Nations Unies

CCPR/C/111/D/1974/2010

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

27 août 2014

Original: français

Comité des droits de l’homme

Communication no 1974/2010

Constatations adoptées par le Comité à sa 111e session(7-25 juillet 2014)

Communication présentée par:Saïd Bousseloub (représenté par Rachid Mesli, Alkarama for Human Rights)

Au nom de:Nedjma Bouzaout (épouse de l’auteur) et l’auteur

État partie:Algérie

Date de la communication:30 juillet 2010 (date de la lettre initiale)

Références:Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 14 septembre 2010 (non publiée sous forme de document)

Date de l’adoption des constatations:23 juillet 2014

Objet:Exécution arbitraire

Questions de fond:Droit à la vie, interdiction de la torture et des traitements cruels et inhumains, droit à un recours utile

Question de procédure:Épuisement des recours internes

Articles du Pacte:2 (par. 3), 6 (par. 1) et 7

Article du Protocole facultatif:5 (par. 2 b)

Annexe

Constatations du Comité des droits de l’homme au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (111e session)

concernant la

Communication no 1974/2010*

Présentée par:Saïd Bousseloub (représenté par Rachid Mesli, Alkarama for Human Rights)

Au nom de:Nedjma Bouzaout (épouse de l’auteur) et l’auteur

État partie:Algérie

Date de la communication:30 juillet 2010 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 23 juillet 2014,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1974/2010 présentée par Saïd Bousseloub, en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication datée du 30 juillet 2010 est Saïd Bousseloub, né le 20 décembre 1944 et résidant à Oudjana, wilaya de Jijel, en Algérie. Il fait valoir que sa femme, Nedjma Bouzaout, aurait été victime d’une violation par l’État partie de l’article 6 (par. 1) du Pacte. L’auteur fait également valoir, qu’il est lui-même victime d’une violation de l’article 7 du Pacte et de l’article 2 (par. 3) lu conjointement avec les articles 6 (par. 1) et 7 du Pacte. Il est représenté par Me Rachid Mesli de l’organisation non gouvernementale Alkarama for Human Rights.

1.2Le 14 septembre 2010, le Comité, par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a décidé de ne pas accorder les mesures de protection sollicitées par l’auteur demandant à l’État partie de s’abstenir de prendre des mesures pénales, ou toute autre mesure, visant à punir ou à intimider l’auteur, ou tout autre membre de sa famille, en raison de la présente communication. Le 21 janvier 2011, le Comité, par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a décidé de ne pas séparer l’examen de la recevabilité de celui du fond de la communication.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 25 janvier 1996, des membres d’un groupe armé non identifié ont assassiné trois femmes près du village d’Oudjana et blessé une quatrième. Ces victimes étaient les épouses de membres de la milice et de la garde communale locale. Le lendemain, le 26 janvier 1996 vers 7 heures du matin, des agents de la garde communale d’Oudjana, accompagnés de militaires de la caserne d’Oudjana, ont encerclé les domiciles de deux familles ayant un membre réfugié dans le maquis, dont la famille Bousseloub. Les agents de la force communale ont pris d’assaut le domicile de la famille Bousseloub en tirant avec des armes à feu sur la façade de la maison. Nedjma Bouzaout a alors ouvert la porte et un des agents (R. B.) lui a tiré dessus à bout portant. Elle est décédée immédiatement.

2.2Au cours de la descente de la force communale du 26 janvier 1996 et après que Nedjma Bouzaout a été tuée, un autre agent de la garde communale (A. S.) est entré dans le domicile de la famille Bousseloub et a frappé et blessé l’auteur. Les agents de la force communale ont alors emmené l’auteur ainsi que deux autres habitants du village, M. B. et A. B., pour les remettre aux gendarmes de Boucherka-Taher. L’auteur affirme que durant le trajet entre son domicile et la gendarmerie, les trois hommes ont été frappés à coup de crosse d’armes. Ils sont restés trois jours à la gendarmerie au cours desquels ils ont été sévèrement torturés avant d’être relâchés.

2.3Selon l’auteur, au cours de cette opération, une femme et sa fille de 6 ans auraient également été tuées par les agents de la force communale. Cependant, lors du journal du soir sur la chaîne de télévision nationale, il était fait état de l’assassinat de sept femmes d’Oudjana par des terroristes, sans que mention ne soit faite de l’opération menée par les forces de l’ordre. Le lendemain, le certificat de décès de Nedjma Bouzaout était établi par le médecin de Taher, dans lequel il était uniquement fait état d’une mort violente. Dans la fiche de constat établie le 30 août 1999 par la gendarmerie nationale de Taher sur la base du procès-verbal de la gendarmerie de Boucherka-Taher daté du 27 janvier 1996, il est indiqué que Nedjma Bouzaout a été assassinée par des membres d’un groupe terroriste armé.

2.4Suite au décès de Nedjma Bouzaout, une instruction a été ouverte par le tribunal de Taher et l’auteur a été convoqué pour être entendu par le juge d’instruction. Le juge d’instruction lui a reproché d’accuser à tort les forces de sécurité et il a refusé de consigner les déclarations de l’auteur. Celui-ci déclare ignorer les suites qui ont été données à cette instruction puisqu’il a été exclu de la procédure et n’a plus jamais été contacté à cet égard, ni par le juge d’instruction, ni par le parquet. Le climat de peur régnant dans la région l’a d’ailleurs dissuadé de déposer plainte contre les membres de la garde communale puisque ceux-ci avaient droit de vie ou de mort sur tous les habitants de la région. Ce n’est que lorsque la situation sécuritaire globale s’est améliorée en 2001 que l’auteur a osé reprendre ses démarches afin d’obtenir justice. Le 26 novembre 2001, il a déposé plainte contre les auteurs de l’assassinat de sa femme en saisissant le parquet général de Jijel. Aucune suite n’a cependant été donnée à cette démarche.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur soutient que l’État partie a violé l’article 6 (par. 1) du Pacte à l’égard de son épouse, Nedjma Bouzaout, ainsi que les articles 7 et 2 (par. 3) du Pacte à son égard.

3.2L’auteur considère que le décès de son épouse, dont il a été témoin, est directement imputable aux agents de l’État qui lui ont tiré dessus à bout portant dans le cadre de la descente des agents de la garde communale au domicile familial le 26 janvier 1996. Il rappelle que, selon l’article 4 (par. 2) du Pacte, le droit à la vie est un droit inaliénable auquel aucune dérogation n’est autorisée, même lorsqu’un danger public exceptionnel menace l’existence de la nation. L’auteur considère que l’atteinte au droit à la vie dont a été victime Nedjma Bouzaout est d’autant plus inacceptable qu’elle résulte d’une action délibérée des forces de l’ordre et qu’aucune enquête n’a ensuite été menée pour faire la lumière sur cet événement. L’auteur qualifie le décès de son épouse d’exécution sommaire qui a eu lieu dans le cadre d’une pratique systématique et généralisée, constituant ainsi une atteinte au droit à la vie au sens de l’article 6 (par. 1) du Pacte, mais également un crime contre l’humanité. L’auteur cite en ce sens le paragraphe 18 de l’observation générale no 31 (2004) du Comité sur la nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte.

3.3L’auteur considère avoir été victime d’une violation de l’article 7 du Pacte en raison des violences physiques (coups de crosse) qu’il a subies à l’occasion de son arrestation par les membres de la force communale et des actes de torture subis durant ses trois jours de détention à la gendarmerie de Taher. L’auteur rappelle à cet égard que le Comité contre la torture a reconnu la recrudescence de la torture en Algérie à partir de 1991. Il considère qu’à la date à laquelle il a été détenu, la gendarmerie nationale pratiquait des actes de torture de manière systématique lors des détentions.

3.4L’auteur souligne que l’État partie a manqué à son obligation de clarifier et de régler le cas particulier de violation des droits de l’homme dont l’auteur est victime. En n’initiant aucune enquête sur l’exécution de Nedjma Bouzaout, les autorités algériennes n’ont pas respecté leur obligation de garantir l’accès à des voies de recours effectives à toute personne alléguant une violation de l’un de ses droits, pourtant garanti par l’article 2 paragraphe 3 du Pacte. L’auteur rappelle que, selon le Comité, ne pas se conformer à l’obligation de diligenter des enquêtes sur des allégations de violations de droits de l’homme pourrait être constitutif d’une violation distincte du Pacte.

3.5L’auteur souligne que depuis février 2006, date de promulgation de l’ordonnance n° 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, il est interdit de poursuivre des personnes appartenant aux forces de défense et de sécurité algériennes. L’auteur rappelle que la Comité a déclaré que cette ordonnance semblait promouvoir l’impunité et porter atteinte au droit à un recours utile. L’auteur maintient qu’il s’est trouvé dans l’incapacité de faire valoir son droit à un recours utile et l’État partie a failli à son obligation de lui garantir un tel droit en violation de l’article 2 (par. 3) du Pacte.

3.6Pour ce qui est de la recevabilité de sa communication, l’auteur souligne qu’il a tenté tous les recours possibles, lesquels se sont tous révélés inefficaces. Il a saisi l’autorité judiciaire compétente au sujet de l’exécution de son épouse mais la justice n’a pas initié d’enquête, malgré le fait que l’article 63 du Code de procédure pénale prévoit que «[l]orsqu’ils ont connaissance d’une infraction, les officiers de police judiciaire […], soit sur les instructions du procureur de la République, soit d’office, procèdent à des enquêtes préliminaires». L’auteur note qu’il a bien été entendu par le juge d’instruction du tribunal de Taher au sujet des faits dont il avait été témoin, mais que le juge a refusé de consigner son témoignage impliquant les agents des forces de sécurité. Il note également que le constat de décès ayant établi une mort violente aurait dû entraîner la saisine automatique du parquet qui se devait de pratiquer une autopsie et de requérir l’ouverture d’une enquête. L’auteur n’a jamais su si une suite avait été donnée à cette procédure. L’auteur explique qu’il n’avait alors pas insisté pour poursuivre la procédure et connaître les suites données par le parquet, ou pour exercer un éventuel recours contre la décision de non-lieu ou de classement, en raison du climat de terreur et de l’impunité existant dans la région, mais aussi en raison de la complicité évidente entre la justice et les auteurs du crime.

3.7En 2001, lorsque la situation sécuritaire s’est améliorée, l’auteur a déposé une plainte formelle devant le parquet général de Jijel, qui a décidé de ne pas requérir l’ouverture d’une enquête judiciaire et n’a pas non plus informé l’auteur des suites données à l’enquête initiée en 1996 sur la base du procès-verbal de la gendarmerie du 27 janvier 1996. L’auteur estime donc avoir épuisé les recours internes qui se sont tous révélés inefficaces et inutiles. Il rappelle enfin que l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale rend tous les recours internes indisponibles; il considère donc que la communication est recevable par le Comité.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans une note du 11 janvier 2011, l’État partie conteste la recevabilité de la présente communication. Il considère que, comme pour les communications antérieures qui portaient sur des cas de disparitions forcées imputés à des agents publics dans les années 1993-1998, la présente communication doit être examinée «selon une approche globale» et doit donc être déclarée irrecevable. L’État partie rappelle que la période en question est couverte par le dispositif de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. Il considère que la considération des plaintes présentées au Comité sur une base individuelle ne permet pas de replacer les faits dans le contexte sociopolitique et sécuritaire du pays pendant cette période de crise, qui était marquée par une grave propagation du terrorisme à la suite d’appels à la désobéissance civile, à la violence subversive et à l’action terroriste armée contre l’État républicain, ses institutions constitutionnelles et ses symboles. L’État partie soutient qu’il ne s’agissait pas d’une guerre civile puisqu’une multitude de groupes armés adossés à l’intégrisme religieux ont émergé, pratiquant le pseudo-jihad et terrorisant la population civile, y compris à travers leur dérive vers le racket, la rapine, les viols et les massacres collectifs. C’est dans ce contexte que le 13 février 1992, le Gouvernement algérien a notifié la proclamation de l’état d’urgence au Secrétariat des Nations Unies, conformément à l’article 4 (par. 3) du Pacte.

4.2L’État partie souligne que, durant cette période, des attentats quasi quotidiens étaient commis par des groupes armés, ce qui a entraîné une diminution des capacités des pouvoirs publics de maîtriser la situation sécuritaire. Dans certaines zones, les civils avaient parfois du mal à faire la distinction entre les opérations de lutte antiterroriste et de maintien de l’ordre menées par les forces armées et les services de sécurité et les attentats et les exactions commis par des groupes terroristes. D’après l’État partie, les violations des droits fondamentaux alléguées dans la présente communication doivent être considérées dans ce contexte global.

4.3L’État partie affirme que la Charte pour la paix et la réconciliation nationale constitue le mécanisme national interne de sortie de crise. Il a été approuvé par le peuple souverain lors d’un référendum afin de rétablir la paix et la cohésion sociale, et de cicatriser les blessures subies par les populations civiles du fait du terrorisme, en conformité avec les buts et principes de l’Organisation des Nations Unies. Il affirme qu’en vertu du principe d’inaliénabilité de la paix, le Comité devrait accompagner et consolider cette paix et favoriser la réconciliation nationale pour que se renforcent les capacités de l’état de droit.

4.4L’État partie souligne ensuite la nature, les fondements et le contenu de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale et de ses textes d’application. Dans cet effort de réconciliation nationale, l’ordonnance d’application de la Charte prévoit des mesures d’ordre juridique emportant extinction de l’action publique et commutation ou remise de peine pour toute personne coupable d’actes de terrorisme ou bénéficiant des dispositions relatives à la discorde civile, à l’exception de celles ayant commis, comme auteurs ou complices, des actes de massacre collectif, des viols ou des attentats à l’explosif dans des lieux publics. Cette ordonnance prévoit également une procédure de déclaration judiciaire de décès qui ouvre droit à une indemnisation des ayants droit des disparus en qualité de victimes de la «tragédie nationale». En outre, des mesures d’ordre socioéconomique ont été mises en place, parmi lesquelles des aides à la réinsertion professionnelle et le versement d’indemnités à toutes les personnes ayant la qualité de victimes de la «tragédie nationale». Enfin, l’ordonnance prévoit des mesures politiques telles que l’interdiction d’exercer une activité politique à toute personne ayant contribué à la «tragédie nationale» en instrumentalisant la religion dans le passé. Elle dispose également qu’aucune poursuite ne peut être engagée à titre individuel ou collectif à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité de la République, toutes composantes confondues, pour des actions menées en vue de la protection des personnes et des biens, de la sauvegarde de la nation et de la préservation des institutions de la République. L’État partie insiste sur le fait que la proclamation de la Charte s’inscrit dans une volonté d’éviter les confrontations judiciaires, les déballages médiatiques et les règlements de compte politiques. La réconciliation nationale au sens de la Charte, n’est ni un processus individuel, ni une excuse pour le pardon dans l’oubli et l’impunité, mais une réponse démocratique d’ensemble. L’État partie considère, dès lors, que les faits allégués par l’auteur sont couverts par le mécanisme interne global de règlement induit par le dispositif de la Charte.

4.5L’État partie fait également valoir que tous les recours internes n’ont pas été épuisés par l’auteur et que la communication est donc irrecevable. Il insiste sur l’importance de faire une distinction entre les démarches auprès d’autorités politiques ou administratives, les recours non contentieux devant des organes consultatifs ou de médiation et les recours contentieux exercés devant les diverses juridictions compétentes. L’État partie fait remarquer qu’il ressort de la plainte de l’auteur que celui-ci a adressé des lettres à des autorités politiques ou administratives, saisi des organes consultatifs ou de médiation et transmis une requête à des représentants du parquet (procureurs généraux ou procureurs de la République) sans avoir à proprement parler engagé une procédure de recours judiciaire et l’avoir menée jusqu’à son terme. Parmi toutes ces autorités, seuls les représentants du ministère public sont habilités par la loi à ouvrir une enquête préliminaire et à saisir le juge d’instruction pour instruire une affaire dans le cadre d’une information judiciaire. Dans le système judiciaire algérien, le procureur de la République reçoit les plaintes et, le cas échéant, met en mouvement l’action publique. Cependant, pour protéger les droits de la victime ou de ses ayants droit, le Code de procédure pénale autorise ces derniers à agir par voie de plainte avec constitution de partie civile directement devant le juge d’instruction. Cette option permet à la victime ou ses ayants droits de pallier la carence ou l’inaction du ministère public en mettant en mouvement l’action publique, même dans le cas où le représentant du parquet a décidé de classer l’affaire ou de ne pas donner suite à une plainte. Dans ce cas, c’est la victime et non le procureur qui met en mouvement l’action publique en saisissant le juge d’instruction, qui est alors tenu d’enquêter sur les faits contenus dans la plainte. L’État partie note que ce recours, prévu par les articles 72 et 73 du Code de procédure pénale, n’a pas été utilisé par l’auteur alors qu’il est simple, rapide et très utilisé par les victimes se plaignant d’agissements délictueux.

4.6L’État partie souligne que l’auteur ne peut invoquer l’ordonnance no 06-01 du 27 février 2006 et ses textes d’application pour s’exonérer de n’avoir pas engagé les procédures judiciaires disponibles. L’État partie rappelle la jurisprudence du Comité selon laquelle la croyance ou la présomption subjective d’une personne quant au caractère vain d’un recours ne la dispense pas d’épuiser tous les recours internes.

4.7L’État partie demande au Comité de tenir compte du contexte sociopolitique et sécuritaire dans lequel s’inscrivent les faits et les situations décrits par l’auteur, de conclure que l’auteur n’a pas épuisé tous les recours internes, de reconnaître que les autorités de l’État partie ont mis en œuvre un mécanisme interne de traitement et de règlement global des cas visés par les communications en cause selon un dispositif de paix et de réconciliation nationale conforme aux principes de la Charte des Nations Unies et des pactes et conventions subséquents, de déclarer la communication irrecevable et de renvoyer l’auteur à mieux se pourvoir.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Le 19 mars 2012, l’auteur a soumis des commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité de la communication.

5.2L’auteur se réfère à la prétention de l’État partie selon laquelle le Comité ne pourrait connaître des communications individuelles concernant des cas de violations graves des droits de l’homme, telles que les cas d’atteintes au droit à la vie, puisque celles-ci devraient être traitées dans un cadre global, une approche individuelle ne restituant pas le contexte sociopolitique sécuritaire dans lesquels les faits se sont produits. L’auteur note qu’il n’appartient pas à l’État partie de déterminer, selon ses propres critères, quelles sont les situations particulières relevant de la compétence du Comité. Il rappelle que l’État partie a accepté la compétence du Comité pour examiner des communications émanant de particuliers et que seul le Comité peut déterminer quelles sont les communications recevables en vertu des dispositions du Pacte et du Protocole facultatif.

5.3L’auteur souligne que l’État partie ne peut pas se prévaloir de la proclamation de l’état d’urgence du 9 février 1992 pour contester la recevabilité de la présente communication. L’article 4 du Pacte permet à l’État partie de déroger à certaines dispositions du Pacte pendant l’état d’urgence, mais cela n’affecte pas l’exercice des droits découlant du Protocole facultatif.

5.4L’auteur réfute par ailleurs l’argument de l’État partie selon lequel les recours internes n’auraient pas été épuisés en raison de l’absence du dépôt de plainte avec constitution de partie civile auprès du juge d’instruction qui est prévu par le Code de procédure pénale algérien. Il rappelle que cette procédure est soumise, sous peine d’irrecevabilité, au paiement d’une caution pour les frais de procédure dont le montant est fixé arbitrairement par le juge d’instruction, ce qui la rend dissuasive pour les justiciables, qui n’ont par ailleurs aucune garantie qu’elle aboutisse réellement à des poursuites. L’auteur souligne qu’en matière de crimes, le parquet est légalement tenu d’ouvrir une enquête dès qu’il a connaissance des faits, même en l’absence de plainte de la partie civile. Dans le cas présent, une enquête a bien été ouverte et l’auteur a été interrogé par le juge d’instruction du tribunal de Taher au sujet de l’assassinat de son épouse sans qu’une suite n’ait été donnée à cette procédure. L’auteur souligne que lorsque des membres de milices locales étaient impliqués dans des crimes, des enquêtes étaient parfois formellement ouvertes, mais seulement dans le but de donner une apparence de légalité et permettre le classement de l’affaire par la justice. L’auteur rappelle que son témoignage sur l’assassinat de son épouse et les tortures qu’il a subies n’a pas été enregistré par le juge d’instruction, lequel aurait même désavoué l’auteur en lui reprochant d’accuser à tort les services de sécurité d’assassinat. Le recours devant une autorité judiciaire interne s’est donc révélé impossible.

5.5L’auteur a également déposé une plainte en 2001 contre les auteurs présumés de l’assassinat de son épouse auprès du parquet du tribunal de Taher, également sans succès. Selon l’auteur, toutes les voies de recours se sont révélées indisponibles en raison du parti pris du parquet qui refuse d’enquêter sur une affaire impliquant des agents de l’État, alors que leur identité a été clairement établie par l’auteur.

5.6L’auteur rappelle la jurisprudence du Comité selon laquelle le dépôt d’une plainte avec constitution de partie civile n’est pas une condition nécessaire pour épuiser les voies de recours internes lors d’allégations de violations graves des droits de l’homme, comme en l’espèce un cas d’atteinte au droit à la vie. Il cite la jurisprudence du Comité selon laquelle l’État partie a non seulement le devoir de mener des enquêtes approfondies sur les violations supposées des droits de l’homme, en particulier lorsqu’il s’agit de disparitions forcées et d’atteintes au droit à la vie, mais aussi d’engager des poursuites pénales contre quiconque est présumé responsable de ces violations, de procéder au jugement et de prononcer une peine. La constitution de partie civile pour des infractions aussi graves que celles alléguées en l’espèce ne saurait remplacer des poursuites qui devraient être engagées par le procureur de la République lui-même.

5.7Enfin, l’auteur rappelle que l’ordonnance no 06-01 du 27 février 2006 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale a mis un terme définitif à toute possibilité d’action civile ou pénale devant les juridictions algériennes pour tous les crimes commis par les forces de sécurité durant la guerre civile. Il note que le Comité a considéré que cette législation semblait promouvoir l’impunité, qu’elle constituait une atteinte au droit à un recours utile et qu’elle n’était pas compatible avec les dispositions du Pacte.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Le Comité rappelle tout d’abord que la décision du Rapporteur spécial de ne pas séparer la recevabilité du fond (voir par. 1.2) n’exclut pas la possibilité d’un examen séparé des deux questions par le Comité. Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité note que, selon l’État partie, l’auteur n’a pas épuisé les recours internes puisqu’il n’a pas saisi le juge d’instruction en se constituant partie civile en vertu des articles 72 et 73 du Code de procédure pénale. Le Comité note en outre que, selon l’État partie, l’auteur a adressé des lettres à des autorités politiques ou administratives et transmis une requête à des représentants du parquet (procureurs généraux ou procureurs de la République) sans avoir à proprement parler engagé une procédure de recours judiciaire et l’avoir menée jusqu’à son terme par l’exercice de l’ensemble des voies de recours disponibles en appel et en cassation. Le Comité note également l’argument de l’auteur selon lequel il a été entendu par le juge d’instruction au sujet de l’assassinat de son épouse et qu’il a déposé plainte auprès du parquet général de Taher quelques années plus tard, mais qu’à aucun moment ces autorités n’ont diligenté de véritables enquêtes sur les violations alléguées. Le Comité note enfin que, selon l’auteur, l’article 46 de l’ordonnance no 06-01 punit toute personne qui introduirait une plainte au sujet des actions visées à l’article 45 de l’ordonnance.

6.4Le Comité rappelle que l’État partie a non seulement le devoir de mener des enquêtes approfondies sur les violations supposées des droits de l’homme portées à la connaissance de ses autorités, en particulier lorsqu’il s’agit d’atteintes au droit à la vie, mais aussi de poursuivre quiconque est présumé responsable de ces violations, de procéder au jugement et de prononcer une peine. Les autorités algériennes ont été informées immédiatement de l’assassinat de l’épouse de l’auteur et ont ouvert une procédure à laquelle il n’a pas été donné suite. L’auteur a de nouveau porté plainte en 2001, mais l’État partie n’a procédé à aucune enquête approfondie et rigoureuse sur ce crime. Rappelant sa jurisprudence, le Comité réaffirme que la constitution de partie civile pour des infractions aussi graves que celles alléguées en l’espèce ne saurait remplacer des poursuites qui devraient être engagées par le procureur de la République lui-même.

6.5Le Comité prend également note des allégations de l’auteur relatives à l’assassinat de son épouse et celles selon lesquelles il a été sévèrement torturé par les agents de la force communale durant le trajet entre son domicile et la gendarmerie ainsi que par les gendarmes pendant ses trois jours de détention à la gendarmerie. En l’absence d’observations de l’État partie sur la question, le Comité considère qu’aux fins de la recevabilité, l’auteur a suffisamment étayé les griefs qu’il tire des articles 6 (par. 1), 7 et 2 (par. 3) du Pacte.

6.6Constatant que rien ne fait obstacle à la recevabilité des griefs formulés par l’auteur au titre des articles 2 (par. 3), 6 (par. 1) et 7 du Pacte, le Comité procède à leur examen quant au fond.

Examen au fond

7.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations soumises par les parties, conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif.

7.2L’État partie a soumis des observations collectives et générales sur les allégations graves de l’auteur. Il s’est contenté de maintenir que les communications mettant en cause la responsabilité d’agents de l’État ou de personnes agissant sous l’autorité des pouvoirs publics dans la survenance de cas d’atteinte au droit à la vie de 1993 à 1998 doivent être examinées dans le contexte de la situation sociopolitique et des conditions de sécurité dans le pays, à une période où le Gouvernement s’employait à lutter contre le terrorisme. Le Comité renvoie à sa jurisprudence et rappelle que l’État partie ne saurait opposer les dispositions de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale à des personnes qui invoquent les dispositions du Pacte ou qui ont soumis ou pourraient soumettre des communications au Comité. Le Pacte exige que l’État partie se soucie du sort de chaque personne et qu’il traite chaque personne avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine. En l’absence des modifications recommandées par le Comité, l’ordonnance no 06‑01 semble contribuer dans le cas présent à l’impunité et ne peut donc, en l’état, être jugée compatible avec les dispositions du Pacte.

7.3Le Comité note que l’État partie n’a pas répondu aux allégations de l’auteur sur le fond. Il rappelle sa jurisprudence selon laquelle la charge de la preuve ne doit pas incomber uniquement à l’auteur d’une communication, d’autant plus que celui-ci et l’État partie n’ont pas toujours un accès égal aux éléments de preuve et que souvent seul l’État partie dispose des renseignements nécessaires. Il ressort de l’article 4 (par. 2) du Protocole facultatif que l’État partie est tenu d’enquêter de bonne foi sur toutes les allégations de violations du Pacte portées contre lui et ses représentants et de transmettre au Comité les renseignements qu’il détient. En l’absence d’explications de l’État partie à ce sujet, il convient d’accorder tout le crédit voulu aux allégations de l’auteur dès lors qu’elles sont suffisamment étayées.

7.4Le Comité note que, selon l’auteur, son épouse a été tuée par des agents de la garde communale le 26 janvier 1996, lors de l’assaut donné par les forces de l’ordre contre le domicile familial. Cette opération de police faisait suite aux meurtres de trois femmes perpétrés la veille par un groupe armé non identifié. Le Comité constate que l’État partie n’a fourni aucun élément permettant de réfuter cette allégation ou justifiant ou expliquant que l’État se soit acquitté de son obligation de protéger la vie de Nedjma Bouzaout lors de l’opération de police. En conséquence, il conclut que l’État partie a violé le droit à la vie de Nedjma Bouzaout garanti par l’article 6 (par. 1) du Pacte.

7.5Le Comité note que l’auteur affirme avoir été soumis à diverses formes brutales de torture et autres formes de violence par les agents de la force communale et les gendarmes lors du trajet entre son domicile et la gendarmerie ainsi que lors de sa détention au poste de la gendarmerie. Le Comité constate, là encore, que l’État partie n’a fourni aucun élément permettant de réfuter cette allégation ou justifiant ou expliquant que l’État se soit acquitté de son obligation de prévenir des actes de torture et des traitements cruels, inhumains ou dégradants à l’encontre de l’auteur. En l’absence de toute explication fournie par l’État partie, il convient d’accorder tout le crédit voulu aux allégations de l’auteur; le Comité considère que le traitement subi par l’auteur constitue une violation de l’article 7 du Pacte.

7.6L’auteur invoque l’article 2 (par. 3) du Pacte, qui impose à l’État partie l’obligation de garantir un recours utile à toute personne dont les droits reconnus dans le Pacte auraient été violés. Le Comité attache de l’importance à la mise en place par les États parties de mécanismes juridictionnels et administratifs appropriés pour examiner les plaintes faisant état de violations des droits. Il rappelle son observation générale no 31 (2004) dans laquelle il indique notamment que le fait pour un État partie de ne pas mener d’enquête sur des violations présumées pourrait en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte. En l’espèce, l’auteur a témoigné devant les autorités judiciaires et a ensuite porté plainte pour l’assassinat de son épouse auprès des autorités compétentes et leur a également fait part des tortures qu’il avait subies, mais toutes ces démarches se sont révélées vaines. L’État partie n’a procédé à aucune enquête approfondie et rigoureuse sur ces événements. En outre, l’impossibilité légale de recourir à une instance judiciaire depuis la promulgation de l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale continue de priver l’auteur et sa famille de tout accès à un recours utile, puisque cette ordonnance interdit le recours à la justice pour faire la lumière sur les crimes les plus graves comme les atteintes au droit à la vie et la torture. Le Comité en conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 2 (par. 3) du Pacte lu conjointement avec les articles 6 (par. 1) et 7 du Pacte à l’égard de l’auteur.

8.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, constate que les faits dont il est saisi font apparaître des violations par l’État partie de l’article 6 (par. 1) à l’égard de Nedjma Bouzaout, de l’article 7 à l’égard de l’auteur, ainsi que de l’article 2 (par. 3) lu conjointement avec les articles 6 (par. 1) et 7 à l’égard de l’auteur.

9.Conformément à l’article 2 (par. 3) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur et à sa famille un recours utile, consistant notamment à: a) mener une enquête approfondie et rigoureuse sur les circonstances du décès de Nedjma Bouzaout; b) fournir à l’auteur et à sa famille des informations détaillées quant aux résultats de cette enquête; c) poursuivre, juger et punir les responsables des violations commises; et d) indemniser de manière appropriée l’auteur pour les violations subies. Nonobstant l’ordonnance no 06-01, l’État partie devrait également veiller à ne pas entraver le droit à un recours utile pour les victimes de crimes tels que la torture, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées. L’État partie est en outre tenu de prendre des mesures pour empêcher que des violations analogues ne se reproduisent à l’avenir.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations et à les diffuser largement dans les langues officielles.