Nations Unies

CCPR/C/111/D/1931/2010

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

22 août 2014

Original: français

Comité des droits de l’homme

Communication no 1931/2010

Constatations adoptées par le Comité à sa 111e session(7-25 juillet 2014)

Communication présentée par:Messaouda Bouzeriba (représentée par Rachid Mesli, Alkarama for Human Rights)

Au nom de:Lakhdar Bouzenia (fils de l’auteure) et l’auteure

État partie:Algérie

Date de la communication:8 janvier 2010 (date de la lettre initiale)

Références:Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 18 mars 2010 (non publiée sous forme de document)

Date de l’adoption des constatations:23 juillet 2014

Objet:Disparition forcée

Questions de fond:Droit à la vie, interdiction de la torture et des traitements cruels, inhumains ou dégradants, droit à la liberté et à la sécurité de la personne, respect de la dignité inhérente à la personne humaine, reconnaissance de la personnalité juridique et droit à un recours utile, protection de la famille

Question de procédure:Épuisement des recours internes

Articles du Pacte:2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1), 16 et 23 (par. 1)

Article du Protocole facultatif:5 (par. 2 b)

Annexe

Constatations du Comité des droits de l’homme au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatifaux droits civils et politiques (111e session)

concernant la

Communication no 1931/2010 *

Présentée par:Messaouda Bouzeriba (représentée par Rachid Mesli, Alkarama for Human Rights)

Au nom de:Lakhdar Bouzenia (fils de l’auteure) et l’auteure

État partie:Algérie

Date de la communication:8 janvier 2010 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 23 juillet 2014,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1931/2010 présentée par Messaouda Bouzeriba, en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteure de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5du Protocole facultatif

1.1L’auteure de la communication, datée du 8 janvier 2010, est Messaouda Bouzeriba, née le 8 juillet 1930 à Sidi Abdelaziz, wilaya de Jijel, en Algérie, qui fait valoir que son fils, Lakhdar Bouzenia, né le 14 janvier 1955 à Sidi Abdelaziz, wilaya de Jijel, marié et père de cinq enfants et résidant à El-Kennar, aurait été victime d’une disparition forcée en violation des articles 2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1), 16 et 23 (par. 1) du Pacte, imputable à l’État partie. L’auteure ainsi que son mari, son fils, l’épouse et les cinq enfants de la victime auraient, quant à eux, été victimes de violations des articles 2 (par. 3), 7 et 23 (par. 1) du Pacte. L’auteure est représentée par Me Rachid Mesli de l’organisation Alkarama for Human Rights.

1.2Le 18 mars 2010, le Comité, par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a décidé de ne pas accorder les mesures de protection sollicitées par l’auteure demandant à l’État partie de s’abstenir de prendre des mesures pénales, ou toute autre mesure, visant à punir ou à intimider l’auteure, ou tout autre membre de sa famille, en raison de la présente communication. Le 27 septembre 2010, le Comité, par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a décidé de ne pas séparer l’examen de la recevabilité de celui du fond de la communication.

Rappel des faits présentés par l’auteure

2.1Lakhdar Bouzenia était professeur de littérature arabe au lycée de Sidi Abdelaziz. Figure politique au sein du Front islamique du salut (FIS), Lakhdar Bouzenia avait été élu au premier tour des élections législatives du 26 décembre 1991 sur la liste du FIS pour la circonscription de Chekfa. Le 24 mai 1993, il a été arrêté à un barrage routier installé par la gendarmerie nationale dans la localité d’El-Ancer dans la wilaya de Jijel. L’auteure relève qu’un autre de ses fils, Hussein Bouzenia, qui avait été élu président de l’Assemblée populaire communale (maire) de la localité de Chekfa sur la liste du FIS, avait lui aussi été arrêté à la même période, comme des dizaines d’autres militants du FIS.

2.2Suite à son arrestation, Lakhdar Bouzenia a été détenu au secret au siège du secteur militaire de Jijel pendant environ trois semaines avant d’être transféré au Centre territorial de recherches et d’investigation (CTRI) de Constantine dirigé par le Département du renseignement et de la sécurité (DRS) relevant de l’armée nationale populaire (ANP). Il a ensuite été détenu successivement dans plusieurs brigades de la gendarmerie nationale, dont celles d’El-Ancer, d’El-Milia, de Settara et d’El-Aouana.

2.3Ce n’est qu’un mois après son arrestation qu’il est réapparu, lors de sa comparution sans avocat devant le juge d’instruction du tribunal d’El-Milia, durant laquelle il avait de la peine à tenir debout. Il était méconnaissable en raison des tortures infligées par les services du DRS et de la gendarmerie nationale lors de sa détention, notamment une crucifixion (ses mains et ses pieds en portaient les plaies visibles) et des sévices sexuels. Malgré ces signes visibles de mauvais traitements, le juge a refusé de le faire examiner par un médecin. Au cours de son audition, il a été mis en examen pour «constitution et appartenance à une organisation terroriste», «atteinte à la sécurité de l’État», «diffusion de publications séditieuses» et autres infractions similaires. Aucune pièce à conviction n’a été ajoutée au dossier.

2.4Suite à sa comparution devant le juge d’instruction, Lakhdar Bouzenia a été transféré au centre de détention de Jijel où il a été détenu en cellule d’isolement jusqu’au 27 octobre 1993 et où il a également subi des mauvais traitements et des actes de torture. Pendant sa détention, sa famille a pu lui rendre visite à plusieurs reprises. Lors d’une de ces visites, le 8 août 1993, l’un des frères de la victime a pu constater des traces de la torture subie par Lakhdar Bouzenia. Hussein Bouzenia, son frère qui avait été arrêté à la même période et détenu dans le même centre de détention de Jijel jusqu’à son transfert dans un autre centre le 27 octobre 1993, a appris que son frère aurait été emmené hors de la prison à plusieurs reprises pour être interrogé par des agents du DRS dans leurs locaux, et qu’il y avait probablement été torturé.

2.5Le 27 octobre 1993, Lakhdar Bouzenia devait être transféré à la prison de Constantine dans l’attente de son procès prévu pour le 17 novembre 1993. Le fourgon cellulaire, escorté par des véhicules de gendarmerie et ne transportant que Lakhdar Bouzenia, a quitté le centre de détention de Jijel vers 11 heures du matin mais il n’est jamais arrivé à destination. Les responsables de la prison de Constantine ont nié avoir reçu et admis Lakhdar Bouzenia. La famille craint qu’il n’ait été arbitrairement exécuté au cours de ce transfert. Le 31 octobre 1993, la famille de la victime a appris par voie de presse que 11 terroristes notoires, dont un certain Lakhdar Bouzenia, avaient été éliminés à Taskift par les forces de sécurité algériennes le mercredi 27 octobre 1993. La ville de Taskift se situe justement sur la route reliant Jijel à Constantine. Le 17 novembre 1993, le procès de la victime et de son frère, Hussein Bouzenia, s’est ouvert comme prévu. Après un instant de confusion en raison de l’absence de Lakhdar Bouzenia qui devait comparaître en tant qu’accusé détenu, le juge a déclaré l’extinction de l’action publique contre ce dernier en raison du décès de l’accusé.

2.6La famille a entrepris des démarches pour connaître le sort de la victime dès la date de son arrestation. L’auteure rappelle que, jusqu’en 1998, la question des disparitions forcées était niée par les autorités algériennes, si bien que de nombreuses familles s’abstenaient de déposer plainte, par crainte de représailles. Dans le cas de Lakhdar Bouzenia, sa famille s’est adressée au parquet du tribunal de Jijel pour faire part de sa disparition dès novembre 1993. Aucune suite n’a été donnée à cette démarche et les plaintes verbales de la famille n’ont jamais été enregistrées par les services du parquet. De même, l’auteure a tenté de déposer plainte pour disparition à plusieurs reprises à la gendarmerie d’El-Kennar, mais les gendarmes ont refusé d’enregistrer la plainte. L’auteure s’est même rendue à la morgue de l’hôpital d’El-Milia et à la commune pour obtenir des informations sur l’identité du Lakhdar Bouzenia dont elle avait appris le décès dans la presse, et pour obtenir un certificat de décès. Ces démarches sont restées vaines. En décembre 1996, l’épouse du disparu s’est adressée au Procureur de la République d’El-Milia pour requérir la délivrance d’un certificat de décès, dans le but de pouvoir confirmer le décès de son époux et, le cas échéant, d’en connaître les circonstances. La demande de déclaration de décès a été enregistrée auprès du tribunal d’El-Milia et un acte de décès a été délivré à la suite de cette procédure sans qu’une copie du jugement du tribunal rendu à cet effet ne soit délivrée à l’épouse de la victime, qui ignore toujours si le Lakhdar Bouzenia tué le 27 octobre 1993 était son époux ou un homonyme, et, s’il s’agissait de son époux, les circonstances du décès de ce dernier.

2.7Le 24 février 2007, l’auteure a adressé une demande au Procureur de la République du tribunal de Taher afin que lui soit délivrée une attestation faisant état des recherches sur la disparition de son fils. Cette demande est restée sans réponse jusqu’au 17 novembre 2008, date à laquelle l’auteure a été convoquée par le Procureur pour procéder à l’«information de la demanderesse», qui était en fait destinée à rappeler à l’auteure que Lakhdar Bouzenia avait été accusé de terrorisme et que de nombreux chefs d’inculpation pesaient sur lui. Lors de cet entretien, la disparition de Lakhdar Bouzenia a été niée par le Procureur, qui a soutenu que celui-ci avait été transféré à la prison de Constantine comme prévu à la date du 27 octobre 1993. Le Procureur a refusé de délivrer un constat de disparition ou d’ouvrir une enquête sur la disparition de la victime, malgré les demandes de l’auteure. L’auteure note enfin que suite à la promulgation de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale (ordonnance no 06-01 du 27 février 2006), aucune action ne peut plus être intentée en droit interne.

Teneur de la plainte

3.1L’auteure considère que la première disparition de son fils après son arrestation le 24 mai 1993 et sa deuxième disparition depuis le 27 octobre 1993 constituent une violation par l’État partie des articles 2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1), 16 et 23 (par. 1) du Pacte à l’égard de Lakhdar Bouzenia. L’auteure considère par ailleurs qu’elle et sa famille sont victimes d’une violation des articles 2 (par. 3), 7 et 23 (par. 1) du Pacte.

3.2L’auteure allègue que son fils est victime de disparition forcée telle que définie par l’article 7, paragraphe 2 i), du Statut de la Cour pénale internationale (Statut de Rome) et de l’article 2 de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. En effet, sa disparition fait suite à son arrestation le 24 mai 1993 à un barrage routier par des gendarmes qui étaient dans l’exercice de leurs fonctions. Après une première détention au secret pendant près d’un mois pendant lequel son fils a été torturé, il a de nouveau disparu à l’occasion de son transfert à la prison de Constantine le 27 octobre 1993. En l’espèce, l’auteure souligne que ce transfert entre deux lieux de détention était organisé par les autorités de l’État partie, sous leur propre responsabilité.

3.3L’auteure relève les contradictions flagrantes affichées par les autorités au sujet de ce qui est arrivé à son fils. Alors que le Procureur et les autorités pénitentiaires de Jijel affirment que Lakhdar Bouzenia n’a pas disparu pendant le transfert et qu’il est bien arrivé à la prison de Constantine le 27 octobre 1993, les responsables de cette prison soutiennent qu’il n’a jamais intégré la prison. Lors de l’ouverture du procès de Lakhdar Bouzenia le 17 novembre 1993, les autorités judiciaires ont classé les poursuites à son encontre en raison de son possible décès le 27 octobre 1993, date de son transfert. L’auteure explique que même en l’absence de preuve matérielle du décès de son fils, il est probable qu’il ait été exécuté lors de son transfert à la prison de Constantine, alors qu’il était placé sous la protection des autorités de l’État partie. L’État partie a donc failli à son obligation de protéger le droit à la vie de Lakhdar Bouzenia, en violation de l’article 6 (par. 1) du Pacte.

3.4L’auteure explique que la détention au secret établit un environnement propice à des actes de torture puisque les individus détenus sont soustraits au régime de la loi. L’auteure rappelle la jurisprudence du Comité selon laquelle la détention au secret en elle-même, qui est indéfinie et sans contact avec la famille et le monde extérieur, cause de telles souffrances pour les détenus qu’elle constitue une violation de l’article 7. La détention au secret pendant trois semaines et les traitements subis par Lakhdar Bouzenia (mains et pieds cloués sur une croix et sévices sexuels), pendant cette période et durant sa détention ultérieure au centre de détention de Jijel, constituent indubitablement des actes de torture en violation de l’article 7 du Pacte. L’auteure allègue que l’angoisse et la détresse ressenties depuis toutes ces années par elle-même et le reste de sa famille, en raison de l’incertitude sur le sort du disparu, constituent également une violation de l’article 7 du Pacte à l’égard de l’auteure et sa famille. Les informations contradictoires données par les autorités de l’État partie sur le transfert de Lakhdar Bouzenia et l’absence de clarification quant à l’identité du terroriste qui aurait eu le même nom, et qui est décédé le jour du transfert de son fils, laissent l’auteure dans une totale incertitude quant à ce qu’il est advenu de son fils. Son décès n’a pas été officiellement confirmé, le corps n’a pas été rendu à la famille, et aucun lieu n’a été localisé pour sa possible exhumation.

3.5 L’auteure soutient que l’arrestation et la détention de son fils du 24 mai à la mi-juin 1993 sont arbitraires en violation de l’article 9 du Pacte. En effet, Lakhdar Bouzenia a été arrêté sans mandat d’arrêt à un barrage de gendarmerie le 24 mai 1993. Il a été transféré et détenu au secret dans différents lieux pendant trois semaines. Ses divers transferts et sa détention ultérieure au centre de détention de Jijel sont dépourvus de motifs légaux. L’auteure considère que l’arrestation de Lakhdar Bouzenia est très probablement de nature politique, en raison de son appartenance au FIS. Le disparu ne s’est pas vu notifier les raisons de son arrestation et les accusations dont il faisait l’objet, et il n’a pas été présenté à un juge devant lequel il aurait pu contester la légalité de sa détention. À supposer que Lakhdar Bouzenia soit toujours en vie et détenu au secret depuis le 27 octobre 1993, sa détention serait également arbitraire et dépourvue de base légale, en violation de l’article 9 du Pacte.

3.6Selon l’auteure, le fait que son fils ait été torturé pendant sa détention implique qu’il a également été victime d’une violation de son droit à être traité avec humanité et dans le respect de la dignité inhérente à la personne humaine pendant une détention, en violation de l’article 10 (par. 1) du Pacte.

3.7 Lakhdar Bouzenia a disparu et a été détenu au secret pendant un mois après son arrestation le 24 mai 1993 et il est à nouveau porté disparu depuis le 27 octobre 1993. Il a donc été soustrait au régime de la loi et privé de sa personnalité juridique en violation de l’article 16 du Pacte. En dépit de sa comparution devant le juge d’instruction du tribunal d’El-Milia, la jouissance des droits reconnus dans le Pacte lui a été refusée du fait de son arrestation arbitraire, de sa détention au secret, puis de sa disparition forcée.

3.8Selon l’auteure, la disparition de son fils a privé sa famille d’un époux, d’un père, d’un fils et d’un frère et ce faisant de leur droit à avoir leur vie familiale protégée par l’État partie. Réciproquement, elle a privé le disparu de son droit à la vie familiale avec son épouse et ses enfants, également en violation de l’article 23 (par. 1) du Pacte.

3.9 L’auteure souligne que son fils a été empêché d’exercer son droit de présenter un recours contre sa détention et contre les violations alléguées des articles 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1), 16 et 23 (par. 1) du Pacte, en violation de l’article 2 (par. 3) du Pacte. S’agissant de l’auteure et de sa famille, ils ont tenté par tous les moyens de savoir ce qu’il était advenu du disparu sans qu’aucune suite ne soit donnée à leurs démarches par l’État partie, qui est pourtant tenu d’assurer un recours utile et de mener un enquête approfondie et diligente sur les allégations de graves violations des droits de l’homme. Selon l’auteure, cette inaction constitue également une violation de l’article 2 (par. 3) à son égard et à l’égard de sa famille.

3.10L’auteure soutient que les voies de recours internes se sont toutes avérées indisponibles, inutiles ou inefficaces. Après avoir multiplié sans succès les démarches informelles auprès des forces de sécurité pour obtenir des informations sur ce qu’il était advenu de son fils, l’auteure a informé à plusieurs reprises les autorités judiciaires de sa disparition et a sollicité en vain les autorités pour qu’une enquête soit diligentée, ce qui n’a jamais été fait. Ses plaintes officielles ont toutes été classées sans suite. L’auteure considère donc que les conditions de recevabilité de l’article 5, paragraphe 2 b), du Protocole facultatif sont satisfaites.

3.11Enfin, l’auteure souligne que depuis février 2006, date de promulgation de l’ordonnance n° 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, il est interdit de poursuivre des personnes appartenant aux forces de défense et de sécurité algériennes. L’auteure rappelle que la Comité a déclaré que cette ordonnance semblait promouvoir l’impunité et porter atteinte au droit à un recours utile. L’auteure maintient qu’elle s’est donc trouvée dans l’incapacité de faire valoir son droit à un recours utile.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Le 30 août 2010, l’État partie a contesté la recevabilité de la communication en soumettant son «Mémorandum de référence du Gouvernement algérien relatif à l’irrecevabilité des communications individuelles introduites devant le Comité des droits de l’homme en rapport avec la mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale». Il considère que la présente communication, qui met en cause la responsabilité d’agents de l’État ou d’autres personnes agissant sous l’autorité des pouvoirs publics dans la survenance d’un cas de disparition forcée pendant la période de 1993 à 1998, doit être examinée «selon une approche globale» et doit être déclarée irrecevable. L’État partie considère que les communications de ce genre devraient être replacées dans le contexte plus général de la situation sociopolitique et des conditions de sécurité dans le pays, à une période où le Gouvernement s’employait à lutter contre une forme de terrorisme dont l’objectif était de provoquer «l’effondrement de l’État républicain». C’est dans ce contexte, et conformément à la Constitution (art. 87 et 91), que le Gouvernement algérien a pris des mesures de sauvegarde et notifié la proclamation de l’état d’urgence au Secrétariat des Nations Unies, conformément au paragraphe 3 de l’article 4 du Pacte.

4.2L’État partie souligne que, dans certaines zones où prolifère l’habitat informel, les civils avaient du mal à distinguer les actions de groupes terroristes de celles des forces de l’ordre, auxquelles ils attribuaient souvent les disparitions forcées. D’après l’État partie, un nombre important de disparitions forcées doivent être considérées dans ce contexte. La notion générique de personne disparue en Algérie durant la période considérée renvoie en réalité à six cas de figure distincts. Le premier est celui de personnes déclarées disparues par leurs proches alors qu’elles étaient entrées dans la clandestinité de leur propre chef pour rejoindre les groupes armés, en demandant à leur famille de déclarer qu’elles avaient été arrêtées par les services de sécurité pour «brouiller les pistes» et éviter le «harcèlement» par la police. Le deuxième cas concerne les personnes signalées comme disparues suite à leur arrestation par les services de sécurité, mais qui ont en fait profité de leur libération pour entrer dans la clandestinité. Le troisième concerne des personnes qui ont été enlevées par des groupes armés qui, parce qu’ils ne sont pas identifiés ou ont agi en usurpant l’uniforme ou les documents d’identification de policiers ou de militaires, ont été assimilés à tort à des agents des forces armées ou des services de sécurité. Le quatrième cas de figure concerne les personnes recherchées par leur famille qui ont pris l’initiative d’abandonner leurs proches, et parfois même de quitter le pays, en raison de problèmes personnels ou de litiges familiaux. Le cinquième cas est celui de personnes signalées comme disparues par leur famille et qui étaient, en fait, des terroristes recherchés qui ont été tués et enterrés dans le maquis à la suite de combats entre factions, de querelles doctrinales ou de conflits autour des butins de guerre entre groupes armés rivaux. L’État partie évoque enfin un sixième cas de figure, celui de personnes portées disparues qui vivent en fait sur le territoire national ou à l’étranger sous une fausse identité, obtenue grâce à un réseau de falsification de documents.

4.3L’État partie souligne également que c’est en considération de la diversité et de la complexité des situations couvertes par la notion générique de disparition que le législateur algérien, à la suite du référendum populaire sur la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, a préconisé le traitement de la question des disparus dans un cadre global à travers la prise en charge de toutes les personnes disparues dans le contexte de la «tragédie nationale», un soutien pour toutes les victimes afin qu’elles puissent surmonter cette épreuve et l’octroi d’un droit à réparation pour toutes les victimes de disparition et leurs ayants droit. Selon des statistiques élaborées par les services du Ministère de l’intérieur, 8 023 cas de disparition ont été déclarés, 6 774 dossiers ont été examinés, 5 704 ont été acceptés aux fins d’indemnisation, 934 ont été rejetés et 136 sont en cours d’examen. Un montant total de 371 459 390 dinars algériens a été versé à l’ensemble des victimes concernées à titre d’indemnisation, auquel s’ajoutent 1 320 824 683 dinars algériens versés sous forme de pensions mensuelles.

4.4L’État partie fait également valoir que l’auteure n’a pas épuisé tous les recours internes. Il insiste sur l’importance de faire une distinction entre les simples démarches auprès d’autorités politiques ou administratives, les recours non contentieux devant des organes consultatifs ou de médiation, et les recours contentieux exercés devant les diverses juridictions compétentes. L’État partie fait remarquer qu’il ressort de la plainte de l’auteure que celle-ci a adressé des lettres à des autorités politiques ou administratives, saisi des organes consultatifs ou de médiation et transmis une requête à des représentants du parquet (procureurs généraux ou procureurs de la République) sans avoir à proprement parler engagé une procédure de recours judiciaire et l’avoir menée jusqu’à son terme par l’exercice de l’ensemble des voies de recours disponibles. Parmi toutes ces autorités, seuls les représentants du ministère public sont habilités par la loi à ouvrir une enquête préliminaire et à saisir le juge d’instruction. Dans le système judiciaire algérien, le Procureur de la République est celui qui reçoit les plaintes et qui, le cas échéant, met en mouvement l’action publique. Cependant, pour protéger les droits de la victime ou de ses ayants droit, le Code de procédure pénale autorise ces derniers à agir par voie de plainte avec constitution de partie civile directement devant le juge d’instruction. Dans ce cas, c’est la victime et non le Procureur qui met en mouvement l’action publique en saisissant le juge d’instruction. Ce recours visé aux articles 72 et 73 du Code de procédure pénale n’a pas été utilisé, alors qu’il aurait permis à l’auteure de déclencher l’action publique et d’obliger le juge d’instruction à instruire, même si le parquet en avait décidé autrement.

4.5L’État partie note en outre que, selon l’auteure, il est impossible de considérer qu’il existe en Algérie des recours internes efficaces, utiles et disponibles pour les familles de victimes de disparition en raison de l’adoption de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale par référendum et de ses textes d’application, notamment l’article 45 de l’ordonnance no 06-01. Sur cette base, l’auteure a cru être dispensée de l’obligation de saisir les juridictions compétentes en préjugeant de leur position et de leur appréciation dans l’application de cette ordonnance. Or l’auteure ne peut invoquer cette ordonnance et ses textes d’application pour s’exonérer de n’avoir pas engagé les procédures judiciaires disponibles. L’État partie rappelle la jurisprudence du Comité selon laquelle la «croyance ou la présomption subjective d’une personne quant au caractère vain d’un recours ne la dispense pas d’épuiser tous les recours internes».

4.6L’État partie souligne ensuite la nature, les fondements et le contenu de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale et de ses textes d’application. Il affirme qu’en vertu du principe d’inaliénabilité de la paix, qui est devenu un droit international à la paix, le Comité devrait accompagner et consolider cette paix et favoriser la réconciliation nationale pour permettre aux États touchés par des crises intérieures de renforcer leurs capacités. Dans cet effort de réconciliation nationale, l’État partie a adopté la Charte, dont l’ordonnance d’application prévoit des mesures d’ordre juridique emportant extinction de l’action publique et commutation ou remise de peine pour toute personne coupable d’actes de terrorisme ou bénéficiant des dispositions relatives à la discorde civile, à l’exception de celles ayant commis, comme auteurs ou complices, des actes de massacre collectif, des viols ou des attentats à l’explosif dans des lieux publics. Cette ordonnance prévoit également une procédure de déclaration judiciaire de décès, qui ouvre droit à une indemnisation des ayants droit des disparus en qualité de victimes de la «tragédie nationale». En outre, des mesures d’ordre socioéconomique ont été mises en place, parmi lesquelles des aides à la réinsertion professionnelle et le versement d’indemnités à toutes les personnes ayant la qualité de victimes de la «tragédie nationale». Enfin, l’ordonnance prévoit des mesures politiques telles que l’interdiction d’exercer une activité politique à toute personne ayant contribué à la «tragédie nationale» en instrumentalisant la religion dans le passé et dispose qu’aucune poursuite ne peut être engagée, à titre individuel ou collectif, à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité de la République, toutes composantes confondues, pour des actions menées en vue de la protection des personnes et des biens, de la sauvegarde de la nation et de la préservation des institutions de la République.

4.7Outre la création du fonds d’indemnisation pour toutes les victimes de la «tragédie nationale», le peuple souverain d’Algérie a, selon l’État partie, accepté d’engager une démarche de réconciliation nationale, seul moyen de cicatriser les plaies générées. L’État partie insiste sur le fait que la proclamation de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale s’inscrit dans une volonté d’éviter les confrontations judiciaires, les déballages médiatiques et les règlements de compte politiques. L’État partie considère, dès lors, que les faits allégués par l’auteure sont couverts par le mécanisme interne global de règlement induit par le dispositif de la Charte.

4.8L’État partie demande au Comité de constater la similarité des faits et des situations décrits par l’auteure avec ceux décrits dans les communications antérieures pour lesquelles le Mémorandum de référence avait été initialement préparé. Il lui demande également de tenir compte du contexte sociopolitique et sécuritaire dans lequel ils s’inscrivent, de conclure que l’auteure n’a pas épuisé tous les recours internes, de reconnaître que les autorités de l’État partie ont mis en œuvre un mécanisme interne de traitement et de règlement global des cas visés par les communications en cause selon un dispositif de paix et de réconciliation nationale conforme aux principes de la Charte des Nations Unies et des pactes et conventions subséquents, de déclarer la communication irrecevable et de renvoyer l’auteure à mieux se pourvoir.

Observations supplémentaires de l’État partie sur la recevabilité

5.1Le 30 août 2010, l’État partie a également transmis au Comité un mémoire additif au Mémorandum principal dans lequel il se demande si la série de communications individuelles présentée contre lui, au Comité, au cours des années précédentes, ne serait pas plutôt un détournement de la procédure visant à saisir le Comité d’une question globale historique dont les causes et circonstances lui échappent. L’État partie remarque que ces communications «individuelles» s’arrêtent sur le contexte général dans lequel sont survenues les disparitions, focalisant uniquement sur les agissements des forces de l’ordre, sans jamais évoquer ceux des divers groupes armés qui ont adopté des techniques criminelles de dissimulation pour en faire endosser la responsabilité aux forces armées.

5.2L’État partie insiste sur le fait qu’il ne se prononcera pas sur les questions de fond relatives auxdites communications avant qu’il ne soit statué sur la question de la recevabilité et que l’obligation de tout organe juridictionnel ou quasi juridictionnel est d’abord de traiter les questions préjudicielles avant de débattre du fond. Selon l’État partie, la décision d’examiner de manière conjointe et concomitante les questions de recevabilité et celles se rapportant au fond dans les cas de l’espèce, outre qu’elle n’a pas été concertée, préjudicie gravement à un traitement approprié des communications soumises, tant dans leur nature globale que par rapport à leurs particularités intrinsèques. Se référant au règlement intérieur du Comité, l’État partie note que les sections relatives à l’examen par le Comité de la recevabilité de la communication et celles relatives à l’examen au fond sont distinctes et que ces questions pourraient dès lors être examinées séparément. S’agissant particulièrement de l’épuisement des recours internes, l’État partie souligne qu’aucune des plaintes ou demandes d’informations formulées par l’auteure n’a été présentée par des voies qui auraient permis son examen par les autorités judiciaires internes.

5.3Rappelant la jurisprudence du Comité concernant l’obligation d’épuiser les recours internes, l’État partie réitère que de simples doutes sur les perspectives de succès ainsi que la crainte de retards ne dispensent pas l’auteur d’une communication d’épuiser ces recours. S’agissant du fait que la promulgation de la Charte rend impossible tout recours en la matière, l’État partie répond que l’absence de toute démarche de l’auteure pour soumettre ses allégations à examen a empêché les autorités algériennes de prendre position sur l’étendue et les limites de l’applicabilité des dispositions de cette Charte. En outre, l’ordonnance requiert seulement de déclarer irrecevables les poursuites engagées contre des «éléments des forces de défense et de sécurité de la République» pour des actions dans lesquelles elles ont agi conformément à leurs missions républicaines de base, à savoir la protection des personnes et des biens, la sauvegarde de la nation et la préservation des institutions. En revanche, toute allégation d’action imputable aux forces de défense et de sécurité dont il peut être prouvé qu’elle serait intervenue en dehors de ce cadre est susceptible d’être instruite par les juridictions compétentes.

5.4Le 6 octobre 2010, l’État partie a réitéré le fait qu’il contestait la recevabilité de la communication en soumettant une nouvelle copie du «Mémorandum de référence du Gouvernement algérien relatif à l’irrecevabilité des communications individuelles introduites devant le Comité des droits de l’homme en rapport avec la mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale».

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie

6.1Le 15 avril 2014, l’auteure a soumis des commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et présenté des arguments supplémentaires sur le fond.

6.2L’auteure relève que l’État partie a accepté la compétence du Comité pour examiner des communications émanant de particuliers. Cette compétence est de nature générale et son exercice par le Comité n’est pas soumis à l’appréciation de l’État partie. En particulier, il n’appartient pas à l’État partie de juger de l’opportunité de la saisine du Comité s’agissant d’une situation particulière. Il appartient au Comité de faire une telle appréciation lorsqu’il procède à l’examen de la communication. L’auteure rappelle que la promulgation de l’état d’urgence le 9 février 1992 par l’Algérie n’affecte nullement le droit des individus de soumettre des communications au Comité. L’article 4 du Pacte prévoit en effet que la proclamation de l’état d’urgence permet de déroger à certaines dispositions du Pacte uniquement et n’affecte donc pas l’exercice de droits découlant de son Protocole facultatif.

6.3L’auteure revient par ailleurs sur l’argument de l’État partie selon lequel l’exigence d’épuiser les voies de recours internes requiert que l’auteure mette en œuvre l’action publique par le biais d’un dépôt de plainte avec constitution de partie civile auprès du juge d’instruction, conformément aux articles 72 et suivants du Code de procédure pénale. Elle rappelle que cette procédure est soumise, sous peine d’irrecevabilité au paiement d’une caution ou «frais de procédures» dont le montant est fixé arbitrairement par le juge d’instruction. Selon l’auteure, cette disposition fait que cette procédure reste financièrement dissuasive pour les justiciables qui n’ont par ailleurs aucune garantie que celle-ci aboutisse réellement à des poursuites contre les responsables. L’auteure considère que pour des crimes aussi graves que ceux allégués en l’espèce, il revenait aux autorités compétentes de se saisir de l’affaire. L’auteure se réfère d’ailleurs à la jurisprudence du Comité en la matière.

6.4De plus, l’auteure rappelle que l’ordonnance no 06-01 interdit d’engager des poursuites, à titre individuel ou collectif, à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité. L’auteure conclut donc que l’ordonnance no 06-01 a bel et bien mis un terme à toute possibilité d’action civile ou pénale pour les crimes commis par les forces de sécurité durant la guerre civile et que les juridictions algériennes sont obligées de déclarer irrecevable toute action en ce sens.

6.5Enfin, l’auteure note que l’État partie n’ayant pas soumis d’observations sur le fond, le Comité devra se prononcer sur la base des informations existantes et que tous les faits allégués doivent être considérés comme avérés puisque l’État partie ne les a pas réfutés.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Le Comité rappelle tout d’abord que la décision du Rapporteur spécial de ne pas séparer la recevabilité du fond (voir par. 1.2) n’exclut pas la possibilité d’un examen séparé des deux questions par le Comité. Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer tout d’abord si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

7.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.3Le Comité note que, selon l’État partie, l’auteure et sa famille n’auraient pas épuisé les recours internes puisque l’option de saisir le juge d’instruction en se constituant partie civile en vertu des articles 72 et 73 du Code de procédure pénale n’a pas été envisagée. Le Comité note en outre que, selon l’État partie, l’auteure a transmis une requête à des représentants du parquet (Procureur de la République) sans avoir à proprement parler engagé une procédure de recours judiciaire et l’avoir menée jusqu’à son terme par l’exercice de l’ensemble des voies de recours disponibles. Le Comité prend note également de l’argument de l’auteure, selon lequel elle a tenté sans succès de déposer plainte auprès de la gendarmerie d’El-Kennar et a contacté le Procureur de la République auprès du tribunal de Taher pour demander des informations sur son fils. À aucun moment, les autorités n’ont diligenté d’enquête sur les violations alléguées. Le Comité note enfin que, selon l’auteure, l’article 46 de l’ordonnance no 06-01 punit toute personne qui introduirait une plainte au sujet des actions visées à l’article 45 de l’ordonnance.

7.4Le Comité rappelle que l’État partie a non seulement le devoir de mener des enquêtes approfondies sur les violations supposées des droits de l’homme portées à l’attention de ses autorités, en particulier lorsqu’il s’agit d’une disparition forcée et d’atteinte au droit à la vie, mais aussi de poursuivre quiconque est présumé responsable de ces violations, de procéder au jugement et de prononcer une peine. La famille de M. Bouzenia a alerté à plusieurs reprises les autorités compétentes de la disparition de l’intéressé, mais l’État partie n’a procédé à aucune enquête approfondie et rigoureuse sur cette allégation grave de disparition forcée. En outre, l’État partie n’a pas apporté d’élément permettant de conclure qu’un recours efficace et disponible est ouvert, l’ordonnance no 06‑01 continuant d’être appliquée bien que le Comité ait recommandé qu’elle soit mise en conformité avec le Pacte. Le Comité estime que la constitution de partie civile pour des infractions aussi graves que celles alléguées en l’espèce ne saurait remplacer des poursuites qui devraient être engagées par le Procureur de la République lui-même. Le Comité considère qu’aux fins de la recevabilité d’une communication, l’auteur n’est tenu d’épuiser que les recours qui permettent de remédier à la violation alléguée, soit en l’espèce les recours permettant de remédier à la disparition forcée. Le Comité conclut par conséquent que le paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne fait pas obstacle à la recevabilité de la communication.

7.5Le Comité considère que l’auteure a suffisamment étayé ses allégations dans la mesure où celles-ci soulèvent des questions au regard des articles 2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1), 16 et 23 (par. 1) du Pacte, et procède donc à l’examen de la communication sur le fond.

Examen au fond

8.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations soumises par les parties, conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif.

8.2L’État partie a soumis des observations collectives et générales sur les allégations graves de l’auteure et s’est contenté de maintenir que les communications mettant en cause la responsabilité d’agents de l’État ou de personnes agissant sous l’autorité des pouvoirs publics dans la survenance de cas de disparition forcée de 1993 à 1998 doivent être examinées dans le contexte plus général de la situation sociopolitique et des conditions de sécurité dans le pays, à une période où le Gouvernement s’employait à lutter contre le terrorisme. Le Comité renvoie à sa jurisprudence et rappelle que l’État partie ne saurait opposer les dispositions de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale à des personnes qui invoquent les dispositions du Pacte ou qui ont soumis ou pourraient soumettre des communications au Comité. Le Pacte exige de l’État partie qu’il se soucie du sort de chaque personne et qu’il traite chaque personne avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine. En l’absence des modifications recommandées par le Comité, celui-ci considère que l’ordonnance no 06-01 contribue dans le cas présent à l’impunité et ne peut donc, en l’état, être jugée compatible avec les dispositions du Pacte.

8.3Le Comité note que l’État partie n’a pas répondu aux allégations de l’auteure sur le fond et rappelle sa jurisprudence selon laquelle la charge de la preuve ne doit pas incomber uniquement à l’auteur d’une communication, d’autant plus que celui-ci et l’État partie n’ont pas toujours un accès égal aux éléments de preuve et que souvent seul l’État partie dispose des renseignements nécessaires. Il ressort de l’article 4, (par. 2) du Protocole facultatif que l’État partie est tenu d’enquêter de bonne foi sur toutes les allégations de violations du Pacte portées contre lui et ses représentants et de transmettre au Comité les renseignements qu’il détient. En l’absence d’explications de la part de l’État partie à ce sujet, il convient d’accorder tout le crédit voulu aux allégations de l’auteure dès lors qu’elles sont suffisamment étayées.

8.4Le Comité note que l’auteure affirme que son fils, Lakhdar Bouzenia, a été arrêté par des gendarmes le 24 mai 1993, qu’il a disparu une première fois avant de disparaître une deuxième fois le 27 octobre 1993 lors de son transfert à la prison de Constantine. Il note en outre que, selon l’auteure, même s’il est fort probable que son fils ait été victime d’une exécution extrajudiciaire commise par les forces de sécurité lors de son transfert à la prison de Constantine, elle n’a jamais obtenu de confirmation de la part des autorités, ni aucune information sur les circonstances de son décès et le lieu de son inhumation. En tout état de cause, si Lakhdar Bouzenia n’a pas été exécuté lors de son transfert, il s’agit d’un cas de disparition forcée. Le Comité rappelle que le fait de priver une personne de liberté puis de refuser de reconnaître cette privation de liberté ou de dissimuler le sort réservé à la personne disparue revient à soustraire cette personne à la protection de la loi et fait peser sur sa vie un risque constant et grave, dont l’État est responsable. Le Comité constate que l’État partie n’a fourni aucun élément permettant de clarifier le sort de Lakhdar Bouzenia et susceptible de montrer qu’il s’est acquitté de son obligation de protéger sa vie. En conséquence, il conclut que l’État partie a failli à son obligation de protéger la vie de Lakhdar Bouzenia, en violation de l’article 6 (par. 1) du Pacte.

8.5Le Comité note que, selon l’auteure, son fils portait, lors de sa comparution devant le juge d’instruction du tribunal d’El-Milia à la mi-juin 1993, des marques visibles de tortures subies lors de sa détention au secret pendant un mois. En l’absence d’information de l’État partie permettant de réfuter cette affirmation, le Comité considère que le traitement infligé à Lakhdar Bouzenia par les forces de sécurité de l’État partie lors de sa première détention au secret constitue une violation de l’article 7 du Pacte. De plus, le Comité reconnaît le degré de souffrance qu’implique une détention sans contact avec le monde extérieur pendant une durée indéfinie. Il rappelle son observation générale no 20 (1992) sur l’interdiction de la torture et des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, dans laquelle il recommande aux États parties de prendre des dispositions pour interdire la détention au secret. Il note en l’espèce que Lakhdar Bouzenia a disparu une deuxième fois depuis le 27 octobre 1993. En l’absence d’explication satisfaisante de la part de l’État partie, le Comité considère que ces faits constituent également une violation de l’article 7 du Pacte à l’égard de Lakhdar Bouzenia.

8.6Le Comité prend acte de l’angoisse et de la détresse que la disparition et l’incertitude quant au sort de Lakhdar Bouzenia causent à l’auteure et à sa famille. Il considère donc que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 7 du Pacte à leur égard.

8.7En ce qui concerne les griefs de violation de l’article 9, le Comité note les allégations de l’auteure, qui affirme que Lakhdar Bouzenia a été arrêté le 24 mai 1993 par des gendarmes, sans mandat d’arrêt et vraisemblablement pour des raisons politiques liées à son appartenance au FIS. Ce n’est que lors de sa comparution devant le juge d’instruction auprès du tribunal d’El-Milia, après un mois de détention au secret, qu’il a été notifié des chefs d’inculpation portés à son encontre. Pendant cette détention au secret, il n’a pas pu en contester la légalité. Dans l’éventualité où il serait encore en vie, la violation de l’article 9 du Pacte perdure depuis l’extinction officielle par le tribunal de Constantine des poursuites judiciaires à son encontre le 17 novembre 1993. En l’absence d’explications satisfaisantes de la part de l’État partie au sujet des éventuelles garanties judiciaires accordées à Lakhdar Bouzenia dans le cadre de la procédure judiciaire contre lui et ultérieurement, le Comité conclut à une violation de l’article 9 à son égard.

8.8S’agissant du grief tiré de l’article 10 (par. 1), le Comité réaffirme que les personnes privées de liberté ne doivent pas subir de privations ou de contraintes autres que celles qui sont inhérentes à la privation de liberté, et qu’elles doivent être traitées avec humanité et dans le respect de leur dignité. Compte tenu de la détention au secret de Lakhdar Bouzenia pendant le mois qui a suivi son arrestation le 24 mai 1993, du traitement qui lui a été infligé au cours de cette période et de l’absence d’informations de la part de l’État partie sur ce qui est arrivé au fils de l’auteure à l’occasion de son transfert de la prison de Jijel le 27 octobre 1993, le Comité conclut à une violation de l’article 10 (par. 1) du Pacte.

8.9S’agissant du grief de violation de l’article 16, le Comité rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle le fait de soustraire intentionnellement une personne à la protection de la loi pour une période prolongée peut constituer un refus de reconnaissance de sa personnalité juridique, si la victime était entre les mains des autorités de l’État lors de sa dernière apparition et si les efforts de ses proches pour avoir accès à des recours potentiellement utiles, y compris devant les cours de justice, sont systématiquement empêchés. Dans le cas présent, le Comité note que l’État partie n’a fourni aucune explication sur ce qu’est devenu Lakhdar Bouzenia, malgré les multiples demandes que l’auteure lui a faites en ce sens. Le Comité en conclut que la disparition forcée de Lakhdar Bouzenia depuis plus de vingt ans a soustrait celui-ci à la protection de la loi et l’a privé de son droit à la reconnaissance de sa personnalité juridique, en violation de l’article 16 du Pacte.

8.10Au vu de ce qui précède, le Comité n’examinera pas séparément les griefs tirés de la violation de l’article 23 (par. 1) du Pacte.

8.11L’auteure invoque l’article 2 (par. 3) du Pacte, qui impose aux États parties l’obligation de garantir un recours utile à toute personne dont les droits reconnus dans le Pacte auraient été violés. Le Comité attache de l’importance à la mise en place par les États parties de mécanismes juridictionnels et administratifs appropriés pour examiner les plaintes faisant état de violations des droits. Il rappelle son observation générale no 31 (2004) sur la nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte, dans laquelle il indique notamment que le fait pour un État partie de ne pas mener d’enquête sur des violations présumées pourrait en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte. En l’espèce, malgré le fait que Lakhdar Bouzenia portait des marques visibles de mauvais traitements lors de sa comparution devant le juge d’instruction du tribunal d’El‑Milia, aucune enquête n’a été diligentée. De plus, sa famille a alerté les autorités compétentes de sa disparition lors de son transfert à la prison de Constantine, notamment les Procureurs des Tribunaux de Taher et d’El-Milia, mais toutes les démarches entreprises se sont révélées vaines. L’État partie n’a procédé à aucune enquête approfondie et rigoureuse sur la disparition du fils de l’auteure. En outre, l’impossibilité légale de recourir à une instance judiciaire depuis la promulgation de l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale continue de priver Lakhdar Bouzenia, l’auteure et sa famille de tout accès à un recours utile, puisque cette ordonnance interdit le recours à la justice pour faire la lumière sur les crimes les plus graves comme les disparitions forcées. Le Comité en conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 2 (par. 3) du Pacte, lu conjointement avec les articles 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1) et 16 à l’égard de Lakhdar Bouzenia, ainsi qu’une violation de l’article 2 (par. 3) du Pacte lu conjointement avec l’article 7 à l’égard de l’auteure et de sa famille.

9.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, constate que les faits dont il est saisi font apparaître des violations par l’État partie des articles 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1) et 16 du Pacte, ainsi que de l’article 2 (par. 3) lu conjointement avec les articles 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1) et 16 à l’égard de Lakhdar Bouzenia. Il constate en outre une violation de l’article 7 ainsi que de l’article 2 (par. 3) lu conjointement avec l’article 7 du Pacte à l’égard de l’auteure et de sa famille.

10.Conformément à l’article 2 (par. 3) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteure et à sa famille un recours utile, consistant notamment à: a) mener une enquête approfondie et rigoureuse sur la disparition de Lakhdar Bouzenia; b) fournir à l’auteure et à sa famille des informations détaillées quant aux résultats de cette enquête; c) libérer immédiatement Lakhdar Bouzenia s’il est toujours détenu au secret; d) dans l’éventualité où Lakhdar Bouzenia serait décédé, restituer sa dépouille à sa famille; e) poursuivre, juger et punir les responsables des violations commises; et f) indemniser de manière appropriée l’auteure pour les violations subies, ainsi que Lakhdar Bouzenia s’il est en vie. Nonobstant l’ordonnance no 06-01, l’État partie devrait également veiller à ne pas entraver le droit à un recours utile pour les victimes de crimes tels que la torture, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées. L’État partie est en outre tenu de prendre des mesures pour empêcher que des violations analogues ne se reproduisent à l’avenir.

11.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations et à les diffuser largement dans les langues officielles.