Nations Unies

CCPR/C/111/D/1964/2010

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

29 août 2014

Original: français

Comité des droits de l’homme

Communication no 1964/2010

Constatations adoptées par le Comité à sa 111e session(7-25 juillet 2014)

Communication présentée par:Khalifa Fedsi (représenté par Rachid Mesli, Alkarama for Human Rights)

Au nom de:Nasreddine Fedsi et Messaoud Fedsi (fils de l’auteur) et l’auteur

État partie:Algérie

Date de la communication:2 juillet 2010 (date de la lettre initiale)

Références:Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 10 août 2010 (non publiée sous forme de document)

Date de l’adoption des constatations:23 juillet 2014

Objet:Exécutions extrajudiciaires

Questions de fond:Droit à la vie, interdiction de la torture et des traitements cruels, inhumains et dégradants, et droit à un recours utile

Question de procédure:Épuisement des recours internes

Articles du Pacte:2 (par. 3), 6 (par. 1) et 7

Article du Protocole facultatif:5 (par. 2 b)

Annexe

Constatations du Comité des droits de l’homme au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (111e session)

concernant la

Communication no 1964/2010 *

Présentée par:Khalifa Fedsi (représenté par Rachid Mesli, Alkarama for Human Rights)

Au nom de:Nasreddine Fedsi et Messaoud Fedsi (fils de l’auteur) et l’auteur

État partie:Algérie

Date de la communication:2 juillet 2010 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 23 juillet 2014,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1964/2010 présentée par Khalifa Fedsi en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication, datée du 2 juillet 2010, est Khalifa Fedsi, qui fait valoir que ses deux fils, Nasreddine Fedsi et Messaoud Fedsi, sont victimes de violations par l’Algérie des articles 6 (par. 1) et 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. L’auteur se considère quant à lui victime de violations de l’article 2 (par. 3) lu conjointement avec les articles 6 (par. 1) et 7 du Pacte. Il est représenté par Me Rachid Mesli de l’organisation non gouvernementale Alkarama for Human Rights.

1.2Le 10 août 2010, le Comité, par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a décidé de ne pas accorder les mesures de protection sollicitées par l’auteur demandant à l’État partie de s’abstenir de prendre des mesures pénales, ou toute autre mesure, visant à punir ou à intimider l’auteur, ou tout autre membre de sa famille, en raison de la présente communication. Le 21 janvier 2011, le Comité, par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a décidé de ne pas séparer l’examen de la recevabilité de celui du fond de la communication.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Nasreddine Fedsi, fils de Khalifa Fedsi, est né le 23 septembre 1974 et résidait au village de Telata à Taher, wilaya de Jijel, où il exerçait diverses activités informelles. Messaoud Fedsi, son frère, est né le 1er mars 1977 et résidait également au village de Telata à Taher. Il était sans profession. Le 19 avril 1997 à six heures du matin, des agents des forces de sécurité combinées se sont rendus au domicile de la famille Fedsi et y ont arrêté Nasreddine Fedsi. Ils se sont ensuite rendus à un café proche du domicile où ils ont arrêté Messaoud Fedsi. Une demi-heure avant ces arrestations, l’auteur avait été arrêté par des agents circulant dans un véhicule de la daïra de Taher. Il avait été emmené jusqu’au niveau de la route de Telata-Taher où il avait été relâché. Il a cependant pu rejoindre son domicile à temps pour assister aux arrestations successives de ses deux fils.

2.2 D’après les informations recueillies par l’auteur et sa femme auprès de témoins qui ont assisté aux exécutions, les agents des forces de sécurité ont emmené les deux fils de l’auteur dans une forêt située à proximité du domicile familial où ils les ont exécutés. L’agent qui a exécuté les deux fils de l’auteur est identifié comme F. M., un officiel haut placé de l’administration territoriale. Le lendemain de l’exécution, l’auteur et sa femme se sont rendus sur place et ont pu récupérer les dépouilles de leurs fils qui avaient été laissées dans la forêt. Ils ont constaté qu’elles portaient de nombreux impacts de balles. Selon des témoins, plusieurs agents des forces de sécurité et officiels de l’administration locale ont participé à l’arrestation et à l’exécution de Nasreddine et Messaoud Fedsi, notamment le chef de brigade de la gendarmerie nationale de Taher, le commissaire de police de Taher, le chef de la daïra de Taher (F. M.), et un membre de la milice locale de Boucherka-Taher (F. B). Des véhicules officiels de gendarmerie et de police ainsi que le véhicule de la daïra de Taher ont été vus par des témoins à la fois sur les lieux de l’arrestation des deux fils de l’auteur et ceux de leur exécution sommaire. Dans les attestations de décès établies le 4 septembre 2006 par les autorités algériennes, il était indiqué que les deux frères étaient «décédés dans les rangs des groupes terroristes».

2.3 L’auteur s’est rendu à la brigade de gendarmerie nationale de Boucherka-Taher pour déposer plainte contre les agents présumés responsables de la mort de ses fils, mais aucune suite n’a été donnée. L’auteur s’est également rendu à plusieurs reprises au bureau du procureur de la République auprès du tribunal de Taher. L’autorité judiciaire a ordonné l’inscription des décès sur les registres de l’état civil, sans demander l’ouverture d’une enquête ou la poursuite des responsables. Suite à cela, le chef de la brigade de gendarmerie de Boucherka-Taher, qui aurait participé à l’exécution, a menacé l’auteur en lui disant qu’il subirait le même sort que ses fils s’il persistait dans ses démarches.

Teneur de la plainte

3.1 L’auteur soutient que l’État partie a violé les articles 2 (par. 3), 6 (par. 1) et 7 du Pacte s’agissant de Nasreddine et Messaoud Fedsi ainsi que l’article 2 (par. 3) lu conjointement avec les articles 6 (par. 1) et 7 du Pacte pour l’auteur et sa famille.

3.2 L’auteur invoque une violation du droit à la vie de ses deux fils suite à leur exécution sommaire perpétrée de façon délibérée par des agents de l’État relevant de la plus haute autorité de l’administration locale. Il rappelle que le droit à la vie garanti par l’article 6 (par. 1) est un droit inaliénable auquel, conformément à l’article 4 (par. 2) du Pacte, aucune dérogation n’est autorisée. Il note que l’exécution sommaire de ses fils s’inscrit dans le cadre d’une pratique systématique et généralisée de violations des droits de l’homme par les autorités algériennes au cours de la crise interne traversée par l’Algérie dans les années 1990, suite à la décision du commandement militaire du 11 janvier 1992 d’annuler les élections législatives remportées au premier tour par le Front islamique du salut (FIS). Si, dans un premier temps, les forces de sécurité algériennes visaient principalement les membres du FIS, dès 1993, elles se sont attaquées de manière croissante aux civils, et, à partir de 1996, des massacres à grande échelle ont eu lieu. La pratique d’exécutions sommaires par des agents de l’État s’est alors généralisée jusqu’à remplacer les arrestations; elles furent également utilisées comme moyen de punition. L’auteur rappelle que si, dans les années 2000, le Gouvernement algérien a été contraint par la ténacité des familles des victimes d’accepter l’existence de la question des disparitions forcées, il n’a pas encore été obligé de répondre aux allégations concernant des cas précis d’exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, comme dans le cas présent. Selon l’auteur, les exécutions sommaires de ses fils constituent donc non seulement une violation de l’article 6 (par. 1) du Pacte mais également un crime contre l’humanité.

3.3L’auteur soutient également que ses deux fils ont été victimes d’une violation de leur droit à ne pas être soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, conformément à l’article 7 du Pacte, puisque durant la période allant de leur arrestation jusqu’à leur exécution, ils ne pouvaient ignorer le sort qui allait être le leur. Selon l’auteur, l’angoisse et la souffrance ainsi générées, constitueraient une violation de cette disposition du Pacte.

3.4 L’auteur allègue une violation de l’article 2 (par. 3) en conjonction avec les articles 6 (par. 1) et 7 du Pacte pour lui-même ainsi que ses deux fils. Il rappelle qu’aucune enquête n’a été menée par les autorités algériennes pour faire la lumière sur ces exécutions, malgré la plainte déposée par l’auteur auprès de la gendarmerie nationale de Boucherka-Taher et ses multiples démarches auprès du procureur de la République de Taher afin de l’informer des faits et tenter d’obtenir l’ouverture d’une enquête. Selon l’auteur, les autorités algériennes ont manqué à leurs obligations internationales ainsi qu’à celles prévues par la législation interne d’enquêter sur les allégations de violations graves de droits de l’homme. En ce sens, l’auteur rappelle qu’il a suspendu ses démarches suite aux menaces dont il a été victime, mais que l’article 63 du Code de procédure pénale algérien prévoit que lorsque les officiers de police judiciaire ont connaissance d’une infraction, ils doivent procéder à une enquête préliminaire, soit d’office, soit sur instruction du procureur de la République. L’auteur rappelle également les constatations du Comité selon lesquelles i) l’État partie a l’obligation de mener des enquêtes sur des violations alléguées des droits de l’homme, tout particulièrement lorsqu’il s’agit de disparitions forcées ou d’exécutions extrajudiciaires; ii) lorsque l’État partie ne diligente pas des enquêtes sur des allégations de violations de droits de l’homme, cela peut être constitutif d’une violation distincte de l’article 2 (par. 3) du Pacte.

3.5Enfin, l’auteur explique que tous ses recours auprès des autorités militaires et judiciaires se sont révélés inutiles et inefficaces, et que, depuis la promulgation le 27 février 2006 de l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, plus aucun recours n’est disponible. Cette Charte interdit, sous peine de poursuites pénales, le recours à la justice, à titre individuel ou collectif, à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité de la République, pour des actions menées en vue de la protection des personnes et de biens, de la sauvegarde de la nation et de la préservation des institutions de la République algérienne. L’auteur se réfère à la jurisprudence du Comité qui exige seulement que l’auteur ait épuisé les recours internes qui sont efficaces, utiles et disponibles pour que sa communication puisse être considérée recevable par le Comité. En l’espèce, l’auteur estime qu’en l’absence de recours utile, efficace et disponible sur le plan interne, il n’est pas tenu de prendre le risque de s’exposer à des poursuites pénales et que le Comité peut déclarer sa plainte recevable.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans une note du 11 janvier 2011, l’État partie conteste la recevabilité de la présente communication. Il considère que, comme pour les communications antérieures qui portaient sur des cas de disparitions forcées imputés à des agents publics dans les années 1993-1998, la présente communication doit être examinée «selon une approche globale» et non individuelle et doit donc être déclarée irrecevable. L’État partie rappelle que la période en question est couverte par le dispositif de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. Il estime que la considération de ces cas sur une base individuelle ne permet pas de replacer les faits dans le contexte sociopolitique et sécuritaire du pays pendant cette période de crise, qui était marquée par une grave propagation du terrorisme à la suite d’appels à la désobéissance civile, à la violence subversive et à l’action terroriste armée contre l’État républicain, ses institutions constitutionnelles et ses symboles. Il soutient qu’il ne s’agissait pas d’une guerre civile puisqu’une multitude de groupes armés adossés à l’intégrisme religieux ont émergé, pratiquant le pseudo-jihad et terrorisant la population civile, y compris à travers leur dérive vers le racket, la rapine, les viols et massacres collectifs. C’est dans ce contexte que le 13 février 1992, le Gouvernement algérien a notifié la proclamation de l’état d’urgence au Secrétariat des Nations Unies, conformément à l’article 4 (par. 3) du Pacte.

4.2L’État partie souligne que durant cette période, des attentats quasi quotidiens étaient commis par des groupes armés, ce qui a entraîné une diminution des capacités des pouvoirs publics de maîtriser la situation sécuritaire. Dans certaines zones, les civils avaient parfois du mal à faire la distinction entre les opérations de lutte antiterroriste et de maintien de l’ordre menées par les forces armées et les services de sécurité, et les attentats et les exactions commis par des groupes terroristes. D’après l’État partie, les violations des droits fondamentaux alléguées dans la présente communication doivent être considérées dans ce contexte global.

4.3L’État partie affirme que la Charte pour la paix et la réconciliation nationale constitue le mécanisme national interne de sortie de crise. Elle a été approuvée par le peuple souverain lors d’un référendum afin de rétablir la paix et la cohésion sociale, et de cicatriser les blessures subies par les populations civiles du fait du terrorisme, en conformité avec les buts et principes de l’Organisation des Nations Unies. L’État partie affirme qu’en vertu du principe d’inaliénabilité de la paix, le Comité devrait accompagner et consolider cette paix et favoriser la réconciliation nationale pour qu’à terme se renforcent les capacités de l’état de droit.

4.4L’État partie souligne ensuite la nature, les fondements et le contenu de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale et de ses textes d’application. Dans cet effort de réconciliation nationale, l’ordonnance d’application de la Charte prévoit des mesures d’ordre juridique emportant extinction de l’action publique et commutation ou remise de peine pour toute personne coupable d’actes de terrorisme ou bénéficiant des dispositions relatives à la discorde civile, à l’exception de celles ayant commis, comme auteurs ou complices, des actes de massacre collectif, des viols ou des attentats à l’explosif dans des lieux publics. Cette ordonnance prévoit également une procédure de déclaration judiciaire de décès qui ouvre droit à une indemnisation des ayants droit des disparus en qualité de victimes de la «tragédie nationale». En outre, des mesures d’ordre socioéconomique ont été mises en place, parmi lesquelles des aides à la réinsertion professionnelle et le versement d’indemnités à toutes les personnes ayant la qualité de victimes de la «tragédie nationale». Enfin, l’ordonnance prévoit des mesures politiques telles que l’interdiction d’exercer une activité politique à toute personne ayant contribué à la «tragédie nationale» en instrumentalisant la religion dans le passé. Elle dispose également qu’aucune poursuite ne peut être engagée, à titre individuel ou collectif, à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité de la République, toutes composantes confondues, pour des actions menées en vue de la protection des personnes et des biens, de la sauvegarde de la nation et de la préservation des institutions de la République. L’État partie insiste sur le fait que la proclamation de la Charte s’inscrit dans une volonté d’éviter les confrontations judiciaires, les déballages médiatiques et les règlements de compte politiques. La réconciliation nationale au sens de la Charte, n’est ni un processus individuel, ni une excuse pour le pardon dans l’oubli et l’impunité, mais une réponse démocratique d’ensemble. L’État partie considère, dès lors, que les faits allégués par l’auteur sont couverts par le mécanisme interne global de règlement induit par le dispositif de la Charte.

4.5L’État partie fait également valoir que tous les recours internes n’ont pas été épuisés par l’auteur et que la communication est donc irrecevable. Il insiste sur l’importance de faire une distinction entre les démarches auprès d’autorités politiques ou administratives, les recours non contentieux devant des organes consultatifs ou de médiation, et les recours contentieux exercés devant les diverses juridictions compétentes. L’État partie fait remarquer qu’il ressort de la plainte de l’auteur que celui-ci a adressé des lettres à des autorités politiques ou administratives, saisi des organes consultatifs ou de médiation et transmis une requête à des représentants du parquet (procureurs généraux ou procureurs de la République) sans avoir, à proprement parler, engagé une procédure de recours judiciaire et l’avoir menée jusqu’à son terme. Parmi toutes ces autorités, seuls les représentants du ministère public sont habilités par la loi à ouvrir une enquête préliminaire et à saisir le juge d’instruction pour instruire une affaire dans le cadre d’une information judiciaire. Dans le système judiciaire algérien, le procureur de la République reçoit les plaintes et, le cas échéant, met en mouvement l’action publique. Cependant, pour protéger les droits de la victime ou de ses ayants droit, le Code de procédure pénale autorise ces derniers à agir par voie de plainte avec constitution de partie civile directement devant le juge d’instruction. Cette option permet à la victime ou ses ayants droits de pallier la carence ou l’inaction du ministère public en mettant en mouvement l’action publique, même dans le cas où le représentant du parquet a décidé de classer l’affaire ou de ne pas donner suite à une plainte. Dans ce cas, c’est la victime et non le procureur qui met en mouvement l’action publique en saisissant le juge d’instruction, qui est alors tenu d’enquêter sur les faits contenus dans la plainte. L’État partie note que ce recours prévu par les articles 72 et 73 du Code de procédure pénale n’a pas été utilisé par l’auteur alors qu’il est simple, rapide et très utilisé par les victimes se plaignant d’agissements délictueux.

4.6L’État partie souligne que l’auteur ne peut invoquer l’ordonnance no 06-01 du 27 février 2006 et ses textes d’application pour s’exonérer de n’avoir pas engagé les procédures judiciaires disponibles. L’État partie rappelle la jurisprudence du Comité selon laquelle la croyance ou la présomption subjective d’une personne quant au caractère vain d’un recours ne la dispense pas d’épuiser tous les recours internes.

4.7L’État partie demande au Comité de tenir compte du contexte sociopolitique et sécuritaire dans lequel s’inscrivent les faits et les situations décrits par l’auteur, de conclure que l’auteur n’a pas épuisé tous les recours internes, de reconnaître que les autorités de l’État partie ont mis en œuvre un mécanisme interne de traitement et de règlement global des cas visés par les communications en cause selon un dispositif de paix et de réconciliation nationale conforme aux principes de la Charte des Nations Unies et des pactes et conventions subséquents, de déclarer la communication irrecevable et de renvoyer l’auteur à mieux se pourvoir.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Le 19 mars 2012, l’auteur a soumis des commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité de la communication.

5.2L’auteur se réfère à la prétention de l’État partie selon laquelle le Comité ne pourrait connaître des communications individuelles concernant des cas de violations graves des droits de l’homme telles que les cas d’atteintes au droit à la vie, puisque celles-ci devraient être traitées dans un cadre global, une approche individuelle ne restituant pas le contexte sociopolitique sécuritaire dans lesquels les faits se sont produits. L’auteur note qu’il n’appartient pas à l’État partie de déterminer, selon ses propres critères, quelles sont les situations particulières relevant de la compétence du Comité. Il rappelle que l’État partie a accepté la compétence du Comité pour examiner des communications émanant de particuliers et que seul le Comité peut déterminer quelles sont les communications recevables en vertu du Pacte et du Protocole facultatif.

5.3L’auteur souligne que l’État partie ne peut pas se prévaloir de la proclamation de l’état d’urgence du 9 février 1992 pour contester la recevabilité de la présente communication. L’article 4 du Pacte permet à l’État partie de déroger à certaines dispositions du Pacte pendant l’état d’urgence, mais cela n’affecte pas l’exercice des droits découlant du Protocole facultatif.

5.4L’auteur réfute par ailleurs l’argument de l’État partie selon lequel les recours internes n’auraient pas été épuisés en raison de l’absence du dépôt de plainte avec constitution de partie civile auprès du juge d’instruction tel que prévu par le Code de procédure pénale algérien. À ce titre, il rappelle que cette procédure est soumise, sous peine d’irrecevabilité, au paiement d’une caution pour les «frais de procédure» dont le montant est fixé arbitrairement par le juge d’instruction, ce qui rend cette procédure dissuasive pour les justiciables, qui n’ont par ailleurs aucune garantie qu’elle aboutisse réellement à des poursuites. L’auteur souligne qu’en matière de crimes, le parquet est légalement tenu d’ouvrir une enquête dès qu’il a connaissance des faits, même en l’absence de plainte de la partie civile. Dans le cas présent, l’auteur a déposé une plainte contre l’auteur présumé de l’exécution de ses deux fils auprès de la gendarmerie et il s’est adressé directement aux autorités judiciaires. Cependant, aucune enquête n’a été diligentée et aucune suite n’a été donnée à la plainte de l’auteur. De fait, toute voie de recours s’est révélée indisponible en raison du refus du parquet d’enquêter sur une affaire impliquant des agents de l’État.

5.5L’auteur rappelle la jurisprudence du Comité selon laquelle le dépôt d’une plainte avec constitution de partie civile n’est pas une condition nécessaire pour épuiser les voies de recours interne dans les cas d’allégations de violations graves des droits de l’homme, comme en l’espèce des exécutions sommaires. Il cite la jurisprudence du Comité qui avait déclaré que «l’État partie a non seulement le devoir de mener des enquêtes approfondies sur les violations supposées des droits de l’homme, en particulier lorsqu’il s’agit de disparitions forcées et d’atteintes au droit à la vie, mais aussi d’engager des poursuites pénales contre quiconque est présumé responsable de ces violations, de procéder au jugement et de prononcer une peine. La constitution de partie civile pour des infractions aussi graves que celles alléguées en l’espèce ne saurait remplacer des poursuites qui devraient être engagées par le procureur de la République lui-même».

5.6Enfin, l’auteur rappelle que l’ordonnance no 06-01 du 27 février 2006 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale a mis un terme définitif à toute possibilité d’action civile ou pénale devant les juridictions algériennes pour tous les crimes commis par les forces de sécurité durant la guerre civile. Il note que les organes conventionnels ont considéré que cette législation promeut l’impunité, constitue une atteinte au droit à un recours utile et qu’elle n’est pas compatible avec les dispositions du Pacte.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Le Comité rappelle tout d’abord que la décision du Rapporteur spécial de ne pas séparer la recevabilité du fond (voir par. 1.2) n’exclut pas la possibilité d’un examen séparé des deux questions par le Comité. Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité note que, selon l’État partie, l’auteur n’aurait pas épuisé les recours internes puisque il n’a pas saisi le juge d’instruction en se constituant partie civile en vertu des articles 72 et 73 du Code de procédure pénale. Le Comité note en outre que, selon l’État partie, l’auteur a adressé des lettres à des autorités politiques ou administratives et transmis une requête à des représentants du parquet (procureur de la République) sans avoir, à proprement parler, engagé une procédure de recours judiciaire et l’avoir menée jusqu’à son terme par l’exercice de l’ensemble des voies de recours disponibles en appel et en cassation. Le Comité note également l’argument de l’auteur selon lequel il a porté plainte auprès de la gendarmerie nationale et a contacté le procureur du tribunal de Taher. À aucun moment ces autorités n’ont diligenté d’enquête sur les violations alléguées. Le Comité note enfin que, selon l’auteur, l’article 46 de l’ordonnance no 06-01 punit toute personne qui introduirait une plainte au sujet des actions visées à l’article 45 de l’ordonnance.

6.4Le Comité rappelle que l’État partie a non seulement le devoir de mener des enquêtes approfondies sur les violations supposées des droits de l’homme portées à la connaissance de ses autorités, en particulier lorsqu’il s’agit d’atteintes au droit à la vie, mais aussi de poursuivre quiconque est présumé responsable de ces violations, de procéder au jugement et de prononcer une peine. L’auteur a alerté à plusieurs reprises les autorités compétentes de l’exécution de ses deux fils, mais l’État partie n’a procédé à aucune enquête approfondie et rigoureuse sur ces crimes alors qu’il s’agissait d’allégations graves d’exécutions extrajudiciaires. En outre, l’État partie n’a pas apporté d’éléments permettant de conclure qu’un recours efficace est disponible, l’ordonnance no 06-01 continuant d’être appliquée. Rappelant sa jurisprudence, le Comité réaffirme que la constitution de partie civile pour des infractions aussi graves que celles alléguées en l’espèce ne saurait remplacer des poursuites qui devraient être engagées par le procureur de la République lui-même. En outre, étant donné le caractère imprécis du texte des articles 45 et 46 de l’ordonnance, et en l’absence d’informations concluantes de l’État partie concernant leur interprétation et leur application dans la pratique, les craintes exprimées par l’auteur quant à l’efficacité de l’introduction d’une plainte sont raisonnables. Le Comité conclut que le paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne fait pas obstacle à la recevabilité de la communication.

6.5Le Comité considère que l’auteur a suffisamment étayé ses allégations dans la mesure où celles-ci soulèvent des questions au regard des articles 6 (par. 1) et 7 du Pacte à l’égard de ses deux fils et du paragraphe 2 (par. 3) lu conjointement avec les articles 6 (par. 1) et 7 du Pacte à l’égard de l’auteur, et procède donc à l’examen de la communication sur le fond.

Examen au fond

7.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations soumises par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

7.2L’État partie a soumis des observations collectives et générales sur les allégations graves de l’auteur. Il s’est contenté de maintenir que les communications mettant en cause la responsabilité d’agents de l’État ou de personnes agissant sous l’autorité des pouvoirs publics dans la survenance de cas d’exécutions extrajudiciaires de 1993 à 1998 doivent être examinées dans le contexte de la situation sociopolitique et des conditions de sécurité dans le pays, à une période où le Gouvernement s’employait à lutter contre le terrorisme. Le Comité renvoie à sa jurisprudence et rappelle que l’État partie ne saurait opposer les dispositions de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale à des personnes qui invoquent les dispositions du Pacte ou qui ont soumis ou pourraient soumettre des communications au Comité. Le Pacte exige que l’État partie se soucie du sort de chaque personne et qu’il traite chaque personne avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine. En l’absence des modifications recommandées par le Comité, l’ordonnance no 06‑01 contribue, dans le cas présent, à l’impunité et ne peut donc, en l’état, être jugée compatible avec les dispositions du Pacte.

7.3Le Comité note que l’État partie n’a pas répondu aux allégations de l’auteur sur le fond. Il rappelle sa jurisprudence selon laquelle la charge de la preuve ne doit pas incomber uniquement à l’auteur d’une communication, d’autant plus que celui-ci et l’État partie n’ont pas toujours un accès égal aux éléments de preuve et que souvent seul l’État partie dispose des renseignements nécessaires. Il ressort de l’article 4 (par. 2) du Protocole facultatif que l’État partie est tenu d’enquêter de bonne foi sur toutes les allégations de violations du Pacte portées contre lui et ses représentants et de transmettre au Comité les renseignements qu’il détient. En l’absence d’explications de l’État partie à ce sujet, il convient d’accorder tout le crédit voulu aux allégations de l’auteur dès lors qu’elles sont suffisamment étayées.

7.4Le Comité note que, selon l’auteur, ses deux fils Nasreddine et Messaoud Fedsi ont été arrêtés le 19 avril 1997 vers six heures du matin par des agents des forces de sécurité combinées, et que l’auteur lui-même a assisté à leurs arrestations respectives. L’auteur affirme également que ses deux fils ont été victimes d’exécutions sommaires peu après leur arrestation dans une forêt voisine où leurs dépouilles, criblées de balles, ont été retrouvées le lendemain par l’auteur et sa femme. Le Comité constate que l’État partie n’a fourni aucun élément permettant de réfuter cette allégation. En conséquence, le Comité conclut que l’État partie a violé l’article 6 (par. 1) du Pacte à l’égard de Nasreddine et Messaoud Fedsi.

7.5L’auteur invoque l’article 2 (par. 3) du Pacte, qui impose aux États parties l’obligation de garantir un recours utile à toute personne dont les droits reconnus par le Pacte auraient été violés. Le Comité attache de l’importance à la mise en place par les États parties de mécanismes juridictionnels et administratifs appropriés pour examiner les plaintes faisant état de violations des droits. Il rappelle son observation générale no 31 (2004) sur la nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte dans laquelle il indique notamment que le fait pour un État partie de ne pas mener d’enquête sur des violations présumées pourrait en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte. En l’espèce, l’auteur a porté plainte et a alerté les autorités compétentes de l’exécution de ses fils, notamment la gendarmerie nationale et le procureur du tribunal de Taher, mais toutes les démarches entreprises se sont révélées vaines et l’État partie n’a procédé à aucune enquête approfondie et rigoureuse sur ces exécutions. En outre, l’impossibilité légale de recourir à une instance judiciaire depuis la promulgation de l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale continue de priver l’auteur et sa famille de tout accès à un recours utile, puisque cette ordonnance interdit le recours à la justice pour faire la lumière sur les crimes les plus graves comme les exécutions extrajudiciaires. Le Comité en conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 2 (par. 3) du Pacte lu conjointement avec l’article 6 (par. 1) à l’égard de l’auteur.

7.6Au vu de ce qui précède, le Comité n’examinera pas séparément les griefs tirés de la violation de l’article 7 lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte.

8.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, constate que les faits dont il est saisi font apparaître des violations par l’État partie de l’article 6 (par. 1) à l’égard de Nasreddine et Messaoud Fedsi, ainsi que de l’article 2 (par. 3) lu conjointement avec l’article 6 (par. 1) à l’égard de l’auteur puisque celui-ci n’a pas pu disposer de recours utile par rapport aux décès de ses fils.

9.Conformément à l’article 2 (par. 3) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur et à sa famille un recours utile, consistant notamment à: a) mener une enquête approfondie et rigoureuse sur les exécutions de Nasreddine et Messaoud Fedsi; b) fournir à l’auteur et à sa famille des informations détaillées quant aux résultats de cette enquête; c) poursuivre, juger et punir les responsables des violations commises; et d) indemniser de manière appropriée l’auteur pour les violations subies. Nonobstant l’ordonnance no 06-01, l’État partie devrait veiller à ne pas entraver le droit à un recours utile pour les victimes de crimes tels que la torture, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées. L’État partie est en outre tenu de prendre des mesures pour empêcher que des violations analogues ne se reproduisent à l’avenir.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations et à les diffuser largement dans les langues officielles.