logement. Cette différenciation a eu des effets négatifs de très grande portée, étant donné que les contributions des auteurs à la construction du système d’assainissement étaient trois à quatre fois supérieures aux contributions devant être versées par les résidents de la municipalité de Koppl, par exemple, sans que rien n’indique que les coûts de construction de systèmes d’assainissement dans la ville de Salzbourg soient trois à quatre fois plus élevés que dans les autres municipalités de la province de Salzbourg.

3.3Les auteurs affirment que l’article 26 du Pacte exige un traitement différent pour des situations objectivement inégales. L’absence de différenciation, intentionnelle ou pas, entre les propriétaires de parcelles classées «zones rurales» et les propriétaires de parcelles classées «terrains à bâtir» au sein de la municipalité de la ville de Salzbourg est discriminatoire dans la mesure où elle ne tient pas compte des changements apportés à la loi de 1992 sur l’occupation des sols, qui interdit de manière catégorique toute construction sur des terrains classés «zones rurales», alors que les propriétaires de parcelles classées «terrains à bâtir» restent libres de construire de nouveaux logements ou de remplacer des logements anciens, d’aménager ou de subdiviser leurs parcelles et de construire toute sorte de bâtiments à usage résidentiel, voire commercial. En fondant le mode de calcul des contributions uniquement sur le critère de la superficie de la parcelle, la loi de 1976 relative aux contributions des propriétaires fonciers favorisait les propriétaires des terrains «à bâtir», qui peuvent être occupés par un grand nombre de résidents utilisant le système d’assainissement nouvellement construit, par rapport aux propriétaires des terrains «ruraux», qui ne sont généralement occupés que par un petit nombre de résidents vivant dans un logement unifamilial et tenus de payer des contributions d’un montant équivalent, voire supérieur, aux coûts de construction des systèmes d’assainissement, en fonction de la taille de leurs parcelles. Faute d’une justification objective et raisonnable, l’absence de différenciation dans la loi de 1976 ne peut être considérée que comme un «oubli commode» d’adapter ses dispositions à celles de la loi de 1992 sur l’occupation des sols.

3.4Les auteurs affirment que la même affaire n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement. Ils affirment avoir épuisé les recours internes, même si l’affaire est en instance devant le Tribunal administratif: en effet, ce dernier n’était pas en mesure de rectifier les violations présumées de l’article 26 du Pacte, étant dans l’obligation d’appliquer les lois en vigueur sans être compétent pour examiner leur constitutionnalité et leur validité juridique. Même si le Tribunal administratif devait accepter la demande des auteurs d’engager une procédure officielle devant la Cour constitutionnelle aux fins de l’examen de la constitutionnalité de la loi relative aux contributions des propriétaires fonciers, la probabilité de voir la Cour annuler sa décision antérieure était inexistante, ce qui rendait inutile ce recours.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et commentaires des auteurs sur ces observations

4.1Le 23 mai 2003, l’État partie a contesté la recevabilité de la communication, faisant valoir que celle‑ci était irrecevable au titre de l’article 1er et du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif, en ce qui concerne le quatrième auteur.

4.2L’État partie soutient que le quatrième auteur n’a pas épuisé les recours internes et ne peut pas prétendre être directement victime d’une violation de l’un quelconque des droits inscrits dans le Pacte, vu qu’il n’était pas tenu de contribuer aux coûts de construction des systèmes d’assainissement et que sa seule obligation contractuelle consistait à rembourser le troisième auteur. Selon la jurisprudence du Comité, un auteur qui fait essentiellement valoir les droits d’un autre n’est pas habilité à soumettre une communication. Faute de qualité pour agir, la communication du quatrième auteur constitue une actio popularis dirigée contre le système juridique autrichien en tant que tel.

4.3En ce qui concerne les trois autres auteurs, l’État partie informe le Comité que leur plainte a été rejetée par le Tribunal administratif le 28 avril 2003.

5.1Dans ses commentaires datés du 11 juin 2003, le quatrième auteur rejette les observations de l’État partie sur la recevabilité et apporte une modification à sa communication en alléguant aussi une violation de ses droits au titre du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte.

5.2Le quatrième auteur affirme être directement affecté par l’imposition des contributions des propriétaires fonciers, étant donné que les obligations fiscales en matière foncière ainsi que les commissions et contributions connexes sont «liées» à un terrain donné. Ainsi, si le troisième auteur ne verse pas sa contribution aux coûts de construction du système d’assainissement, les autorités publiques commenceront à prendre des mesures coercitives contre le terrain lui‑même, qui appartient présentement au quatrième auteur.

5.3Le quatrième auteur soutient qu’il a été juridiquement empêché d’épuiser les recours internes, étant donné que sa requête tendant à ce que lui, et non pas le troisième auteur, soit entendu au cours de la procédure d’évaluation des contributions des propriétaires fonciers a été rejetée par la municipalité de Salzbourg, au motif de l’«impossibilité d’adresser directement aux propriétaires actuels des demandes de paiement des contributions des propriétaires fonciers», étant donné que la «date à laquelle une obligation de verser des contributions est établie (en l’occurrence la construction du principal égout) est déterminante pour ladite obligation».

5.4Le quatrième auteur soutient que son exclusion de la procédure d’évaluation des contributions des propriétaires fonciers a eu pour effet de le priver du droit de contester l’obligation de verser des contributions ainsi que le montant dû, en violation du paragraphe 1 de l’article 14. Des poursuites en droit privé contre le troisième auteur ne lui permettraient pas de contester, directement et à titre indépendant, l’existence et/ou le montant de ces contributions. Le paragraphe 1 de l’article 14 était applicable à sa réclamation pécuniaire, portant notamment sur l’obligation de verser les contributions des propriétaires fonciers.

Observations complémentaires de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

6.1Le 6 août 2003, l’État partie a fait une observation complémentaire sur la recevabilité, ainsi qu’une autre sur le fond de la communication. Il conteste la recevabilité au motif du manque de justification et de l’absence de qualité pour agir (troisième et quatrième auteurs), ainsi que ratione materiae (quatrième auteur). Subsidiairement, il rejette les allégations de violations du paragraphe 1 de l’article 14 et de l’article 26.

6.2En ce qui concerne la recevabilité, l’État partie soutient qu’aucune trace d’une demande du quatrième auteur de prendre part à la procédure d’évaluation des contributions des propriétaires fonciers ne figure dans les dossiers administratifs. Le quatrième auteur a omis de préciser, dans sa lettre du 11 juin 2003, s’il avait versé des contributions, quand ce versement avait eu lieu et si les autorités lui avaient ordonné de le faire.

6.3L’État partie soutient que l’ordre de paiement adressé au troisième auteur n’est pas transféré de par la loi au quatrième auteur, après le changement de propriétaire de la parcelle, vu qu’il n’y a pas eu de succession universelle. Bien qu’à l’origine la parcelle du troisième auteur ait fait l’objet d’un nantissement conformément au paragraphe 6 de l’article premier de la loi relative aux contributions des propriétaires fonciers, ce nantissement avait été transféré à la plus forte enchère [le produit de l’exécution] dans le cadre de la liquidation forcée du bien immobilier, si bien que le quatrième auteur a acquis un terrain libre de toute hypothèque. Le simple fait que le quatrième auteur se soit senti obligé, en application du contrat de vente, de verser des contributions aux coûts de construction du système d’assainissement, ainsi que les indemnités accordées à la ville de Salzbourg par le Tribunal administratif dans sa décision du 28 avril 2003, n’implique pas qu’il ait été légalement obligé de le faire, faute d’une disposition expresse à cet effet dans le contrat de vente ou dans la décision du 12 juin 1998 relative à la répartition du montant constituant la plus forte enchère.

6.4L’État partie fait valoir que si, en revanche, le Comité considère que la communication est recevable en ce qui concerne le quatrième auteur, il doit forcément la déclarer irrecevable en ce qui concerne le troisième auteur, étant donné que les obligations de celui‑ci auraient été assumées, par voie contractuelle, par le quatrième auteur. En tout état de cause, le troisième auteur n’avait pas qualité pour ester en justice, car le quatrième auteur s’était acquitté le 28 octobre 2002 de l’obligation de paiement en versant le montant demandé.

6.5L’État partie fait valoir que la plainte du quatrième auteur au titre du paragraphe 1 de l’article 14 est irrecevable ratione materiae, étant donné que la procédure de détermination des taxes et des droits ne figure pas en tant que telle dans le champ d’application dudit article.

6.6En ce qui concerne le fond, l’État partie fait valoir que le «double système», qui soumet les propriétaires fonciers de la ville de Salzbourg à un régime juridique différent de celui des propriétaires des autres villes de la province de Salzbourg, remonte au XIXe siècle, époque à laquelle le système d’assainissement consistait essentiellement en des égouts collecteurs construits dans les zones densément bâties de la ville de Salzbourg et permettant l’écoulement des eaux usées vers le fleuve. La conception et la gestion des réseaux d’évacuation des eaux usées relèvent de la compétence des municipalités. Dans les municipalités autres que la ville de Salzbourg, les premières unités de traitement des eaux usées ont été construites au début des années 60. En vertu de la loi de 1962, la construction de ces infrastructures devait être payée par les propriétaires fonciers, au contraire de ce qui se passait dans la ville de Salzbourg, où ces derniers n’étaient pas tenus de contribuer à l’avance aux coûts de construction des unités de traitement des eaux usées − ces coûts étant plutôt ajoutés aux redevances à payer périodiquement pour l’utilisation du système d’assainissement − mais uniquement aux coûts de construction et de développement du système d’évacuation propre aux parcelles.

6.7L’État partie soutient que les dispositions de la loi de 1962, applicables aux zones rurales, ne sauraient être appliquées à la ville de Salzbourg. En particulier, la disposition qui veut que tout projet de système d’assainissement consistant en un réseau et en une unité de traitement des eaux usées ait une certaine capacité et un certain pouvoir d’absorption, que l’aire desservie par le réseau soit connue et que toutes les parcelles avec ou sans logement soient évaluées conformément aux conditions techniques d’assainissement ne serait pas applicable à la ville de Salzbourg, qui connaît un développement rapide. Dans cette ville, en effet, des annexes aux bâtiments existants ainsi que de nouveaux bâtiments sont construits avec une plus grande fréquence que dans les autres parties de la province, ce qui nécessite un réseau d’assainissement à la mesure de cette mutation rapide et entraîne inévitablement des coûts de construction plus élevés.

6.8S’agissant de l’absence de différenciation entre les propriétaires de parcelles classées «rurales» et les propriétaires de parcelles classées «terrains à bâtir» dans la ville de Salzbourg, l’État partie fait valoir que les contributions aux coûts de construction du réseau d’assainissement sont fonction de ce qu’une parcelle est classée «emplacement à bâtir», que cet emplacement se trouve sur un «terrain à bâtir» ou sur des «terres vertes». Le classement d’une parcelle comme «emplacement à bâtir» dépendait de la demande faite par le propriétaire dans le cadre de la procédure de déclaration du site. Les auteurs auraient été entièrement libres de déposer une demande en vertu de laquelle seule une partie de leur propriété serait classée «emplacement à bâtir», ce qui leur aurait valu des contributions plus favorables.

6.9L’État partie nie que toute construction sur des «terres vertes» soit catégoriquement interdite. Ainsi l’agrandissement des logements était‑il autorisé dans la mesure prévue par la loi de 1998 relative à l’aménagement du territoire. Par conséquent, le fait de ne réclamer aucune contribution aux coûts de construction des systèmes d’assainissement aux propriétaires d’emplacements à bâtir situés sur des terrains classés «ruraux», ou de leur réclamer une contribution nettement moins élevée que celle des propriétaires d’emplacements à bâtir situés sur des «terrains à bâtir», constituerait un traitement préférentiel injustifiable. Par ailleurs, des logements avaient déjà été construits sur les parcelles des auteurs.

6.10Enfin, l’État partie fait valoir que l’affaire avait été examinée à plusieurs reprises par la Cour constitutionnelle, sans que celle‑ci constate une violation du principe d’égalité. L’État partie conclut qu’en l’espèce les décisions et jugements fondés sur la loi relative aux contributions des propriétaires fonciers étaient justifiés par des critères raisonnables ou objectifs, et qu’il n’y avait violation ni de l’article 26, ni du paragraphe 1 de l’article 14.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie sur le fond

7.1Le 13 octobre 2003, les auteurs ont commenté les observations de l’État partie en date du 6 août 2003, soutenant que les troisième et quatrième auteurs devraient également être considérés comme des victimes et que l’imposition d’ordres de paiement constituait une violation de leurs droits au titre de l’article 26 et, en ce qui concerne le quatrième auteur, du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte.

7.2Les auteurs réaffirment que l’argumentation de l’État partie selon laquelle soit le troisième, soit le quatrième auteur devrait être rejeté comme victime implique que les deux auteurs pourraient a priori être acceptés comme victimes. Ainsi, le troisième auteur était partie à la procédure et figurait sur la liste des pétitionnaires dans l’arrêt de la Cour constitutionnelle en date du 10 juin 2002. La question de savoir si le quatrième auteur a fini par lui rembourser ou non les contributions des propriétaires fonciers et les frais de justice n’avait aucun rapport avec sa qualité pour agir. Le dossier montrait que le quatrième auteur avait demandé, sans succès, à être partie à la procédure d’évaluation, étant donné que l’acte administratif contesté abordait la question de son statut. Il avait également un intérêt formel et pécuniaire dans l’issue de cette procédure, car l’acte de vente de la parcelle signé et exécuté le 15 juin 1998, conformément à la pratique juridique autrichienne, stipulait noir sur blanc que les «taxes et contributions» étaient transférées à l’acheteur. En l’absence de toute exception applicable, le nantissement dont faisait l’objet le bien acquis aurait exigé que le quatrième auteur verse la contribution, indépendamment de la question de savoir si l’acquisition constituait une succession universelle. Par conséquent, les deux auteurs avaient qualité pour ester en justice, vu que les exigences en matière de recevabilité devraient être appliquées avec un certain degré de souplesse.

7.3Les auteurs font valoir que si le «double système» de contributions était justifié par la modernisation du traitement des eaux usées dans la ville et dans le reste de la province de Salzbourg dans les années 60 ce n’était plus le cas à la fin des années 90, époque à laquelle 90 % des ménages et des entreprises tant de la ville que de la province de Salzbourg étaient reliés au système d’égouts municipaux. Des statistiques pertinentes montraient que la croissance démographique et l’augmentation des constructions dans les zones résidentielles étaient en fait plus dynamiques dans d’autres municipalités de la province de Salzbourg, en particulier dans les environs de la ville qui connaissaient un développement rapide. L’État partie aurait dû réviser sa législation compte tenu de ces mutations. L’argument qu’il avance dans ses observations sur le fond, à savoir qu’en dehors de la ville on pouvait s’appuyer sur des données plus stables pour construire des réseaux d’assainissement, ne tenait plus et n’était pas étayé par des statistiques, des relevés, des cartes ou des plans d’occupation des sols.

7.4Les auteurs nient que l’application de la loi relative aux contributions des propriétaires fonciers soit à leur avantage, dans la mesure où les propriétaires ne sont pas tenus de contribuer aux coûts de construction des nouvelles unités d’évacuation des eaux usées, qui sont plutôt financés par la redevance périodique payée par les usagers. Il n’empêche que les réglementations de la ville exigeaient d’eux des contributions qui auraient été trois à quatre fois plus élevées que dans le reste de la province si le mode de calcul était fondé sur la surface habitable du logement existant ou en cours de construction sur la parcelle, seul critère raisonnable et objectif qui soit indicatif du nombre de personnes résidant dans la propriété et utilisant le système d’évacuation des eaux usées.

7.5S’agissant de l’absence de différenciation entre propriétaires fonciers dans la ville de Salzbourg, les auteurs font valoir que la question n’est pas de savoir s’ils auraient pu limiter leurs droits de propriété en demandant que seule une portion de leur parcelle soit déclarée «emplacement à bâtir», de façon à réduire leurs contributions, mais plutôt si le mode de calcul appliqué de manière raisonnable ou pas entraînait une différenciation entre les propriétaires des parcelles classées «rurales» et ceux de parcelles classées «terrains à bâtir». S’il est vrai qu’une telle déclaration aurait eu pour conséquence la réduction du montant de leurs contributions, elle n’aurait pas changé le mode de calcul des contributions, qui était à la base de la violation présumée de l’article 26 du Pacte.

7.6Les auteurs font valoir que l’article 24 de la loi sur l’occupation des sols impose des restrictions exceptionnellement strictes à la construction d’annexes et de nouveaux bâtiments dans les zones «rurales», étant donné que la taille et l’apparence des bâtiments existants ne sauraient être modifiées. En outre, la limitation de la surface habitable à 250 mètres carrés par étage rendrait pratiquement impossible tout agrandissement de leurs bâtiments. Tout en partageant le souci écologique du législateur, les auteurs notent que la loi relative aux contributions des propriétaires fonciers ne contient pas suffisamment de dispositions applicables aux cas comme les leurs, c’est‑à‑dire des propriétés particulièrement grandes mais pourtant soumises à des restrictions qui empêchent toute nouvelle construction et, partant, un usage accru des égouts et des installations de traitement des eaux usées.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2Le Comité prend note de l’argument non contesté de l’État partie selon lequel le quatrième auteur a versé le montant réclamé au troisième auteur dans la décision de la municipalité de Salzbourg en date du 22 février 1999 ainsi que les frais de justice accordés à la ville de Salzbourg dans la décision du Tribunal administratif en date du 28 avril 2003. Il constate que la réclamation du troisième auteur au titre de l’article 26 du Pacte n’avait plus d’objet puisqu’il s’était acquitté de ses obligations de paiement. Par conséquent, la communication est irrecevable, au titre de l’article premier du Protocole facultatif, en ce qui concerne le troisième auteur.

8.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel le quatrième auteur ne peut pas prétendre être une victime étant donné qu’il n’était pas juridiquement tenu de verser les contributions réclamées au troisième auteur en l’absence d’une disposition expresse à cet effet dans le contrat de vente ou dans la décision du 12 juin 1998 relative à la répartition du montant constituant la plus forte offre. Il prend également note de l’affirmation de l’État partie selon laquelle le quatrième auteur n’avait pas épuisé les recours internes vu que les dossiers administratifs ne contiennent aucune trace d’une demande de participation à la procédure d’évaluation des contributions des propriétaires fonciers. Enfin, il prend note de l’objection du quatrième auteur, qui soutient qu’il était juridiquement tenu de rembourser le troisième auteur et qu’il a été empêché d’épuiser les recours internes étant donné que, par une décision du 22 février 1999, la municipalité de Salzbourg a rejeté sa demande de participation à la procédure d’évaluation.

8.4En ce qui concerne la qualité pour agir du quatrième auteur au titre de l’article premier du Protocole facultatif, le Comité note que l’acte de vente de la parcelle, exécuté le 16 juin 1998 par un officier public, stipule qu’en même temps que la possession, l’usufruit et les avantages, tous les risques, taxes et contributions sont transférés à l’acquéreur, à savoir le quatrième auteur. Indépendamment de l’existence d’un nantissement sur le bien acquis, le Comité a par conséquent la conviction que le quatrième auteur a prouvé, aux fins de la recevabilité, qu’il était directement affecté par l’imposition des contributions qui avaient initialement été réclamées au troisième auteur et que le quatrième auteur a versées conformément à ses obligations contractuelles au titre du contrat de vente.

8.5S’agissant des recours internes, le Comité rappelle que le paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif exige uniquement des auteurs qu’ils épuisent tous les recours internes disponibles. Il constate que l’État partie n’a pas décrit les recours juridiques dont aurait disposé le quatrième auteur après que la municipalité de Salzbourg eut rejeté sa demande d’être partie à la procédure d’évaluation.

8.6Le Comité considère toutefois que le quatrième auteur n’a pas fourni de preuve à l’appui de sa déclaration selon laquelle le rejet de sa demande équivalait au déni de son droit à l’égalité d’accès aux tribunaux, en violation du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte.

8.7S’agissant de la violation présumée de l’article 26 du Pacte, le Comité considère que les auteurs ont suffisamment étayé leur plainte aux fins de la recevabilité. Il s’ensuit que la communication est recevable dans la mesure où elle semble soulever des questions au titre de l’article 26 du Pacte, en ce qui concerne les premier, deuxième et quatrième auteurs.

Examen au fond

9.1Le Comité a examiné la communication quant au fond, compte tenu de tous les renseignements qui lui ont été communiqués par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

9.2Le Comité note d’emblée que, conformément à l’article 50 du Pacte, la délégation des compétences pour la construction et la gestion des installations d’évacuation des eaux usées aux provinces et municipalités autrichiennes ne dispense pas l’État partie de ses obligations au titre du Pacte. Par conséquent, la responsabilité de l’État partie peut être engagée en vertu des décisions contestées de la municipalité de Salzbourg, qui sont basées sur la législation provinciale et qui ont en plus été confirmées par les tribunaux autrichiens.

9.3Le Comité doit déterminer si la législation pertinente concernant les contributions financières des propriétaires fonciers de la municipalité de Salzbourg à la construction d’égouts municipaux constitue une violation de l’article 26 du Pacte, premièrement, en n’établissant pas de distinction entre les parcelles urbaines classées «terrains à bâtir» et les parcelles «rurales» assorties d’un emplacement destiné à la construction et, deuxièmement, en utilisant comme mode de calcul des contributions la taille des parcelles (appelée «longueur») plutôt que la surface habitable, comme c’est le cas dans toutes les autres municipalités de la province de Salzbourg.

9.4Le Comité rappelle que l’article 26 interdit, en ce qui concerne la protection égale de la loi, toute discrimination, notamment de race, de couleur, de sexe et de langue, de religion, d’opinion politique et de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. Il note qu’une discrimination indirecte peut résulter de ce que des situations différentes n’ont pas été traitées différemment, si les conséquences négatives d’un tel manquement affectent exclusivement ou de manière disproportionnée des personnes particulières en raison de leur race, couleur, sexe, langue, religion, opinion politique ou toute autre opinion, origine nationale ou sociale, fortune, naissance ou toute autre situation. Si le Comité n’exclut pas que la «résidence» puisse être un «motif» interdisant la discrimination, il n’en demeure pas moins que l’absence présumée de distinction entre les parcelles «urbaines» et «rurales» n’est pas liée à une zone de résidence particulière de la municipalité de Salzbourg mais dépend de leur classement dans une zone donnée. Le Comité prend également note des explications fournies par l’État partie, selon lesquelles le montant des contributions concernant les parcelles «rurales» dépend bel et bien de la proportion de la parcelle dont le propriétaire a demandé le classement en tant que zone où la construction d’un bâtiment est possible. Le Comité conclut que l’absence de distinction entre les «terrains à bâtir» urbains et les parcelles «rurales» comportant un emplacement à bâtir n’est ni discriminatoire au regard des motifs énumérés à l’article 26 du Pacte ni arbitraire.

9.5En ce qui concerne l’assertion selon laquelle la différence de traitement des propriétaires de la ville de Salzbourg et des propriétaires des autres communes de la province de Salzbourg (en ce qui concerne le mode de calcul de leurs contributions aux coûts de construction des systèmes d’égout pour leurs parcelles) n’est pas fondée sur des critères objectifs et raisonnables, comme le prévoit l’article 26 du Pacte, le Comité considère que l’argument des auteurs selon lequel la croissance démographique et l’augmentation des constructions sont plus dynamiques dans d’autres parties de la province de Salzbourg n’exclut pas le fait que les coûts de construction du réseau d’égouts dans la municipalité de Salzbourg, plus densément peuplée, peuvent malgré tout être plus élevés que dans le reste de la province, comme le soutient l’État partie.

9.6À cet égard, le Comité note que les auteurs admettent que leurs contributions seraient tout de même trois à quatre fois supérieures à ce qu’elles sont dans le reste de la province, même si le mode de calcul était basé sur la surface habitable du logement construit sur la parcelle. Par conséquent, on ne peut pas conclure que la disparité des contributions au sein et en dehors de la ville de Salzbourg résulte exclusivement de la différence des modes de calcul appliqués en vertu de la loi de 1976 relative aux contributions des propriétaires fonciers de la province de Salzbourg et de la loi de 1962 applicable aux autres municipalités de la province de Salzbourg. Le Comité considère donc que les auteurs n’ont pas prouvé que le traitement différent qui leur a été réservé n’était pas fondé sur des critères objectifs et raisonnables.

9.7Par ailleurs, le Comité considère que rien dans les décisions de la Commission d’appel chargée des questions de construction de la municipalité de la ville de Salzbourg, en date du 28 mai et du 2 juillet 1999, ou dans la décision du Tribunal administratif, en date du 28 avril 2003, n’indique que l’application par ces tribunaux des dispositions pertinentes de la loi de 1976 relative aux contributions des propriétaires fonciers était fondée sur des considérations manifestement arbitraires.

9.8Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, est d’avis que les faits dont il est saisi ne font pas apparaître de violation de l’article 26 du Pacte.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

KK. Communication n o  1167/2003, Ramil Rayos c. Philippines (Constatations adoptées le 27 juillet 2004, quatre ‑vingt ‑unième session)*

Présentée par:

Ramil Rayos(représenté par un conseil, le Free Legal Assistance Group)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Philippines

Date de la communication:

24 mars 2003 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 27 juillet 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1167/2003, présentée au nom de Ramil Rayos en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication est Ramil Rayos, de nationalité philippine. Condamné à la peine capitale, il est actuellement détenu dans les nouvelles prisons Bilibid à Muntinlupa City. Il affirme être victime de violations de l’article 5, des paragraphes 1 et 2 de l’article 6, de l’article 7, des paragraphes 1 et 2 de l’article 9, du paragraphe 1 de l’article 10 et des paragraphes 1, 2, 3 a), b), g) et 5 de l’article 14 du Pacte. Il est représenté par un conseil, le Free Legal Assistance Group. Le Pacte est entré en vigueur pour l’État partie le 23 janvier 1987, et le Protocole facultatif le 22 novembre 1989.

1.2Le 24 mars 2003, par l’intermédiaire de son rapporteur spécial pour les nouvelles communications, le Comité des droits de l’homme a demandé à l’État partie, conformément à l’article 86 de son règlement intérieur, de surseoir à l’exécution de l’auteur condamné à la peine capitale pendant l’examen de son cas par le Comité.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 9 avril 1997, vers 19 heures, l’auteur est arrivé au domicile de sa tante qui, sortie pour l’accueillir, a constaté qu’il était ivre. Les cousins de l’auteur, qui se trouvaient également à l’extérieur, étaient eux aussi en état d’ébriété. En leur présence, l’auteur a commencé à avoir un comportement agité et a détruit plusieurs bancs qui se trouvaient à l’extérieur de la maison. Craignant que ses fils ne s’en prennent à l’auteur, sa tante est partie chercher de l’aide et a rencontré son cousin, un policier, qui a accepté, sur sa demande, d’enfermer l’auteur dans une cellule de la prison municipale jusqu’à ce qu’il désaoûle.

2.2Le 10 avril 1997, alors qu’elle n’avait pas de mandat d’arrêt comme le requiert l’article III, paragraphe 3 1) de la Constitution philippine, la police a refusé à l’auteur l’autorisation de quitter la prison. Elle l’a informé qu’elle recherchait un suspect de meurtre aux cheveux longs, et qu’il répondait à ce signalement.

2.3Le 11 avril 1997, après deux jours de détention, l’auteur a été contraint de signer des aveux extrajudiciaires, dans lesquels il reconnaissait avoir violé et tué une certaine Mebelyn Gaznan. D’après l’auteur, un policier l’a obligé à signer ces aveux sous la menace d’un pistolet et, comme il refusait, l’a frappé dans le dos avec ce pistolet. L’auteur n’a pas eu la possibilité de lire les aveux avant de les signer.

2.4Un avocat − que l’auteur n’avait pas choisi − était présent «pour l’aider à faire des aveux par écrit». L’auteur n’avait pas d’avocat avant de faire ces aveux. Au cours du procès, l’auteur a eu un avocat différent avec lequel il n’a pu communiquer que quelques minutes par jour pendant les débats.

2.5Le 29 avril 1998, la cour régionale de Cagayan de Oro City a reconnu l’auteur coupable du «crime complexe de viol avec homicide». Il a été condamné à la peine capitale par injection létale et à verser une indemnité de 100 000 pesos philippins aux parents de la victime.

2.6Le 7 février 2001, conformément à sa procédure de révision judiciaire automatique, la Cour suprême a confirmé la peine capitale, mais a porté la responsabilité civile de l’auteur à 145 000 pesos philippins. Le 6 septembre 2001, ce jugement est devenu définitif et exécutoire.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme qu’il y a eu violation des articles 5 et 6 étant donné que, le 13 décembre 1993 et conformément à la loi no 7659, l’État partie a rétabli la peine capitale par électrocution. Il affirme que, bien que l’article 6 ne fasse pas obligation à tous les États parties d’abolir la peine de mort, il est clair, à la lecture conjointe des paragraphes 1 et 2 de cet article, qu’une fois qu’un État partie a aboli la peine de mort il ne lui est pas loisible de la réinstituer. Il affirme qu’«une interprétation large» du Pacte autorisant une telle réinstitution serait contraire au paragraphe 2 de l’article 5. En outre, il affirme que le deuxième Protocole facultatif se rapportant au Pacte, visant à abolir la peine de mort, le courant abolitionniste qui gagne du terrain dans le monde et les principes de la justice internationale énoncés dans les Statuts du Tribunal pénal international pour l’ex‑Yougoslavie, du Tribunal pénal international pour le Rwanda et de la Cour pénale internationale exigent que l’article 6 soit interprété comme empêchant les États parties de réinstituer la peine de mort.

3.2L’auteur affirme qu’il y a violation des paragraphes 1 et 2 de l’article 6 car, en étendant la peine de mort à des crimes tels que l’enlèvement, les infractions relatives aux stupéfiants, le viol et la corruption aggravée, l’État partie manque à l’obligation qui lui incombe de restreindre la peine de mort aux «crimes les plus graves». À cet égard, l’auteur renvoie à l’Observation générale du Comité sur l’article 6, dans laquelle le Comité estime que l’expression «les crimes les plus graves» doit être interprétée de manière restrictive «comme signifiant que la peine capitale doit être une mesure tout à fait exceptionnelle». Il se réfère aussi à la résolution 1984/50 du Conseil économique et social intitulée «Garanties pour la protection des droits des personnes passibles de la peine de mort» qui interprète l’expression «les crimes les plus graves» comme désignant au moins des crimes intentionnels ayant des conséquences fatales ou d’autres conséquences extrêmement graves.

3.3Les droits conférés à l’auteur par l’article 7 seraient violés s’il était mis à mort. Selon lui, ses droits consacrés par l’article 7 seraient violés car la procédure énoncée dans le document EP 200 publié par le Bureau des services correctionnels conformément à la loi no 8177 de la République prévoit que la date d’exécution d’un détenu condamné ne doit lui être notifiée qu’à l’aube du jour même de son exécution et que celle‑ci doit avoir lieu dans les huit heures suivant la notification. Aucune disposition ne prévoit que l’on doive informer la famille du condamné, ni que celui‑ci puisse se mettre en rapport avec sa famille. Cela constituerait une torture psychologique. Les seules personnes avec lesquelles le détenu condamné puisse s’entretenir sont un ecclésiastique ou un avocat. L’entretien doit avoir lieu à travers un écran grillagé et être enregistré.

3.4L’auteur affirme qu’il y a violation du paragraphe 1 de l’article 10 puisque la procédure susmentionnée violerait la dignité inhérente à la personne humaine.

3.5L’auteur affirme que les paragraphes 1 et 2 de l’article 9 ainsi que le paragraphe 3 a) de l’article 14 ont été violés puisqu’il a été privé de sa liberté sans mandat d’arrêt, et qu’il n’existe aucune trace écrite prouvant qu’au moment de son arrestation, il a été informé par la police des motifs de son arrestation, de son droit de garder le silence et de son droit d’être assisté d’un avocat.

3.6L’auteur affirme qu’il y a violation du paragraphe 1 de l’article 14 puisqu’il n’existe aucune trace écrite prouvant que, lors de son arrestation, il a été informé par la police des motifs de son arrestation, de son droit de garder le silence et de son droit d’être assisté d’un avocat de son choix. Il affirme en outre qu’on ne lui a pas accordé le droit d’être assisté d’un défenseur de son choix et que ce n’est qu’au deuxième jour de sa détention qu’un défenseur lui a été assigné par la police.

3.7L’auteur affirme qu’il y a violation du paragraphe 2 de l’article 14 du fait qu’en le reconnaissant coupable des crimes dont il était inculpé, la cour régionale non seulement a jugé recevables ses aveux extrajudiciaires, mais encore s’est appuyée sur eux. Si la Cour suprême des Philippines, statuant en réexamen d’office, a rejeté ces aveux, elle a néanmoins confirmé le jugement de la juridiction de première instance sur la base de prétendues preuves indirectes. D’après l’auteur, le fait de s’appuyer ainsi sur des preuves indirectes «renversait indûment la charge de la preuve, en l’imposant non plus à l’accusation mais à la défense».

3.8L’auteur affirme qu’il y a violation du paragraphe 3 a) de l’article 14 car il n’a pas été informé des motifs des accusations retenues contre lui.

3.9L’auteur affirme qu’il y a violation du paragraphe 3 b) de l’article 14 car il n’a pas eu suffisamment de temps ni de moyens pour préparer sa défense, ni pour communiquer avec son défenseur en préparation de son procès et qu’il n’a pu communiquer avec celui‑ci que quelques instants chaque jour pendant le procès. Il affirme aussi qu’il y a eu violation du paragraphe 3 g) de l’article 14 parce qu’il a été contraint de signer des aveux.

3.10L’auteur affirme qu’il y a violation du paragraphe 5 de l’article 14 du fait que la Cour suprême n’a pas examiné comme il convenait le témoignage d’un certain docteur Angelita Enopia qui a déclaré en personne au cours du procès «qu’il était possible que l’enfant ait été violée» sans toutefois affirmer clairement que l’autopsie démontrait que l’enfant avait été violée. Il soutient aussi que la Cour suprême n’a pas examiné les éléments de preuve figurant dans le dossier, lesquels, selon lui, tendaient à le disculper. Par cette omission, la Cour suprême aurait dénié à l’auteur le droit de faire examiner sa condamnation, conformément au paragraphe 5 de l’article 14 du Pacte. L’auteur explique qu’au cours de la procédure de réexamen d’office, il n’est pas d’usage que les juges de la Cour suprême entendent des dépositions de témoins, et que les juges s’appuient, comme ils l’ont fait dans son cas, sur les dépositions faites au cours du procès.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans une lettre datée du 24 octobre 2003, l’État partie conteste la recevabilité et le fond de la communication. Sur la recevabilité, d’une manière générale, il affirme qu’aucune des plaintes de l’auteur n’est étayée, puisqu’elles sont «dénuées de fondement». S’agissant de la plainte relative à l’article 9, il soutient que l’auteur n’a pas épuisé les recours internes. Il affirme qu’initialement l’auteur a été emmené sous escorte jusqu’à la prison municipale non pas en raison du crime dont il a en définitive été inculpé et reconnu coupable, mais pour atteinte à l’ordre public. S’il a été placé derrière les barreaux, c’était pour éviter qu’il ne s’inflige des blessures ou qu’il n’en inflige à autrui, jusqu’à ce qu’il sorte de son état d’ébriété. S’il n’a pas été autorisé à sortir de prison le lendemain, c’est parce que dans l’intervalle une plainte avait été déposée contre lui pour «viol avec homicide». L’auteur n’aurait pas fait valoir que son arrestation avait été entachée d’un vice quelconque devant le tribunal de première instance et ne serait donc pas fondé à soulever cette question devant le Comité: en droit interne, toute objection, tout vice ou toute irrégularité concernant une arrestation doit être soulevé avant que l’accusé ne plaide coupable ou non coupable lors de sa mise en accusation.

4.2Sur le fond et en ce qui concerne le paragraphe 2 de l’article 6, l’État partie considère l’argument invoqué comme un argument normatif qui sort du domaine de compétence du Comité. Selon lui, l’argument porte uniquement sur le point de savoir s’il est judicieux d’imposer la peine capitale pour certaines infractions, alors que la détermination des crimes entrant dans cette catégorie est une question relevant purement de la compétence nationale. Selon l’État partie, le Pacte ne vise pas à limiter le droit qu’a un État partie d’apprécier l’opportunité d’une loi imposant la peine capitale. L’État partie fait valoir que la constitutionnalité de la loi sur la peine de mort est un point qu’il appartient à l’État partie lui‑même de trancher, et note que la Cour suprême a confirmé la constitutionnalité de la loi en question. L’État partie fait valoir aussi qu’il n’appartient pas au Comité d’interpréter la Constitution d’un État partie en vue de juger de l’observation du Pacte par cet État partie.

4.3En ce qui concerne l’argument de l’auteur selon lequel la peine capitale a été imposée pour des crimes qui ne font pas partie des «plus graves», l’État partie note que les États ont toute latitude pour interpréter cette disposition en fonction des valeurs culturelles, des nécessités apparentes et d’autres facteurs, étant donné que la notion de «crimes les plus graves» n’est pas définie plus explicitement dans le Pacte. Quant à l’affirmation selon laquelle l’article 6 doit être interprété comme interdisant aux États parties de rétablir la peine capitale conformément au deuxième Protocole facultatif se rapportant au Pacte, l’État partie affirme qu’elle est dénuée de fondement puisqu’il n’a ni signé ni ratifié ce protocole.

4.4Sur le point de savoir si le fait de ne pas fixer la date d’exécution et de ne pas la notifier à l’auteur à l’avance viole l’article 7 et le paragraphe 1 de l’article 10, l’État partie affirme qu’en vertu de l’article 15, rapproché de l’article premier, de la loi no 8177 de la République, la peine capitale doit être exécutée «au plus tôt un an et au plus tard 18 mois après que le jugement est devenu définitif et exécutoire, sans préjudice de l’exercice à tout moment par le Président de sa prérogative de grâce présidentielle». Ainsi, les détenus placés dans le quartier des condamnés à mort ont jusqu’à 18 mois, à partir du moment où le jugement imposant la peine capitale devient définitif et exécutoire, pour solliciter la grâce présidentielle et mettre en ordre leurs affaires matérielles et spirituelles. L’État partie conteste l’affirmation de l’auteur selon laquelle il ne pourra pas faire ses adieux à sa famille après avoir eu notification de la date de l’exécution, puisqu’en vertu de l’article 16 de la loi no 8177 de la République, dans la période s’écoulant entre la notification et l’exécution, le condamné doit, dans la mesure du possible, se voir fournir l’assistance qu’il demande pour recevoir la visite d’un ministre du culte auquel il appartient, de son avocat, de membres de sa famille et/ou de ses associés en affaires.

4.5L’État partie rejette les allégations de violation des paragraphes 1 et 2 de l’article 9. Il renvoie à son argument concernant la recevabilité mentionné plus haut et affirme que, même s’il devait reconnaître que l’arrestation avait été illégale, ce ne serait pas suffisant en droit interne pour casser un jugement rendu par un tribunal à l’issue d’un procès non entaché de vice.

4.6L’État partie rejette comme dénuées de fondement les affirmations de l’auteur au titre de l’article 14. Ce dernier a reçu l’assistance d’un défenseur au cours de la préparation de ses aveux. Son défenseur l’a mis en garde contre le fait qu’une fois qu’il aurait signé des aveux, ceux‑ci pouvaient être utilisés contre lui dans un tribunal et que le crime dont il était inculpé était punissable de la peine capitale. Malgré cette mise en garde, l’auteur a persisté dans son souhait de faire des aveux. N’ayant pas récusé le défenseur assigné, il était réputé, en droit interne, avoir fait ses aveux spontanément et librement. D’après l’État partie, s’il avait eu des objections à l’égard du défenseur commis d’office, il aurait pu les formuler et demander un autre avocat.

4.7En ce qui concerne l’affirmation de l’auteur selon laquelle il n’y avait aucune trace écrite prouvant qu’avant ses aveux il avait été informé de son droit de garder le silence et d’être représenté par un défenseur compétent et indépendant de son choix, l’État partie soutient qu’il est établi en droit interne que «les procédures constitutionnelles relatives aux enquêtes menées dans le cadre de la garde à vue ne s’appliquent pas à une déposition spontanée, non suscitée par l’interrogatoire direct des autorités, mais faite dans des conditions ordinaires et dans laquelle l’accusé admet oralement avoir commis l’infraction». En tout état de cause, l’État partie affirme que la Cour suprême, en confirmant la condamnation de l’auteur, ne s’est pas appuyée sur ses aveux puisque sa culpabilité a été établie par des preuves indirectes.

4.8En ce qui concerne le fait pour la Cour suprême de s’appuyer sur des preuves indirectes afin de confirmer le verdict de culpabilité de l’auteur, l’État partie explique les circonstances dans lesquelles les tribunaux internes jugent recevables de telles preuves et souligne que dans les affaires de viol avec homicide, en raison de la nature même du crime, les preuves à charge sont généralement indirectes. De l’avis de l’État partie, en l’espèce, les éléments de preuve pris dans leur intégralité font apparaître sans aucun doute possible la culpabilité de l’auteur. L’État partie affirme aussi qu’«une infraction présumée aux droits constitutionnels de l’accusé au cours de l’enquête menée dans le cadre de la garde à vue n’a de pertinence et d’importance que dans les affaires dans lesquelles un acquiescement extrajudiciaire ou des aveux extorqués à l’accusé servent de base à la reconnaissance de sa culpabilité».

4.9Pour ce qui est de l’affirmation selon laquelle la déposition des témoins n’était pas crédible, l’État partie affirme qu’il a été suffisamment établi au cours du procès que les témoins n’avaient aucun mobile malveillant pour incriminer à tort l’auteur et faire un faux témoignage contre lui et que, conformément au droit interne de l’État partie, les constatations de fait établies par le tribunal sur la base de son appréciation de la crédibilité des témoins se voient accorder un grand poids et, à moins qu’elles ne soient arbitraires, sont censées être concluantes.

4.10Concernant l’affirmation selon laquelle il y aurait violation du paragraphe 5 de l’article 14, l’État partie affirme que l’évaluation des témoins incombe au premier chef au tribunal de première instance. L’examen des questions de fait n’est pas de la compétence de la Cour suprême, et celle‑ci n’a pas à examiner ni à confronter à nouveau les dépositions orales et les preuves écrites. D’après l’État partie, l’évaluation de la crédibilité des témoins et de leur déposition est une tâche que le tribunal de première instance est le mieux à même d’accomplir car il est seul à pouvoir observer les témoins. Il réaffirme en outre la position du tribunal dans l’affaire de l’auteur, selon laquelle les témoins à charge n’avaient aucun motif d’incriminer à tort l’auteur ou de faire un faux témoignage contre lui.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Dans une lettre du 28 février 2004, l’auteur réaffirme ses griefs précédents. En ce qui concerne la règle selon laquelle un accusé doit protester contre les vices entachant son arrestation avant qu’il ne plaide coupable ou non coupable lors de sa mise en accusation, l’auteur affirme qu’il n’en a été informé, ni au moment de son arrestation, ni au cours de sa détention, ni par le tribunal de première instance, et que cette règle est contraire à son droit à la liberté.

5.2En ce qui concerne l’argument de l’État partie selon lequel même si l’on admettait que l’arrestation était illégale, ce ne serait pas suffisant pour casser un jugement rendu à l’issue d’un procès non entaché de vice, l’auteur conteste que le procès n’ait pas été vicié. À l’appui de son affirmation, il mentionne ce qui suit: le fait que la Cour suprême, à la différence du tribunal de première instance, ne s’est pas appuyée sur les aveux extrajudiciaires; le fait que l’expert qui a déposé au procès a seulement affirmé qu’il était possible que la victime présumée ait été violée; enfin, le fait que la Cour suprême des Philippines a jugé dans un certain nombre d’affaires que lorsque l’accusé, dans un procès pénal, est illégalement privé de son droit à la liberté, le tribunal de première instance doit être «déclaré incompétent» à l’égard de cette personne.

5.3En ce qui concerne ses aveux extrajudiciaires, l’auteur déclare qu’il s’agissait de la déclaration sous serment usuelle établie par la police philippine, et qu’ils ne découlaient pas d’une déclaration spontanée comme l’affirme l’État partie.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’est pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3En ce qui concerne les affirmations selon lesquelles le fait qu’il n’y ait pas de traces écrites des circonstances de l’arrestation de l’auteur et le fait qu’il ne lui ait pas été permis de choisir son défenseur après son arrestation constituent une violation du paragraphe 1 de l’article 14, le Comité constate que ces affirmations ne soulèvent pas de question au titre de l’article 14, mais plutôt au titre de l’article 9. Par conséquent, ces plaintes sont jugées irrecevables, ratione materiae, en vertu de l’article 3 du Protocole facultatif.

6.4Le Comité note que l’État partie conteste la recevabilité de la plainte concernant une violation présumée de l’article 9 du Pacte du fait du non‑épuisement des recours internes, arguant que toute irrégularité présumée commise au cours de l’arrestation de l’auteur aurait dû être soulevée par celui‑ci avant sa mise en accusation. Étant donné qu’il ressort de l’examen des débats que l’auteur n’a jamais affirmé que son arrestation était entachée de vice devant les autorités internes, le Comité considère qu’il n’a pas à examiner cette question à ce stade. Le Comité note que les mêmes circonstances entourent l’allégation de l’auteur selon laquelle il y aurait violation du paragraphe 3 a) de l’article 14 (par. 3.5) pour défaut de notification des charges pesant sur lui. Par conséquent, ces plaintes sont irrecevables pour non‑épuisement des recours internes conformément au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

6.5En ce qui concerne la plainte relative au paragraphe 2 de l’article 14 du Pacte, le Comité estime que l’auteur n’a pas montré en quoi le fait que la Cour suprême se soit appuyée sur des preuves indirectes pour confirmer le verdict de culpabilité du tribunal de première instance violait ses droits en vertu de cette disposition, ou de toute autre disposition du Pacte, et estime donc cette partie de la réclamation irrecevable faute d’éléments pour l’étayer, conformément à l’article 2 du Protocole facultatif.

6.6En ce qui concerne l’allégation de violation du paragraphe 3 g) de l’article 14, le Comité estime que, comme l’auteur reconnaît lui‑même qu’un défenseur l’a aidé à préparer et à faire ses aveux, il n’a pas étayé son affirmation selon laquelle il a été contraint de signer des aveux. En outre, la Cour suprême, lorsqu’elle a confirmé le verdict de culpabilité, ne s’est pas appuyée sur ces aveux. Par conséquent, cette plainte est irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.7S’agissant de la violation présumée du paragraphe 5 de l’article 14 qui aurait été commise en raison de la façon dont la Cour suprême a interprété les dépositions des témoins, le Comité note que l’auteur lui demande principalement d’examiner l’appréciation des faits et des éléments de preuve dans l’affaire le concernant. Le Comité réaffirme sa jurisprudence selon laquelle les juridictions des États parties sont le mieux à même d’apprécier les faits et les éléments de preuve, sauf si cette appréciation a été manifestement arbitraire ou a représenté un déni de justice. L’auteur n’ayant fourni aucun élément de preuve pour démontrer que les décisions des juridictions d’appel étaient manifestement arbitraires ou ont représenté un déni de justice, le Comité considère cette plainte comme irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif, faute d’éléments pour étayer sa recevabilité.

6.8En ce qui concerne la plainte relative à l’article 5 du Pacte, le Comité estime que cette disposition ne fait pas naître un droit individuel distinct. En conséquence, la plainte est incompatible avec le Pacte et irrecevable en vertu de l’article 3 du Protocole facultatif.

6.9Le Comité ne trouve aucune autre raison de considérer les autres plaintes soulevées par l’auteur comme irrecevables et procède donc à l’examen au fond des plaintes relatives à l’article 6, au paragraphe 2 de l’article 5; à l’article 7, au paragraphe 1 de l’article 10; et au paragraphe 3 b) de l’article 14 du Pacte.

Examen au fond

7.1Le Comité note que l’auteur affirme qu’il y a violation de l’article 7 et du paragraphe 1 de l’article 10 en raison du fait qu’on ne lui notifierait la date de son exécution qu’à l’aube du jour où celle‑ci aurait lieu, qu’il serait alors exécuté dans les huit heures et n’aurait pas suffisamment de temps pour faire ses adieux aux membres de sa famille et mettre en ordre ses affaires personnelles. Il note aussi l’affirmation de l’État partie selon laquelle la peine capitale serait exécutée «au plus tôt un an et au plus tard 18 mois après que le jugement serait devenu définitif et exécutoire, sans préjudice de l’exercice à tout moment par le Président de sa prérogative de grâce présidentielle». Le Comité croit comprendre, au vu de la législation, que l’auteur aurait au moins un an et au plus 18 mois après l’épuisement de tous les recours disponibles pour prendre des dispositions en vue de voir les membres de sa famille avant la notification de la date de l’exécution. Il note aussi qu’en vertu de l’article 16 de la loi no 8177 de la République, après notification de son exécution, l’auteur aura environ huit heures pour prendre les dernières dispositions concernant ses affaires personnelles et avoir la visite de membres de sa famille. Le Comité réaffirme sa jurisprudence selon laquelle l’établissement d’un ordre d’exécution provoque nécessairement chez l’individu concerné une angoisse intense, et il estime que l’État partie devrait s’efforcer de réduire cette angoisse dans la mesure du possible. Cependant, sur la base des informations fournies, le Comité ne peut pas estimer que l’exécution de l’auteur dans les huit heures suivant la notification, considérant qu’il aurait déjà eu au moins un an après l’épuisement des recours internes et avant la notification de son exécution pour organiser ses affaires personnelles et recevoir la visite de membres de sa famille, violerait les droits qui lui sont reconnus par l’article 7 et le paragraphe 1 de l’article 10.

7.2En ce qui concerne le grief au titre du paragraphe 2 de l’article 6 du Pacte, le Comité fait observer, en réponse à l’argument de l’État partie selon lequel il n’appartient pas au Comité d’apprécier la constitutionnalité des lois des États parties, que le rôle du Comité est de déterminer la compatibilité avec le seul Pacte des griefs précis portés devant lui. Le Comité relève dans les décisions tant de la cour régionale que de la Cour suprême que l’auteur a été reconnu coupable du crime complexe de viol avec homicide en vertu de l’article 335 du Code pénal révisé, tel que modifié par la loi no 7659 de la République, lequel dispose: «Lorsque, des suites ou à l’occasion d’un viol, un homicide est commis, la peine prononcée est la mort». Ainsi, la peine de mort a été imposée automatiquement par application de l’article 335 du Code pénal révisé, tel que modifié. Le Comité renvoie à sa jurisprudence qui veut que la condamnation automatique et obligatoire à la peine de mort constitue une privation arbitraire de la vie, en violation du paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte, dans des circonstances où la peine capitale est prononcée sans qu’il soit possible de prendre en considération la situation personnelle de l’accusé ou les circonstances ayant entouré le crime en question. Il en découle que la condamnation automatique de l’auteur à la peine de mort en vertu de l’article 335 du Code pénal révisé, tel que modifié, était une violation des droits qui lui sont reconnus au paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte.

7.3En ce qui concerne l’allégation de violation du paragraphe 3 b) de l’article 14, en raison de ce que l’auteur n’a pas bénéficié de suffisamment de temps pour préparer sa défense et communiquer avec son conseil, le Comité note que l’État partie ne conteste pas ses dires. Étant donné que l’auteur n’a eu que quelques moments chaque jour pendant le procès pour communiquer avec son conseil, le Comité considère qu’il y a eu violation du paragraphe 3 b) de l’article 14 du Pacte. Comme la condamnation à mort de l’auteur a été confirmée à l’issue de procédures qui n’étaient pas conformes aux exigences d’équité de l’article 14 du Pacte, la conclusion s’impose qu’il y a eu également violation des droits protégés en vertu de l’article 6.

8.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il est saisi font apparaître une violation du paragraphe 1 de l’article 6 et du paragraphe 3 b) de l’article 14 du Pacte.

9.En vertu du paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’offrir à l’auteur un recours utile et approprié, consistant en une commutation de sa peine de mort. Il est tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas à l’avenir.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est également invité à rendre publiques les constatations du Comité.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

APPENDICE

Opinion individuelle de M. Nisuke Ando

Je renvoie à mon opinion individuelle au sujet de la communication n° 1077/2002:Carpo c. Philippines.

(Signé) Nisuke Ando

[Fait en anglais (version originale), en espagnole et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

Opinion individuelle de M me Christine Chanet

Je réitère ma position sur le couloir de la mort telle qu’exprimée dans mon opinion individuelle sur les communications n° 270/1988 et 271/1988 (Barrett c. Jamaïque et Sutcliffe c. Jamaïque), constatations du 30 mars 1992.

(Signé) Mme Christine Chanet

[Fait en anglais, en espagnol et en français (version originale). Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

ANNEXE X

DÉCISIONS DU COMITÉ DES DROITS DE L’HOMME DÉCLARANT IRRECEVABLES DES COMMUNICATIONS PRÉSENTÉES EN VERTU DU PROTOCOLE FACULTATIF SE RAPPORTANT AU PACTE INTERNATIONAL RELATIF AUX DROITS CIVILS ET POLITIQUES

A. Communication n o  697/1996, Aponte Guzmán c. Colombie (Décision adoptée le 5 juillet 2004, quatre ‑vingt ‑unième session)*

Présentée par:

Alfonso Aponte Guzmán(non représenté par un conseil)

Au nom de:

L’auteur, son épouse et leurs enfants

État partie:

Colombie

Date de la communication:

3 novembre 1995 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 5 juillet 2004,

Adopte ce qui suit:

Décision concernant la recevabilité

1.L’auteur de la communication datée du 7 février 1996 est Alfonso Aponte Guzmán, de nationalité colombienne, résidant aux États‑Unis d’Amérique. Il présente la communication également au nom de son épouse, Mme Matilde Landazabal López, et de leurs enfants William Alfonso, Ricardo, Clara Milena et Víctor Adolfo Aponte Landazabal. L’auteur dit qu’ils sont victimes de violations par la Colombie du Pacte international relatif aux droits civils et politiques sans préciser les articles, mais il s’agirait du paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte, du paragraphe 1 de l’article 9, des articles 12 et 17 et du paragraphe 1 de l’article 23. L’auteur n’est pas représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1En 1993, l’auteur a été cité comme témoin dans un procès qui s’est déroulé à Ibagué (Colombie) pour un délit de chantage et d’enlèvement. Il affirme qu’en vertu de la loi spéciale pour la protection des témoins, applicable au procès dans lequel il a témoigné, son identité ne devait pas être révélée. Or le 2 novembre 1993, il a reçu chez lui un télégramme à son nom envoyé par le coordonnateur du groupe de lutte contre le chantage et les enlèvements des Services du Procureur général qui le convoquait pour venir compléter sa déposition contre les personnes inculpées d’enlèvement. Selon l’auteur, ces services ont ainsi révélé son identité, en violation de la loi spéciale pour la protection des témoins, et mis de ce fait en danger sa vie et la vie de ses proches.

2.2L’auteur affirme qu’il a reçu des menaces anonymes, par écrit et par téléphone. Le bureau de la protection des victimes et des témoins a mis en place une protection pour lui à Ibagué en lui affectant une escorte judiciaire du 6 septembre 1993 au 28 avril 1994. Par la suite, le bureau a appuyé ses démarches pour obtenir les visas afin qu’il puisse se rendre avec sa famille aux États‑Unis; le 28 avril 1994, l’auteur et sa famille ont quitté Bogota pour Miami.

2.3L’auteur fait valoir que sa famille et lui‑même ont quitté la Colombie sous la protection de la loi et étant entendu que les autorités colombiennes s’étaient engagées à lui fournir des moyens de subsistance aux États‑Unis. Pourtant ils n’ont reçu aucune aide financière pendant très longtemps, malgré des demandes réitérées formulées par l’intermédiaire du consulat de Colombie à Miami et dans des courriers adressés directement aux Services du Procureur général.

2.4L’auteur affirme que les autorités colombiennes lui ont refusé toute aide au motif qu’il avait quitté le pays de son plein gré et lui ont fait savoir que, s’il souhaitait bénéficier de l’aide prévue dans la loi spéciale pour la protection des témoins, il devait rentrer dans son pays.

2.5Le 26 octobre 1995, les États‑Unis ont accordé l’asile à l’auteur et à sa famille et lui ont donné un permis de travail.

2.6L’auteur a formé une action en protection constitutionnelle demandant à être rétabli dans ses droits et à bénéficier d’une protection. Le 11 décembre 1996, le tribunal administratif de Cundinamarca a rejeté sa demande.

2.7M. Aponte a formé un recours auprès du Secrétariat général du Conseil d’État, lequel a annulé, en date du 20 février 1997, la décision du tribunal administratif de Cundinamarca et a décidé au contraire que l’auteur devait bénéficier d’une protection de ses droits et ordonné aux Services du Procureur général d’accorder à la famille Aponte Landazabal une protection complète et une aide sociale, comportant le remboursement rétroactif du coût de son transfert à l’étranger, y compris les frais de déplacement et d’entretien de la famille aussi longtemps que les circonstances l’exigeraient. Le Procureur général a demandé à la Cour constitutionnelle la révision de cette décision.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur fait valoir que les faits décrits constituent une violation de ses droits tels qu’ils sont consacrés dans le Pacte, précisément du droit à la vie, à la sécurité de la personne et à la vie de famille. Selon son argumentation, comme l’État partie avait violé le secret de son identité en tant que témoin, il a reçu des menaces de mort, ce qui l’a obligé à quitter le pays. Il se trouve maintenant aux États‑Unis sans moyens de subsistance. Selon lui, au lieu de procéder à une enquête diligente sur ce qui s’était passé, les autorités ont fait tout leur possible pour étouffer l’affaire et aucun des agents des Services du Procureur général qui avaient divulgué son identité n’a fait l’objet de mesures disciplinaires. Il ajoute qu’il n’a pas été indemnisé.

3.2L’auteur considère que le droit au travail a également été violé puisqu’en quittant la Colombie il a été obligé d’abandonner ses affaires.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans ses observations datées du 14 novembre 1996, l’État partie fait valoir que la communication doit être déclarée irrecevable au motif que les recours internes n’ont pas été épuisés.

4.2L’État partie reconnaît que l’auteur était le témoin principal dans un procès pour une affaire de chantage et d’enlèvement qui s’est déroulé dans sa ville natale d’Ibagué. Toutefois, en vertu de la décision no 0‑663 de 1993, relative au programme de protection et d’aide pour les victimes et témoins, l’auteur devait être installé dans un autre endroit de Colombie avant de pouvoir prétendre être réinstallé à l’étranger. Or l’auteur a refusé de s’installer ailleurs dans son pays et il ne pouvait donc pas être envoyé aux États‑Unis aux frais de l’État colombien. L’État partie ajoute que c’est de son plein gré que M. Aponte a décidé d’aller à l’étranger et qu’il a demandé de l’aide uniquement pour obtenir un visa d’entrée dans le pays où il voulait aller et d’un billet pour lui‑même. L’État partie affirme n’avoir jamais informé l’ambassade des États‑Unis à Bogota que l’auteur se rendrait aux États‑Unis à la demande et aux frais du bureau de protection et d’aide pour les victimes et les témoins. Il ajoute que, dans une lettre adressée aux Services du Procureur général, l’auteur dit qu’il espérait recevoir une aide de parents qui se trouvaient à Miami.

4.3L’État partie dit qu’il est faux de prétendre qu’il n’a pas garanti la sécurité et protégé la vie de la famille Aponte étant donné que le télégramme sur lequel le nom de l’auteur était écrit n’était qu’un document strictement interne et ne mettait donc pas sa vie en danger. Il affirme que c’est l’auteur lui‑même qui, en adressant plainte sur plainte à des organismes nationaux et internationaux, a mis lui‑même sa vie en danger, en ne faisant pas preuve de la prudence voulue.

4.4Dans ses observations supplémentaires, en date du 8 novembre 1996, l’État partie fait savoir que, dans une décision du 19 décembre 1995, le bureau du Procureur délégué à la surveillance judiciaire a conclu qu’il n’y avait pas eu de négligence de la part du fonctionnaire qui dirigeait à l’époque le bureau de protection et d’aide pour les victimes et les témoins des Services du Procureur général étant donné que rien ne prouvait que le télégramme adressé à l’auteur ait été connu d’une personne extérieure au service et qu’il n’y avait donc pas eu de risque pour la famille Aponte. Il ajoute que, d’après les pièces produites, quand le télégramme a été envoyé, les menaces avaient déjà été reçues et l’auteur avait déjà sollicité la protection de ces services.

4.5Dans ses observations datées du 15 octobre 1997, l’État partie informe le Comité que le Conseil d’État a ordonné le paiement à l’auteur et à sa famille d’une pension alimentaire aux États‑Unis ainsi que le remboursement des frais de voyage. Il signale qu’il a demandé à la Cour constitutionnelle de réexaminer l’affaire. C’est pourquoi il affirme que les recours internes ne sont pas épuisés.

Commentaires de l’auteur sur la recevabilité

5.Le 10 octobre 1997, l’auteur a fait savoir au Comité qu’en date du 26 février 1997 le Conseil d’État avait annulé la décision rendue le 11 décembre 1996 par le tribunal administratif de Cundinamarca refusant une aide financière. L’auteur affirme qu’il a engagé des démarches pour que la décision du Conseil d’État soit exécutée mais que, comme elle ne l’était pas, le tribunal administratif de Cundinamarca a ordonné le 17 juillet 1997 aux Services du Procureur général de donner effet à celle‑ci. L’auteur ajoute que le 22 juillet 1997, le bureau du Programme de protection et d’aide est entré en rapport avec lui par l’intermédiaire du consulat de Colombie à Miami afin d’effectuer le premier versement et l’informer de la marche à suivre pour les versements ultérieurs.

Décision du Comité sur la recevabilité

6.1Le 18 mars 1998, le Comité a examiné la question de la recevabilité de la communication.

6.2Le Comité a noté que l’État partie demandait que la communication soit déclarée irrecevable pour non‑épuisement des recours internes. Il a relevé également qu’au sujet du grief portant sur le droit à la vie, l’auteur avait entrepris plusieurs démarches pour faire établir les responsabilités concernant la divulgation de son identité, fait qui, d’après lui, l’avait contraint à quitter le pays. Le Comité a considéré qu’étant donné les circonstances de l’affaire force était de conclure que M. Aponte avait diligemment fait usage des recours disponibles pour définir sa situation et la clarifier, et que, plus de trois ans après les faits à l’origine de la communication, les responsables n’avaient pas été identifiés ni sanctionnés. Le Comité a conclu qu’en l’espèce les procédures de recours internes avaient excédé des délais raisonnables au sens de l’alinéa b du paragraphe 2 de l’article 5 du Protocole facultatif.

6.3En ce qui concernait les allégations de violation du paragraphe 1 de l’article 6, du paragraphe 1 de l’article 9, de l’article 12, de l’article 17 et du paragraphe 1 de l’article 23 du Pacte, le Comité a estimé qu’elles étaient suffisamment étayées aux fins de la recevabilité. Il a donc considéré qu’elles devaient être examinées quant au fond.

Observations de l’État partie sur le fond et commentaires de l’auteur

7.1Dans sa lettre datée du 4 novembre 1998, l’État partie affirme que, conformément à la décision du Conseil d’État en date du 26 février 1997, les Services du Procureur général versaient à l’auteur la somme de 4 000 dollars des États‑Unis par mois depuis septembre 1997. Il précise que cette somme avait été fixée de façon unilatérale et subjective puisque l’auteur n’a jamais permis qu’il soit procédé à une évaluation de sa situation financière.

7.2En ce qui concerne l’allégation de violation du secret de son identité, qui aurait mis la vie de l’auteur en danger, l’État partie fait savoir qu’une enquête disciplinaire a été diligentée contre le fonctionnaire désigné par M. Aponte et que l’affaire a finalement été classée par le bureau du Procureur délégué à la surveillance judiciaire, le 13 février 1996. L’État partie affirme que, depuis cette date, l’auteur ne cesse de soumettre des requêtes et des recours de toutes sortes qui ne sont pas recevables puisque l’affaire est classée et qu’il ne reste aucune question de fond à trancher dans le litige.

7.3L’État partie fait observer que les personnes contre lesquelles l’auteur a témoigné et qui sont d’après lui responsables des menaces qu’il aurait reçues ont été innocentées, ce qui veut dire que son témoignage n’a pas été pris en compte; à son avis, il n’y a même jamais eu de menaces. Il ajoute que les personnes qui ont été reconnues coupables ne sont pas celles contre lesquelles l’auteur a déposé.

7.4L’État partie estime qu’il est possible que M. Aponte se serve des menaces qu’il dit avoir reçues pour pouvoir rester aux États‑Unis et qu’il prétende obtenir ainsi une décision favorable au renouvellement de son visa par les autorités américaines. De plus, il insiste sur le fait qu’il a proposé à l’auteur de retourner en Colombie en lui octroyant le bénéfice du Programme de protection pour les témoins.

7.5Le 1er octobre 1999, l’État partie a envoyé au Comité copie de la décision rendue sur le recours en protection par le tribunal administratif de Cundinamarca. Le 10 mai 1999, le tribunal a conclu que les circonstances qui avaient motivé l’octroi d’une aide économique à l’auteur avaient changé, ce qui faisait que la décision des Services du Procureur général de supprimer les versements était conforme au droit. Selon la chambre qui avait rendu la décision, rien dans le dossier ne prouvait que la vie de M. Aponte restait menacée, et donc les Services du Procureur général n’avaient pas à maintenir indéfiniment l’aide et l’entretien octroyés au titre du Programme de protection. Selon le tribunal, la décision du Conseil d’État qui avait ordonné la protection des droits de l’auteur était claire et prévoyait que l’aide économique ne devait être apportée qu’aussi longtemps que les circonstances l’exigeraient, ce qui fait que la décision de cesser les versements dès lors que les circonstances n’étaient plus les mêmes ne pouvait pas être considérée comme un défaut d’exécution.

7.6L’État partie affirme qu’il ressort de l’enquête ordonnée par les Services du Procureur général que, pendant tout le temps où l’auteur est resté sous protection judiciaire, aucune menace réelle n’a été constatée contre sa vie ou celle de ses proches et qu’en outre l’auteur a refusé que l’on mette son téléphone sur écoute.

7.7Dans sa lettre datée du 2 août 1999, l’auteur signale au Comité que les Services du Procureur général lui ont versé la somme de 4 000 dollars des États‑Unis par mois, de septembre 1997 à avril 1998, date à partir de laquelle ils ont cessé les versements. L’auteur a en conséquence formé un recours contre ces services pour obtenir l’exécution de l’arrêt du Conseil d’État qui lui avait octroyé une pension alimentaire. Il demandait que soit ordonné le paiement rétroactif de sa pension alimentaire et que lui soit versée une indemnité pour le préjudice subi du fait de l’«erreur de droit» que constituait la divulgation par les Services du Procureur général de l’identité d’un témoin. Dans sa lettre datée du 24 mars 2003, l’auteur signale que le tribunal administratif de Cundinamarca l’a débouté de sa demande le 12 décembre 2002.

7.8L’auteur affirme que la violation de ses droits a eu une incidence sur son psychisme au point qu’il a dû suivre un traitement psychiatrique.

Délibérations du Comité

8.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la communication à la lumière des informations communiquées par les parties, conformément aux dispositions du paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

8.2Même si le Comité s’est déjà prononcé sur la recevabilité de la communication, le paragraphe 4 de l’article 93 de son règlement intérieur l’autorise à revenir sur la décision de recevabilité qu’il a adoptée. Le Comité prend note des arguments de l’État partie qui fait valoir qu’une enquête disciplinaire a été ouverte contre le fonctionnaire désigné par M. Aponte et que le bureau du Procureur délégué à la surveillance judiciaire a finalement classé l’affaire le 13 février 1996. Le Comité relève que le 10 mai 1999 le tribunal administratif de Cundinamarca a établi que la décision des Services du Procureur général de cesser les versements de la pension ne pouvait pas être considérée comme un défaut d’exécution parce que le dossier ne contenait aucun élément prouvant que la famille Aponte se trouvait toujours en danger de mort. Ils avaient en conséquence décidé de mettre un terme au soutien apporté à l’auteur, notamment au versement d’une pension alimentaire au titre du Programme de protection et d’aide. Le Comité note que l’auteur n’a apporté aucune preuve en sens contraire. Il relève également que M. Aponte n’est pas empêché de travailler aux États‑Unis. Étant donné que les circonstances à l’origine des griefs de l’auteur ne sont plus d’actualité, le Comité déclare la communication irrecevable conformément à l’article 2 du Protocole facultatif, les griefs n’étant pas suffisamment fondés.

9.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide:

a)Que la communication est irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’auteur de la communication et, pour information, à l’État partie.

[Adopté en anglais, en espagnol (version originale) et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

B. Communication n o  842/1998, Romanov c. Ukraine (Décision adoptée le 30 octobre 2003, soixante ‑dix ‑neuvième session)*

Présentée par:

Sergei Romanov(non représenté par un conseil)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Ukraine

Date de la communication:

11 août 1998 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en application de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 30 octobre 2003,

Adopte ce qui suit:

Décision concernant la recevabilité

1.1L’auteur de la communication est Sergei Nicholaiovich Romanov, citoyen russe, né en 1976 et résidant en Ukraine. Il affirme être victime de violations par l’Ukraine des paragraphes 1 et 3 a) de l’article 2, de l’article 7, du paragraphe 1 de l’article 9 et des paragraphes 1, 2 et 5 de l’article 14 du Pacte. Il n’est pas représenté par un conseil.

1.2Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’Ukraine le 25 octobre 1991.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1À la fin de 1995, l’auteur, qui avait un besoin urgent d’argent, a conçu un plan pour voler un certain M. Maksimenko, qui était une connaissance de la jeune femme avec qui l’auteur vivait à l’époque, Mlle Podlesnaya. En novembre 1995, cette dernière a rendu visite à M. Maksimenko chez lui et a versé de la clophéline (substance narcotique) dans son verre. Une fois M. Maksimenko endormi, Mlle Podlesnaya a téléphoné à l’auteur puis l’a fait entrer dans l’appartement. L’auteur a tenté d’ouvrir un coffre au moyen d’une hachette trouvée sur place. M. Maksimenko s’est subitement réveillé et l’auteur, prenant peur, l’a frappé avec la hachette, le faisant tomber. L’auteur et sa compagne ont alors emporté divers biens lui appartenant. M. Maksimenko a survécu et l’auteur a été arrêté et traduit en justice. Il affirme qu’à aucun moment il n’avait eu l’intention de tuer M. Maksimenko.

2.2Le 30 octobre 1996, le tribunal de Kiev a déclaré l’auteur coupable de quatre infractions pénales: tentative de meurtre, vol qualifié, tentative de vol et incitation d’un mineur à commettre un acte criminel. Il l’a condamné à 15 ans d’emprisonnement, peine assortie de la confiscation de tous ses biens personnels. En ce qui concerne le chef de tentative de meurtre, le tribunal a conclu que la dose de clophéline administrée à la victime pouvait être mortelle et que l’auteur avait l’intention de tuer la victime lorsqu’il l’avait frappée avec la hachette. Sur ce dernier point, le tribunal a établi que l’auteur avait porté plusieurs coups à la tête, causant des blessures graves, et ce alors que la victime était encore inconsciente sous l’effet de la drogue. L’auteur a fait appel de sa condamnation pour tentative de meurtre auprès de la Cour suprême ukrainienne. Il a été débouté le 10 juillet 1997.

2.3L’auteur affirme que les preuves matérielles et médicales concernant les blessures de la victime ainsi que l’expertise psychiatrique au sujet de son propre état mental ne permettent pas d’étayer sa condamnation pour tentative de meurtre. Le tribunal n’aurait pas dû accepter le témoignage de Mlle Podlesnaya concernant l’état mental de l’auteur au moment où il avait frappé la victime. L’auteur affirme en effet que la jeune fille a pour ainsi dire perdu la tête après avoir drogué la victime et que tout ce qu’elle sait des événements survenus par la suite elle le tient en fait de lui. En tout état de cause, elle s’est ensuite rétractée, affirmant que, si elle avait déclaré que l’auteur avait eu l’intention de tuer M. Maksimenko, c’était parce qu’elle avait appris que l’auteur encourait la peine de mort et qu’elle risquait le même sort si elle ne coopérait pas. Le tribunal de première instance et la juridiction saisie du recours ont l’un et l’autre examiné le nouveau témoignage de Mlle Podlesnaya, et l’ont rejeté considérant que celui‑ci avait été fait à la demande de l’auteur.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur fait valoir qu’il n’aurait pas dû être reconnu coupable de tentative de meurtre puisqu’il ignorait que la dose de clophéline administrée à la victime pouvait être mortelle et qu’il n’avait pas conscience de ce qu’il faisait lorsqu’il a frappé la victime à la tête. Il conteste les modes de preuve retenus par les tribunaux, en particulier l’utilisation du témoignage de sa complice, et considère ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable. Il fait valoir que le principe de la présomption d’innocence n’a pas été respecté et que ses arguments concernant les preuves pertinentes et ce qui s’est réellement passé dans l’appartement de M. Maksimenko n’ont pas été pris en compte par la Cour suprême, ce qui constitue une violation du droit de faire examiner sa condamnation par une juridiction supérieure. Dans ces circonstances, l’État partie a violé les articles 2, 7, 9 et 14 du Pacte. Toutefois, l’auteur ne rattache pas spécifiquement les actions de l’État partie aux violations qu’il dénonce.

3.2L’auteur affirme que plusieurs dispositions du Code de procédure pénale ukrainien ont été violées pendant le procès et en appel, principalement du fait des irrégularités que les tribunaux auraient commises dans l’examen de ses arguments et des éléments de preuve.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans une note datée du 27 mars 1999, l’État partie objecte que la communication de l’auteur est sans fondement et donc irrecevable. Il fait valoir que la culpabilité de l’auteur a été établie sur la base de son propre témoignage, des déclarations de sa complice et de plusieurs autres témoins, ainsi que des preuves médico‑légales et autres.

4.2Dans une note datée du 1er juin 1999, l’État partie conteste le fond de la communication. Il réaffirme que les allégations de l’auteur, qui soutient qu’il n’avait pas l’intention de tuer la victime, ont été dûment examinées par les tribunaux ukrainiens, conformément au droit applicable, avant d’être rejetées.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.Dans ses commentaires sur les observations de l’État partie datés du 24 août 1999, l’auteur affirme que l’État partie n’a pas tenu compte de ses arguments concernant les éléments de preuve. Il réitère qu’il a été condamné à tort. Il fait valoir que dans sa réponse l’État partie se retranche derrière les décisions des tribunaux alors que celles‑ci ne sont pas conformes aux faits tels qu’ils se sont réellement produits et sont injustes. Il ajoute que l’État partie n’a pas tenu compte de ses griefs concernant les prétendues irrégularités du procès en première instance et du fait que la Cour suprême n’a pas dûment examiné tous ses arguments, ce qui constitue selon lui une violation du Code de procédure pénale.

Délibérations du Comité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire en vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même affaire n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3En ce qui concerne les plaintes en vertu des articles 2, 7 et 9 du Pacte, le Comité considère que l’auteur n’a pas fourni suffisamment d’informations pour étayer ses allégations et les déclare donc irrecevables aux termes de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.4Pour ce qui est des griefs tirés des paragraphes 1 et 2 de l’article 14, le Comité considère que les allégations de l’auteur portent en réalité sur l’appréciation des faits et des éléments de preuve par les tribunaux ukrainiens au cours de la procédure judiciaire. Il renvoie à sa jurisprudence réaffirmant que c’est aux juridictions des États parties au Pacte, et non à lui‑même qu’il appartient généralement d’examiner ou d’évaluer les faits et les éléments de preuve, sauf à établir que la conduite du procès ou l’évaluation des faits et des éléments de preuve ont été manifestement arbitraires ou ont représenté un déni de justice. Les pièces portées à la connaissance du Comité ne montrent pas que la procédure ait été entachée de telles irrégularités. En conséquence, le Comité considère que la plainte de l’auteur au titre des paragraphes 1 et 2 de l’article 14 est irrecevable en vertu de l’article 3 du Protocole facultatif.

6.5En ce qui concerne le droit de l’auteur de faire examiner sa déclaration de culpabilité et sa condamnation par une juridiction supérieure conformément à la loi, garanti au paragraphe 5 de l’article 14 du Pacte, le Comité relève que, selon sa jurisprudence, toute procédure d’appel devrait comprendre un examen approfondi de la condamnation et de la peine, ainsi que du dossier de première instance. À cet égard, le Comité observe que, d’après les éléments dont il est saisi, la législation ukrainienne fait obligation à la juridiction d’appel d’examiner tous les éléments de preuve et les arguments pertinents. Il ressort en outre de l’arrêt de la Cour suprême que celle‑ci a bien pris en considération les arguments de l’auteur, notamment en ce qui concerne les déclarations de sa complice, et a examiné sa version des faits. La Cour suprême a conclu après avoir examiné la décision en première instance qu’il n’y avait pas lieu d’autoriser l’appel. Compte tenu de ce qui précède, le Comité considère que l’auteur n’a pas étayé ses plaintes au titre du paragraphe 5 de l’article 14, et il les déclare donc irrecevables en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

C. Communication n o  870/1999, H. S. c. Grèce (Décision adoptée le 27 juillet 2004, quatre ‑vingt ‑unième session)*

Présentée par:

H. S.(non représentée par un conseil)

Au nom de:

P. S.

État partie:

Grèce

Date de la communication:

23 mars 1999 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 27 juillet 2004,

Adopte ce qui suit:

Décision concernant la recevabilité

1.L’auteur de la communication est Mme H. S., une Polonaise résidant en Grèce. Elle affirme que son fils M. P. S., de nationalité polonaise, né en 1979, est victime de violations du Pacte par la Grèce, mais ne précise pas de quelles dispositions il s’agit. Elle n’est pas représentée par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur dit que, le 28 février 1999, son fils ainsi que plusieurs hommes ont été fouillés par la police à un arrêt d’autobus. Les policiers n’ont rien trouvé sur son fils mais ont trouvé 15 grammes de haschisch sur l’un des autres hommes. Le groupe a alors été conduit au commissariat de police de Menidhi à Athènes.

2.2Le 1er mars 1999, chacun des hommes arrêtés a été condamné par le tribunal de première instance d’Athènes à 30 jours d’emprisonnement ferme ou à une amende de 110 000 drachmes. Selon l’auteur, l’amende a été payée immédiatement, mais son fils est resté en prison 18 jours de plus. Elle ajoute qu’à aucun moment un avocat ou un interprète n’a été mis à la disposition de son fils et que celui‑ci, qui souffre d’épilepsie, n’a pas pu prendre ses médicaments.

2.3Dans une autre lettre datée du 6 juin 1999, l’auteur répond aux questions du secrétariat du Comité et déclare qu’elle a entrepris des démarches auprès du Ministère de l’intérieur, de la police d’Athènes et du Procureur général concernant la situation de son fils, mais qu’on l’a informée que sa peine ne pouvait pas être réduite. Elle indique que son fils a ensuite été expulsé de Grèce sans qu’aucun motif n’ait été donné et sans ordre donné par un tribunal. Elle affirme que malgré ses demandes elle n’a pas pu obtenir une copie de l’arrêté d’expulsion et que son fils, qui avait 20 ans quand il a dû quitter la Grèce, est toujours séparé de ses parents et n’a personne avec qui vivre en Pologne.

Teneur de la plainte

3.L’auteur affirme que les droits de son fils à communiquer avec un avocat, de bénéficier des services d’un interprète et de recevoir des soins médicaux ont été violés pendant sa détention et qu’il a été injustement expulsé de Grèce. Elle n’invoque aucun article du Pacte.

Observations de l’État partie

4.1Dans une note datée du 2 février 2001, l’État partie répond que M. P. S. est entré en Grèce le 9 décembre 1995 muni d’un visa qui ne l’autorisait à rester dans le pays que trois mois, et qu’il n’a pas quitté le pays à l’expiration du visa. À une date non précisée, il a obtenu une attestation de demande de permis de séjour, certificat qui lui permettait de rester en Grèce en attendant que les autorités compétentes se prononcent sur sa demande de permis de séjour d’une durée déterminée.

4.2Le 28 février 1999, le fils de l’auteur et trois autres personnes ont été arrêtés et inculpés d’achat et de possession de drogue. Le 1er mars 1999, le tribunal de première instance d’Athènes les a reconnus tous les quatre coupables et les a condamnés à 30 jours d’emprisonnement, mais a commué cette peine en une amende de 1 500 drachmes par jour d’emprisonnement.

4.3Après que le fils de l’auteur eut été condamné, le chef du département de la police chargé de la sécurité et de l’ordre public («le chef du département») a rejeté la demande de permis de séjour de durée déterminée, qui à ce moment‑là était encore à l’examen, au motif que l’intéressé représentait un danger pour l’ordre et la sécurité publics. Un arrêté d’expulsion assorti d’une interdiction de revenir en Grèce pendant cinq ans a alors été pris à l’encontre du fils de l’auteur. Le chef du Département, qui est habilité à ordonner la détention d’un étranger en attente d’expulsion s’il estime que cette personne représente une menace pour l’ordre public, a décidé que le fils de l’auteur devait être détenu en attendant son expulsion. Le 18 mars 1999, M. P. S. a été expulsé vers la Pologne.

4.4L’État partie fait valoir que la communication est irrecevable au motif que le fils de l’auteur n’a pas épuisé les recours internes disponibles et que les allégations de sa mère sont infondées. Il affirme que M. P. S. n’a pas formé de recours, ni contre la décision de le placer en détention avant son expulsion, ni contre la décision de l’expulser alors qu’il savait qu’il en avait le droit. La loi grecque dispose que les étrangers sous le coup d’un arrêté d’expulsion peuvent former recours auprès du Ministre de l’ordre public puis auprès du Conseil d’État, qui est la juridiction suprême de l’ordre administratif, en Grèce. En outre, le Ministre de l’ordre public peut réexaminer une décision tendant à placer en détention un étranger en attente d’expulsion. Le fils de l’auteur n’a utilisé aucune de ces voies de recours.

4.5L’État partie affirme que M. P. S. a été informé de ces droits et souligne que les étrangers placés en détention avant d’être expulsés reçoivent une notice d’information rédigée dans plusieurs langues, dont le polonais, la langue maternelle de M. P. S. Y sont exposés en détail les droits des personnes concernées pendant la détention, notamment le droit d’engager un conseil, de faire appel de la décision d’expulsion et de demander une assistance médicale. L’État partie relève que le fils de l’auteur parle grec et n’avait donc pas besoin d’un interprète.

4.6L’État partie affirme en outre que M. P. S. n’a pas demandé l’assistance d’un avocat mais que, lors du procès qui s’est déroulé devant le tribunal de première instance d’Athènes et dans lequel il était accusé de détention de drogue, il a bénéficié de l’assistance d’un avocat. S’agissant des allégations concernant la santé du fils de l’auteur, l’État partie fait observer que les étrangers détenus en attendant d’être expulsés ont le droit de demander à être examinés par un médecin de la police ou par un médecin privé. Comme M. P. S. ne présentait aucun symptôme et n’a pas informé les autorités qu’il souffrait d’épilepsie ou d’une autre maladie nécessitant des soins ou des médicaments, aucune assistance médicale ne lui a été fournie.

4.7En ce qui concerne les incidences de l’expulsion du fils de l’auteur sur sa famille, l’État partie indique que M. P. S. avait déjà 16 ans lorsqu’il est arrivé en Grèce et qu’il n’y était que depuis quatre ans quand il a été expulsé, période pendant laquelle il n’avait pas obtenu de permis de séjour. Ses parents, qui sont résidents en Grèce, n’avaient pas acquis la nationalité grecque. M. P. S. n’avait ni épouse ni enfant en Grèce, et aucun obstacle juridique ou autre ne semblait s’opposer à ce qu’il s’adapte à la vie en Pologne où il avait vécu jusqu’à l’âge de 16 ans. Toutes ces questions ont été prises en considération par les autorités grecques.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Dans ses commentaires, non datés, sur les observations de l’État partie, l’auteur affirme qu’elle n’avait toujours pas reçu d’explication des autorités grecques quant au motif de l’expulsion. Elle dit qu’en 1995 elle a quitté la Pologne avec son fils parce qu’elle avait entendu parler d’une nouvelle forme de traitement de l’épilepsie qui était disponible en Grèce. Inscrit sur une liste d’attente, son fils a dû attendre deux années avant de commencer le traitement, lequel a amélioré son état physique. Le traitement a été arrêté avec l’expulsion.

5.2L’auteur affirme, sans donner de détails, que les policiers qui ont arrêté son fils étaient «ivres» et que ceux du commissariat de Menidhi avaient eu un comportement raciste et discriminatoire à l’égard de son fils.

Délibérations du Comité

6.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été soumises par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire en vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même affaire n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité a pris note de l’objection de l’État partie qui fait valoir que M. P. S. n’a formé aucun recours contre sa détention ou contre l’arrêté d’expulsion. L’État partie a fourni des renseignements concrets et détaillés à la fois sur l’existence des voies de recours que M. P. S. aurait pu utiliser pour contester sa détention et son expulsion et sur le fait que M. P. S. a été informé de ces droits. L’auteur n’a rien réfuté et n’a pas non plus apporté la preuve qu’il avait été empêché d’exercer les recours internes. Dans ces circonstances, le Comité ne peut pas conclure que les recours internes ont été épuisés. Il considère donc que la communication est irrecevable en vertu du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

7.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide:

a)Que la communication est irrecevable en vertu du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie et à l’auteur de la communication.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

D. Communication n o  874/1999, Kuznetsov c. Fédération de Russie (Décision adoptée le 7 novembre 2003, soixante ‑dix ‑neuvième session)*

Présentée par:

M. Yuri Vladimirovich Kuznetsov(représenté par un conseil, M. Alexander G. Manov)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Fédération de Russie

Date de la communication:

16 mai 1996 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en application de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 7 novembre 2003,

Adopte ce qui suit:

Décision concernant la recevabilité

1.L’auteur de la communication est M. Yuri Kuznetsov, citoyen russe né en 1964, de nationalité russe qui, à la date où il a envoyé la communication, était incarcéré à Iekaterinbourg, en Russie. Il affirme être victime de violations par la Fédération de Russie des alinéas b, e et g du paragraphe 3 de l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur était camionneur dans une entreprise étatique de la ville de Katchkanara, en Russie. Le soir du 6 septembre 1990, il se trouvait en compagnie d’un autre camionneur, M. Fomkin, occupé à boire dans son camion, garé sur le parking de l’entreprise. Plus tard dans la soirée, les deux collègues ont pris le camion pour acheter d’autres bouteilles d’alcool et ont rencontré un certain Alekseev, qu’ils ont ramené avec eux à l’entreprise pour continuer à boire. S’étant disputé avec l’auteur, Alekseev est parti; plus tard, l’auteur s’est dirigé en camion vers la sortie de la cour dans l’intention de ramener Fomkin chez lui. Le gardien ne l’a pas laissé passer parce qu’il n’avait pas les documents nécessaires. L’auteur a garé le camion où Fomkin dormait toujours près de la sortie et il est rentré à pied chez lui.

2.2Le lendemain matin, l’auteur a appris que Alekseev avait été renversé dans la cour de l’entreprise pendant la nuit et qu’il était mort. L’auteur s’est demandé si Fomkin et lui‑même auraient pu avoir écrasé Alekseev, mais Fomkin l’a rassuré, lui disant que c’était impossible.

2.3Par la suite, l’auteur a été arrêté à une date non précisée. Le 8 octobre 1991, le tribunal d’instance de Katchkanara l’a acquitté. Le 20 novembre 1991, la veuve d’Alekseev et un procureur ayant fait appel, la cour régionale de Sverdlovsk a annulé la décision du tribunal de Katchkanara et a ordonné un nouveau procès. Le 17 février 1992, le tribunal d’instance de Katchkanara a réaffirmé que la culpabilité de l’auteur n’était pas établie. Le 20 mars 1992, la cour régionale de Sverdlovsk a encore cassé ce jugement, le déclarant illégal et infondé et demandant une nouvelle fois que l’affaire soit rejugée, par le même tribunal mais composé différemment. Le 19 août 1992, le tribunal d’instance de Nijnetourinsk (région de Sverdlovsk) a déclaré l’auteur coupable, en vertu du paragraphe 2 de l’article 211 du Code pénal, d’avoir utilisé un camion défectueux et d’avoir ainsi provoqué la mort d’Alekseev, et a prononcé une peine de quatre ans de prison et cinq ans de retrait du permis de conduire. Cette décision a été confirmée par la cour régionale de Sverdlovsk, le 23 décembre 1992, ainsi que par la Cour suprême, le 26 février 1993.

Teneur de la plainte

3.L’auteur affirme qu’il n’a pas été assisté d’un conseil pendant l’instruction malgré sa demande. Le 16 avril 1991, durant un contre‑interrogatoire de M. Fomkin, il aurait été l’objet de pressions, de menaces et de coups visant à lui extorquer des aveux; sous la pression également, Fomkin aurait exhorté l’auteur à accepter sa version des faits pour éviter une inculpation pour meurtre. L’auteur affirme de plus que pendant les audiences tenues par le tribunal d’instance de Nijnetourinsk, une vingtaine de personnes qui auraient pu témoigner de son innocence n’ont pas été appelées à la barre. De l’avis de l’auteur, il y a là une violation des alinéas b, e et g du paragraphe 3 de l’article 14.

Observations de l’État partie

4.Dans une note verbale datée du 16 novembre 1999, l’État partie fait valoir que le Comité n’est pas fondé à examiner la communication puisque la Cour suprême a déjà traité de l’affaire à trois reprises et a accordé une attention toute particulière au grief selon lequel il avait été condamné sur la foi d’éléments de preuve peu sérieux et que son droit à la défense avait été violé. L’État partie note qu’aucune violation du Code de procédure pénale n’a été constatée concernant l’instruction et le procès. La Cour suprême n’a trouvé aucun motif pour annuler les jugements rendus antérieurement. L’État partie ajoute que l’auteur a été mis en liberté conditionnelle le 23 août 1996.

Commentaires de l’auteur

5.1Dans une lettre datée du 24 octobre 2001, le conseil soutient que l’État partie a passé sous silence certaines circonstances importantes de l’affaire: plus de 20 témoins, présentés comme des «garants de l’innocence de M. Kuznetsov», n’ont pas été invités à déposer devant le tribunal; pendant huit mois, Fomkin avait nié l’implication de l’auteur et n’avait modifié sa déposition qu’après avoir été arrêté et sous la menace − d’après le conseil. Enfin, l’auteur lui‑même avait subi des pressions, des menaces et des coups visant à lui extorquer des aveux.

5.2Le conseil réaffirme que l’auteur n’avait confirmé la version de Fomkin que parce que l’enquêteur avait promis de le relâcher; ce serait aussi à l’initiative de l’enquêteur que l’auteur a écrit à sa femme une lettre, qu’il a remise à l’enquêteur et dans laquelle il reconnaissait sa culpabilité. Le conseil rappelle que l’instruction s’est déroulée sans que l’auteur soit représenté par un avocat.

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité note que la même question n’est en cours d’examen devant une autre procédure internationale d’enquête ou de règlement et que les recours internes ont été épuisés. Les conditions énoncées aux alinéas a et b du paragraphe 2 de l’article 5 du Protocole facultatif sont donc réunies.

6.3Le Comité a pris note des allégations de l’auteur au titre du paragraphe 3 g) de l’article 14 selon lesquelles il a été menacé et battu durant l’instruction afin qu’il avoue. En l’absence de toute autre information pertinente émanant de l’auteur et de tout autre élément à l’appui de ces allégations, le Comité considère que l’auteur n’a pas suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, cette partie de la communication, qui est par conséquent irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.4Le Comité note la plainte de l’auteur au titre du paragraphe 3 b) de l’article 14 du Pacte selon laquelle il n’a pas bénéficié des services d’un conseil bien qu’il en ait fait la demande. Cette plainte se rapporte à la période de détention avant jugement à la suite de laquelle l’auteur a été acquitté à deux reprises. L’auteur n’a fourni aucune information sur la manière dont l’absence de représentation à l’époque, avant l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie, a eu des répercussions sur son troisième procès, en avril 1992, d’une manière qui constituerait, si une preuve est apportée, une violation du paragraphe 3 b) de l’article 14. En conséquence, cette partie de la communication est irrecevable au titre des articles 1er et 2 du Protocole facultatif.

6.5Pour ce qui est des autres plaintes de l’auteur, au titre du paragraphe 3 e) de l’article 14, selon lesquelles plus de 20 personnes n’ont pas été citées à comparaître pour témoigner en sa faveur devant le tribunal de Nizhne‑Turinsky, le Comité note que l’auteur n’affirme pas, dans les arguments qu’il présente au Comité, qu’il a demandé audits témoins de témoigner ou qu’ils ont été récusés par le tribunal ou empêchés de quelque autre manière de témoigner par l’État partie. En conséquence, cette partie de la communication ne relève pas du paragraphe 3 e) de l’article 14 du Pacte; elle est donc irrecevable au titre de l’article 3 du Protocole facultatif.

7.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide:

a)Que la communication est irrecevable en vertu des articles 1er, 2 et 3 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie et à l’auteur de la communication.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

E. Communication n o  901/1999, Laing c. Australie (Décision adoptée le 9 juillet 2004, quatre ‑vingt ‑unième session)*

Présentée par:

Mme Deborah Joy Laing(représentée par un conseil, M. Gavan Griffith)

Au nom de:

Mme Deborah Joy Laing, Jessica Joy Surgeonet Samuel Colin John Surgeon

État partie:

Australie

Date de la communication:

30 novembre 1999 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 9 juillet 2004,

Adopte ce qui suit:

Décision concernant la recevabilité

1.L’auteur de la communication, qui est datée du 30 novembre 1999, est Mme Deborah Joy Laing (Mme Laing) qui la présente en son nom propre et au nom de ses deux enfants, Jessica Joy Surgeon et Samuel Surgeon. Elle affirme qu’elle est victime de violations par l’Australie des articles 2 (par. 3), 7, 14 (par. 1), 17, 23 (par. 1) et 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (le Pacte); que Jessica est victime de violations des articles 2, paragraphe 3, 7, 12, paragraphes 1 et 4, 14, paragraphe 1, 17, 23, paragraphe 1, et 24, paragraphe 1, et que Samuel est victime de violations des articles 2, paragraphe 3, 7, 17, paragraphe 1, 23, paragraphes 1 et 24, paragraphe 1, du Pacte. Ils sont représentés par un conseil.

1.2Le 10 décembre 1999, le Rapporteur spécial pour les nouvelles communications a rejeté la demande de mesures provisoires présentée par l’auteur.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Mme Laing a épousé Lance Lynn Surgeon le 30 mars 1991. Jessica est née le 9 novembre 1993 aux États‑Unis; elle a la double nationalité australienne et américaine. Le mariage n’a pas tenu et, le 12 mars 1994, Mme Laing et Jessica, avec l’assentiment de M. Surgeon, sont parties pour l’Australie où elles sont restées jusqu’en novembre 1994. Elles sont revenues aux États‑Unis à la demande de M. Surgeon, qui avait eu une crise cardiaque entre‑temps.

2.2Le 12 janvier 1995, Mme Laing et Jessica ont quitté le domicile familial aux États‑Unis pour se rendre en Australie à l’insu de M. Surgeon. Le 17 janvier 1995, ce dernier a déposé une demande de divorce devant le tribunal supérieur de Géorgie (États‑Unis). Le 27 février 1995, le tribunal a ordonné le retour de Jessica en Géorgie. En avril et mai 1995, le tribunal a examiné une demande de jugement déclaratoire ex parte, en l’absence de Mme Laing, et a ordonné la dissolution du mariage. Il a attribué au père «la garde unique et permanente» de Jessica sans droit de visite pour Mme Laing jusqu’à nouvelle décision d’une juridiction compétente.

2.3Le 5 juin 1995, M. Surgeon a déposé une requête en vertu de la Convention de La Haye sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants (la Convention de La Haye) devant l’Autorité centrale des États‑Unis. Cette requête a été communiquée à l’Autorité centrale australienne qui a engagé une procédure devant le tribunal des affaires familiales, le 28 juin 1995, pour obtenir que M. Surgeon soit autorisé à faire revenir Jessica d’Australie aux États‑Unis. La requête adressée à l’Autorité centrale devait être examinée le 5 septembre 1995 mais les dates fixées pour l’audience ont été annulées et l’examen de la requête a été reporté. Samuel, le fils de Mme Laing et de M. Surgeon, est né en Australie le 22 septembre 1995.

2.4La requête a été examinée les 2 et 5 février 1996 par le juge O’Ryan du tribunal des affaires familiales d’Australie. Le 20 février 1996, le juge a ordonné que Jessica soit rendue à son père aux États‑Unis. Mme Laing a fait appel devant le tribunal des affaires familiales siégeant en formation plénière, lui demandant d’examiner de nouveaux éléments de preuve. L’appel a été examiné les 3 et 4 juillet 1996. Le tribunal a refusé d’admettre les nouveaux éléments de preuve et rejeté l’appel le 10 octobre 1996.

2.5À la suite du rejet de son appel, Mme Laing s’est cachée avec ses deux enfants. Ils ont été retrouvés le 9 janvier 1998 et arrêtés.

2.6Le 9 avril 1998, Mme Laing a déposé une demande d’autorisation de recours devant la Haute Cour d’Australie. Cette dernière a rejeté sa demande le 7 août 1998 au motif que le recours n’avait pas été formé dans le délai légal.

2.7Mme Laing est alors revenue devant le tribunal des affaires familiales en formation plénière pour lui demander de réexaminer l’affaire. Le tribunal siégeant cette fois en formation collégiale de cinq juges a examiné sa demande les 27 et 28 août ainsi que le 14 septembre et l’a rejetée le 9 février 1999 par 3 voix contre 2.

2.8À ce stade, Mme Laing n’avait plus que deux solutions; a) essayer de former un nouveau recours devant la Haute Cour, ou b) demander au tribunal des affaires familiales de lui délivrer un certificat qui lui permette de former un recours devant la Haute Cour. Le tribunal des affaires familiales n’avait délivré que trois certificats de ce type depuis 1975; il ne le faisait que si un point de droit important ou une question d’intérêt général était en jeu. Le 24 avril 1999, le tribunal des affaires familiales a délivré un certificat autorisant l’auteur à former un nouveau recours devant la Haute Cour, au motif que le tribunal des affaires familiales devrait réexaminer sa décision pour que celle‑ci soit fondée sur la loi appropriée et applicable. Jusque‑là aucune aide juridictionnelle n’avait été offerte à Mme Laing mais une assistance limitée lui a été accordée pour introduire son recours devant la Haute Cour. Celle‑ci a commencé à examiner le recours le 7 octobre 1999 et à l’issue de cet examen, le 18 novembre 1999, elle l’a rejeté sans motiver sa décision. Mme Laing affirme par conséquent que les recours internes ont été épuisés.

2.9À partir de 1994, Mme Laing a écrit des lettres, envoyé des photographies et donné d’autres renseignements sur les enfants à leur père aux États‑Unis. Elle prétend qu’il n’a manifesté aucun intérêt pour les enfants, n’a jamais contribué financièrement à leur entretien, ne leur a pas rendu visite en Australie ni entretenu de contacts téléphoniques avec eux au cours des années.

Teneur de la plainte

3.1Mme Laing affirme qu’en violation du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, elle ne dispose pas d’un recours approprié et utile étant donné que le Pacte n’est pas incorporé dans le droit interne australien d’une manière qui lui permette de faire valoir ses droits. Elle fait observer que le Pacte ne fait pas partie du droit australien et n’a donc aucun effet juridique sur les droits et devoirs des particuliers. Elle a soulevé des questions relevant du Pacte dans son recours devant la Haute Cour mais celle‑ci ne lui a pas donné d’explications à ce sujet.

3.2Mme Laing affirme que le déplacement forcé de sa fille Jessica, qu’elle ne verra pas pendant de nombreuses années, constitue une violation de ses droits en vertu de l’article 7. Ni elle ni son fils n’ont le droit d’entrer aux États‑Unis et, étant donné les décisions de justice prises, ils n’auraient pas non plus la possibilité de voir Jessica même s’ils pouvaient y entrer. Mme Laing n’a pas les moyens d’engager d’autres actions en justice. Elle considère que séparer une mère de son enfant équivaut en l’espèce à un traitement cruel, en violation de l’article 7.

3.3Mme Laing affirme qu’elle a été privée d’un procès équitable, en violation de l’article 14, premièrement parce que le tribunal des affaires familiales n’a pas appliqué la loi voulue lorsqu’il a décidé de lui retirer Jessica. Trois des cinq juges qui ont examiné son recours en révision de la décision du tribunal des affaires familiales déposé en 1998 ont reconnu que lors de l’examen de son premier appel, le tribunal n’avait pas appliqué la loi voulue mais ils ont néanmoins refusé de réexaminer l’affaire. Au niveau de la Haute Cour, il a été admis par toutes les parties que le juge de première instance et les juges qui avaient statué sur le premier appel n’avaient pas appliqué la loi voulue. Pourtant, le 18 novembre 1999, la Haute Cour a rejeté le recours, sans motiver sa décision.

3.4Deuxièmement, Mme Laing fait valoir que la Haute Cour n’a pas donné les raisons de sa décision, en violation du paragraphe 1 de l’article 14. Bien que cette décision ait pour conséquence l’exécution immédiate de la mesure de renvoi prise contre Jessica, la Haute Cour a indiqué que ces raisons seraient fournies plus tard, de sorte que Mme Laing ne saurait pas pourquoi son recours avait été rejeté avant le retour de Jessica aux États‑Unis.

3.5Il est affirmé en outre qu’en raison de la lenteur de la procédure concernant Jessica, toute immixtion dans le domicile des auteurs ne saurait être raisonnable au sens de l’article 17 au regard du dommage irréparable et des conséquences qui en découleraient pour leur famille.

3.6Mme Laing considère que l’éloignement de Jessica de sa famille constitue une atteinte à son droit à une vie de famille, en violation du paragraphe 1 de l’article 23, compte tenu en particulier de l’extrême lenteur de la procédure.

3.7Elle se plaint enfin d’une violation de ses droits en vertu de l’article 26 car, en raison de l’application de la Convention de La Haye, les frais de justice du père en Australie ont été pris en charge, alors qu’aucune assistance équivalente ne lui a été fournie. Ce point est particulièrement grave étant donné que, selon le jugement de divorce, tous les biens familiaux ont été octroyés au père.

3.8Au nom de Jessica, il est dit qu’en violation du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, celle‑ci ne dispose pas d’un recours utile étant donné que le Pacte n’est pas incorporé dans le droit interne australien d’une manière qui lui permette de faire valoir les droits qui lui sont reconnus par le Pacte. Selon l’auteur, le Pacte n’a pas d’effet juridique sur les droits et devoirs des particuliers ou des gouvernements et il est fait référence à cet égard à une affaire judiciaire australienne et à l’exposé de l’Attorney général devant la Haute Cour dans la présente affaire. En outre, Jessica n’a pas pu présenter d’observations ou d’arguments pour défendre ses intérêts. Le tribunal des affaires familiales a bien désigné un représentant distinct pour elle mais celui‑ci n’a pas été en mesure de jouer un rôle actif dans la procédure étant donné qu’il n’a pas pu participer à l’audience distincte la concernant.

3.9Selon l’auteur, Jessica risque de souffrir de graves troubles psychologiques si elle devait être éloignée de la seule famille qu’elle connaît et de la source de son bien‑être affectif, physique et social ainsi que de ses camarades de classe. La ramener à son père, qui n’a pas joué de rôle actif dans sa vie, et en un lieu où aucun arrangement n’a été pris pour son entretien et sa scolarité, équivaudrait à un traitement cruel, en violation de l’article 7 du Pacte.

3.10Étant donné que Jessica se trouve légalement sur le territoire australien, elle a le droit, en vertu des paragraphes 1 et 4 de l’article 12, d’y rester. Ce droit serait violé si elle était renvoyée aux États‑Unis.

3.11Il est dit que Jessica a été privée d’un procès équitable, en violation de l’article 14. Premièrement, elle n’a pas eu le droit de participer à la procédure concernant ses droits et contester la décision de la renvoyer d’Australie. Le fait de n’avoir pu obtenir que ses intérêts soient examinés séparément et indépendamment de ceux de sa mère a constitué un obstacle important à l’examen du bien‑fondé de la demande la concernant. Par exemple, lorsque le tribunal des affaires familiales a refusé de réexaminer sa décision, estimant que l’absence et la conduite de la mère étaient un facteur déterminant qui justifiait ce refus, la question d’un réexamen dans l’intérêt de Jessica n’a pas été examinée séparément.

3.12Deuxièmement, son droit à un procès équitable a été violé dans la mesure où le juge du tribunal des affaires familiales n’a pas appliqué la loi voulue lorsqu’il a ordonné son renvoi. Le conseil rappelle que selon la Convention relative aux droits de l’enfant, un enfant ne doit pas être séparé de ses parents à moins que les autorités compétentes ne décident conformément aux lois et procédures applicables que cette séparation est nécessaire dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Lorsque la Haute Cour a rejeté le dernier recours de la mère de Jessica, elle n’a pas motivé sa décision.

3.13L’éloignement forcé de Jessica de sa mère et de son frère qui est envisagé équivaudrait à une immixtion arbitraire dans sa famille et son domicile, en violation de l’article 17 du Pacte. Le conseil se réfère aux constatations du Comité dans l’affaire Toonen c. Australie . Il affirme qu’en raison de la lenteur de la procédure relative au déplacement de Jessica, une immixtion dans le domicile de Jessica ne saurait être considérée comme raisonnable au regard du dommage irréparable et des conséquences qui en découleraient pour sa famille. D’après lui, il n’existe aucune voie de recours légale permettant à Jessica d’obtenir une protection contre cette immixtion.

3.14Enfin, il est allégué, au nom de Jessica, que lors de l’examen de la requête présentée en vertu de la Convention de La Haye, l’intérêt supérieur de l’enfant n’a pas été dûment pris en compte et qu’il y a eu de ce fait violation des articles 23, paragraphe 1, et 24, paragraphe 1, du Pacte. L’éloignement de Jessica de sa famille porterait atteinte à son droit à une vie de famille étant donné que l’application stricte de la Convention de La Haye a pour effet de nuire à ses intérêts dans la mesure où la demande de renvoi n’a pas été traitée promptement − c’est‑à‑dire au moins dans un délai d’un an. La privation de contacts avec sa mère et son frère en cas de renvoi constituerait en outre une violation du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention relative aux droits de l’enfant et du paragraphe 1 de l’article 24 du Pacte.

3.15Pour ce qui est des droits de Samuel, il est affirmé que l’État partie a violé les paragraphes 3 a) et b) de l’article 2 du Pacte, en ne lui offrant pas de recours utile pour faire valoir les droits énoncés dans le Pacte, celui‑ci n’étant pas applicable en droit australien. En outre, Samuel n’a pas été en mesure de participer à la procédure touchant ses intérêts en ce sens qu’il risquait d’être définitivement séparé de sa sœur. Il est dans l’incapacité de mener lui‑même une procédure judiciaire.

3.16Il est dit également que les droits de Samuel en vertu de l’article 7 seraient violés dans la mesure où l’éloignement de sa sœur de la famille entraînerait une rupture des liens étroits unissant les deux enfants et lui causerait des souffrances psychologiques.

3.17La séparation imminente de Jessica d’avec sa famille équivaudrait à une immixtion arbitraire dans la famille et le domicile de Samuel, ce qui est contraire à l’article 17.

3.18L’éloignement de Jessica de sa famille porterait atteinte au droit de Samuel à jouir d’une vie de famille, puisqu’il n’a pas le droit d’entrer et de rester aux États‑Unis ni de rendre visite à sa sœur, et constituerait à cet égard une violation des articles 23 et 24. Le conseil suggère que lorsqu’il a à se prononcer sur la question d’un droit d’un enfant, le Comité tienne compte de l’article 3 de la Convention relative aux droits de l’enfant qui dispose que l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale dans toutes les décisions qui concernent les enfants. En ne prenant aucune mesure permettant à Samuel de protéger ses droits, l’État partie a violé le paragraphe 1 de l’article 24 du Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Par une note verbale du 8 février 2001, l’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité et le fond de la communication. Il estime que la communication est irrecevable et que le Comité devrait la rejeter sans l’examiner au fond. Dans le cas où le Comité serait d’avis que la communication est recevable, il devrait, selon l’État partie, rejeter les allégations formulées comme étant infondées.

4.2En ce qui concerne la plainte de l’auteur au titre de l’article 2, l’État partie affirme qu’il n’y a pas eu de violations d’autres articles du Pacte et que par conséquent aucune question relevant de l’article 2 ne se pose. Cet aspect de la communication devrait donc être déclaré irrecevable. En tout état de cause, l’Australie garantit des recours utiles en cas de violation des droits reconnus dans le Pacte. Les dispositions des traités internationaux auxquels l’Australie adhère ne deviennent pas partie du droit interne sur seule acceptation officielle du traité considéré par l’Australie. Ce principe bien établi du droit australien a été reconnu par la Haute Cour dans l’affaire Minister for Immigration and Ethnic Affairs v. Teoh. L’Australie affirme qu’il y a suffisamment de recours disponibles pour permettre à Mme Laing, Jessica et Samuel de faire valoir leurs droits en vertu du Pacte.

4.3Pour ce qui est de la plainte de l’auteur au titre de l’article 7 selon laquelle le retour de Jessica aux États‑Unis reviendrait à la séparer de force de sa mère et de son frère, ce qui lui occasionnerait des souffrances psychologiques, l’État partie fait valoir que ces allégations sont irrecevables ratione materiae étant donné qu’il n’existe aucune preuve que l’Australie soit responsable de telles souffrances psychologiques.

4.4Premièrement, l’Australie a pour objectif légitime de renvoyer un enfant enlevé dans son pays de résidence habituelle conformément à la Convention de La Haye et de laisser le soin au tribunal compétent de se prononcer sur sa garde. Le tribunal des affaires familiales a ordonné à Mme Laing de rentrer aux États‑Unis, les instances judiciaires de ce pays étant les mieux à même de statuer sur cette question. L’Australie s’est efforcée ainsi de bonne foi de donner à Jessica la possibilité de retrouver son père et de régler définitivement la question de la garde. Les actions menées par un État pour s’acquitter de ses obligations en vertu du droit international ne sauraient être interprétées comme attestant un traitement cruel, inhumain ou dégradant.

4.5Deuxièmement, il est faux de croire que le retour de Jessica aux États‑Unis aboutira en fin de compte à son éloignement permanent de l’Australie, de Mme Laing et de Samuel. Il se peut que Jessica soit rendue à son père mais c’est aux tribunaux des États‑Unis qu’il appartient de trancher la question. Il n’existe aucune preuve de traitement inhumain délibéré ou qualifié de la part de l’Australie en violation de l’article 7 du Pacte.

4.6Troisièmement, Mme Laing prétend qu’elle et Samuel ne seraient peut‑être pas autorisés à entrer et à rester aux États‑Unis. L’État partie estime que cette question n’est pas pertinente aux fins de la détermination de l’existence d’un traitement inhumain qualifié ou délibéré de la part de l’Australie, en violation de l’article 7 du Pacte. En tout état de cause, le tribunal des affaires familiales a cherché à faire en sorte que Mme Laing et ses enfants soient autorisés à entrer et à rester aux États‑Unis, en demandant à M. Surgeon d’appuyer la demande de visa de Mme Laing et de ne pas engager de poursuites contre elle pour l’enlèvement de Jessica.

4.7En outre, si l’Australie admet que Mme Laing, Jessica et Samuel puissent subir un certain stress à la suite du voyage ou de la procédure judiciaire aux États‑Unis, ce stress n’entraînerait pas de souffrances assez graves pour conclure à une violation de l’article 7. L’Australie estime par conséquent que l’allégation de violation de l’article 7 devrait être déclarée irrecevable car incompatible avec l’article 2 du Protocole facultatif.

4.8Dans le cas contraire, l’État partie considère que les allégations formulées devraient être rejetées comme étant infondées, puisque les plaignants n’apportent aucune preuve qu’il y ait eu traitement inhumain par l’Australie ni que ce traitement ait été assez grave pour constituer un traitement interdit par l’article 7.

4.9En ce qui concerne l’allégation de Mme Laing au titre de l’article 7, l’État partie fait valoir qu’il n’a pas encore été statué sur ces questions et que l’on ne peut donc raisonnablement affirmer qu’elle a été ou qu’elle sera victime d’un tel traitement. En outre, ces questions sont du ressort des États‑Unis et l’on ne peut considérer qu’il s’agisse d’un traitement délibéré de la part de l’Australie. De toute façon, rien ne permet de penser que Mme Laing ne pourrait pas entrer, ou rester, aux États‑Unis. L’octroi d’un visa d’entrée aux États‑Unis dans des cas particuliers dans l’intérêt général a été récemment étendu aux cas d’enlèvement, afin de permettre à un parent accusé d’enlèvement d’entrer et de rester dans le pays pendant un certain temps de façon à pouvoir participer à une procédure judiciaire.

4.10S’agissant de Jessica, l’État partie indique qu’il n’a pas l’intention de lui faire du mal de quelque façon que ce soit en la renvoyant aux États‑Unis. Les actions de l’Australie ne constituent donc pas un traitement relevant de l’article 7 du Pacte. En outre, le tribunal des affaires familiales en formation plénière a examiné la question de savoir s’il existait un risque sérieux que son renvoi aux États‑Unis ne cause à Jessica des souffrances physiques ou psychologiques ou d’une manière générale ne la place dans une situation intolérable. Il a étudié le rapport d’un psychologue pour enfants sur ce point et a conclu que la séparation, brutale et permanente selon l’auteur, de Jessica et de sa mère perturberait un peu Jessica mais qu’elle pourrait s’adapter au changement et à son nouveau gardien.

4.11Enfin, d’après l’État partie, dire que Samuel serait séparé de force de sa sœur est une allégation sans fondement pour les raisons indiquées à propos de la recevabilité de la communication.

4.12L’État partie rejette la plainte de Jessica au titre de l’article 12 qu’il juge irrecevable eu égard à l’article premier du Protocole facultatif car incompatible avec les prescriptions du Pacte relatives à la protection de la famille et à la protection spéciale à accorder à l’enfant (art. 23 1) et 24 1) du Pacte). Il considère que l’allégation de Jessica repose sur une interprétation erronée du paragraphe 1 de l’article 12 du Pacte selon laquelle le droit qui y est énoncé impliquerait le droit de rester en Australie. Or, pour l’État partie cette disposition du Pacte a trait au droit de circuler et de choisir sa résidence en Australie. Cette allégation ne soulève donc pas de question au regard du Pacte et l’auteur n’est pas fondé à invoquer l’article 12.

4.13L’État partie fait observer que si le Comité devait conclure à l’existence de preuves suffisantes d’une restriction par l’Australie des droits énoncés au paragraphe 1 de l’article 12 du Pacte, cette restriction entrerait dans le cadre des limites autorisées au paragraphe 3 de l’article 12. Le retour de Jessica aux États‑Unis est nécessaire au maintien de l’ordre public c’est‑à‑dire pour empêcher les enlèvements d’enfants et appliquer la réglementation des dispositions relatives à leur retour. Ce retour va aussi dans le sens de la protection de la famille, conformément au paragraphe 1 de l’article 23 du Pacte.

4.14En outre, l’État partie affirme que l’allégation de violation du paragraphe 4 de l’article 12 du Pacte est sans fondement puisqu’il lui est interdit de priver arbitrairement Jessica de son droit d’entrer en Australie. Le tribunal des affaires familiales d’Australie a examiné la question de savoir si Jessica a le droit de rester en Australie. Il a conclu qu’elle possède effectivement ce droit mais qu’il doit être envisagé par rapport à d’autres droits. Dans sa décision du 9 février 1998, il a estimé que le renvoi de Jessica aux États‑Unis en application de la Convention de La Haye ne porterait pas atteinte à son droit, en tant que citoyenne australienne, de vivre en Australie. De toute façon, il n’est avancé aucune raison expliquant pourquoi le droit fondamental de vivre en Australie est plus important ou plus digne de protection que le droit fondamental de ne pas être arbitrairement éloignée des États‑Unis.

4.15En ce qui concerne l’allégation de l’auteur qui fait valoir que les tribunaux australiens n’ont pas statué sur la question du retour de Jessica aux États‑Unis de manière équitable et conformément à la loi appropriée, l’État partie signale que le tribunal des affaires familiales en formation plénière a estimé, le 14 septembre 1998, en appel, que la juridiction inférieure avait appliqué la mauvaise loi mais que cela n’avait pas eu d’effet sur l’issue de l’affaire. Cette décision a été ultérieurement réexaminée par le tribunal des affaires familiales en formation collégiale et par la Haute Cour. L’État partie estime que dans la mesure où, pour se prononcer sur l’allégation de Mme Laing, le Comité devrait apprécier la décision de la Haute Cour sur le fond et non sur la procédure et donc outrepasser les compétences qui lui sont conférées par le Protocole facultatif, les allégations de violation de l’article 14 sont incompatibles avec le Pacte. À ce sujet, il se réfère à la décision prise par le Comité dans l’affaire Maroufidou c. Suède . De plus, il fait valoir que les auteurs n’ont pas suffisamment étayé l’allégation de violation de cet article du Pacte et que, si le Comité déclare la communication recevable, cette allégation est dénuée de tout fondement.

4.16L’État partie affirme que le grief de violation du paragraphe 1 de l’article 14 au motif que Jessica n’a pas bénéficié d’une représentation distincte lors de la procédure judiciaire la concernant est irrecevable faute de qualité de victime d’une violation du Pacte. Bien qu’une demande de représentation distincte pour Jessica ait été adressée au tribunal des affaires familiales, des raisons suffisantes n’ont pas été avancées pour expliquer en quoi une représentation distincte lui serait utile étant donné que les tribunaux australiens accordent une importance primordiale à l’intérêt de l’enfant. Au cas où elle serait déclarée recevable, la communication devrait être rejetée comme étant infondée.

4.17Enfin, pour ce qui est du grief de violation du paragraphe 1 de l’article 14 parce que la Haute Cour n’a pas motivé sa décision, l’État partie indique que les raisons ont été publiées le 13 avril 2000 et que cette allégation n’est donc pas étayée.

4.18Concernant l’allégation de violation de l’article 17 au motif que le renvoi de Jessica aux États‑Unis constitue une immixtion arbitraire dans la famille et le domicile, l’État partie objecte que les auteurs n’ont apporté aucune preuve de cette violation et ne peuvent donc invoquer cette disposition. En outre, ils ne démontrent pas en quoi ils ont été directement touchés par l’absence alléguée de protection juridique et ils ne peuvent donc pas être considérés comme victimes d’une violation du Pacte.

4.19Si le Comité déclare la plainte au titre de l’article 17 recevable, l’État partie fait valoir qu’elle est sans fondement étant donné que Jessica est renvoyée aux États‑Unis conformément aux obligations internationales de l’Australie en vertu de la Convention de La Haye pour que la question de sa garde soit réglée par le tribunal des États‑Unis compétent. En conséquence, cette intervention est conforme à la loi et n’est pas arbitraire.

4.20L’État partie estime que l’allégation des auteurs qui considèrent que le renvoi de Jessica aux États‑Unis constitue une violation de l’obligation de protéger la famille, énoncée au paragraphe 1 de l’article 23 du Pacte, est incompatible avec cette disposition. Il se réfère au préambule de la Convention de La Haye dans lequel les États signataires affirment qu’ils sont «profondément convaincus que l’intérêt de l’enfant est d’une importance primordiale pour toute question relative à sa garde» et que la Convention de La Haye a été rédigée «pour protéger l’enfant, sur le plan international, contre les effets nuisibles d’un déplacement ou d’un non‑retour illicites...». Le fait que l’Australie est partie à cette convention est une preuve suffisante de son attachement au principe de la protection de la famille et donc de l’enfant.

4.21L’État partie ajoute que le paragraphe 1 de l’article 23 fait à l’Australie obligation de protéger la famille en tant qu’institution et que Mme Laing, Jessica et Samuel n’ont apporté aucune preuve qu’elle ait violé cette obligation, comme ils l’affirment. Selon lui, il est inexact de dire, comme le font les auteurs, qu’il n’est pas possible de déposer une demande de retour d’un enfant après un an. De toute façon, la demande de retour de Jessica a été déposée dans un délai d’un an. D’après l’État partie, les auteurs n’établissent pas qu’ils sont victimes d’une violation du paragraphe 1 de l’article 23 du Pacte, et le renvoi de Jessica aux États‑Unis pour qu’il soit statué sur la question de sa garde se fera compte dûment tenu des droits de chaque membre de la famille.

4.22Sur le fond, l’État partie fait valoir que la décision des tribunaux de renvoyer Jessica vise à protéger les intérêts de chacun des membres de la famille et les intérêts de la collectivité dans son ensemble dans le cadre de la protection des familles. Le tribunal des affaires familiales a précisé que les intérêts de Jessica étaient la considération primordiale, nonobstant les actions illégales entreprises par Mme Laing. Le père de Jessica est compris dans la définition de la famille au sens du paragraphe 1 de l’article 23; le renvoi de Jessica aux États‑Unis pour que les tribunaux de ce pays déterminent si elle doit être confiée à son père s’inscrit dans le cadre des efforts de l’Australie pour faire reconnaître son droit à une vie de famille.

4.23Pour ce qui est de la plainte de Jessica et Samuel au titre du paragraphe 1 de l’article 24 du Pacte, l’État partie indique que l’objet de la procédure en vertu de la Convention de La Haye engagée en Australie était de déterminer quelle était l’organe approprié pour statuer et non pas les questions de la garde de Jessica et du droit de visite. Il répète que le principe sur lequel repose cette convention est l’intérêt supérieur de l’enfant. En outre, l’éventualité que le tribunal des États‑Unis accorde la garde de Jessica à son père ne prouve pas qu’il y ait violation du paragraphe 1 de l’article 24 du Pacte. En ce qui concerne la procédure relative à l’enlèvement, le tribunal des affaires familiales a estimé que le principe de l’intérêt supérieur d’un enfant enlevé implique que cet enfant soit renvoyé dans son pays de résidence habituelle et que les questions de la garde et des droits de visite soient tranchées par les tribunaux de ce pays. Au cas où le Comité estimerait que cette plainte est recevable, l’État partie fait valoir qu’elle est infondée.

4.24L’État partie objecte que la plainte de Mme Laing au titre de l’article 26 est irrecevable ratione materiae pour trois motifs: premièrement, elle ne peut pas invoquer l’article premier du Pacte parce qu’elle n’a pas fourni la preuve qu’elle avait été victime de discrimination sur le plan financier; deuxièmement elle n’a pas étayé sa plainte; et troisièmement, si le Comité considère que l’auteur a montré l’existence d’une différence de traitement entre Mme Laing et le père de Jessica fondée sur l’un des motifs de discrimination interdits par l’article 26, l’État partie estime que la preuve que cette différence de traitement n’était pas raisonnable et objective et ne visait pas un objectif légitime en vertu du Pacte n’a pas été apportée.

4.25À ce sujet, l’État partie signale que Mme Laing a reçu une aide juridique ou financière de la part des autorités australiennes dans le cadre de la procédure en rapport avec la Convention de La Haye en Australie. L’aide judiciaire lui a été accordée par la Commission de l’aide juridique de la Nouvelle‑Galles du Sud lors de l’audience initiale sur la demande présentée en vertu de la Convention de La Haye en 1996 et de la procédure devant le tribunal des affaires familiales en 1999. Elle a également bénéficié d’une aide financière pour former son recours devant la Haute Cour. Aucune contribution financière ne lui a été demandée pour couvrir les frais de procédure; le conseil avait accepté de la représenter dans ces procédures à titre gracieux, même si l’aide juridictionnelle avait été accordée. De plus, le tribunal des affaires familiales d’Australie a ordonné le 9 avril 1998 que le père de Jessica paie les frais du voyage de retour aux États‑Unis pour Mme Laing, Jessica et Samuel. Au cas où le Comité estimerait que cette plainte est recevable, l’État partie fait valoir qu’elle devrait être rejetée comme étant infondée.

Commentaires de l’auteur

5.1Dans sa réponse datée du 23 avril 2001 aux observations de l’État partie, le conseil fait observer que ce dernier se trompe lorsqu’il dit que les tribunaux australiens ont accordé une importance primordiale aux intérêts de Jessica. La mise en œuvre de la Convention de La Haye et la loi d’application correspondante montrent que l’intérêt supérieur de l’enfant n’est pas pris en compte. De plus l’argument de l’État partie qui fait valoir que la garde de Jessica est une question qui doit être tranchée en fin de compte par un tribunal des États Unis n’est pas fondé, puisqu’un tribunal américain a déjà rendu une décision définitive attribuant la garde permanente de Jessica à son père, sans droit de visite pour la mère.

5.2En ce qui concerne l’allégation de l’État partie qui affirme que l’article 2 n’est pas un droit autonome, le conseil fait valoir que la jurisprudence du Comité peut être inversée à tout moment, à la lumière d’autres arguments mis en avant à l’occasion de l’examen d’une autre affaire, et que la jurisprudence récente du Comité fait apparaître un changement dans l’application du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte dans le sens de l’octroi d’un droit indépendant aux particuliers. En outre, étant donné en particulier qu’il n’existe pas en Australie de charte des droits ni de disposition constitutionnelle, législative ou de common law offrant des protections conformes aux prescriptions du Pacte, les auteurs ne disposent d’aucun recours utile pour protéger leurs droits.

5.3En ce qui concerne le grief de violation de l’article 7 du Pacte, le conseil fait observer que la question fondamentale est de savoir si un traitement déterminé dont l’État partie est responsable équivaut à un traitement cruel. L’auteur considère que la séparation forcée de Jessica d’avec sa famille constitue un traitement cruel parce qu’elle entraîne des souffrances pour Jessica et sa famille. En outre, pour savoir si le traitement dont un enfant fait l’objet est cruel, il faut évaluer la situation particulière de cet enfant et, à cet égard, la simple menace d’un tel traitement suffit.

5.4Le conseil fait aussi valoir que si les objectifs de la Convention de La Haye − le retour rapide d’un enfant − ne sont pas réalisés, l’application stricte et inflexible d’une telle mesure peut‑être pénible et injuste dans certaines circonstances. En l’espèce, 13 mois se sont écoulés entre le moment du déplacement illégal et la première décision d’un tribunal australien, et six ans après l’affaire n’était toujours pas réglée.

5.5De surcroît, il ressort du rapport psychiatrique présenté par les auteurs que Jessica réagit mal aux changements et qu’elle a des troubles du sommeil et des cauchemars depuis qu’elle a été temporairement séparée de sa famille par la police en 1998. L’État partie n’a pas contesté cet élément. Dans un autre rapport établi pour le tribunal des affaires familiales quand Jessica avait deux ans, il est noté «qu’une séparation brutale et permanente d’avec sa mère serait source de protestations et d’un désarroi extrême…». Selon le conseil, la situation de souffrance peut constituer un traitement cruel.

5.6Pour ce qui est de l’argument de l’État partie qui objecte au sujet de l’article 12 du Pacte, que Jessica a le droit de retrouver son père en tant qu’enfant et en tant que membre d’une famille, le conseil fait valoir que pour invoquer le droit à une vie de famille, celle‑ci doit être réelle et non hypothétique comme dans le cas de Jessica.

5.7Le conseil réaffirme qu’il y a eu violation du paragraphe 1 de l’article 14. La réponse de l’État partie qui avance que, même si la loi appropriée avait été appliquée, la décision aurait été la même, ne représente pas l’avis de tous les juges du tribunal des affaires familiales mais celui d’un seul juge. En outre, le président du tribunal et un autre juge ont estimé que si la loi voulue avait été appliquée, la décision n’aurait peut‑être pas été la même.

5.8En ce qui concerne l’argument de l’État partie pour qui il n’appartient pas au Comité d’apprécier les faits, le conseil ne méconnaît pas la jurisprudence établie du Comité mais fait valoir que dans la mesure où la loi voulue n’a pas été appliquée et cette erreur n’a pas été rectifiée, la décision de renvoyer Jessica est «manifestement arbitraire». Il ajoute que le droit à un procès équitable comprend le droit d’être informé des raisons d’une décision au moment où celle‑ci est prise.

5.9À propos de l’allégation de violation de l’article 17, le conseil fait valoir qu’en l’espèce l’immixtion dans le domicile consiste en une immixtion dans les arrangements familiaux et dans la vie de la famille, y compris la famille élargie.

5.10En ce qui concerne la plainte au titre de l’article 23 du Pacte, le conseil note que la Cour européenne des droits de l’homme a toujours considéré que l’article 8 de la Convention prévoit à la fois le droit du parent à ce que des mesures soient prises pour que son enfant puisse le rejoindre et l’obligation pour les autorités nationales de prendre de telles mesures. Dans le cas de Jessica, il n’existe pas de liens familiaux entre le père et l’enfant et la seule famille qui ait besoin de protection est celle que constituent Jessica, Samuel et Mme Laing ainsi que la famille élargie vivant en Australie.

5.11Pour ce qui est de l’allégation de discrimination à l’égard de Mme Laing, le conseil fait observer que M. Surgeon a été représenté par l’Autorité centrale alors qu’elle n’a reçu qu’une indemnité qui ne couvrait qu’une petite partie des frais généraux encourus.

Réponses complémentaires de l’État partie et de l’auteur

6.1En date du 3 septembre 2001, l’État partie a adressé des observations supplémentaires. En ce qui concerne l’argument du conseil selon lequel l’Australie affirme sans aucun fondement que les tribunaux américains pourraient attribuer à Mme Laing la garde de Jessica ou un droit de visite, il fait observer que la décision attribuant la garde à M. Surgeon peut, en vertu du code de la Géorgie, être contestée et que le tribunal peut ultérieurement la modifier en cas de changement matériel de situation.

6.2En outre, en réponse à l’argument des auteurs qui affirment qu’il n’existe pas de disposition constitutionnelle ou de common law offrant des protections conformes aux prescriptions du Pacte, l’État partie affirme que tant la législation que la common law protègent les droits énoncés dans le Pacte. Par exemple, selon laloi intitulée Human Rights and Equal Opportunity Commission Act (loi relative à la Commission des droits de l’homme et de l’égalité des chances) de 1986, la Commission des droits de l’homme et de l’égalité des chances a le pouvoir d’enquêter sur toute allégation de violation des droits consacrés dans le Pacte.

6.3En date du 7 novembre 2001, le conseil a présenté de nouveaux commentaires dans lesquels il relève que la Commission des droits de l’homme et de l’égalité des chances n’offre pas de recours utile, étant donné que son seul pouvoir consiste à établir un rapport sur les violations des droits de l’homme qu’elle soumet au Gouvernement. La Commission ne peut pas prendre de décisions exécutoires.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

7.2Le Comité s’est assuré que la même question n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement aux fins du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif.

7.3En ce qui concerne les griefs que l’auteur a présentés au nom de sa fille Jessica, le Comité note que, quand elle est partie des États‑Unis, Jessica avait 14 mois, ce qui fait qu’elle a 10 ans et demi au moment de l’adoption de sa décision. Nonobstant sa pratique constante qui veut que le parent chargé, ou en l’occurrence non chargé, de la garde de l’enfant est habilité à représenter celui‑ci dans le cadre de la procédure prévue par le Protocole facultatif sans autorisation expresse, le Comité souligne que c’est toujours à l’auteur d’une communication qu’il appartient de montrer que toute demande présentée au nom d’un enfant représente l’intérêt supérieur de l’enfant. En l’espèce, l’auteur avait la possibilité de faire connaître lors de la procédure qui s’est déroulée devant les juridictions nationales toutes préoccupations relatives au respect des droits consacrés dans le Pacte. Le Comité est d’avis que l’application de la Convention de La Haye n’exclut nullement l’applicabilité du Pacte, mais il considère que l’auteur n’a pas prouvé, aux fins de la recevabilité de sa communication que l’application de la Convention de La Haye constituerait une violation des droits de Jessica en vertu du Pacte. En conséquence, cette partie de la communication est irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

7.4En ce qui concerne les griefs de violation des droits de l’auteur elle‑même, le Comité note que la présente situation, y compris ses éventuels effets fâcheux sur l’exercice par l’auteur des droits que le Pacte lui reconnaît, résulte de la propre décision de l’auteur de quitter avec sa fille Jessica les États‑Unis pour l’Australie, au début de l’année 1995, et de son refus ultérieur de permettre l’application de la Convention de La Haye en laissant les juridictions compétentes décider de la garde de Jessica par ses parents et des droits de visite. Le Comité conclut donc que cette partie de la communication n’a pas été étayée aux fins de la recevabilité, et qu’elle est par conséquent irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

7.5Pour ce qui est du reste de la communication, portant sur les demandes présentées par l’auteur au nom de son fils Samuel, né en septembre 1995 en Australie, le Comité note que l’exercice par Samuel de ses droits n’est pas régi par la Convention de La Haye. Notant également que les décisions des juridictions des États‑Unis pourraient avoir une incidence sur la possibilité pour Samuel de maintenir le contact avec sa sœur Jessica, le Comité, compte tenu des conclusions susmentionnées, considère néanmoins que l’auteur n’a étayé, aux fins de la recevabilité de sa communication, aucune allégation de violation du Pacte qui pourrait être constituée par ces incidences. En conséquence, cette partie de la communication est irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

8.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide:

a)Que la communication est irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie et à l’auteur de la communication.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

APPENDICE

Opinion individuelle (dissidente) de M. Praffulachandra Natwarlal Bhagwati et de M. Walter Kälin

La majorité des membres du Comité a déclaré la communication irrecevable en ce qui concerne toutes les personnes au nom desquelles elle était présentée. Si nous approuvons la décision d’irrecevabilité pour ce qui est de l’auteur et de son fils, nous ne suivons pas le Comité concernant sa fille Jessica. Au paragraphe 7.3 des constatations adoptées par le Comité, la majorité considère que l’auteur n’a pas prouvé, aux fins de la recevabilité, que l’application de la Convention de La Haye sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants (la Convention de La Haye) constituerait une violation des droits de Jessica en vertu du Pacte. Cette opinion semble reposer sur l’hypothèse que l’application de la Convention de La Haye est dans l’intérêt supérieur de l’enfant et qu’elle est donc automatiquement compatible avec le Pacte. Nous partageons ce point de vue sur le principe, mais divergeons quant à son application dans les circonstances de l’espèce.

La Convention de La Haye a pour objet «d’assurer le retour immédiat des enfants déplacés illicitement» (art. 1er) dans le pays où ils ont été enlevés afin de les restituer au parent qui en a seul la garde ou de permettre aux tribunaux du pays de trancher sans délai la question de la garde, si celle‑ci est litigieuse. La Convention est donc fondée sur l’idée qu’il est dans l’intérêt supérieur de l’enfant de retourner dans ce pays. Cela est certainement vrai si le retour intervient peu de temps après le déplacement illicite mais peut ne plus l’être s’il s’est écoulé de nombreuses années. La Convention de La Haye reconnaît cette circonstance en autorisant les États à ne pas restituer l’enfant, notamment s’il a séjourné longtemps à l’étranger et s’y est parfaitement intégré, si le retour risque de lui être préjudiciable et de l’exposer à un grave danger ou si l’enfant s’oppose à son retour et a l’âge et la maturité suffisants pour prendre une telle décision (art. 12 et 13). Le Comité n’avait pas à examiner la question de l’application de la Convention par l’Australie en tant que telle mais il est intéressant de noter que la Convention admet que le retour de l’enfant ne protège pas toujours ses droits et son intérêt supérieur.

Dans la présente affaire, le Comité doit déterminer si le fait d’entériner la décision des tribunaux australiens compétents de renvoyer Jessica aux États‑Unis violerait les droits de la fillette consacrés par le Pacte, en particulier par les articles 17, 23 et 24. Comme elle n’a pas encore été renvoyée, le moment auquel il convient de se placer est celui de l’examen de l’affaire par le Comité, c’est‑à‑dire que ce sont les circonstances présentes qui sont déterminantes.

À ce sujet, nous notons que Jessica a presque 11 ans et refuse clairement de retourner chez son père. Elle a passé toute sa vie en Australie à l’exception des quatre mois après sa naissance et de trois autres mois après son premier anniversaire. Lorsqu’elle avait à peu près 3 ans, le tribunal australien des affaires familiales siégeant en formation plénière a débouté sa mère de son appel. Depuis lors, près de huit années se sont écoulées sans que soit vraiment étudiée la question de savoir si les circonstances évoquées aux articles 12 et 13 de la Convention de La Haye s’appliquent en l’espèce. Ce point soulève de graves questions au regard du Pacte, en particulier les suivantes: le droit de Jessica d’avoir une vie de famille avec sa mère et son frère peut‑il maintenant être compromis par le droit d’un père éloigné à qui l’on a accordé, plus de 10 ans auparavant, la garde unique et permanente de sa fille, sans prévoir de droit de visite pour la mère? Le droit de l’enfant de bénéficier de mesures de protection en raison de son état de minorité serait‑il compatible avec le fait de l’obliger à vivre avec un homme qu’elle combattra probablement en justice et qu’elle ne connaît, du plus loin qu’elle se souvienne, que comme celui qui a voulu la séparer de sa mère et de son frère? Ces questions et d’autres encore sont suffisamment graves pour justifier un examen quant au fond. En conséquence, nous considérons que la communication devrait être déclarée recevable en ce qui concerne les allégations de violation des articles 17, 23 et 24 du Pacte à l’égard de Jessica.

(Signé) M. Prafullachandra Natwarlal Bhagwati(Signé) M. Walter Kälin

[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

Opinion individuelle de M. Martin Scheinin

Si je me suis associé à la majorité qui a conclu que la communication était irrecevable au motif que les allégations des trois auteurs n’étaient pas étayées, je me sens obligé de présenter des raisons supplémentaires pour ce qui est des plaintes déposées au nom de Jessica Joy Surgeon, aujourd’hui âgée de 10 ans.

Premièrement, je tiens à préciser d’emblée que je ne vois aucun inconvénient à ce que le Comité s’appuie sur l’article 2 du Protocole facultatif pour considérer que, pour être recevable, toute plainte concernant une violation du Pacte doit être dûment étayée. La référence qui est faite à l’article 2 du Protocole facultatif à un grief de «violation» doit être entendue comme se rapportant à une plainte étayée par des faits pertinents et des arguments juridiques.

Deuxièmement, pour établir que Mme Laing n’a pas réussi à étayer les plaintes qu’elle a présentées au nom de Jessica, j’accorde beaucoup d’importance à l’article 19 de la Convention de La Haye sur l’enlèvement d’enfants, en vertu duquel une décision sur le retour de l’enfant rendue dans le cadre de la Convention «n’affecte pas le fond du droit de garde». Comme il est indiqué au paragraphe 2.2 de la décision du Comité, la décision du tribunal américain de mai 1995, accordant la garde unique de Jessica à M. Surgeon, sans droit de visite pour Mme Laing, a été prise «jusqu’à nouvelle décision d’une juridiction compétente». En conséquence, l’affaire dont le Comité est saisi ne porte pas sur l’octroi de la garde de Jessica au seul M. Surgeon, sans droit de visite pour Mme Laing. L’application de la Convention de La Haye aurait eu pour résultat en 1996 – et encore aujourd’hui – de placer Jessica sous la juridiction effective des tribunaux américains de sorte qu’ils puissent trancher toutes les questions relatives à la garde et au droit de visite. C’est ce que fait observer l’État partie dans ses arguments repris aux paragraphes 4.4, 4.5, 4.19, 4.23 et 6.1 de la décision du Comité. Il n’a pas été prouvé aux fins de la recevabilité que l’application de ce principe constituerait une violation des droits de Jessica au titre du Pacte. Telle est la raison principale pour laquelle j’estime que la plainte présentée au nom de Jessica est irrecevable. Ce qui suit devrait être considéré comme des motifs supplémentaires.

Comme il est indiqué au paragraphe 7.3 de la décision du Comité, la pratique veut qu’un parent soit habilité à représenter un enfant mineur dans le cadre de la procédure prévue par le Protocole facultatif, sans autorisation expresse. Cela signifie que l’un ou l’autre des parents, qu’il ait ou non la garde de l’enfant, est habilité à présenter une communication au nom de l’enfant afin de dénoncer une violation de ses droits. Cette approche signifie certes qu’un parent a toujours qualité pour agir au nom de son enfant mais il appartient au Comité de déterminer si le parent en question, qu’il ait ou non la garde, est parvenu à démontrer qu’il représente la volonté et l’intérêt supérieur de l’enfant. Pour cette raison, il est toujours préférable que le Comité reçoive une lettre de consentement ou toute autre manifestation de l’opinion de l’enfant lorsque cet enfant a atteint un âge où son opinion peut être prise en compte. En l’espèce, Jessica aura bientôt l’âge auquel nombre de juridictions accordent une importance légale au consentement librement exprimé de l’enfant. Le fait que le Comité n’ait pas reçu de lettre de consentement ou toute autre manifestation libre et directe de l’opinion de Jessica, a contribué à emporter ma décision de considérer que Mme Laing n’avait pas étayé les allégations présentées au nom de Jessica, aux fins de la recevabilité de la communication.

Toutefois, j’attache une importance plus grande encore au fait que la procédure établie par le Protocole facultatif implique toujours deux parties: une ou plusieurs personnes physiques et un État partie au Protocole facultatif. L’obligation d’étayer les allégations s’applique à tous les griefs présentés par l’auteur et non seulement à la question de savoir si les droits de l’enfant ont été violés. Jessica peut être effectivement victime d’une violation par l’Australie des droits consacrés par le Pacte. Ces violations peuvent résulter des décisions prises par les tribunaux australiens en l’espèce, de la non‑application de ces décisions ou de l’application possible de ces décisions à l’avenir, qui se traduirait par le renvoi de Jessica aux États‑Unis. La plainte présentée par Mme Laing au nom de Jessica porte, au moins au premier chef, sur la troisième de ces options. Il lui appartiendrait d’étayer cette plainte pour démontrer au Comité qu’il est vraisemblable ou du moins réellement possible que les décisions prises par les tribunaux il y a plusieurs années soient maintenant appliquées et qu’il ne s’agit pas d’une simple spéculation. Lorsqu’il examine, dans ce genre d’affaire, si la plainte est suffisamment étayée, le Comité devrait garder à l’esprit le scénario inverse, où un parent fait valoir une violation des droits fondamentaux d’un enfant enlevé, du fait de la non‑application de la décision prise par les tribunaux de l’État partie de renvoyer l’enfant dans la juridiction du pays d’où il a été enlevé. S’il n’y a pas de solution générale à ce type d’affaire le fait que la même situation puisse donner lieu à des griefs contradictoires, a une incidence sur l’application de l’obligation d’étayer les allégations en tant que condition de recevabilité.

(Signé) M. Martin Scheinin

[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

F. Communication n o  961/2000, Everett c. Espagne (Décision adoptée le 9 juillet 2004, quatre ‑vingt ‑unième session)*

Présentée par:

Ronald Everett(représenté par un conseil, M. Bertelli Gálvez)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Espagne

Date de la communication:

15 décembre 2000 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 9 juillet 2004,

Adopte ce qui suit:

Décision concernant la recevabilité

1.L’auteur de la communication, datée du 15 décembre 2000 et suivie d’une deuxième lettre datée du 1er février 2001, est Ronald Everett, de nationalité britannique, qui a été extradé par l’Espagne au Royaume‑Uni le 29 juin 2001. Il se déclare victime de violations par l’Espagne du paragraphe 1 de l’article 9, des paragraphes 1 et 3 b) de l’article 14, et du paragraphe 1 de l’article 23 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1En 1983, l’auteur a quitté le Royaume‑Uni et s’est installé avec son épouse à Marbella (Espagne). Le 5 juillet 2000, il a été arrêté par la police suite à une demande d’extradition présentée par le Royaume‑Uni en raison d’un vol qu’il aurait commis à Londres en 1983 et de sa participation présumée à un trafic de stupéfiants.

2.2L’auteur a présenté une demande de mise en liberté provisoire, mais le 8 juillet 2000 la juridiction d’instruction centrale no 6 a décidé de le maintenir en détention provisoire. L’auteur a fait appel de cette décision auprès de la même juridiction au motif qu’il était malade, qu’il était âgé de 70 ans et qu’il ne pouvait pas se soustraire à la justice car il n’avait pas de papiers d’identité. Par une décision du 20 juillet 2000, cette juridiction l’a débouté de son appel. L’auteur a formé un recours devant la première Chambre pénale de l’Audiencia Nacional, qui a été rejeté le 10 octobre 2000. Il a également saisi le Tribunal constitutionnel d’un recours en amparo, qui a été rejeté le 16 novembre 2000.

2.3Par un jugement du 20 février 2001, la première Chambre pénale a accordé l’extradition de l’auteur. Celui‑ci a introduit un recours en révision qui a été rejeté le 18 mai 2001. Il a déposé un recours en amparo auprès du Tribunal constitutionnel, qui l’a rejeté le 22 juin 2001.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur dénonce une violation du paragraphe 1 de l’article 9 du Pacte. Il affirme que dans son arrêt 128/1995 le Tribunal constitutionnel a indiqué que la détention provisoire avait pour seul motif d’éviter la fuite de la personne faisant l’objet d’une extradition. D’après l’auteur, son placement en détention pendant la procédure d’extradition n’était pas justifié car il n’avait plus de papiers d’identité depuis 14 ans (le Royaume‑Uni n’ayant pas renouvelé son passeport et les autorités espagnoles ayant refusé de lui accorder un permis de séjour) et il n’y avait donc aucun risque qu’il prenne la fuite. Il ajoute qu’il fallait tenir compte du fait que son épouse, âgée de 70 ans, était très malade. Il affirme que ni la juridiction d’instruction centrale no 6 ni la première Chambre pénale de l’Audiencia Nacional n’ont commenté l’argument de la défense selon lequel l’auteur ne pouvait pas s’enfuir. Il fait en outre observer qu’on aurait pu lui appliquer les mesures prévues au paragraphe 3 de l’article 8 de la loi d’extradition passive.

3.2Dans ses lettres datées des 1er février, 5 mars et 17 avril 2001, l’auteur se déclare victime de violations du paragraphe 1 et du paragraphe 3 b) de l’article 14 dans la mesure où il n’a pas pu être entendu par un tribunal impartial ni convenablement défendu. Il affirme n’avoir pas eu accès au dossier d’extradition, n’avoir été informé des charges de vol retenues contre lui et n’avoir eu connaissance des charges d’entente délictueuse en vue d’importer de la drogue au Royaume‑Uni qu’au moment de sa comparution devant le juge, ce qui l’a empêché de préparer sa défense. Il soutient également que l’article 14 a été violé parce que la peine encourue était inférieure à un an d’emprisonnement et que, conformément au paragraphe 1 de l’article 2 de la Convention européenne d’extradition et au paragraphe 1 de l’article 2 de la loi d’extradition passive, rien ne permettait d’accorder son extradition. Il fait en outre valoir que le Royaume‑Uni n’a demandé l’extradition que pour «entente délictueuse en vue de se soustraire à l’interdiction de l’importation de drogues».

3.3D’après l’auteur, les dispositions du paragraphe 3 c) de l’article 14 du Pacte ont été violées puisqu’il y a eu un retard excessif dans la procédure et que les délais prévus par la Convention européenne d’extradition n’ont pas été respectés. Il note qu’en vertu du paragraphe 4 de l’article 16 de la Convention l’arrestation provisoire ne doit, en aucun cas, excéder 40 jours après l’arrestation, alors que lui se trouvait en prison depuis plus de sept mois.

3.4L’auteur affirme qu’il y a eu violation du paragraphe 1 de l’article 14 au motif que le tribunal a accordé un délai de 30 jours aux autorités anglaises afin qu’elles apportent un complément d’information, retardant ainsi considérablement l’adoption de la décision d’extradition. D’après l’auteur, en demandant au Royaume‑Uni de nouvelles informations sur le délit de vol, l’État partie a exercé un rôle d’accusateur qui ne lui appartenait pas dans la mesure où il était notoire que ce délit était prescrit.

3.5L’auteur dénonce également une violation du paragraphe 1 de l’article 23 au motif que, s’il est extradé, sa femme, qui est malade et hospitalisée, se retrouvera seule, ce qui constitue une atteinte à son droit à la vie de famille.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans ses lettres datées des 15 janvier 2001, 19 juin 2001 et 31 juillet 2003, l’État partie demande au Comité de déclarer la communication irrecevable conformément au paragraphe 2 de l’article 5 du Protocole facultatif. Il fait valoir que dans une lettre adressée à un juge espagnol l’auteur a indiqué avoir déjà soumis sa plainte à la Cour européenne des droits de l’homme.

4.2L’État partie soutient également que la communication est irrecevable en vertu de l’article 3 du Protocole facultatif au motif que l’auteur a été privé de liberté conformément à la procédure définie dans la loi d’extradition passive no 4/1985 et aux traités et accords internationaux en la matière. Il affirme que l’arrestation de l’auteur a été faite sur mandats d’arrêt internationaux, en raison de sa participation présumée à des délits graves au Royaume‑Uni, et a été autorisée sur la base de décisions de justice dûment motivées et argumentées. D’après l’État partie, l’auteur a bien eu la possibilité d’exercer tous ses droits à la défense, toutes ses allégations ayant été examinées à plusieurs reprises par les juridictions espagnoles les plus hautes.

4.3L’État partie note que l’auteur a été arrêté et privé de liberté non pas dans le but d’être jugé pour un délit quelconque mais en vue de son extradition, procédure qui n’entre pas dans le champ d’application de l’article 14 du Pacte. Il indique que le recours en révision prévu au paragraphe 2 de l’article 14 de la loi d’extradition passive ne répond pas à l’obligation de double degré de juridiction énoncée au paragraphe 5 de l’article 14 du Pacte et qu’il s’agit d’un recours dévolutif assorti de garanties renforcées puisqu’il permet au Tribunal de réexaminer sa décision en la présence d’un plus grand nombre de magistrats.

4.4S’agissant de l’affirmation de l’auteur selon laquelle il n’aurait pas dû être placé en détention provisoire car il lui était matériellement impossible de s’enfuir, l’État partie fait valoir que la décision a été prise parce qu’il risquait de prendre la fuite et pour d’autres motifs dûment fondés, qui étaient exposés dans les décisions de justice. Il indique en outre que d’après le jugement du 8 juillet 2000 le fait que l’auteur ne possédait pas de papiers en règle n’avait rien à voir avec l’adoption de la mesure privative de liberté et qu’il fallait tenir compte du fait que le jugement avait été confirmé par la justice à deux reprises. Il soutient également qu’en vertu de l’article 2 de la Convention de Schengen l’auteur pouvait franchir les frontières intérieures des États européens sans avoir à montrer de pièces d’identité. Il affirme également que les documents d’extradition indiquent que l’auteur s’est soustrait à la justice britannique en utilisant un faux passeport, ce qui a été noté par la Chambre pénale dans son jugement du 16 février 2001. L’État partie ajoute qu’il n’est pas vrai que l’auteur ne possède pas de papiers d’identité puisqu’il a déclaré qu’on lui avait confisqué son passeport et une procuration qu’il avait donnée à ses avocats, pour laquelle l’auteur n’a eu aucune difficulté à prouver son identité. L’État partie insiste sur le fait que les tribunaux ont donné une réponse motivée à chacune des prétentions de l’auteur.

4.5L’État partie affirme que l’article 8 de la loi d’extradition passive déclare applicables les règles de détention provisoire si la personne est mise à la disposition de la justice dans un délai de 24 heures et si, comme cela a été le cas en l’espèce, la demande d’extradition est présentée en bonne et due forme dans les 40 jours suivants. L’État partie juge erroné le calcul des délais auquel l’auteur s’est livré afin de montrer que son droit à un procès sans retard excessif a été violé, puisque la loi fixe uniquement les délais de dépôt de mémoire et la durée maximale de l’audience mais n’exclut pas les cas où il y a demande de complément d’information ou les cas où il faut statuer sur une demande de récusation ou un recours engagé par l’intéressé lui‑même. En outre, les compléments d’information ont été demandés par le Tribunal en toute impartialité, afin d’obtenir des renseignements sur la prescription de l’un des délits pour lesquels l’extradition était demandée.

4.6L’État partie affirme que, le 2 avril 2001, l’auteur a porté plainte devant le Tribunal suprême contre le Président de la Chambre pénale de l’Audiencia Nacional et plusieurs magistrats pour prévarication et que, le 19 avril 2001, il a présenté une autre demande de récusation de quatre des magistrats qui composaient la Chambre pénale plénière chargée d’examiner l’un de ses recours au motif de leur «hostilité manifeste». L’État partie ajoute que le ministère public s’est opposé à la demande de récusation, la qualifiant de «téméraire dans la mesure où elle constituait un abus de droit manifeste et une infraction à la loi de procédure». La Chambre pénale a par la suite rejeté les récusations. La Chambre pénale de l’Audiencia Nacional a indiqué que les allégations selon lesquelles les retards enregistrés étaient la conséquence d’un plan préconçu ne reposaient sur aucun fondement. L’État partie ajoute que, conformément à la doctrine et à la jurisprudence du Tribunal suprême, pour pouvoir apprécier les motifs de récusation prévus au paragraphe 9 de l’article 219, il faut que la plainte contre le magistrat ait été déposée avant l’ouverture du procès, que les faits imputés audit magistrat constituent réellement un délit ou une faute et que la plainte ait été jugée recevable, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. L’État partie conclut que l’auteur n’a pas fourni la preuve de la moindre partialité et que le Tribunal constitutionnel comme la Chambre pénale plénière de l’Audiencia Nacional se sont prononcés sur la violation supposée de son droit à être entendu par un tribunal impartial, et que ces allégations n’étaient qu’une tentative, de la part de l’auteur, de retarder son extradition.

4.7L’État partie indique que par une décision datée du 20 février 2001, l’Audiencia Nacional a jugé que la demande d’extradition vers le Royaume‑Uni était irrecevable pour ce qui est du délit de vol, étant donné qu’il y avait prescription, mais recevable pour les faits relatifs au trafic de drogues. Concernant le fait que l’extradition ne pouvait être demandée car elle concernait un délit passible d’une peine privative de liberté inférieure à un an, comme le prétend l’auteur, l’État partie note qu’en vertu des articles du Code pénal cités par l’auteur l’entente délictueuse à fin de trafic de haschisch est passible d’une peine d’emprisonnement allant de trois à six mois en cas de délit simple ou de six mois à un an en cas de délit qualifié; toutefois, l’intéressé est aussi accusé d’une entente délictueuse à fin de trafic de cocaïne, laquelle est passible d’une peine d’emprisonnement allant de trois à neuf ans. D’après l’État partie, l’auteur ne peut donc affirmer que la durée minimale de la peine requise pour l’extradition n’est pas atteinte.

4.8L’État partie juge irrecevable l’allégation de violation du paragraphe 1 de l’article 23 du Pacte car elle n’est pas suffisamment fondée. Il fait valoir que l’auteur a informé la Chambre pénale de l’Audiencia Nacional que son épouse avait été hospitalisée au Royaume‑Uni. En outre, il relève que la privation de liberté peut avoir certaines incidences sur la vie sociale mais ne constitue pas en soi une violation d’une disposition quelconque du Pacte. L’État partie ajoute que, même si l’examen médical pratiqué a mis en évidence quelques problèmes de santé liés à l’âge de l’auteur, «le diagnostic est d’une manière générale favorable et ne nécessite aucune prise en charge ni hospitalisation».

4.9L’État partie rappelle au Comité que l’article 7 de la Convention des Nations Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes oblige les Parties à s’accorder l’entraide judiciaire la plus étendue et à faciliter la mise à disposition des détenus.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

5.1Dans ses lettres datées des 5 mars, 16 avril et 10 août 2001, l’auteur conteste les observations de l’État partie et affirme que son affaire n’a pas été soumise à une autre instance internationale de règlement et qu’il ne s’est pas enfui d’Angleterre avec un faux passeport mais qu’il a quitté Londres à la fin du printemps 1983 et est arrivé à Gibraltar avec son propre passeport. Il ajoute qu’il ne peut pas prouver son identité et qu’il ne se risquerait donc pas à changer de domicile.

5.2L’auteur affirme que la libre circulation des personnes dans la Communauté européenne ne supprime pas l’obligation d’avoir toujours sur soi une pièce d’identité. S’agissant de la procuration à laquelle l’État partie fait référence, il affirme qu’il l’a donnée en 1986, alors que son passeport britannique était encore valide.

5.3L’auteur note que l’État partie oublie de mentionner qu’il a été opéré d’une tumeur de la glande pituitaire et qu’il a dû être transféré à l’infirmerie de la prison. Il fait observer que l’État partie n’a rien dit sur l’état de santé de son épouse, qui est atteinte de la maladie de Crohn, ce qui implique, en plus de son grand âge, qu’elle doit être constamment surveillée et soignée. Il indique que c’était lui qui s’en occupait et qu’elle avait dû être hospitalisée à la suite de son arrestation.

5.4L’auteur insiste sur le fait qu’il n’était pas possible de l’extrader, conformément au paragraphe 1 de l’article 2 de la Convention européenne d’extradition et au paragraphe 1 de l’article 2 de la loi d’extradition passive. Il affirme qu’à l’origine il a été accusé d’«entente délictueuse en vue de se soustraire à l’interdiction de l’importation de drogues» et que la peine encourue était inférieure à un an de prison, raison pour laquelle les chefs d’accusation avaient été modifiés pour porter sur l’importation massive et répétée de haschisch d’Espagne au Royaume‑Uni. À cet égard, l’auteur affirme qu’il a été arrêté trois semaines plus tard que prévu, certainement parce que l’État partie voulait confier l’affaire à un juge disposé à respecter sa volonté.

5.5L’auteur réaffirme que, conformément aux articles 368, 373 et 701 2) du Code pénal espagnol, la durée maximale de la peine de prison encourue pour entente délictueuse à fin de trafic de haschisch est de six mois à un an moins un jour et que son extradition n’aurait donc jamais dû être accordée. Il ajoute que, comme indiqué dans le dossier d’extradition, il s’était retiré du projet d’importation de cocaïne.

5.6L’auteur insiste sur le fait qu’il n’a pas été entendu par un tribunal impartial et qu’il a donc porté plainte contre les magistrats chargés de son affaire. Il affirme que la loi organique du pouvoir judiciaire dispose en son article 219.4 que les juges qui «ont fait l’objet de plaintes ou d’accusations de la part de l’une des parties» ne doivent pas siéger, alors que sa demande de récusation a été rejetée au motif que la plainte aurait dû être préalablement jugée recevable par le tribunal compétent. Il ajoute que les magistrats récusés étaient membres de la Chambre plénière qui avait statué sur son recours en appel et qu’ils ne pouvaient donc pas le juger en toute impartialité.

5.7L’auteur indique que, selon les arrêts 11/1983, 131/1994 et 141/1998 du Tribunal constitutionnel, les procédures d’extradition sont de véritables procédures judiciaires.

Délibérations du Comité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2L’État partie fait valoir que la communication doit être déclarée irrecevable en vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, au motif que M. Everett a indiqué dans une lettre adressée à un magistrat espagnol que sa plainte avait déjà été soumise à la Cour européenne des droits de l’homme. L’auteur a nié les faits. Le Comité a appris qu’en juin 1990 la Commission européenne des droits de l’homme avait déclarée irrecevable une communication par laquelle l’auteur la saisissait d’une plainte contre la Grande‑Bretagne. Il s’est donc ainsi assuré que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale de règlement, conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif.

6.3L’auteur affirme qu’il y a eu violation du droit visé au paragraphe 1 de l’article 9 au motif que sa mise en détention provisoire pendant la procédure d’extradition n’était pas justifiée car il ne risquait pas de s’enfuir. L’État partie soutient que cette plainte doit être déclarée irrecevable en vertu de l’article 3 du Protocole facultatif car l’auteur a été privé de liberté conformément à la procédure établie dans la loi d’extradition passive no 4/1985 et aux traités et accords internationaux en la matière. Il ajoute que sa décision était fondée sur des mandats d’arrêt internationaux, l’auteur étant accusé d’avoir participé à des délits graves sur le territoire du pays requérant. Il affirme en outre que la détention a été autorisée par des décisions de justice dûment motivées et argumentées selon lesquelles l’auteur risquait de s’enfuir. Le Comité note que l’application des mesures prévues au paragraphe 3 de l’article 8 de la loi d’extradition passive reste à la discrétion de l’État partie et que, comme ce dernier le signale, l’auteur a utilisé tous les recours internes disponibles et sa plainte a été examinée à chaque fois. En conséquence, le Comité estime que cette partie de la communication n’est pas suffisamment étayée et est donc irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.4Rappelant sa jurisprudence, le Comité considère que, bien que le Pacte n’exige pas que les procédures d’extradition aient un caractère judiciaire, l’extradition en tant que telle n’est pas exclue du champ d’application du Pacte. Au contraire, plusieurs dispositions, notamment celles des articles 6, 7, 9 et 13, sont obligatoirement applicables en cas d’extradition. En particulier, dans les cas où, comme en l’espèce, la décision relative à l’extradition appartient au pouvoir judiciaire, celui‑ci doit respecter les principes d’impartialité, d’équité et d’égalité consacrés au paragraphe 1 de l’article 14 et à l’article 13 du Pacte. Toutefois, le Comité considère que, même quand la décision appartient à un tribunal, l’examen d’une demande d’extradition ne constitue pas une décision sur une accusation de caractère pénal au sens de l’article 14 du Pacte. Par conséquent, les griefs de l’auteur qui se rapportent aux dispositions spécifiques des paragraphes 2 et 3 de l’article 14 sont incompatibles ratione materiae avec ces dispositions et sont donc irrecevables en vertu de l’article 3 du Protocole facultatif. En ce qui concerne les autres griefs portant sur l’article 14, c’est‑à‑dire l’allégation de violation du principe d’impartialité, le Comité estime que l’auteur n’a pas étayé, aux fins de la recevabilité, cette partie de sa plainte qui est en conséquence irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif, que ce soit l’article 13 ou l’article 14 du Pacte qui soit invoqué.

6.5En ce qui concerne l’allégation de violation du paragraphe 1 de l’article 23 du Pacte, le Comité note que l’État partie la juge irrecevable au motif qu’elle n’est pas suffisamment étayée et qu’il a raison lorsqu’il relève que la privation de liberté peut avoir certaines incidences sur la vie sociale, mais ne constitue pas en soi une violation d’une disposition quelconque du Pacte. Le Comité, considérant que cette partie de la communication n’est pas suffisamment étayée, la déclare irrecevable conformément à l’article 2 du Protocole facultatif.

6.6Le Comité note que l’auteur affirme que le Royaume‑Uni a demandé son extradition en raison d’une entente délictueuse présumée en vue de se soustraire à l’interdiction de l’importation de drogues et que l’accusation initiale examinée par l’État partie portait sur l’importation massive de haschisch. La peine d’emprisonnement encourue pour ce délit étant inférieure à un an, il était impossible d’accorder l’extradition de l’auteur. Le Comité estime que le bien‑fondé de l’extradition décidée par le Royaume‑Uni, qui pourrait être examiné à la lumière du paragraphe 1 de l’article 2 de la Convention européenne d’extradition et de la loi d’extradition passive, n’entre dans le champ d’application d’aucune disposition précise du Pacte. Il considère donc que cette partie de la communication doit être déclarée irrecevable ratione materiae.

7.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide:

a)Que la communication est irrecevable en vertu des articles 2 et 3 du Protocole facultatif;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie et à l’auteur de la communication.

[Adopté en anglais, en espagnol (version originale) et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

G. Communication n o  970/2001, Fabrikant c. Canada (Décision adoptée le 6 novembre 2003, soixante ‑dix ‑neuvième session)*

Présentée par:

Valery I. Fabrikant(l’auteur n’est pas représenté par un conseil)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Canada

Date de la communication:

3 avril 2000 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en application de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 6 novembre 2003,

Adopte ce qui suit:

Décision concernant la recevabilité

1.L’auteur de la communication est M. Valery I. Fabrikant, de nationalité canadienne, qui purge une peine de réclusion à perpétuité, depuis 1993, pour quatre chefs d’accusation de meurtre, au pénitencier fédéral d’Archambault à Sainte‑Anne‑des‑Plaintes, au Québec. Il affirme être victime d’une violation par le Canada des articles 6, 7 et 10 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il n’est pas représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1En mai 1998, l’auteur a eu une crise cardiaque. L’angiographie a montré que quatre de ses artères étaient bouchées − deux presque totalement − ce qui était selon lui l’indication qu’une intervention était nécessaire. Selon l’auteur, il n’existe pas de traitement disponible pour son cas au Québec, mais il y en a en Colombie britannique. Il affirme avoir été en contact avec un médecin de Colombie britannique qui se déclarait prêt à effectuer l’opération, mais prétend que les autorités pénitentiaires refusent de le transférer. Il a déposé une série de plaintes internes dont il déclare qu’elles ont été ignorées.

2.2Le 23 août 1999, l’auteur a déposé devant la Cour fédérale une requête demandant l’adoption d’une ordonnance pour que lui soient dispensés des soins médicaux d’urgence. Le 14 septembre 1999, sa demande a été rejetée. Le 1er novembre 1999, l’auteur affirme que toutes les procédures engagées devant la Cour fédérale (et non spécifiées) ont été suspendues. L’auteur a fait appel de la décision rendue au mois de septembre devant la Cour d’appel fédérale mais a suspendu cette procédure le 14 février 2000.

2.3Le 23 février 2000, sa santé s’étant selon lui détériorée, l’auteur s’est adressé à la Cour supérieure du Québec pour demander une décision d’urgence, en invoquant la Charte canadienne des droits et libertés. Le 29 février 2000, la requête a été rejetée au motif de la chose jugée. Le 16 juin 2000, la Cour d’appel a rejeté l’appel de l’auteur au motif que la Cour supérieure n’avait pas compétence en la matière. Le 23 novembre 2000, la Cour suprême a refusé la demande d’autorisation de former un recours présentée par l’auteur.

Teneur de la plainte

3.L’auteur affirme que le fait que l’État partie ne lui ait pas fourni le traitement médical qu’il nécessitait et qui était disponible menace son droit à la vie, reconnu à l’article 6 du Pacte. Il affirme en outre que sa communication soulève également des questions au regard des articles 7 et 10 du Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans une note verbale du 29 novembre 2001, l’État partie présente ses observations sur la recevabilité et le fond de la communication. Il estime que la communication est irrecevable car insuffisamment étayée et incompatible avec les dispositions du Pacte.

4.2Concernant les faits, l’État partie indique qu’en 1991, avant son incarcération, l’auteur a eu une crise cardiaque, et qu’une intervention dénommée angioplastie a alors été pratiquée. En mai 1998, l’auteur a été victime d’un «infarctus du myocarde», et a été soigné par un cardiologue qui a recommandé à l’auteur un pontage coronarien. L’auteur a refusé cette opération et a insisté pour qu’on pratique une angioplastie. Entre le 15 mai 1998 et la date de la note verbale de l’État partie, l’auteur a été examiné par au moins 12 spécialistes du cœur canadiens qui ont tous conclu que l’angioplastie n’était pas appropriée à son cas, lequel relevait du pontage coronarien ou d’un traitement médicamenteux. Malgré cet écrasant consensus, l’auteur a refusé l’avis des spécialistes et insisté pour subir une angioplastie. Il est actuellement sous traitement médicamenteux. L’État partie estime avoir fait tout ce qui était possible pour que l’auteur reçoive les soins médicaux nécessaires et appropriés à son cas.

4.3Selon l’État partie, l’auteur a déposé de nombreuses plaintes contre le Service correctionnel du Canada en passant par les voies judiciaires, ainsi que contre les employés de ce service, les médecins qui y sont rattachés et les médecins qui l’ont soigné, afin d’obtenir une décision émanant d’une juridiction ou d’un comité de discipline médical en vue d’être transporté ou transféré en Colombie britannique où, disait‑il, il pourrait obtenir l’angioplastie qu’il exigeait, ou pour obtenir des sanctions à leur égard pour s’y être refusés. En 2001 (date exacte non précisée), dans l’affaire Attorney General of Canada c. Fabrikant, l’Attorney General a requis la Cour supérieure du Québec de prendre une injonction interdisant à l’auteur de déposer d’autres plaintes auprès des organes disciplinaires compétents contre les infirmiers ou infirmières, médecins ou avocats s’occupant de lui. À la date de la réponse de l’État partie, aucune décision n’avait encore été rendue par la Cour.

4.4Concernant la recevabilité, l’État partie déclare que l’auteur n’a mentionné aucune violation spécifique du Pacte. Dans sa lettre du 3 avril 2000, il demande l’«aide» du Comité pour obtenir une angioplastie. Il prétend qu’en lui refusant ce traitement particulier, on fait de lui en réalité un «condamné à mort». Pour appuyer sa demande d’«aide», l’auteur joint les lettres de trois médecins américains qui ont affirmé, sans l’avoir examiné, qu’il serait possible de pratiquer une angioplastie sur lui. L’État partie souligne que l’auteur n’a pas mentionné les avis de plus de 12 spécialistes canadiens qui lui ont fait savoir que l’angioplastie n’était pas indiquée dans son cas et que la meilleure solution pour lui serait un traitement médicamenteux ou un pontage coronarien. En outre, l’auteur n’a pas mentionné les avis rendus par les tribunaux qui ont rejeté la même demande d’aide pour obtenir une angioplastie, ni celui de l’organe disciplinaire provincial des médecins qui a déterminé que les soins et les avis médicaux qui lui ont été prodigués l’ont été conformément aux normes professionnelles les plus élevées.

4.5L’État partie déclare qu’en réalité, l’auteur demande au Comité de trancher la question d’ordre purement médical qui est de savoir s’il doit subir une angioplastie ou suivre un autre traitement. On attend du Comité qu’il choisisse entre les avis médicaux opposés rendus par divers médecins experts et il est invité à prendre parti pour les médecins dont l’avis concorde avec le choix de l’auteur.

4.6En outre, l’État partie déclare que l’auteur n’a pas allégué l’existence d’un lien quelconque entre sa demande d’angioplastie et une violation potentielle du Pacte. Il n’y a pas eu refus de lui donner un traitement médical; en fait, c’est l’auteur qui a constamment refusé le traitement qui lui était recommandé. Aucune disposition du Pacte ne saurait être interprétée comme garantissant à l’auteur le traitement médical de son choix. L’État partie estime que la plainte de l’auteur n’a pas été suffisamment étayée et que, par conséquent, la communication devrait être déclarée irrecevable car elle ne constitue pas une «prétention» au sens des articles 1er et 2 du Protocole facultatif.

4.7L’État partie fait également valoir que les allégations de l’auteur sont incompatibles ratione materiae avec les dispositions du Pacte, en vertu de l’article 3 du Protocole facultatif. Il estime que la possibilité pour un prisonnier de recevoir le traitement médical de son choix, en particulier lorsque les avis médicaux sont en grande majorité hostiles à ce traitement, ne constitue pas un «droit» qui est «énoncé» dans le Pacte.

4.8Concernant le fond, l’État partie prend pour hypothèse, bien que l’auteur n’ait pas précisé les droits énoncés dans le Pacte dont il allègue la violation, que la plainte sera examinée comme une allégation de violation des articles 7 et/ou 10 du Pacte. L’État partie fait valoir qu’aucun des médecins consultés au Canada n’est disposé à recommander ni à pratiquer une angioplastie sur l’auteur, pour l’excellente raison que cela n’est pas dans l’intérêt de ce dernier. En l’espèce, l’État partie estime que l’on n’est pas en présence d’un cas de refus de traitement médical, mais plutôt d’un cas où l’État partie agit au mieux des intérêts de l’auteur et lui fournit le traitement recommandé par de nombreux spécialistes du cœur.

4.9Selon l’État partie, l’auteur s’appuie sur les déclarations de trois chirurgiens américains, qui ont affirmé qu’il était possible de pratiquer une angioplastie sur lui, afin d’étayer son avis personnel, à savoir que l’angioplastie est la meilleure solution. Or les chirurgiens en question se sont fondés sur une simple copie de son angiogramme, sans avoir eu la possibilité de l’examiner. L’auteur est convaincu qu’un médecin canadien de Colombie britannique, le docteur Hilton, est disposé à pratiquer l’angioplastie sur lui. L’auteur est persuadé que le seul obstacle à cette intervention tient au refus du Service correctionnel du Canada de le transférer du Québec à la Colombie britannique pour qu’il y soit soigné. L’État partie indique que l’examen de l’échange de correspondance entre eux indique que le docteur Hilton recommande une intervention chirurgicale − et non l’angioplastie − mais qu’il est disposé à examiner l’auteur dans sa clinique pour déterminer les meilleures solutions qui s’offrent à lui. Selon l’État partie, le docteur Hilton ne considère pas l’angioplastie comme la meilleure solution pour l’auteur. Il n’a pas non plus accepté de pratiquer l’angioplastie sur lui.

4.10L’État partie indique que l’auteur a demandé à plusieurs reprises d’être transféré au Williams Head Penitentiary, établissement pénitentiaire fédéral le plus proche de Victoria, en Colombie britannique. Le 25 octobre 1999, cet établissement a refusé sa demande pour les raisons suivantes: a) le refus par l’auteur d’être soigné à l’Institut de cardiologie de Montréal (l’un des établissements médicaux de premier plan au Canada et dans le monde) sans explication adéquate; b) le fait que le docteur Hilton n’a cessé de le mettre en garde contre le traitement demandé et a estimé qu’il ne donnerait pas de bons résultats à long terme; et c) la distance qui sépare Williams Head Penitentiary de l’hôpital le plus proche et la fatigue physique entraînée par le transfert envisagé. L’auteur a présenté une nouvelle demande de transfert volontaire et d’absence temporaire sous escorte pour raison médicale, qui a été rejetée le 23 mai 2000, essentiellement parce qu’il n’y avait pas eu de changement depuis la demande précédente.

4.11L’État partie mentionne les conclusions du comité de discipline des médecins, qui avait été saisi d’une plainte de l’auteur contre son médecin, et qui n’a relevé aucune faute dans la manière dont l’auteur avait été soigné; l’État partie cite également le témoignage d’un expert cardiologue qui a estimé que l’auteur avait constamment reçu des soins et des avis médicaux répondant aux plus hautes normes professionnelles.

4.12Enfin, l’État partie fait valoir que le fait que l’auteur ne partage pas l’avis des spécialistes ne constitue pas un traitement inhumain ou un non‑respect de la dignité inhérente à la personne de l’auteur, qui pourraient se déduire de l’article 7 ou du paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte.

Commentaires de l’auteur

5.1Le 2 août 2002, l’auteur a envoyé ses commentaires sur la réponse de l’État partie. Il déclare n’avoir pas spécifié les articles du Pacte dont il allègue la violation car il pensait que cela serait évident, à savoir une violation de l’article 6 du Pacte à cause du refus de soins médicaux qui a mis sa vie en danger, et des violations des articles 7 et 10. Il explique avoir refusé le pontage coronarien parce que ceux qui l’ont recommandé n’étaient pas eux‑mêmes des chirurgiens et qu’il avait reçu l’avis de deux chirurgiens cardiologues au Québec qui ne l’ont pas recommandé. Il accuse à la fois le pouvoir judiciaire et les «ordres professionnels» du Canada de corruption.

5.2L’auteur explique qu’il ne demande pas au Comité de rendre un avis médical sur le point de savoir quel est le traitement approprié dans son cas, mais fait valoir que, à supposer qu’un médecin serait prêt à exécuter un acte médical et que lui‑même aurait l’argent nécessaire pour le payer, il devrait avoir les mêmes droits que les citoyens ordinaires à être soigné de la manière qu’il considère la plus appropriée. Pour l’auteur, l’éventualité qu’un type de traitement soit trop risqué est une question qui doit être tranchée par le patient et le médecin disposé à intervenir.

5.3En outre, l’auteur fait le point de la situation depuis sa lettre initiale et indique que le 12 décembre 2001, il a été transféré en Colombie britannique pour que soit pratiquée une angioplastie, réalisée le 7 janvier 2002, puis de nouveau le 19 juillet 2002. Il affirme que le fait que cet acte médical ait finalement été exécuté prouve que sa plainte contre le Canada est légitime. Il se déclare en outre disposé à retirer sa plainte si l’État partie peut trouver un médecin pour désobstruer les trois autres artères encore occluses (apparemment, l’angioplastie a permis de déboucher une artère seulement) ou à lui permettre de se faire soigner par un tel médecin s'il en trouvait un, et si l’État partie accepte que ce sont les prisonniers eux‑mêmes, et non les médecins de l’administration pénitentiaire, qui décident du traitement qu’ils vont subir.

Premières observations complémentaires de l’État partie et commentaires de l’auteur à ce sujet

6.1Le 19 mars 2002, l’État partie confirme que, suite à l’avis rendu par un autre spécialiste, l’auteur a subi une angioplastie le 7 janvier 2002. Selon ce spécialiste, «Il serait pertinent de renouveler l’angiographie coronarienne dans le cas [de l’auteur] afin d’avoir des réponses aux questions du patient, ainsi qu’à celles des médecins qui le suivent. Bien que le traitement médical classique soit souvent efficace pour enrayer l’angine de poitrine, il ne semble pas suffisant pour juguler l’ischémie dans le cas de l’auteur, de sorte que le risque de décès est réel pour le patient.». Il a conclu: «Je recommande une angiographie coronarienne avec dilatation, si cela est indiqué, dans un délai moyen à fixer (c’est‑à‑dire, dans quelques semaines).». À la suite de cette recommandation, l’auteur a été transféré en Colombie britannique. Après l’intervention en question, effectuée le 14 janvier 2002, le docteur Hilton, chirurgien ayant pratiqué l’opération, a écrit ce qui suit: «… Je pense qu’il est maintenant hors de danger.». Le 22 janvier 2002, l’auteur a été autorisé à retourner au Québec.

6.2L’État partie déclare que, dès lors que l’auteur a reçu le traitement qui avait motivé sa communication, toute incompatibilité alléguée avec le Pacte a donc été corrigée et l’auteur ne peut prétendre être victime d’une violation quelconque de ses droits en vertu du Pacte. Par conséquent, les questions soulevées sont réglées et la communication devrait être déclarée irrecevable en vertu des articles 1er et 2 du Protocole facultatif. Dans le cas contraire, l’État partie fait valoir que, si la communication est déclarée recevable, il a fourni un recours utile pour toutes les violations alléguées du Pacte.

6.3Dans sa réponse du 13 mai 2002, l’auteur nie que sa plainte soit périmée et affirme que, selon le médecin qui a pratiqué l’angioplastie, celle‑ci aurait eu de meilleurs résultats si elle avait été pratiquée trois ans auparavant.

Deuxièmes observations complémentaires de l’État partie et commentaires de l’auteur à ce sujet

7.Dans une nouvelle lettre du 15 octobre 2002, l’État partie répond à la double demande de l’auteur, qui souhaite premièrement une nouvelle angioplastie pour désobstruer les trois artères encore bouchées et deuxièmement que le choix du traitement médical qui sera pratiqué sur eux appartienne aux détenus et non aux médecins de l’administration pénitentiaire. Sur ce dernier point, l’État partie indique que la Directive no 803 du Commissaire au Service correctionnel autorise les détenus à refuser de subir le traitement recommandé, mais ne leur donne pas droit à recevoir le traitement médical de leur choix, en particulier lorsque ce choix va à l’encontre de l’avis des médecins responsables de leur suivi médical. L’État partie réaffirme que la possibilité pour un détenu d’exiger de recevoir le traitement médical de son choix n’est pas un droit énoncé dans le Pacte et que, par conséquent, cette exigence est incompatible avec le Pacte. Sur le premier point, l’État partie indique que, le 19 juillet 2002, l’auteur a bien subi une nouvelle angioplastie ainsi qu’une coronarographie. Dans ces conditions, l’État partie considère que la communication est irrecevable aux termes des articles 1er et 2 du Protocole facultatif.

8.Le 24 janvier 2003, l’auteur a réaffirmé que sa plainte n’était pas devenue sans objet, même s’il avait déjà eu deux angioplasties depuis janvier 2002, car ce traitement ne l’avait pas guéri − son affection cardiaque s’intensifie et d’autres angioplasties seront nécessaires. Il affirme qu’actuellement tous les cardiologues de l’hôpital de la Cité de la Santé refusent de le recevoir, sauf s’il se présente au service des urgences. Selon lui, ils le punissent d’avoir déposé des plaintes contre les médecins de la prison. À la date où il écrit sa lettre, il affirme nécessiter une autre angioplastie, qui devrait être pratiquée en Colombie britannique, mais les médecins de la prison refusent toujours de le transférer. Il affirme que sa vie est toujours en danger et que les autorités pénitentiaires refusent de le soigner.

Délibérations du Comité

9.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

9.2En ce qui concerne l’épuisement des recours internes, le Comité note que l’État partie n’a pas contesté la recevabilité pour ce motif.

9.3Le Comité note l’allégation de l’auteur qui qualifie de refus de soins médicaux le fait qu’on lui refuse un transfert en Colombie britannique pour y subir un acte chirurgical dénommé «angioplastie». Il observe que l’auteur a été transféré en Colombie britannique à trois reprises pour y subir une angioplastie − fait que l’État partie considère comme rendant la communication sans objet. Dans les derniers commentaires qu’il a adressés au Comité, l’auteur affirme qu’il a de nouveau besoin d’une angioplastie et que ce traitement lui sera nécessaire régulièrement à l’avenir. Sans examiner la question de savoir si un détenu a le droit de choisir ou de refuser un traitement médical particulier, le Comité observe qu’en tout état de cause, l’État partie est responsable de la vie et du bien‑être de ses détenus et que, à trois reprises au moins, l’État partie a effectivement transféré l’auteur en Colombie britannique pour qu’il y subisse le traitement demandé. De plus, le Comité note que les informations soumises sont insuffisantes pour autoriser à penser qu’à un moment quelconque les autorités n’ont pas choisi le traitement le plus approprié conformément aux normes de la profession médicale. Par conséquent, en se fondant sur les informations qui lui ont été fournies, le Comité conclut que l’auteur n’a pas, aux fins de la recevabilité de sa communication, étayé son allégation de violation par l’État partie de l’un quelconque des articles du Pacte à son égard. En conséquence, la communication est irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

10.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide:

a)Que la communication est irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie et à l’auteur de la communication.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

H. Communication n o  977/2001, Brandsma c. Pays ‑Bas (Décision adoptée le 1 er avril 2004, quatre ‑vingtième session)*

Présentée par:

R. P. C. W. M. Brandsma (représenté par un conseil, M. M. W. C. Feteris)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Pays‑Bas

Date de la communication:

30 octobre 2000 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 1er avril 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication no 977/2001 présentée au Comité des droits de l’homme au nom de R. P. C. W. M. Brandsma en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Décision concernant la recevabilité

1.L’auteur de la communication est R. P. C. W. M. Brandsma, de nationalité néerlandaise, né le 14 octobre 1961. Il se déclare victime de la violation par les Pays‑Bas de l’article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur est fonctionnaire au Ministère des finances et à l’Université de Leiden. En 1998, il a perçu une rémunération supplémentaire de 9 166 florins au titre des congés payés, laquelle est venue s’ajouter à son traitement normal durant les congés, qui s’est élevé à 11 894 florins. Les sommes perçues au titre des congés payés ont été soumises dans leur intégralité à l’impôt sur le revenu, conformément aux lois et règlements néerlandais.

2.2L’auteur précise que, comme lui, la plupart des salariés néerlandais reçoivent leurs rémunérations de congés payés directement de leur employeur. Toutefois, dans certains secteurs d’activité, en particulier dans le secteur du bâtiment, les salariés reçoivent des bons vacances. Il s’agit de titres qui peuvent être encaissés, au moment des congés, auprès d’une fondation qui est financée par les contributions des employeurs. La somme correspondant à ces bons est imposée en même temps que le salaire mensuel ou hebdomadaire, alors que les salariés ne les encaissent qu’à une date ultérieure.

2.3Avant la réforme fiscale de 1990, s’il y avait eu une modification technique dans le calcul de l’impôt sur les traitements et salaires, les bons vacances auraient été imposés à un taux plus élevé que les rémunérations normales versées au titre des congés payés. Afin de compenser ce désavantage, les bons vacances n’étaient imposés qu’à hauteur d’un certain pourcentage de leur valeur normale (75 % en 1950, 50 % en 1953 et 60 % en 1969). L’auteur précise que ce système a été critiqué par des fiscalistes, qui ont fait valoir que la sous‑évaluation des bons tendait à privilégier les salariés qui percevaient leur rémunération de congés payés sous cette forme.

2.4En 1986, un comité d’experts (le Comité Oort) a recommandé au Gouvernement de simplifier le système fiscal. Le nouveau système prévoyant de supprimer le taux supérieur d’imposition applicable aux sommes perçues sous forme de bons vacances, le Comité a donc recommandé d’imposer les bons à 100 %. Toutefois, le Conseil économique et social, organe consultatif permanent du Gouvernement, a estimé que ce système entraînerait une augmentation des dépenses pour les employeurs et une diminution du salaire net des salariés, et qu’en conséquence les intéressés s’y opposeraient. Suite à cette recommandation, et après des consultations avec la Fondation du travail, l’organe consultatif officiel réunissant les organisations d’employeurs et de salariés, un projet de réforme fiscale a été présenté visant à supprimer le désavantage fiscal des bons vacances et, parallèlement, à les imposer à 75 % de leur valeur. Cette proposition a été acceptée par le Parlement et est entrée en vigueur le 1er janvier 1990.

2.5En 1996, d’autres réformes fiscales ont été proposées. Après des consultations avec les organisations d’employeurs et de salariés, de nouvelles règles ont été publiées, pour entrer en vigueur le 1er janvier 1999, tendant à abolir progressivement le système de fixation de valeur des bons vacances. À partir de 1999, celle‑ci doit augmenter de 2,5 % par an, pour atteindre 92,5 % en 2005. À compter de 2006, il est proposé d’imposer les bons en fonction de leur valeur réelle (estimée à 97,5 % environ, compte tenu du différentiel qui existe entre le moment de leur imposition et le moment où ils sont encaissés).

Teneur de la plainte

3.1L’auteur se dit victime d’une violation de l’article 26 du Pacte, au motif que sa rémunération de congés payés a été imposée à 100 % en 1998, alors que celle des salariés ayant reçu des bons vacances n’a été imposée qu’à 75 %.

3.2L’auteur précise qu’il n’a pas contesté son avis d’imposition ni épuisé les voies de recours internes à cet égard, au vu de l’arrêt que la Cour suprême a rendu le 16 juin 1999 dans une espèce similaire, dans laquelle la Cour a estimé que le différentiel d’imposition ne constituait pas une discrimination illicite. Selon l’auteur, les recours internes qu’il aurait engagés n’avaient aucune chance d’aboutir.

3.3L’auteur soutient que, bien que sa rémunération de congés payés ne soit pas identique à celle versée sous forme de bons, la similitude entre les deux situations est telle qu’elle ne saurait justifier un traitement inégal. Il fait valoir que depuis la réforme fiscale de 1990 il n’existe aucune distinction pertinente entre les deux systèmes de rémunération des congés payés. Seul l’écart temporel entre le moment de l’imposition et celui de l’encaissement dans le cas des bons vacances constituerait une distinction pertinente, mais on estime qu’il ne représente que 2 % environ et ne justifie pas une différence de 25 % dans la rémunération imposable.

3.4L’auteur fait en outre observer que le groupe de contribuables ayant droit aux bons vacances est essentiellement composé d’hommes, et il souligne que le système actuel constitue une distinction indirecte fondée sur le sexe, interdite par l’article 26.

3.5En ce qui concerne l’opposition à l’imposition intégrale de la part des employeurs et des salariés dans les secteurs où les bons vacances sont utilisés, l’auteur estime qu’elle peut contribuer à expliquer le retard dans l’instauration de l’égalité de traitement mais ne saurait justifier qu’un petit groupe de contribuables continue à bénéficier d’un traitement favorable. Il affirme que des mesures bénéficiant d’un large soutien dans la société peuvent néanmoins être discriminatoires et, par conséquent, violer le Pacte. S’agissant de la validité des arguments avancés par les partenaires sociaux, l’auteur fait valoir que l’abolition d’un privilège entraîne ipso facto un désavantage financier pour les personnes qui en bénéficiaient. Un tel argument ne saurait donc être utilisé pour maintenir des privilèges.

3.6L’auteur soutient en outre que l’abolition graduelle du privilège ne se justifie pas dans la mesure où l’État partie a l’obligation inconditionnelle de sauvegarder les droits substantiels consacrés par le Pacte. Même si un certain changement graduel après 1990 peut être accepté, on ne saurait justifier que le différentiel d’imposition demeure inchangé en 1998, huit ans après que le différentiel dans l’assiette de l’impôt entre les deux systèmes a été aboli.

3.7Si le Comité devait décider que les bons vacances et la rémunération normale de congés payés ne constituent pas des rémunérations similaires appelant une égalité de traitement, l’auteur fait valoir que le différentiel d’assiette de 25 % est totalement disproportionné au regard de l’écart temporel effectif entre les moments de l’imposition, et équivaut donc à une discrimination.

3.8Compte tenu de ce qui précède, l’auteur prie le Comité de dire qu’il a été victime de discrimination et qu’il devrait donc rétroactivement bénéficier du traitement privilégié accordé à d’autres et être indemnisé pour l’impôt supplémentaire qu’il a dû acquitter.

Observations de l’État partie

4.1Dans des observations datées du 23 novembre 2001, l’État partie mentionne une affaire semblable que le conseil de l’auteur a soumise, au nom d’un autre client, à la Cour européenne des droits de l’homme et que celle‑ci a déclarée irrecevable le 23 octobre 2000. Selon l’État partie, les griefs en matière de discrimination dans ladite affaire sont les mêmes que dans la présente espèce. L’auteur a évoqué l’arrêt que la Cour suprême a rendu dans cette affaire comme une justification du non‑épuisement des recours internes. L’État partie convient, dans ce contexte, que l’auteur pouvait raisonnablement s’attendre à ce que les recours internes ne lui permettent pas d’obtenir satisfaction.

4.2L’État partie mentionne une lettre datée du 7 septembre 2000 que le greffier de la Cour européenne des droits de l’homme a adressée au conseil de l’auteur, dans laquelle il est question des motifs d’irrecevabilité de l’affaire, et renvoie à la jurisprudence de la Cour de laquelle il ressort que les États parties disposent d’une large marge d’appréciation pour mettre en œuvre des politiques économiques et sociales, ainsi que pour déterminer à quel moment et dans quelle mesure des différences dans des situations par ailleurs similaires justifient un traitement différent en droit. Dans son arrêt concluant à l’irrecevabilité de l’affaire, la Cour a estimé que les griefs invoqués ne révélaient aucune violation des droits et libertés consacrés dans la Convention européenne.

4.3L’État partie rappelle qu’il n’a pas émis de réserve au sujet de l’article 5, paragraphe 2 a), du Protocole facultatif pour les questions qui ont déjà été tranchées par la Cour européenne, car il estimait que la multiplication de telles réserves risquait de compromettre le système universel de protection des droits de l’homme. L’État partie prie toutefois le Comité d’éviter de contredire des arrêts d’organes internationaux de contrôle et de parvenir en conséquence à la même conclusion que la Cour européenne, à savoir que le principe de non‑discrimination n’a pas été violé. À cet égard, l’État partie soutient que la différence relative au champ d’application de l’article 14 de la Convention européenne et de l’article 26 du Pacte n’est pas pertinente en l’espèce, étant donné que le champ d’application combiné de l’article 14 et de l’article premier du premier Protocole est comparable à celui de l’article 26 du Pacte.

4.4S’agissant des faits de la cause, l’État partie indique que dans le secteur du bâtiment et dans les secteurs apparentés, il est habituel que les travailleurs ne soient pas payés lorsqu’ils sont en congés. Ils reçoivent à la place des bons vacances de leurs différents employeurs pour chaque jour travaillé, qu’ils peuvent encaisser auprès d’un fonds central durant leurs congés. Aux Pays‑Bas, sur les 5 millions de salariés environ qui perçoivent des prestations de congés, approximativement 330 000 ont droit à des bons vacances. L’auteur se trouve donc dans la même situation que 93,4 % environ de l’ensemble des salariés qui reçoivent des prestations de congés.

4.5L’État partie indique que la différence de traitement s’explique par le souci d’éviter une situation où ceux qui reçoivent des bons vacances sont plus lourdement imposés que ceux qui touchent une rémunération de congés payés. Il fait en outre valoir qu’après que le système d’imposition a été simplifié en 1990, la valeur des bons vacances a été portée à 75 %. Bien qu’il ait été proposé dès le départ de la porter à 100 %, on a estimé que cette mesure entraînerait pour les salariés concernés une baisse de revenus soudaine et importante. Après des consultations, un taux de 75 % a donc été retenu à titre de compromis temporaire. De nouvelles consultations ont finalement conduit à l’abolition graduelle du taux spécial à compter du 1er janvier 2006.

4.6Sur le fond, l’État partie renvoie à la conclusion de la Cour, selon laquelle la rémunération de congés payés et les bons vacances sont des notions distinctes, tant en droit qu’en fait. La Cour suprême a observé dans son arrêt du 16 juin 1999 que ce n’était pas tant l’existence des différences qui était contestée que leur importance relative. Elle en a conclu que l’inégalité de traitement reposait sur une justification objective et raisonnable, dans la mesure où le Gouvernement avait des raisons impérieuses d’ordre social, économique et politique pour ne pas porter immédiatement le taux des bons vacances à leur valeur de marché. L’État partie précise que la Cour suprême examine expressément les affaires dont elle est saisie à la lumière des conventions internationales, parmi lesquelles le Pacte.

4.7L’État partie réaffirme que d’impérieuses considérations d’ordre social, économique et politique sous‑tendent les régimes fiscaux différents appliqués aux rémunérations de congés payés et aux bons vacances. Il reconnaît que la différence de traitement devrait être abolie, mais soutient qu’il faut agir avec prudence. Il estime que le fait de priver soudainement des personnes, au nom du principe de l’égalité devant la loi, de droits qui étaient auparavant incontestés peut être en contradiction avec d’autres droits de l’homme, en particulier le droit à la protection de la propriété. Selon l’État partie, ce raisonnement s’applique d’autant plus en l’espèce que, contrairement à l’auteur, les bénéficiaires des bons vacances appartiennent à la catégorie salariale la plus basse.

4.8L’État partie conclut que la communication: a) ne concerne pas des cas similaires, et b) ne révèle pas un traitement manifestement disproportionné de cas différents, susceptible d’être qualifié de violation de l’article 26 du Pacte.

Commentaires de l’auteur

5.1Dans une lettre du 21 janvier 2002, l’auteur répond aux observations de l’État partie. Il convient que l’affaire qui a été tranchée par la Cour européenne est très comparable à la présente communication. Il soutient toutefois que des décisions de la Cour européenne interprétant la Convention européenne ne sauraient constituer un élément déterminant pour l’interprétation du Pacte, dès lors qu’il s’agit de deux traités distincts, auxquels sont parties des États différents et qui comportent des mécanismes de contrôle différents.

5.2En outre, l’auteur fait valoir que la Cour européenne laisse aux États parties un large pouvoir d’appréciation dans les affaires d’imposition. Il soutient qu’en appliquant cette approche à l’article 26 du Pacte on compromettrait le caractère fondamental et général du principe de non‑discrimination. Le critère pertinent sous‑jacent à l’article 26 est celui du caractère raisonnable et objectif de la différenciation.

5.3L’auteur soutient également que des considérations politiques ne sauraient, en elles‑mêmes, constituer une justification raisonnable et objective pour établir une distinction entre des situations similaires, distinction qui n’a pas, en elle‑même, d’objet raisonnable et légitime. De l’avis de l’auteur, le fait d’admettre de telles considérations comme une justification au titre de l’article 26 reviendrait à priver, dans une large mesure, la clause de non‑discrimination de son contenu.

5.4L’auteur renvoie à sa communication initiale et réaffirme que la distinction établie en l’espèce est discriminatoire. Il conteste la conclusion de la Cour suprême, invoquée par l’État partie, selon laquelle les bons vacances et la rémunération de congés payés ne sauraient refléter des situations identiques, et il se réfère à cet égard à la proposition initiale avancée par le Gouvernement en 1990 tendant à imposer les bons au taux de 100 %. Selon l’auteur, la Cour suprême laisse une trop grande marge d’appréciation aux autorités publiques pour décider si le traitement différencié de situations très similaires est justifié. À supposer qu’il puisse exister une différence pertinente entre les bons vacances et les rémunérations de congés payés, cette différence est par trop minime pour justifier une exonération de 25 % des bons vacances, ce qui rend la différence de traitement disproportionnée et, partant, discriminatoire.

Délibérations du Comité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité note que l’auteur se déclare victime d’une violation de l’article 26 par les Pays‑Bas en raison de la différence de traitement qui existe dans l’imposition des rémunérations de congés payés, entre lui‑même et les salariés qui sont rémunérés sous forme de bons vacances. Le Comité observe en outre que les tribunaux néerlandais ont considéré que la différence de traitement se fonde sur des différences de droit et de fait entre les deux formes de rémunération. La plainte de l’auteur repose sur une appréciation divergente de ces différences.

6.3Le Comité prend note des raisons avancées par l’État partie pour expliquer sa décision de relever progressivement l’imposition des bons vacances. Il considère que l’auteur n’a pas étayé, aux fins de la recevabilité, le grief de discrimination dont il aurait été victime du fait que, comme la grande majorité des salariés dans l’État partie, il reçoit une rémunération pour les congés alors que d’autres, en faible minorité, reçoivent des bons vacances en raison de la nature de leur travail et que ces bons continuent d’être imposés plus faiblement que la rémunération des congés. En conséquence, cette partie de la communication est irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.4En ce qui concerne le grief de discrimination indirecte (par. 3.4), le Comité relève que, n’étant pas une femme, l’auteur ne peut pas être considéré comme victime au sens de l’article premier du Protocole facultatif. Cette partie de la communication est donc irrecevable conformément à l’article premier du Protocole facultatif.

7.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide:

a)Que la communication est irrecevable en vertu de l’article premier et de l’article 2 du Protocole facultatif;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie et à l’auteur de la communication.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

I. Communication n o  990/2001, Irschik c. Autriche (Décision adoptée le 19 mars 2004, quatre ‑vingtième session)*

Présentée par:

M. Arthur Irschik(non représenté par un conseil)

Au nom de:

L’auteur et ses deux fils, Lukas et Stefan Irschik

État partie:

Autriche

Date de la communication:

12 décembre 2000 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 19 mars 2004,

Adopte ce qui suit:

Décision concernant la recevabilité

1.Les auteurs de la communication sont Arthur Irschik («l’auteur»), né le 4 janvier 1963, et ses deux fils, Lukas et Stefan Irschik, nés le 11 février 1994 et le 16 novembre 1996, respectivement; ils sont de nationalité australienne. L’auteur déclare que lui‑même et ses fils sont victimes d’une violation par l’Autriche de l’article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (le Pacte). Il présente la communication en son nom propre et au nom de ses fils; il n’est pas représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur, qui exerce la profession de conseiller fiscal, a demandé une réduction de l’impôt sur le revenu dans ses déclarations d’impôt portant sur 1996, 1997 et 1998, du fait que la pension alimentaire qu’il est tenu de verser pour ses deux enfants n’était pas (intégralement) déductible de son revenu imposable.

2.2Pour justifier sa demande, il se fondait sur un arrêt historique de la Cour constitutionnelle d’Autriche, daté du 17 octobre 1997, par lequel la Cour, ayant examiné d’office la constitutionnalité de plusieurs dispositions de la loi relative à l’impôt sur le revenu (Einkommenssteuergesetz) et de la loi sur la fiscalité des ménages (Familienbesteuerungsgesetz), les a déclarées anticonstitutionnelles parce qu’elles ne permettaient pas aux contribuables tenus à une obligation alimentaire à l’égard de leurs enfants de déduire de leur revenu imposable au moins la moitié des montants déboursés à ce titre. La Cour a estimé que les abattements dont on peut bénéficier en Autriche pour prestations directes pour enfant et pour obligations alimentaires n’étaient pas suffisants pour compenser la charge supplémentaire incombant aux parents tenus à une obligation alimentaire à l’égard de leurs enfants. Le fait que ces dépenses, qui étaient déjà prélevées sur leur budget personnel, soient comptées dans la base d’imposition (à l’exception des abattements susmentionnés) défavorisait les parents par rapport aux personnes qui n’étaient pas débiteurs d’aliments.

2.3En vertu du paragraphe 5 de l’article 140 de la Loi constitutionnelle fédérale (Bundes ‑Verfassungsgesetz), la Cour a décidé que la déclaration d’anticonstitutionnalité prendrait effet le 1er janvier 1999, de façon à donner au législateur le temps nécessaire pour modifier la loi. Conformément à ce que l’on appelle «la législation relative aux décisions faisant jurisprudence» (Anlassfallregelung), l’ancienne loi continuait de s’appliquer à tous les cas antérieurs à cette date, à l’exception des deux «affaires faisant jurisprudence» qui étaient à l’origine de la procédure devant la Cour constitutionnelle (par. 7 de l’article 140 de la Loi constitutionnelle fédérale). Dans ces deux affaires, qui concernaient les exercices 1993 et 1994 respectivement, les impositions qui avaient été contestées ont été annulées.

2.4La Direction régionale des finances de Vienne (Finanzlandesdirektion für Wien, Niederösterreich und Burgenland) a débouté l’auteur de ses recours contestant les avis d’imposition pour 1996, 1997 et 1998, dans lesquels les abattements demandés avaient été refusés. De même, les requêtes que l’auteur avait adressées à la Cour constitutionnelle contre deux de ces décisions (qui portaient sur l’imposition pour 1996 et 1997), invoquant une violation des droits garantis par la Constitution à l’égalité devant la loi et à la sécurité des biens, ont été rejetées le 8 juin 1999 au motif qu’elles n’avaient guère de chances d’aboutir. En ce qui concerne l’imposition pour 1998, l’auteur n’a pas saisi la Cour constitutionnelle.

2.5Le 11 mars 2000, l’auteur, agissant en son nom propre et non pas au nom de ses enfants, a adressé une requête à la Cour européenne des droits de l’homme, invoquant des violations des articles 6, 8, 12 et 13 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que du paragraphe 1 de l’article premier du Protocole additionnel à la Convention (Protocole no 1), lu conjointement avec l’article 14 de la Convention. Par une décision du 11 septembre 2000, la Cour a déclaré la requête irrecevable en vertu du paragraphe 4 de l’article 35 de la Convention, estimant que les éléments dont elle était saisie ne faisaient apparaître aucun élément qui pourrait suggérer une violation des droits et des libertés énoncés dans la Convention ou dans ses Protocoles.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur se dit victime d’une violation de l’article 26 du Pacte, au motif que le maintien en application des dispositions abrogées de la loi relative à l’impôt sur le revenu et de la loi sur la fiscalité des ménages à sa propre situation pour 1996, 1997 et 1998 constituait une discrimination, du fait que ces textes ne s’appliquaient plus aux affaires faisant jurisprudence, à l’origine des actions devant la Cour constitutionnelle qui avaient abouti à l’abrogation des dispositions en question. L’auteur affirme que ses fils sont également victimes d’une violation de l’article 26, étant donné que le déni du droit de déduire de l’assiette de l’impôt les montants déboursés au titre de son obligation d’aliments entraînait dans les faits une diminution de son revenu net, ce qui réduisait du même coup le montant de la pension alimentaire due à ses enfants, qui était calculée sur la base d’un certain pourcentage de son revenu net.

3.2L’auteur estime que le traitement de faveur accordé aux affaires faisant jurisprudence est arbitraire, en l’absence de tout critère raisonnable et objectif qui justifierait l’application de dispositions moins favorables à son cas et à tous les autres cas auxquels la loi sur les affaires faisant jurisprudence ne s’appliquent pas. Cette loi est discriminatoire à l’égard de tous les parents qui sont tenus de verser une pension alimentaire pour leurs enfants; leurs plaintes ne sont pas prioritaires devant la Cour constitutionnelle, alors que la charge financière de ces parents est aussi lourde que celle des plaignants dans les affaires faisant jurisprudence. À titre de réparation, l’auteur demande une indemnisation d’un montant de 255 413 schillings autrichiens, fondée sur des calculs joints à la communication.

3.3L’auteur fait valoir en outre que l’abrogation des dispositions contestées de la loi relative à l’impôt sur le revenu et de la loi sur la fiscalité des ménages n’a pas entraîné une modification réelle des textes puisque le législateur s’est contenté de promulguer à nouveau la même loi, dont la date d’entrée en vigueur a été fixée au 1er janvier 1999, en se limitant à augmenter de façon négligeable les montants des abattements pour entretien.

3.4L’auteur affirme qu’il a épuisé tous les recours internes utiles. Il aurait pu former un recours devant le Tribunal administratif, après que la Cour constitutionnelle l’eut débouté de ses plaintes pour les exercices 1996 et 1997, mais une telle action n’aurait pas permis d’invoquer le principe d’égalité, étant donné que le Tribunal administratif n’est pas compétent pour examiner la constitutionnalité des textes et actes administratifs et est seulement habilité à déterminer leur conformité avec des normes de rang inférieur. En ce qui concerne le calcul de l’impôt pour 1998, une autre plainte devant la Cour constitutionnelle aurait été vaine vu que cette même juridiction avait rejeté des plaintes de la même teneur pour les années 1996 et 1997.

3.5L’auteur affirme que la même question n’est pas déjà en cours d’examen, et n’a jamais été examinée, par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement, étant donné que lorsque la Cour européenne des droits de l’homme a rejeté la requête qu’il lui avait adressée en la déclarant irrecevable au motif qu’elle était manifestement mal fondée, elle n’a pas procédé à l’examen du fond de la plainte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Par une note verbale du 17 septembre 2001, l’État partie a contesté la recevabilité de la communication en invoquant la réserve qu’il avait faite concernant le paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, et qui fait que le Comité n’est pas compétent pour examiner la communication puisque la même question a déjà été examinée par la Cour européenne des droits de l’homme.

4.2L’État partie fait valoir que la réserve s’applique même si la Cour européenne des droits de l’homme a déclaré la requête de l’auteur irrecevable, conformément au paragraphe 4 de l’article 35 de la Convention européenne, parce que le libellé de la décision de la Cour («[…] ne fait pas apparaître de violation des droits et libertés énoncés dans la Convention ou ses Protocoles») indique clairement que la Cour a examiné «les aspects fondamentaux du fond à la lumière du paragraphe 3 de l’article 35 de la Convention».

4.3Bien que la réserve mentionne expressément non pas la Cour européenne mais la Commission européenne des droits de l’homme, l’État partie fait valoir qu’elle s’applique également dans les cas où la même question a été examinée par la Cour puisque, à la suite de la réorganisation des organes du Conseil de l’Europe, elle assume désormais les tâches confiées jusqu’alors à la Commission.

4.4Étant donné que l’auteur présente la communication au nom de ses enfants, l’État partie invoque le non‑épuisement des recours internes et fait valoir que l’auteur n’a pas évoqué de violations dans le cas de ses enfants des droits constitutionnels ou des droits protégés par le Pacte dans les procédures internes.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie sur la recevabilité

5.1Par une lettre du 13 novembre 2001, l’auteur a répondu aux observations de l’État partie, estimant que la réserve faite par l’État partie ne s’appliquait pas dans son cas. Il fait valoir que la même question n’a pas été examinée par la Cour européenne des droits de l’homme puisque celle‑ci a rejeté sa requête pour des motifs de pure forme sans examiner ses griefs quant au fond. Rien ne s’opposait par conséquent à l’examen par le Comité de la décision de la Cour européenne et il n’y avait pas lieu de craindre que ces deux organes aient des jurisprudences divergentes.

5.2L’argumentation de la Cour pour déclarer la requête irrecevable en vertu du paragraphe 4 de l’article 35 de la Convention tenait en une formule type qui ne permettait pas de déterminer quels éléments avaient conduit la Cour à conclure que la plainte de l’auteur était manifestement mal fondée. De plus, cette conclusion constituait un «exercice abusif» du pouvoir conféré à la Cour par le paragraphe 4 de l’article 35, car elle contredisait la jurisprudence de l’ancienne Commission, qui avait établi que, quand une juridiction nationale a rendu une décision tendant à annuler une loi qui constitue en soi une violation de la Convention européenne, cette loi doit être abrogée sans délai et ne devrait plus être appliquée, même pour les affaires antérieures à la date de l’annulation. L’auteur conclut que, à la lumière de cette jurisprudence, sa requête aurait dû être considérée comme étant «manifestement fondée» et non pas le contraire.

5.3Selon l’auteur, un rejet pour des motifs de pure procédure ne saurait être considéré comme un examen au sens du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, lu conjointement avec la réserve faite par l’Autriche. Dans le cas contraire, chaque rejet par la Cour européenne pour des motifs de forme donnerait nécessairement lieu à une décision similaire du Comité, ce qui le priverait de facto de la possibilité d’examiner l’affaire quant au fond. Dans un cas similaire, le Comité avait décidé par conséquent que la Commission européenne n’avait pas «examiné» une requête lorsqu’elle l’avait déclarée irrecevable pour des questions de procédure.

5.4L’auteur fait valoir que le fait de considérer le rejet d’une requête au motif qu’elle serait manifestement mal fondée comme constituant un «examen de la même question» aurait des effets arbitraires, en fonction du motif que la Cour retiendrait parmi les motifs d’irrecevabilité énoncés à l’article 35 de la Convention, dans les cas où plusieurs motifs pourraient être invoqués.

5.5En ce qui concerne ses enfants, l’auteur affirme qu’aucun recours interne ne leur était ouvert pour contester les avis d’imposition, lesquels étaient adressés à l’auteur exclusivement. Le Pacte n’étant pas d’application directe en Autriche et en l’absence des textes d’application nécessaires, ses enfants ne pouvaient pas faire valoir leurs droits conformément au Pacte devant les juridictions et autorités autrichiennes. Il souligne également qu’il n’agissait pas au nom de ses fils lorsqu’il a présenté sa requête à la Cour européenne des droits de l’homme. En toute logique, la réserve faite par l’Autriche ne s’appliquait donc pas, puisque la communication porte sur les droits de ses enfants tels qu’ils sont garantis par l’article 26 du Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

6.1Par une note verbale datée du 16 janvier 2002, l’État partie a formulé des observations supplémentaires concernant la recevabilité de la communication et cette fois sur le fond également. Il répète que pour rejeter la requête, conformément au paragraphe 4 de l’article 35 de la Convention, la Cour européenne des droits de l’homme devait nécessairement examiner, ne serait‑ce que sommairement, la plainte quant au fond. Dans la mesure où les enfants de l’auteur sont concernés, l’État partie fait valoir que toute violation des droits de l’auteur protégés par le Pacte, qui découlerait du calcul de l’impôt contesté, «ne ferait que déclencher des initiatives automatiques sans rapport sur le plan juridique avec la présente affaire».

6.2Pour le cas où le Comité déclarerait la communication recevable, l’État partie conteste subsidiairement le fond de la plainte, en faisant valoir 1) que le calcul du revenu imposable est une question qui ne relève pas du Pacte, 2) que le maintien de l’application de l’ancienne loi aux affaires qui ne faisaient pas jurisprudence se justifiait par la nécessité objective de donner au législateur suffisamment de temps pour remanier les dispositions qui avaient été annulées, 3) que l’auteur lui‑même n’a pas saisi en temps voulu la Cour constitutionnelle pour bénéficier du traitement appliqué aux affaires faisant jurisprudence et 4) que, même si les dispositions légales pertinentes avaient été abrogées avec effet immédiat, il n’aurait pas pu être fait intégralement droit à la plainte de l’auteur, étant donné que la base d’imposition de son revenu pour 1996 et 1997 aurait encore dû être calculée conformément à l’ancienne loi.

Commentaires de l’auteur sur les observations complémentaires de l’État partie

7.Par une lettre datée du 15 avril 2003, l’auteur répond aux observations supplémentaires de l’État partie en reprenant ses arguments précédents et en contestant l’affirmation de l’État partie selon laquelle le calcul du revenu imposable était une question qui ne relevait pas de l’article 26 du Pacte. Puisque le Comité a établi dans une ancienne affaire que le mode de calcul d’une somme forfaitaire versée conformément à la loi autrichienne sur les pensions contrevenait à l’article 26 du Pacte, cet article doit a fortiori viser la discrimination dans la détermination de la base d’imposition du revenu d’un particulier.

Délibérations du Comité

8.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2Le Comité relève l’argument de l’auteur qui affirme qu’il aurait été vain de déposer d’autres plaintes devant le tribunal administratif autrichien (pour les années 1996 et 1997) ainsi que devant la Cour constitutionnelle autrichienne (pour 1998), étant donné que le tribunal administratif n’était pas compétent pour réexaminer la conformité des textes incriminés avec le principe constitutionnel de l’égalité et que le Cour constitutionnelle s’était déjà prononcée sur une question identique sur le fond, dans son arrêt du 8 juin 1999, par lequel elle rejetait les plaintes de l’auteur au motif qu’elles n’avaient pas de chances raisonnables d’aboutir. L’État partie n’a pas contesté cet argument. Le Comité conclut donc que les conditions prévues par le paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif sont réunies, dans la mesure où les griefs de l’auteur portent sur une violation de ses droits au titre de l’article 26 du Pacte.

8.3En ce qui concerne l’argument de l’État partie pour qui la communication est irrecevable en vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, lu conjointement avec le texte de la réserve formulée par l’Autriche à l’égard de cette disposition du Pacte, le Comité relève que la requête adressée à la Cour européenne des droits de l’homme portait sur les mêmes faits et questions que la communication dont il est lui‑même saisi; la seule différence est que devant la Cour européenne l’auteur n’avait pas agi au nom de ses fils. Bien que la portée de l’article 14 de la Convention européenne diffère de celle de l’article 26 du Pacte − étant donné que l’application de l’article 26 n’est pas limitée aux autres droits garantis dans le Pacte − les droits concernant la propriété sont protégés par l’article premier du Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Protocole no 1) et ainsi aucune question distincte n’est soulevée au titre de l’article 26 du Pacte. Par conséquent, le Comité considère qu’il est saisi de la «même question» que la Cour européenne, dans la mesure où l’auteur présente la communication en son nom propre.

8.4En ce qui concerne la question de savoir si la Cour européenne a «examiné» la question, le Comité rappelle sa jurisprudence et réaffirme que lorsque les organes siégeant à Strasbourg fondaient une décision d’irrecevabilité non pas seulement sur des motifs de procédure mais en évoquant également des raisons qui supposaient un examen, même limité, de l’affaire quant au fond, la même question avait été «examinée» au sens des réserves concernant le paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif. Le Comité considère que, dans l’affaire à l’examen, la Cour européenne ne s’est pas contentée d’un examen de pure forme des critères de recevabilité. Estimant que la requête de l’auteur «ne [faisait] pas apparaître de violation des droits et libertés énoncés dans la Convention ou ses Protocoles». Le Comité fait observer que la question de la réserve formulée par l’État partie ne peut pas être écartée au seul motif que cet argument correspond à une rédaction type, qui ne permettrait pas de déterminer sur quels éléments la Cour s’est appuyée pour conclure que la requête était manifestement mal fondée.

8.5En ce qui concerne l’argument de l’auteur qui affirme que la décision de la Cour européenne était contraire à la jurisprudence de l’ancienne Commission, le Comité note qu’il n’est pas habilité à réexaminer les arrêts et raisonnements de la Cour européenne.

8.6En conséquence, le Comité conclut que la communication est irrecevable en vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, dans la mesure où elle porte sur le grief tiré d’une violation des droits protégés par l’article 26 du Pacte, puisque la même question a déjà été examinée par la Cour européenne.

8.7Dans la mesure où l’auteur présente la communication au nom de ses enfants, le Comité prend note de l’objection de l’État partie au motif que l’auteur n’a pas soulevé la question d’une possible violation de leurs droits constitutionnels ou de leurs droits tels qu’ils sont énoncés dans le Pacte devant les tribunaux autrichiens, et que par conséquent il n’a pas épuisé les recours internes en leur nom. Le Comité relève également l’argument de l’auteur qui affirme que ses fils ne disposaient d’aucun recours légal pour contester les avis d’imposition fiscale pour 1996, 1997 et 1998 et que le Pacte n’était pas d’application directe en droit autrichien. Le Comité estime toutefois qu’il n’a pas à examiner la question de savoir si les recours internes ont été épuisés, conformément au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif, en ce qui concerne les fils de l’auteur, puisque ce dernier n’a pas montré, aux fins de la recevabilité, que le préjudice que le calcul de l’impôt aurait pu porter, directement ou indirectement, à la pension alimentaire due aux enfants constituerait une violation de leurs droits au titre de l’article 26 du Pacte. Le Comité conclut par conséquent que cette partie de la communication est irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

9.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide:

a)Que la communication est irrecevable en vertu de l’article 2 et du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, ce dernier tel que modifié par la réserve de l’État partie;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie et aux auteurs de la communication.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

J. Communication n o  999/2001, Dichtl et consorts c. Autriche (Décision adoptée le 7 juillet 2004, quatre ‑vingt ‑unième session)*

Présentée par:

M. Friedrich Dichtl et consorts(représentés par un conseil, M. Alexander H. E. Morawa)

Au nom de:

Les auteurs

État partie:

Autriche

Date de la communication:

14 juillet 2000 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 7 juillet 2004,

Adopte ce qui suit:

Décision concernant la recevabilité

1.Les auteurs de la communication sont M. Friedrich Dichtl et cinq autres citoyens autrichiens résidant en Autriche. Ils se déclarent victimes d’une violation par l’Autriche de l’article 26 du Pacte. Les auteurs sont représentés par un conseil. Le Protocole facultatif est entré en vigueur à l’égard de l’Autriche le 10 mars 1988.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1Les auteurs sont des employés en retraite de la Caisse maladie de Salzbourg (Salzburger Gebietskrankenkasse). Le conseil précise qu’ils perçoivent une pension calculée selon les barèmes du règlement applicable aux employés des caisses d’assurance sociale (Dienstordnung A für die Angestellten bei den Sozialversicherungsträgern).

2.2Jusqu’au 31 décembre 1993, les prestations de retraite étaient indexées sur les nouvelles augmentations de salaire des employés actifs conformément au paragraphe 3 de l’article 87 du règlement. Le 1er janvier 1994, le règlement a été modifié de telle sorte que les ajustements futurs des pensions seraient désormais opérés sur la base du multiplicateur retenu pour l’actualisation annuelle des prestations du régime de pension de la fonction publique. Certains de ces retraités ont alors attaqué cet amendement en justice, mais ils ont perdu leur procès devant les tribunaux autrichiens. L’affaire a été portée devant le Comité des droits de l’homme sous le numéro 803/1998, Althammer et consorts c. Autriche et déclarée irrecevable par le Comité le 21 mars 2002.

2.3En juillet 1998, la Cour suprême d’Autriche a dit, dans deux affaires concernant des employés de banque, qu’une modification rétroactive du règlement relatif au calcul des facteurs d’ajustement des prestations de retraite était illégale. En conséquence, le 2 novembre 1998, les auteurs ont ouvert une action judiciaire, demandant que l’amendement de 1994 au règlement soit jugé illégal et que la Caisse maladie régionale de Salzbourg soit mise en demeure de verser ses prestations de retraite en se conformant à cette décision. Le tribunal de district a débouté les auteurs le 17 juin 1999. Le recours formé contre cette décision par les auteurs a été rejeté par la cour d’appel de Linz (Oberlandesgericht Linz) le 19 janvier 2000. La Cour suprême (Oberster Gerichtshof) a rejeté une nouvelle demande de révision le 20 septembre 2000. Tous les recours internes utiles seraient donc épuisés.

Teneur de la plainte

3.Le conseil renvoie aux arguments qu’il a développés dans l’affaire no 803/1998 et affirme que le droit des auteurs à l’égalité devant la loi a été violé.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans une réponse datée du 25 janvier 2002, l’État partie fait des observations sur la recevabilité et sur le fond de la communication. Il note que les faits et arguments présentés par le conseil sont les mêmes qu’en l’espèce no 803/1998. L’un des auteurs de la communication examinée serait également un auteur dans l’affaire no 803/1998. L’État partie fait valoir que dans le cas particulier de ce dernier auteur, la communication est irrecevable pour violation du principe ne bis in idem.

4.2Quant au fond de la communication, l’État partie renvoie aux observations qu’il avait faites dans l’affaire no 803/1998.

Commentaires des auteurs

5.1Dans une lettre du 3 mars 2002, le conseil commente les observations de l’État partie. En réponse à l’objection de l’État partie sur la recevabilité de la communication à l’examen concernant l’un des auteurs, le conseil note que cette communication soulève des questions de fait et de droit identiques à celles de la communication no 803/1998 et propose que le Comité, soit joigne les deux communications, soit statue le même jour sur ces deux communications. Le conseil explique en outre que l’auteur en cause a épuisé deux ensembles de procédures internes (dont l’un a abouti à l’affaire no 803/1998 et l’autre à l’affaire à l’examen) qui avaient tous deux été considérés comme recevables par les tribunaux internes.

5.2Dans une lettre du 25 mars 2002, le conseil informe le Comité qu’un comité de la première section de la Cour européenne des droits de l’homme a déclaré irrecevable la requête des coauteurs originels de la communication.

Délibérations du Comité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité note que les questions dont il est saisi sont identiques dans l’affaire examinée à celles de l’affaire no 803/1998, qu’il a déclarée irrecevable le 21 mars 2002. Dans cette décision, le Comité a estimé que les auteurs n’avaient pas étayé aux fins de la recevabilité leur argument selon lequel la modification apportée au système de calcul de leurs droits à pension était discriminatoire ou pouvait relever de quelque autre manière du champ d’application de l’article 26 du Pacte. Le Comité note que les auteurs de la communication examinée s’appuient entièrement sur les arguments avancés dans la communication no 803/1998. La communication examinée est donc également irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

7.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide:

a)Que la communication est irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie et aux auteurs de la communication.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

K. Communication n o  1003/2001, P. L. c. Allemagne (Décision adoptée le 22 octobre 2003, soixante ‑dix ‑neuvième session)*

Présentée par:

P. L.(non représenté par un conseil)

Au nom:

L’auteur

État partie:

Allemagne

Date de la communication:

10 mars 1999 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en application de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 22 octobre 2003,

Adopte ce qui suit:

Décision concernant la recevabilité

1.1L’auteur de la communication est P. L., de nationalité irlandaise, qui affirme aussi présenter la communication au nom de ses trois fils, R. J. L., D. M. L. et T. P. L. qui ont la double nationalité (irlandaise et allemande) et sont nés le 23 mai 1984 (R. J. L.), le 24 novembre 1986 (D. M. L.) et le 27 juin 1990 (T. P. L.). L’auteur affirme que lui‑même et ses fils sont victimes de violations par l’Allemagne des articles 14 (par. 1) et 23 (par. 4), et ses fils d’une violation de l’article 24 (par. 1) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques («le Pacte»). L’auteur n’est pas représenté par un conseil.

1.2Le 7 février 2002, le Comité, agissant par l’entremise de son rapporteur spécial pour les nouvelles communications, a décidé de séparer l’examen de la recevabilité de la communication de celui du fond.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 20 novembre 1994, la femme de l’auteur a quitté le foyer familial avec les trois enfants du couple. Le tribunal de district de Ratingen (Amtsgericht Ratingen), par une ordonnance interlocutoire en date du 25 novembre 1994, lui a accordé le droit de choisir elle seule le lieu de domicile des enfants et, par une décision en date du 19 mars 1996, la garde exclusive des enfants, à titre provisoire, pour le temps que les époux demeureraient séparés. Le 21 juin 1996, ou aux alentours de cette date, la cour régionale supérieure de Düsseldorf (Oberlandesgericht Düsseldorf) a rejeté le recours formé par l’auteur contre la décision en date du 19 mars 1996. La plainte constitutionnelle de ce dernier, contestant les décisions des juridictions inférieures, a été rejetée par la Cour constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgericht) le 2 avril 1997. Le 28 avril 1997, l’auteur a présenté à la Commission européenne des droits de l’homme une requête qui a été déclarée irrecevable le 19 janvier 1998.

2.2Par jugement en date du 27 octobre 1998, le tribunal de district de Ratingen a prononcé le divorce des époux. La garde a été accordée à la mère, le tribunal estimant qu’elle était la mieux placée pour assurer le bien‑être des enfants. Il fondait ses conclusions sur une audition des trois fils, qui avaient tous les trois déclaré préférer rester avec leur mère. Le tribunal a rejeté l’argument de l’auteur selon lequel la mère avait influencé les enfants avant cette audition, constatant que les liens qu’ils avaient avec leur mère étaient plus forts que ceux qu’ils avaient avec l’auteur, ce qui pouvait se comprendre dans la mesure où les enfants étaient restés avec leur mère pendant tout le temps de la séparation du couple. La décision de confier la garde à la mère seule devait aussi permettre aux enfants de ne pas changer d’école et de demeurer dans leur environnement familier. En ce qui concerne les droits de visite, le tribunal a autorisé l’auteur à rendre visite à ses enfants deux fois par mois en fin de semaine et à rester plusieurs semaines avec eux pendant les vacances.

2.3Dans son appel de cette décision, en date du 18 décembre 1998, l’auteur a demandé à la cour régionale supérieure de Düsseldorf d’infirmer le jugement du tribunal de district et de lui accorder la garde. Il a affirmé que la mère négligeait ses enfants et était fréquemment absente, qu’elle cuisinait rarement pour eux, ne s’occupait pas de leur santé ni de leur hygiène corporelle. Les enfants auraient même présenté des signes de maltraitance. L’auteur a réaffirmé que la mère exerçait sur eux des pressions et manipulait les déclarations qu’ils faisaient devant les tribunaux. Si la garde lui était refusée, l’auteur demandait à bénéficier d’un droit de visite élargi.

2.4Par une décision en date du 1er mars 1999, la cour régionale supérieure a débouté l’auteur de son appel sans toutefois fixer la date d’une nouvelle audition des enfants. Elle a estimé qu’il n’était pas mieux placé que la mère pour assurer le bien‑être des enfants. À la différence de la mère, l’auteur n’avait pas coopéré avec le Bureau d’aide sociale à l’enfance de Ratingen. De plus, l’octroi de la garde exclusive à la mère était nécessaire pour éviter de bouleverser les habitudes des enfants et conforme au souhait que ceux‑ci avaient exprimé de rester avec leur mère. La décision du tribunal de district concernant le droit de visite a été confirmée afin de ne pas perturber davantage les enfants.

2.5Le 4 avril 1999, l’auteur a adressé par télécopie une plainte constitutionnelle à la Cour constitutionnelle fédérale, sans toutefois joindre copie des décisions contestées des juridictions inférieures. En haut de la page de couverture, on pouvait lire: «Télécopie préliminaire […] (sans pièces jointes)». Par une lettre datée du 7 avril 1999, la Cour constitutionnelle fédérale a informé l’auteur que pour se conformer au délai d’un mois concernant le dépôt d’une plainte constitutionnelle, le plaignant devait non seulement présenter sa plainte mais encore l’étayer, et ce dans le délai d’un mois suivant la décision définitive de la juridiction inférieure. Cela signifiait qu’il fallait présenter tous les documents pertinents − en particulier le texte des décisions de justice − avant l’expiration de ce délai, même si la plainte était déposée à titre préliminaire à seule fin de le respecter. L’auteur a été informé que sa plainte ne répondait pas à ces prescriptions du fait que les jugements en date du 1er mars 1999 et du 27 octobre 1998 n’avaient pas été joints à la télécopie datée du 4 avril 1999. Il était donc impossible à la Cour d’examiner la question de savoir si ces décisions violaient le droit de l’auteur, garanti par la Constitution, à la protection des tribunaux. Dans la mesure où l’auteur avait déposé cette plainte constitutionnelle au nom de ses fils, on pouvait douter qu’il fût autorisé à les représenter en tant que parent n’en ayant pas la garde. La Cour a conclu qu’il était trop tard pour compléter la plainte, vu que la période d’un mois suivant l’exécution (le 5 mars 1999) de la décision de la cour régionale supérieure de Düsseldorf était écoulée le 6 avril 1999.

2.6Le 9 avril 1999, la plainte de l’auteur, datée du 4 avril 1999 mais envoyée le 6 avril 1999 d’après le cachet de la poste, est parvenue à la Cour constitutionnelle fédérale par la poste, accompagnée cette fois de la copie des décisions de justice pertinentes. Par une lettre datée du 14 avril 1999, l’auteur a de nouveau été informé que le délai d’un mois pour déposer une plainte constitutionnelle était expiré le 6 avril 1999 et qu’il n’avait pas étayé sa plainte avant cette date.

2.7Le 16 mars 2000, l’auteur a demandé au tribunal de district de Ratingen de lui transférer la garde des enfants. Il a demandé au tribunal de prendre une ordonnance interlocutoire à cette fin et affirmé que la mère négligeait continuellement ses enfants, comme en témoignaient leurs médiocres résultats scolaires ainsi que leur état de santé déplorable. L’auteur a demandé au tribunal de nommer un représentant légal (Verfahrensbetreuer) chargé de représenter les intérêts de ses enfants au cours de l’action en justice et de fixer la date d’une nouvelle audition des enfants, lesquels auraient déclaré préférer vivre avec lui.

2.8Le 14 juin 2000, l’auteur a récusé la juge compétente, l’accusant de partialité et affirmant qu’elle avait traité ses arguments en faveur d’une nouvelle audition de ses enfants de «pure invention», s’expliquant par le fait qu’il vivait dans un «monde irréel». Sa requête tendant à ce qu’elle soit remplacée par un autre juge a été déclarée non fondée par la cour régionale supérieure de Düsseldorf le 12 juillet 2000 au motif qu’en matière familiale, les juges avaient le droit d’exprimer leur opinion aux parties, pour autant qu’ils restent ouverts à de nouveaux et meilleurs arguments et arrangements.

2.9Par une décision en date du 28 septembre 2000, le tribunal de district de Ratingen a rejeté la requête de l’auteur tendant à ce qu’on lui transfère la garde des enfants, estimant que les tensions incessantes entre les ex‑époux étaient la principale cause de leurs problèmes scolaires. L’auteur lui‑même, par son refus de coopérer avec les services de protection de la jeunesse comme par les critiques dont il ne cessait d’accabler la mère, avait exacerbé ces tensions. Les autres enfants ayant répété qu’ils souhaitaient rester avec leur mère au cours de la deuxième audition menée par le tribunal, celui‑ci ne trouvait aucune raison de revenir sur sa décision précédente d’accorder la garde à la seule mère. L’appel immédiat formé par l’auteur contre cette décision a été rejeté par la cour régionale supérieure de Düsseldorf le 7 décembre 2000. Aucune plainte constitutionnelle n’a été déposée relativement à ces procédures ni à aucune action ultérieure.

2.10Le 24 mai 2001, l’auteur, cherchant réparation par la voie extrajudiciaire, a présenté une pétition à la Commission des pétitions du Parlement fédéral allemand et, le 8 septembre 2001, au Ministère de la jeunesse, de la famille, des femmes et de la santé du Land de Rhénanie‑du‑Nord‑Westphalie, chaque fois sans succès.

Teneur de la plainte

3.1En ce qui concerne sa plainte au titre du paragraphe 1 de l’article 14, l’auteur déclare que les tribunaux ont fréquemment rejeté ses demandes tendant à ce que ses enfants soient entendus et refusé d’examiner les éléments de preuve qu’il leur présentait concernant l’abandon moral (voire la maltraitance) des enfants par leur mère. La lenteur excessive de la procédure avait conduit à une aggravation de leur état physique et psychologique. De plus, l’application du principe de libre juridiction (Freie Gerichtsbarkeit) permettait aux tribunaux des affaires familiales de ne pas appliquer les règles de procédure qui avaient un caractère contraignant pour toutes les autres juridictions, laissant ainsi aux juges toute latitude d’évaluer les éléments de preuve et d’apprécier «l’intérêt supérieur» de l’enfant.

3.2L’auteur déclare que l’octroi de la garde exclusive à son ex‑femme le défavorisait à un point tel qu’il n’était même pas autorisé à parler aux médecins ou aux professeurs de ses enfants. En l’absence de distinction entre garde et représentation légale dans le droit de la famille allemand, il ne pouvait participer à aucune décision importante concernant ses fils. Ainsi, sa femme avait pu naturaliser ses enfants en Allemagne sans même l’en informer. L’auteur considère que cette situation constitue une infraction au droit à l’égalité des époux que lui confère l’article 23 (par. 4) du Pacte.

3.3L’auteur affirme que le fait que les autorités et les tribunaux allemands n’aient pas mis fin à l’abandon moral des enfants par leur mère, allant du défaut de soins et d’éducation à des épisodes de maltraitance, constitue un déni de leur droit à la protection nécessaire de l’État, en violation des articles 23 (par. 4) et 24 (par. 1) du Pacte.

3.4L’auteur déclare que lui‑même et ses fils ont épuisé tous les recours internes, puisque la cour régionale supérieure de Düsseldorf, en tant qu’instance de dernier ressort, a rejeté les deux recours qu’il avait formés le 1er mars 1999 et le 7 décembre 2000, respectivement. Il affirme qu’une plainte constitutionnelle auprès de la Cour constitutionnelle fédérale ne constitue pas un recours utile en matière familiale parce qu’elle rejette systématiquement les plaintes concernant les décisions des juridictions inférieures en matière de garde, n’étant pas compétente pour juger les affaires relevant du droit de la famille en tant que tel.

3.5L’auteur fait observer que la même question n’est pas en cours d’examen et n’a pas été examinée devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement, puisque sa requête à la Commission européenne des droits de l’homme, déclarée irrecevable le 19 janvier 1998, avait trait à la décision provisoire prise par les tribunaux allemands d’accorder à son ex‑femme la garde exclusive des enfants pour la durée de la séparation des époux, procédure entièrement différente de celle qui a abouti à la décision définitive d’octroi de la garde et au rejet de sa demande tendant à obtenir la garde des enfants, qui constituent l’objet de sa communication au Comité des droits de l’homme.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Par une note verbale datée du 4 octobre 2001, l’État partie a présenté ses observations sur la recevabilité de la communication. Il conteste la recevabilité en se fondant sur le fait que l’auteur n’a pas épuisé tous les recours internes qui lui sont ouverts.

4.2L’État partie soutient que l’auteur n’a pas déposé auprès de la Cour constitutionnelle fédérale sa plainte constitutionnelle contestant la décision de la cour régionale supérieure de Düsseldorf en date du 1er mars 1999 dans le délai d’un mois suivant la date de la décision attaquée, ainsi que le prévoit l’article 93 (par. 1) de la loi sur la Cour constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgerichtsgesetz). Il ne suffisait pas que l’auteur ait posté sa plainte le 6 avril 1999 − dernier jour de la période d’un mois − car elle devait parvenir à la Cour avant la fin du délai légal; or la plainte de l’auteur n’est parvenue à la Cour que le 9 avril 1999 et n’a donc pas été enregistrée.

4.3Pour respecter ce délai, l’auteur ne dépendait pas des services postaux, puisqu’il était en possession d’un télécopieur. Il lui aurait donc suffi d’envoyer sa plainte par télécopie le 5 ou le 6 avril 1999 à la Cour constitutionnelle fédérale.

4.4De surcroît, le greffier de la Cour, dans sa lettre du 14 avril 1999, a informé l’auteur que s’il souhaitait qu’un juge tranche la question de la recevabilité de sa plainte, il lui incombait d’en informer la Cour. Or l’auteur a préféré ne pas faire usage de cette possibilité.

4.5Enfin, l’État partie affirme que, contrairement à l’opinion de l’auteur, une plainte constitutionnelle n’aurait pas été a priori un recours futile.

Commentaires de l’auteur

5.Par une lettre datée du 28 novembre 2001, l’auteur a répondu aux observations de l’État partie sur la recevabilité et, par une lettre datée du 18 février 2002, il a fourni des informations supplémentaires. Il affirme que l’État partie cherche à se dégager de ses responsabilités en invoquant une question de pure forme (le fait que l’auteur n’ait pas joint le texte des décisions de justice pertinentes à la plainte qu’il a envoyée par télécopie le 4 avril 1999), en dépit de ses multiples efforts pour épuiser tous les recours disponibles en droit allemand. Outre sa plainte constitutionnelle datée du 4 avril 1999, adressée par télécopie à la Cour constitutionnelle fédérale qui l’a reçue le même jour, il avait déposé deux plaintes analogues qui avaient été rejetées par la Cour constitutionnelle le 2 avril 1997 (voir par. 2.1) et le 29 décembre 1997.

Délibérations du Comité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré que, pour ce qui concerne les décisions attaquées, la même question n’est pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement aux fins de l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif. Il rappelle à cet égard que la requête présentée par l’auteur à la Commission européenne des droits de l’homme traitait de questions différentes de celles dont le Comité est saisi, à savoir les jugements en date du 19 mars 1996 et du 21 juin 1996 accordant à titre provisoire la garde des enfants à la mère pour la durée de la séparation du couple (voir par. 2.1).

6.3Le Comité a noté les arguments des parties relatifs à la question de l’épuisement des recours internes. Il note en particulier l’observation de l’État partie selon laquelle pour qu’un plaignant soit réputé avoir respecté le délai d’un mois suivant la date d’exécution de la décision définitive des juridictions inférieures, sa plainte constitutionnelle doit être parvenue à la Cour constitutionnelle fédérale avant l’expiration de ce délai, et tous les documents pertinents, en particulier le texte des décisions de justice attaquées, doivent avoir été joints à la plainte pour l’étayer et permettre à la Cour constitutionnelle de déterminer si les droits constitutionnels du plaignant ont été violés. Le Comité a noté l’argument de l’auteur selon lequel celui‑ci avait fait de multiples efforts pour épuiser les recours internes en déposant trois plaintes constitutionnelles relatives à la même question alors même que, selon lui, un tel recours était vain en matière familiale.

6.4La question qui se pose au Comité est de savoir si, aux fins de l’épuisement de tous les recours internes disponibles, conformément à l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif, l’auteur était tenu de déposer une plainte constitutionnelle contestant les décisions du tribunal de district de Ratingen en date des 27 octobre 1997 et 28 octobre 2000 ainsi que les décisions de la cour régionale supérieure de Düsseldorf en date des 1er mars 1999 et 7 décembre 2000 et, dans l’affirmative, s’il a fait usage de ce recours conformément à la procédure prévue par la loi.

6.5Le Comité fait observer que, outre les recours judiciaires et administratifs ordinaires, les auteurs doivent aussi faire usage de tous les autres recours judiciaires, y compris les plaintes constitutionnelles, pour satisfaire à la prescription de l’épuisement de tous les recours internes disponibles, dans la mesure où de tels recours semblent être utiles en l’espèce et sont de facto ouverts à l’auteur. Le Comité note que les plaintes constitutionnelles de l’auteur en date des 29 juillet 1996 et 15 juillet 1997, qui ont été rejetées par la Cour constitutionnelle le 2 avril 1997 et le 29 décembre 1997, respectivement, avaient trait à une procédure judiciaire distincte de celle concernant l’octroi définitif de la garde à son ex‑femme, laquelle faisait l’objet de la plainte adressée par télécopie à la Cour constitutionnelle le 4 avril 1999. Le rejet de ces plaintes constitutionnelles était donc sans préjudice des perspectives de succès de cette dernière plainte. En outre, le Comité note que l’auteur n’a pas étayé son affirmation selon laquelle une plainte constitutionnelle était généralement sans effet en matière familiale. Le Comité conclut que, pour épuiser tous les recours internes disponibles, l’auteur aurait dû se prévaloir de cette possibilité de déposer une plainte constitutionnelle contre les décisions des juridictions allemandes ayant accordé la garde définitive à son ex‑femme et rejeté ses requêtes ultérieures en transfert de la garde. Une telle plainte ne pouvait ipso facto être considérée comme un recours inutile dans les circonstances particulières de l’espèce.

6.6Quant à savoir si l’auteur a fait usage de ce recours conformément à la procédure prévue par la loi, le Comité note qu’il n’a pas fourni copie de la décision du tribunal de district de Ratingen en date du 27 octobre 1998 ni de la décision de la cour régionale supérieure de Düsseldorf en date du 1er mars 1999 (octroi de la garde à la mère après le divorce) lorsqu’il a adressé sa plainte par télécopie à la Cour constitutionnelle fédérale, le 4 avril 1999. Ces documents ne sont parvenus à la Cour que le 9 avril 1999, après expiration du délai légal d’un mois échu le 6 avril 1999. Le fait que l’auteur ait été ou non, à ce stade, représenté par un conseil et qu’il ignorait peut‑être cette disposition ne peut justifier qu’il ne se soit pas conformé aux conditions de procédure énoncées à l’article 93 (par. 1) de la loi sur la Cour constitutionnelle fédérale.

6.7Dans la mesure où l’auteur affirme que le rejet par le tribunal de district de Ratingen le 28 septembre 2000 puis par la cour régionale supérieure de Düsseldorf le 7 décembre 2000 de sa requête en transfert de la garde violait ses droits, de même que les droits de ses fils, en vertu des articles 14 (par. 1), 23 (par. 4), et 24 (par. 1) du Pacte, le Comité note que l’auteur n’a pas déposé de plainte constitutionnelle pour contester ces décisions.

6.8Vu ce qui précède, le Comité conclut que l’auteur n’a pas épuisé tous les recours internes disponibles.

7.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide:

a)Que la communication est irrecevable en vertu de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’auteur de la communication et, pour information, à l’État partie.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

L. Communication n o  1008/2001, Hoyos c. Espagne (Décision adoptée le 30 mars 2004, quatre ‑vingtième session)*

Présentée par:

Isabel Hoyos Martínez de Irujo(représentée par M. José Luis Mazón Costa)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Espagne

Date de la communication:

4 septembre 2001 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en application de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 30 mars 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1008/2001, présentée par Isabel Hoyos Martínez de Irujo en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été transmises par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Décision concernant la recevabilité

1.L’auteur de la communication datée du 4 septembre 2000 est Isabel Hoyos Martínez de Irujo, de nationalité espagnole, qui se déclare victime de violation par l’Espagne des articles 3, 17 et 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Elle est représentée par un conseil. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’Espagne le 25 janvier 1985.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur est la fille première‑née de M. Alfonso de Hoyos y Sánchez, décédé le 15 juillet 1995. Après le décès, l’auteur a sollicité du Roi l’autorisation de succéder aux titres et grandesses que possédait son père, parmi lesquels le Ducado de Almodóvar del Río, con Grandeza de España. L’auteur affirme qu’elle a fait cette demande afin qu’il soit clairement établi qu’elle était mieux fondée à faire valoir son droit à la succession de ce titre.

2.2Par ordonnance publiée au Journal officiel le 21 juin 1996, la succession au titre de Duque de Almodóvar del Río a été accordée à Isidoro Hoyos Martínez de Irujo, frère de l’auteur.

2.3L’auteur affirme que, outre que son droit est mieux fondé car elle est la première‑née, elle avait accepté de renoncer au titre en vertu d’un accord conclu avec ses frères quant au partage des titres nobiliaires de leur père. Elle soutient qu’au moment des faits le principe établi par l’arrêt de la Cour suprême du 20 juin 1987, selon lequel la préférence masculine en matière de succession de titres nobiliaires était discriminatoire et inconstitutionnelle, prévalait. Toutefois, cet arrêt a été annulé le 3 juillet 1997 par la Cour constitutionnelle, qui a estimé que la primauté de l’héritier mâle dans l’ordre de succession aux titres nobiliaires prévus par la loi du 4 mai 1948 et la loi du 11 octobre 1820 n’était ni discriminatoire ni inconstitutionnelle, et que, partant, l’article 14 de la Loi fondamentale espagnole, qui garantit l’égalité devant la loi, n’est pas applicable compte tenu du caractère historique et symbolique de l’institution. L’auteur fait valoir que cet arrêt a incité ses frères à engager des actions en justice pour lui soustraire ses titres nobiliaires.

2.4C’est dans ce contexte qu’en juin 1999 l’auteur a engagé une action en justice contre son frère Isidoro, devant le tribunal de première instance no 6 de Majadahonda, s’estimant mieux fondée à faire valoir un droit au titre en question.

2.5Par décision du 11 mai 2000, la juge du tribunal de première instance no 6 de Majadahonda a débouté la requérante sur le fondement de l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 3 juillet 1997. La juge a précisé que, bien que partageant l’avis de l’auteur, elle ne pouvait s’écarter de l’interprétation que la Cour constitutionnelle avait donnée des lois et normes constitutives de l’ordre juridique.

2.6L’auteur indique que le paragraphe 2 de l’article 38 de la loi organique relative au Tribunal constitutionnel dispose: «Les décisions rejetant les recours en inconstitutionnalité et les recours en défense de l’autonomie locale empêcheront que la même question soit soulevée de nouveau par l’une quelconque des deux voies, au motif de la même atteinte au même principe constitutionnel.». Compte tenu de cette disposition, et suite à la décision prise par le Tribunal constitutionnel le 3 juillet 1997, l’auteur considère qu’aucun recours utile ne lui est ouvert. Elle a cependant interjeté appel devant l’Audiencia Provincial.

2.7Le 15 avril 2002, l’État partie a informé le Comité que l’Audiencia Provincial avait statué le 23 janvier 2002, sur l’appel interjeté par l’auteur et que celle‑ci s’était ensuite pourvue en cassation devant la Cour suprême, laquelle ne s’était pas encore prononcée.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur fait valoir que l’État partie a violé l’article 26 du Pacte qui garantit que toutes les personnes sont égales devant la loi et interdit toute discrimination fondée, notamment, sur le sexe. Elle affirme que la loi qui régit la transmission des titres nobiliaires est discriminatoire à son encontre simplement parce qu’elle est une femme, puisque le titre a été accordé à son frère cadet en raison de la préférence donnée à l’héritier mâle. Selon l’auteur, la succession aux titres nobiliaires est régie par la loi, et la juge de première instance n’a pas pu appliquer l’article 26 du Pacte car la jurisprudence de la Cour constitutionnelle s’impose aux juges et aux juridictions, comme le prévoit la législation espagnole.

3.2L’auteur rappelle que dans son Observation générale no 18, relative au droit à la non‑dicrimination, le Comité a précisé que: «Alors qu’aux termes de l’article 2 les droits qui doivent être protégés contre la discrimination sont limités aux droits énoncés dans le Pacte, l’article 26 ne précise pas une telle limite», et que «de l’avis du Comité, l’article 26 ne reprend pas simplement la garantie déjà énoncée à l’article 2, mais prévoit par lui ‑même un droit autonome. Il interdit toute discrimination en droit ou en fait dans tout domaine réglementé et protégé par les pouvoirs public.». L’auteur soutient que l’article 26 se réfère par conséquent aux obligations qui s’imposent aux États en ce qui concerne leur législation et l’application de celle‑ci, et que l’État partie doit donc veiller, lorsqu’il approuve une loi, à ce que les dispositions de l’article 26 soient respectées, en ce sens que la loi ne doit pas être discriminatoire. Elle fait valoir qu’étant la première‑née l’octroi du titre à son frère cadet constitue une violation inacceptable du principe d’égalité entre les hommes et les femmes.

3.3L’auteur affirme également que l’article 3 du Pacte, lu conjointement avec l’article 26, a été violé dans la mesure où l’État partie est tenu d’assurer le droit égal des hommes et des femmes d’exercer tous les droits civils et politiques. En outre, elle fait valoir qu’il existe un lien entre ces dispositions et l’article 17 du Pacte puisque le titre de noblesse constitue, selon elle, un élément de la vie privée de la famille concernée. À ce sujet, l’auteur rappelle que, dans son Observation générale no 28 relative à l’article 3 du Pacte, le Comité a reconnu que «l’inégalité dont les femmes sont victimes partout dans le monde dans l’exercice de leurs droits est profondément ancrée dans la tradition, l’histoire et la culture…». Elle ajoute qu’au paragraphe 4 du même texte le Comité a précisé que «les articles 2 et 3 font obligation [aux États parties] de prendre toutes les mesures nécessaires, y compris l’interdiction de toute discrimination fondée sur le sexe, pour mettre un terme aux pratiques discriminatoires qui nuisent à l’égalité dans l’exercice des droits tant dans le secteur public que dans le secteur privé».

3.4Dans une lettre datée du 28 août 2001, l’auteur fait des observations sur les effets de la discrimination dont elle se dit victime. Selon elle, et bien que le titre de noblesse n’ait aucune valeur économique, le fait qu’il lui ait été refusé en raison de son sexe l’a blessée dans sa dignité de femme et l’a de plus contrainte à consacrer du temps et des efforts, y compris des moyens financiers, afin de défendre son droit de ne pas faire l’objet de discrimination. L’auteur soutient qu’elle a été privée du droit qui lui est propre de figurer en qualité de Duchesse de Almodóvar del Río dans la liste officielle des détenteurs de titres de noblesse, publiée par le Ministère de la justice sous le titre «Guía de Grandezas y Títulos del Reino» (Guide des grandesses et titres du Royaume d’Espagne).

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans sa réponse datée du 16 novembre 2001, l’État partie fait valoir que, conformément à l’article 2 et au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif, la communication doit être déclarée irrecevable étant donné que les recours internes n’ont pas été épuisés. Il affirme que l’appel interjeté par l’auteur devant l’Audiencia Provincial de Madrid suit son cours et que la procédure n’est pas d’une durée excessive.

4.2D’après l’État partie, il n’est pas possible de faire valoir une violation du Pacte, ni eu égard aux dispositions du Pacte lui‑même et du Protocole facultatif, ni en ce qui concerne l’ordonnancement juridique interne. Il souligne que dans l’ordre juridique espagnol, la procédure judiciaire et les recours successifs possibles sont dûment réglementés. En effet, il était possible de faire appel du jugement du tribunal de première instance devant l’Audiencia Provincial, dont la décision pouvait elle‑même faire l’objet d’un pourvoi en cassation devant la Cour suprême; enfin, quiconque estime qu’un de ses droits fondamentaux a été violé peut saisir la Cour constitutionnelle d’un recours en amparo. L’État partie fait valoir que «le fait d’introduire un recours en appel dans le seul but de donner le temps au Comité de se prononcer sur la présente affaire, et de présenter parallèlement une communication au Comité, dont les observations futures seraient susceptibles, le cas échéant, de valider efficacement le recours en appel, revient à vouloir obtenir du Comité une ingérence indue dans une juridiction interne, ce qui relève de la compétence du Rapporteur spécial sur l’indépendance des juges et des avocats».

4.3L’État partie affirme que la même question a été soumise par d’autres femmes à la Cour européenne des droits de l’homme, laquelle a déclaré leur demande irrecevable ratione materiae, non pour la raison invoquée par l’auteur, mais parce qu’elle est parvenue à la conclusion que l’usage du titre de noblesse est sans rapport avec le droit à la vie privée et à la vie de famille.

4.4L’État partie fait valoir que l’auteur de la communication n’apporte aucun élément étayant le grief de violation de l’article 26, étant donné que le port d’un titre de noblesse est uniquement un usage honorifique, dépourvu du moindre contenu juridique ou matériel. Il ajoute que si l’usage du titre de noblesse avait un quelconque contenu matériel, c’est‑à‑dire s’il constituait un droit fondamental, tous les enfants en hériteraient, sans distinction fondée sur l’ordre de primogéniture ou le sexe, comme c’est le cas de la transmission des biens du défunt régie par le Code civil. L’État partie ajoute que si le titre de noblesse avait un contenu matériel, il serait inconstitutionnel puisqu’il serait l’expression de «la discrimination la plus haïssable, celle qui est fondée sur la naissance, celle ‑là même qui pendant des siècles a empêché que les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits». L’État partie affirme enfin que l’auteur n’avance aucun argument pour montrer qu’il pourrait y avoir inégalité devant la loi ou violation des articles 3 et 17 du Pacte; il conteste donc la recevabilité de la communication ratione materiae conformément à l’article 3 du Protocole facultatif.

4.5Dans sa réponse datée du 7 mars 2002, l’État partie reprend les arguments concernant l’irrecevabilité et fait valoir, quant au fond, que l’auteur allègue une «discrimination de la femme dans l’ordre de succession aux titres de noblesses», ce qui constitue une actio popularis. À ce sujet, il affirme que le système mis en place par le Pacte et le Protocole facultatif exige que la victime ait subi une violation concrète.

4.6L’État partie signale que l’auteur, qui possède les titres nobiliaires de «Marquise de Hoyos, Marquise de Almodóvar del Río, Marquise de Isasi et Grande d’Espagne», a succédé à son père dans le port de deux des titres et a renoncé au titre de Duc de Almodóvar del Río en faveur de son frère Isidoro. Il ajoute que ce désistement «on ne peut plus personnel et volontaire» est à l’origine de la demande de succession du frère au port du titre.

4.7L’État partie rappelle que lorsque le titre de noblesse en question a été accordé au premier Duc de Almodóvar del Río, en 1780, on ne considérait pas encore que les hommes et les femmes naissaient égaux en dignité et en droits. Il ajoute que la noblesse est une institution historique, définie par une inégalité de droits découlant du «dessein divin» de la naissance.

4.8Pour l’État partie, le titre de noblesse ne constitue pas une propriété, mais uniquement un honneur, dont nul ne peut se prétendre propriétaire. Par conséquent, la succession au titre relève du droit du sang et n’est pas soumise au droit des successions, étant donné que l’héritier à qui est transmis le titre de noblesse ne succède pas au dernier titulaire décédé, mais au premier de la lignée − celui qui a obtenu l’honneur. L’État partie affirme que l’usage du titre de noblesse n’est pas un droit fondamental, qu’il ne fait pas partie de la succession du défunt, et ne suit donc pas les règles de succession définies dans le Code civil.

4.9L’État partie fait valoir que l’usage du titre nobiliaire ne peut être considéré comme faisant partie du droit à la vie privée puisque l’appartenance à une famille est attestée par les noms et prénoms, comme il est prescrit par l’article 53 de la loi espagnole sur l’état civil et par les instruments internationaux. Si l’on devait considérer qu’il n’en est pas ainsi, il faudrait se poser plusieurs questions, par exemple celle de savoir si ceux qui n’utilisent pas de titres nobiliaires n’ont pas d’identification familiale ou si les parents d’une famille noble qui ne succèdent pas au titre n’ont pas non plus d’identification familiale. D’après l’État partie, faire du port d’un titre de noblesse un droit fondamental à la vie privée et à la vie de famille porterait atteinte à l’égalité des êtres humains et à l’universalité des droits de l’homme.

4.10L’État partie indique que les règles de succession concernant l’usage du titre nobiliaire en question font apparaître une première discrimination liée à la naissance, puisque seul un descendant peut prétendre au titre; une deuxième discrimination fondée sur la progéniture, puisque l’on pensait autrefois que le sang du premier‑né était meilleur; et enfin une troisième discrimination fondée sur le sexe. L’État partie constate que l’auteur accepte les deux premières discriminations, sur lesquelles elle fait même reposer ses prétentions, mais qu’elle refuse la troisième.

4.11L’État partie fait valoir que la Constitution de l’Espagne reconnaît la survivance du port des titres de noblesse, mais uniquement en tant que symbole, dépourvu de tout contenu juridique et matériel, et il cite l’argument du Tribunal constitutionnel qui a affirmé que si l’usage d’un titre de noblesse devait supposer «une différence légale de contenu matériel, les valeurs sociales et juridiques de la Constitution devraient alors nécessairement s’appliquer à l’institution de la noblesse»; il fait valoir que si la survivance d’une institution historique, certes discriminatoire mais dépourvue de contenu matériel, est admise, il n’y a pas lieu de l’actualiser en lui appliquant les principes constitutionnels. Dans 11 arrêts seulement − adoptés sans unanimité −, le Tribunal suprême s’est écarté de la doctrine séculaire des règles historiques de succession au titre de noblesse; la question de l’inconstitutionnalité a été soulevée et elle a été tranchée par la décision du Tribunal constitutionnel le 3 juillet 1997. L’État partie affirme que le respect des règles historiques des institutions est reconnu par les Nations Unies et par sept États européens, qui admettent l’institution de la noblesse avec ses règles historiques, car cela ne signifie aucune inégalité devant la loi, puisque la loi ne reconnaît aucun contenu juridique ou matériel aux titres de noblesse; partant, il ne peut y avoir violation de l’article 26 du Pacte.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Dans sa réponse datée du 21 janvier 2002, l’auteur réaffirme que, dans l’affaire qui est soumise au Comité, il n’y a pas de recours utile possible auprès des juridictions internes, étant donné que le paragraphe 2 de l’article 38 et le paragraphe 2 de l’article 40 de la loi organique relative au Tribunal constitutionnel empêchent la réouverture du débat sur l’inconstitutionnalité du régime juridique espagnol de transmission des titres nobiliaires. C’est pour cette raison que, bien qu’elle ait exprimé son adhésion personnelle à la thèse de l’auteur, la juge de première instance de Majadahonda a précisé qu’elle n’avait d’autre possibilité que de rejeter sa demande, compte tenu de la position adoptée par le Tribunal constitutionnel espagnol en la matière. L’auteur insiste sur le fait qu’elle a maintenu les recours internes pour éviter l’effet de «chose jugée» qui empêcherait de faire appliquer une éventuelle décision de condamnation de l’État partie par le Comité. Elle fait valoir que si le Comité rend une décision qui lui est favorable, par exemple avant que le Tribunal suprême ne statue sur son pourvoi en cassation, elle pourra présenter ce nouveau moyen de droit avec une force suffisante pour qu’il se produise un retour à l’ancienne jurisprudence qui reconnaissait l’égalité des hommes et des femmes pour la transmission du titre nobiliaire, et obtenir ainsi une réparation effective du dommage subi du fait de l’atteinte à son droit fondamental à la non‑discrimination, c’est‑à‑dire qu’elle pourra récupérer le titre. L’auteur affirme que d’un autre côté, conformément à la jurisprudence constante du Comité, la victime n’est pas tenue d’épuiser les recours s’ils ne sont pas utiles.

5.2L’auteur dit que le motif d’irrecevabilité avancé par l’État partie, qui invoque le paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, n’est pas valable parce qu’elle‑même n’était pas partie à l’affaire relative à la succession aux titres de noblesse que quatre Espagnoles ont soumise à la Cour européenne des droits de l’homme. L’auteur rappelle l’affaire Antonio Sánchez López c. Espagne,dans laquelle le Comité avait décidé qu’il fallait entendre l’expression «la même question» comme visant le même grief et la même personne.

5.3L’auteur affirme qu’elle a bel et bien la qualité de victime, qu’elle soumet au Comité une violation concrète, et qu’il ne s’agit pas d’une actio popularis comme le prétend l’État partie puisque c’est elle‑même qui a subi une discrimination du fait de son sexe. Elle affirme également qu’il y a violation de l’article 3 du Pacte, lu conjointement avec les articles 26 et 17, parce que la qualité d’homme ou de femme est un élément de la vie privée, et réserver un traitement défavorable à quelqu’un uniquement parce que c’est une femme, quelle que soit la nature de la discrimination, est une ingérence dans la vie privée de l’individu. L’auteur fait en outre valoir que le titre nobiliaire lui‑même est un signe distinctif familial, lié à la mémoire des ancêtres, et qu’on ne peut par conséquent lui refuser le bénéfice de l’article 3, lu conjointement avec l’article 17 du Pacte. Elle ajoute que la conclusion de la Cour européenne ne saurait conditionner l’interprétation que pourra faire le Comité.

5.4L’auteur affirme que la loi espagnole, qui régit la succession aux titres nobiliaires, maintient la tradition sexiste antérieure et est discriminatoire à l’égard des femmes. En effet, cette loi est non seulement anachronique, mais elle est aussi manifestement incompatible avec les articles 26 et 3, lus conjointement avec l’article 17 du Pacte. Elle affirme que lorsqu’un État ratifie le Pacte il a l’obligation, en vertu de l’article 2, d’adopter les réformes juridiques nécessaires à l’application intégrale et sans exception du Pacte.

5.5Dans une autre lettre datée du 12 juin 2002, l’auteur réitère ses commentaires concernant la recevabilité de sa plainte, et insiste sur le fait que les recours doivent être épuisés pour autant qu’ils soient utiles. À cet égard, elle observe que l’État partie s’abstient de préciser pour quelles raisons il considère que le recours en appel et le pourvoi en cassation seraient efficaces. Selon l’auteur, ces recours ne seraient utiles que s’ils tenaient compte d’une éventuelle décision favorable du Comité. Par ailleurs, elle précise que les pourvois en cassation peuvent se prolonger de façon excessive, la procédure durant parfois jusqu’à sept ans.

5.6En ce qui concerne les titres qu’elle posséderait, selon l’État partie, l’auteur précise que l’un des trois titres cités est celui de son mari, et que les autres, qui appartenaient à son père, lui ont été réclamés en justice par ses frères sur la base de la préférence accordée à l’héritier de sexe masculin. En outre, l’acte notarié auquel se réfère l’État partie n’est plus d’actualité, et n’a pas été utilisé par l’autre partie au cours de la procédure. D’après l’auteur l’État partie prétend réfuter les éléments de fait avec des documents qui ont été écartés et n’ont pas été allégués devant les juridictions internes par ceux qui avaient le droit et la possibilité de le faire.

5.7En réponse aux divers arguments de l’État partie sur le titre nobiliaire en tant qu’institution, l’auteur objecte qu’il convient de limiter le débat à la question de savoir si la primauté de l’héritier masculin, utilisée comme argument unique et exclusif en l’espèce, est ou non conforme aux dispositions du Pacte. Selon l’auteur, l’État partie prétend alléguer des faits nouveaux, non inclus dans la procédure judiciaire interne, et elle affirme que les privilèges qui accompagnaient autrefois le titre nobiliaire, et auxquels l’État partie fait allusion, n’existent plus.

5.8S’agissant de l’argument de l’État partie selon lequel le titre n’a pas de contenu juridique ou matériel, l’auteur soutient que le titre nobiliaire en question a une existence juridique, puisqu’il constitue un document délivré par l’État, matérialisé par une norme officielle. Elle affirme que le titre de noblesse en tant qu’institution est régi par l’article premier de la loi du 4 mai 1948, par l’article 5 du décret du 4 juin 1948, portant application de la précédente loi, par l’article 13 de la loi de séparation de 1820, par les lois nos 8 et 9 du titre XVII de la Novísima Recopilación, qui renvoie aux lois de Partidas et de Toro, et à la loi no 2 du titre XV de la partida II. L’auteur affirme que le titre nobiliaire a une existence matérielle puisqu’il se traduit par un acte du pouvoir exécutif. Elle ajoute que le titre est un symbole qui donne lieu au paiement d’impôts, et qui suscite par ailleurs de nombreuses actions en justice. Elle soutient que pour l’État partie, la composante «immatérielle» du titre justifie la discrimination de la femme dans la succession sans que la valeur symbolique et affective du titre soit prise en compte et elle insiste sur le fait que la préférence accordée à l’héritier masculin est une atteinte à la dignité de la femme qui a provoqué, chez elle, un sentiment d’offense et d’infériorité.

5.9Selon l’auteur, les observations de l’État partie mettent en évidence l’évolution considérable qu’a connue l’institution des titres de noblesse en renonçant aux aspects incompatibles avec les valeurs de l’État régi par le droit, à l’exception de celui relatif à la discrimination de la femme. D’après elle, l’État partie prétend contester les titres nobiliaires, mais uniquement pour ce qu’ils ont été et ce qu’ils ont représenté par le passé, et non pour ce qu’ils sont dans la société espagnole contemporaine.

5.10S’il est vrai que l’usage d’un titre nobiliaire n’est pas un droit fondamental, comme l’affirme l’État partie, l’auteur objecte que l’article 26 du Pacte garantit l’égalité de tous devant la loi et que l’État partie viole cet article, d’une part en reconnaissant un caractère législatif à la succession aux titres de noblesse et, d’autre part, en opérant une discrimination à l’égard de la femme, sans que soit pertinente à cet égard l’absence de valeur économique des titres puisque ceux-ci possèdent pour leurs titulaires une grande valeur affective. L’auteur affirme que le titre correspondant au Ducado de Almodóvar del Río fait partie de la vie privée de la famille Hoyos, à laquelle elle appartient, et que, bien que certains biens familiaux ne puissent être hérités parce qu’ils sont indivisibles ou n’ont qu’une faible valeur économique, ils doivent néanmoins être protégés de toute immixtion arbitraire. C’est pourquoi elle affirme qu’elle doit bénéficier de la protection prévue par l’article 3, lu conjointement avec l’article 17 du Pacte.

5.11L’auteur objecte qu’il n’est pas exact de dire que les titres nobiliaires impliquent une discrimination du fait de la naissance parce que s’il en était ainsi l’institution de l’héritage en général serait considérée comme discriminatoire, et qu’il est tout aussi inexact de prétendre qu’il y a discrimination du fait de la primogéniture puisque cet argument est contraire au principe de droit romain prior tempore prior iure et qu’il vise en outre une situation différente de celle qui est l’objet de la communication. D’après l’auteur, la prise en compte de la primogéniture pour l’octroi d’un bien héréditaire singulier tel qu’un titre de noblesse est un critère qui ne crée pas d’inégalité injuste, étant donné le caractère indivisible et hautement affectif du bien hérité.

5.12Pour ce qui est de la réponse donnée par l’État partie au sujet du régime appliqué aux titres de noblesse dans d’autres pays d’Europe, l’auteur objecte que dans ces pays, contrairement à ce qui se passe en Espagne, les titres n’ont aucune reconnaissance légale officielle et que par conséquent les litiges qui peuvent naître à ce sujet dans d’autres États seraient différents de son affaire. Ce qui est en jeu, ce n’est pas la reconnaissance des titres de noblesse mais un aspect de cette reconnaissance qui existe déjà sur le plan législatif en Espagne: la discrimination à l’égard de la femme dans la transmission des titres.

Délibérations du Comité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

6.2L’État partie fait valoir que la communication doit être déclarée irrecevable en vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif. À ce sujet, le Comité fait remarquer que s’il est vrai que la requête qui a été soumise à la Cour européenne des droits de l’homme portait sur une allégation de discrimination dans le domaine de la transmission de titres de noblesse, elle ne concernait pas la même personne. Par conséquent, le Comité estime que la plainte de l’auteur n’a pas été soumise à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3L’État partie fait valoir que la communication doit être déclarée irrecevable pour non‑épuisement des recours internes. Sans examiner les motifs qui ont conduit l’auteur à engager des actions judiciaires suite à la décision en première instance, le Comité observe qu’il est impossible de faire examiner utilement l’affaire par les juridictions internes, étant donné que le paragraphe 2 de l’article 38 et le paragraphe 2 de l’article 40 de la loi organique relative à la Cour constitutionnelle, considérés conjointement avec l’arrêt de cette même juridiction du 3 juillet 1997, empêchent la réouverture du débat concernant l’inconstitutionnalité du système législatif espagnol en matière de transmission des titres de noblesse. Le Comité rappelle la position qu’il a affirmée à plusieurs reprises, selon laquelle pour qu’un recours soit épuisé il doit avoir des chances d’aboutir.

6.4L’État partie soutient que l’auteur veut engager une actio popularis; le Comité observe toutefois que l’auteur allègue une violation de l’article 26, lu conjointement avec les articles 3 et 17 du Pacte, en faisant valoir que la possession du titre de Duquesa de Almodóvar del Río lui a été refusée parce qu’elle est une femme, ce qui constitue, selon elle, une discrimination et une violation de son droit à la vie familiale. L’auteur relie sa plainte à l’arrêt du Tribunal constitutionnel du 3 juin 1997, qui établit la priorité du descendant mâle en matière de succession aux titres nobiliaires; le Comité estime par conséquent que la communication de Mme Hoyos Martínez de Irujo a trait à sa propre situation.

6.5Le Comité note que, bien que l’État partie ait fait valoir que les titres de noblesse héréditaires sont dépourvus de contenu juridique et matériel, il reste que ces titres ont été reconnus par les lois de l’État partie et par ses autorités, y compris par les autorités judiciaires. Rappelant sa jurisprudence constante, le Comité réaffirme que l’article 26 du Pacte est une disposition autonome interdisant toute discrimination dans quelque domaine que ce soit régi par l’État partie. Toutefois, le Comité considère que l’article 26 ne peut pas être invoqué pour revendiquer un titre héréditaire de noblesse, institution qui, du fait de son caractère indivisible et exclusif, n’entre pas dans le cadre des valeurs qui sous‑tendent les principes de l’égalité devant la loi et de la non‑discrimination protégés par l’article 26. Le Comité conclut donc que la plainte de l’auteur est incompatible ratione materiae avec les dispositions du Pacte et que la communication est donc irrecevable conformément à l’article 3 du Protocole facultatif.

7.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide:

a)Que la communication est irrecevable conformément à l’article 3 du Protocole facultatif;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie, à l’auteur de la communication et à son conseil.

[Adopté en anglais, en espagnol (version originale) et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

APPENDICE

Opinion individuelle (dissidente) de M. Rafael Rivas Posada

1.À sa séance du 30 mars 2004, le Comité des droits de l’homme a adopté une décision déclarant irrecevable la communication no 1008/2001, en vertu de l’article 3 du Protocole facultatif. Au paragraphe 6.5 de cette décision, le Comité a rappelé sa jurisprudence constante qui veut que l’article 26 du Pacte soit une disposition autonome interdisant toute discrimination dans quelque domaine que ce soit régi par l’État partie, mais a considéré que l’article 26 «ne peut pas être invoqué pour revendiquer un titre héréditaire de noblesse, institution qui, du fait de son caractère indivisible et exclusif, n’entre pas dans le cadre des valeurs qui sous‑tendent les principes de l’égalité devant la loi et de la non‑discrimination protégés par l’article 26». Compte tenu de cette considération, le Comité a conclu que la plainte de l’auteur était incompatible ratione materiae avec les dispositions du Pacte et que la communication était donc irrecevable conformément à l’article 3 du Protocole facultatif.

2.Dans sa communication, l’auteur faisait valoir une violation par l’État partie de l’article 26 du Pacte qui garantit que toutes les personnes sont égales devant la loi et interdit toute discrimination fondée, notamment, sur le sexe. Sa requête porte donc sur le traitement discriminatoire qui lui a été fait en raison de son sexe, ce qui devait conduire le Comité à se limiter à examiner cet élément central de la plainte, sans entrer, aux fins de la recevabilité, dans l’examen d’autres aspects relatifs à l’institution des titres héréditaires de noblesse.

3.La prétention de l’auteur qui demandait à être reconnue comme l’héritière d’un titre nobiliaire reposait sur la loi espagnole et non pas sur une aspiration capricieuse. Le Tribunal suprême avait déclaré cette loi inconstitutionnelle dans un arrêt en date du 20 juin 1987 portant sur la priorité accordée à l’héritier mâle dans la succession des titres nobiliaires, donc parce qu’elle représentait une discrimination fondée sur le sexe. Mais ultérieurement, en date du 3 juillet 1997, le Tribunal constitutionnel avait déclaré que la priorité accordée à l’homme dans l’ordre de succession des titres nobiliaires selon la loi du 11 octobre 1820 et la loi du 4 mai 1948 n’était ni discriminatoire ni inconstitutionnelle. Comme les décisions du Tribunal constitutionnel s’imposent à toutes les juridictions d’Espagne, la discrimination légale fondée sur le sexe a été réinstaurée pour la succession des titres nobiliaires.

4.En déclarant la communication irrecevable au motif que la prétention de l’auteur était incompatible avec les «valeurs qui sous‑tendent» (sic) les principes protégés par l’article 26, le Comité a clairement rendu une décision ultra petita, c’est‑à‑dire sur un aspect que l’auteur ne soulevait pas. Celle‑ci s’était en effet limitée à dénoncer la discrimination dont elle avait été l’objet de la part de l’État partie en raison de son sexe; cette discrimination était claire dans l’affaire à l’examen et le Comité aurait dû déclarer la communication recevable en se fondant sur les éléments soumis à son examen et qui sont clairement exposés dans le dossier.

5.Outre qu’il a rendu une décision ultra petita, le Comité n’a pas tenu compte d’un aspect saillant de cette affaire. L’article 26 dispose que «la loi doit interdire toute discrimination et garantir à toutes les personnes une protection égale et efficace contre toute discrimination, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique et de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation». Or non seulement la loi espagnole n’interdit pas la discrimination au motif du sexe en matière de succession des titres de noblesse mais elle l’impose d’une façon impérative. À mon avis il ne fait aucun doute que les dispositions législatives en cause sont contraires à l’article 26 du Pacte.

6.Pour les raisons que je viens d’exposer, je considère que le Comité aurait dû déclarer recevable la communication no 1008/2001, qui soulève en effet des questions liées à l’article 26 du Pacte, et n’aurait pas dû la déclarer incompatible ratione materiae avec les dispositions du Pacte.

(Signé) Rafael Rivas Posada 16 avril 2004

[Fait en anglais, en espagnol (version originale) et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

Opinion individuelle (dissidente) de M. Hipólito Solari ‑Yrigoyen

À mon avis la communication aurait dû être déclarée recevable, comme suit:

La communication est recevable

Le Comité prend note de l’argument de l’État partie qui affirme que les règles de succession pour l’usage des titres nobiliaires comportent trois discriminations: une première discrimination parce que seul un descendant peut succéder au titre, une deuxième fondée sur la primogéniture et une troisième fondée sur le sexe. Il a également pris note des objections de l’auteur qui fait valoir que l’État partie invoque des faits nouveaux qui n’avaient pas été avancés dans la procédure judiciaire interne, que la primogéniture ne représente pas une discrimination eu égard au caractère indivisible du titre, que de plus il s’agit d’un élément distinct de celui qui est à l’origine de la communication à l’examen et enfin que le débat doit être limité à la question de savoir si la préférence pour l’héritier mâle, appliquée comme argument unique et exclusif dans le cas de l’auteur, est ou non compatible avec le Pacte. Le Comité relève que le litige concernant le titre oppose des collatéraux, et que la plainte porte exclusivement sur la discrimination fondée sur le sexe.

Le Comité tient compte du fait que l’auteur a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, le grief de discrimination du fait du sexe, qui pourrait soulever des questions au regard des articles 3, 17 et 26 du Pacte. En conséquence, il déclare la communication recevable et procède à son examen quant au fond, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

Examen au fond

La question de fond qui doit être tranchée consiste uniquement à déterminer si l’auteur a fait l’objet d’une discrimination en raison de son sexe, en violation de l’article 26 du Pacte. Le Comité ne pourrait pas faire porter ses délibérations sur des questions qui ne lui ont pas été soumises car il outrepasserait ses pouvoirs et rendrait une décision ultra petita. Par conséquent, il s’abstient d’examiner la forme politique retenue dans la Constitution de l’État partie − la monarchie parlementaire (art. 3) − et les caractéristiques et la portée des titres nobiliaires, toutes questions étrangères à l’objet de la communication à l’examen; il note toutefois que les titres sont régis par la loi et soumis aux dispositions législatives et à la protection des autorités publiques au plus haut niveau puisqu’ils sont accordés par le Roi lui‑même qui, dans la Constitution, est le chef de l’État (art. 56) et la seule autorité ayant le pouvoir de conférer de tels honneurs, conformément à la loi (art. 62, al. f).

Le Comité renoncerait sérieusement à ses attributions spécifiques s’il excluait du champ d’application du Pacte, dans l’abstrait, à la façon d’une actio popularis, des secteurs ou des institutions de la société quels qu’ils soient, au lieu d’analyser la situation dans le cas précis qui est soumis à son examen afin de constater s’il y a ou non violation concrète du Pacte (art. 41 du Pacte et art. 1er du Protocole facultatif). S’il agissait ainsi, il accorderait une sorte d’immunité permettant d’exercer d’éventuelles discriminations interdites par l’article 26, étant donné que les personnes appartenant aux secteurs ou institutions ainsi exclus du champ d’application du Pacte ne bénéficieraient plus d’une protection.

Dans le cas d’espèce, le Comité ne devrait pas se prononcer d’une façon générique contre l’institution des titres de noblesse héréditaires de l’État partie et contre la loi qui les régit, pour les exclure du champ d’application du Pacte et en particulier de l’article 26, en invoquant une incompatibilité ratione materiae, parce qu’il en résulterait qu’il ignorerait la discrimination fondée sur le sexe invoquée dans la plainte. Le Comité tient également compte du fait que l’égalité devant la loi et le droit à une égale protection de la loi sans discrimination ne sont pas implicites mais sont expressément reconnus et protégés par l’article 26 du Pacte, avec la portée étendue qu’il a lui‑même donnée à cet article dans son Observation générale sur cette disposition comme dans sa jurisprudence. Cette portée étendue repose en outre sur la clarté d’un texte qui n’admet pas d’interprétations restrictives.

Non seulement l’article 26 reconnaît le droit de ne pas être l’objet de discrimination au motif du sexe, mais il oblige en outre les États parties à veiller à ce que leur législation interdise toute discrimination et garantisse à toutes les personnes une protection égale et efficace contre toute discrimination. La loi espagnole régissant les titres nobiliaires ne reconnaît pas le droit à la non‑discrimination au motif du sexe et de surcroît ne prévoit aucune garantie permettant d’exercer ce droit; au contraire, elle impose de jure la discrimination à l’encontre de la femme, violant expressément l’article 26 du Pacte.

Dans son Observation générale no 18 relative à la non‑discrimination, le Comité des droits de l’homme a affirmé:

«Alors qu’aux termes de l’article 2 les droits qui doivent être protégés contre la discrimination sont limités aux droits énoncés dans le Pacte, l’article 26 ne précise pas une telle limite. Cet article consacre en effet le principe de l’égalité devant la loi et de l’égale protection de la loi, et stipule que la loi doit garantir à toutes les personnes une protection égale et efficace contre la discrimination pour chacun des motifs énumérés. De l’avis du Comité, l’article 26 ne reprend pas simplement la garantie déjà énoncée à l’article 2, mais prévoit par lui‑même un droit autonome. Il interdit toute discrimination en droit ou en fait dans tout domaine réglementé et protégé par les pouvoirs publics. L’article 26 est par conséquent lié aux obligations qui sont imposées aux États parties en ce qui concerne leur législation et l’application de celle‑ci. Ainsi, lorsqu’un État partie adopte un texte législatif, il doit, conformément à l’article 26, faire en sorte que son contenu ne soit pas discriminatoire.».

Parallèlement, le Comité a indiqué dans son Observation générale no 28 relative à l’égalité de droits entre hommes et femmes:

«L’inégalité dont les femmes sont victimes partout dans le monde dans l’exercice de leurs droits est profondément ancrée dans la tradition, l’histoire et la culture, y compris les attitudes religieuses. Les États parties doivent faire en sorte que les attitudes traditionnelles, historiques, religieuses ou culturelles ne servent pas à justifier les violations du droit des femmes à l’égalité devant la loi et à la jouissance sur un pied d’égalité de tous les droits énoncés dans le Pacte.».

Dans la même Observation générale, en ce qui concerne l’interdiction de la discrimination à l’égard des femmes faite à l’article 26, le Comité n’exclut de son application aucun domaine ni aucune matière, comme il ressort des éléments ci‑après du paragraphe 31:

L’égalité devant la loi et l’interdiction de la discrimination, énoncées à l’article 26, exigent des États qu’ils luttent contre la discrimination par des organismes publics et privés dans tous les domaines;

Les États parties devraient passer en revue leur législation et leurs pratiques et prendre toutes les mesures nécessaires pour éliminer la discrimination à l’encontre des femmes dans tous les domaines.

La position si claire et sans équivoque du Comité des droits de l’homme en faveur de l’égalité des droits des hommes et des femmes, à laquelle doivent se conformer la législation et les pratiques des États parties, ne saurait étonner chez un organe créé par un instrument des Nations Unies, puisque dans le Préambule de la Charte des Nations Unies, signée le 26 juin 1945 à San Francisco, il est réaffirmé la foi dans l’égalité de droits des hommes et des femmes, proclamée comme l’un des objectifs fondamentaux. Mais l’histoire du monde a prouvé que, malgré les efforts qu’exige la reconnaissance des droits, le plus difficile est d’obtenir leur réalisation effective et que le combat doit être mené sans relâche à cette fin.

Dans l’affaire à l’examen, le titre qui fait l’objet du litige a été accordé au frère cadet de l’auteur, Isidoro de Hoyos y Martínez de Irujo, par «la Ilustrísima Señora Jefa de Armas de Títulos Nobiliarios au nom de Sa Majesté le Roi, après paiement de l’impôt prescrit, sans préjudice de tiers ayant un droit mieux fondé» (ordonnance 11489 du 30 avril 1995). Considérant que son droit était mieux fondé, Isabel de Hoyos Martínez de Irujo a engagé une action en justice contre son frère Isidoro devant le tribunal de première instance de Majadahonda qui l’a déboutée en se fondant sur la jurisprudence obligatoire du Tribunal constitutionnel, lequel avait établi dans un arrêt rendu à la majorité des juges le 3 juillet 1997 que la priorité accordée par la loi à l’héritier mâle, dans la même lignée et au même degré de parenté, dans l’ordre de transmission mortis causa des titres nobiliaires, n’était pas discriminatoire ni attentatoire à l’article 14 de la Constitution de l’Espagne du 27 décembre 1978, toujours en vigueur, «en ce qu’il déclare applicable le droit historique». L’article de la Constitution mentionné garantit l’égalité de tous les Espagnols devant la loi.

La juge qui a rejeté la demande de l’auteur a indiqué que la jurisprudence concernant l’égalité entre hommes et femmes en matière de titres de noblesse établie par le Tribunal suprême et qui avait prévalu pendant 10 ans (de 1986 à 1997) et avait été annulée par le Tribunal constitutionnel était «davantage conforme à la réalité sociale de notre époque» et que la juge elle‑même «la partage[ait]». La juge a ajouté qu’elle «partage[ait] l’avis de l’auteur» et qu’elle encourageait l’auteur et les autres femmes nobles victimes de discrimination à «continuer à agir en justice pour défendre leurs droits et à épuiser tous les recours possibles pour obtenir une modification de la position du Tribunal constitutionnel ou même la modification des dispositions régissant cette matière». La juge a également dispensé la requérante du paiement des frais de justice parce qu’elle reconnaissait «l’existence d’un droit légitime devant être défendu en justice et le bien‑fondé d’un débat sur la question litigieuse, sur laquelle tout n’a pas encore été dit», pour reprendre les termes du jugement.

Bien que le droit à un titre nobiliaire ne soit pas un droit fondamental protégé par le Pacte, comme l’affirme avec raison l’État partie, la législation de l’État ne peut pas s’écarter des dispositions de l’article 26 du Pacte. Il est vrai, comme l’a toujours maintenu le Comité dans sa jurisprudence, que les différences de traitement fondées sur l’un des motifs énoncés à l’article 26, notamment le sexe, ne représentent pas une discrimination interdite si elles reposent sur des critères raisonnables et objectifs. Mais établir la supériorité de l’homme sur la femme, ce qui revient à déclarer l’infériorité de la femme par rapport à l’homme, pour succéder à des titres de noblesse prévus par la loi espagnole appliquée par les tribunaux, ce ne serait pas simplement s’écarter de ces critères, ce serait se placer à l’extrême opposé. Les États peuvent protéger par la loi leurs traditions et leurs institutions historiques, comme les titres de noblesse, mais ils doivent le faire dans le respect des prescriptions de l’article 26 du Pacte.

Le Comité considère qu’en décidant que tel ou tel honneur doit être accordé principalement aux hommes et à titre subsidiaire seulement aux femmes, l’État partie prend à l’égard des femmes de familles nobles une position discriminatoire qui ne peut pas être justifiée en invoquant les traditions ou le droit historique ou toute autre raison. Le Comité conclut donc que l’interdiction d’exercer une discrimination au motif du sexe faite à l’article 26 du Pacte a été violée au détriment de l’auteur. Cette conclusion rend superflu l’examen des griefs de violation de l’article 17, lu conjointement avec l’article 3 du Pacte.

Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 26 du Pacte à l’égard d’Isabel Hoyos Martínez de Irujo.

(Signé) Hipólito Solari ‑Yrigoyen

[Fait en anglais, en espagnol (version originale) et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

Opinion individuelle de M me  Ruth Wegdwood

Lors de l’examen de rapports de pays ainsi que dans ses constatations concernant des communications individuelles, le Comité des droits de l’homme a toujours défendu le droit des femmes à l’égale protection de la loi, même dans les circonstances où le respect de ce principe exige que des modifications importantes soient apportées aux pratiques locales. Il est donc déconcertant de voir le Comité rejeter aussi cavalièrement la communication d’Isabel Hoyos Martínez de Irujo.

L’attribution des titres de noblesse est réglementé en Espagne par le droit public. Les décisions sur la succession aux titres honorifiques ou nobiliaires sont des actes officiels de l’État, publiés au Journal officiel. L’ordre de succession n’est pas une question relevant des préférences personnelles du détenteur effectif du titre. En réalité, les descendants de sexe féminin ne peuvent en vertu de la loi revendiquer un droit prioritaire à un titre en raison de la préférence accordée aux hommes, indépendamment des souhaits exprimés par l’ascendant détenteur du titre. Cette règle légale (voir loi du 4 juin 1948) me paraît constituer un acte public de discrimination.

Les raisons indiquées par le Comité pour rejeter la demande de Mme Isabel Hoyos Martínez de Irujo qui revendique la succession au titre de Duque de Almodóvar de Río ne peuvent pas rassurer l’État partie. Tout en déclarant la communication irrecevable ratione materiae, le Comité dit qu’un titre héréditaire de noblesse est «une institution qui … n’entre pas dans le cadre des valeurs qui sous‑tendent les principes de l’égalité devant la loi et de la non‑discrimination protégés par l’article 26». Cette phrase sibylline pourrait être interprétée comme signifiant que le maintien des titres héréditaires est en soit incompatible avec le Pacte. Il faut espérer que dans ses décisions futures, le Comité accordera l’importance voulue au souhait de nombreux pays de préserver la mémoire des individus et des familles qui ont joué un rôle prépondérant dans l’édification de la nation.

L’usage de titres peut être adapté pour tenir compte du droit des femmes à l’égalité devant la loi. Même dans le cas d’une institution traditionnelle comme un titre, un changement de circonstances peut justifier une modification de règles discriminatoires. Par exemple, à une époque caractérisée par l’existence d’armées nationales, on n’attend plus des détenteurs de titres de noblesse qu’ils sachent se battre. (Certes, l’exemple de Jeanne d’Arc pourrait faire penser à un plus large éventail de référence.)

Lors de son adhésion aux instruments relatifs aux droits de l’homme modernes, l’Espagne a reconnu les difficultés créées par le fait que la préférence soit automatiquement accordée aux héritiers mâles. L’Espagne a ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques le 27 juillet 1977. Elle a également adhéré à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes le 16 décembre1983. À cette occasion, elle a formulé une seule réserve à cet instrument, qui a son importance ici. L’Espagne a en effet déclaré que la ratification de la Convention n’aurait pas d’effet sur les dispositions constitutionnelles régissant les règles de succession à la Couronne d’Espagne. Cette mesure unique de protection de la succession royale n’était pas accompagnée d’une réserve analogue concernant des titres inférieurs.

L’Espagne n’a formulé aucune réserve de ce type au Pacte international relatif aux droits civils et politiques en 1977. Cela dit, il serait de bonne pratique d’accorder à l’Espagne le bénéfice de la même réserve dans l’application du Pacte étant donné l’interprétation ultérieure que le Comité a faite de l’article 26 en tant que disposition garantissant un droit autonome à l’égale protection de la loi. Mais, en fin de compte, même avec cette réserve, l’Espagne n’a pas tenté d’établir une protection spéciale pour perpétuer la discrimination fondée sur le sexe dans le partage des autres titres aristocratiques.

Il n’est pas étonnant qu’un État partie considère la succession au trône comme posant une question unique sans pour autant vouloir perpétuer de façon plus générale la pratique consistant à placer les femmes en dernière ligne dans l’ordre de succession. En fait, l’actuel Roi d’Espagne lui‑même a rappelé que même une institution aussi singulière et traditionnelle que la royauté peut être adaptée pour respecter les normes d’égalité. Le Roi Juan Carlos a en effet récemment suggéré que l’ordre de succession au trône d’Espagne soit modifié. Selon sa proposition, au terme du règne de son fils aîné, le premier enfant de ce dernier lui succédera sur le trône, qu’il s’agisse d’un garçon ou d’une fille. À une époque où de nombreuses femmes sont devenues chefs d’État, cette suggestion paraît louable et n’a rien de remarquable.

Dans son arrêt du 20 juin 1987, défendant le droit des femmes à hériter de titres non royaux au même titre que les hommes, la Cour suprême d’Espagne s’est référée à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes ainsi qu’à l’article 14 de la Constitution espagnole de 1978. Lors de futures délibérations sur la question, l’Espagne jugera peut-être aussi utile de se référer à l’Observation générale no 18 du Comité des droits de l’homme dans laquelle celui-ci précise que l’article 2 du Pacte «interdit toute discrimination en droit ou en fait dans tout domaine réglementé et protégé par les pouvoirs publics». Et il convient de rappeler que selon le règlement intérieur du Comité, le rejet d’une communication donnée ne constitue pas un précédent applicable pour l’examen de toute autre communication ou de rapports de pays.

En l’espèce, le titre héréditaire en question a été présenté par l’État partie comme étant «dépourvu du moindre contenu juridique ou matériel» et purement honorifique (voir par. 4.4 et 4.8 du texte de la décision). Il est donc important de préciser les limites de la décision adoptée par le Comité. Les constatations du Comité ne devraient pas être perçues comme protégeant des règles de succession discriminatoires lorsque des biens immobiliers ou mobiliers sont en jeu. Ces constatations ne protègent pas non plus la discrimination en rapport avec des charges publiques traditionnelles héréditaires qui, dans certaines sociétés, impliquent encore un pouvoir de décision considérable sur le plan politique ou judiciaire. Le Comité est un organe chargé de surveiller l’application d’un pacte international et il ne peut pas établir de règles générales sans tenir compte de ces réalités locales.

(Signé) Ruth Wedgwood

[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

M. Communication n o  1019/2001, Barcaiztegui c. Espagne (Décision adoptée le 30 mars 2004, quatre ‑vingtième session)*

Présentée par:

Mme Mercedes Carrión Barcaíztegui(représentée par MM. Carlos Texidor Nachónet José Luis Mazón Costa)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Espagne

Date de la communication:

8 mars 2001 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en application de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 30 mars 2004,

Adopte ce qui suit:

Décision concernant la recevabilité

1.L’auteur de la communication datée du 8 mars 2001 est Mercedes Carrión Barcaíztegui, de nationalité espagnole, qui se déclare victime de violations par l’Espagne des articles 3, 17 et 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Elle est représentée par un conseil. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’Espagne le 25 janvier 1985.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Mme María de la Concepción Barcaíztegui Uhagón − tante de l’auteur − possédait le titre de marquise de Tabalosos. Par un acte notarié en date du 20 juin 1989, elle avait décidé qu’à sa mort, son frère, Iñigo Barcaíztegui Uhagón, lui succéderait dans la détention du titre de marquis de Tabalosos. Elle est décédée sans descendance le 4 avril 1993.

2.2En février 1994, l’auteur a engagé une action en justice contre son oncle, M. Iñigo Barcaíztegui Uhagón, et son cousin, M. Javier Barcaíztegui Rezola, pour réclamer le titre de marquis de Tabalosos. L’auteur affirmait qu’elle était mieux fondée à faire valoir un droit à ce titre puisqu’elle occupait, par représentation, la place de sa mère, Mme Mercedes Barcaíztegui − décédée le 7 septembre 1990 −, qui avait été la sœur cadette de Concepción Barcaíztegui Uhagón et la sœur aînée d’Iñigo Barcaíztegui Uhagón. L’auteur faisait valoir en outre que la cession du titre en faveur de son oncle modifiait l’ordre de succession du titre nobiliaire et représentait un acte contraire au caractère indisponible des titres de noblesse.

2.3Dans la contestation de la demande, l’avocat des défendeurs a avancé entre autres arguments le fait qu’indépendamment de la validité ou non de la cession, le principe de masculinité continuait d’être le premier critère pour la transmission du titre de marquis de Tabalosos, et qu’il était régi non pas par une disposition générale mais par un acte singulier relevant de la prérogative royale qui ne faisait pas partie de l’ordre juridique.

2.4Par un jugement du 25 novembre 1998, le tribunal de première instance de Madrid a rejeté la demande de l’auteur, considérant que le litige portait sur une affaire de parents collatéraux du dernier détenteur du titre, et eu égard à la décision du Tribunal constitutionnel, en date du 3 juillet 1997, qui déclarait constitutionnels les critères historiques d’ordre de transmission des titres de noblesse. Ces critères sont en premier lieu le degré de parenté, ensuite le sexe − priorité de l’héritier mâle − et en dernier lieu, l’âge. Pour ce qui est de la cession du titre, le juge a établi qu’elle n’entraînait pas de modification de l’ordre de succession aux titres nobiliaires.

2.5L’auteur affirme qu’elle a épuisé tous les recours étant donné qu’en raison de la décision du Tribunal constitutionnel du 3 juillet 1997 elle ne dispose plus d’aucun recours qui puisse être utile. Toutefois, le 10 décembre 1998, elle a interjeté appel auprès de l’Audiencia Nacional. Elle fait valoir dans sa communication que malgré l’inutilité manifeste de ce recours, elle a fait appel pour éviter que son affaire n’arrive au stade de la chose jugée, et pour obtenir ainsi le droit à un recours utile garanti au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte. D’après l’auteur, si le Comité fait droit à ses prétentions, l’Audiencia Nacional pourra trancher dans un sens également favorable pour elle.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur fait valoir que les faits qu’elle porte à l’attention du Comité constituent une violation de l’article 26 du Pacte étant donné que l’héritier mâle est privilégié au détriment de la femme et par conséquent que la femme est placée dans une position d’inégalité injustifiée. D’après elle, la préférence donnée à l’héritier mâle dans la succession des titres de noblesse n’est pas une simple coutume observée par un groupe privé mais représente une règle énoncée dans des textes de loi espagnols: la loi du 4 mai 1948, la loi du 11 octobre 1820, et dans la Partie II (XV.II) du Septénaire d’Alphonse‑le‑Sage. L’auteur rappelle au Comité que dans sa résolution 884 (XXXIV) le Conseil économique et social recommande aux États parties de prendre les mesures voulues pour assurer l’égalité de droits successoraux de l’homme et de la femme en disposant que l’héritier et l’héritière de même degré auront des parts égales dans la succession et auront le même rang dans l’ordre successoral. Elle affirme en outre que dans le cas d’espèce la succession concerne un objet singulier − le titre de noblesse − qui ne peut être transmis qu’à un seul héritier, désigné par son statut de premier‑né. L’auteur fait valoir que si en vertu de l’article 2 du Pacte les droits qui doivent être protégés contre la discrimination sont limités aux droits énoncés dans le Pacte, le Comité a considéré, dans son Observation générale no 8, que l’article 26 ne reprenait pas simplement la garantie énoncée à l’article 2, mais prévoyait par lui‑même un droit autonome, interdisant toute discrimination en droit ou en fait dans tout domaine réglementé et protégé par les pouvoirs publics.

3.2L’auteur fait valoir que les faits constituent une violation de l’article 3, lu conjointement avec les articles 17 et 26 du Pacte. Elle rappelle au Comité que dans son Observation générale no 28, de mars 2000, relative à l’article 3, il avait appelé l’attention sur l’inégalité dont les femmes sont victimes dans l’exercice de leurs droits, inégalité profondément ancrée dans la tradition, l’histoire et la culture, y compris les attitudes religieuses.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans sa réponse datée du 14 décembre 2001, l’État partie fait valoir que, conformément à l’article 2 et au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif, la communication doit être déclarée irrecevable parce que les recours internes ne sont pas épuisés. Il affirme qu’il y a une contradiction dans la plainte étant donné que l’auteur indique d’un côté qu’elle a épuisé tous les recours internes parce que la décision du Tribunal constitutionnel empêche que la question ne soit de nouveau examinée par les tribunaux internes, et d’un autre côté elle indique qu’elle a fait appel afin d’obtenir l’application d’une éventuelle décision favorable du Comité.

4.2L’État partie souligne que dans l’ordre juridique espagnol les actions en justice et les recours successifs qui sont ouverts sont dûment réglementés. Dans la présente affaire, après la décision du tribunal de première instance, il était possible de faire appel auprès de l’Audiencia Provincial, dont la décision pouvait faire l’objet d’un recours en cassation devant le Tribunal suprême; quiconque estime qu’un droit fondamental a été violé peut alors former un recours en amparo auprès du Tribunal constitutionnel. L’État partie fait valoir que l’auteur prétend faire du Comité une juridiction intermédiaire entre celles qui existent en Espagne, ce qui est incompatible avec la nature subsidiaire de cet organe et avec la légalité de la procédure interne. L’État partie considère qu’il est contraire au droit de demander l’examen d’une affaire en même temps à une juridiction interne et au Comité; il cite à ce sujet les Principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature, faisant valoir que présenter simultanément la même plainte aux deux organes revient à vouloir obtenir du Comité une ingérence indue dans la procédure d’une juridiction interne.

4.3L’État partie fait valoir que l’auteur de la communication n’apporte aucun élément pour montrer qu’il y a violation de l’article 26, étant donné que l’usage d’un titre de noblesse est uniquement un titre honorifique, dépourvu du moindre contenu juridique ou matériel; en outre, l’auteur ne développe aucun argument pour montrer qu’il pourrait y avoir inégalité devant la loi ou violation des articles 3 et 17 du Pacte. L’État partie conteste donc la recevabilité de la communication ratione materiae conformément à l’article 3 du Protocole facultatif.

4.4L’État partie renvoie à la décision de la Cour européenne des droits de l’homme, en date du 28 octobre 1999, qui a déclaré que l’usage d’un titre de noblesse n’entre pas dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention européenne. D’après lui, s’il est vrai que dans la décision le nom de l’auteur de la communication ne figure pas, la requête portait sur la même question; il demande donc au Comité de déclarer la communication irrecevable conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif.

4.5Dans sa réponse en date du 15 avril 2002, l’État partie reprend les arguments qu’il a avancés pour contester la recevabilité et, pour ce qui est du fond, il rappelle que quand le titre nobiliaire en question a été accordé au premier marquis de Tabalosos, en 1775, on ne considérait pas encore que les hommes et les femmes naissaient égaux en dignité et en droits. L’État partie fait valoir que la noblesse est une institution historique, définie par une inégalité de rang et de droits découlant du «dessein divin» de la naissance; il ajoute que le titre de noblesse n’est pas une propriété, qu’il s’agit uniquement d’un honneur dont il est fait usage mais dont personne ne peut se déclarer propriétaire. Pour cette raison, la succession du titre relève du droit du sang, et n’est pas soumise au droit des successions, étant donné que l’héritier à qui est transmis le titre de noblesse ne succède pas au dernier titulaire décédé mais succède au premier de la lignée nobiliaire − de celui qui a obtenu l’honneur; il en résulte que les règles régissant la succession dans l’usage du titre sont celles qui s’appliquaient en 1775.

4.6L’État partie signale au Comité que l’auteur revendique l’usage du titre nobiliaire de marquise de Tabalosos non pas contre un frère cadet mais contre son oncle et contre le premier fils de celui‑ci; elle-même n’est pas la fille aînée de la personne qui détenait le titre auparavant, mais elle est la fille de la sœur de la titulaire décédée, laquelle était bien la «femme première‑née», d’après l’arbre généalogique joint par l’auteur; il souligne que sa condition de femme n’a pas empêché la tante de l’auteur d’hériter du titre en question avant son frère cadet.

4.7L’État partie indique que les règles de succession pour l’usage du titre de noblesse en question sont celles qui sont établies par la loi no 2 du titre XV de la Partie II du Code des sept lois établi par Alphonse‑le‑Sage en 1265 auquel renvoient toutes les lois ultérieures qui ont régi la noblesse et la transmission de l’usage des titres nobiliaires. D’après l’État partie, ces règles comportent une première discrimination, pour raison de naissance, étant donné que seul un descendant peut succéder au titre; une deuxième discrimination, fondée sur la primogéniture, parce qu’autrefois on croyait que le sang du premier‑né était meilleur; et enfin une troisième discrimination, fondée sur le sexe. L’État partie constate que l’auteur accepte sans difficulté les deux premières discriminations et fait même reposer ses prétentions sur ces discriminations, mais n’accepte pas la troisième.

4.8L’État partie fait valoir que la Constitution de l’Espagne reconnaît la survivance de l’usage de titres nobiliaires mais uniquement en tant que symbole, dépourvu de tout contenu juridique et matériel, et il cite l’argument du Tribunal constitutionnel qui a affirmé que si l’usage d’un titre de noblesse devait supposer «une différence légale de contenu matériel, alors nécessairement les valeurs sociales et juridiques de la Constitution devraient s’appliquer à l’institution de la noblesse»; il fait valoir que si la survivance d’une institution historique, discriminatoire mais dépourvue de contenu matériel, est admise, il n’y a pas lieu de l’actualiser en lui appliquant les principes constitutionnels. D’après l’État partie, seulement 11 décisions du Tribunal suprême − et encore, adoptées sans l’unanimité des juges − se sont écartées de la doctrine séculaire des règles historiques de transmission des titres nobiliaires; la question de l’inconstitutionnalité s’était posée et elle avait été tranchée par la décision du Tribunal constitutionnel en date du 3 juillet 1997. L’État partie affirme que le respect des règles historiques des institutions est reconnu par les Nations Unies et par sept États européens, qui admettent l’institution de la noblesse avec ses règles historiques car cela ne signifie aucune inégalité devant la loi puisque la loi ne reconnaît aucun contenu juridique ou matériel aux titres de noblesse; par conséquent, il ne peut pas y avoir violation de l’article 26 du Pacte.

4.9L’État partie fait valoir que l’usage du titre nobiliaire n’est pas un droit fondamental; il ne s’agit pas d’un droit civil et politique de ceux qui sont consacrés par le Pacte, et par conséquent il ne peut être considéré comme faisant partie du droit à la vie privée puisque l’appartenance à une famille est attestée par les nom et prénom, comme il est prescrit par l’article 53 de la loi espagnole sur le registre d’état civil et par les instruments internationaux. Si l’on devait considérer qu’il n’en est pas ainsi, il faudrait se poser plusieurs questions, par exemple la question de savoir si ceux qui n’utilisent pas de titre nobiliaire n’ont pas d’identification familiale ou si les parents d’une famille noble qui ne succèdent au titre n’ont pas non plus d’identification familiale. D’après l’État partie, faire de l’usage d’un titre de noblesse un droit fondamental à la vie privée et à la vie de famille porterait atteinte à l’égalité des êtres humains et à l’universalité des droits de l’homme.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Dans sa réponse datée du 1er avril 2002, l’auteur réaffirme que dans son cas il n’y a pas de recours utile possible auprès des juridictions internes étant donné que le paragraphe 2 de l’article 38 et le paragraphe 2 de l’article 40 de la loi organique relative au Tribunal constitutionnel empêchent la réouverture des débats du régime espagnol de transmission des titres nobiliaires. Elle insiste sur le fait qu’elle a maintenu les recours internes pour éviter l’effet de «chose jugée» qui empêcherait de faire appliquer une éventuelle décision de condamnation de l’État partie par le Comité. L’auteur fait valoir que si le Comité rend une décision qui lui est favorable, par exemple, avant que le Tribunal suprême n’achève l’examen de son recours en cassation, elle pourra présenter ce nouvel élément de droit avec une force suffisante pour qu’il se produise un retour à l’ancienne jurisprudence égalitaire entre hommes et femmes pour la transmission des titres nobiliaires et obtenir ainsi une réparation effective du dommage subi du fait de l’atteinte à son droit fondamental à la non‑discrimination, c’est‑à‑dire qu’elle pourra récupérer le titre. L’auteur affirme que d’un autre côté, conformément à la jurisprudence constante du Comité, la victime n’est pas tenue d’épuiser les recours s’ils ne sont pas utiles.

5.2L’auteur dit que le motif d’irrecevabilité avancé par l’État partie, qui invoque le paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, n’est pas valable parce qu’elle-même n’était pas partie à l’affaire soumise par quatre Espagnoles à la Cour européenne des droits de l’homme et qui concernait la succession de titres de noblesse. L’auteur rappelle l’affaire Antonio Sánchez López c. España , dans laquelle le Comité avait décidé qu’il fallait entendre l’expression «la même question» comme visant le même grief et la même personne.

5.3L’auteur affirme qu’il y a violation de l’article 3 du Pacte lu conjointement avec les articles 26 et 17 parce que la qualité d’homme ou de femme est un élément de la vie privée, et accorder un traitement défavorable à quelqu’un uniquement parce que c’est une femme, indépendamment de la nature de la discrimination, est une ingérence dans la vie privée de l’individu. Elle fait valoir de plus que le titre nobiliaire lui‑même est un élément de la vie de la famille dont elle est membre.

5.4Dans une autre réponse datée du 12 juin 2002, l’auteur réitère ses commentaires concernant la recevabilité de sa communication et ajoute que la procédure est excessivement longue puisque cela fait cinq ans qu’elle a déposé son recours. Pour ce qui est du fond, elle affirme que l’ordre juridique espagnol régit l’usage, la détention et la jouissance du titre nobiliaire en tant qu’authentique droit de la personne. Si la succession du titre s’accomplit à l’égard du fondateur de la lignée, la succession dans le cas d’un anoblissement ne s’ouvre qu’au décès du dernier titulaire et par conséquent ce sont les lois en vigueur à ce moment‑là qui s’appliquent. D’après l’auteur, s’il est vrai que les titres nobiliaires sont soumis à des règles civiles spéciales fondées sur le droit du sang, c’est‑à‑dire n’entrant pas dans le cadre des dispositions successorales du Code civil, la transmission des titres ne doit pas pour autant cesser d’être une question de droit héréditaire génétique.

5.5L’auteur affirme que, en ce qui concerne les règles de transmission des titres de noblesse auxquels se réfère l’État partie, de l’avis de nombreux juristes et d’après la jurisprudence du Tribunal suprême, ces règles ne s’appliquent que pour la succession à la Couronne d’Espagne.

5.6En ce qui concerne l’argument de l’État partie qui affirme que l’utilisation d’un titre de noblesse n’est pas un droit fondamental, l’auteur objecte que l’article 26 du Pacte établit l’égalité de tous devant la loi et que l’État partie commet une violation de cet article quand il accorde d’un côté une reconnaissance légale à la transmission des titres nobiliaires tout en exerçant de l’autre une discrimination à l’encontre de la femme, sans que le fait que les titres n’ont aucune valeur économique ait la moindre importance puisqu’ils ont pour leurs titulaires une grande valeur affective. L’auteur affirme que le titre de marquis de Tabalosos est un élément de la vie privée de la famille Carrión Barcaíztegui, dont elle descend, et que même des biens de famille qui n’entrent pas dans la succession parce qu’ils sont indivisibles ou n’ont guère de valeur marchande doivent être protégés contre des immixtions arbitraires. C’est pourquoi elle affirme qu’elle doit bénéficier de la protection garantie à l’article 3 du Pacte, lu conjointement avec l’article 17, car ces dispositions empêchent des discriminations dans l’exercice des droits protégés par le Pacte. L’auteur signale qu’entre 1986 et 1997 le Tribunal suprême a établi que l’effacement de la femme dans l’ordre de transmission de titres nobiliaires portait atteinte à l’article 14 de la Constitution, garant de l’égalité devant la loi, mais cette jurisprudence a été annulée par la décision rendue en 1997 par le Tribunal constitutionnel.

5.7L’auteur objecte qu’il n’est pas exact de dire que les titres nobiliaires impliquent une discrimination du fait de la naissance parce que s’il en était ainsi l’institution de l’héritage en général serait considérée comme discriminatoire; il n’est pas exact non plus de faire valoir qu’il y a discrimination du fait de la primogéniture étant donné que cet argument vise une situation différente de celle qui est l’objet de la communication. D’après l’auteur, la prise en compte de la primogéniture pour l’affectation d’un bien héréditaire singulier comme un titre de noblesse est un critère qui ne dévalorise pas la femme ou l’homme et qui ne crée pas non plus d’inégalité injuste, étant donné le caractère indivisible et hautement affectif du bien hérité.

5.8Pour ce qui est de la réponse donnée par l’État partie au sujet du régime appliqué aux titres de noblesse dans d’autres pays d’Europe, l’auteur objecte que dans ces pays, contrairement à l’Espagne, les titres n’ont aucune reconnaissance légale officielle et que par conséquent les litiges qui peuvent naître à ce sujet dans d’autres États seraient différents de son affaire. D’après elle, ce qui est en jeu ce n’est pas la reconnaissance des titres de noblesse mais un aspect de cette reconnaissance qui existe déjà par la loi en Espagne: la discrimination à l’égard de la femme dans la transmission des titres. L’auteur objecte que pour l’État partie l’élément «immatériel» du titre justifie la discrimination à l’égard de la femme, ce qui est ignorer la valeur symbolique du titre et sa grande valeur affective, et que la préférence donnée à l’homme porte atteinte à la dignité de la femme.

Délibérations du Comité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

6.2L’État partie fait valoir que la communication doit être déclarée irrecevable en vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif. À ce sujet, le Comité fait remarquer que, s’il est vrai que la requête qui a été soumise à la Cour européenne des droits de l’homme portait sur une allégation de discrimination dans le domaine de la transmission de titres de noblesse, elle ne concernait pas la même personne. Par conséquent, le Comité estime que la plainte de l’auteur n’a pas été soumise à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3L’État partie fait valoir que la communication doit être déclarée irrecevable pour non‑épuisement des recours internes. Toutefois, le Comité relève que l’auteur dit qu’il est impossible de faire examiner utilement la question de la transmission des titres nobiliaires par les juridictions internes parce que le paragraphe 2 de l’article 38 et le paragraphe 2 de l’article 40 de la loi organique relative au Tribunal constitutionnel empêchent la réouverture du débat concernant l’inconstitutionnalité du système législatif relatif à la transmission des titres de noblesse. De même le Comité rappelle la position qu’il a affirmée à plusieurs reprises, selon laquelle pour qu’un recours soit épuisé il doit avoir des chances d’aboutir.

6.4Le Comité note que, bien que l’État partie ait fait valoir que les titres de noblesse héréditaires sont dépourvus de contenu juridique et matériel, il reste que ces titres ont été reconnus par les lois de l’État partie et par les autorités, y compris par les autorités judiciaires. Rappelant sa jurisprudence constante, le Comité réaffirme que l’article 26 du Pacte est une disposition autonome interdisant toute discrimination dans quelque domaine que ce soit régi par l’État partie. Toutefois, le Comité considère que l’article 26 ne peut pas être invoqué pour revendiquer un titre héréditaire de noblesse, institution qui, du fait de son caractère indivisible et exclusif, n’entre pas dans le cadre des valeurs qui sous‑tendent les principes de l’égalité devant la loi et de la non‑discrimination protégés par l’article 26. Le Comité conclut donc que la plainte de l’auteur est incompatible ratione materiae avec les dispositions du Pacte et que la communication est donc irrecevable conformément à l’article 3 du Protocole facultatif.

7.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide:

a)Que la communication est irrecevable conformément à l’article 3 du Protocole facultatif;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie, à l’auteur de la communication et à son conseil.

[Adopté en anglais, en espagnol (version originale) et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

APPENDICE

Opinion individuelle (dissidente) de M. Rafael Rivas Posada

1.À sa séance du 30 mars 2004, le Comité des droits de l’homme a adopté une décision déclarant irrecevable la communication no 1019/2001, en vertu de l’article 3 du Protocole facultatif. Au paragraphe 6.4 de cette décision, le Comité a rappelé sa jurisprudence constante qui veut que «l’article 26 du Pacte est une disposition autonome interdisant toute discrimination dans quelque domaine que ce soit régi par l’État partie» mais a considéré que l’article 26 «ne peut pas être invoqué pour revendiquer un titre héréditaire de noblesse, institution qui, du fait de son caractère indivisible et exclusif, n’entre pas dans le cadre des valeurs qui sous‑tendent les principes de l’égalité devant la loi et de la non‑discrimination protégés par l’article 26». Compte tenu de cette considération, le Comité a conclu que la plainte de l’auteur était incompatible ratione materiae avec les dispositions du Pacte et que la communication était donc irrecevable conformément à l’article 3 du Protocole facultatif.

2.Dans sa communication, l’auteur faisait valoir une violation de l’article 26 du Pacte par l’État partie au motif que les faits dénoncés consistent à donner la préférence à l’héritier mâle, ce qui revient à placer la femme dans une position d’inégalité injustifiée. Sa requête porte donc sur le traitement discriminatoire qui lui a été fait en raison de son sexe, ce qui devait conduire le Comité à se limiter à examiner cet élément central de la plainte, sans entrer, aux fins de la recevabilité, dans l’examen d’autres aspects relatifs à l’institution des titres héréditaires de noblesse.

3.La prétention de l’auteur qui demandait à être reconnue comme l’héritière d’un titre nobiliaire reposait sur la loi espagnole et non pas sur une aspiration capricieuse. Le Tribunal suprême avait déclaré cette loi inconstitutionnelle dans un arrêt en date du 20 juin 1987 portant sur la priorité accordée à l’héritier mâle dans la succession des titres nobiliaires, donc parce qu’elle représentait une discrimination fondée sur le sexe. Mais ultérieurement, en date du 3 juillet 1997, le Tribunal constitutionnel avait déclaré que la priorité accordée à l’homme dans l’ordre de succession des titres nobiliaires selon la loi du 11 octobre 1820 et la loi du 4 mai 1948 n’était ni discriminatoire ni inconstitutionnelle. Comme les décisions du Tribunal constitutionnel s’imposent à toutes les juridictions d’Espagne, la discrimination légale fondée sur le sexe a été réinstaurée pour la succession des titres nobiliaires.

4.En déclarant la communication irrecevable au motif que la prétention de l’auteur était incompatible avec les «valeurs qui sous‑tendent» (sic) les principes protégés par l’article 26, le Comité a clairement rendu une décision ultra petita, c’est‑à‑dire sur un aspect que l’auteur ne soulevait pas. Celle‑ci s’était en effet limitée à dénoncer la discrimination dont elle avait été l’objet de la part de l’État partie en raison de son sexe; cette discrimination était claire dans l’affaire à l’examen et le Comité aurait dû déclarer la communication recevable en se fondant sur les éléments soumis à son examen et qui sont clairement exposés dans le dossier.

5.Outre qu’il a rendu une décision ultra petita, le Comité n’a pas tenu compte d’un aspect saillant de cette affaire. L’article 26 dispose que «la loi doit interdire toute discrimination et garantir à toutes les personnes une protection égale et efficace contre toute discrimination, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique et de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation». Or non seulement la loi espagnole n’interdit pas la discrimination au motif du sexe en matière de succession des titres de noblesse mais elle l’impose d’une façon impérative. À mon avis il ne fait aucun doute que les dispositions législatives en cause sont contraires à l’article 26 du Pacte.

6.Pour les raisons que je viens d’exposer, je considère que le Comité aurait dû déclarer recevable la communication no 1019/2001, qui soulève en effet des questions liées à l’article 26 du Pacte, et n’aurait pas dû la déclarer incompatible ratione materiae avec les dispositions du Pacte.

(Signé) Rafael Rivas Posada

[Fait en anglais, en espagnol (version originale) et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

Opinion individuelle (dissidente) de M. Hipólito Solari ‑Yrigoyen

À mon avis la communication aurait dû être déclarée recevable, comme suit:

La communication est recevable

Le Comité prend note de l’argument de l’État partie qui affirme que les règles de succession pour l’usage des titres nobiliaires comportent trois discriminations: une première discrimination parce que seul un descendant peut succéder au titre, une deuxième fondée sur la primogéniture et une troisième fondée sur le sexe. Il a également pris note des objections de l’auteur qui fait valoir que l’État partie invoque des situations différentes de celle qui est l’objet de la communication, que la primogéniture repose sur le caractère indivisible du titre et ne représente pas une discrimination parce que c’est un critère qui ne dévalorise pas la femme ou l’homme, et enfin que l’objet du débat n’est pas la reconnaissance des titres de noblesse mais un aspect de cette reconnaissance qui est la discrimination à l’égard de la femme puisque la préférence pour l’héritier mâle est reconnue par la loi et par un arrêt d’application obligatoire du Tribunal constitutionnel, ce qui porte atteinte à la dignité de la femme. Le Comité relève que le litige concernant le titre oppose des collatéraux: l’auteur, en représentation de sa mère décédée, et son frère cadet, et que la plainte porte exclusivement sur la discrimination fondée sur le sexe.

Le Comité tient compte du fait que l’auteur a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, le grief de discrimination du fait du sexe, qui pourrait soulever des questions au regard des articles 3, 17 et 26 du Pacte. En conséquence, il déclare la communication recevable et procède à son examen quant au fond, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

Examen au fond

La question de fond qui doit être tranchée consiste uniquement à déterminer si l’auteur a fait l’objet d’une discrimination en raison de son sexe, en violation de l’article 26 du Pacte. Le Comité ne pourrait pas faire porter ses délibérations sur des questions qui ne lui ont pas été soumises car il outrepasserait ses pouvoirs et rendrait une décision ultra petita. Par conséquent, il s’abstient d’examiner la forme politique retenue dans la Constitution de l’État partie − la monarchie parlementaire (art. 3) − et les caractéristiques et la portée des titres nobiliaires, toutes questions étrangères à l’objet de la communication à l’examen; il note toutefois que les titres sont régis par la loi et soumis aux dispositions législatives et à la protection des autorités publiques au plus haut niveau puisqu’ils sont accordés par le Roi lui‑même qui, dans la Constitution, est le chef de l’État (art. 56) et la seule autorité ayant le pouvoir de conférer de tels honneurs, conformément à la loi (art. 62, al. f).

Le Comité renoncerait sérieusement à ses attributions spécifiques si dans ses délibérations sur une communication quelle qu’elle soit il excluait du champ d’application du Pacte, dans l’abstrait, à la façon d’une actio popularis, des secteurs ou des institutions de la société quels qu’ils soient, au lieu d’analyser la situation dans le cas précis qui est soumis à son examen afin de constater s’il y a ou non violation concrète du Pacte (art. 41 du Pacte et art. 1er du Protocole facultatif). S’il agissait ainsi, il accorderait une sorte d’immunité permettant d’exercer d’éventuelles discriminations interdites par l’article 26, étant donné que les personnes appartenant aux secteurs ou institutions ainsi exclus du champ d’application du Pacte ne bénéficieraient plus d’une protection.

Dans le cas d’espèce, le Comité ne pourrait pas se prononcer d’une façon générique contre l’institution des titres de noblesse héréditaires de l’État partie et contre la loi qui les régit, pour les exclure du champ d’application du Pacte et en particulier de l’article 26, en invoquant une incompatibilité ratione materiae, parce qu’il en résulterait qu’il ignorerait la discrimination fondée sur le sexe invoquée dans la plainte. Le Comité tient également compte du fait que l’égalité devant la loi et le droit à une égale protection de la loi sans discrimination ne sont pas implicites mais sont expressément reconnus et protégés par l’article 26 du Pacte, avec la portée étendue qu’il a lui‑même donnée à cet article dans son Observation générale sur cette disposition comme dans sa jurisprudence. Cette portée étendue repose en outre sur la clarté d’un texte qui n’admet pas d’interprétations restrictives.

Non seulement l’article 26 reconnaît le droit de ne pas être l’objet de discrimination au motif du sexe, mais il oblige en outre les États parties à veiller à ce que leur législation interdise toute discrimination et garantisse à toutes les personnes une protection égale et efficace contre toute discrimination. La loi espagnole régissant les titres nobiliaires ne reconnaît pas le droit à la non‑discrimination au motif du sexe et de surcroît ne prévoit aucune garantie permettant d’exercer ce droit; au contraire, elle impose de jure la discrimination à l’encontre de la femme, violant expressément l’article 26 du Pacte.

Dans son Observation générale no 18 relative à la non‑discrimination, le Comité des droits de l’homme a affirmé:

«Alors qu’aux termes de l’article 2, les droits qui doivent être protégés contre la discrimination sont limités aux droits énoncés dans le Pacte, l’article 26 ne précise pas une telle limite. Cet article consacre en effet le principe de l’égalité devant la loi et de l’égale protection de la loi, et stipule que la loi doit garantir à toutes les personnes une protection égale et efficace contre la discrimination pour chacun des motifs énumérés. De l’avis du Comité, l’article 26 ne reprend pas simplement la garantie déjà énoncée à l’article 2, mais prévoit par lui‑même un droit autonome. Il interdit toute discrimination en droit ou en fait dans tout domaine réglementé et protégé par les pouvoirs publics. L’article 26 est par conséquent lié aux obligations qui sont imposées aux États parties en ce qui concerne leur législation et l’application de celle‑ci. Ainsi, lorsqu’un État partie adopte un texte législatif, il doit, conformément à l’article 26, faire en sorte que son contenu ne soit pas discriminatoire.».

Parallèlement, le Comité a indiqué dans son Observation générale no 28 relative à l’égalité de droits entre hommes et femmes:

«L’inégalité dont les femmes sont victimes partout dans le monde dans l’exercice de leurs droits est profondément ancrée dans la tradition, l’histoire et la culture, y compris les attitudes religieuses. Les États parties doivent faire en sorte que les attitudes traditionnelles, historiques, religieuses ou culturelles ne servent pas à justifier les violations du droit des femmes à l’égalité devant la loi et à la jouissance sur un pied d’égalité de tous les droits énoncés dans le Pacte.».

Dans la même Observation générale, en ce qui concerne l’interdiction de la discrimination à l’égard des femmes faite à l’article 26, le Comité n’exclut de son application aucun domaine ni aucune matière, comme il ressort des éléments ci‑après du paragraphe 31:

L’égalité devant la loi et l’interdiction de la discrimination, énoncées à l’article 26, exigent des États qu’ils luttent contre la discrimination par des organismes publics et privés dans tous les domaines;

Les États parties devraient passer en revue leur législation et leurs pratiques et prendre toutes les mesures nécessaires pour éliminer la discrimination à l’encontre des femmes dans tous les domaines.

La position si claire et sans équivoque du Comité des droits de l’homme en faveur de l’égalité des droits des hommes et des femmes, à laquelle doivent se conformer la législation et les pratiques des États parties, ne saurait étonner chez un organe créé par un instrument des Nations Unies, puisque dans le Préambule de la Charte des Nations Unies, signée le 26 juin 1945 à San Francisco, il est réaffirmé la foi dans l’égalité de droits des hommes et des femmes, proclamée comme l’un des objectifs fondamentaux. Mais l’histoire du monde a prouvé que, malgré les efforts qu’exige la reconnaissance des droits, le plus difficile est d’obtenir leur réalisation effective et que le combat doit être mené sans relâche à cette fin.

Dans la communication à l’examen, María de la Concepción Barcaíztegui Uhagón, précédente détentrice du titre de marquis, objet du litige, avait cédé son titre héréditaire à son frère Iñigo; sans s’interroger sur la validité de la cession, le Comité note que quand celle‑ci est décédée sans descendance, le 4 avril 1993, l’auteur, en représentation de sa mère décédée, s’est retrouvée au premier rang de la primogéniture et que, se considérant mieux fondée à avoir le titre, elle a engagé une action judiciaire contre son oncle pour demander le titre de marquise de Tabalosos. La 18e juridiction de première instance de Madrid a rejeté la demande de l’auteur en appliquant la jurisprudence obligatoire du Tribunal constitutionnel qui avait, à la majorité des juges, dans un arrêt non unanime rendu le 3 juillet 1997, établi que la priorité que la loi accorde à l’homme sur la femme, dans la même lignée et au même degré de parenté, dans l’ordre ordinaire de la transmission mortis causa des titres nobiliaires, n’était pas discriminatoire ni attentatoire à l’article 14 de la Constitution de l’Espagne du 27 décembre 1978, toujours en vigueur, «en ce qu’il déclare applicable le droit historique». L’article de la Constitution mentionné garantit l’égalité de tous les Espagnols devant la loi.

Bien que le droit à un titre nobiliaire ne soit pas un droit fondamental protégé par le Pacte, comme l’affirme avec raison l’État partie, la législation de l’État ne peut pas s’écarter des dispositions de l’article 26 du Pacte. Il est vrai, comme l’a toujours maintenu le Comité dans sa jurisprudence, que les différences de traitement fondées sur l’un des motifs énoncés à l’article 26, notamment le sexe, ne représentent pas une discrimination interdite si elles reposent sur des critères raisonnables et objectifs. Mais établir la supériorité de l’homme sur la femme, ce qui revient à déclarer l’infériorité de la femme par rapport à l’homme, pour succéder à des titres de noblesse prévus par la loi espagnole appliquée par les tribunaux, ce ne serait pas simplement s’écarter de ces critères, ce serait se placer à l’extrême opposé. Les États peuvent protéger par la loi leurs traditions et leurs institutions historiques, comme les titres de noblesse, mais ils doivent le faire dans le respect des prescriptions de l’article 26 du Pacte.

Le Comité considère qu’en décidant que tel ou tel honneur doit être accordé principalement aux hommes et à titre subsidiaire seulement aux femmes, l’État partie prend à l’égard des femmes de familles nobles une position discriminatoire qui ne peut pas être justifiée en invoquant les traditions ou le droit historique ou toute autre raison. Le Comité conclut donc que l’interdiction d’exercer une discrimination au motif du sexe faite à l’article 26 du Pacte a été violée au détriment de l’auteur. Cette conclusion rend superflu l’examen des griefs de violation de l’article 17, lu conjointement avec l’article 3 du Pacte.

Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 26 du Pacte à l’égard de Mercedes Carrión Barcaíztegui.

(Signé) Hipólito Solari ‑Yrigoyen

[Fait en anglais, en espagnol (version originale) et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

Opinion individuelle de M me  Ruth Wegdwood

Lors de l’examen de rapports de pays ainsi que dans ses constatations concernant des communications individuelles, le Comité des droits de l’homme a toujours défendu le droit des femmes à l’égale protection de la loi, même dans les circonstances où le respect de ce principe exige que des modifications importantes soient apportées aux pratiques locales. Il est donc déconcertant de voir le Comité rejeter aussi cavalièrement la communication de Mercedes Carrión Barcaíztegui.

L’attribution des titres de noblesse est réglementé en Espagne par le droit public. Les décisions sur la succession aux titres honorifiques ou nobiliaires sont des actes officiels de l’État, publiés au Journal officiel. L’ordre de succession n’est pas une question relevant des préférences personnelles du détenteur effectif du titre. En réalité, les descendants de sexe féminin ne peuvent en vertu de la loi revendiquer un droit prioritaire à un titre en raison de la préférence accordée aux hommes, indépendamment des souhaits exprimés par l’ascendant détenteur du titre. Cette règle légale (voir loi du 4 juin 1948) me paraît constituer un acte public de discrimination.

Les raisons indiquées par le Comité pour rejeter la demande de Mme Carrión Barcaíztegui qui revendique la succession au titre de marquise de Tabalosos ne peuvent pas rassurer l’État partie. Tout en déclarant la communication irrecevable ratione materiae, le Comité dit qu’un titre héréditaire de noblesse est «une institution qui … n’entre pas dans le cadre des valeurs qui sous‑tendent les principes de l’égalité devant la loi et de la non‑discrimination protégés par l’article 26». Cette phrase sibylline pourrait être interprétée comme signifiant que le maintien des titres héréditaires est en soit incompatible avec le Pacte. Il faut espérer que dans ses décisions futures, le Comité accordera l’importance voulue au souhait de nombreux pays de préserver la mémoire des individus et des familles qui ont joué un rôle prépondérant dans l’édification de la nation.

L’usage de titres peut être adapté pour tenir compte du droit des femmes à l’égalité devant la loi. Même dans le cas d’une institution traditionnelle comme un titre, un changement de circonstances peut justifier une modification de règles discriminatoires. Par exemple, à une époque caractérisée par l’existence d’armées nationales, on n’attend plus des détenteurs de titres de noblesse qu’ils sachent se battre. (Certes, l’exemple de Jeanne d’Arc pourrait faire penser à un plus large éventail de référence.)

Lors de son adhésion aux instruments relatifs aux droits de l’homme modernes, l’Espagne a reconnu les difficultés créées par le fait que la préférence soit automatiquement accordée aux héritiers mâles. L’Espagne a ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques le 27 juillet 1977. Elle a également adhéré à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes le 16 décembre 1983. À cette occasion, elle a formulé une seule réserve à cet instrument, qui a son importance ici. L’Espagne a en effet déclaré que la ratification de la Convention n’aurait pas d’effet sur les dispositions constitutionnelles régissant les règles de succession à la Couronne d’Espagne. Cette mesure unique de protection de la succession royale n’était pas accompagnée d’une réserve analogue concernant des titres inférieurs.

L’Espagne n’a formulé aucune réserve de ce type au Pacte international relatif aux droits civils et politiques en 1977. Cela dit, il serait de bonne pratique d’accorder à l’Espagne le bénéfice de la même réserve dans l’application du Pacte étant donné l’interprétation ultérieure que le Comité a faite de l’article 26 en tant que disposition garantissant un droit autonome à l’égale protection de la loi. Mais, en fin de compte, même avec cette réserve, l’Espagne n’a pas tenté d’établir une protection spéciale pour perpétuer la discrimination fondée sur le sexe dans le partage des autres titres aristocratiques.

Il n’est pas étonnant qu’un État partie considère la succession au trône comme posant une question unique sans pour autant vouloir perpétuer de façon plus générale la pratique consistant à placer les femmes en dernière ligne dans l’ordre de succession. En fait, l’actuel Roi d’Espagne lui‑même a rappelé que même une institution aussi singulière et traditionnelle que la royauté peut être adaptée pour respecter les normes d’égalité. Le Roi Juan Carlos a en effet récemment suggéré que l’ordre de succession au trône d’Espagne soit modifié. Selon sa proposition, au terme du règne de son fils aîné, le premier enfant de ce dernier lui succédera sur le trône, qu’il s’agisse d’un garçon ou d’une fille. À une époque où de nombreuses femmes sont devenues chefs d’État, cette suggestion paraît louable et n’a rien de remarquable.

Dans son arrêt du 20 juin 1987, défendant le droit des femmes à hériter de titres non royaux au même titre que les hommes, la Cour suprême d’Espagne s’est référée à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes ainsi qu’à l’article 14 de la Constitution espagnole de 1978. Lors de futures délibérations sur la question, l’Espagne jugera peut-être aussi utile de se référer à l’Observation générale no 18 du Comité des droits de l’homme dans laquelle celui-ci précise que l’article 2 du Pacte «interdit toute discrimination en droit ou en fait dans tout domaine réglementé et protégé par les pouvoirs publics». Et il convient de rappeler que selon le règlement intérieur du Comité, le rejet d’une communication donnée ne constitue pas un précédent applicable pour l’examen de toute autre communication ou de rapports de pays.

En l’espèce, le titre héréditaire en question a été présenté par l’État partie comme étant «dépourvu du moindre contenu juridique ou matériel» et purement honorifique (voir par. 4.4 et 4.8 du texte de la décision). Il est donc important de préciser les limites de la décision adoptée par le Comité. Les constatations du Comité ne devraient pas être perçues comme protégeant des règles de succession discriminatoires lorsque des biens immobiliers ou mobiliers sont en jeu. Ces constatations ne protègent pas non plus la discrimination en rapport avec des charges publiques traditionnelles héréditaires qui, dans certaines sociétés, impliquent encore un pouvoir de décision considérable sur le plan politique ou judiciaire. Le Comité est un organe chargé de surveiller l’application d’un pacte international et il ne peut pas établir de règles générales sans tenir compte de ces réalités locales.

(Signé) Ruth Wedgwood

[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

N. Communication n o  1024/2001, Sanlés Sanlés c. Espagne (Décision adoptée le 30 mars 2004, quatre ‑vingtième session)*

Présentée par:

Manuela Sanlés Sanlés(représentée par un conseil, M. José Luis Mazón Costa)

Au nom de:

Ramón Sampedro Cameán

État partie:

Espagne

Date de la communication:

28 mars 2001 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 30 mars 2004,

Adopte ce qui suit:

Décision concernant la recevabilité

1.L’auteur de la communication, en date du 28 mars 2001, est Manuela Sanlés Sanlés, de nationalité espagnole, qui déclare que M. Ramón Sampedro Cameán, dont elle est l’héritière légale, a été victime de violations par l’Espagne du paragraphe 1 de l’article 2 ainsi que des articles 7, 9, 14, 17, 18 et 26 du Pacte. Elle est représentée par un conseil. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’Espagne le 25 janvier 1985.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 23 août 1968, Ramón Sampedro Cameán, alors âgé de 25 ans, a subi une fracture des cervicales lors d’un accident qui l’a laissé tétraplégique à vie. Le 12 juillet 1995, il a engagé une action de juridiction gracieuse devant le juge d’instance de Noia (La Corogne), revendiquant le droit de mourir dans la dignité. Concrètement, il demandait que son médecin soit autorisé à lui administrer les substances nécessaires pour mettre fin à ses jours sans encourir de poursuites pénales. Le 9 octobre 1995, le juge a rejeté sa requête, au motif que l’article 143 du Code pénal qualifiait cet acte d’aide au suicide, délit sanctionné par une peine de 2 à 10 ans d’emprisonnement.

2.2Ramón Sampedro a interjeté appel devant l’Audiencia Provincial de La Corogne, qui l’a débouté le 19 novembre 1996, entérinant la décision du juge d’instance.

2.3Le 16 décembre 1996, Ramón Sampedro a formé un recours en amparo devant le Tribunal constitutionnel, en invoquant une violation des droits à la dignité de la personne et au libre développement de sa personnalité, à la vie et à l’intégrité physique et morale, ainsi qu’à un procès équitable. Le recours a été déclaré recevable le 27 janvier 1997 et un délai de 20 jours a été accordé à M. Sampedro pour formuler ses prétentions à compter du 10 mars 1997.

2.4Le 12 janvier 1998 à l’aube, Ramón Sampedro s’est suicidé avec l’aide d’une ou plusieurs personnes anonymes. Une procédure pénale a été ouverte contre la personne ou les personnes qui l’avaient aidé à mourir. L’affaire a toutefois fait l’objet d’un non‑lieu parce qu’il n’avait pas été possible d’établir les responsabilités.

2.5L’auteur de la communication a été désignée comme héritière testamentaire de Ramón Sampedro. Le 4 mai 1998, elle a adressé une requête au Tribunal constitutionnel, réclamant le droit de poursuivre la procédure engagée par la victime présumée. Elle a reformulé les conclusions du recours en amparo, affirmant que l’Audiencia Provincial aurait dû reconnaître le droit de M. Sampedro à ce que son médecin traitant soit autorisé à lui procurer les médicaments nécessaires pour l’aider à mourir dignement.

2.6Le 11 novembre 1998, le Tribunal constitutionnel a décidé de classer l’affaire, refusant à la requérante le droit de poursuivre la procédure. Entre autres arguments, il a précisé que, bien que le système juridique espagnol reconnaisse le droit des héritiers à succéder à leurs proches décédés dans les affaires de protection civile du droit à l’honneur, à l’intimité personnelle et familiale et au respect de leur image, les conditions concrètes réunies dans l’affaire concernant Ramón Sampedro n’étaient pas suffisantes pour justifier la succession processuelle de la requérante. En outre, les droits invoqués par cette dernière différaient par nature du droit présumé de mourir dans la dignité, en raison de son caractère éminemment personnel et non transmissible. La revendication de ce droit était un acte de volonté qui concernait uniquement la victime, dont la prétention était devenue caduque à compter de son décès. Le Tribunal a fait observer que cette conclusion était renforcée par la nature de l’amparo constitutionnel, établi pour remédier aux violations concrètes et effectives des droits fondamentaux.

2.7Le 20 avril 1999, l’auteur a saisi la Cour européenne des droits de l’homme, pour violation des droits de Ramón Sampedro à une vie digne et à une mort digne, à la non‑ingérence de l’État dans l’exercice de sa liberté personnelle et à l’égalité. La Cour européenne a déclaré sa requête irrecevable ratione personae, considérant que l’héritière de Ramón Sampedro n’avait pas qualité pour reprendre la procédure engagée par ce dernier. En ce qui concerne le grief tiré de la durée excessive de la procédure, la Cour européenne a conclu que, à supposer même que la requérante puisse se prétendre victime, vu les circonstances de l’espèce, la procédure n’avait pas duré suffisamment longtemps pour lui permettre de conclure à une violation de la Convention. Elle a donc déclaré cette partie de la requête manifestement mal fondée.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme qu’en qualifiant de délit l’intervention d’un médecin pour aider Ramón Sampedro à mourir, l’État partie a commis une violation du droit d’être protégé contre toute immixtion arbitraire dans la vie privée, énoncé à l’article 17 du Pacte. Elle fait valoir que, comme il l’avait expliqué dans son livre, M. Sampedro ne demandait l’euthanasie que pour lui‑même et non pour les autres et que l’immixtion de l’État dans sa décision n’est pas justifiée.

3.2L’auteur affirme que «l’immixtion pénale» de l’État dans la décision de Ramón Sampedro constitue une violation du droit de ne pas être soumis à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, énoncé à l’article 7 du Pacte, puisque la tétraplégie dont il souffrait avait de très lourdes répercussions sur sa vie quotidienne. Ne pouvant pas se mettre debout, il avait besoin d’être aidé pour manger, s’habiller ou accomplir tous ses besoins, y compris les plus intimes. L’immobilité à laquelle il était réduit le condamnait à d’incessantes et insurmontables souffrances. L’auteur fait valoir que, si en l’occurrence ses souffrances n’ont pas été provoquées directement par l’intervention volontaire d’un agent de l’État, le comportement des organes de l’État n’a pas été neutre puisqu’il existait une règle pénale empêchant M. Sampedro d’obtenir l’aide qui lui était indispensable pour réaliser son projet, mettre fin à ses jours. Elle soutient que la situation créée par la législation de l’État partie était une forme de mauvais traitement et contraignait la victime à une vie dégradante.

3.3L’auteur affirme qu’il y a eu violation de l’article 6 du Pacte parce que cet instrument ne protège pas seulement la vie dans sa dimension biologique, en toutes circonstances, mais aussi la vie dans toute sa dignité, par opposition aux conditions humiliantes dans lesquelles M. Sampedro a vécu pendant plus de 29 ans. Elle affirme que le droit à la vie n’entraîne pas l’obligation de supporter des tourments sans fin et que les souffrances endurées par Ramón Sampedro sont incompatibles avec la notion même de dignité humaine.

3.4L’auteur affirme qu’il y a eu violation du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte, faisant valoir que la décision de Ramón Sampedro était le fruit de sa liberté de pensée et de conscience et du droit de manifester ses convictions personnelles par des pratiques ou des faits. Elle ajoute que M. Sampedro était «esclave d’une morale qu’il ne partageait pas, imposée par le pouvoir de l’État, et contraint de souffrir en permanence ».

3.5L’auteur affirme qu’il y a violation de l’article 9 du Pacte, faisant valoir que la liberté de l’individu ne peut faire l’objet de restrictions que si celles‑ci sont prévues par la loi et uniquement s’il s’agit là de mesures nécessaires pour protéger la sécurité, l’ordre, la santé ou la moralité publiques ou encore les droits et libertés fondamentaux d’autrui. L’ingérence de l’État dans la décision de M. Sampedro ne répond à aucune de ces conditions. Par ailleurs, le droit à la liberté doit être conçu comme le droit de commettre tout acte qui ne porte pas atteinte aux droits d’autrui. Or la victime présumée ne demandait l’euthanasie que pour elle‑même et non pour les autres, raison pour laquelle l’immixtion de l’État ne peut être justifiée.

3.6L’auteur dénonce une violation du droit à une égale protection de la loi, énoncé au paragraphe 1 de l’article 2 et à l’article 26 du Pacte. Selon elle, il est contradictoire que l’État respecte la décision du suicide, mais ne l’admette pas pour les personnes invalides. Toute personne autosuffisante et mobile qui endure des souffrances extrêmes a la possibilité de se suicider sans être poursuivie si elle échoue, à la différence des personnes qui souffrent d’un handicap trop lourd pour pouvoir agir elles‑mêmes, comme c’était le cas de Ramón Sampedro qui, réduit à une immobilité totale, aurait exposé toute personne acceptant de l’aider à des poursuites pénales. Ceci constitue selon l’auteur une discrimination devant la loi. Pour elle, l’État, en tant qu’incarnation de la communauté, a l’obligation de faire preuve de compréhension et d’agir humainement à l’égard des malades qui ne souhaitent plus vivre et il ne doit pas punir ceux qui acceptent de les aider à exécuter leur volonté de mourir s’il ne veut pas commettre une injustice en les traitant différemment des personnes valides qui souhaiteraient mourir.

3.7L’auteur affirme qu’il y a eu violation de l’article 14 du Pacte parce que le Tribunal constitutionnel a refusé de reconnaître qu’elle avait qualité pour poursuivre l’action engagée par M. Sampedro. Elle réclame une indemnisation à l’État pour les violations du Pacte commises à l’encontre de ce dernier de son vivant.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans sa note du 2 janvier 2002, l’État partie soutient que la communication est irrecevable en vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, étant donné que l’affaire sur laquelle porte la communication soumise au Comité est exactement la même que celle pour laquelle l’auteur avait saisi la Cour européenne des droits de l’homme. Il ajoute que la décision d’irrecevabilité de la Cour européenne ne reposait pas sur des considérations purement formelles, mais sur un véritable examen au fond, puisque la Cour avait examiné la nature du droit revendiqué par M. Sampedro de son vivant, à savoir le droit au suicide assisté sans conséquences pénales.

4.2D’après l’État partie, l’auteur de la communication demande que le Comité revienne sur la décision au fond adoptée antérieurement par une autre instance internationale et qu’il déclare que le droit de mourir dans la dignité ou à l’aide au suicide sans conséquences pénales revendiqué par M. Sampedro avant de disparaître volontairement n’est pas un droit éminemment personnel et non transmissible, contrairement à la décision de la Cour européenne des droits de l’homme. L’État partie précise que le Tribunal constitutionnel n’a pas pu statuer sur l’affaire en raison de la disparition volontaire de M. Sampedro, qui a entraîné l’extinction de la procédure d’amparo.

4.3L’État partie rappelle que l’héritière de Ramón Sampedro a expressément déclaré que celui‑ci était «mort dignement»; de plus, personne n’a été ni n’est actuellement poursuivi ou mis en accusation pour l’avoir aidé à se suicider et la procédure pénale a été classée. D’après l’État partie, la plainte de l’auteur n’a pas de sens puisqu’il est impossible tant juridiquement que scientifiquement de reconnaître à une personne décédée le droit de mourir.

4.4Dans ses observations en date du 30 avril 2002, l’État partie affirme que l’action engagée par l’auteur constitue une actio popularis puisque l’auteur demande que soit reconnu le prétendu droit de mourir dans la dignité non pour elle, mais pour une personne décédée. Il ajoute que les prétentions de l’auteur dénaturent les droits reconnus dans le Pacte. Il fait valoir que d’après l’arrêt rendu par la Cour européenne dans l’affaire Pretty c. Royaume ‑Uni, le droit à la vie ne saurait, sans distorsion de langage, être interprété comme conférant un droit diamétralement opposé, qui serait le droit de mourir, que ce soit avec l’assistance d’un tiers ou d’une autorité publique.

Commentaires de l’auteur sur la recevabilité et sur le fond

5.1Dans une lettre du 11 juillet 2002, l’auteur soutient que la Cour européenne n’a pas examiné l’affaire au fond, mais a au contraire refusé d’examiner la requête initiale concernant l’immixtion de l’État dans la décision de Ramón Sampedro de mourir en paix parce qu’elle considérait que l’action engagée par l’héritière et belle‑sœur de M. Sampedro constituait une actio popularis. Pour cette raison, la Cour a refusé de l’autoriser à poursuivre l’action engagée par M. Sampedro, considérant sa requête comme irrecevable ratione personae.

5.2L’auteur considère que la Cour européenne n’a procédé à un examen au fond que pour la plainte concernant la durée excessive de la procédure. Pour ce qui est de ses autres allégations, elle fait observer que, selon la jurisprudence du Comité, une affaire déclarée irrecevable par la Cour européenne pour des raisons de forme n’est pas une question «examinée» aux fins du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif. Elle ajoute que la Cour européenne n’a pas non plus examiné la plainte concernant le droit à la liberté.

5.3L’auteur déclare qu’elle n’a pas engagé une actio popularis puisqu’elle succède à la victime, disparue sans obtenir de réparation ni de réponse concernant le fond de l’affaire. Le Tribunal constitutionnel a, selon elle, refusé par une décision arbitraire qu’elle poursuive l’action engagée par Ramón Sampedro.

5.4L’auteur soutient que le paragraphe 7 de l’article 9 du Code de procédure civile permet à tout héritier de poursuivre une action engagée par une personne avant de décéder, et ce sans exception, s’il présente au Tribunal une pièce attestant de sa qualité de mandataire, comme elle‑même l’a fait. L’article 661 du Code civil dispose que «les héritiers succèdent au défunt dans tous ses droits et obligations» du seul fait de sa mort.

5.5L’article 4 de la loi organique no 1/1982 dispose clairement que «L’exercice des actions en protection civile de l’honneur, de l’intimité ou de l’image de la personne décédée appartient à celui qui a été désigné à cet effet dans son testament» et, dans le cas de M. Sampedro, il y a eu allégation d’une violation du droit à l’intimité, droit lié à la vie privée.

5.6L’auteur affirme que le Tribunal constitutionnel applique une jurisprudence inégale en matière d’autorisation de poursuivre mortis causa la procédure en qualité de plaideur, car, bien qu’ayant refusé à l’héritière de Ramón Sampedro le droit de continuer la procédure, dans la décision no 116/2001 du 21 mai 2001, la même chambre du Tribunal a accordé la succession processuelle à l’héritier d’un requérant décédé pendant la procédure de recours contre une mesure de suspension visant un militant syndical. La chambre s’est prononcée dans ce sens malgré le caractère «infiniment personnel» de la cause.

5.7L’auteur signale que le Comité a admis la succession processuelle de l’héritier du plaideur décédé pendant le déroulement du procès, y compris pendant la phase antérieure à l’examen de la plainte par le Comité. À propos de la décision rendue dans l’affaire Pretty c. Royaume ‑Uni, mentionnée par l’État partie, l’auteur indique que Sampedro ne demandait pas à l’État de mesure positive mais lui demandait de s’abstenir d’agir, de laisser faire, c’est‑à‑dire de ne pas intervenir dans sa décision de mourir.

5.8L’auteur affirme que Ramón Sampedro est mort sans avoir obtenu que sa volonté de mourir dans la dignité soit reconnue comme un droit de l’homme. Selon l’auteur, il s’agit d’un motif suffisant pour autoriser son héritière à poursuivre la procédure. Elle ajoute qu’aucune indemnité ne lui a été accordée pour les souffrances qu’il a vécues.

5.9L’auteur fait allusion à un arrêt de la Cour constitutionnelle de Colombie de 1997, en matière d’euthanasie, dans lequel la Cour a déclaré que l’article 326 du Code pénal colombien, qui mentionne l’homicide par compassionhomicidio piadoso») n’entraînait pas de responsabilité pénale pour le médecin qui aidait à mourir des malades en phase terminale, si le sujet ayant subi l’acte avait manifesté librement sa volonté. La Cour a établi un lien entre l’interdiction de punir le suicide assisté et le droit fondamental à une vie digne ainsi que la protection de l’autonomie personnelle de l’individu. L’auteur affirme que le droit avance grâce à la recherche d’un ordre de justice et de paix, et qu’aider celui qui souffre d’une maladie incurable et douloureuse à mourir constitue une réaction normale de solidarité et de compassion inhérente à l’être humain.

5.10Elle affirme que l’État partie a indirectement imposé à Ramón Sampedro l’obligation de subir la souffrance de l’immobilité. Elle affirme qu’il ne faut pas accepter qu’un État de droit impose ce fardeau à une personne invalide, en soumettant son existence à des convictions qui ne sont pas les siennes. Selon l’auteur, l’intrusion de l’État dans le droit à la mort de Ramón Sampedro est incompatible avec le Pacte qui, dans son préambule, déclare que tous les droits qui sont reconnus découlent de la dignité inhérente à la personne humaine.

5.11En ce qui concerne l’allégation de violation du droit de ne pas faire l’objet d’immixtions arbitraires prévu à l’article 17, l’auteur affirme que, même dans le cas Pretty, la Cour européenne a reconnu que le «veto pénal» de l’État contre la décision de mourir prise par une personne invalide souffrant de maux incurables constituait une immixtion dans la vie privée de cette personne. Même si la Cour européenne a ajouté que cette immixtion était justifiée «par la protection des droits d’autrui», pour l’auteur, cet argument est dénué de sens car nul n’est lésé étant donné que la famille elle‑même veut aider celui qui prend la décision de mourir.

5.12Dans des courriers du 22 janvier et du 20 mars 2003, l’auteur soutient que, contrairement à ce qu’a affirmé l’État partie, M. Sampedro n’a pas pu mourir comme il le souhaitait, que sa mort n’a pas été paisible ni douce ni indolore. Au contraire, elle a été pleine d’angoisse, car il a dû recourir au cyanure de potassium.

Délibérations du Comité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Alors que l’État partie paraît affirmer que la communication est irrecevable en vertu de l’article premier du Protocole facultatif, parce que l’auteur n’est pas une «victime» au sens de cette disposition, le Comité observe que l’auteur affirme agir au nom de Ramón Sampedro Cameán qui, selon elle, a été victime d’une violation du Pacte au motif que les autorités de l’État ont refusé de l’autoriser à se faire assister dans son suicide en n’accordant pas au médecin susceptible de l’aider une protection contre toutes poursuites pénales. Le Comité considère que la plainte présentée au nom de Ramón Sampedro Cameán est devenue caduque avant même que la plainte de l’auteur ne lui soit soumise, par suite de la décision prise par Ramón Sampedro Cameán de se suicider le 12 janvier 1988 avec l’aide d’autres personnes, et de la décision prise par les autorités de clore par un non‑lieu les poursuites pénales contre les personnes impliquées. Par conséquent, le Comité considère qu’au moment où la communication concernant Ramón Sampedro Cameán a été soumise, le 28 mars 2001, ce dernier ne pouvait être considéré comme victime d’une violation quelconque des droits énoncés dans le Pacte, au sens de l’article premier du Protocole facultatif. En conséquence, ses allégations sont irrecevables en vertu de cette disposition.

6.3En ce qui concerne l’allégation de l’auteur, qui affirme que les droits que lui reconnaît l’article 14 du Pacte ont été violés car on lui a refusé le droit de continuer la procédure engagée par Ramón Sampedro Cameán devant le Tribunal constitutionnel, le Comité considère que l’auteur, qui n’était pas partie à la procédure originale d’amparo devant le Tribunal constitutionnel, n’a pas suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, son grief de violation du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte. En conséquence, cette partie de la communication est irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.4À la lumière des considérations qui précèdent, le Comité n’a pas à examiner l’argument de l’État partie concernant l’alinéa a du paragraphe 2 de l’article 5 du Protocole facultatif ni l’éventuelle applicabilité de la déclaration formulée par l’État partie au sujet de cet article.

7.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide:

a)Que la communication est irrecevable en vertu des articles 1 et 2 du Protocole facultatif;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie et à l’auteur de la communication.

[Adopté en anglais, en espagnol (version originale) et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

O. Communication n o 1040/2001, Romans c. Canada (Décision adoptée le 9 juillet 2004, quatre ‑vingt ‑unième session)*

Présentée par:

Steven Romans(représenté par un conseil, M. Lorne Waldman)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Canada

Date de la communication:

13 décembre 2001 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 9 juillet 2004,

Adopte ce qui suit:

Décision concernant la recevabilité

1.1L’auteur de la communication, datée du 13 décembre 2001, est M. Steven Romans, citoyen jamaïcain né le 30 octobre 1965. Il est résident permanent au Canada mais se trouvait sous le coup d’un arrêté d’expulsion au moment où il a envoyé la communication. Il affirme que son expulsion vers la Jamaïque constituerait une violation par le Canada des droits garantis par les articles 6, 7, 10 et 23 du Pacte. Il est représenté par un conseil.

1.2Le 19 décembre 2001, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial pour les nouvelles communications, a demandé à l’État partie, en application de l’article 86 de son règlement intérieur, de ne pas expulser l’auteur vers la Jamaïque tant que le Comité n’aurait pas examiné l’affaire.

1.3Le 26 mai 2003, le Rapporteur spécial pour les nouvelles communications a décidé d’examiner séparément la recevabilité et le fond de la communication.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur a émigré de Jamaïque au Canada en 1967, alors qu’il n’avait pas encore 2 ans. Il est arrivé avec le statut de résident permanent qu’il a toujours gardé. Depuis 1967, il n’a jamais quitté le Canada, sauf pour un voyage à la Jamaïque quand il avait 11 ans. Toute la famille de l’auteur y compris sa mère, son père et ses deux frères sont aussi au Canada où ils vivent depuis plus de 30 ans. Ils n’ont plus de proches parents à la Jamaïque.

2.2En juin 1991, l’auteur a été reconnu coupable d’introduction par effraction dans un dessein criminel, puis, en juillet 1992, de trafic de stupéfiants et, en décembre 1992, de détention de stupéfiants aux fins de trafic. En 1995, on a diagnostiqué qu’il était atteint de schizophrénie paranoïaque chronique et souffrait à la fois d’affections liées à l’abus de drogues et de troubles de la personnalité. En décembre 1996, il a été reconnu coupable d’agression et de coups et blessures.

2.3Le 7 juillet 1999, à la suite d’une enquête pouvant donner lieu à une expulsion, le juge de l’immigration a rendu une ordonnance d’expulsion motivée par ces condamnations et a donné l’ordre d’expulser l’auteur du Canada. Le 30 novembre 1999, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté son recours dans lequel il faisait valoir que, compte tenu de toutes les circonstances de l’affaire, il ne devrait pas être expulsé. La Section d’appel a reconnu que la maladie mentale était la «cause probable» des délits commis par l’auteur, mais a estimé qu’il existait une «très forte probabilité» qu’il récidive et qu’il commette des actes de nature violente. Aucun médicament ne s’était avéré efficace contre sa maladie mentale, même lorsqu’il était incarcéré et qu’un traitement lui était régulièrement administré. Elle a admis que sa famille serait soumise à une «dure épreuve psychologique» s’il était expulsé mais a considéré que, selon toutes probabilités, il ne subirait pas lui-même de grave préjudice.

2.4Le 11 juin 2001, la Cour fédérale (Section de première instance) a rejeté la demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel. Elle a estimé qu’il n’était pas contraire à la justice fondamentale, ni incompatible avec les dispositions de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, d’expulser un résident permanent qui habitait au Canada depuis sa petite enfance et n’était pas établi ailleurs qu’au Canada, lorsque ce dernier souffrait d’une grave maladie mentale au point d’être incapable de fonctionner dans la société. La Cour a également rejeté l’argument selon lequel les conclusions sur les faits de la Section d’appel étaient manifestement déraisonnables.

2.5Le 18 septembre 2001, la Cour d’appel a rejeté l’appel interjeté par l’auteur contre la décision de la Cour fédérale, estimant que la situation de l’auteur ne lui donnait pas un droit absolu de demeurer au Canada. La Section d’appel avait convenablement évalué l’importance relative des intérêts concurrents en jeu et pouvait, au vu des éléments rassemblés, conclure à juste titre que l’expulsion était conforme aux principes de la justice fondamentale. Le 29 novembre 2001, un agent d’immigration a refusé à l’auteur l’autorisation de demeurer au Canada pour raisons humanitaires. Le 6 décembre 2001, la Cour suprême a rejeté la demande d’autorisation de faire appel présentée par l’auteur et l’a condamné aux dépens.

2.6Au moment de la présentation de la communication, l’auteur avait déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agent d’immigration ainsi qu’une demande de réexamen du recours formé contre l’ordonnance d’expulsion auprès de la Section d’appel. Aucune de ces requêtes n’avait cependant automatiquement d’effet suspensif à l’égard de la mesure d’expulsion ordonnée.

Teneur de la plainte

3.1Le conseil affirme que l’expulsion de l’auteur constituerait une violation des articles 6, 7, 10 et 23 du Pacte, faisant observer que le droit d’un État d’expulser un non‑ressortissant n’est pas absolu mais soumis aux restrictions prévues par le droit international des droits de l’homme. Il se réfère aux constatations du Comité dans l’affaire Winata c. Australieainsi qu’à la jurisprudence du Comité contre la torture en vertu de l’article 3 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

3.2À propos des articles 6, 7 et 10, le conseil affirme que l’auteur est mentalement incapable d’être autonome et de se prendre en charge, fait reconnu par la Section d’appel. S’il était expulsé vers la Jamaïque, l’auteur se retrouverait pratiquement sans traitement, contrairement au Canada où des installations médicales appropriées sont disponibles. L’hôpital Bellevue à la Jamaïque avait fait savoir qu’il ne pouvait pas s’occuper des patients violents et que les malades de ce type étaient placés dans des établissements pénitentiaires ordinaires. Il y a des motifs sérieux de croire que, compte tenu de sa maladie mentale et vu l’état des prisons jamaïcaines, l’auteur serait soumis à des violences physiques et psychologiques. Le conseil affirme que la Jamaïque a une longue histoire de maltraitance des malades mentaux, qu’il s’agisse d’actes de violence aveugles de la part de la police, de traitements inhumains dans les centres de détention ou de l’absence de soins de réadaptation. La famille de l’auteur craint donc pour sa vie et son intégrité physique. Le conseil invoque l’arrêt rendu dans l’affaire D c. Royaume ‑Uni par la Cour européenne des droits de l’homme qui a estimé qu’expulser un non-ressortissant bénéficiant d’un traitement contre le sida vers un pays sans établissements de soins appropriés équivalait à une violation de l’article 3 de la Convention européenne; il affirme que les arguments en faveur de l’auteur sont encore plus solides étant donné qu’il a toute sa famille depuis longtemps au Canada.

3.3S’agissant de l’article 23, le conseil affirme qu’il n’existe aucun motif justifiant de restreindre le droit de l’auteur à la vie familiale et à la protection de sa famille. Selon le conseil, l’auteur ne représente pas une menace pour la société, comme l’a conclu la Section d’appel. La plus longue peine à laquelle il ait été condamné ne dépassait pas 12 mois. Ses deux condamnations pour infraction à la loi sur les stupéfiants étaient dues au fait qu’il avait vendu de la drogue pour financer sa propre consommation; il n’avait été condamné dans trois affaires d’agression sexuelle qu’à une peine de prison avec sursis; enfin, huit de ses condamnations avaient trait au non-respect de décisions judiciaires. C’est l’auteur lui-même qui a en fait le plus souffert de ces actes. Il a toujours besoin d’être soigné pour pouvoir fonctionner normalement dans la société canadienne et restera en détention au bénéfice d’un traitement psychiatrique jusqu’à ce que cela soit possible.

3.4Si l’auteur était renvoyé, sa famille, qui lui est profondément attachée, perdrait un fils et un frère, ce qui lui causerait beaucoup de chagrin. Le maintien de liens familiaux étroits est particulièrement important pour les personnes de couleur, étant donné les difficultés auxquelles elles sont confrontées dans la société canadienne. La famille de l’auteur, qui accepte et a la possibilité d’entretenir ce dernier au Canada, ne serait pas en mesure de le faire à la Jamaïque. L’expulser reviendrait à l’envoyer en exil étant donné qu’il réside depuis longtemps au Canada. Le conseil se réfère à la jurisprudence de la Cour européenne selon laquelle l’expulsion de résidents de longue durée ayant de solides liens familiaux doit être particulièrement justifiée. Il fait valoir que, compte tenu de sa maladie mentale, de son incapacité à se prendre en charge, de l’absence d’autres membres de sa famille à la Jamaïque et du caractère sans gravité des infractions qu’il a commises, l’expulsion de l’auteur serait injustifiée.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans des observations datées du 16 mai 2002, l’État partie a contesté la recevabilité de la communication, affirmant qu’elle était irrecevable parce que les recours internes n’avaient pas été épuisés et, s’agissant des articles 6 et 10, parce que les allégations de violation n’avaient pas été suffisamment étayées.

4.2En ce qui concerne l’épuisement des recours internes, l’État partie a fait valoir que l’auteur avait formé deux recours actuellement pendants qui, s’ils aboutissaient, lui permettraient de rester au Canada. Premièrement, à la demande d’un résident permanent avant une expulsion, la Section d’appel, qui est un organe indépendant, pouvait réexaminer un recours et, exerçant son pouvoir d’appréciation, arriver à une conclusion différente. Le 13 décembre 2001, l’auteur avait déposé une demande de réexamen qui a été acceptée le 24 janvier 2002. La date de l’audience n’a pas été fixée. Les demandes de contrôle judiciaire d’une décision défavorable étaient présentées, sur autorisation, à la Cour fédérale, puis successivement à la cour d’appel et à la Cour suprême. Un sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion pouvait être sollicité à ce stade. Deuxièmement, la Cour fédérale avait accordé à l’auteur l’autorisation de déposer une demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agent d’immigration, le 20 mars 2002. Cette demande serait examinée sur le fond le 12 juin 2002 et toute décision défavorable serait susceptible d’appel, comme cela avait été indiqué. Si la décision était favorable, le dossier serait renvoyé pour nouvel examen.

4.3Étant donné que le Comité a estimé à plusieurs reprises que le contrôle judiciaire constitue un recours disponible et utile, l’État partie considère que la communication est irrecevable.

4.4Tout en ne reconnaissant pas l’existence d’une violation à première vue des articles 7 et 23, les tribunaux internes étant actuellement saisis de questions à ce sujet, l’État partie a fait valoir que les plaintes de l’auteur au titre des articles 6 et 10 n’étaient pas étayées aux fins de la recevabilité. L’auteur n’avait fourni aucune preuve que sa mort serait une conséquence nécessaire et prévisible de son renvoi à la Jamaïque, et l’aggravation de son état après son retour qui avait été alléguée était en grande partie hypothétique. Les allégations de violation de l’article 6 n’étaient pas sensiblement différentes des questions soulevées au titre de l’article 7, qui étaient actuellement en cours d’examen. Pour ce qui est de l’article 10, l’auteur ne se plaignait pas de mauvais traitements pendant sa détention au Canada et les violences auxquelles, selon le conseil, il serait soumis dans un établissement pénitentiaire jamaïcain restaient hypothétiques. Ces plaintes étaient, elles aussi, englobées dans les questions soulevées au titre de l’article 7, qui sont en cours d’examen.

4.5Dans de nouvelles observations datées du 20 août 2002, l’État partie a fait observer que la demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agent d’immigration présentée par l’auteur avait été examinée à la date prévue et que son recours contre la décision d’expulsion devait être réexaminé par la Section d’appel le 6 septembre 2002. Les décisions qui seraient prises dans les deux cas étaient susceptibles d’appel et il pouvait être sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion en attendant qu’il soit statué sur cet appel. L’auteur ne risquait donc pas actuellement d’être renvoyé étant donné qu’aucune décision définitive et exécutoire d’expulsion n’avait été prise. Compte tenu de l’obligation d’épuiser les recours internes avant de présenter une communication, la communication considérée devrait donc être déclarée irrecevable.

Commentaires de l’auteur

5.Le 14 mars 2003, le conseil, répondant aux observations de l’État partie concernant la recevabilité, a affirmé qu’au moment où la communication avait été présentée, tous les recours prévisibles avaient été épuisés: la Cour suprême avait rejeté la demande de contrôle judiciaire, tandis que les agents d’immigration n’étaient pas tenus d’examiner la demande de réexamen pour raisons humanitaires qui était alors pendante avant l’expulsion. Des mesures provisoires ayant été prises, le conseil avait obtenu que la Section d’appel réexamine sa décision. La Section d’appel a ensuite reconfirmé, le 3 janvier 2003, sa décision de rejet. Le conseil a alors déposé une demande de contrôle judiciaire de cette décision auprès de la Cour fédérale alors que celle‑ci ne s’était pas encore prononcée sur la demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agent d’immigration. En conséquence, le conseil a sollicité un report de trois mois de la décision concernant la recevabilité dans l’attente de ces décisions.

Observations complémentaires des parties

6.1Par une lettre datée du 10 septembre 2003, l’État partie a fait savoir que, le 28 mai 2003, l’auteur avait obtenu l’autorisation de demander le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel le déboutant de son dernier recours. Le 6 août 2003, ce recours, qui portait entre autres moyens sur la contestation de la constitutionnalité de la législation applicable, a été examiné et la décision est attendue. La deuxième procédure relative au contrôle judiciaire de la décision de l’agent d’immigration est toujours pendante. Par conséquent, les voies de recours internes sont toujours en cours et la communication devrait être déclarée irrecevable.

6.2Par une lettre datée du 13 octobre 2003, l’État partie a fait savoir que, le 6 octobre 2003, la Cour fédérale avait fait droit à la demande d’autorisation de contrôle judiciaire de la décision de l’agent d’immigration relative à la demande de séjour au Canada pour des raisons humanitaires. Par conséquent, la demande a été renvoyée à l’examen d’un agent d’immigration différent du premier. L’État partie a fait valoir que l’auteur n’avait donc toujours pas épuisé les recours internes et que la communication était irrecevable.

6.3Dans une réponse datée du 27 octobre 2003, l’auteur fait valoir qu’une demande d’autorisation de rester pour des raisons humanitaires ne constitue pas un recours utile étant donné que son examen prend plusieurs années, qu’elle est soumise à l’appréciation de l’agent d’immigration et que de toute façon, en l’espèce, elle serait vraisemblablement rejetée au motif que l’auteur est persona non grata au Canada à cause de ses condamnations. En ce qui concerne la procédure de contrôle judiciaire en cours relativement au rejet par la Section d’appel du nouveau recours présenté, l’auteur fait observer que les trois niveaux de juridiction de l’appareil judiciaire canadien, statuant «sur pratiquement les mêmes faits», ont déjà établi que son expulsion serait compatible avec la loi canadienne. En tout état de cause, la procédure de contrôle judiciaire pendante n’a pas d’effet suspensif sur la mesure d’expulsion.

6.4Par une lettre datée du 3 mars 2004, l’État partie a fait savoir qu’en date du 29 décembre 2003, la Cour fédérale avait accepté la demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel déboutant l’auteur de son nouveau recours. Le Gouvernement de l’État partie ayant renoncé à son droit de faire appel de la décision, le recours sera renvoyé à la Section d’appel pour être réexaminé par un jury composé de membres différents. L’État partie a ajouté que la demande d’autorisation de rester au Canada pour des raisons humanitaires déposée par l’auteur était pendante et que ces deux motifs rendaient la communication irrecevable pour non‑épuisement des recours internes. L’auteur n’a pas fait parvenir d’observations supplémentaires.

Délibérations du Comité

7.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

7.2Le Comité rappelle qu’il évalue la question de l’obligation d’épuiser les recours internes disponibles et utiles, conformément au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif, au moment de l’examen de la communication. Il constate que, d’après les informations les plus récentes dont il dispose, le recours formé par l’auteur a été renvoyé à la Section d’appel. Une décision négative de cet organe serait elle-même susceptible de contrôle judiciaire. En conséquence, la communication est irrecevable pour non‑épuisement des recours internes.

7.3Compte tenu de cette conclusion, le Comité n’a pas besoin d’examiner les autres arguments avancés à l’appui de la recevabilité de la communication, notamment d’établir si une demande d’autorisation de rester pour des raisons humanitaires doit être considérée comme un recours devant être épuisé aux fins du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

8.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide:

a)Que la communication est irrecevable en vertu du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’auteur de la communication et à l’État partie.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

P. Communication n o 1045/2002, Baroy c. Philippines (Décision adoptée le 31 octobre 2003, soixante ‑dix ‑neuvième session)*

Présentée par:

M. Alfredo Baroy(représenté par un conseil, M. Theodore Te)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Les Philippines

Date de la communication:

4 janvier 2002 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 31 octobre 2003,

Adopte ce qui suit:

Décision concernant la recevabilité

1.1L’auteur de la communication, datée du 4 janvier 2002, est Alfredo Baroy, de nationalité philippine, qui dit être né le 19 janvier 1984 et qui avait donc, selon lui, 17 ans au moment où il a adressé sa communication. Il se trouvait alors incarcéré à la prison appelée New Bilibid Prison, dans la ville de Muntinlupa, après avoir été condamné à mort. Il se déclare victime de violations par les Philippines de l’article 6 du Pacte, en particulier des paragraphes 2, 5 et 6 de cet article, du paragraphe 3 de l’article 10, de l’article 14, en particulier du paragraphe 4, ainsi que de l’article 26 du Pacte. Il est représenté par un conseil.

1.2Le 9 janvier 2002, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial pour les nouvelles communications, a demandé à l’État partie, en application de l’article 86 du règlement intérieur, de ne pas exécuter le condamné tant que l’examen de l’affaire serait en cours. Le Rapporteur spécial pour les nouvelles communications a demandé également à l’État partie de déterminer rapidement l’âge de l’auteur et, en attendant que cela soit fait, de le traiter selon le régime applicable aux mineurs, conformément aux dispositions du Pacte.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 2 mars 1998, une femme a été violée trois fois. L’auteur et un autre homme (un adulte) ont été inculpés de trois chefs de viol avec usage d’une arme, crime qualifié à l’article 266A 1), lu conjointement avec l’article 266B 2) du Code pénal révisé. Il est allégué qu’à cette date, l’auteur, étant né le 19 janvier 1984, aurait été âgé de 14 ans, 1 mois et 14 jours.

2.2Au procès, la défense a avancé l’excuse de minorité pour l’auteur, qui déclarait être né en 1982. La juridiction de jugement a demandé aux autorités administratives compétentes de produire des preuves de l’âge véritable de l’auteur. Trois documents ont été soumis. Le certificat attestant la naissance vivante de l’enfant portait la date du 19 janvier 1984 et un certificat de déclaration tardive de la naissance portait la date du 19 janvier 1981; enfin, sur le registre permanent de l’école primaire fréquentée par l’auteur, la date de naissance était le 19 janvier 1980. Le tribunal a considéré, au vu de l’apparence physique de l’accusé, que sa véritable date de naissance était le 19 janvier 1980, ce qui faisait qu’il avait plus de 18 ans au moment des faits.

2.3Le 20 janvier 1999, l’auteur et son coaccusé (adulte) ont été reconnus coupables chacun de trois chefs d’inculpation de viol avec usage d’une arme et ont été condamnés à mort, l’exécution devant se faire par injection létale. Pour décider de prononcer la peine maximale prévue par la loi, le tribunal a considéré qu’il y avait eu des circonstances aggravantes − le fait que le viol avait été commis de nuit et en réunion − et qu’il n’y avait aucune circonstance atténuante. Au titre de la responsabilité civile, chacun a été condamné à verser, pour chacun des trois chefs d’inculpation, une indemnisation de 50 000 pesos philippins, des dommages‑intérêts pour le préjudice moral de 50 000 pesos, et des dommages civils de 50 000 pesos également. Le 4 janvier 2002, la communication a été adressée au Comité.

2.4Le 9 mai 2002, ayant procédé à la révision automatique du jugement, la Cour suprême a confirmé la déclaration de culpabilité mais a ramené la peine à la réclusion à perpétuité, ayant établi que les circonstances aggravantes n’avaient pas été suffisamment argumentées et prouvées. Au contraire, la juridiction de jugement avait omis une circonstance atténuante qui était un état d’ivresse «accidentel» (c’est‑à‑dire non habituel). Pour ce qui est de la question de l’âge, la Cour suprême a considéré qu’il ressortait du dossier que la mère de l’auteur avait conseillé à son fils de mentir et donc que l’argument de la minorité, ayant été «de toute évidence fabriqué», ne pouvait pas être retenu.

2.5L’auteur a ensuite déposé une requête partielle en révision de l’arrêt du 9 mai 2002, réaffirmant qu’il était mineur, ce qui constituait une circonstance atténuante impérative. La requête se fondait sur un prétendu certificat de naissance vivante, certifié conforme par le Bureau de l’état civil, selon lequel l’auteur était né le 19 janvier 1984 (ce qui faisait qu’il avait 14 ans au moment de l’infraction).

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme être victime d’une violation du paragraphe 2 de l’article 6, seul et lu conjointement avec le paragraphe 6. Il explique que la peine capitale avait été abolie en 1987 mais qu’en 1994 le Congrès l’a rétablie (exécution à la chaise électrique) en votant la loi de la République no 7659. Entre autres dispositions, ce texte classait le viol avec usage d’une arme ou commis par deux ou plus de deux personnes au nombre des crimes pouvant emporter la peine capitale (c’est‑à‑dire que la peine capitale est la peine maximale mais qu’elle n’est pas obligatoire). Aujourd’hui, la méthode d’exécution est l’injection mortelle et une loi a ultérieurement augmenté le nombre de crimes passibles de la peine de mort. En 2000, sept personnes avaient été exécutées. La même année, l’ancien Président a décrété un moratoire provisoire. Aucune initiative concrète visant à abolir la peine de mort ou à réexaminer la question n’a été prise pendant la durée du moratoire. En 2001, l’actuelle Présidente a levé le moratoire et a annoncé que les exécutions reprendraient. L’auteur fait valoir que le paragraphe 2 de l’article 6, lu conjointement avec le paragraphe 6, interdit de rétablir la peine de mort quand elle a été abolie. De plus, le crime dont il a été reconnu coupable n’entrait pas dans la catégorie des «crimes les plus graves», comme il est prescrit au paragraphe 2 de l’article 6 du Pacte.

3.2L’auteur affirme qu’il y a violation du paragraphe 3 de l’article 10 du Pacte étant donné qu’après avoir été jugé il a été incarcéré avec d’autres condamnés à mort sans qu’il soit tenu compte de son âge. Il n’a pas bénéficié du régime spécial applicable aux mineurs et s’est trouvé incarcéré avec des criminels adultes.

3.3L’auteur invoque également une violation de l’article 14, en particulier du paragraphe 4. Il n’a pas bénéficié d’une procédure distincte qui aurait garanti la protection de ses droits eu égard à sa condition de mineur. Aucune mesure préliminaire n’a été prise pour déterminer qu’il était mineur, la juridiction de jugement ayant simplement imposé à la défense d’assumer la charge de la preuve. Malgré les pièces des autorités administratives montrant que l’auteur était né soit en 1981 soit en 1984, ce qui dans l’un et l’autre cas faisait qu’il était mineur au moment de l’infraction, le tribunal a décidé arbitrairement que l’année de naissance était 1980, ce qui établissait à 18 ans son âge au moment des faits.

3.4L’auteur invoque enfin l’article 26 du Pacte parce qu’on a décidé arbitrairement qu’il avait 18 ans alors que des documents montraient qu’il était né soit en 1981 soit en 1984. La juridiction de jugement a refusé de le traiter comme un mineur et a procédé avec l’intention de déterminer arbitrairement son année de naissance, contrairement aux documents produits à l’audience.

3.5À titre de recours, l’auteur a adressé au Comité une requête le priant, à titre de mesures conservatoires, de demander à l’État partie de déterminer rapidement son âge et de le transférer d’urgence dans un quartier de détention approprié, compatible avec sa condition de mineur, où il resterait jusqu’à sa majorité. Quant au fond, il a demandé au Comité de constater i) que les trois condamnations à mort prononcées dans le cas de quelqu’un qui était mineur au moment des faits étaient incompatibles avec le paragraphe 5 de l’article 6 du Pacte, ii) que son incarcération dans le quartier des condamnés à mort, alors qu’il était mineur, sans qu’il soit tenu compte de son état de minorité, était incompatible avec le paragraphe 3 de l’article 10, iii) que le fait que le juge n’ait pas tenu compte de son état de minorité était incompatible avec le paragraphe 4 de l’article 14 du Pacte, et iv) que le rétablissement de la peine capitale et la volonté déclarée de la Présidente de la République de l’appliquer étaient contraires au paragraphe 2 de l’article 6, lu conjointement avec le paragraphe 6 du Pacte. Il a prié le Comité de demander à l’État partie de prendre toutes les mesures nécessaires concernant la peine capitale qui avait été prononcée pour trois chefs d’inculpation, dans le respect de sa propre législation relative aux mineurs délinquants et de ses obligations découlant du Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans une note verbale datée du 9 juillet 2002, l’État partie a contesté la recevabilité de la communication. Il fait valoir qu’au moment où la communication a été envoyée, le recours déposé par l’auteur devant la Cour suprême était pendant, ce qui fait que ses griefs «relevaient de façon générale de la spéculation et qu’il était prématuré de les avancer»; la communication était irrecevable pour non‑épuisement des recours internes.

4.2De plus, l’État partie fait valoir que l’arrêt de la Cour suprême en date du 9 mai 2002 «peut très bien avoir pour résultat que l’affaire soumise au Comité des droits de l’homme soit désormais considérée comme sans objet». La Cour suprême, pour des motifs autres que la condition de mineur alléguée par l’auteur, a ramené la peine à la réclusion à perpétuité. Pour cette raison, les griefs concernant la validité de la loi rétablissant la peine capitale n’ont plus lieu d’être. La Cour a également rejeté l’excuse de minorité, considérant qu’elle était «de toute évidence fabriquée» et dictée par la mère de l’auteur. L’État partie relève que l’auteur a ensuite déposé une requête demandant la révision partielle de l’arrêt du 9 mai 2002 et réaffirmant que sa condition de mineur était une circonstance atténuante impérative; ce grief est donc toujours pendant et devrait être déclaré irrecevable pour non‑épuisement des recours internes.

Commentaires de l’auteur

5.1Dans une lettre datée du 26 mai 2003, l’auteur a rejeté les arguments de l’État partie, en faisant valoir que bien que la requête partielle de réexamen de la question de sa minorité n’ait toujours pas fait l’objet d’une décision, la communication restait recevable parce que la Cour suprême avait confirmé sa culpabilité, et le fait qu’elle ne l’ait pas traité comme un mineur, malgré les preuves écrites produites, démontrait que tous les recours internes avaient été épuisés. Il avance qu’un recours n’est pas «utile» si le tribunal en question n’est pas prêt à examiner toutes les options. À son avis, le fait que la Cour suprême soit constante dans sa façon de procéder, c’est‑à‑dire qu’elle réexamine les affaires exclusivement à la lumière des comptes rendus d’audience soumis, même dans les cas où il est évident qu’un point de fait est contesté, montre qu’il ne lui reste plus de recours approprié. En conséquence, il n’était pas prématuré de présenter la communication, qui devrait être déclarée recevable.

Observations complémentaires des parties

6.1Le 16 juillet 2003, l’État partie a fait des observations supplémentaires sur la recevabilité et le fond de la communication. En ce qui concerne la recevabilité, il ajoute aux arguments avancés précédemment que l’auteur ne peut pas affirmer être «victime», au sens des dispositions du Protocole facultatif, étant donné qu’il n’y a pas eu d’application concrète de la loi à son détriment. En effet, comme la décision prise le 9 mai 2002 par la Cour suprême a commué la peine en réclusion à perpétuité, la peine capitale ne sera pas exécutée, quel qu’ait été l’âge de l’auteur au moment de l’infraction.

6.2S’agissant du fond, l’État partie fait valoir que les allégations de violation se fondent sur l’affirmation selon laquelle l’auteur serait mineur. L’État partie fait valoir que la minorité de l’auteur n’a toujours pas été prouvée de façon satisfaisante et renvoie au mémoire soumis par le Bureau du Solicitor ‑General en réponse à la requête partielle en révision déposée par l’auteur devant la Cour suprême. Dans ce mémoire, le Bureau estime qu’il «n’est pas en mesure de dire si le certificat attestant la naissance vivante joint … est authentique ou non» et laisse cette question «à l’appréciation» de la Cour. En tout état de cause, la Cour suprême a déjà rejeté l’argument de la minorité avancé par l’auteur, et cette décision reste valable tant qu’elle ne l’aura pas infirmée.

6.3En ce qui concerne la question du rétablissement de la peine capitale en vertu de la loi de la République no 7659, l’État partie renvoie à la jurisprudence de la Cour suprême selon laquelle la Constitution prévoit le rétablissement par le Congrès et la loi «abonde en garanties de procédure et de fond, ce qui exclut une application incorrecte de la loi». En outre, la Cour a estimé que la peine capitale n’était pas, en soi, un châtiment cruel au sens de la Constitution de l’État partie. L’État partie renvoie également à la jurisprudence du Comité pour affirmer que la peine capitale ne constitue pas en soi une violation du Pacte.

6.4Quant à l’affirmation selon laquelle l’auteur aurait dû bénéficier d’une procédure spéciale pour mineurs, l’État partie fait observer que la Cour suprême a pris acte des observations de la juridiction de jugement quant à la fourberie et à la propension au crime de l’auteur. L’État partie fait valoir que, étant donné qu’il convenait d’accorder de l’importance aux observations de la juridiction de jugement compte tenu du fait qu’elle a procédé à une évaluation directe du comportement de l’auteur, l’application d’une «procédure spéciale», à supposer même que l’auteur était mineur, aurait «manifestement nui à l’administration de la justice».

6.5En ce qui concerne la question du traitement des jeunes condamnés et le fait que ces derniers doivent être séparés des condamnés adultes, l’État partie renvoie aux dispositions de son Code sur la protection de l’enfance et de la jeunesse (décret présidentiel no 603), tel qu’il a été interprété par la Cour suprême. En vertu de ces dispositions, un délinquant déclaré coupable d’une infraction commise alors qu’il était âgé de 9 à 15 ans n’est pas condamné mais est confié à la garde des services sociaux. Toutefois, si le délinquant était âgé de moins de 18 ans au moment de l’infraction mais n’est plus mineur au moment de son jugement et de sa condamnation, il ne peut bénéficier du sursis.

6.6S’agissant de la question de savoir si l’âge de l’auteur a été déterminé arbitrairement, l’État partie rappelle les déclarations contradictoires de l’auteur devant la juridiction de jugement (il a affirmé tour à tour qu’il avait 17 ans et qu’il ne savait plus son âge mais que sa mère lui avait donné pour instruction de dire qu’il avait 17 ans). En conséquence, et compte tenu de son apparence physique, la juridiction de jugement a demandé que soient produits des documents officiels, et les a examinés avant d’aboutir à la conclusion que l’auteur n’était pas mineur. Cette conclusion n’a pas été infirmée par la Cour suprême et demeure valable jusqu’à ce que la Cour suprême en décide autrement.

7.1L’auteur n’a pas fait usage de la possibilité qui lui était offerte de faire des commentaires additionnels en réponse aux observations supplémentaires de l’État partie.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2Le Comité relève que, alors que la communication avait déjà été envoyée, la Cour suprême a fait droit au recours de l’auteur et a ordonné la commutation de la peine capitale en peine de réclusion. Le Comité estime donc que les griefs de violation de l’article 6 du Pacte du fait de la condamnation à mort sont maintenant sans objet pour ce qui est de l’article premier du Protocole facultatif. Par conséquent, même si le Comité peut s’y référer pour l’appréciation des autres griefs, il n’est pas nécessaire pour lui d’examiner plus avant ces questions particulières.

8.3Malgré la conclusion à laquelle il est ainsi parvenu pour ce qui est des griefs de violation de l’article 6, le Comité relève que la condamnation d’une personne à la peine capitale et son incarcération dans le quartier des condamnés à mort alors que la question de sa minorité n’a pas été définitivement tranchée soulèvent de graves questions au regard des dispositions des articles 10 et 14, et peut‑être aussi de l’article 7 du Pacte. Pour ce qui est de l’épuisement des recours internes, le Comité relève que l’auteur a déposé une «requête partielle en réexamen» dont la Cour suprême est actuellement saisie, demandant qu’elle revoie la façon dont elle a traité la question de sa minorité dans son arrêt du 9 mai 2002. Le Comité rappelle que sa position en ce qui concerne l’épuisement des recours internes est, en l’absence de circonstances exceptionnelles, d’examiner cet aspect d’une communication enregistrée au moment où il examine l’affaire. En l’espèce donc, le Comité considère que la question de l’âge de l’auteur et la question des moyens par lesquels cet âge a été déterminé par les tribunaux sont actuellement, du fait de l’action engagée par l’auteur lui‑même, devant un organe judiciaire ayant autorité pour trancher définitivement ces griefs précis. Il s’ensuit que les griefs au titre de l’article 10 et de l’article 14 du Pacte et éventuellement de l’article 7 ayant trait à l’âge de l’auteur et à la façon dont les tribunaux ont procédé pour le déterminer sont irrecevables du fait du non‑épuisement des recours internes.

9.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide:

a)Que la communication est irrecevable au titre de l’article premier et du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’auteur de la communication et à l’État partie.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

Q. Communication n o  1074/2002, Navarra Ferragut c. Espagne (Décision adoptée le 30 mars 2004, quatre ‑vingtième session)*

Présentée par:

Isabel Ferragut Pallach(représentée par un conseil, M. Javier Bruna Reverter)

Au nom de:

Arturo Navarra Ferragut

État partie:

Espagne

Date de la communication:

16 octobre 2002 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en application de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 31 mars 2004,

Adopte ce qui suit:

Décision concernant la recevabilité

1.L’auteur de la communication, datée du 16 octobre 2000, est Isabel Ferragut Pallach, de nationalité espagnole, qui allègue des violations par l’Espagne de l’article 7 et du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques à l’égard de son fils Arturo Navarra Ferragut, décédé le 27 décembre 1993. L’auteur est représentée par un conseil. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’Espagne le 25 janvier 1985.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 3 mars 1988, Arturo Navarra Ferragut, âgé de 27 ans, qui souffrait d’une névrose obsessionnelle, a subi un traitement par radiochirurgie, effectué par les docteurs Enrique Rubio García et Benjamín Guix Melchor. Au cours des années qui ont suivi, il a perdu peu à peu et de manière irréversible ses facultés vitales jusqu’à son décès, survenu le 27 décembre 1993.

2.2L’auteur a porté plainte devant le tribunal pénal no 13 de Barcelone contre les médecins, pour délit de faute professionnelle (imprudencia temeraria profesional) ayant entraîné la mort. Dans son jugement du 14 juillet 1997, le tribunal pénal a acquitté les accusés, faute de preuves permettant d’établir de manière digne de foi la faute professionnelle.

2.3L’auteur a fait appel devant l’Audiencia Provincial de Barcelone. Elle a sollicité la tenue d’une audience publique pour pouvoir mieux établir le bien‑fondé de son recours et obtenir une meilleure décision. Par un arrêt du 27 janvier 1998, l’Audiencia Provincial a rejeté le recours.

2.4L’auteur a formé un recours en amparo devant le Tribunal constitutionnel en alléguant la violation du droit au respect des garanties de procédure et du droit à la vie et à l’intégrité physique et morale. Par une décision du 13 juillet 1998, le Tribunal constitutionnel a rejeté son recours.

2.5L’auteur a présenté une requête devant la Cour européenne des droits de l’homme en alléguant des violations des articles 2, 3, 8 et du paragraphe 1 de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Par une décision du 27 avril 2000, la Cour européenne a déclaré la requête irrecevable.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur allègue une violation de l’article 7 du Pacte concernant l’interdiction de soumettre une personne à des expériences médicales ou scientifiques. Elle affirme que le traitement qui a entraîné la mort de son fils a été présenté par les médecins comme un remède contre les troubles psychiques, alors qu’en réalité il s’agit d’un traitement utilisé contre les tumeurs cancéreuses cérébrales. L’auteur affirme que le cas de son fils a été utilisé pour pratiquer une expérience scientifique afin d’étudier la possibilité d’appliquer la technique de la radiochirurgie par rayons gamma aux malades atteints de troubles psychiques.

3.2L’auteur allègue une violation du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte, en faisant valoir que l’Audiencia Provincial de Barcelone ne s’est pas prononcée sur sa demande expresse, à savoir la tenue d’une audience publique avant le prononcé du jugement.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans son courrier du 20 juin 2002, l’État partie affirme que la communication est irrecevable en vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, faisant valoir que la communication présentée au Comité porte exactement sur la même question que celle soumise par la même personne à la Cour européenne des droits de l’homme. Il ajoute que l’examen auquel a procédé la Cour européenne avait pour objet la procédure considérée dans son ensemble. Il rappelle que le Comité a déclaré à plusieurs reprises que «la même question», au sens du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, devait s’entendre comme la même plainte concernant la même personne, présentée par cette dernière devant un organe international. L’État partie prétend que confondre «la même question» avec un motif de plainte séparé suppose que l’on oublie la notion unitaire du procès, qui impose son examen dans sa totalité.

4.2L’État partie affirme que, selon l’article 795 du Code de procédure pénale, la tenue d’une audience publique pour examiner le recours en appel devant l’Audiencia Nacional ne dépend pas de la requête des parties, mais relève de la discrétion de l’organe judiciaire. Conformément à l’article précité, il y aura audience publique uniquement «lorsque l’Audiencia le juge nécessaire pour pouvoir se forger correctement une conviction fondée». L’État partie affirme que, dans le cas de l’auteur, l’Audiencia n’a pas jugé nécessaire de tenir une audience publique car celle‑ci avait déjà eu lieu devant le tribunal pénal, et ajoute que, par ailleurs, cette question a été prise en compte par la Cour européenne. L’État partie fait aussi valoir que la Cour européenne a également pris en considération les arguments que l’auteur invoque devant le Comité pour dénoncer une violation de l’article 7 du Pacte, en relevant à ce sujet l’existence d’un document signé par Arturo Navarra Ferragut, dans lequel ce dernier a consenti à l’intervention médicale qui a été pratiquée sur lui.

Commentaires de l’auteur sur la recevabilité

5.1Dans son courrier du 22 novembre 2002, l’auteur fait valoir que les plaintes qu’elle présente au Comité n’ont pas été soumises à d’autres organes internationaux. Elle affirme que, bien que faisant partie du même procès judiciaire, les faits et l’aspect juridique qu’elle soumet maintenant au Comité constituent une question distincte de celle qu’elle a soumise à la Cour européenne.

5.2L’auteur reconnaît que l’Audiencia Nacional n’était pas tenue par la loi de siéger en audience publique pour statuer sur le recours, mais à son avis cela ne signifie pas qu’elle n’aurait pu le faire, d’autant plus que la loi en prévoit la possibilité. Selon l’auteur, les principes directeurs du procès que sont la cohérence, le respect des garanties de procédure ainsi que le droit d’obtenir un jugement sur les questions soumises aux tribunaux par les parties, sont contenus dans les termes du paragraphe 1 de l’article 14 et obligeaient la juridiction saisie à se prononcer sur sa requête, laquelle a été ignorée.

Délibérations du Comité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité observe que l’auteur a soumis une plainte (requête) à la Cour européenne des droits de l’homme, qui a déclaré la requête irrecevable le 27 avril 2000, la considérant manifestement infondée. Le Comité note que la Cour européenne a examiné les faits qui lui sont maintenant présentés par l’auteur, ainsi que la procédure judiciaire considérée dans son ensemble. De manière spécifique, elle s’est prononcée sur l’absence supposée de réponse de la part de l’Audiencia Nacional à la demande formulée par l’auteur concernant la tenue d’une audience publique. La Cour a considéré que l’auteur n’avait pas prouvé que sa cause n’avait pas été entendue en toute égalité devant les tribunaux espagnols. De même, elle a pris en compte le fait que, selon le jugement rendu le 14 juillet 1997 par le tribunal pénal no 13 de Barcelone, Arturo Navarra Ferragut avait signé un document autorisant l’intervention de radiochirurgie pratiquée sur lui, et que ce document mentionnait expressément les possibles effets secondaires. Il s’ensuit que, bien que l’auteur souhaite que le Comité aborde la question sous un angle différent de celui sous lequel elle a été abordée par la Cour européenne, il s’agit de «la même question» qui a déjà été soumise à l’examen d’une autre instance internationale d’enquête et analysée dans ce contexte. Le Comité note que, si dans la majorité des versions linguistiques originales, l’alinéa a du paragraphe 2 de l’article 5 du Protocole facultatif mentionne seulement les cas où la même question est en cours d’examen devant une autre instance internationale, dans le texte espagnol en revanche, ladite disposition mentionne aussi les situations dans lesquelles cet examen est achevé. Le Comité maintient sa position selon laquelle l’alinéa a du paragraphe 2 de l’article 5 du Protocole facultatif doit être interprété à la lumière des autres versions originales, plutôt qu’à la lumière de la version espagnole. Il relève cependant que la déclaration faite par l’État partie − en espagnol − au moment de la ratification du Protocole facultatif reprend les mêmes termes que le texte espagnol du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif. Le Comité observe que l’État partie avait clairement l’intention de préserver le sens du texte espagnol du Protocole facultatif et conclut que cette déclaration correspond donc à une réserve, le paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole étant étendu de manière à viser les communications qui ont déjà été examinées par d’autres instances internationales. Par conséquent, la communication doit être déclarée irrecevable en vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, tel qu’il est modifié par la déclaration de l’État partie.

7.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide:

a)Que la communication est irrecevable en vertu de l’alinéa a du paragraphe 2 l’article 5 du Protocole facultatif;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’auteur de la communication et, pour information, à l’État partie.

[Adopté en anglais, en espagnol (version originale) et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

R. Communication n o  1084/2002, Bochaton c. France (Décision adoptée le 1 er avril 2004, quatre ‑vingtième session)*

Présentée par:

Lionel Bochaton(représenté par un conseil, M. Alain Lestourneaud)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

France

Date de la communication:

11 avril 2002 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 1er avril 2004,

Adopte ce qui suit:

Décision concernant la recevabilité

1.L’auteur est M. Lionel Bochaton, citoyen français résidant à Saint‑Paul‑en‑Chablais (France). Il se déclare victime de violations par la France des paragraphes 1, 2 et 3 c) de l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. L’auteur est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 28 novembre 1996, suite à une enquête de gendarmerie, l’auteur a été mis en examen par le juge d’instruction du tribunal de grande instance de Thonon‑les‑Bains du chef d’exhibitions sexuelles.

2.2Par ordonnance du 11 juin 1997, le juge d’instruction a renvoyé l’auteur devant le tribunal correctionnel au motif «qu’il résulte de l’information des charges suffisantes contre Lionel Bochaton d’avoir à Vacheresse, au cours de l’été 1996 et jusqu’au 21 septembre 1996, dans un lieu accessible aux regards du public, commis des exhibitions sexuelles, en l’espèce en se promenant nu».

2.3Par acte délivré le 1er juillet 1997 par le Procureur de la République, l’auteur a été cité pour ces faits devant le tribunal correctionnel de Thonon‑les‑Bains.

2.4Par jugement du 17 septembre 1997, le tribunal a relaxé au bénéfice du doute l’auteur des faits qui lui étaient reprochés.

2.5Le 24 septembre 1997, le Procureur de la République a interjeté appel de ce jugement.

2.6Par arrêt du 30 juin 1999, la cour d’appel de Chambéry a infirmé le jugement et a condamné l’auteur pour exhibitions sexuelles à une peine de trois mois d’emprisonnement avec sursis et à une interdiction des droits civiques, civils et de famille pour une durée de cinq ans.

2.7Le 1er juillet 1999, l’auteur a formé un pourvoi en cassation contre cet arrêt.

2.8Par arrêt du 13 septembre 2000, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a rejeté le pourvoi.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur se déclare non coupable des faits incriminés, à savoir d’exhibitions sexuelles.

3.2L’auteur se plaint de la procédure pénale ayant abouti à sa condamnation et soulève, à cet égard, les griefs suivants:

L’imprécision de l’acte d’accusation: La citation délivrée par le parquet devant le tribunal de grande instance de Thonon‑les‑Bains était imprécise quant aux faits déterminés et leur datation tels que l’attestent les mentions vagues et peu détaillées «au cours de l’été 1996 et jusqu’au 21 septembre 1996» ou «à plusieurs reprises».

Le non‑respect du principe de la présomption d’innocence: Compte tenu de l’imprécision de l’acte d’accusation, l’auteur a dû déterminer lui‑même la date des faits pour lesquels il était poursuivi.

L’absence de légalité de la condamnation: L’auteur estime que les juridictions internes l’ont déclaré coupable d’exhibitions sexuelles sans rapporter la preuve de ces faits.

L’atteinte aux droits de la défense et aux règles du procès équitable: La citation délivrée devant la cour d’appel de Chambéry ne faisait pas mention de l’article 131‑26 du Code pénal qui prévoit la peine complémentaire d’interdiction des droits civils et de famille alors que la cour d’appel l’a condamné à cette peine.

La durée excessive de la procédure: La phase d’appel de l’affaire a duré 1 an, 9 mois et 6 jours, ce qui est, selon l’auteur, excessif dans la mesure où l’affaire a été jugée sur 1 mois et 11 jours (plaidoirie le 19 mai 1999 et arrêt le 30 juin 1999).

3.3L’auteur estime finalement qu’il y a eu violation des paragraphes 1, 2 et 3 c) de l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

3.4L’auteur déclare avoir épuisé les voies de recours internes et précise que l’affaire n’a pas été soumise à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans ses observations du 14 août 2002, l’État partie conteste la recevabilité de la communication.

4.2Eu égard au grief tiré de la durée excessive de la procédure, l’État partie soutient que l’auteur n’a pas épuisé toutes les voies de recours internes.

4.3En premier lieu, d’après l’État partie, l’auteur n’a pas exercé les recours prévus par l’article L781‑1 du Code de l’organisation judiciaire (COJ). Cet article dispose que «L’État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service de la justice. Cette responsabilité n’est engagée que pour une faute lourde ou pour un déni de justice.». Les actions engagées par les particuliers contre l’État sur le fondement de ce texte relèvent de la compétence des tribunaux de l’ordre judiciaire. Selon l’État partie, dans sa décision du 7 novembre 2000, requêtes no 44952/98 et no 44953/98 de Mmes Van Der Kar et Lissaur Van West, la Cour européenne des droits de l’homme a admis l’efficacité du recours fondé sur l’article L781‑1 du COJ et a ainsi accueilli «l’argument du Gouvernement français selon lequel le recours fondé sur l’article L781‑1 du COJ, dès lors qu’il est à présent soutenu par une jurisprudence interne constante, permet de remédier à la violation alléguée lorsque la procédure est achevée au plan interne». L’État partie explique que la Cour a reconnu que, depuis l’arrêt de la cour d’appel de Paris en date du 20 janvier 1999 et les décisions ultérieures rendues par d’autres juridictions, cette voie de recours pouvait être utilement exercée pour contester la durée d’une procédure (voir jugements rendus par le tribunal de grande instance de Paris les 9 juin et 22 septembre 1999, affaires Quillichini et Legrix de la Salle) concernant des durées de procédure civile, ainsi qu’en matière pénale (voir arrêts rendus par la cour d’appel de Lyon, arrêt Association Défense Libre du 27 octobre 1999; et par celle d’Aix‑en‑Provence, arrêt Lagarde du 14 juin 1999). En l’occurrence, la Cour européenne était saisie d’un grief tiré de la durée excessive de la procédure en application des dispositions du paragraphe 1 de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, dont la rédaction est similaire à celle de l’article 14 du Pacte. Mutatis mutandis, l’État partie considère que cette jurisprudence peut être également appliquée par le Comité des droits de l’homme. En l’espèce, d’après l’État partie, l’auteur a introduit sa communication devant le Comité le 11 avril 2002, soit postérieurement à l’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris et aux autres décisions rendues en France sur le fondement de l’article L781‑1 du COJ, relatives à la durée de procédures. L’État partie estime donc que l’auteur était parfaitement en mesure de connaître l’existence et l’effectivité de ce recours.

4.4En second lieu, l’État partie fait valoir que l’auteur n’a pas saisi, dans son mémoire ampliatif, la Cour de cassation du grief tiré de la durée prétendûment excessive de la procédure. L’État partie rappelle la jurisprudence du Comité des droits de l’homme selon laquelle l’auteur doit faire valoir en substance devant les juridictions nationales le grief qu’il invoque par la suite. Se référant à la communication no°661/1995 (Paul Triboulet c. France), l’État partie rappelle que le Comité avait déclaré irrecevable en raison du non‑épuisement des voies de recours internes, le grief fondé sur la durée excessive de l’instruction et de la procédure judiciaire au motif que l’auteur de la communication n’avait pas porté ce grief devant la Cour de cassation.

4.5Eu égard aux griefs fondés sur l’imprécision de l’acte d’accusation, le non‑respect de la présomption d’innocence et l’absence de légalité de la condamnation, l’État partie estime que l’auteur tente, en réalité, de remettre en cause sa condamnation. En effet, d’après l’État partie, l’auteur indique à l’appui de ses griefs que les juges ont inversé la charge de la preuve en le condamnant: «les juges d’appel ont procédé par voie d’amalgame en mélangeant les dates des faits et les témoignages, sans apporter la preuve objective et vérifiable de chaque fait distinct». À cet égard, l’État partie rappelle la jurisprudence du Comité des droits de l’homme selon laquelle le Comité ne peut examiner les faits et les éléments de preuve soumis aux tribunaux nationaux, à moins qu’il ne soit manifeste que leur appréciation a été arbitraire ou qu’elle équivaut à un déni de justice. Or, l’État partie estime qu’en l’occurrence l’arrêt rendu par la cour d’appel de Chambéry est très longuement motivé et démontre que chaque élément du dossier a été analysé. D’après l’État partie, aucun reproche d’arbitraire ou de déni de justice ne peut sérieusement être invoqué. Au demeurant, l’État partie fait valoir que la Chambre criminelle de la Cour de cassation a elle‑même considéré, en répondant au second moyen de cassation (qui correspond aux trois griefs soulevés devant le Comité), «(…) que les moyens qui se bornent à remettre en question l’appréciation souveraine par les juges du fond des faits et circonstances de la cause, ainsi que des éléments de preuve contradictoirement débattus, ne sauraient être admis».

4.6Concernant le grief relatif à la citation délivrée devant la cour d’appel de Chambéry, l’État partie estime que l’auteur n’a pas épuisé les voies de recours internes dans la mesure où il n’a soulevé la nullité de la citation ni devant la cour d’appel de Chambéry, ni devant la Cour de cassation. En effet, d’après l’État partie, l’auteur n’a, à aucun moment, invoqué même en substance devant la juridiction suprême une violation des dispositions de l’article 14 du Pacte, au motif que la citation délivrée à son encontre devant la cour d’appel aurait omis la mention de l’article 131‑26 du Code pénal.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie sur la recevabilité

5.1Dans sa lettre du 8 novembre 2002, l’auteur conteste l’argumentation de l’État partie.

5.2Eu égard au grief tiré de la durée excessive de la procédure, l’auteur estime que l’article L781‑1 du COJ institue, en fait, un régime très restrictif de la responsabilité étatique, voire impossible à mettre en œuvre. L’auteur considère, en outre, que la solution adoptée par la Cour européenne des droits de l’homme et citée par l’État partie constitue un revirement de sa propre jurisprudence. D’après l’auteur, le fait d’imposer au requérant qu’il exerce, préalablement à toute saisine du Comité, le recours restrictif et inefficace prévu par l’article L781‑1 du COJ, aboutirait à allonger abusivement la procédure devant les juges internes; et à retirer au Comité tout contrôle effectif sur la garantie instituée par le Pacte au titre du paragraphe 3 c) de l’article 14 du Pacte. Enfin, l’auteur note que la décision précitée de la Cour européenne est du 7 novembre 2000, soit postérieure à la période mise en cause dans le cas d’espèce et à l’arrêt de la Cour de cassation du 13 septembre 2000.

5.3Eu égard aux griefs fondés sur l’imprécision de l’acte d’accusation, le non‑respect de la présomption d’innocence et l’absence de légalité de la condamnation, l’auteur estime qu’il est unanimement reconnu qu’en matière pénale, l’accusé a le droit d’être informé de manière très détaillée des faits qui lui sont imputés et sur lesquels se fonde l’accusation. D’après l’auteur, le fait de condamner une personne pour des faits commis à une date non précisée, comme en l’espèce, relève de l’arbitraire. Compte tenu des graves conséquences pouvant découler d’une condamnation pénale, l’auteur souligne qu’il est du devoir des États de veiller à ce que les actes d’accusation soient très précis. À défaut, la personne poursuivie est contrainte de faire la preuve négative de sa participation aux faits. Ce renversement de la charge de la preuve constitue également, d’après l’auteur, un dépassement arbitraire de la présomption d’innocence.

5.4Concernant le grief relatif à la citation délivrée devant la cour d’appel de Chambéry, l’auteur déclare qu’il n’a pas entendu contester la citation, mais la condamnation à une peine complémentaire non visée dans l’acte d’accusation délivrée à son encontre devant la cour d’appel de Chambéry. L’auteur estime qu’il ne lui appartenait pas de soulever la nullité de la citation en justice qui n’avait pas repris l’article 131‑26 du Code pénal prévoyant des peines complémentaires, car cet abandon privait la Cour d’appel de la possibilité de faire application de cette disposition. D’après l’auteur, il n’était donc pas dans son intérêt de soulever la nullité de l’acte d’accusation qui avait renoncé à l’application d’un texte répressif à son encontre. À la lecture de l’arrêt rendu par les juges internes, l’auteur déclare avoir découvert qu’il avait été arbitrairement condamné à une peine que l’acte d’accusation ne mentionnait pas, le privant de toute défense sur ce point.

Délibérations du Comité sur la recevabilité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Comme il est tenu de le faire en vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité s’est assuré que la même question n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Eu égard au grief tiré de la durée excessive de la procédure, le Comité a pris note de l’argumentation de l’État partie soutenant que la violation alléguée n’a pas fait l’objet d’un recours en vertu de l’article L781‑1 du Code de l’organisation judiciaire (COJ) et n’a pas été soulevée par l’auteur auprès de la Cour de cassation. Le Comité a également noté les arguments de l’auteur qualifiant le recours prévu à l’article L781‑1 du COJ comme étant restrictif et inefficace. Le Comité estime que l’auteur n’a pas suffisamment étayé son argumentation contestant les développements de l’État partie faisant valoir que l’article L781‑1 du COJ instituait un recours utile. Le Comité constate, en outre, que l’auteur n’a pas contesté le fait que son grief n’avait pas été porté devant la Cour de cassation. Enfin, le Comité estime que le grief relatif à la durée excessive de la procédure n’a pas été suffisamment étayé. En conséquence, le Comité déclare cette partie de la communication irrecevable au regard de l’article 2 et du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

6.4Concernant les griefs quant à l’imprécision de l’acte d’accusation, au non‑respect de la présomption d’innocence et à l’absence de légalité de la condamnation, le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle il appartient généralement aux juridictions des États parties au Pacte d’examiner les faits et les éléments de preuve dans une affaire donnée. Lorsqu’il examine des allégations de violation de l’article 14 à cet égard, le Comité est seulement habilité à vérifier si la condamnation a été arbitraire ou a constitué un déni de justice. Or, les informations dont le Comité est saisi n’indiquent pas que l’évaluation des moyens de preuve par les tribunaux ait souffert de telles irrégularités. En conséquence, cette partie de la communication n’a pas été suffisamment étayée, aux fins de la recevabilité, et est donc irrecevable au titre de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.5Eu égard au grief relatif à la citation délivrée devant la cour d’appel de Chambéry, après avoir examiné les arguments de l’État partie et de l’auteur, le Comité constate que la violation alléguée découlant de la condamnation du requérant, en appel, à des peines complémentaires alors que l’article 131‑26 du Code pénal prévoyant de telles peines n’avait pas été visé dans la citation, n’a pas été soulevée par l’auteur, dans son mémoire ampliatif, auprès de la Cour de cassation. Le Comité considère, en conséquence, cette partie de la communication irrecevable au regard du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

Le Comité déclare, en conséquence, ces griefs irrecevables au regard de l’article 2, et du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

7.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide:

a)Que la communication est irrecevable en vertu de l’article 2, et du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie et à l’auteur de la communication.

[Adopté en anglais, en espagnol et en français (version originale). Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

S. Communication n o  1106/2002, Palandjian c. Hongrie (Décision adoptée le 30 mars 2004, quatre ‑vingtième sesssion)*

Présentée par:

Rebecca Palandjian et son frère Aghabab Palandjian(qui ne sont pas représentés par un conseil)

Au nom de:

Les auteurs

État partie:

Hongrie

Date de la communication:

21 juin 1999 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 31 mars 2004,

Adopte ce qui suit:

Décision concernant la recevabilité

1.1Les auteurs de la communication sont Mme Palandjian et son frère Aghabab Palandjian, citoyens hongrois de naissance mais citoyens américains depuis 1966, qui résident actuellement aux États‑Unis. Ils affirment être victimes de violations du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Ils ne sont pas représentés par un conseil.

1.2Le Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques est entré en vigueur pour la Hongrie le 7 décembre 1988.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1En 1952, les biens que le père des auteurs avait en commun avec son frère à Budapest ont été nationalisés par l’ancien régime communiste. La même année, la famille est allée vivre en Autriche. En 1960, le père des auteurs, citoyen arménien/iranien, est décédé et les auteurs ont alors émigré aux États‑Unis.

2.2En 1991, les autorités hongroises ont adopté la loi no XXV de 1991 (ci‑après dénommée la «loi d’indemnisation»), par laquelle elles accordaient une indemnisation partielle pour les biens qui avaient été nationalisés sous le régime communiste. En vertu du paragraphe 2 de cette loi, les personnes suivantes avaient le droit d’être indemnisées: 1) les citoyens hongrois; 2) les anciens citoyens hongrois; et 3) les ressortissants étrangers qui résidaient en Hongrie le 31 décembre 1990.

2.3Le 11 décembre 1992 et le 30 avril 1993, le consulat de Hongrie à New York a répondu aux demandes de renseignements de Mme Palandjian à propos de ses droits à indemnisation, expliquant qu’elle ne pouvait y prétendre étant donné que son père ne faisait pas partie des bénéficiaires aux termes de la loi d’indemnisation dès lors qu’il n’était pas citoyen hongrois au moment de la nationalisation.

2.4Le 16 mars 1993, le Bureau de règlement des réclamations pour perte de biens de Budapest a rejeté la demande d’indemnisation de Mme Palandjian au motif que son père ne remplissait pas les critères fixés dans la loi d’indemnisation. Le 29 avril 1993, Mme Palandjian a fait appel de cette décision. Le 2 mai 1996, le Bureau national de règlement des réclamations pour perte de biens et d’indemnisation a confirmé cette décision. Le 1er avril 1998, le tribunal de district de Pest a à son tour confirmé la décision.

2.5En 1994 ou vers cette date, Mme Palandjian a demandé conseil au Secrétaire principal de la Cour constitutionnelle. Dans une lettre datée du 21 novembre 1994, ce dernier a expliqué qu’un recours auprès de cette juridiction devait contester la constitutionnalité d’une loi quand aucun autre moyen de droit n’est disponible et que la réponse à une simple demande d’avis sur une question juridique ne faisait pas partie des compétences de la Cour. Mme Palandjian n’a pas introduit de requête constitutionnelle, ayant appris d’un avocat, en 1990, qu’il demanderait le dépôt d’une caution de 240 000 dollars pour présenter une telle requête.

2.6Le 26 février 1999, une requête présentée par Mme Palandjian à la Cour européenne des droits de l’homme a été déclarée irrecevable; compte tenu de tous les éléments qui étaient en sa possession et dans la mesure où les questions qui faisaient l’objet des plaintes relevaient de sa compétence, la Cour a estimé que les faits exposés ne faisaient apparaître aucune violation des droits et libertés consacrés dans la Convention et ses protocoles.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs affirment qu’ils n’ont pas présenté de requête à la Cour constitutionnelle parce que le coût d’une telle procédure serait prohibitif. De ce fait, ils considèrent qu’ils ont épuisé tous les recours internes.

3.2Les auteurs font valoir que leur droit à la propriété a été violé dès lors que les autorités hongroises ne leur ont pas restitué les biens de leur père ou ne les ont pas indemnisés de la perte de ces biens à la suite de leur nationalisation en 1952.

3.3Les auteurs affirment également qu’ils ont fait l’objet d’une discrimination dans la mesure où ils n’ont pas été indemnisés de la perte des biens de leur père parce que ce dernier n’était pas citoyen hongrois au moment de la nationalisation et qu’il ne remplissait donc pas les critères fixés dans la loi d’indemnisation de 1991.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans sa lettre du 8 octobre 2002, l’État partie affirme que l’allégation de Mme Palandjian, selon laquelle il y a eu violation de son droit à la propriété, ne relève pas du champ d’application du Pacte et est par conséquent irrecevable ratione materiae conformément à l’article 3 du Protocole facultatif. En ce qui concerne sa plainte selon laquelle elle a été victime d’une discrimination pour ce qui est de son indemnisation pour la perte des biens nationalisés de son père, l’État partie estime qu’elle est irrecevable en vertu de l’article 2 et du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif dans la mesure où Mme Palandjian n’a pas épuisé tous les recours internes disponibles.

4.2L’État partie soutient que l’allégation de Mme Palandjian, selon laquelle elle a été victime d’une discrimination du fait de la loi d’indemnisation, étant donné qu’elle n’a pas bénéficié d’une indemnisation partielle pour la perte des biens de son défunt père, n’a jamais été soulevée devant les autorités nationales compétentes notamment devant des organes judiciaires. Il ressort des documents présentés que Mme Palandjian a adressé une demande d’indemnisation au Bureau de règlement des réclamations pour perte de biens. Cette demande a été rejetée le 16 mars 1993 au motif que son auteur ne remplissait pas les conditions requises car «au moment du préjudice, le propriétaire n’était pas citoyen hongrois comme l’exige le paragraphe 1 b) de l’article 2 de la loi d’indemnisation». Selon l’État partie, seul Aghabab Palandjian a fait appel de cette décision devant le Bureau national de règlement des réclamations pour perte de biens et d’indemnisation et a demandé par la suite un examen judiciaire de la décision. L’État partie fait observer que Mme Palandjian n’a ni fait appel de cette décision devant le Bureau national de règlement des réclamations pour perte de biens et d’indemnisation ni demandé un examen judiciaire conformément à l’article 10 de la loi d’indemnisation.

4.3L’État partie affirme que Mme Palandjian n’a pas déposé de requête constitutionnelle alors qu’elle aurait pu soumettre dans une telle requête son allégation de discrimination. Il explique que le droit de ne pas faire l’objet d’une discrimination est garanti par l’article 70/A de la Constitution hongroise, qui est interprété par la Cour constitutionnelle conformément aux instruments internationaux, y compris les dispositions du Pacte. L’État partie fait valoir que Mme Palandjian aurait pu se prévaloir de ces deux recours pour contester la constitutionnalité de la loi en cause. Premièrement, et à supposer qu’elle ait fait appel devant le Bureau de règlement des réclamations pour perte de biens et d’indemnisation, elle aurait pu adresser une plainte à la Cour constitutionnelle conformément à l’article 48 de la loi no XXXII de 1989. Deuxièmement, et même si elle n’a pas épuisé tous les autres moyens de droit disponibles, elle aurait pu déposer une requête devant la Cour constitutionnelle pour contester la constitutionnalité de la loi d’indemnisation en invoquant la discrimination dont elle fait état. Dans les deux cas et dans l’hypothèse où elle aurait statué que les restrictions concernant la qualité des personnes ayant droit à une indemnisation étaient discriminatoires, la Cour aurait pu abroger les dispositions législatives contestées.

4.4L’État partie affirme en outre que Mme Palandjian aurait pu intenter une action au civil contre les autorités hongroises pour discrimination fondée sur la nationalité en invoquant l’article 76 du Code civil et l’article 26 du Pacte, lequel a été incorporé au droit hongrois par le décret‑loi no 8 de 1976 et est, par conséquent, directement applicable devant les tribunaux nationaux. Si elle l’avait fait, elle aurait pu obtenir réparation, ou le tribunal saisi aurait pu demander à la Cour constitutionnelle de vérifier la constitutionnalité de la loi d’indemnisation.

Commentaires des auteurs

5.Le 22 janvier 2003, les auteurs ont réitéré leurs précédentes allégations et rejeté l’affirmation selon laquelle ils n’auraient pas épuisé les recours internes disponibles. Ils affirment que l’exercice des recours est une procédure excessivement longue et onéreuse et qu’ils ont été informés par le département juridique du Bureau d’indemnisation qu’il leur serait impossible d’obtenir réparation dans le cadre de la loi actuelle. Ils affirment, en ce qui concerne Mme Palandjian, qu’en demandant conseil au Secrétaire principal de la Cour constitutionnelle ils ont épuisé les recours internes.

Délibérations du Comité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit déterminer, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité note que la Cour européenne des droits de l’homme a déjà examiné les faits de la cause et conclu qu’ils ne «[faisaient] apparaître aucune violation des droits et des libertés consacrés par la Convention et les protocoles s’y rapportant». Cela dit, il note que la Cour européenne ayant déjà examiné les faits de la cause, celle‑ci «n’est pas en cours d’examen actuellement devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement» au sens du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif et que, par conséquent, la communication ne peut être déclarée irrecevable à cet égard.

6.3Concernant la confiscation des biens du père des auteurs, le Comité fait observer que le droit à la propriété n’est pas expressément protégé par le Pacte. La plainte pour violation du droit des auteurs à la propriété est donc en soi irrecevable ratione materiae, en vertu de l’article 3 du Protocole facultatif.

6.4Le Comité note aussi la plainte des auteurs selon laquelle ils ont été victimes d’une discrimination en violation de l’article 26 du Pacte dans la mesure où on a refusé de les indemniser au motif que leur défunt père n’était pas citoyen hongrois au moment de la nationalisation de ses biens. À cet égard, il constate que bien que les auteurs aient tous deux, semble‑t‑il, fait appel devant le Bureau national de règlement des réclamations pour perte de biens et d’indemnisation, ils n’ont pas montré qu’ils ont invoqué un quelconque argument relatif à la discrimination dont ils auraient été victimes devant les juridictions nationales. Notant que les auteurs n’ont en rien étayé leur assertion selon laquelle l’épuisement des recours internes aurait eu un coût prohibitif, le Comité conclut par conséquent que cette plainte est irrecevable pour non‑épuisement des recours internes conformément au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

7.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide:

a)Que la communication est irrecevable en vertu de l’article 3 et du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif;

b)Que la présente décision sera communiquée aux auteurs de la communication et, pour information, à l’État partie.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

T. Communication n o  1115/2002, Petersen c. Allemagne (Décision adoptée le 1 er avril 2004, quatre ‑vingtième session)*

Présentée par:

M. Werner Petersen(représenté par un conseil, M. Georg Rixe)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Allemagne

Date de la communication:

31 janvier 2002 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 1er avril 2004,

Adopte ce qui suit:

Décision concernant la recevabilité

1.L’auteur de la communication est Werner Petersen, de nationalité allemande. Il affirme être victime d’une violation par l’Allemagne de l’article 2, paragraphes 1 et 3, et des articles 3, 14, 17 et 26 du Pacte. Il est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur est père d’un enfant, né hors mariage le 3 mai 1985. Il a vécu avec la mère de l’enfant, Mme B., de mai 1980 à novembre 1985. Il avait été convenu entre eux que l’enfant porterait le nom de famille de sa mère. Après s’être séparé de la mère, l’auteur a continué de contribuer à l’entretien de l’enfant. Il est resté régulièrement en contact avec son fils jusqu’à l’automne 1993. En août 1993, la mère a épousé M. K. et pris le nom de son mari, qu’elle a fait précéder du sien (B. K.).

2.2En novembre 1993, l’auteur a demandé à l’Office de la jeunesse de Brême si la mère avait demandé à faire modifier le patronyme de son fils. Il lui a été répondu, dans une lettre du 20 décembre 1993, qu’elle s’était enquise de la possibilité de le faire, mais qu’elle n’avait pas encore fait de demande à cet effet. Le fonctionnaire de l’Office de la jeunesse dont émanait la lettre précisait que, si demande lui en était faite, il approuverait le changement de nom, puisque le beau‑père vivait sous le même toit que la mère et l’enfant depuis plus d’un an et que l’enfant l’avait parfaitement accepté. Le 30 décembre 1993, la mère et son mari ont enregistré à l’Office d’état civil de Brême une déclaration selon laquelle ils donnaient leur nom de famille (K.) au fils de l’auteur. Ils avaient rempli au préalable, le 29 décembre 1993, un document de l’Office de la jeunesse de Brême, au nom du jeune garçon alors âgé de 8 ans, attestant que celui‑ci était d’accord pour changer de nom. L’Office d’état civil de Brême a informé l’Office d’état civil de Helmstedt en conséquence, et l’officier d’état civil de Helmstedt a inscrit le changement de nom sur l’extrait d’acte de naissance de l’enfant.

2.3Le 6 avril 1994, l’auteur a déposé une plainte devant le tribunal administratif de Brême contre la municipalité de la ville, au motif que l’Office de la jeunesse de Brême avait refusé de l’entendre au sujet du projet de changement de nom de son fils. Le 19 mai 1994, le tribunal administratif de Brême s’est déclaré incompétent et a renvoyé l’affaire devant le tribunal de district de Braunschweig.

2.4Le 21 octobre 1994, le tribunal de district de Braunschweig a rejeté la requête de l’auteur demandant que le nom de son fils soit rectifié sur l’acte de naissance. Le tribunal a estimé que la rubrique correspondante était correcte puisque le nom de famille de l’enfant avait été modifié conformément à l’article 1618 du Code civil. Il a considéré que cet article ne constituait nullement une violation de la disposition de la Constitution allemande relative à la non‑discrimination ou de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. En définitive, l’article 1618 du Code civil ne portait pas atteinte à l’égalité entre enfants naturels et enfants légitimes. En fait, en prévoyant la possibilité que tous portent le même nom, il permettait de garantir que le statut d’enfant naturel ne serait pas dévoilé. Pour ce qui est des questions procédurales, la procédure concernant le changement de nom à laquelle le père naturel n’avait pas participé ne pouvait pas être mise en cause pour inconstitutionnalité. Plus précisément, il n’y avait pas eu violation des droits de l’auteur en tant que parent naturel puisque l’enfant n’avait jamais porté le nom de son père. Le changement de nom servait l’intérêt supérieur de l’enfant. Le droit du père naturel d’être entendu dans le cadre de la procédure comme le revendiquait l’auteur, sans pouvoir s’opposer au changement de nom, ne serait pas effectif puisque la mère et le beau‑père auraient de toute manière le dernier mot.

2.5Le 4 janvier 1995, le tribunal régional de Braunschweig a débouté l’auteur et confirmé le raisonnement du tribunal de district, considérant que rien ne permettait de dire que les dispositions légales appliquées en l’espèce étaient inconstitutionnelles. Le changement de nom était dans l’intérêt du bien‑être de l’enfant, qui l’emportait sur l’intérêt du père naturel.

2.6Le 10 mars 1995, le tribunal régional supérieur de Braunschweig a rejeté le recours de l’auteur. S’appuyant sur la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale, il a réaffirmé que l’article 1618 du Code civil ne pouvait pas être contesté pour des motifs constitutionnels. L’auteur ne pouvait pas prétendre que ses droits en tant que père naturel l’autorisaient à être entendu dans la procédure de changement de nom de son enfant puisque ses droits étaient en conflit avec ceux de la mère et, plus particulièrement, ceux de l’enfant, que cette disposition avait pour objectif primordial de protéger. La participation de l’Office de la jeunesse à la procédure préservait l’intérêt de l’enfant. Si la mère de l’enfant, son mari et le tuteur étaient d’accord sur le changement de nom de l’enfant, ce changement devait, d’une manière générale, être considéré comme étant dans l’intérêt du bien‑être de l’enfant.

2.7En janvier 1994, s’étant heurté à des difficultés pour entrer en contact avec son fils, l’auteur a saisi le tribunal de district de Brême pour obtenir le droit d’entrer directement en contact avec l’enfant. En avril 1994, le tribunal de district, dans une décision avant dire droit, a accordé à l’auteur le droit de visite. Mais la mère n’a pas respecté la décision et a interdit les visites à partir d’octobre 1994.

2.8Le 3 janvier 1995, l’auteur a engagé une action en dommages-intérêts contre la mère devant le tribunal de district de Brême pour être dédommagé des frais de voyage engagés en pure perte les 16 octobre et 13 novembre 1994 pour aller voir son fils, la mère l’en ayant empêché.

2.9Le 5 avril 1995, à l’issue d’une audition, le tribunal de district de Brême a débouté l’auteur. Il a estimé que l’action en dommages-intérêts face au refus de la mère de permettre au père de voir son fils n’était pas fondée en droit. Le tribunal a relevé que, conformément à l’article 1711 du Code civil, la personne chargée de la garde et de l’entretien d’un enfant naturel aménage les contacts avec le père et que le père ne peut prétendre à des contacts avec l’enfant que si c’est dans l’intérêt de ce dernier. Il a fait observer en outre que sa décision avant dire droit d’avril 1994 concernant les visites était rédigée de façon à conférer à l’enfant le droit de rendre visite à l’auteur, et non à accorder un droit d’accès pour l’auteur.

2.10Le 17 août 1995, la Cour constitutionnelle fédérale a rejeté les recours en inconstitutionnalité institués par l’auteur contre les décisions prises au cours des deux procédures (changement de nom de son fils; rejet de sa demande d’indemnisation). Elle a estimé que, dans les deux cas, la plainte n’était pas recevable. Elle a considéré en particulier que la plainte de l’auteur concernant le changement du nom de son fils ne soulevait pas de question d’une importance capitale. Renvoyant à la décision qu’elle avait rendue dans une autre affaire le 7 mars 1995, elle a rappelé que le père d’un enfant naturel avait le droit d’entretenir et d’élever l’enfant en vertu de la Constitution, même s’il ne vivait pas avec la mère et si tous deux n’élevaient pas l’enfant conjointement. Dans la présente affaire, rien ne permettait cependant de dire que, dans leur interprétation et leur application de l’article 1618 du Code civil, les tribunaux avaient fait fi des droits parentaux de l’auteur. Pour ce qui est de la décision du tribunal de district de Brême du 5 avril 1995, la Cour a estimé qu’aucune disposition de la Constitution ne permettait à l’auteur de faire valoir son droit d’accès à son enfant au moyen d’une action en dommages‑intérêts.

2.11Le 8 février 1996, l’auteur a saisi la Cour européenne des droits de l’homme, invoquant des violations de ses droits et de ceux de son fils au titre des articles 6, 8 et 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne). Le 6 décembre 2001, la Cour européenne a déclaré la requête irrecevable pour les motifs suivants: 1) l’auteur n’avait pas qualité pour agir au nom de son fils; 2) l’allégation selon laquelle la procédure relative au changement de nom de son fils était un acte de discrimination à l’encontre de sa personne en tant que père naturel et contrevenait à l’article 14 de la Convention était incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention; et 3) la plainte était manifestement infondée puisque l’auteur alléguait a) que le changement du nom de famille de son fils était une violation de son droit au respect de la vie familiale consacré à l’article 8 de la Convention; b) que le fait qu’il n’y avait pas eu audition et que les décisions du tribunal administratif de Brême et celles du tribunal de district et du tribunal régional de Braunschweig n’avaient pas été rendues publiquement contrevenait à l’article 6 de la Convention; et c) que le rejet de sa demande d’indemnisation non seulement l’empêchait d’exercer son droit de visite mais était un acte de discrimination à l’égard de sa personne, par rapport aux pères d’enfants légitimes, en violation de l’article 8, en liaison avec l’article 14 de la Convention.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur fait état d’une violation de ses droits au titre de l’article 2, paragraphes 1 et 3, et des articles 3, 14, 17 et 26 du Pacte, étant donné que ses intérêts en tant que père naturel n’ont pas été dûment pris en considération puisque ni son consentement ni sa participation n’ont été requis dans la procédure relative au changement de nom de son fils. Il précise bien que la communication n’est pas présentée au nom de son fils.

3.2L’auteur allègue que, contrairement au père d’un enfant légitime, il n’a pas pu prétendre à ce qu’une autorité publique justifie le changement de nom de son fils en invoquant une raison importante concernant le bien‑être de l’enfant. Il estime être victime de discrimination par rapport à la mère de l’enfant ou au père d’un enfant légitime, qui doivent être entendus au cours de la procédure au titre de la loi sur le changement de patronyme. En outre, à la différence du père d’un enfant légitime, il n’a pas eu un accès effectif aux tribunaux pour contester la décision du tuteur, de la mère et de son mari au sujet du changement de nom en invoquant l’absence de raisons importantes, l’incompatibilité de la mesure face à l’intérêt de l’enfant ou le fait de ne pas être entendu dans la procédure concernant le changement de nom.

3.3L’auteur fait valoir que le changement de nom de son fils n’a pas de but légitime, car le bien‑être de l’enfant suppose généralement qu’il conserve son nom pour préserver son identité. Masquer une naissance illégitime en changeant de nom n’est pas un but légitime. En outre, que l’enfant soit représenté par la personne qui en a la garde ne préserve pas suffisamment ses intérêts, car l’Office de la jeunesse entend régulièrement la mère et son mari uniquement, et pas l’enfant.

3.4L’auteur allègue que la décision du tribunal de district de Brême du 5 avril 1995 viole les droits que lui confèrent les articles 2, 3, 17 et 26 du Pacte, puisqu’elle ne lui garantit pas le droit d’accès à son fils. Il ajoute que le père d’un enfant légitime peut demander des dommages‑intérêts si la mère refuse de respecter ce droit.

3.5L’auteur fait valoir que la Cour européenne des droits de l’homme, dans sa décision du 6 décembre 2001 déclarant la plainte irrecevable, n’a pas «examiné» ses allégations au sens de la réserve formulée par l’État partie à l’égard du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif. Lorsqu’il existe une différence matérielle entre les dispositions pertinentes du Pacte et de la Convention européenne, et que la question a été déclarée irrecevable ratione materiae par la Cour européenne, la question n’a pas été «examinée» au sens de la réserve de l’Allemagne, selon la jurisprudence du Comité dans l’affaire Rogl c. Allemagne et Casanovas c. France.

3.6À propos de ses allégations au titre de l’article 26 du Pacte, l’auteur fait valoir que la Cour européenne a considéré que le changement de nom de son fils et le refus de lui accorder des dommages‑intérêts pour les frais de voyage qu’il avait engagés en pure perte ne portaient pas directement atteinte à son droit au respect d’une vie familiale (art. 8 de la Convention), et qu’il n’y avait donc pas lieu d’appliquer l’article 14, qui ne pouvait s’appliquer qu’eu égard aux droits et libertés fondamentaux énoncés dans la Convention. À la différence de l’article 14 de la Convention européenne, l’article 26 est une disposition autonome, qui peut être invoquée indépendamment des autres droits consacrés dans le Pacte. En raison de la différence matérielle entre les deux dispositions, la réserve de l’Allemagne n’empêchait pas le Comité d’examiner ses allégations sur la base de l’article 26 du Pacte.

3.7Pour ce qui est de ses allégations au titre de l’article 17 du Pacte, l’auteur fait valoir que la conclusion de la Cour européenne, selon laquelle le changement du nom de famille de son fils ou le refus de sa demande d’indemnisation ne portaient pas atteinte à son droit au respect de la vie familiale, montre que la Cour a jugé que ces allégations ne relevaient pas de l’article 8 de la Convention, et ne les a donc pas examinées au sens de la réserve formulée par l’Allemagne. De plus, la Cour n’a pas examiné l’allégation qu’il avait présentée au titre de l’article 14 de la Convention selon laquelle, contrairement aux pères d’enfants légitimes, il ne pouvait pas saisir les tribunaux au sujet du changement de nom de son fils, qui n’était pas dans l’intérêt de l’enfant, ou parce qu’il n’avait pas été entendu dans la procédure correspondante.

3.8En ce qui concerne la réserve ratione temporis de l’État partie, l’auteur précise qu’en ce qui concerne le changement de nom de son fils, tout a commencé le 30 décembre 1993 lorsque la mère et son mari ont fait une déclaration à l’Office d’état civil de Brême, lequel a ensuite informé l’Office d’état civil de Helmstedt, dont le préposé a inscrit le changement de nom sur l’acte de naissance de l’enfant. L’action en dommages‑intérêts engagée devant le tribunal de district de Brême concernait les frais de voyage des 16 octobre et 13 novembre 1994 engagés en pure perte puisque la mère avait refusé de le laisser voir son fils. Ces événements se sont produits après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie, le 25 novembre 1993.

3.9L’auteur fait valoir que la réserve de l’Allemagne au sujet de l’article 26 du Pacte est incompatible avec l’objet et le but du Protocole facultatif, sinon du Pacte lui‑même, car elle vise à limiter les obligations de l’État partie au titre de l’article 26 d’une manière incompatible avec l’interprétation du Comité qui a considéré que cette disposition était un principe d’égalité autonome. L’auteur renvoie à l’observation générale no 24 du Comité, à sa jurisprudence dans l’affaire Kennedy c. Trinité ‑et ‑Tobago ainsi qu’au paragraphe 1 d) de l’article 2 et à l’article 19 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, et estime qu’aucune réserve portant sur une obligation de fond au titre du Pacte ne peut être émise au titre du Protocole facultatif. Il rappelle que le Comité a déploré la réserve de l’État partie dans les observations finales qu’il a formulées au sujet du quatrième rapport périodique de l’Allemagne.

3.10L’auteur considère que le Comité a compétence pour déterminer si une réserve est compatible avec l’objet et le but du Pacte et qu’une constatation à l’effet que la réserve de l’Allemagne est incompatible avec l’objet et le but du Protocole facultatif signifierait que la réserve est dissociable, c’est‑à‑dire que le Pacte s’appliquera à l’État partie sans le bénéfice de la réserve. Pour lui, l’État partie n’a pas d’intérêt légitime à maintenir sa réserve après avoir signé le Protocole no 12 à la Convention européenne, qui contient une interdiction générale de la discrimination. L’auteur conclut que la réserve n’est pas valable et qu’elle n’empêche donc pas le Comité d’examiner ses allégations au titre de l’article 26.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Le 1er novembre 2002, l’État partie a présenté ses observations au sujet de la recevabilité de la communication. Selon lui, étant donné la réserve de l’Allemagne, la communication est irrecevable ratione materiae et parce que la même question a déjà été examinée par la Cour européenne des droits de l’homme.

4.2L’État partie allègue qu’invoquer l’article 3 et l’article 26 du Pacte isolément est incompatible avec le libellé de l’article 3 et avec la réserve formulée par l’Allemagne au sujet de l’article 26, étant donné le caractère accessoire de ces deux dispositions. Dans la mesure où l’auteur invoque une violation de ces seules dispositions, sa communication doit être considérée comme incompatible ratione materiae avec les dispositions du Pacte. En les invoquant séparément par rapport aux articles 14 et 17 du Pacte, l’auteur tente de contourner l’alinéa a de la réserve de l’Allemagne, puisque les deux allégations sont identiques à celles qui ont déjà été examinées par la Cour européenne des droits de l’homme et étayées par les mêmes arguments. Le simple fait de formuler une plainte en tant que plainte isolée de discrimination, portant sur une question qui avait déjà fait l’objet d’une requête à la Cour européenne, étayée par des arguments identiques, ne devait pas faire obstacle à l’application de la réserve de l’Allemagne, qui avait pour objet d’empêcher la multiplication des procédures d’examen devant les instances internationales, l’adoption par ces instances de décisions contradictoires et la recherche du for le plus avantageux par les plaignants.

4.3L’État partie ajoute que la Cour européenne a «examiné» la même question, puisque la décision de cette instance selon laquelle les allégations de l’auteur étaient irrecevables ratione materiae ou manifestement infondées dans les deux cas signifiait qu’il y avait eu examen sommaire du bien‑fondé de la requête. La décision du Comité dans l’affaire Casanovas c. France n’a rien à voir avec la présente affaire, car la protection conférée par l’article 6 de la Convention européenne diffère quant au fond de celle que confère l’article 14 du Pacte, eu égard à la question sur laquelle la Cour était appelée à statuer dans ladite affaire. Le fait que la Cour européenne ait déclaré la requête irrecevable ratione materiae n’était donc pas déterminant pour que le Comité rende une constatation selon laquelle la même question n’avait pas été «examinée» par la Cour. En fait, la prescription additionnelle relative à la nécessité que les droits en question jouissent d’un degré de protection comparable n’avait pas été remplie dans l’affaire Casanovas. En revanche, dans la présente affaire, l’auteur n’a pas démontré l’existence d’une différence substantielle essentielle entre les droits consacrés par le Pacte qu’il invoquait et les droits analogues consacrés dans la Convention européenne.

4.4Pour ce qui est des allégations précises de l’auteur, l’État partie fait valoir que la Cour européenne a examiné si le changement de nom de son fils portait atteinte au droit au respect de la vie familiale consacré à l’article 8 de la Convention européenne; elle a également examiné les conditions de fond de l’article 14 de la Convention et est arrivée dans les deux cas à une conclusion négative. Dans ces conditions, le Comité ne pouvait pas examiner les allégations identiques formulées par l’auteur au titre de l’article 17, lu en liaison avec l’article 26 du Pacte, sachant qu’il n’y avait pas de différence substantielle par rapport aux articles 8 et 14 de la Convention européenne.

4.5À propos des allégations de l’auteur au titre de l’article 14, lu en liaison avec l’article 26, selon lesquelles la procédure concernant le changement de nom de son fils n’était pas régulière et qu’en tant que père d’un enfant illégitime il n’a pas pu contester le changement de nom, l’État partie précise que la Cour européenne a déclaré ces allégations irrecevables car manifestement infondées après avoir examiné de manière approfondie le bien‑fondé des allégations présentées au titre des articles 6 et 8 de la Convention européenne. Le Comité n’avait donc pas compétence pour examiner la même question en raison de la réserve de l’Allemagne.

4.6Enfin, s’agissant de l’allégation de l’auteur au titre de l’article 17, lu en liaison avec l’article 26 du Pacte, selon laquelle le refus de lui accorder des dommages‑intérêts pour les frais de voyage qu’il avait engagés en pure perte était un acte de discrimination à l’encontre de sa personne, par rapport aux pères d’enfants légitimes, et ne lui permettait pas d’exercer son droit de voir son fils, l’État partie précise que la Cour européenne a jugé qu’elle portait avant tout sur une question financière, qui n’entrait pas dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention européenne.

Commentaires de l’auteur

5.1Le 20 février 2003, l’auteur a réaffirmé que la communication était recevable pour les raisons énoncées dans sa lettre initiale. Il a fait ressortir que ses allégations ponctuelles de discrimination n’avaient pas été, et n’auraient pas pu être, examinées par la Cour européenne, conformément à la jurisprudence de la Cour. La réserve de l’État partie eu égard au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif n’empêchait donc pas le Comité d’examiner ces allégations.

5.2L’auteur estime que l’État partie n’a pas tenu compte de son argument selon lequel la réserve de l’Allemagne à l’article 26 du Pacte est incompatible avec l’objet et le but du Pacte, et donc dissociable. Il précise que, dans son cinquième rapport périodique au Comité des droits de l’homme, l’État partie a indiqué qu’il examinerait cette partie de la réserve lorsque le douzième Protocole facultatif à la Convention européenne, qui contient une interdiction générale de la discrimination, aurait été ratifié. Selon l’auteur, cette affirmation étaie son hypothèse que l’État partie n’est pas légitimement fondé à maintenir la réserve.

Délibérations du Comité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité note que l’État partie a invoqué sa réserve au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, qui empêche le Comité d’examiner les communications «qui ont déjà été examinées par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement». Le Comité considère que, la Cour européenne des droits de l’homme ayant examiné la question, il y a bien eu examen par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement au sens du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif.

6.3Le Comité fait observer que l’alinéa a de la réserve de l’État partie eu égard au paragraphe 2 a) de l’article 5 doit être interprété à la lumière du libellé de cette disposition. Une communication a donc déjà été examinée par la Cour européenne des droits de l’homme si l’examen effectué par la Cour portait sur «la même question». Le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle il faut entendre par «même question» au sens du paragraphe 2 a) de l’article 5 une seule et même plainte concernant le même individu, les mêmes faits et les mêmes droits substantiels. Il fait observer que la requête no 31180/96 a été présentée à la Cour européenne par le même auteur, portait sur les mêmes faits et concernait, en partie tout au moins, les mêmes droits substantiels que la présente communication, puisque les articles 6 et 8 de la Convention européenne ont une portée et une teneur analogues à celles des articles 14 et 17 du Pacte.

6.4Ayant conclu que la réserve de l’État partie concernant le paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif s’appliquait, le Comité doit se pencher sur l’argument de l’auteur selon lequel la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas «examiné» la même question au sens de la réserve de l’État partie. Le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle, dès lors que les instances de Strasbourg ont fondé une déclaration d’irrecevabilité non seulement sur des motifs procéduraux mais aussi sur des motifs qui supposent un certain examen de l’affaire quant au fond, la même affaire a été «examinée» au sens des réserves correspondantes au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif.

6.5Dans la mesure où l’auteur allègue que le changement de nom de son fils et le rejet de sa demande d’indemnisation violent le droit au respect de la vie familiale que lui confère l’article 17, conjointement avec les droits procéduraux que lui confère l’article 14 du Pacte, le Comité note que la Cour européenne a déclaré irrecevable parce que manifestement infondée la plainte analogue dont elle avait été saisie, en application des paragraphes 3 et 4 de l’article 35 de la Convention européenne. La Cour a fondé sa conclusion sur le fait que l’enfant n’avait jamais porté le nom de l’auteur, et que ce nom n’avait donc jamais été le signe extérieur d’un lien entre l’auteur et son fils. Quant à la demande d’indemnisation, la Cour a jugé qu’elle portait avant tout sur une question financière et qu’elle ne pouvait pas rendre une décision concernant le droit d’accès à l’enfant ou la manière de faire respecter ce droit. Le rejet de la demande d’indemnisation ne portait donc pas atteinte au droit de l’auteur au respect de la vie familiale. Le Comité conclut que, lorsqu’elle a examiné les plaintes de l’auteur au titre de l’article 8 de la Convention européenne, la Cour européenne ne s’est pas limitée à de simples critères de procédure concernant la recevabilité. Il en va de même des plaintes de l’auteur au titre de l’article 6 de la Convention européenne, relatives à la nécessité de faire en sorte que sa cause soit entendue publiquement et que le jugement du tribunal de district et du tribunal régional de Braunschweig soit rendu public, et qui touchent donc aussi à des aspects de l’article 6 de la Convention européenne dont la teneur et la portée sont analogues à celles de l’article 14 du Pacte. En conséquence, cette partie de la communication a déjà été «examinée» au sens de la réserve de l’État partie.

6.6Dans la mesure où l’auteur allègue, au titre de l’article 26 du Pacte, qu’il a fait l’objet de discrimination par rapport à la mère de l’enfant ou aux pères d’enfants légitimes, le Comité note que la Cour européenne a déclaré irrecevable ratione materiae les allégations analogues de l’auteur, puisqu’il n’y avait pas lieu d’appliquer l’article 14 de la Convention européenne, sachant que les décisions prises concernant ce changement de nom et l’action en dommages‑intérêts ne portaient pas atteinte au droit de l’auteur au respect de la vie familiale. Le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle, si les droits invoqués devant la Cour européenne des droits de l’homme diffèrent quant au fond des droits consacrés dans le Pacte, une affaire qui a été déclarée irrecevable ratione materiae n’a pas, au sens des réserves correspondantes relatives au paragraphe 2 a) de l’article 5, été examinée d’une façon qui exclut que le Comité l’examine à son tour.

6.7Le Comité rappelle que le droit principal à l’égalité et à la non‑discrimination consacré par l’article 26 du Pacte offre une protection qui s’étend au‑delà du droit accessoire à la non‑discrimination énoncé à l’article 14 de la Convention européenne. Il note qu’en l’absence d’allégation principale formulée au titre de la Convention ou des protocoles pertinents, la Cour européenne ne pouvait pas examiner s’il y avait eu violation des droits accessoires de l’auteur au titre de l’article 14 de la Convention. En conséquence, la Cour européenne n’a pas examiné les allégations de l’auteur eu égard à l’article 26 du Pacte. Il s’ensuit que la réserve de l’État partie au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif n’empêche pas le Comité d’examiner cette partie de la communication.

6.8Le Comité rappelle que les distinctions faites par les lois d’un État partie ne constituent pas toutes une discrimination au sens de l’article 26 et que seules les distinctions qui ne reposent pas sur des critères raisonnables et objectifs constituent une discrimination au sens dudit article. L’auteur n’a pas étayé, aux fins de la recevabilité, l’allégation selon laquelle les raisons qui ont présidé à l’insertion de l’article 1618 dans le Code civil allemand (voir plus haut par. 2.4) n’étaient ni objectives ni raisonnables. De même, l’auteur n’a pas étayé l’allégation selon laquelle le refus de le dédommager des frais de voyage qu’il avait engagés en pure perte constituait une discrimination au sens de l’article 26. Cette partie de la communication est donc déclarée irrecevable au titre de l’article 2 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

6.9Dans ces circonstances, le Comité estime qu’il n’a pas à examiner la question de l’admissibilité et de l’applicabilité de la réserve formulée par l’État partie à l’égard du Protocole facultatif en ce qui concerne l’article 26.

6.10Dans la mesure où l’auteur allègue que l’accès aux tribunaux allemands lui a été refusé, en violation de l’article 14 du Pacte, parce qu’à la différence des pères d’enfants légitimes il n’était pas en droit de contester la décision relative au changement de nom de son fils, ni de demander des dommages-intérêts, la mère n’ayant pas respecté son droit de voir son fils, le Comité note que l’auteur a eu accès aux tribunaux dans les deux cas mais que ses plaintes ont été rejetées. Le Comité estime que l’auteur n’a pas suffisamment démontré, aux fins de la recevabilité, que ses allégations soulèvent des questions au titre du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte qui auraient pu être soulevées indépendamment de l’article 26 et qui ne concernent pas des questions qui ont déjà été «examinées», au sens de la réserve de l’État partie, par la Cour européenne.

7.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide:

a)Que la communication est irrecevable en vertu de l’article 2 et du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie et à l’auteur de la communication.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

U. Communication n o  1138/2002, Arenz c. Allemagne (Décision adoptée le 24 mars 2004, quatre ‑vingtième session)*

Présentée par:

Arenz, Paul; Röder, Thomas et Dagmar (représentés par William C. Walsh)

Au nom de:

Les auteurs

État partie:

Allemagne

Date de la communication:

26 septembre 2002 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en application de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 24 mars 2004,

Adopte ce qui suit:

Décision concernant la recevabilité

1.Les auteurs de la communication sont Paul Arenz (premier auteur) ainsi que Thomas Röder (deuxième auteur) et sa femme Dagmar Röder (troisième auteur), tous trois de nationalité allemande et membres de l’«Église de scientologie». Ils affirment être victimes de violations par l’Allemagne des articles 2, 18, 19, 22, 25, 26 et 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Ils sont représentés par un conseil. M. Arenz est décédé en février 2004.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1Le 17 décembre 1991, au cours de son Congrès national, l’Union démocrate chrétienne (CDU), un des principaux partis politiques en Allemagne, a adopté la résolution C 47 par laquelle elle a déclaré que l’appartenance à l’Église de scientologie n’était pas «compatible avec le statut de membre de la CDU». Cette résolution est encore en vigueur.

2.2Dans une lettre datée du 22 septembre 1994, le Président de la section municipale de la CDU à Mechernich (Rhénanie du Nord‑Westphalie), appuyé ultérieurement par le Ministre fédéral du travail et le Directeur régional de la CDU en Rhénanie du Nord‑Westphalie, a demandé au premier auteur, membre de longue date de ce parti, après avoir appris son affiliation à l’Église de scientologie, de quitter la CDU avec effet immédiat en signant une déclaration de démission. Ce dernier ayant refusé, le Conseil de la CDU pour le district d’Euskirchen a décidé, le 17 octobre 1994, d’entamer une procédure d’exclusion à son encontre, le dépouillant ainsi de ses droits en tant que membre du parti en attendant que soit prise la décision finale des organes d’arbitrage du parti.

2.3Dans une lettre datée du 24 octobre 1994, le Président de la commission d’arbitrage de la CDU pour le district d’Euskirchen a informé le premier auteur que le Conseil avait décidé de l’exclure de la CDU en raison de son affiliation à l’Église de scientologie et qu’il avait demandé à la commission d’arbitrage de district du parti de prendre une décision à cet effet après lui avoir donné la possibilité d’être entendu. À la suite d’une audience tenue le 2 décembre 1994, la commission d’arbitrage de district du parti a informé, le 6 décembre 1994, le premier auteur qu’elle confirmait la décision du Conseil de district de l’expulser de la CDU. Le 2 octobre 1995, la commission d’arbitrage du parti pour la Rhénanie du Nord‑Westphalie a rejeté l’appel du premier auteur. Un autre appel a été rejeté par la commission d’arbitrage fédérale du parti le 18 décembre 1996.

2.4Dans une procédure distincte, le deuxième auteur, membre de longue date et ancien président du Conseil municipal de la CDU à Wetzlar‑Mitte (Hesse) ainsi que le troisième auteur, lui aussi membre de la CDU depuis plusieurs années, ont été expulsés du parti en vertu d’une décision prise le 29 janvier 1992 par l’Association de district de la CDU pour Lahn‑Dill. Cette décision avait été précédée par une campagne contre l’adhésion au parti du deuxième auteur, qui avait débouché sur une réunion publique tenue en présence d’un millier de personnes, en janvier 1992, au cours de laquelle le deuxième auteur aurait fait l’objet de déclarations calomnieuses portant atteinte à sa réputation et à son intégrité professionnelle en tant que dentiste, en raison de son affiliation à l’Église de scientologie.

2.5Le 16 juillet 1994, la commission d’arbitrage du parti pour le district de la Moyenne‑Hesse a décidé que l’exclusion du parti des deuxième et troisième auteurs était conforme aux règlements de la CDU. Les recours introduits par les auteurs devant la commission d’arbitrage du parti pour la Hesse et la commission d’arbitrage fédérale du parti à Bonn ont été rejetés respectivement le 26 janvier et le 24 septembre 1996.

3.1Le 9 juillet 1997, le tribunal régional de Bonn (Landgericht Bonn) a rejeté la requête introduite par les auteurs contre les décisions de la commission d’arbitrage fédérale du parti, statuant que ces décisions étaient fondées sur une enquête objective, avaient été prises dans le respect des lois et étaient conformes aux règles de procédure fixées dans les statuts de la CDU. Pour ce qui est du fond de la plainte, le tribunal s’est contenté d’examiner la question de savoir si la mesure était arbitraire, compte tenu du principe fondamental de l’autonomie des partis énoncé au paragraphe 1 de l’article 21 de la Loi fondamentale.

3.2Le tribunal a estimé que les décisions de l’instance d’arbitrage fédérale de la CDU n’étaient pas arbitraires, dans la mesure où les auteurs étaient allés à l’encontre de la résolution C 47, dans laquelle était énoncé un principe du parti, fondé sur le paragraphe 4 de l’article 10 de la loi sur les partis politiques. La résolution elle‑même n’était ni arbitraire ni incompatible avec l’obligation qu’avait le parti d’avoir une organisation interne démocrate, comme l’exige le paragraphe 1 de l’article 21 de la Loi fondamentale, dans la mesure où il ressortait de nombreuses publications de l’Église de scientologie, et en particulier de son fondateur, Ron Hubbard, qu’il y avait objectivement un conflit entre la scientologie et les principes de libre développement de la personnalité de l’individu, de tolérance et de protection des personnes socialement défavorisées. En outre, l’idéologie de l’Église de scientologie pouvait être attribuée personnellement aux auteurs compte tenu de leur identification aux principes de l’organisation et de leurs importantes contributions financières à celle‑ci.

3.3Bien que la CDU, qui est tenue d’avoir une organisation interne démocratique, doive respecter les droits fondamentaux des auteurs à la liberté d’expression, la restriction de ces droits était justifiée par la nécessité de préserver l’autonomie et le bon fonctionnement des partis politiques qui, par définition, ne peuvent représenter toutes les tendances politiques et idéologiques et sont par conséquent en droit d’exclure les dissidents de leurs rangs. Sachant que les auteurs avaient considérablement nui à l’image de la CDU, et, par conséquent, réduit son électorat au niveau local, le tribunal a jugé que leur expulsion n’était pas disproportionnée dès lors que c’était là pour le parti le seul moyen de restaurer son unité et que les auteurs étaient libres de fonder un nouveau parti. Enfin, le tribunal a estimé que les auteurs ne pouvaient invoquer les droits qui leur sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ou le Pacte international relatif aux droits civils et politiques vis‑à‑vis de la CDU, qui, de par son statut d’association privée, n’était pas liée par ces instruments.

3.4Dans son jugement du 10 février 1998, la cour d’appel de Cologne a débouté les auteurs, faisant sien le raisonnement du tribunal régional de Bonn et réaffirmant qu’en vertu du paragraphe 1 de l’article 21 de la Loi fondamentale, les partis politiques devaient mettre en balance leur droit à l’autonomie et les droits concurrents de leurs membres. De plus, la cour a jugé que les partis politiques étaient habilités à adopter des résolutions proclamant l’incompatibilité entre le fait d’être membre du parti et l’affiliation à une autre organisation, le but étant de se distinguer d’autres partis rivaux ou d’autres associations poursuivant des objectifs opposés aux leurs, à condition que lesdites résolutions ne soient pas arbitraires. Or la résolution C 47 ainsi que la décision de la commission d’arbitrage fédérale du parti tendant à considérer les enseignements de l’Église de scientologie comme incompatibles avec les principes de base de la CDU n’ont pas été jugées arbitraires par la cour.

3.5La cour a souligné que les auteurs avaient violé les principes de la CDU tels que définis dans la résolution C 47, non seulement à cause de leurs convictions mais en raison de la manifestation de leurs croyances, qui transparaissait dans leur statut de membre de l’Église de scientologie, leur adhésion aux principes de cette organisation, le fait que le premier auteur ait atteint l’état de «clarté» au sein de l’Église et les donations substantielles faites par les deuxième et troisième auteurs à l’organisation.

3.6Les droits constitutionnels des auteurs à la protection de leur dignité, à un libre épanouissement, à la liberté de culte, de conscience et de croyance, à la liberté d’expression et à la liberté d’association, envisagés de pair avec le principe constitutionnel de non‑discrimination ainsi que celui d’organisation interne démocratique au sein des partis politiques, ont été relégués au second plan par le droit constitutionnel du parti d’assurer son bon fonctionnement et le principe de l’autonomie des partis. Les droits reconnus aux auteurs par la Convention européenne et le Pacte, qui ont été tous deux incorporés au droit interne, ne pouvaient pas offrir une plus haute protection.

3.7La CDU était habilitée, afin de préserver son unité et sa crédibilité, à exclure les auteurs qui avaient exercé leurs droits constitutionnels d’une manière allant à l’encontre des principes et des objectifs du parti, portant ainsi atteinte à sa crédibilité et à son pouvoir de persuasion. La cour a conclu que les auteurs avaient gravement nui à l’image publique de la CDU et que leur exclusion était donc autorisée par le paragraphe 4 de l’article 10 de la loi sur les partis politiques et était de surcroît à la mesure de l’objectif visé.

3.8La plainte constitutionnelle déposée par les auteurs a été rejetée comme manifestement infondée par la Cour constitutionnelle fédérale le 28 mars 2002. La Cour a estimé que les tribunaux inférieurs étaient en droit de limiter leur examen à la question de savoir si l’expulsion des auteurs de la CDU était arbitraire ou si elle constituait une violation de leurs droits fondamentaux, dans la mesure où le principe de l’autonomie des partis politiques exigeait des juridictions nationales de ne pas interpréter ni appliquer les règlements ou les résolutions des partis.

3.9La Cour s’est assurée que les tribunaux inférieurs avaient établi un juste équilibre entre l’autonomie de la CDU, garantie par la Constitution, et les droits constitutionnels des auteurs. En particulier, elle a noté que les droits des auteurs à la liberté d’opinion et à la participation à la vie politique avaient été restreints d’une manière régulière par la résolution C 47 qui ne faisait que mettre en œuvre la restriction légale figurant au paragraphe 4 de l’article 10 de la loi sur les partis politiques. De même, la décision des juridictions inférieures de faire passer l’autonomie de la CDU avant le droit des auteurs à la liberté de culte, de conscience et de croyance n’a pas été jugée arbitraire par la Cour.

Teneur de la plainte

4.1Les auteurs affirment qu’il y a eu violation de leurs droits garantis par le paragraphe 1 de l’article 2 et les articles 18 et 19, 22, 25, 26 et 27 du Pacte par suite de leur expulsion de la CDU au motif qu’ils étaient membres de l’Église de scientologie, et des décisions des tribunaux allemands qui ont confirmé cette mesure. Les auteurs considèrent qu’ils ont été privés de leur droit de participer à la vie politique de leur collectivité, en violation de l’article 25 du Pacte qui protège le droit de «tout citoyen», «sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation». Leur exclusion de la CDU a constitué une restriction déraisonnable de leur droit, en l’absence de toute référence dans l’article 25 à un droit des partis à l’autonomie.

4.2Les auteurs rappellent l’interprétation du Comité selon laquelle le droit à la liberté d’association, garanti à l’article 22 du Pacte, est un élément accessoire essentiel pour les droits protégés par l’article 25, dans la mesure où les partis politiques et l’appartenance à des partis jouent un rôle important dans la conduite des affaires publiques et dans le processus électoral. Ce droit et le droit des auteurs à la liberté d’expression garanti par le paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte ont été restreints arbitrairement du fait de leur exclusion de la CDU, étant donné que l’Église de scientologie n’a pas été interdite par la Cour constitutionnelle fédérale et qu’aucun de ses organes n’a fait l’objet d’une procédure pénale ou n’a été reconnu coupable d’une infraction pénale en Allemagne. En conséquence, les activités des auteurs en tant que membres de l’Église de scientologie étaient tout à fait légales et même compatibles avec les normes de conduite de la CDU.

4.3Les auteurs affirment que leur exclusion de la CDU, qui a été confirmée par les tribunaux allemands, a également constitué une violation de leurs droits garantis par l’article 18 du Pacte, lesquels doivent être interprétés largement comme englobant la liberté de pensée dans tous les domaines, les convictions personnelles et l’adhésion à une religion ou une croyance. Selon le Comité, le droit à la liberté de religion ou de croyance ne se limitait pas aux religions traditionnelles, mais protégeait également les religions et convictions nouvellement établies et minoritaires. Les auteurs appellent l’attention sur les enseignements du fondateur de l’Église de scientologie, Ron Hubbard, et affirment que le formulaire de déclaration de la CDU exigeant d’eux de renoncer publiquement à leur affiliation à cette Église pour ne pas être exclus du parti a opéré comme une restriction fondée sur leur religion ou leurs convictions, à leur droit de participer à la vie publique garanti par l’article 25 et, constituait donc un moyen de coercition destiné à les obliger, en violation du paragraphe 2 de l’article 18 du Pacte, à abjurer leurs convictions.

4.4Par analogie, les auteurs se réfèrent aux observations finales adoptées à l’issue de l’examen du quatrième rapport périodique de l’Allemagne, dans lesquelles le Comité a constaté avec préoccupation «que, dans certains Länder de l’État partie, l’appartenance à certaines sectes religieuses en tant que telle pouvait être un motif de refus d’emploi dans la fonction publique, ce qui pouvait, dans certains cas, constituer une violation des droits garantis aux articles 18 et 25 du Pacte».

4.5Les auteurs font valoir que leur expulsion de la CDU constitue une discrimination au sens du paragraphe 1 de l’article 2 et de l’article 26 du Pacte dans la mesure où aucun autre groupe religieux n’a été ainsi mis à l’index. Ils affirment en outre que dans le document de position de 1992, justifiant l’adoption de la résolution C 47, la CDU a, d’une manière patente, déformé la réalité en qualifiant l’Église de scientologie d’organisation opposée à la démocratie et aux programmes de solidarité sociale alors qu’en réalité elle favorisait ce type de valeurs.

4.6Les auteurs affirment que leur exclusion de la CDU leur a causé un grand tort sur les plans personnel et économique. C’est ainsi que, dans le cas du premier auteur, l’administration du district d’Euskirchen lui a refusé une patente au motif qu’étant membre de l’Église de scientologie il n’était pas digne de confiance et sa banque a clôturé son compte professionnel sans donner de raisons. Par suite du préjudice causé à son entreprise, il a dû la vendre à son fils qui n’est pas membre de l’Église. Pour ce qui est du deuxième auteur, la campagne publique menée contre lui a gravement nui à son cabinet dentaire privé, qui a été de surcroît marqué du signe «S» par l’Office fédéral du travail, qu’il l’a assimilé à tort à une «officine de l’Église de scientologie».

4.7Les auteurs affirment qu’ils ont épuisé tous les recours internes et que la même question n’a pas été et n’est pas examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

5.1Dans une note verbale datée du 21 janvier 2003, l’État partie a contesté la recevabilité de la communication, faisant valoir qu’elle était irrecevable ratione temporis du fait de la réserve de l’Allemagne concernant le paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, dans la mesure où les violations présumées des droits des auteurs trouvaient leur origine dans des faits antérieurs à l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour la République fédérale d’Allemagne, le 25 novembre 1993.

5.2Bien que les décisions des commissions d’arbitrage du parti au niveau des districts confirmant l’exclusion des auteurs de la CDU datent respectivement de juillet et de décembre 1994, elles étaient fondées sur la résolution C 47 qui avait été adoptée par le Congrès national du parti le 17 décembre 1991. L’État partie affirme qu’en application de sa réserve, la date à prendre en compte pour déterminer l’applicabilité du Protocole facultatif n’est pas celle de la violation présumée en tant que telle, mais celle de son origine «envisagée sous l’angle des causes matérielles ou peut‑être aussi indirectes». Cela ressort clairement de la comparaison entre le texte de la réserve de l’Allemagne et celui, différent, des réserves formulées par d’autres États parties au Protocole facultatif tels que la France, Malte et la Slovénie qui ont mentionné expressément les violations résultant d’actes, d’omissions, d’événements ou de faits intervenus après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour ces États ou de décisions connexes. En outre, les plaintes des auteurs portaient essentiellement sur la résolution C 47, en l’absence d’autres objections concernant les différentes décisions relatives à leur exclusion de la CDU, qui ne faisaient que mettre en œuvre ladite résolution.

5.3L’État partie affirme que la communication est irrecevable ratione personae, en vertu de l’article premier du Protocole facultatif, dans la mesure où elle ne portait pas sur des violations commises par un État partie, et fait valoir qu’il ne peut être tenu responsable de l’expulsion de membres de partis politiques, dès lors qu’il s’agit d’associations librement constituées en vertu du droit privé. Se référant à la jurisprudence de l’ancienne Commission européenne des droits de l’homme, l’État partie affirme que la seule exception à cette clause consisterait en une violation de son obligation de protéger les droits garantis aux auteurs par le Pacte contre une entrave illicite de la part d’une tierce partie. Or les auteurs n’ont pas prouvé l’existence d’une telle violation. En particulier, l’État partie affirme qu’il s’est conformé à l’obligation qui lui est faite à l’article 25 de protéger le droit des auteurs à prendre part à la conduite des affaires publiques en adoptant le paragraphe 4 de l’article 10 de la loi sur les partis politiques qui a restreint considérablement l’autonomie des partis pour ce qui est d’expulser des membres. Les droits reconnus aux auteurs en vertu de l’article 25 n’ont pas été indûment restreints du fait de leur exclusion de la CDU, compte tenu de l’examen par les tribunaux allemands de la question de savoir si les conditions fixées au paragraphe 4 de l’article 10 de la loi sur les partis politiques étaient remplies et de la possibilité qu’ont les auteurs de fonder un nouveau parti.

5.4Enfin, l’État partie affirme que l’allégation de violation de l’article 18 du Pacte est irrecevable ratione materiae parce que l’Église de scientologie ne peut pas être considérée comme une communauté religieuse ou philosophique, étant plutôt un organisme motivé par le lucre et la recherche du pouvoir.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie sur la recevabilité

6.1Le 7 avril 2003, les auteurs ont répondu aux observations de l’État partie sur la recevabilité, déclarant que la communication était recevable ratione temporis, ratione personae et ratione materiae. Ils affirment que leur plainte porte sur des événements intervenus après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie en 1993, à savoir leur expulsion de la CDU, plutôt que sur l’adoption, en 1991, de la résolution C 47 qui n’a été appliquée, pour entamer la procédure d’exclusion à leur encontre, qu’en 1994. À titre subsidiaire et se référant à la jurisprudence du Comité, les auteurs affirment, qu’en tout état de cause, l’adoption de cette résolution a des effets continus qui sont à l’origine de leur exclusion de la CDU en 1994.

6.2Les auteurs font valoir que les violations invoquées sont attribuables à l’État partie dans la mesure où 1) il ne s’est pas acquitté de son obligation d’assurer et de protéger les droits des auteurs consacrés par le Pacte, 2) il a entravé l’exercice de ces droits par des déclarations officielles et des actes encourageant directement ou indirectement l’exclusion des auteurs de la CDU, et 3) il a été responsable de l’interprétation incorrecte faite par les tribunaux allemands de l’étendue des droits des auteurs et des obligations correspondantes de l’État partie au titre du Pacte.

6.3En particulier, les auteurs affirment que le manquement de l’État partie à son devoir de protéger les droits reconnus par le Pacte en ne prenant aucune mesure efficace pour empêcher leur exclusion de la CDU constitue une omission qui lui est imputable. Conformément à l’interprétation de l’article 25 du Pacte par le Comité, l’État partie était tenu de prendre des mesures concrètes pour assurer que la CDU respecte, dans sa gestion interne, le libre exercice par les auteurs de leurs droits au titre des dispositions applicables de l’article 25. De même, en vertu des articles 18, 19 et 22, l’État partie était tenu d’adopter des mesures concrètes et efficaces pour protéger les auteurs contre la discrimination pratiquée par des particuliers ou des organisations telles que la CDU soit en raison des liens étroits existant entre ces droits et le droit de participer à la direction des affaires publiques reconnu à l’article 25, ou eu égard à l’applicabilité générale du principe de non‑discrimination énoncé au paragraphe 1 de l’article 2 et à l’article 26 du Pacte. Les auteurs concluent qu’en dépit de la large discrétion dont jouit l’État partie en ce qui concerne l’application de ces obligations, l’adoption d’une législation générale sous la forme d’une loi sur les partis politiques, qui n’a d’ailleurs pas permis d’interdire la discrimination fondée sur la religion ou la conviction, n’est pas suffisante pour que l’on puisse conclure que l’État partie a honoré ses obligations.

6.4En outre, les auteurs affirment que l’État partie a appuyé et encouragé l’adoption par la CDU de la résolution C 47 par de nombreuses déclarations et mesures qui dénoteraient un parti pris contre l’Église de scientologie, telle que la lettre du Ministre fédéral du travail appuyant l’exclusion du premier auteur de la CDU ou les déclarations et publications officielles fallacieuses concernant l’Église de scientologie.

6.5Selon les auteurs, l’examen quelque peu superficiel par les tribunaux allemands des décisions des instances d’arbitrage de la CDU n’a pas assuré le respect des droits garantis aux auteurs par le Pacte. Il est par exemple évident que même si la manifestation de la religion ou de la conviction et l’exercice du droit à la liberté d’expression peuvent être soumis à des restrictions, le droit «fondamental» d’avoir des convictions ou des opinions est protégé de manière inconditionnelle et ne peut être restreint. Dans la mesure où la CDU, tout au long de la procédure interne, n’a présenté aucune preuve attestant que les auteurs avaient fait des déclarations ou s’étaient livrés à des activités contraires à la loi ou aux normes de conduite du parti, les tribunaux allemands n’ont pas appliqué ce principe, engageant ainsi la responsabilité de l’État partie (tous organes confondus, y compris le judiciaire) au titre du Pacte.

6.6Les auteurs soulignent la nécessité de distinguer la décision prise dans leur cas du jugement de la Commission européenne des droits de l’homme dans l’affaire Église de scientologie c. Allemagne (requête no 34614/97), dans laquelle le requérant n’avait pas épuisé les recours internes et n’avait pas démontré qu’il avait reçu des instructions précises des membres de l’Église pour agir en leur nom. Tout en admettant que la Commission avait conclu qu’elle ne pouvait connaître de plaintes concernant des violations commises par des personnes privées, y compris des partis politiques, ils font remarquer que la requête ne portait sur aucune décision rendue dans le cadre d’une procédure interne et que certains droits, notamment le droit de prendre part à la conduite des affaires publiques, n’étaient pas protégés par la Convention européenne des droits de l’homme.

6.7Les auteurs rejettent l’argument de l’État partie qui affirme qu’ils pourraient fonder un nouveau parti, déclarant que dans la plupart des affaires de discrimination une solution similaire pouvait être proposée par l’État, par exemple la création d’une entreprise dans le cas d’une personne licenciée ou d’une école privée en cas de non‑admission dans un établissement scolaire par suite d’une discrimination fondée sur des motifs proscrits. Cela dit, ce que cherchent les auteurs ce n’est pas de s’engager dans un autre parti qui représenterait leurs convictions personnelles et − soit dit en passant − apolitiques, mais d’exercer le droit d’être membre du parti politique de leur choix sur un pied d’égalité avec les autres citoyens allemands.

6.8Enfin, les auteurs rappellent que selon le Comité, l’article 18 du Pacte est aussi applicable aux groupes religieux nouvellement créés et aux religions minoritaires qui pourraient être soumis à l’hostilité d’une communauté religieuse prédominante. De plus, la Commission européenne des droits de l’homme a reconnu l’Église de scientologie en tant que communauté religieuse habilitée à formuler des plaintes au titre du paragraphe 1 de l’article 9 de la Convention européenne, en sa propre capacité et en tant que représentante de ses membres. En outre, la scientologie a été officiellement reconnue en tant que religion dans plusieurs pays et en tant que communauté religieuse ou philosophique dans de nombreuses décisions judiciaires et administratives, y compris des arrêts de tribunaux allemands. De même, le Tribunal constitutionnel fédéral a statué que l’exclusion des auteurs de la CDU était compatible avec le paragraphe 1 de l’article 4 de la Loi fondamentale: «il est supposé, en faveur des plaignants, que l’Église de scientologie est, en tout état de cause, une communauté philosophique (Weltanschauungsgemeinschaft) […]».

7.Le 15 mars 2004, le conseil a informé le Comité que le premier auteur, M. Paul Arenz, était décédé le 11 février 2004. Il avait toutefois exprimé la volonté que la communication soit maintenue en son nom après sa mort. Le conseil joint un document signé par les héritiers l’autorisant «à continuer de représenter auprès du Comité des droits de l’homme de l’Organisation des Nations Unies, saisi de la communication, notre époux et père décédé, Paul Arenz, avec notre consentement éclairé». Outre la volonté exprimée du défunt, les héritiers déclarent qu’ils veulent obtenir la réhabilitation et une juste satisfaction car la famille tout entière a eu à pâtir du climat de suspicion et d’intolérance qui régnait dans la population de leur village à la suite de l’exclusion des rangs de la CDU du premier auteur. Se référant aux constatations du Comité dans l’affaire Henry et Douglas c. Jamaïque, le conseil fait valoir que le premier mandat général qu’il avait reçu pour agir au nom du premier auteur lui donne qualité pour continuer à le représenter dans la procédure en cours.

Délibérations du Comité

8.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2Le Comité prend note des allégations des auteurs et du fait que l’État partie a contesté la recevabilité de la communication, affirmant que les faits dont se plaignent les auteurs résultaient de l’adoption par le Congrès national de la CDU de la résolution C 47, le 17 décembre 1991, avant l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’Allemagne, le 25 novembre 1993, et que par conséquent le Comité n’était pas compétent pour examiner la communication du fait de la réserve formulée par l’Allemagne au sujet du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif.

8.3Le Comité constate que les auteurs n’ont pas été personnellement et directement touchés par la résolution C 47 jusqu’à ce que celle‑ci leur soit appliquée individuellement par le biais de la décision de les exclure du parti prise en 1994. Selon le Comité, les violations dont font état les auteurs n’ont pas leur origine dans une résolution, par laquelle il a été proclamé d’une manière générale que le statut de membre de la CDU était incompatible avec une affiliation à l’Église de scientologie, mais dans les actes concrets qui auraient porté atteinte aux droits des auteurs garantis par le Pacte. Le Comité conclut par conséquent que la réserve de l’État partie n’est pas applicable en l’espèce, dans la mesure où les violations présumées trouvent leur origine dans des faits intervenus après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’Allemagne.

8.4Le Comité note que les héritiers de M. Arenz ont réaffirmé qu’ils souhaitaient obtenir la réhabilitation et une juste satisfaction pour le premier auteur défunt autant que pour eux‑mêmes et conclut qu’ils ont qualité, au titre de l’article premier du Protocole facultatif, pour maintenir la communication au nom du premier auteur.

8.5Pour ce qui est de l’argument de l’État partie, selon lequel il ne saurait être tenu responsable de l’exclusion des auteurs de la CDU, dès lors que la décision a été prise non pas par un de ses organes mais par un organisme privé, le Comité rappelle qu’en vertu du paragraphe 1 de l’article 2 du Pacte, les États parties sont tenus non seulement de respecter mais de garantir à tous les individus se trouvant sur leur territoire et relevant de leur compétence tous les droits reconnus dans le Pacte, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. Si, comme dans l’affaire à l’examen, une loi régit les partis politiques, ses dispositions doivent être appliquées sans réserve. Les États parties sont donc en outre tenus de protéger la pratique de toutes les religions ou croyances contre toute atteinte et de faire en sorte que, dans le cadre de leur gestion interne, les partis politiques respectent les dispositions applicables de l’article 25 du Pacte.

8.6Le Comité relève que, bien que les auteurs aient évoqué en passant les difficultés que leur a values d’une façon générale leur appartenance à l’Église de scientologie et l’obligation qu’a l’État partie de garantir l’exercice des droits consacrés dans le Pacte, leur plainte concrète porte uniquement sur leur exclusion de la CDU, grief pour lequel ils ont épuisé les recours internes disponibles, au sens du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif. Le Comité n’a donc pas à examiner la question plus large des mesures d’ordre législatif ou administratif qu’un État partie doit prendre pour permettre à tous ses citoyens d’exercer effectivement le droit de participer à la vie politique prévu à l’article 25 du Pacte. Le Comité doit déterminer si l’État partie a commis une violation des droits des auteurs tels qu’ils sont garantis par le Pacte du fait de la priorité accordée par ses tribunaux au principe de l’autonomie des partis par rapport au souhait des auteurs d’être membres d’un parti politique qui ne les acceptait pas en raison de leur appartenance à une autre organisation idéologique. Le Comité rappelle sa jurisprudence constante et réaffirme qu’il n’est pas une quatrième instance compétente pour réexaminer les conclusions de fait ou l’application de la législation nationale, sauf s’il peut être établi que les procédures suivies par les juridictions nationales ont été arbitraires ou ont représenté un déni de justice. Le Comité considère que les auteurs n’ont pas montré, aux fins de la recevabilité, que la façon dont les tribunaux de l’État partie ont statué était entachée d’arbitraire ou représentait un déni de justice. La communication est donc irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

9.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide:

a)Que la communication est irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie et aux auteurs de la communication.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

V. Communication n o  1179/2003, Ngambi c. France (Décision adoptée le 9 juillet 2004, quatre ‑vingt ‑unième session)*

Présentée par:

Benjamin Ngambi et Marie‑Louise Nébol(non représentés par un conseil)

Au nom de:

Les auteurs

État partie:

France

Date de la communication:

18 février 2003 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 9 juillet 2004,

Adopte ce qui suit:

Décision concernant la recevabilité

1.1Les auteurs sont, d’une part, M. Benjamin Ngambi, d’origine camerounaise et ayant obtenu le statut de réfugié en France et, d’autre part, Mme Marie‑Louise Nébol, de nationalité camerounaise et résidant à Douala (Cameroun). Ils se déclarent victimes de violations par la France des articles 17 et 23 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Ils ne sont pas représentés par un conseil.

1.2Le 15 octobre 2003, le Comité, agissant par l’entremise de son Rapporteur spécial pour les nouvelles communications, a décidé de séparer l’examen de la recevabilité de la communication de celui du fond.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1M. B. Ngambi déclare s’être marié avec Mme M.‑L. Nébol au Cameroun le 15 janvier 1983. Après s’être livré à des activités politiques, il a été arrêté par la police à deux reprises et s’est enfui du Cameroun en 1993. Il a introduit une demande de reconnaissance du statut de réfugié en France en 1994.

2.2Le 8 mars 1995, les autorités françaises ont reconnu la qualité de réfugié à M. B. Ngambi et, le 16 mai 1995, lui ont délivré des fiches d’état civil reconnaissant son union avec Mme M.‑L. Nébol.

2.3Néanmoins, par décision du 19 septembre 1999, le Consul général de France à Douala (Cameroun) a refusé la demande de visa pour le regroupement familial en faveur de Mme M.‑L. Nébol au motif que les autorités camerounaises ont fait savoir que l’acte de mariage des auteurs n’était pas authentique. Ladite décision précise que ce refus ne saurait constituer une immixtion disproportionnée dans la vie privée et familiale des auteurs en raison des circonstances précitées et de l’absence de vie commune effective entre Mme M.‑L. Nébol et M. B. Ngambi, ce dernier ayant par ailleurs entretenu une relation avec Mlle M. K., dont il a eu un enfant.

2.4Le 23 mai 2001, statuant sur le recours de Mme M.‑L. Nébol à l’encontre de la décision du Consul général de France, le Conseil d’État a considéré que le fait que l’acte de naissance présenté par les auteurs n’était pas authentique et que cette circonstance était apparue postérieurement à la reconnaissance par les autorités françaises de l’acte de mariage des auteurs justifiait légalement le refus de visa à Mme M.‑L. Nébol. Il a conclu qu’en l’absence de vie commune des auteurs la décision du 19 septembre 1999 ne constituait pas une immixtion disproportionnée dans l’exercice par l’intéressé du droit au respect de sa vie privée et familiale tel que garanti par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs estiment que la décision du Conseil d’État constitue une atteinte grave à leur droit à la vie privée et familiale, cela en violation de l’article 17 et des paragraphes 1 et 3 de l’article 23 du Pacte. Ils précisent que l’État partie s’est immiscé dans leur vie privée et sentimentale en enquêtant sur les relations extraconjugales de M. B. Ngambi et en en informant Mme M.‑L. Nébol.

3.2Les auteurs soutiennent, en outre, que les autorités françaises ont tenté d’obliger M. B. Ngambi à se marier avec Mlle M. K, en violation du paragraphe 2 de l’article 23 du Pacte.

3.3Les auteurs déclarent avoir épuisé les voies de recours internes et précisent que l’affaire n’a pas été soumise à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

Observations de l’État partie

4.1Dans ses observations du 24 juillet 2003, l’État partie conteste la recevabilité de la communication.

4.2L’État partie apporte, en premier lieu, les précisions suivantes quant aux faits. Le 7 mars 1994, M. B. Ngambi a demandé l’admission au statut de réfugié en France. Le 19 décembre 1994, sa demande a été rejetée par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). Statuant sur le recours de l’auteur, le 8 mars 1995, la Commission de recours des réfugiés lui a reconnu la qualité de réfugié.

4.3Le 23 août 1995, l’OFPRA, sur la foi des déclarations de M. B. Ngambi, qui allaient se révéler inexactes, a enregistré le mariage de M. B. Ngambi avec Mme M.‑L. Nébol et a délivré un acte de mariage et une fiche familiale d’état civil.

4.4Le 13 novembre 1996, Adeline, enfant naturelle de M. B. Ngambi et Mlle M. K., naissait en France.

4.5Le 7 janvier 1998, Mme M.‑L. Nébol, se prétendant l’épouse de M. B. Ngambi, a demandé un visa de long séjour pour entrer en France.

4.6Le 2 mars 1998, le Ministère des affaires étrangères a informé M. B. Ngambi que son «union avec Mlle M. K.» avait eu pour conséquence de rompre la communauté de vie entre Mme M.‑L. Nébol et l’auteur. Dans ces conditions, «la procédure de regroupement familial n’avait plus lieu d’être».

4.7Le 20 mars 1998, M. B. Ngambi a saisi le tribunal administratif de Paris d’une requête tendant à l’annulation de cette décision du 2 mars 1998.

4.8Le 30 mars 1998, le maire de Douala (Cameroun) a écrit au Consul général de France à Douala en lui indiquant que l’acte de mariage no 117/83 (numéro mentionné sur l’acte de mariage fourni par les auteurs dans leur dossier de regroupement familial) correspondait, en réalité, au mariage de M. François Yonkeu et Mlle Marceline Yakam. En conséquence, l’acte de mariage transmis par les auteurs n’était pas authentique.

4.9Le 3 avril 1998, le Consul général de France a transmis cette correspondance à l’OFPRA. Le 11 mai 1998, le consulat a également informé l’OFPRA du fait que les actes de naissance de Mme M.‑L Nébol et des deux prétendus fils des auteurs, Franck Ngambi et Emmanuel Ngambi, n’étaient pas des actes authentiques et a confirmé l’inauthenticité de l’acte de mariage des auteurs.

4.10Le 4 juin 1999, le tribunal administratif de Paris a annulé la décision du Ministère des affaires étrangères du 2 mars 1998 pour incompétence de l’auteur de l’acte.

4.11Le 19 septembre 1999, le Consul général a opposé un refus à la demande de visa de Mme M.‑L. Nébol. Le 7 octobre 1999, M. B. Ngambi a saisi le tribunal administratif de Paris d’un recours tendant à demander l’exécution du jugement de ce même tribunal en date du 4 juin 1999. Le 18 novembre 1999, Mme M.‑L. Nébol a saisi le Conseil d’État d’un recours tendant à l’annulation du refus d’octroi de visa du 19 septembre 1999.

4.12Le 23 mai 2001, le Conseil d’État a rejeté la requête de l’intéressée. Il a considéré que, pour prendre sa décision, le Consul général de France à Douala s’était fondé, d’une part, au vu des documents produits par la mairie de Douala, sur le fait que l’acte produit par Mme M.‑L. Nébol pour attester de son mariage avec M. B. Ngambi n’était pas authentique et, d’autre part, sur l’absence de vie commune entre les auteurs.

4.13Enfin, en vue d’éclairer le Comité sur la personne de M. B. Ngambi et sur ses relations familiales, l’État partie a estimé nécessaire d’apporter des informations sur les faits suivants.

4.14Par ordonnance du 17 janvier 2000, le tribunal d’instance de Paris a retiré à M. B. Ngambi, tuteur, la tutelle sur Mlle Sophie Ngambi Enono. Il ressort de l’ordonnance précitée que «Sophie Ngambi Enono née le 17 février 1970 à Bertoua (Cameroun) (…) est très handicapée par une trisomie et n’a aucune autonomie; elle est enfermée par son tuteur dans une chambre d’étudiant (…) où elle est laissée seule et est nourrie, dans le meilleur des cas, une fois par jour». Le tribunal a ordonné à M. B. Ngambi de rendre des comptes au nouveau représentant légal et notamment de «justifier du placement de la somme de 35 193 francs français perçue le 16 septembre 1999, au titre de rappel de l’aide d’adulte handicapé, par Sophie Ngambi Enono».

4.15De plus, la préfecture de police de Paris, transmettant le 23 mai 2000 au Directeur de l’OFPRA l’ordonnance précitée du Tribunal d’instance de Paris, a précisé: «Je crois devoir vous en informer compte tenu du comportement de M. Ngambi semble‑t‑il à l’origine de l’arrivée en France de plusieurs demandeurs d’asile ainsi que de plusieurs mineurs de nationalité camerounaise entrés sur le territoire national avec des passeports d’emprunt de la République centrafricaine et pour lesquels il a produit un jugement de tutelle du Tribunal de première instance de Douala (…)».

4.16L’État partie fait valoir, en second lieu, l’irrecevabilité des griefs de violations des articles 23 et 17 du Pacte. Il considère, tout d’abord, la communication des auteurs incompatible ratione materiae avec les dispositions de l’article 23 du Pacte.

4.17L’État partie rappelle qu’il n’est pas établi que les auteurs se soient mariés. Ils n’en ont, en tout cas, jamais apporté la preuve. Au contraire, comme l’a certifié la mairie de Douala dans son courrier du 30 mars 1998, l’acte de mariage fourni par les auteurs aux autorités françaises n’était pas authentique.

4.18Par ailleurs, M. B. Ngambi a quitté le Cameroun en mai 1993, selon les indications qu’il a données à la Commission de recours des réfugiés, et réside en France au moins depuis le 17 février 1994, date de la délivrance à Bobigny (France), d’un titre de séjour. En conséquence, M. B. Ngambi ne peut, en aucun cas, se prévaloir d’une vie commune avec Mme M.‑L. Nébol, qui, elle, réside au Cameroun. Enfin, M. B. Ngambi a une vie commune avec Mlle M. K., dont il a eu une enfant, Adeline, née le 13 novembre 1996.

4.19Ainsi, d’après l’État partie, les auteurs ne forment pas une «famille» au sens de l’article 23 du Pacte, et ne peuvent donc invoquer «le droit de la famille à la protection de la société et de l’État» (art. 23, par. 1) qui ne s’applique pas à leur cas.

4.20L’État partie soutient également que les paragraphes 2 et 3 de l’article 23 ne s’appliquent pas davantage à la situation des auteurs. En effet, leur «droit de se marier et de fonder une famille» ne leur a jamais été contesté. Contrairement aux affirmations des auteurs, les autorités françaises n’ont pas exercé de pression ni sur les auteurs, ni sur Mlle M. K., en vue du mariage de cette dernière avec M. B. Ngambi. D’après l’État partie, il s’agit de simples affirmations de la part des auteurs, qui n’apportent aucun élément de preuve à l’appui de cette plainte. En outre, afin que les paragraphes 2 et 3 de l’article 23 puissent être applicables en l’espèce, il conviendrait que les auteurs établissent qu’ils ont été contrariés dans leur projet de mariage, soit parce qu’on les a empêchés de s’unir, soit parce qu’à l’inverse, on les a forcés. Or, l’État partie conclut que l’on chercherait en vain, dans la présente affaire, un quelconque élément en ce sens. De fait, les autorités françaises ont contesté la réalité de leur mariage, et non leur volonté de se marier.

4.21Enfin, l’État partie considère que l’article 23, paragraphe 4, est inapplicable puisqu’il est relatif aux «époux» alors que les auteurs n’ont pas prouvé qu’ils étaient mariés.

4.22À titre subsidiaire, l’État partie fait valoir que les auteurs ne sont pas victimes de violations de l’article 23 pour les raisons développées ci‑dessus.

4.23L’État partie explique ensuite que le grief de violation de l’article 17 du Pacte est irrecevable pour défaut de qualité de victime des auteurs. L’État partie rappelle que c’est au titre du regroupement familial que Mme M.‑L. Nébol a fait une demande de visa de long séjour pour entrer en France. En conséquence, selon l’État partie, il revenait très logiquement aux autorités françaises de vérifier que cette demande émanait bien de l’épouse de M. Ngambi. Ces vérifications effectuées par les autorités françaises ont ainsi été suscitées à la demande de Mme M.‑L. Nébol. C’est donc la demande de visa qui est à l’origine de la prétendue «immixtion» des autorités françaises dans la vie privée et familiale de cette dernière. Dans ces conditions, selon l’État partie, l’ingérence des autorités françaises, qui découlait naturellement de la demande de regroupement familial sollicitée par les auteurs, ne peut leur avoir causé le moindre préjudice. Ils l’ont eux‑mêmes réclamée en vue d’obtenir un visa en faveur de Mme M.‑L. Nébol.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie

5.1Dans leurs commentaires du 17 novembre 2003, les auteurs maintiennent que leur communication est recevable.

5.2Eu égard à l’article 23 du Pacte, les auteurs réitèrent que leur acte de mariage no 117/83 établi et authentifié par la mairie de Douala le 7 octobre 1997, reconnu comme tel dans un courrier du Ministère des affaires étrangères du 30 décembre 1997, ainsi que par les services de l’OFPRA ne peut être remis en cause et ne saurait donc justifier la décision de refus de visa de long séjour pour Mme Nébol.

5.3Concernant la qualité de victime, les auteurs font valoir que l’absence de vie commune est le fait des autorités consulaires les empêchant de se rejoindre en France.

5.4Relativement à l’article 17 du Pacte, les auteurs estiment que les autorités ont considéré, par la suite, à tort, que leur acte de mariage était un faux et font valoir que le refus de visa pour Mme Nébol constitue une manœuvre afin de déstabiliser leur mariage. Concernant la liaison de M. Ngambi avec Mlle M. K., l’auteur déclare qu’«il s’agit d’une liaison éphémère et aventureuse, correspondant au mode de vie fréquemment mené en France», relevant strictement de sa vie privée, qui ne doit pas être confondue avec la polygamie ni affecter sa demande de regroupement familial. Enfin, les auteurs maintiennent que l’attitude des autorités françaises constitue une forme de pression et d’intimidation à leur encontre.

5.5Eu égard aux informations subsidiaires de l’État partie sur le retrait de sa tutelle à l’endroit de sa cousine, Mlle Sophie Ngambi Enono, l’auteur les qualifie d’exagération, et estime que cette affaire révèle une persécution des autorités judiciaires à son encontre et celle de sa famille.

Délibérations du Comité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Comme il est tenu de le faire en vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité s’est assuré que la même question n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Eu égard au grief de violation de l’article 23 du Pacte, le Comité a pris note des arguments tant des auteurs que de l’État partie. Si l’authenticité de «l’acte de mariage» des auteurs n’a été contestée dans un premier temps ni par l’OFPRA ni par le Ministère des affaires étrangères dans un courrier du 30 décembre 1997, l’acte de mariage no 117/83 du 15 janvier 1983 attribué à la mairie de Douala a été déclaré non authentique par la mairie le 30 mars 1998. Cette information a été reprise par le Consul général de France à Douala le 19 septembre 1999 afin de motiver le refus de la demande de visa de Mme Nébol. En outre, les actes de naissance produits par Mme Nébol pour authentifier la relation familiale des deux prétendus fils des auteurs, Frank Ngambi et Emmanuel Ngambi, ainsi que son propre acte de naissance, ont également été déclarés inauthentiques par le Consul général.

6.4L’article 23 du Pacte garantit la protection de la vie familiale, ce qui comprend le droit au regroupement familial. Le Comité rappelle que le mot «famille», aux fins du Pacte, doit être entendu au sens large, pour inclure toutes les personnes qui composent une famille dans la société concernée. L’absence de lien officiel de mariage, en particulier dans les sociétés où existent les mariages coutumiers ou les mariages de common law, ne compromet pas forcément le droit à la protection de la famille. De même, la séparation géographique, l’infidélité ou l’absence de relations conjugales ne remettent pas automatiquement en cause le droit à la protection de la vie familiale. Toutefois, il faut qu’il y ait un lien familial à protéger. Le Comité note que les auteurs ont présenté aux autorités françaises des documents censés attester de leurs liens familiaux mais que les autorités ont jugé que ces documents étaient faux. Le Comité note en outre que les auteurs n’ont pas contesté de façon probante ces conclusions, ce qui a donné aux autorités françaises des motifs suffisants pour rejeter les demandes de visas à long terme et de regroupement familial des auteurs. Il estime en outre qu’ils n’ont pas étayé leurs allégations selon lesquelles les autorités françaises auraient porté atteinte à leur droit à la protection de la vie familiale.

6.5En ce qui concerne le grief de violation de l’article 17 du Pacte, à savoir l’immixtion dans la vie privée et familiale, le Comité estime que les vérifications effectuées par les autorités françaises sur la qualité et les liens familiaux de Mme Nébol faisaient suite à sa demande de visa pour regroupement familial et devaient nécessairement couvrir des éléments de la vie privée et familiale des auteurs. Le Comité estime que les auteurs n’ont pas démontré que ces vérifications ont constitué des immixtions arbitraires et illégales dans leur vie privée et familiale. Ils n’ont pas non plus étayé leurs allégations de pressions et d’intimidations des autorités françaises destinées à déstabiliser leur prétendu mariage.

7.1Le Comité déclare, en conséquence, ces griefs irrecevables au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

7.2En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide:

a)Que la communication est irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie et aux auteurs de la communication.

[Adopté en anglais, en espagnol et en français (version originale). Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

W. Communication n o  1191/2003, Hruska c. République tchèque (Décision adoptée le 30 octobre 2003, soixante ‑dix ‑neuvième session)*

Présentée par:

Mme Elizabeth Hruska(non représentée par un conseil)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

République tchèque

Date de la communication:

31 mars 2003 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 30 octobre 2003,

Adopte ce qui suit:

Décision concernant la recevabilité

1.L’auteur de la communication est Elizabeth Hruska. Elle dit être victime d’une violation par la République tchèque des articles 2, 5, 18, 19 et 26 du Pacte. Elle n’est pas représentée par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 3 mars 2001, le bureau de Prague de l’Administration de la sécurité sociale (Ceska sprava socialniho zabezpeceni Praha) a rendu une décision concernant le calcul de la pension d’invalidité de l’auteur.

2.2Le 13 avril 2001, l’auteur a fait appel de cette décision auprès du tribunal régional de Brno et demandé qu’elle soit modifiée de façon à prendre en compte pour le calcul de sa pension d’invalidité une période d’affiliation supplémentaire. Le tribunal régional de Brno, dans un jugement en date du 12 septembre 2002, a confirmé la décision de l’Administration de la sécurité sociale, jugeant la demande de l’auteur déraisonnable.

2.3L’auteur a introduit un recours auprès de la Haute Cour d’Olomouc le 24 octobre 2002, en arguant que la décision du tribunal contrevenait aux dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et au paragraphe 1 de l’article 95 de la Constitution tchèque.

2.4Le 16 décembre 2002, la Haute Cour a mis fin à la procédure et a informé l’auteur que, suite à une modification de la loi qui avait pour effet de mettre fin à la compétence de la Cour en la matière, l’auteur devrait présenter son recours auprès du Tribunal administratif suprême. Elle l’a également informée que les plaignants auprès du Tribunal administratif suprême devaient être représentés par un avocat ou, tout au moins, une personne ayant une formation supérieure en droit.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur allègue qu’il y a violation des articles 2, 5, 18, 19 et 26 du Pacte pour les raisons suivantes: elle est victime de discrimination parce qu’elle n’a pas fréquenté une faculté de droit tchèque; elle ne dispose d’aucun recours contre les décisions arbitraires des juridictions inférieures. Elle n’a pas le droit d’avoir des idées, d’exprimer ses propres opinions, ses propres conclusions ou ses propres objections en matière juridique; on lui dénie le droit de se former, sans aucune ingérence extérieure, une opinion sur n’importe quelle question juridique et d’exprimer cette opinion devant n’importe quel tribunal et n’importe quel juge; bien que n’ayant aucune formation juridique, elle souhaite agir pour son propre compte en matière civile.

Délibérations du Comité

4.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est ou non recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

4.2Le Comité rappelle sa jurisprudence, à savoir qu’il ne considère pas l’obligation de représentation juridique devant la plus haute instance judiciaire nationale comme non fondée sur des critères objectifs et raisonnables. L’auteur n’a avancé aucun argument à l’appui de ses griefs; elle s’est bornée à affirmer que cette obligation était discriminatoire. Le Comité considère en conséquence qu’elle n’a pas établi, aux fins de la recevabilité, le bien‑fondé de ses griefs.

5.En conséquence le Comité des droits de l’homme décide:

a)Que la communication est irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’auteur de la communication et, pour information, à l’État partie.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

X. Communication n o  1214/2003, Vlad c. Allemagne (Décision adoptée le 1 er avril 2004, quatre ‑vingtième session)*

Présentée par:

Adrian Vlad(non représenté par un conseil)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Allemagne

Date de la communication:

3 juin 2003 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 1er avril 2004,

Adopte ce qui suit:

Décision concernant la recevabilité

1.L’auteur de la communication, en date des 3 et 10 juin et du 22 juillet 2003, est Adrian Vlad, ressortissant allemand, né le 28 octobre 1962 à Craiova en Roumanie. Il affirme que lui et sa famille sont victimes de violations par l’Allemagne des articles 2 (par. 1 et 3), 14 (par. 1), 16, 17, 23 (par. 1) et 26 du Pacte. Il n’est pas représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1De 1995 à 2001, l’auteur a loué un appartement à l’entreprise de construction GBO à Offenbach. En 1998, il a cessé de payer les charges locatives, revendiquant le droit de ne pas payer (Zurückbehaltungsrecht) au motif que l’entreprise GBO aurait failli à son obligation de l’autoriser à consulter les factures sur lesquelles reposait le calcul des charges supplémentaires pour frais d’entretien. Le 6 septembre 1999, alors que le montant des charges non payées atteignait 3 364,52 deutsche mark, l’entreprise GBO a résilié unilatéralement le bail et intenté une action en justice contre l’auteur et son épouse, Kerstin Vlad, en vue d’obtenir leur expulsion et le paiement des sommes dues.

2.2Par des jugements du 9 mai 2000, le tribunal du district d’Offenbach a ordonné à l’auteur et à son épouse de libérer l’appartement et de verser le montant des charges en souffrance, majoré des dépens. La cour régionale de Darmstadt a rejeté leurs appels le 14 décembre 2000 et les a condamnés à payer les dépens. Ces décisions n’ont pas fait l’objet d’une plainte constitutionnelle dans le délai d’un mois qui a suivi la notification des jugements, le 3 janvier 2001.

2.3Le 7 janvier 2001, l’auteur a porté plainte contre les juges qui composaient le tribunal de district d’Offenbach et la cour régionale de Darmstadt, alléguant que leur défaut d’interprétation et d’application des lois et règlements pertinents en matière de bail conformément à la jurisprudence de la Cour fédérale de justice (Bundesgerichtshof) et de la Cour constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgericht) constituait une «perversion de justice» et a menacé de se faire lui‑même justice. Les 10 et 29 janvier 2001, le Procureur général fédéral s’est déclaré incompétent dans cette affaire. Dans une lettre personnelle datée du 22 janvier 2001, un fonctionnaire de haut rang de la direction de la police du sud‑est de la Hesse a conseillé à l’auteur de ne pas aggraver sa situation et de bien réfléchir aux frais et perspectives d’une plainte constitutionnelle.

2.4Le 1er mars 2001, le Président de la Haute Cour régionale de Francfort a rejeté la requête en dommages et intérêts de l’auteur qui demandait à être indemnisé pour les frais de justice, les frais et débours divers et les frais liés à son expulsion en faisant valoir que les décisions de la cour régionale de Darmstadt constituaient une violation manifeste de la loi. Il a indiqué à l’auteur que le Land de Hesse ne pouvait être tenu pour responsable des décisions rendues par ses juridictions sauf s’il apparaissait dans une espèce particulière que l’administration de la justice constituait une infraction pénale.

2.5Le 27 mars 2001, le parquet de Darmstadt a décidé de ne pas ouvrir d’enquête sur la plainte déposée par l’auteur étant donné que rien ne donnait à penser que les juges de la cour régionale de Darmstadt avaient violé le droit. De la même manière, la requête présentée par l’auteur en vue d’obtenir une aide juridictionnelle pour faire appel de la décision du parquet a été rejetée le 29 mars 2001 au motif que l’on pouvait raisonnablement penser que le recours avait peu de chances d’aboutir. L’appel formé contre la décision du parquet a été rejeté le 9 juillet 2001, et un autre appel le 4 janvier 2002.

2.6Le 20 avril 2001, l’auteur a adressé une requête au Ministre fédéral de la justice et au Président fédéral leur demandant d’intervenir. Après que ces deux requêtes ont été rejetées, l’auteur s’est livré à des manifestations d’exhibitionnisme devant le Ministère fédéral de la justice et a menacé la Présidence fédérale de s’immoler par le feu. Le 12 décembre 2001, le tribunal de district de Berlin‑Tiergarten a condamné l’auteur pour violation de domicile car il avait escaladé la barrière située autour du bâtiment de la Présidence fédérale. Cependant, suite à une requête de l’auteur, la condamnation pénale a été annulée, après que le tribunal de district a requis que l’auteur soit soumis à un examen psychiatrique pour déterminer s’il pouvait être tenu pour pénalement responsable de l’infraction, et par la suite une décision de non‑lieu a été rendue.

2.7Entre‑temps, l’auteur avait déposé une plainte disciplinaire auprès du Ministère de la justice de la Hesse au sujet de la décision prise par le procureur le 27 mars 2001 de classer l’affaire. Le 30 juillet 2001, le procureur principal a rejeté la plainte. L’appel formé par l’auteur devant la Haute Cour régionale de Francfort n’a pas été admis, l’auteur n’étant pas représenté par un avocat habilité à plaider devant cette juridiction.

2.8Le 4 août 2001, un mandat d’arrêt a été délivré à l’encontre de l’auteur, motivé par le fait que celui‑ci ne s’était pas conformé aux décisions de la cour régionale de Darmstadt. Par courrier interne, le 8 février 2002, le tribunal de district d’Offenbach a demandé à la direction de la police d’Offenbach d’arrêter l’auteur s’il n’était pas placé dans un établissement psychiatrique fermé. Au mois de novembre 2002, l’auteur a été arrêté après avoir jeté divers documents sur le Président fédéral au cours du dernier déplacement de celui‑ci à Offenbach. Par la suite, l’auteur a saisi sans succès le Parlement fédéral et le Parlement de la Hesse, ainsi que le Chancelier fédéral.

2.9Le 8 septembre 2003, l’auteur a formé un recours constitutionnel contre la décision du Procureur général de la Hesse du 1er août 2003, qui rejetait un autre appel contestant l’abandon des poursuites pénales contre les juges du tribunal de district d’Offenbach et de la cour régionale de Darmstadt. L’auteur faisait valoir en particulier que l’obligation d’être représenté par un conseil pour faire appel de cette décision devant une juridiction était contraire au droit constitutionnel relatif à l’accès aux tribunaux. Le 17 novembre 2003, le greffe de la Cour constitutionnelle fédérale a informé l’auteur qu’il avait enregistré son recours, après lui avoir préalablement indiqué le 24 octobre 2003 que le recours serait déclaré irrecevable pour défaut de fondement, non‑épuisement des voies de recours judiciaires et non‑respect du délai d’exercice d’un recours constitutionnel.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur s’estime victime de violations au titre des articles 2 (par. 3), 14 (par. 1), 16, 17, 23 (par. 1) et 26 du Pacte, affirmant que la plupart des actions intentées par lui ont été indûment prolongées, que ses plaintes n’ont pas été instruites sérieusement, que son courrier et sa ligne téléphonique ont été surveillés et que l’expulsion de son logement a nui à sa santé et à celle de sa famille.

3.2L’auteur allègue qu’il a été empêché d’agir devant les tribunaux et d’épuiser les voies de recours internes, étant donné qu’il ne disposait que d’un seul mois pour former un recours constitutionnel contre les décisions de la cour régionale de Darmstadt du 3 janvier 2001. Pendant ce délai, il n’a pas été en mesure de trouver un avocat, notamment à cause de la période de vacances consécutives au Nouvel An. En outre, il aurait été menacé d’exécution par la police et menacé de détention psychiatrique et de détention judiciaire par l’hôpital communal d’Offenbach et le tribunal de district d’Offenbach respectivement. L’auteur allègue également qu’aucun des 40 avocats qu’il a contactés n’a voulu l’assister aux fins de sa plainte pour perversion de la justice, ce qui démontre l’impunité de facto des juges allemands.

3.3L’auteur demande réparation pour les dommages matériels qu’il a subis et la détérioration de son état de santé.

Délibérations du Comité

4.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

4.2Le Comité estime que, même en admettant que les prétentions de l’auteur ne soient pas irrecevables au plan du non‑épuisement des recours internes, elles sont irrecevables en ce que l’auteur n’a pas été personnellement touché par une violation alléguée d’une des dispositions du Pacte, et parce qu’elles n’entrent pas dans le champ d’application d’une des dispositions du Pacte invoquées par lui, ou parce que le bien‑fondé de ses allégations n’a pas été établi aux fins de la recevabilité.

5.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide:

a)Que la communication est irrecevable en vertu des articles 1er, 2, 3 et 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’auteur de la communication et, pour information, à l’État partie.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

Y. Communication n o  1239/2004, Wilson c. Australie (Décision adoptée le 1 er avril 2004, quatre ‑vingtième session)*

Présentée par:

John Wilson(non représenté par un conseil)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Australie

Date de la communication:

20 mars 2003 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 1er avril 2004,

Adopte ce qui suit:

Décision concernant la recevabilité

1.L’auteur de la communication, dont la lettre initiale est datée du 20 mars 2003, est John Wilson, de nationalité australienne, né en 1942 et résidant en Australie. Il se déclare victime de violations par l’Australie des articles 1er, 2, 9, 14 et 17 du Pacte. Il n’est pas représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur déclare qu’il a été partie à de nombreuses et diverses procédures judiciaires dans l’État de la Nouvelle‑Galles du Sud, qui n’ont pas été conduites de manière impartiale et au cours desquelles il n’a pas eu le droit d’être jugé par ses pairs. Il affirme qu’en conséquence il a été illégalement emprisonné et expulsé de son domicile, et a fait l’objet de diffamations. Il affirme aussi avoir été victime de ce qu’il présente comme un exercice illégal d’autorité par une puissance étrangère.

2.2L’auteur explique que le 5 septembre 1997, il a été arrêté et accusé d’infraction à l’article 326 de la loi de 1900 sur les infractions pénales de la Nouvelle‑Galles du Sud, qui criminalise le fait de menacer un témoin, un juré ou un magistrat, de le frapper ou de lui nuire (l’auteur ne fournit pas de détails sur les accusations portées contre lui ni sur les circonstances de l’espèce). Le 26 septembre 1997, l’auteur a comparu devant le tribunal de première instance et a demandé à être jugé par ses pairs, demande que le Président du tribunal a acceptée.

2.3Le 17 novembre 1997, l’auteur a comparu devant la Cour suprême de la Nouvelle‑Galles du Sud suite à une citation délivrée par le greffier de la Cour aux fins de l’inculper d’outrage à l’autorité de la justice. Aucune précision n’est fournie et il ne ressort pas clairement du dossier si, et de quelle manière, cette nouvelle inculpation était liée à celles visées par la loi sur les infractions pénales. Pour répondre de ce nouveau chef d’accusation, l’auteur a demandé à être jugé par un tribunal siégeant avec jury, requête à laquelle le Président de la Cour n’a pas accédé. L’auteur a contesté cette décision devant la Cour suprême mais a été débouté par ladite Cour siégeant à juge unique le 13 février 1998 puis par la cour d’appel le 26 août 1998. Il a alors saisi la Cour suprême d’Australie d’une demande d’autorisation de faire appel de la décision lui refusant d’être jugé par un jury mais celle‑ci a été rejetée le 16 avril 1999.

2.4L’auteur soutient qu’il a été illégalement détenu du 9 novembre 1999 au 28 février 2000 au centre correctionnel de Silverwater à Sydney, après avoir été jugé et reconnu coupable d’outrage à l’autorité de la justice par la Cour suprême de la Nouvelle‑Galles du Sud. Aucun détail sur les circonstances de sa condamnation n’est fourni. Il affirme que sa demande d’être jugé par un jury a été rejetée en raison de l’accusation d’outrage à l’autorité de la justice retenue contre lui. Le 28 février 2000, il a été remis en liberté, son recours ayant été admis par la cour d’appel. L’auteur affirme, au vu des circonstances décrites ci‑dessus, être victime d’une violation du paragraphe 5 de l’article 9 du Pacte.

2.5L’auteur affirme que le 28 décembre 2000, il a engagé une procédure contre la St. George Bank au motif qu’elle aurait tenté de l’escroquer en introduisant dans le cadre d’un contrat de prêt au logement des clauses concernant des taux d’intérêt variables. La plainte concernait aussi l’État de la Nouvelle‑Galles du Sud qui, d’après l’auteur, était «responsable par personne interposée» d’une décision rendue antérieurement par un magistrat de la Cour suprême de cet État. Cette décision autorisait la banque à saisir la maison de l’auteur pour défaut de remboursement de prêt. L’auteur prétendait que le magistrat avait entravé le cours de la justice en ne lui accordant pas le droit d’être jugé par ses pairs dans le cadre de la procédure engagée par la banque contre lui. Dans la plainte déposée contre la banque et l’État de la Nouvelle‑Galles du Sud, l’auteur a fait valoir qu’il avait le droit d’être jugé par un jury, mais que ce droit lui avait été refusé par un magistrat de la Cour suprême de cet État. Les recours formés par l’auteur contre cette décision de procédure auprès de la cour d’appel de la Nouvelle‑Galles du Sud et de la Cour suprême d’Australie ont été rejetés le 16 novembre 2001 et le 14 février 2003, respectivement.

2.6L’auteur fait référence à 23 procédures dans lesquelles le tribunal compétent a refusé qu’il soit jugé par un jury et fait valoir que cela constitue une violation par l’État partie des articles 2 et 14 du Pacte.

2.7L’auteur affirme en outre que la procédure qu’il a engagée contre un organe de presse pour diffamation en juin 1997, et dont il ne précise pas le détail, n’a pas abouti et que la Cour suprême de la Nouvelle‑Galles du Sud a rejeté sa plainte alors que selon lui, la procédure aurait dû faire l’objet d’un procès par jury. L’auteur y voit une violation de l’article 17 par l’État partie.

2.8L’auteur affirme également que comme les magistrats et les parlementaires de l’État partie prêtent allégeance à la Reine Élisabeth II, monarque d’un État étranger, il y a violation de l’article premier du Pacte.

2.9Enfin, l’auteur affirme que le refus des tribunaux de l’État partie d’accepter ses plaintes contre la banque concernant son contrat de prêt au logement constitue une violation de l’article 26 dans la mesure où la protection de la loi contre ce qu’il estime être des pratiques frauduleuses de la part de la banque lui a été refusée.

Teneur de la plainte

3.L’auteur affirme que dans les diverses procédures judiciaires évoquées dans sa communication, il n’a pas bénéficié d’un procès avec jury et que les procédures n’ont pas été conduites de manière impartiale, ce qui constitue une violation des articles 9 et 14. Il ajoute que le comportement qu’il dénonce revenait à une violation des articles 1er, 2, 17 et 26 du Pacte.

Délibérations du Comité

4.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

4.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’est pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

4.3Le Comité rappelle sa position selon laquelle un particulier ne peut se prétendre «victime» de violations du droit des peuples à disposer d’eux‑mêmes consacré à l’article premier du Pacte. En conséquence, cette partie de la communication est irrecevable en vertu de l’article premier du Protocole facultatif.

4.4S’agissant des griefs de l’auteur au regard des articles 2, 9, 14, 17 et 26 du Pacte, le Comité considère qu’ils ne relèvent pas du champ d’application de ces articles ou qu’ils n’ont pas été suffisamment étayés aux fins de la recevabilité. Le Comité note en particulier que le Pacte ne consacre pas le droit d’être jugé par un jury, que ce soit au civil ou au pénal, mais dispose que toutes les procédures judiciaires, avec ou sans jury, doivent s’accompagner des garanties d’un procès équitable. Par conséquent, les plaintes de l’auteur sont irrecevables en vertu des articles 2 et 3 du Protocole facultatif.

5.En conséquence, le Comité décide que la communication est irrecevable et que la présente décision sera communiquée à l’auteur et, pour information, à l’État partie.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]

Z. Communication n o  1272/2004, Benali c. Pays ‑Bas (Décision adoptée le 23 juillet 2004, quatre ‑vingt ‑unième session)*

Présentée par:

Mme Fatima Benali(représentée par un conseil, M. J. J. C. van Haren)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Pays-Bas

Date de la communication:

23 juin 2003 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 23 juillet 2004,

Adopte ce qui suit:

Décision concernant la recevabilité

1.1L’auteur de la communication, dont la lettre initiale est datée du 23 juin 2003, est Mme Fatima Benali, ressortissante marocaine née au Maroc le 13 juillet 1984. Elle fait valoir que son renvoi par les Pays‑Bas au Maroc constituerait une violation des articles 17, 23 et 24 du Pacte. L’auteur est représentée par un conseil.

1.2Le 29 juin 2004, le Comité, agissant par l’intermédiaire du Rapporteur spécial pour les nouvelles communications, a décidé d’examiner séparément la question de la recevabilité et le fond.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1En 1985, le divorce des parents de l’auteur, qui vivaient au Maroc, a été prononcé. Sa mère a quitté le domicile conjugal, où l’auteur a continué de vivre avec son père. En août 1989, ce dernier s’est remarié. Entre 1989 et 1990, la mère de l’auteur s’est également remariée et vivait dans un village situé à une cinquantaine de kilomètres du lieu où l’auteur vivait avec sa grand‑mère paternelle. L’auteur affirme que, conformément aux normes culturelles locales, sa mère avait complètement intégré sa nouvelle belle‑famille et abandonné la sienne. Elle avait donc renoncé, en fait et en droit, à s’occuper de l’auteur en déclarant dans un «acte de remise d’enfant» qu’elle transférait la protection de l’auteur au père. En 1990, celui‑ci s’est installé aux Pays‑Bas avec sa nouvelle femme. Il aurait toutefois maintenu le contact avec sa fille, prenant les décisions concernant son éducation, en consultation avec la grand‑mère de l’enfant, et lui fournissant l’argent nécessaire à son éducation et son entretien. En 1995, la grand‑mère paternelle de l’auteur s’est installée en France mais, en vertu du droit français applicable, l’auteur n’aurait pas pu la rejoindre. Le 1er septembre 1995, l’auteur est allée, par ses propres moyens, retrouver son père aux Pays‑Bas.

2.2Le 12 septembre 1995, l’auteur a déposé auprès des autorités néerlandaises une demande de permis de séjour pour rester avec son père, résidant aux Pays‑Bas. Le 2 juin 1997, le Secrétaire à la justice a refusé cette demande puis, le 18 mai 1998, a rejeté la demande de l’auteur tendant à invalider la décision précédente.

2.3Le 22 janvier 1999, le tribunal de district a rejeté le recours formé par l’auteur contre la décision du Secrétaire à la justice. Le tribunal a fait remarquer que, selon la loi néerlandaise, un permis de séjour peut être accordé pour permettre le regroupement de personnes unies par une relation familiale qui préexistait à l’arrivée d’un parent aux Pays‑Bas. Ce droit ne peut donc être revendiqué si la relation familiale avait cessé d’exister, par exemple à cause de l’assimilation permanente de l’enfant à une autre famille qui fait que les parents d’origine n’exercent plus l’autorité parentale ni n’assurent l’entretien de l’enfant. La revendication du droit à un permis de séjour devient aussi plus difficile à mesure que s’allonge la période de séparation continue. Le tribunal a estimé improbable que le père de l’auteur ait laissé celle‑ci dans la famille de sa grand‑mère à partir de 1990 et pendant cinq ans en considérant qu’il s’agissait là d’une mesure provisoire, et qu’il comptait dès le départ qu’elle le rejoindrait aux Pays‑Bas. Le tribunal a jugé, au contraire, que la décision de faire venir l’auteur aux Pays‑Bas résultait plus probablement du déménagement de la grand‑mère en France, en 1995. Au vu de tous ces éléments, le tribunal a estimé que la relation familiale avait pris fin avec le départ du père du Maroc.

2.4S’agissant de la plainte faisant valoir que l’auteur devrait quand même être autorisée à rester aux Pays‑Bas pour des raisons humanitaires suffisamment urgentes, le tribunal a estimé que la requérante n’avait pas apporté la preuve que son renvoi serait cause de difficultés qu’il serait déraisonnable de lui faire subir. Il n’était pas davantage prouvé que l’auteur était désormais si intégrée à la société néerlandaise et si étrangère à la société marocaine que la résidence hors des Pays‑Bas serait inconcevable et «si pénible» qu’il faudrait l’autoriser à rester dans ce pays. Analysant la plainte au regard de la protection de la vie familiale visée à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, le tribunal a estimé, au vu des faits susmentionnés, qu’aucune immixtion dans la vie de famille n’avait été établie. L’auteur n’avait pas davantage établi une quelconque obligation pour l’État, en la circonstance, de lui permettre de rester. Aucun empêchement objectif de continuer de jouir d’une vie familiale au Maroc n’avait été établi. En conséquence, le tribunal, ayant pesé le pour et le contre, a estimé que la décision avait été prise en «toute équité» et ne contrevenait à aucun des principes généraux qui fondent une administration saine et rationnelle.

2.5Depuis, l’auteur a continué de vivre aux Pays‑Bas et aucune procédure en vue de son expulsion n’aurait été engagée.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur soutient que son renvoi au Maroc constituerait une immixtion arbitraire ou illégale dans sa famille et son domicile, contrevenant à l’article 17 du Pacte, et une violation de son droit à la protection qu’exige sa condition de mineure, contrevenant à l’article 24 du Pacte. L’auteur fait également état, sans autres arguments, d’une violation de l’article 23 du Pacte.

3.2L’auteur affirme qu’au Maroc il n’y a personne qui puisse s’occuper d’elle. Son père ne saurait, selon elle, retourner au Maroc à cette fin, parce que sa femme vit aux Pays‑Bas depuis 1980 et ne souhaite pas rentrer. L’auteur affirme qu’elle a été scolarisée aux Pays‑Bas et qu’elle est complètement intégrée à la société néerlandaise, parlant couramment la langue du pays.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.Dans une communication du 28 juin 2004, l’État partie soutient que la communication est irrecevable au motif que tous les recours internes n’ont pas été épuisés puisque, après avoir présenté la communication, l’auteur a renouvelé sa demande de permis de séjour auprès des services d’immigration. Cette demande a été rejetée le 21 avril 2004, après quoi l’auteur a formé opposition devant le tribunal de district et demandé la suspension de la mesure d’expulsion en attendant le procès. La date de l’audience n’a pas encore été fixée.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.Dans une lettre du 13 juillet 2004, l’auteur a répondu aux observations de l’État partie, indiquant qu’elle avait déposé une nouvelle demande (et non «renouvelé sa demande») de permis de séjour, et qu’elle avait formé opposition auprès des services d’immigration et non du tribunal de district. Elle reconnaît qu’elle a présenté une demande en suspension en attendant l’ouverture de la procédure d’opposition. Elle estime que les recours internes concernant la demande en question ont été épuisés et que le dépôt d’une nouvelle demande, étayée par d’autres arguments, n’y change rien. Dans la nouvelle demande, il est dit qu’entre le moment où elle est arrivée aux Pays‑Bas en 1995 et la décision finale du tribunal de district en 1999, rien n’a été fait pour la renvoyer et que ce serait de l’«acharnement» de le faire maintenant. L’auteur conclut que la communication devait donc être déclarée recevable.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité fait remarquer, s’agissant de la plainte au titre de l’article 24, qu’étant donné que l’auteur n’est plus à l’heure actuelle mineure, indépendamment de la qualification de la situation qui prévalait à un stade antérieur, aucun renvoi futur ne toucherait l’un quelconque des droits visés à cet article. Cette plainte est donc irrecevable ratione materiae en vertu de l’article 3 du Protocole facultatif, pour incompatibilité avec les dispositions du Pacte.

6.3S’agissant des plaintes au titre des articles 17 et 23, le Comité renvoie à sa jurisprudence selon laquelle l’expulsion d’un ou plusieurs membres d’une famille d’un État partie vers un autre pays peut, en principe, soulever des questions au regard des dispositions du Pacte. Le Comité fait observer néanmoins que les questions soumises par l’auteur aux autorités dans la nouvelle action qu’elle a engagée, qui font l’objet de sa nouvelle demande, affecteront sensiblement la décision que le Comité pourra prendre au sujet de ses revendications, étant donné que la décision du Comité sera fondée sur l’examen de la situation de l’auteur au moment de ladite décision. Le Comité renvoie à sa jurisprudence selon laquelle, lorsque l’auteur engage une nouvelle procédure qui touche au fond de la plainte déposée devant le Comité, il est réputé ne pas avoir épuisé les recours internes au sens du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif. Le Comité déclare donc la communication irrecevable sur cette base.

7.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide:

a)Que la communication est irrecevable en vertu de l’article 3 et du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’auteur de la communication et, pour information, à l’État partie.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Le texte est aussi traduit en arabe, en chinois et en russe aux fins du présent rapport.]