Nations Unies

A/HRC/40/52/Add.4*

Assemblée générale

Distr. générale

8 mai 2019

Français

Original : anglais

Conseil des droits de l ’ homme

Quarantième session

25 février-22 mars 2019

Point 3 de l’ordre du jour

Promotion et protection de tous les droits de l ’ homme, civils, politiques, économiques, sociaux et culturels, y compris le droit au développement

Visite en France

Rapport de la Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste ** , ***

Résumé

La Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, Fionnuala Ní Aoláin, a effectué une visite officielle en France, du 14 au 23 mai 2018, afin d’évaluer les lois, politiques et pratiques de ce pays en matière de lutte contre le terrorisme, à l’aune des obligations qui lui incombent au titre du droit international des droits de l’homme. Elle remercie les représentants du Gouvernement français du soutien constructif qu’ils lui ont apporté tout au long de sa visite. Elle a conscience du fait que depuis plusieurs dizaines d’années, la France est confrontée à des événements violents et qu’elle doit actuellement gérer, outre les problèmes que pose le terrorisme, le retour de ressortissants français partis combattre dans des zones de conflit, et tient compte de ces réalités.

La Rapporteuse spéciale se félicite du grand soutien apporté par la France à l’intégration des droits de l’homme et du droit humanitaire international dans les pratiques antiterroristes appliquées au niveau mondial et a conscience du rôle prépondérant qu’assume depuis longtemps ce pays aux niveaux régional et international dans la lutte contre le défi mondial que constitue le terrorisme.

La France possède une expérience approfondie de la lutte contre le terrorisme au moyen de méthodes fondées sur l’état de droit et s’attache résolument à respecter ses obligations relatives aux droits de l’homme dans ses pratiques nationales. La Rapporteuse spéciale salue en particulier le travail exceptionnel que la France a entrepris et approfondi afin d’aider les victimes du terrorisme et d’élaborer un cadre juridique régissant la protection juridique et l’indemnisation des victimes. La France a créé un modèle remarquable de prise en charge des victimes du terrorisme.

La Rapporteuse spéciale fait de nombreuses observations positives mais fait également part de ses vues concernant plusieurs problèmes dans le domaine des droits de l’homme. Elle formule des recommandations concernant notamment l’état d’urgence, les nouvelles mesures administratives, le contrôle judiciaire et non judiciaire des mesures de lutte contre le terrorisme, le droit à une procédure régulière dans le contexte des mesures administratives, l’infraction d’apologie du terrorisme et la protection de la liberté d’expression, ou encore les définitions trop étendues de ce qui constitue une infraction à visée terroriste, et fait part de ses préoccupations quant au profilage racial et religieux dans le contexte de la lutte antiterroriste, lequel a des incidences profondes sur l’exercice par certaines minorités de leurs droits et sur le respect des obligations relatives aux droits de l’homme qui ont trait au traitement des citoyens à l’étranger. Elle recommande notamment à la France de créer un organe d’experts, pleinement indépendant et doté de ressources suffisantes, chargé d’exercer un contrôle sur l’ensemble des entités nationales auxquelles des pouvoirs ont été conférés dans les domaines de la sécurité et de la lutte contre le terrorisme, d’examiner les allégations de violation des droits de l’homme dans le cadre de l’état d’urgence qui sont restées en suspens afin de restaurer la confiance aux niveaux individuel et collectif, d’établir si la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (loi SILT) est utile compte tenu des principes de nécessité, de proportionnalité et de non-discrimination, de renforcer le contrôle que le Parlement exerce sur les autorités chargées de lutter contre le terrorisme et d’assurer la sécurité nationale, de fournir un accès régulier selon des modalités transparentes aux données relatives à la sécurité nationale et au terrorisme afin de permettre à la société civile d’exercer un contrôle et de participer à cette action, de combler les lacunes dans le suivi et l’évaluation des stratégies visant à prévenir l’extrémisme violent, et de lutter de manière proactive contre les effets néfastes, les stéréotypes et la stigmatisation auxquels la communauté musulmane est exposée en France.

Annexe

Rapport de la Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste sur sa visite en France

I.Introduction

1.La Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, Fionnuala Ní Aoláin, s’est rendue en France, du 14 au 23 mai 2018, afin d’évaluer la législation, les politiques et les pratiques antiterroristes de ce pays à l’aune de ses obligations internationales relatives aux droits de l’homme.

2.La Rapporteuse spéciale se félicite de l’attitude constructive et de l’esprit de coopération dont on fait preuve les autorités françaises au cours de sa visite et du dialogue franc et ouvert qui s’est instauré. Elle remercie en particulier la Sous-Direction des droits de l’homme et des affaires humanitaires des efforts qu’elle a déployés pour garantir le bon déroulement de sa visite et pour coordonner les activités de suivi.

3.La Rapporteuse spéciale s’est entretenue avec le Ministre de la justice, la Sous-Directrice des droits de l’homme et des affaires humanitaires du Ministère des affaires étrangères, l’Ambassadeur pour les droits de l’homme, chargé de la dimension internationale de la Shoah, des spoliations et du devoir de mémoire, le Directeur adjoint du cabinet du ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), l’auteur du rapport de la commission des lois de l’Assemblée nationale sur la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, le Président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), le Secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), le Directeur des libertés publiques et des affaires juridiques du Ministère de l’intérieur, le Président adjoint de la section du contentieux et le Directeur des systèmes d’information du Conseil d’État, le Président adjoint de la section de l’intérieur du Conseil d’État, le Directeur du cabinet du Préfet de police de Paris, le Conseiller diplomatique du préfet de police de Paris, le Défenseur des droits, le Conseiller diplomatique de la Ministre des Armées, le Procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris, la Présidente du Conseil national des barreaux, le Directeur général de la sécurité intérieure (DGSI) et le Directeur général de la police nationale (DGPN).

4.La Rapporteuse spéciale s’est rendue au centre de détention d’Osny (Val-d’Oise), où elle a rencontré des fonctionnaires de l’administration pénitentiaire et des experts du système pénitentiaire. Elle a interrogé plusieurs détenus qui avaient été jugés coupables d’actes de terrorisme ou qui étaient soupçonnés de s’être radicalisés en prison.

5.En outre, la Rapporteuse spéciale s’est entretenue avec des avocat(e)s, des journalistes, des défenseurs et défenseuses des droits de l’homme, ainsi que des représentant(e)s de la société civile au sens large. Elle s’est entretenue avec le fondateur de l’Association française des victimes du terrorisme, avec sa présidente et avec des représentants de cette association. Elle est particulièrement reconnaissante de la possibilité qui lui a été offerte de s’entretenir avec des victimes d’actes terroristes dont la vie a été irrévocablement bouleversée du fait des blessures, des pertes et du traumatisme subis.

II.Contexte juridique et politique

A.Contexte international

6.Parmi les nombreux instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme fondamentaux auxquels la France est partie, il convient de citer le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et les deux protocoles facultatifs s’y rapportant, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, et les protocoles facultatifs s’y rapportant, la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et le protocole facultatif s’y rapportant, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, la Convention relative aux droits de l’enfant et les protocoles facultatifs s’y rapportant, la Convention relative aux droits des personnes handicapées et le protocole facultatif s’y rapportant, la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale et la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées.

7.En tant qu’État membre du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne, la France est aussi liée par des instruments régionaux tels que la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

8.La France a aussi ratifié différents instruments juridiques élaborés en vue de prévenir et réprimer les actes de terrorisme, notamment la Convention pour la répression de la capture illicite d’aéronefs et son protocole de 2010, la Convention sur la prévention et la répression des infractions contre les personnes jouissant d’une protection internationale, y compris les agents diplomatiques, la Convention internationale contre la prise d’otages, la Convention internationale pour la répression des attentats terroristes à l’explosif et la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme.

B.Contexte national

9.La France est une démocratie représentative bien établie, dont le régime est celui d’une république semi-présidentielle. Sur le plan administratif, elle est divisée en 18 régions et collectivités. La Constitution de la Cinquième République est fondée sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et a été régulièrement mise à jour depuis son adoption, en 1958. Elle repose sur l’engagement de protéger les droits de l’homme et la séparation des pouvoirs. L’appareil judiciaire français est robuste et indépendant. L’autorité judiciaire est répartie entre la juridiction civile et pénale et la juridiction administrative, respectivement, avec des juridictions supérieures de compétence égale mais séparée dans chaque domaine (le Conseil d’État et la Cour de cassation). En outre, le Conseil constitutionnel exerce a posteriori un contrôle de conformité des lois à la Constitution. Le Président de la République est élu pour cinq ans au suffrage universel direct. Il nomme le Premier ministre et, sur proposition de celui-ci, les autres membres du Gouvernement. En outre, il est le chef des armées, préside le conseil des ministres et promulgue les lois. Dans des circonstances exceptionnelles, définies à l’article 16 de la Constitution, le Président de la République peut exercer des pouvoirs exceptionnels, mais l’Assemblée nationale ne peut être dissoute pendant l’exercice de tels pouvoirs.

C.Contexte du terrorisme

10.La Rapporteuse spéciale a une conscience d’autant plus aiguë des difficultés que les autorités françaises doivent actuellement surmonter pour assurer la sécurité de la population qu’elle est arrivée en France juste après un attentat commis par un individu radicalisé. Malheureusement, le terrorisme n’est pas une expérience nouvelle pour ce pays. Depuis plusieurs dizaines d’années, la France est régulièrement exposée à des actes de terrorisme et prend des mesures antiterroristes. Des attentats ont été commis directement sur le territoire français, d’autres ont visé des Français à l’étranger. La population civile a subi des actes de violence aveugle commis par des groupes liés à des mouvements basques, bretons et corses, ainsi que par des groupes non étatiques algériens, des groupes d’islamistes extrémistes et des groupes d’extrême droite et d’extrême gauche. D’autres actes extrêmement violents montrent à quel point les problèmes que connaît la France s’inscrivent dans la durée et sont complexes, notamment l’explosion d’une bombe sous un train à hauteur de Vitry-le-François en 1961, qui avait fait 28 morts et plus de 100 blessés. La périodicité de ces attentats n’amoindrit en rien le coût supporté par les individus, les communautés et la nation.

11.Depuis janvier 2015, des actes d’une violence considérable ont été commis en France, notamment, à Paris, les attentats contre le magazine Charlie Hebdo et le supermarché Hypercacher, et le terrible triple attentat perpétré presque simultanément par des hommes armés et des kamikazes contre une salle de concert, un grand stade, des restaurants et des bars, en novembre 2015, qui a fait 130 morts et des centaines de blessés, ainsi que l’atroce attentat commis à Nice, le 14 juillet 2016. Toujours en 2016, de violents attentats ont été commis à Valence, à Paris, à Magnanville et à Saint-Étienne-du-Rouvray. En mars 2018, un attentat commis dans un supermarché, à Trèbes, a fait quatre morts. En décembre 2018, cinq personnes sont mortes dans l’attentat qui a visé le marché de Noël de Strasbourg. La France ressent profondément les conséquences de ces attentats, elle manifeste une solidarité extraordinaire envers les victimes du terrorisme et a une conscience très claire de l’obligation qui lui incombe de protéger sa population de la violence aveugle du terrorisme.

12.La Rapporteuse spéciale comprend les difficultés qu’engendre le retour de Français ayant combattu dans des zones de conflit, dont certains ont peut-être commis des actes de terrorisme et d’autres atteintes au droit international, ainsi que la menace permanente que constitue l’extrémisme violent. La France doit également faire face au retour de ses ressortissants qui accompagnent des combattants étrangers, notamment les conjoints et les enfants mineurs de ces combattants.

13.Parallèlement à l’exécution du mandat que lui a confié le Conseil de sécurité par ses résolutions relatives au terrorisme et par la Stratégie antiterroriste mondiale des Nations Unies, la France assure la direction des mesures de coordination régionale et internationale de la lutte contre le terrorisme. Elle a apporté une contribution importante et constructive au renforcement de la prise de conscience de l’importance que revêt l’intégration des droits de l’homme et des obligations de droit international humanitaire dans la lutte mondiale contre le terrorisme. Elle peut puiser dans ses expériences de la lutte contre le terrorisme par des mesures fondées sur l’état de droit et démontre dans ses pratiques nationales un engagement constant en faveur du respect des obligations relatives aux droits de l’homme.

14.Si la législation et les pratiques antiterroristes de la France sont louables à bien des égards, la Rapporteuse spéciale a des observations, des préoccupations et des recommandations à formuler au sujet de différents aspects de la réglementation mise en place pour lutter contre le terrorisme. Elle souhaite en particulier insister sur les points suivants : le principe de responsabilité et l’examen des mesures appliquées pendant la durée officielle de l’état d’urgence (novembre 2015-octobre 2017), le statut juridique des nouvelles mesures administratives (loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme), l’indépendance et la fiabilité du contrôle judiciaire et non judiciaire s’exerçant sur les mesures antiterroristes, au respect des garanties judiciaires, tant sur le plan de la procédure que sur le fond, dans le cadre de l’application des mesures administratives, les effets cumulés des mesures multidimensionnelles, prises à différents niveaux et pendant plusieurs années par des administrations et des individus contre certaines personnes, les effets sur l’exercice de la liberté d’expression et sur sa protection dans le contexte de l’infraction d’« apologie du terrorisme », les préoccupations suscitées par le profilage racial et religieux dans le contexte de la lutte contre le terrorisme et leurs répercussions sur l’exercice par certains groupes et minorités de leurs droits, les obligations des citoyens français à l’étranger en matière de droits de l’homme et la nécessité de concevoir des stratégies de prévention qui soient conformes aux droits de l’homme et qui n’entraînent aucune discrimination.

D.Législation antiterroriste

Structure institutionnelle

15.En France, la législation et les pratiques antiterroristes sont établies et appliquées par un personnel dûment qualifié. Les appareils exécutif et législatif assument pleinement la lutte contre le terrorisme. La réglementation antiterroriste et la question du juste équilibre entre la protection des droits et les mesures de sécurité font l’objet d’un vif débat public, caractéristique d’une démocratie adulte. Les autorités judiciaires françaises (constitutionnelles, civiles, pénales et administratives) participent très activement au traitement, à l’administration et à l’examen des mesures antiterroristes prises par l’État. Les tribunaux sont indépendants et ont établi une jurisprudence considérable sur l’exercice des pouvoirs exceptionnels. La Rapporteuse spéciale a conscience des tensions et des pressions particulières que connaissent les tribunaux dans les situations d’urgence et encourage les juridictions constitutionnelles, pénales et administratives à contrôler avec fermeté et en toute indépendance les pouvoirs liés à la sécurité, à la lutte contre le terrorisme et aux situations d’urgence. Elle se félicite de la fermeté du contrôle exercé par les autorités judiciaires, contrôle qui est particulièrement important dans le contexte de l’exercice de pouvoirs exceptionnels et qui constitue un exemple de bonne pratique nationale.

16.Les activités menées dans le cadre de la lutte contre le terrorisme sont coordonnées au niveau national, notamment grâce à l’action des structures spécialisées qui ont été créées au tribunal de grande instance de Paris, des juges et des procureurs spécialisés, et du Procureur de la République, lequel assume un rôle et des responsabilités très importants. La Rapporteuse spéciale mesure l’utilité de la centralisation du traitement des infractions terroristes et prend note du fait que le 3 décembre 2018, l’Assemblée nationale a voté en faveur de la création d’un parquet national antiterroriste. Le service chargé des crimes contre l’humanité sera intégré à cette nouvelle structure dans le cadre plus large du traitement des infractions terroristes. La Rapporteuse spéciale souligne qu’il importe de veiller à la stabilité et à l’indépendance de ce service pour ce qui est des capacités, des ressources et de la dotation en personnel spécialisé, car son action porte sur un domaine dans lequel l’établissement des responsabilités est indispensable. Dans ce contexte, elle encourage les autorités chargées des poursuites judiciaires à ne pas exclure de porter de lourdes accusations en matière pénale contre les membres d’organisations terroristes soupçonnés d’avoir commis à l’étranger de graves violations des droits de l’homme et du droit humanitaire international. Les personnes qui reviennent de zones de conflit armé sont généralement mises en examen pour participation à une entreprise terroriste ou pour association de malfaiteurs. Elle constate que le droit français contient aussi des dispositions juridiques permettant à des juridictions françaises, en application du principe de la personnalité active, de poursuivre et de juger tout ressortissant français ou toute personne résidant habituellement sur le territoire national qui aurait commis à l’étranger des violations flagrantes et systématiques des droits de l’homme (telles que le crime de génocide ou d’autres crimes contre l’humanité). Si la France pouvait entreprendre de telles poursuites judiciaires, elle contribuerait à la correction d’une lacune globale en ce qui concerne l’établissement des responsabilités au sujet des actes de torture systématiques, des exécutions extrajudiciaires, des viols et des violences sexuelles perpétrés en Iraq et en République arabe syrienne.

17.Les services spécialisés du renseignement et de la police ont des responsabilités clairement définies en matière de lutte contre le terrorisme. Il s’agit notamment du service de contre-terrorisme de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), de la Direction du renseignement militaire (DRM), de l’unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT), de la coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, ainsi que de l’unité de recherche, d’assistance, d’intervention et de dissuasion de la police nationale (RAID) et du Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN). La Rapporteuse spéciale se félicite de la franchise des entretiens qu’elle a eus avec les représentants de la DGSI et de la police, qui ont mis en évidence une pratique nationale positive et une ouverture au dialogue sur les droits de l’homme. La Rapporteuse spéciale a conscience du fait que la coordination des efforts menés par les nombreuses entités du secteur de la sécurité continue certes de se heurter à des difficultés mais est considérée comme importante. La coordination déjà engagée se renforcera progressivement, en même temps que la confiance et les capacités.

Cadres constitutionnel, législatif et administratif

18.Le Président peut, au titre de l’article 16 de la Constitution, prendre des mesures législatives pendant l’exercice des pouvoirs exceptionnels et l’article 36 autorise à décréter l’état de siège. Quant à l’état d’urgence, il peut être déclaré en vertu d’une loi promulguée en 1955, qui confère au Ministre de l’intérieur et aux préfets d’importants pouvoirs supplémentaires pour faire face aux menaces pesant sur le pays. Cette loi a été modifiée plusieurs fois afin de tenir compte de l’évolution du contexte et de l’apparition de nouveaux défis. L’état d’urgence, qui peut avoir un caractère intérieur ou extérieur, est déclaré en cas d’atteintes graves à l’ordre public. La loi précitée confère aux autorités le pouvoir d’ordonner des perquisitions en de nombreux lieux, y compris un domicile, de prononcer l’assignation à résidence, de dissoudre des associations et d’interdire la circulation sans mandat judiciaire. En 2015, la déclaration de l’état d’urgence a été suivie de l’invocation du droit de dérogation à la Convention européenne des droits de l’homme et au Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

19.La législation antiterroriste française est très complète et a été considérablement renforcée au fil des ans. Une loi adoptée en 1986 a étendu les pouvoirs exceptionnels en cas d’atteintes à l’ordre public. Le nouveau Code pénal, adopté en 1994, a introduit de nouvelles catégories d’infraction, dont l’association de malfaiteurs à visée terroriste. En décembre 2012, le Parlement a adopté la loi no 2012-1432 relative à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme. En novembre 2014, la France a adopté une nouvelle loi antiterroriste, qui prévoit le recours à des mesures administratives telles que l’interdiction de sortie du territoire. Ont aussi été adoptées une loi relative à la programmation militaire (2013), une loi relative au renseignement (2015) et une loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement (2016). Outre ces textes législatifs visant à lutter contre le terrorisme, la France a adopté des textes réglementaires renforçant les sanctions encourues par les auteurs d’actes de terrorisme.

20.La Rapporteuse spéciale salue l’action que la France a menée et continue de mener pour aider les victimes du terrorisme, et prend acte du cadre législatif qu’elle a mis en place pour garantir la protection juridique et l’indemnisation des victimes. La France est un exemple à suivre pour ce qui est des pratiques en faveur des victimes du terrorisme. Dans les années 1980, elle a lancé un programme ambitieux et efficace d’indemnisation des victimes. Le fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions est un organisme public doté de la personnalité civile. Il matérialise le principe de solidarité nationale, fournit un soutien juridique aux victimes et les aide à être autonomes, et prévoit des mesures adaptées aux besoins immédiats et à long terme des victimes. La mise en place d’un système national d’aide aux victimes aussi complet a été financée grâce à un prélèvement obligatoire sur les contrats d’assurance de biens. Il convient de saluer le fait que la structure juridique et les institutions chargées de la mise en œuvre s’engagent à indemniser toutes les victimes, quelle que soit leur nationalité, sur la base du principe de la réparation intégrale. D’une manière générale, les modalités d’indemnisation sont accessibles, transparentes et axées sur les victimes. La France indemnise aussi bien les victimes directes que les victimes indirectes du terrorisme et prend en considération les préjudices financiers et non financiers. La Rapporteuse spéciale constate qu’une pression organisationnelle est apparue ces dernières années en raison des nombreux attentats perpétrés et du nombre considérable de victimes qu’ils ont fait. Elle prend note du caractère particulier de la prise en charge des jeunes adultes, qui étaient particulièrement nombreux parmi les victimes des attentats commis à Paris en 2015. Elle engage la France à adopter des mesures créatives et à mettre au point de nouvelles tactiques pour répondre à ses besoins actuels. L’État veille à rendre hommage aux victimes du terrorisme, offrant ainsi une importante reconnaissance symbolique aux familles de celles et ceux qui ont perdu la vie. Les organisations de la société civile sont bien organisées et participent régulièrement à la planification et à l’application de mesures visant à répondre aux besoins des victimes.

III.Principaux défis que pose la lutte antiterroriste au regard des droits de l’homme

États d’urgence

21.La France a décrété l’état d’urgence en novembre 2015 et l’a prorogé à six reprises. Ces prorogations ont été marquées par un recours important et fréquent aux pouvoirs exceptionnels. Pendant cette période, plus d’une vingtaine de mosquées et d’associations musulmanes ont été fermées ou ont dû cesser toute activité, et plus de 4 000 perquisitions administratives ont été menées, selon les chiffres officiels du Ministère de l’intérieur. Seul un dixième des procédures judiciaires engagées à l’issue des perquisitions menées au titre de l’état d’urgence concernaient des infractions liées au terrorisme (61 sur 670). En comparaison, près de trois fois plus d’instances judiciaires relevant de la procédure pénale ordinaire ont été engagées à l’issue des perquisitions menées au titre de l’état d’urgence (169 sur 670). Plus de 700 personnes ont été assignées à résidence entre novembre 2015 et mars 2017. Bien que l’état d’urgence ait officiellement pris fin, des effets de l’exercice des pouvoirs exceptionnels subsistent, notamment parce que des conséquences juridiques se font encore sentir et parce que des recours engagés par les personnes dont les droits ont été lésés de manière disproportionnée pendant l’état d’urgence sont encore en suspens. En outre, le recours aux pouvoirs exceptionnels a entraîné une stigmatisation et une polarisation face auxquelles l’État doit réagir de manière positive et dynamique, en particulier pour instaurer un climat de confiance et renouer le dialogue avec les communautés et les citoyens. Ce rétablissement de la confiance et du dialogue est essentiel pour prévenir la radicalisation, mobiliser tous les secteurs de la société et favoriser la prise en compte de la sécurité et de la protection des droits dans la pratique. Au cours des consultations, les représentants de l’État ont souligné combien il importait d’éviter la pérennisation de l’état d’urgence et affirmé la nécessité d’empêcher l’instauration durable d’un régime de pouvoirs exceptionnels. La Rapporteuse spéciale souscrit à cet avis et estime qu’un état d’urgence de longue durée a généralement des conséquences néfastes pour l’intégrité de l’état de droit, peut aboutir à un renforcement considérable du pouvoir exécutif au détriment du contrôle démocratique et judiciaire exercé sur le régime des pouvoirs exceptionnels, freine l’établissement des responsabilités et a parfois des effets disproportionnés sur les minorités et les groupes vulnérables (A/HRC/37/52). Elle relève que les représentants de l’État sont sensibles aux problèmes qu’engendre le recours permanent aux pouvoirs exceptionnels et souligne que, dans la pratique, l’un des défis les plus persistants après l’exercice prolongé de pouvoirs exceptionnels étendus est d’éviter que les lois d’exception ne s’immiscent dans le droit commun.

22.La loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (la « loi SILT »), adoptée en octobre 2017, vise à éviter le danger d’un état d’urgence perpétuel. Elle modifie en profondeur le cadre national de lutte contre le terrorisme en ce qu’elle établit que le recours systématique à des mesures de police administrative constitue le fondement juridique de la prévention et de la répression du terrorisme, et que le contrôle judiciaire s’exerce a posteriori et non pas a priori et relève donc du droit administratif plutôt que du droit pénal. La loi amorce une évolution perceptible vers la prévention des actes de terrorisme, par-delà la poursuite des infractions pénales après leur commission, qui était jusqu’alors privilégiée. L’État estime que cette transition vers une réglementation administrative conduit à appliquer le droit commun plutôt qu’une législation d’exception.

23.La Rapporteuse spéciale a examiné attentivement le statut de la loi susmentionnée au regard des normes internationales régissant les pouvoirs exceptionnels. Elle salue l’abandon de la pratique consistant à décréter continuellement l’état d’urgence, mais est d’avis que la loi en question, qui s’inscrit dans le large éventail des pouvoirs dont dispose déjà l’État pour lutter contre le terrorisme, instaure de facto un état d’urgence qualifiée dans le droit commun français. Elle est préoccupée par la transposition dans le droit commun de pouvoirs exceptionnels conférés dans le cadre de l’état d’urgence et par les conséquences que cela peut avoir sur la protection des droits, comme on le verra ci-après. La Rapporteuse spéciale souligne que, si la France peut légalement mettre en place des restrictions visant à protéger l’ordre public, la notion d’état d’exception atteint manifestement ses limites lorsque les mesures antiterroristes ont des répercussions profondes, durables et potentiellement disproportionnées sur l’exercice des droits de l’homme, comme expliqué ci‑après. Les mesures juridiques exceptionnelles doivent toujours être à la fois nécessaires et proportionnées. Les lois qui les imposent doivent également faire l’objet d’un contrôle complet et transparent afin de remédier aux violations des principes de légalité et de proportionnalité ainsi qu’aux disparités. L’effet général que les lois adoptées depuis 1955 ont eu sur la protection globale des droits (complexité et accumulation des mesures d’urgence) doit être régulièrement évalué, car il ne suffit pas d’examiner partiellement certains aspects de la législation antiterroriste pour mesurer l’effet général que celle-ci peut avoir sur la protection des droits.

Réglementation administrative de lutte antiterroriste et effets sur les droits de l’homme

24.La loi SILT accorde des pouvoirs étendus qui sont fondés sur des risques élevés pour la sécurité publique, et qui sont exercés et contrôlés dans le cadre du droit administratif. Elle confère notamment le pouvoir de délimiter des périmètres de sécurité, de fermer des lieux de culte (pour une durée maximale de six mois), d’assigner des personnes à résidence et de mettre en place des mesures de surveillance. De telles mesures imposent d’importantes restrictions aux libertés, restreignent le droit à la vie privée et familiale et limitent la possibilité qu’a toute personne de participer à la vie publique. L’assignation à résidence et l’obligation de rester dans un périmètre géographique limité présentent des risques mesurables d’atteinte aux libertés. L’adoption récente d’une loi sur la justice, qui prévoit des mesures concernant l’assignation à résidence et la limitation du périmètre géographique et qui semble empêcher les personnes visées d’assister à une audience judiciaire, est particulièrement préoccupante. La présence de l’avocat ne suffit pas à dissiper cette préoccupation puisque la personne visée demeure privée du droit fondamental à ce que sa cause soit entendue publiquement et en sa présence. Bien que les conditions de l’assignation à résidence soient conformes à la Constitution, la Rapporteuse spéciale estime que, dans la pratique, les personnes visées ne sont pas en mesure de recourir rapidement contre une prolongation de l’assignation à résidence. La loi SILT dispose que l’assignation est prononcée pour une durée maximale de trois mois et peut être renouvelée pour trois mois au maximum, mais qu’elle peut être prolongée de six mois supplémentaires si des éléments nouveaux ou complémentaires sont présentés (art. 3). Dans la pratique, il semble que le Conseil d’État remet rarement en cause les éléments nouveaux ou complémentaires qui figurent dans les informations fournies par les services de renseignement et qui sous-tendent la mesure (notes blanches). En outre, l’abandon progressif des mesures d’urgence au profit des mesures administratives signifie que l’application successive de diverses mesures aux mêmes personnes a eu des effets excessifs et disproportionnés. La succession et l’accumulation de pouvoirs qui se chevauchent, et qui font parfois double emploi, donnent lieu à des violations du droit à un procès équitable, tel que consacré par les instruments relatifs aux droits de l’homme. La Rapporteuse spéciale se dit préoccupée par les restrictions que l’assignation à résidence impose dans la pratique à la liberté de travailler, bien qu’il soit explicitement établi que ces restrictions doivent permettre aux intéressés de mener une vie familiale et professionnelle. La liberté de travailler est garantie par les instruments internationaux et peut être limitée par des mesures proportionnées et non discriminatoires. La Rapporteuse spéciale constate avec préoccupation que l’application des mesures susmentionnées, qui ont été prises pendant l’état d’urgence et prorogées par la loi SILT, n’est pas conforme aux obligations relatives aux droits de l’homme. Les allocations chômage et l’aide de l’État ne remplacent pas un emploi. Le fait de mettre une personne dans l’incapacité de s’investir pleinement dans la société a des effets importants sur les objectifs plus larges de prévention du terrorisme, tels que l’intégration et l’insertion.

25.Les perquisitions et les saisies constituent un élément fondamental de la loi SILT. La police peut procéder à des perquisitions et à des saisies aux fins de prévenir la commission d’actes de terrorisme et lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser qu’un lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre publics. La dimension préventive de la loi confère des compétences qui seraient par ailleurs révoquées dans une procédure pénale ordinaire, ce qui montre que les pouvoirs conférés au titre de l’état d’urgence sont encore exercés et que le droit de propriété et le droit à la vie privée continuent d’être violés. La Rapporteuse spéciale est préoccupée par le risque de mauvais usage des informations personnelles saisies au titre de l’article 229 du Code de la sécurité intérieure et de la loi SILT. Elle est également préoccupée par l’humiliation, la diffamation, le préjudice et la stigmatisation auxquelles sont exposées les personnes qui font l’objet d’une perquisition ou d’une saisie. Elle s’inquiète de l’utilisation du profilage et des multiples effets des perquisitions et saisies.

26.La Rapporteuse spéciale salue la précision avec laquelle la loi SILT détermine les éléments constitutifs des crimes visés ainsi que les efforts visant à définir la notion d’acte terroriste. Toutefois, elle soutient que les définitions actuelles du « terrorisme » ou de l’« apologie du terrorisme » sont encore trop larges et ambiguës. Il a toujours été affirmé dans le cadre de son mandat que la définition juridique internationale du terrorisme manquait de précision, ce qui donnait lieu régulièrement à des pratiques arbitraires de la part des États et favorisait les lacunes en droit interne (A/73/361). La précision est essentielle en cas de recours à des pouvoirs exceptionnels dans la lutte contre le terrorisme, et les ambiguïtés doivent être corrigées afin de garantir le respect des obligations internationales relatives aux droits de l’homme.

27.La Rapporteuse spéciale souligne que les mesures administratives ont d’autres effets liés notamment à l’utilisation des notes blanches par les tribunaux administratifs. Ces notes peuvent être fondées sur des données électroniques privées (par exemple, les images ou l’historique de navigation des téléphones portables) ou sur le témoignage d’informateurs qui fréquentent des lieux associés au terrorisme ou qui ont des contacts (même limités) avec des personnes liées au terrorisme. Elles ne sont ni signées ni datées, par conséquent leurs auteurs ne sont pas identifiables sur le plan juridique. Les informations qui figurent dans ces notes sont présumées vraies. La Rapporteuse spéciale a examiné un certain nombre de ces notes blanches et consulté plusieurs experts juridiques sur leur utilisation dans la pratique. Bien qu’elle apprécie à leur juste valeur les activités de recherche et d’établissement de profils concernant les personnes ou les actes qui relèvent de la loi SILT, elle craint que l’utilisation d’éléments de preuve non datés crée un dangereux précédent et ouvre la voie à des abus de la part des services de l’État. Si ces notes sont de plus en plus détaillées, tendance que confirment les fonctionnaires chargés de les établir, elles n’ont toujours pas la rigueur juridique et factuelle sur laquelle doit reposer tout élément de preuve susceptible d’aboutir à une privation de liberté lourde de conséquences. La Rapporteuse spéciale estime que ces notes remettent indûment en cause la présomption d’innocence, ont pour effet de renverser la charge de la preuve et affaiblissent les droits de la défense devant les tribunaux. L’accès au contrôle judiciaire administratif ne permet pas de pallier ces insuffisances, notamment en raison de la difficulté de statuer sur de tels éléments de preuve et de la charge subjective que représente le fait d’ignorer les informations émanant des services de renseignement. Enfin, la loi SILT associe des personnes privées à l’exercice de missions de surveillance générale de la voie publique. La Rapporteuse spéciale sait que des mesures visant à limiter le pouvoir exercé par des personnes privées dans le cadre de cette surveillance ont été prises, mais elle craint que ces personnes puissent abuser de leur pouvoir.

28.La Rapporteuse spéciale appelle l’attention sur les effets disproportionnés que les mesures administratives instaurées par la loi SILT peuvent avoir sur les droits individuels et collectifs. Elle est particulièrement préoccupée par l’atteinte à la liberté religieuse que constitue la fermeture de certaines mosquées, et, plus généralement, par les conséquences sociales et religieuses qu’a l’exercice du pouvoir judiciaire sur la pratique de la religion, et rappelle que toute restriction imposée au droit à la liberté de religion ou de conviction doit être strictement conforme au régime de limitations énoncé dans le droit international des droits de l’homme (A/73/362 et A/HRC/31/65). La Rapporteuse spéciale fait observer que, si la liberté de croyance et de pratique religieuses est un droit individuel, elle revêt une dimension collective qui, dans de nombreuses traditions religieuses, est indispensable à son plein exercice. Il existe un grave danger que des fermetures prévues et mises en œuvre à grande échelle donnent lieu à des « pratiques discriminatoires qui ciblent, intentionnellement ou non, des individus ou des groupes d’individus membres d’une religion particulière [que les autorités] estiment prédisposés à commettre des actes terroristes ou d’autres actes violents » (A/73/362, par. 3). En outre, le risque de devoir assurer la sécurité de certaines pratiques religieuses est immense (A/HRC/7/10/Add.3, par. 41). Bien que la loi SILT autorise la fermeture de lieux de culte pour une durée maximale de six mois, il est préoccupant de constater que sept mosquées ont été fermées depuis l’adoption de cette loi. Étant donné les éléments factuels sur lesquels reposent ces fermetures (notamment des notes blanches), il est difficile de réfuter les allégations concernant les fidèles qui fréquentent telle ou telle mosquée ou salle de prière. La Rapporteuse spéciale est préoccupée par le fait que le comportement d’un imam ou de fidèles, en rapport avec des activités menées dans l’enceinte d’une mosquée ou à l’extérieur de celle‑ci, serve à porter atteinte de manière disproportionnée aux droits de l’ensemble d’une congrégation. Elle insiste sur le caractère exceptionnel que doivent revêtir les mesures collectives qui ont d’importantes répercussions sur des groupes dont les liens avec des agissements répréhensibles peuvent être ténus. Elle encourage l’État à veiller à ce qu’après la fermeture d’une mosquée ou d’une salle de prière, les fidèles puissent continuer de se réunir dans un lieu approprié. L’État devrait s’abstenir d’ériger en infraction les prières pratiquées dans la rue devant des mosquées fermées. La Rapporteuse spéciale est consciente des problèmes que peuvent créer ces prières de rue sur le plan de la sécurité publique, mais elle insiste sur la nécessité de veiller à n’empiéter que de manière limitée sur la liberté de religion et d’association. Elle réaffirme que la protection des droits, y compris la liberté de religion et de conviction, ainsi que la sécurité sont des concepts complémentaires et interdépendants, qui se renforcent mutuellement.

Mesures pénales visant à réprimer les actes de terrorisme

29.Les mesures administratives ne sont qu’une partie des moyens juridiques de lutte contre le terrorisme dont dispose la France. Le droit pénal ordinaire prévoit un éventail d’infractions usuelles et d’infractions plus récentes. La Rapporteuse spéciale souligne que l’incrimination du délit d’« apologie du terrorisme » est lourde de conséquences sur le droit à la liberté d’expression. En chiffres absolus, ce délit constitue l’infraction pénale la plus fréquemment réprimée en France dans le cadre du dispositif de lutte contre le terrorisme. L’assimilation du délit d’apologie à un « jugement moral favorable » est particulièrement préoccupante. La Rapporteuse spéciale constate que 85 % des infractions liées au terrorisme relèvent des dispositions réprimant l’« apologie du terrorisme ». Elle fait observer que l’« apologie du terrorisme » est passible d’une peine de cinq ans d’emprisonnement au maximum et d’une amende pouvant aller jusqu’à 75 000 euros, y compris pour des activités en ligne, ce qui semble disproportionné. La loi est rédigée en termes généraux, ce qui entraîne une grande insécurité juridique et un risque d’abus du pouvoir discrétionnaire, et porte atteinte à la protection de la liberté d’expression et à la liberté d’échanger des idées dans un système démocratique solide. La Rapporteuse spéciale admet qu’il existe véritablement des cas dans lesquels l’appel au terrorisme doit être réprimé. Cependant, la définition de ce délit vise un éventail d’opinions et d’acteurs qui est à ce point large et ouvert qu’elle est l’illustration d’une restriction injustifiée à la liberté d’expression, telle que celle-ci est protégée par le droit international des droits de l’homme. La Rapporteuse spéciale recommande aux autorités de s’inspirer des normes énoncées dans le Plan d’action de Rabat sur l’interdiction de l’appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence (A/HRC/22/17/Add.4, annexe, appendice, par. 29), et en particulier de la grille d’évaluation en six points qui y figure. Elle constate avec une préoccupation particulière que la loi a été largement appliquée à des mineurs.

30.En France, l’appartenance à une organisation terroriste et le soutien à une telle organisation constituent des infractions pénales (« association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme »). La Rapporteuse spéciale met en garde contre une interprétation extensive de ces dispositions et souligne qu’un comportement érigé en infraction terroriste doit être véritablement de nature terroriste, qu’il suppose une intention précise et se limite donc aux activités qui ont un véritable lien avec des actes de terrorisme ou avec les opérations menées par des groupes terroristes (A/70/371, par. 31 à 44). Elle souligne qu’une interprétation trop large de la notion de soutien à une organisation terroriste peut avoir pour effet d’incriminer les relations familiales et les autres relations personnelles. Elle souligne que l’aide visant à faire en sorte qu’une personne jouisse d’un « niveau essentiel minimum » de droits économiques et sociaux, y compris des droits à l’alimentation, à la santé et au logement, ne devrait pas être érigée en infraction pénale au titre de soutien au terrorisme, et rappelle la position de l’Assemblée générale selon laquelle les mesures antiterroristes ne devraient pas faire obstacle à l’action humanitaire et aux relations avec les acteurs concernés. La Rapporteuse spéciale ajoute qu’aider une personne à exercer son droit de retourner dans son pays de nationalité ne devrait pas en soi être assimilé à un soutien au terrorisme réprimé par le droit pénal.

31.La Rapporteuse spéciale constate avec préoccupation que le recours aux pouvoirs exceptionnels et l’administration de la justice dans les affaires de terrorisme ont limité l’exercice effectif du secret professionnel entre l’avocat et son client. L’accent mis sur les mesures administratives, la limitation de la marge de manœuvre dont disposent les avocats pour examiner comme il convient si les mesures administratives ordonnées sur la base des informations fournies par les services de renseignement sont fondées, le renversement de la charge de la preuve et l’importance des ressources nécessaires pour contester avec succès les mesures administratives ordonnées ou une accusation telle l’appartenance à un groupe terroriste ont pour conséquence que, dans la pratique, l’accès à la justice et la représentation en justice ont été restreints. La Rapporteuse spéciale rappelle à la France qu’il importe d’assurer une représentation juridique pleine et utile dans le cadre des mesures antiterroristes comme des poursuites et condamnations pénales.

Recours et contrôles

32.La Rapporteuse spéciale constate que les décisions rendues en application de la loi SILT et d’autres lois antiterroristes peuvent faire l’objet d’un recours ou d’un réexamen. Il est important que le contrôle parlementaire soit efficace et il est utile que les deux chambres l’exercent. Cependant, ce pouvoir de contrôle est restreint puisqu’il ne s’applique qu’à un certain nombre de mesures adoptées en vertu de la loi SILT, est principalement axé sur la participation des autorités, porte avant tout sur la mise en œuvre opérationnelle et ne semble pas donner lieu à des consultations régulières avec les communautés et les personnes touchées. La Rapporteuse spéciale s’inquiète de ce que l’examen de la loi SILT n’a pas permis un dialogue transparent avec la société civile ainsi qu’avec les communautés et les personnes touchées. En décembre 2018, l’évaluation de l’efficacité et de l’application de ce texte, prescrite par la loi, n’avait pas été rendue publique. La Rapporteuse spéciale exprime de vives préoccupations quant à la pertinence de l’examen en cours et à la place marginale accordée à ce jour aux droits de l’homme dans ce contexte, et recommande que la société civile soit réellement associée à ce processus et que les droits de l’homme soient pris en compte dans les examens restant à effectuer.

33.La Rapporteuse spéciale n’a cessé de souligner combien il importe d’examiner de manière transparente et indépendante la conformité des pouvoirs juridiques exceptionnels avec les obligations relatives aux droits de l’homme. La France est idéalement placée pour effectuer un tel contrôle, étant donné la rigueur de sa procédure judiciaire, le dynamisme de sa société civile et la subtilité de son ordre constitutionnel, et il est décevant de constater que cette approche intégrée et fondée sur les droits n’a pas été suivie. À l’avenir, compte tenu du champ d’application, de l’ampleur et de la portée du droit et de la pratique antiterroristes en vigueur en France, il sera indispensable de procéder à un examen indépendant et complet de la situation qui prenne avant tout en considération la nécessité de protéger les droits de l’homme de manière complémentaire, interdépendante et synergique, dans le droit comme dans la pratique. Pour mener un examen complet et indépendant, il est nécessaire de consulter les personnes et les communautés touchées, la société civile ainsi que des experts indépendants.

34.Il est essentiel que la collecte, la gestion, le partage, l’utilisation et la conservation des renseignements relatifs à la lutte antiterroriste fassent l’objet d’un contrôle axé sur les droits de l’homme et la primauté du droit. La Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement a été créée depuis que les compétences en matière de recueil de renseignements ont un statut légal défini. La mise en place de cet organe consultatif est une étape positive. Toutefois, elle ne va pas assez loin dans la création d’une entité pleinement indépendante et légalement habilitée à contrôler de quelle manière les compétences en matière de collecte de données sont exercées par l’ensemble des services de renseignements et des organismes chargés de la collecte, du traitement, du partage et de la conservation de données à des fins de lutte contre le terrorisme. Il s’agit d’une lacune importante étant donné le ferme attachement de la France au respect de la vie privée. La Commission est un organe consultatif même si, dans la pratique, on observe que ses avis sont généralement suivis d’effets. La Rapporteuse spéciale n’a pas pu vérifier cette information. En ce qui concerne la Commission, la Rapporteuse spéciale recommande en particulier d’accroître le nombre de représentants du pouvoir judiciaire et d’experts techniques dans la composition de cet organisme, d’allouer à celui-ci les ressources suffisantes pour superviser un cadre réglementaire de plus en plus dense, de prendre l’engagement d’adopter comme norme de contrôle un régime d’autorisations préalables, compte tenu de l’équilibre à trouver entre les restrictions auxquelles les droits sont soumis et les répercussions de ces restrictions, et d’améliorer la transparence par la publication d’un rapport annuel qui expose en détail les mesures prises.

35.La Rapporteuse spéciale prie instamment les autorités françaises de veiller au respect des obligations juridiques européennes en matière de conservation obligatoire des données à caractère général et d’appliquer pleinement les décisions judiciaires européennes relatives à la nécessité de protéger les communications électroniques d’une manière qui ne porte pas atteinte au « contenu essentiel » du droit fondamental au respect de la vie privée et grâce à des mesures « rigoureusement proportionnées » au but poursuivi. Elle rappelle à la France que la conservation obligatoire de métadonnées pendant une période prolongée et la conservation générale des données sont contraires au droit de l’Union européenne, renvoyant en particulier à la loi relative à la programmation militaire (2013) et à la loi relative aux mesures de surveillance (2015), et appelle l’attention sur les obligations internationales de la France en matière de droits de l’homme. Elle affirme que, même si des progrès ont été faits, d’autres améliorations sont nécessaires pour que l’interception des communications et la surveillance fassent l’objet de garanties procédurales et d’une supervision adéquates. En particulier, l’obtention d’une autorisation préalable − accordée de préférence par une autorité judiciaire − et le contrôle régulier et indépendant de la surveillance devraient être la norme, et le droit à un recours utile doit être effectivement intégré dans les mesures de surveillance secrète.

36.La Rapporteuse spéciale est préoccupée par l’échange international de renseignements. Elle a déjà mis en garde contre de telles pratiques, qui ne sont pas conformes aux normes et règles internationales relatives aux droits de l’homme, en particulier l’absence d’une base juridique conforme aux droits de l’homme et d’un contrôle efficace (A/69/397 et A/HRC/13/37). Elle souligne que ces pratiques doivent être fondées sur un droit interne suffisamment prévisible et accessible et offrant des garanties suffisantes contre les abus, et qu’elles doivent faire l’objet d’un contrôle réel de la part d’un organe de contrôle indépendant.

37.Enfin, la Rapporteuse spéciale constate que les personnes lésées par des mesures administratives liées à la lutte antiterroriste disposent d’un recours administratif. Elle sait que, dans la pratique, ces procédures d’appel sont lentes et que les personnes touchées ne sont généralement pas en mesure d’engager un recours. Les personnes faisant l’objet de telles mesures ont beaucoup de mal à accéder à la justice et à engager les recours utiles. Le faible nombre de recours intentés par rapport au nombre élevé de mesures administratives prises pendant l’état d’urgence met en évidence les lacunes en matière de recours (on peut, par exemple, comparer le nombre de perquisitions qui ont été menées et le nombre de poursuites, de décisions judiciaires et d’incarcérations auxquelles ces perquisitions ont donné lieu dans cette catégorie de mesures). Pour que les recours soient utiles, l’accès à la justice doit être direct, ouvert et rapide, et offrir une solution adaptée à la personne touchée. La Rapporteuse spéciale demande instamment à la France de combler les lacunes persistantes dans l’accès aux voies de recours pour les préjudices causés pendant l’état d’urgence. Le temps qui passe ne suffit pas à restaurer la confiance des personnes ou des communautés touchées. Il est essentiel de mettre en place des recours efficaces axés sur les préjudices passés afin de limiter la polarisation, de garantir une réactivité face aux mesures prises dans des circonstances exceptionnelles et de démontrer la capacité d’adaptation de la loi.

Lutte contre la radicalisation et respect des droits de l’homme

38.Comme beaucoup d’autres pays, la France doit relever le défi de la lutte contre la radicalisation, y compris ses manifestations violentes, et prend des mesures depuis avril 2014 pour élaborer une stratégie à cet égard. En réponse à l’appel lancé par le Secrétaire général lors de la présentation de son Plan d’action pour la prévention de l’extrémisme violent, la France a adopté en 2014 un premier plan qui recensait 22 mesures. En février 2018, le Premier Ministre a présenté le Plan national de prévention de la radicalisation. Plus détaillé que le précédent, ce Plan comprend 60 mesures, dont 30 nouvelles, destinées en premier lieu aux fonctionnaires des ministères et aux responsables de nombreux secteurs (dont l’éducation, le sport, la santé, l’administration pénitentiaire, le contre-discours et le commerce) afin qu’ils soient formés et capables de repérer les cas de radicalisation, de lutter contre le phénomène, de signaler les personnes radicalisées et de les prendre en charge.

39.La Rapporteuse spéciale partage l’avis selon lequel la radicalisation et ses manifestations violentes posent des problèmes concrets et non négligeables. La radicalisation est aussi un processus dynamique, et la nécessité de prendre des mesures nuancées, fondées en droit et éprouvées se fait cruellement sentir. La Rapporteuse spéciale fait par ailleurs ressortir qu’il n’existe pas de définition internationalement acceptée pour les notions « d’extrémisme violent » et de « radicalisation » (A/HRC/31/65). Elle souligne qu’il importe d’établir une distinction claire entre la pensée et les idéologies radicales, d’une part, et l’extrémisme violent ou la radicalisation menant à la violence, d’autre part. Elle s’inquiète en outre des fondements empiriques et scientifiques sur lesquels reposent la détection et la gestion du risque de radicalisation dans les politiques et pratiques nationales, faisant écho aux experts ayant mis en avant l’absence d’examen rigoureux par les pairs, les imperfections des méthodes scientifiques adoptées et l’absence systématique d’évaluation de l’application des politiques de prévention de l’extrémisme violent dans les contextes nationaux, y compris l’absence d’études d’impact sur les droits de l’homme.

40.Bon nombre des mesures proposées concrétisent des obligations juridiques plus larges et ne sont pas stricto sensu des mesures de lutte contre la radicalisation, par exemple la mise à jour des données des dossiers passagers (données PNR) et l’amélioration de l’efficacité judiciaire grâce à l’automatisation des fichiers judiciaires. La compilation de mesures de sécurité globalement nécessaires dans un cadre stratégique qui, d’un point de vue rhétorique, est axé sur la prévention a plusieurs conséquences néfastes, au premier rang desquelles le fait que l’accent mis sur les moyens constructifs, consultatifs, inclusifs et approuvés par la population de prévenir la radicalisation échappe complètement au public cible. Cette compilation peut en outre minimiser la nécessité d’intégrer et d’autonomiser, tant sur le plan économique que social, les communautés généralement considérées comme étant au cœur des activités de prévention de la radicalisation à long terme.

41.Un certain nombre de mesures ont trait à la prévention de la radicalisation, notamment l’élaboration de programmes complets de détection et de gestion du risque de radicalisation en prison (par exemple, l’augmentation du nombre d’aumôniers musulmans dans les établissements pénitentiaires afin de faire obstacle aux discours extrémistes), la surveillance du comportement des personnes qui reviennent de zones de conflit à l’étranger, le renforcement des capacités en matière de santé mentale aux fins de la prise en charge des personnes radicalisées et l’envoi aux municipalités d’un nouveau guide interministériel sur la prévention de la radicalisation. Il est prévu d’associer plusieurs acteurs publics à la détection et au signalement de la radicalisation. La Rapporteuse spéciale recommande d’élaborer un cadre juridique clair et conforme aux droits de l’homme sur le rôle du secret professionnel et des autres obligations de confidentialité dans le contexte de la lutte contre la radicalisation menant à la violence.

42.Malgré l’adoption du nouveau Plan national (voir le par. 38), on ne sait toujours pas quels sont les fondements juridiques de la catégorisation de la radicalisation, en quoi ces critères sont conformes aux meilleures pratiques et, enfin, en quoi ils justifient la suppression des espaces légitimes et protégés d’expression civique et de pratique religieuse. Le Plan national ne présente pas les possibilités de recours ouvertes aux personnes identifiées à tort comme radicalisées et violentes ou aux personnes taxées injustement de radicalisation alors que leurs idées radicales sont protégées par la liberté d’expression consacrée par le droit international.

43.Si elle confirme que le signalement et la surveillance sont des aspects importants de la lutte contre la radicalisation, la Rapporteuse spéciale constate avec préoccupation que l’approche adoptée par les autorités françaises n’intègre pas, ou ne prend pas suffisamment en compte, d’autres dimensions essentielles. Elle constate que l’approche adoptée pour lutter contre la radicalisation ne semble guère mettre l’accent ni sur le bien-fondé d’une démarche à la fois ascendante et descendante ni sur l’importance de privilégier l’établissement de relations durables avec les communautés concernées, ce qui devrait être un élément central de toute politique en la matière. Le Plan national met sans relâche l’accent sur la radicalisation islamiste sans aborder les autres catégories de radicalisation violente qui se font jour en France, en particulier celle de l’extrême droite. En outre, il semble y avoir un risque non négligeable que la démarche adoptée pour détecter les cas de radicalisation fasse l’amalgame entre pratique religieuse légitime et protégée et radicalisation terroriste, et peu de garanties semblent avoir été mises en place. La Rapporteuse spéciale recommande aux autorités d’accorder une attention particulière aux facteurs d’attraction et de dissuasion de la radicalisation et, en particulier, de s’attaquer de manière globale aux situations propices à la radicalisation, non seulement en prenant les mesures antiterroristes nécessaires sur le plan de la sécurité mais aussi en remédiant aux conditions sociales, économiques et culturelles qui poussent les personnes à se radicaliser et à devenir membres de groupes extrémistes violents. L’approche actuelle ne semble reposer sur aucune analyse structurelle de ce type. Étant donné l’ampleur estimée du problème de la radicalisation en France (notamment le nombre de personnes considérées comme radicalisées et fichées S), il est essentiel, pour la protection des droits et la sécurité de tous, d’appliquer une approche globale, équilibrée et axée sur les droits de l’homme.

44.La Rapporteuse spéciale s’est rendue à la prison d’Osny. On lui a présenté en détail le quartier d’évaluation de la radicalisation, qu’elle a pu inspecter, et elle a rencontré plusieurs détenus condamnés. Le personnel pénitentiaire était bien informé et avait une vision réfléchie des pratiques mises en place dans les prisons françaises afin d’évaluer et de prendre en charge les détenus radicalisés selon une démarche pluridisciplinaire. La Rapporteuse spéciale a constaté que les agents pénitentiaires avaient analysé les difficultés avec réalisme, qu’ils étaient conscients qu’il fallait encore évaluer les résultats et l’efficacité du dispositif et qu’ils avaient bien saisi la dimension « droits de l’homme » qui accompagnait la prise en charge de ce groupe de détenus, ce qui était bienvenu. Elle encourage et appuie la volonté des autorités pénitentiaires de garder des traces écrites, de mener des recherches et de collecter des données factuelles sur les processus d’évaluation et sur l’appréciation des stratégies récemment mises en place. Les conditions de détention étaient satisfaisantes, la pratique religieuse n’était apparemment pas restreinte et des possibilités de formation ou autres étaient semble-t-il disponibles. La Rapporteuse spéciale est consciente des risques que comporte le fait d’autoriser les détenus à se déplacer librement, mais elle fait observer que le placement à l’isolement pour une période prolongée peut s’apparenter à un traitement inhumain ou dégradant.

Combattants étrangers et membres de leur famille qui les accompagnent

45.La France dispose de plusieurs mesures préventives visant à dissuader ceux de ses ressortissants qui veulent se rendre dans un pays étranger pour y combattre, notamment une interdiction de sortie du territoire d’une durée de six mois, renouvelable dans la limite de deux ans maximum. Cette interdiction peut faire l’objet d’un examen a posteriori, et non a priori, et se fonde généralement sur des informations émanant des services de renseignements qui ne sont pas divulguées. Parallèlement à d’autres observations, la Rapporteuse spéciale fait part de son inquiétude face à l’effet cumulatif sur la protection des libertés des restrictions de déplacement qui peuvent être imposées aux citoyens et qui les empêchent notamment de se rendre dans le pays d’origine de leur famille ou d’aller à l’étranger à des fins de pratique religieuse ou de regroupement familial ou pour tout autre motif légitime. Les restrictions imposées à la liberté de circulation pour des raisons d’ordre public devraient être strictement nécessaires et proportionnées, motivées par des faits et, lorsqu’elles ont des effets cumulatifs, soumises à un examen rigoureux et permanent. La Rapporteuse spéciale retient en particulier les mesures de détention provisoire prononcées les unes après les autres contre les personnes de retour en France et souligne que la durée de la détention provisoire doit être proportionnée et raisonnable.

46.On estime que, depuis juin 2011, environ 1 700 ressortissants français ont quitté le territoire national pour rejoindre les rangs de groupes armés et que 280 sont revenus. La Rapporteuse spéciale dispose d’informations selon lesquelles un nombre non négligeable de combattants, ainsi que leur femme et leurs enfants de nationalité française, sont détenus dans des camps ou en attente de jugement à l’étranger. Tout comme les organisations humanitaires internationales, elle est profondément préoccupée par leurs conditions de détention, qui pourraient constituer des actes de torture ou des traitements inhumains ou dégradants et qui sont contraires aux normes internationales relatives aux droits de l’homme. Elle s’inquiète également de l’équité du procès, de l’accès aux services d’un conseil qualifié et du risque d’être torturé ou de subir des traitements inhumains ou dégradants, y compris des violences sexuelles, pendant la garde à vue ou la détention à l’étranger. Les ressortissants français risquent en outre d’être condamnés à mort à l’issue de procès manifestement peu équitables. Il est préoccupant de constater que, selon des informations accessibles au public, des ressortissants français sont détenus par des groupes armés non étatiques. La Rapporteuse spéciale est consciente des difficultés que rencontre la France s’agissant de protéger ses ressortissants, notamment l’absence de représentation consulaire dans certaines zones où des Français sont présents et le manque d’informations concernant le sort et les conditions de vie de ces ressortissants dans des zones de conflit armé dans lesquelles ils se retrouvent souvent aux mains de groupes armés qui font office d’autorités de fait.

47.La France estime que les ressortissants concernés doivent, de manière générale, être pris en charge par les autorités nationales ou le groupe armé agissant en tant qu’autorité de fait dans le cas du nord-est de la République arabe syrienne. La Rapporteuse spéciale estime quant à elle que, du fait de son manque d’initiative en ce qui concerne la situation et le statut de ces ressortissants français, la France n’assume pas sa responsabilité envers ses citoyens, y compris mineurs, qui sont détenus dans des conditions très difficiles et dont bon nombre doivent recevoir, en vertu du droit international, un traitement spécial en raison de leur âge, de leur indigence et de leur vulnérabilité. La Rapporteuse spéciale rappelle à la France les normes énoncées dans l’additif aux principes directeurs relatifs aux combattants terroristes étrangers (Principes directeurs de Madrid) publié en 2018, à savoir la nécessité de tenir compte du sexe, de l’âge et de l’intérêt supérieur de l’enfant et de résoudre le problème des combattants étrangers tout en garantissant le respect des droits de l’homme. Elle invite instamment la France à remédier en amont, et par tous les moyens possibles, aux lacunes des tribunaux qui jugent ses ressortissants sans respecter le droit fondamental à un procès équitable ni l’obligation de traiter les détenus avec humanité. La France devrait prendre toutes les mesures possibles pour protéger ceux de ses ressortissants qui encourent la peine de mort. Elle est en outre en position de force pour aider les femmes et les enfants associés à des combattants étrangers et qui pourraient être victimes de terrorisme ou de traite. La Rapporteuse spéciale réaffirme l’importance du rôle de prévention que joue une assistance consulaire efficace face au risque de violations flagrantes des droits de l’homme, et fait observer que les procédures de protection diplomatique n’ont qu’un caractère correctif limité.

48.La Rapporteuse spéciale encourage la France à prendre d’urgence des mesures appropriées en ce qui concerne les poursuites, la réadaptation et la réinsertion. Enfin, elle appelle l’attention sur la stigmatisation importante et la surveillance soutenue dont font l’objet les membres de la famille du combattant qui sont restés en France ou qui l’ont accompagné à l’étranger. Nombre d’entre eux sont traumatisés, marginalisés et mis gravement en danger par les actes commis par leur proche parti combattre. Ces personnes sont souvent des alliées de poids dans la lutte contre le terrorisme et la radicalisation.

Laïcité, inclusion, discrimination et égalité de la protection

49.La laïcité est une valeur fondamentale de la France. L’interdiction de la discrimination est inscrite dans la Constitution et dans la loi, notamment la discrimination fondée sur l’origine ethnique ou les croyances religieuses. Il peut être complexe d’évaluer les effets des lois antiterroristes sur des communautés spécifiques, notamment le profilage racial, à cause des restrictions imposées au niveau national à la collecte de données sur les minorités et les groupes confessionnels. Nonobstant les obstacles formels à la ventilation des données, la Rapporteuse spéciale estime, en se fondant sur des rapports indépendants, les avis exprimés par des organes directeurs et de multiples entretiens, que les communautés arabes et musulmanes françaises ont été les plus touchées par les mesures exceptionnelles prises pendant l’état d’urgence ou, par la suite, dans le cadre de la loi SILT, ainsi que par d’autres mesures de lutte contre le terrorisme. Elle constate avec une profonde préoccupation que ces minorités sont considérées, dans le discours politique et la pratique juridique, comme un « groupe suspect » en soi, du fait de l’application prolongée de la loi antiterroriste. Elle est également préoccupée par le risque que le droit, légitime et protégé, de pratiquer librement sa culture et sa religion soit limité par la loi et les mesures antiterroristes. Elle s’inquiète de la hausse du nombre d’actes antimusulmans signalés en France à la suite des attaques terroristes. Le pays a enregistré 133 actes de ce type en 2014, 429 en 2015 et 182 en 2016.

50.La Rapporteuse spéciale est profondément préoccupée par le fait que la politique nationale de lutte contre la radicalisation et l’application des mesures administratives font parfois l’amalgame entre islam et terrorisme, ce qui stigmatise indûment la communauté musulmane, creuse un fossé entre elle et l’État et crée une forme de marginalisation politique et sociale qui est incompatible avec la Constitution et la législation nationale, et à plus forte raison avec les obligations de la France au titre du droit international des droits de l’homme. La France doit nouer un véritable partenariat avec toutes les communautés concernées et prendre des mesures spéciales pour empêcher un tel amalgame, notamment en appliquant les meilleures pratiques en matière de contrôle indépendant, de consultation de la population, de prévention et de réparation lorsqu’il a été établi, par voie administrative ou judiciaire, que des violations des droits de l’homme ont été commises.

IV.Conclusions et recommandations

51. La Rapporteuse spéciale souligne que l ’ action antiterroriste de l ’ État français doit s ’ inscrire dans le cadre du droit international, notamment le droit des droits de l ’ homme, le droit humanitaire et le droit des réfugiés, et le respecter, et qu ’ elle doit s ’ attaquer non seulement aux manifestations du terrorisme, mais aussi aux conditions propices au développement de celui-ci. Lutter efficacement contre le terrorisme et protéger les droits de l ’ homme sont des objectifs non pas contradictoires mais complémentaires et synergiques.

52. La Rapporteuse spéciale recommande de créer un organe de contrôle composé d ’ experts, pleinement indépendant, doté des ressources nécessaires et chargé de superviser l ’ application de l ’ ensemble des mesures de lutte contre le terrorisme et des pouvoirs exceptionnels en matière de sécurité nationale en France. Cet organe procéderait à un examen indépendant de l ’ application générale de toutes les mesures, lois et politiques relatives à la lutte contre le terrorisme et des pouvoirs exceptionnels en matière de sécurité dans le pays . Il serait également chargé de veiller à ce que les lois et politiques soient conformes au droit international des droits de l ’ homme et, selon les cas, au droit international humanitaire.

53. Étant parvenue à la conclusion que l ’ effet conjugué des mesures antiterroristes adoptées en France instaure de facto un état d ’ urgence qualifiée, la Rapporteuse spéciale demande instamment que la nécessité, la proportionnalité et les effets discriminatoires de ces mesures soient examinés en profondeur. Elle encourage en premier lieu la France à mettre à profit ses dispositifs de contrôle existants en vue de rééquilibrer son utilisation des normes juridiques exceptionnelles, d ’ intensifier le recours aux dispositions de droit commun, dont la force et la constance ont été prouvées, et de mettre en place des mécanismes de réparation pour les violations des droits de l ’ homme causées par les mesures antiterroristes.

54. La Rapporteuse spéciale réaffirme l ’ importance du contrôle parlementaire. À l ’ heure actuelle, le rôle du Parlement est limité et principalement axé sur l ’ efficacité et la coordination institutionnelles. Il serait utile d ’ élargir ce rôle à diverses activités de surveillance de l ’ action antiterroriste, notamment : l ’ évaluation et le suivi des effets des nouveaux pouvoirs en la matière, le contrôle du respect des droits de l ’ homme dans le cadre du déploiement de militaires à l ’ étranger pour des opérations antiterroristes, le contrôle de la déchéance de la nationalité pour les binationaux ou du retrait du titre de séjour pour des raisons de sécurité nationale, le suivi des préoccupations accrues concernant le profilage illégal lorsque les lois et politiques antiterroristes sont susceptibles de stigmatiser les personnes de religion musulmane, et le contrôle des interpellations et des perquisitions auxquelles procède la police dans le contexte de la lutte contre le terrorisme, opérations qui suscitent des inquiétudes concernant le profilage ethnique ou racial.

55. La Rapporteuse spéciale encourage les autorités à faire en sorte que les données nationales relatives à l ’ application, à l ’ utilisation et aux conséquences des mesures antiterroristes soient largement disponibles et aisément accessibles. Ces données devraient notamment porter sur la mesure des effets sur des communautés et groupes particuliers. L ’ accessibilité des données est la condition fondamentale qui permet la prise de conscience et le débat nécessaires à l ’ évaluation de la nécessité, de la légitimité et de l ’ efficacité de certaines mesures exceptionnelles. Elle est en outre essentielle pour que la société civile et les acteurs judiciaires mesurent les éventuels effets discriminatoires sur certaines communautés et pour mener l ’ indispensable travail de suivi de l ’ application et de l ’ efficacité des mesures antiterroristes.

56. La Rapporteuse spéciale invite instamment les autorités à se servir des ressources considérables dont elles disposent pour mettre en œuvre des stratégies de prévention inclusives, consultatives, transparentes et fondées sur des données factuelles afin de remédier aux conditions propices au terrorisme, et à associer pleinement les communautés et la société civile aux efforts de prévention.

57. La Rapporteuse spéciale insiste sur le fait que des mesures volontaristes doivent être prises pour pallier les effets négatifs et stigmatisants qu ’ ont les stratégies de lutte contre le terrorisme et de prévention de l ’ extrémisme sur la population musulmane de France et pour combattre les stéréotypes qu ’ elles véhiculent. Le plus grand atout de la France dans la prévention à long terme du terrorisme réside dans l ’ inclusion citoyenne et la conviction partagée par tous les citoyens qu ’ ils sont pleinement égaux devant la loi.

58. La Rapporteuse spéciale recommande que les travaux des services de renseignement s fassent l ’ objet d ’ un contrôle complet et pleinement indépendant. L ’ organisme chargé de ce contrôle devrait être doté des ressources et des capacités techniques suffisantes pour mener à bien sa mission, compte tenu des progrès technologiques.

59. La Rapporteuse spéciale demande instamment à l ’ État de protéger activement la liberté religieuse, notamment les libertés des diverses communautés religieuses et des groupes minoritaires. Il faut pour cela que les autorités protègent les droits individuels et collectifs relatifs à la religion ainsi que les lieux de culte.

60. La Rapporteuse spéciale constate avec une vive préoccupation qu ’ en France, les mesures administratives de lutte contre le terrorisme ont pour effet conjugué de conférer à la réglementation des libertés individuelles un caractère excessivement prudentiel et presque pénal, ce qui risque de bousculer sérieusement l ’ équilibre général des libertés et des droits. Elle recommande instamment que le pouvoir judiciaire joue pleinement son rôle a priori et que les activités de supervision visant à déterminer la nécessité, la proportionnalité et la légalité de ces mesures soient constamment examinées et systématisées.

61. Les autorités sont vivement encouragées à mettre en place une protection juridique et diplomatique active pour les ressortissants français se trouvant dans des zones de conflit à l ’ étranger, en particulier des enfants. Elles devraient notamment prendre des mesures positives pour appuyer la détermination de la nationalité et intervenir lorsque des ressortissants français en détention risquent d ’ être victimes de violations graves des droits de l ’ homme, notamment d ’ actes de torture, d ’ exécutions extrajudiciaires , de violences sexuelles ou de la peine de mort. L ’ adoption de mesures pratiques en vue de la réadaptation et de la réintégration des personnes qui étaient parties combattre à l ’ étranger et, le cas échéant, des membres de leur famille est conforme à l ’ esprit de solidarité et de coopération internationales demandé par le Conseil de sécurité dans ses résolutions 2178 (2014) et 2396 (2017), en plus d ’ être dans l ’ intérêt de la paix et de la sécurité internationales à long terme.

62. La Rapporteuse spéciale invite instamment le Gouvernement à se consacrer en priorité aux modalités de rapatriement des enfants, notamment à la procédure applicable pour la détermination de la nationalité et aux programmes appropriés de réadaptation et de réinsertion.