Nations Unies

CCPR/C/112/D/1966/2010

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

27 novembre 2014

Français

Original: anglais

Comité des droits de l’homme

Communication no 1966/2010

Constatations adoptées par le Comité à sa 112e session(7-31 octobre 2014)

Communication présentée par:

Tija Hero, Ermina Hero, Armin Hero (représentés par un conseil, Track Impunity Always‑TRIAL)

Au nom de:

Les auteurs et leur mari et père disparu, Sejad Hero

État partie:

Bosnie-Herzégovine

Date de la communication:

14 avril 2010 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 24 juin 2010 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations:

28 octobre 2014

Objet:

Disparition forcée et recours utile

Question(s) de fond:

Droit à la vie; interdiction de la torture et des mauvais traitements; liberté et sécurité de la personne; droit d’être traité avec humanité et dignité; reconnaissance de la personnalité juridique; droit à un recours utile; droit de chaque enfant aux mesures de protection qu’exige sa condition de mineur

Question(s) de procédure:

néant

Article(s) du Pacte:

2 (par. 3), 6, 7, 9, 16 et 24 (par. 1)

Article(s) du Protocole facultatif:

2

Annexe

Constatations du Comité des droits de l’homme au titredu paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatifse rapportant au Pacte international relatif aux droitscivils et politiques (112e session)

concernant la

Communication no 1966/2010 *

Présentée par:

Tija Hero, Ermina Hero, Armin Hero (représentés par un conseil, Track Impunity Always-TRIAL)

Au nom de:

Les auteurs et leur mari et père disparu, Sejad Hero

État partie:

Bosnie-Herzégovine

Date de la communication:

14 avril 2010 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 28 octobre 2014,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1966/2010présentée par Tija Hero et consorts en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par les auteursde la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5du Protocole facultatif

1.Les auteurs de la communication, en date du 14 avril 2010, sont Tija Hero, Ermina Hero et Armin Hero, nationaux de Bosnie-Herzégovine, nés le 20 mai 1966, le 21 juillet 1986 et le 28 décembre 1990, qui ont présenté la communication en leur nom et au nom de leur mari et père disparu, Sejad Hero. Ils considèrent qu’ils sont victimes d’une violation de l’article 7 lu isolément et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Ils affirment également, au nom de Sejad Hero, qu’il a été porté atteinte aux droits que celui-ci tenait des articles 6, 7, 9 et 16 lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte. Ermina Hero et Armin Hero, qui étaient mineurs à l’époque de l’arrestation et de la disparition de leur père, affirment que l’État partie a violé les droits qu’ils détenaient, en tant que mineurs, de jouir d’une protection spéciale jusqu’à leur majorité, soit le 21 juin 2004 et le 28 décembre 2008. Ils considèrent qu’il y a eu violation du paragraphe 1 de l’article 24, lu conjointement avec l’article 7 et le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte à leur égard. Les auteurs sont représentés par Track Impunity Always (TRIAL). Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 1erjuin 1995.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1Les faits se sont produits pendant le conflit armé qui a marqué l’indépendance de la Bosnie-Herzégovine. Le 4 juillet 1992, des membres de l’Armée nationale yougoslave ont encerclé le village de Tihovići et arrêté 13 civils, dont Sejad Hero. La zone de Tihovići était alors sous le contrôle du Parti démocratique serbe. D’avril à août 1992, un certain nombre de paramilitaires serbes ont également opéré dans la zone. D’après des témoins oculaires, les 13 hommes ont été emmenés dans un pré de Tihovići, où ils ont été battus et torturés en présence desdits témoins. Sejad Hero a eu une oreille coupée. Peu après, les membres de l’Armée nationale yougoslave ont donné l’ordre aux femmes présentes de partir. Les auteurs pensent que les 13 hommes ont ensuite été exécutés arbitrairement par les membres de l’Armée nationale yougoslave, et que leurs dépouilles ont été emmenées jusqu’à une rivière proche de Tihovići. Néanmoins, on ne connaît toujours pas le sort qu’a subi Sejad Hero ni l’endroit où il se trouve, et sa dépouille n’a pas été retrouvée ni identifiée. Sejad Hero avait été enrôlé dans l’armée dès le début du conflit. Lorsque les faits se sont produits le 4 juillet 1992, il était à son domicile et ne participait à aucune opération de combat.

2.2En mai 1992, Tija Hero et ses enfants, Ermina Hero (âgée à l’époque de 6 ans) et Armin Hero (âgé alors d’un an et demi) avaient fui à Prozor. Le 4 juillet 1992, Tija Hero a appris à la radio que Tihovići avait été pris par l’Armée nationale yougoslave. À cette nouvelle, elle a fait une dépression nerveuse et a été hospitalisée. Lorsque son beau-père est venu la chercher à l’hôpital, il lui a annoncé que Sejad Hero était au nombre des hommes qui avaient été capturés et tués par l’Armée nationale yougoslave. Une fois rétablie, Tija Hero est allée déclarer que son mari avait été victime de disparition forcée et de torture à la Croix-Rouge et au poste de police locale. Elle s’est également adressée au poste de police de Ilijaš et au siège de l’Armée bosnienne, mais elle n’a reçu aucune information pertinente sur le sort de son mari.

2.3Le conflit armé a pris fin en décembre 1995, lorsque l’Accord-cadre général pour la paix en Bosnie-Herzégovine est entré en vigueur.

2.4En 1996, des exhumations ont été effectuées par la Commission pour les personnes disparues, l’objectif étant d’identifier celles qui avaient pu être tuées et enterrées à Tihovići en 1992. Ces exhumations n’ont pas été effectuées selon des méthodes scientifiques: il a été demandé aux familles d’identifier leurs proches par les vêtements et les objets personnels. La mère (Fazila Hero) et le frère (Omer Hero) de Sejad Hero ont assisté à l’exhumation. En raison du temps qui s’était écoulé et du fait que les dépouilles des hommes exécutés avaient été brûlées, l’identification par les vêtements et les effets personnels était difficile et peu fiable. Aucun résultat concluant n’a été obtenu quant au sort des hommes qui auraient été exécutés, les autorités n’ayant alors procédé à aucun examen scientifique pour établir avec certitude l’identité des dépouilles. Celles-ci ont été enterrées soit comme victimes anonymes soit sous différentes identités dans le cimetière des soldats morts au combat de Tihovići. La dépouille de Sejad Hero n’a pas été identifiée ni rendue à sa famille.

2.5Malgré les plaintes déposées par Tija Hero auprès des autorités locales et de la Croix‑Rouge, aucune enquête diligente, approfondie, impartiale, indépendante et efficace n’a été menée d’office pour faire la lumière sur le sort de Sejad Hero ou pour exhumer, identifier et rendre sa dépouille à sa famille. Malgré l’existence de solides éléments de preuve concernant l’identité des responsables de l’arrestation, de la torture, de la disparition forcée et, probablement, de l’exécution arbitraire de Sejad Hero, aucune enquête sérieuse n’a été menée et personne n’a été cité à comparaître, mis en accusation ni condamné pour ces crimes.

2.6En application de la loi fédérale relative à la procédure administrative, les proches de personnes disparues devaient obtenir une décision des tribunaux locaux déclarant, à l’issue d’une procédure non contentieuse, que les intéressés étaient décédés, pour obtenir une pension. En outre, l’article 21 de la loi relative aux droits des soldats démobilisés et des membres de leur famille disposait que «les droits visés au paragraphe 1 du présent article pourront également être invoqués par les membres de la famille du demandeur disparu jusqu’à ce qu’il soit déclaré décédé mais pas au-delà d’un délai de deux ans à compter de l’entrée en vigueur de la présente loi si, pendant cette période, ils n’engagent pas une procédure pour que le demandeur disparu soit déclaré décédé». Bien qu’une telle procédure fût une cause supplémentaire de détresse, Tija Hero n’eut pas d’autre choix que de demander une déclaration de décès de Sejad Hero, alors qu’elle n’avait aucune certitude ni confirmation officielle de son décès. Cette procédure était en effet le seul moyen pour elle d’améliorer une situation matérielle particulièrement difficile. Le 8 août 2006, le Tribunal municipal de Sarajevo a rendu une décision dans laquelle il déclarait Sejad Hero décédé, fixant la date officielle du décès au 22 décembre 1996 sans aucune explication du choix de cette date. Le 7 septembre 2009, le Bureau pour la protection des soldats invalides de la commune de Vogošća a rendu une décision dans laquelle il reconnaissait le droit qu’avaient Tija Hero et Armin Hero de recevoir une pension mensuelle. Cette pension est une forme d’assistance sociale. Elle ne peut donc pas être considérée comme une mesure adéquate de réparation des violations subies. Ermina Hero ne reçoit même pas une telle assistance sociale et n’a reçu aucune indemnisation pour le préjudice subi.

2.7Le 19 avril 2004, Tija Hero a rempli un questionnaire ante-mortem concernant son mari à l’intention du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), de l’Association de la Croix‑Rouge de Bosnie-Herzégovine et de la Croix-Rouge de la Fédération de Bosnie‑Herzégovine; elle a donné à ces institutions des prélèvements d’ADN pour faciliter l’identification des restes exhumés par des experts légistes locaux. À ce jour, elle n’a reçu aucune information en retour sur cette initiative.

2.8Le 16 août 2005, l’Association des familles de personnes disparues de Vogošća a signalé l’enlèvement de 98 personnes, dont Sejad Hero, au poste de police no 5 de Vogošća. Le 9 septembre 2005, l’Association a porté plainte contre des membres non identifiés de l’armée serbe auprès du Procureur du canton de Sarajevo et a demandé à celui‑ci de prendre toute mesure nécessaire pour identifier les coupables de l’enlèvement et localiser et identifier les personnes disparues. Aucun des membres de l’Association n’a reçu de réponse des autorités susmentionnées.

2.9Le 20 septembre 2005, Tija Hero a reçu deux certificats: l’un établi par la Commission nationale chargée des personnes disparues, dans lequel il était indiqué que Sejad Hero était enregistré en tant que personne disparue depuis le 4 juillet 1992, et l’autre délivré par le CICR, indiquant que Sejad Hero avait été enregistré en tant que personne disparue et que la procédure de recherche avait été lancée.

2.10Le 22 décembre 2005, Tija Hero et d’autres membres de l’Association des familles de personnes disparues de Vogošća ont soumis à la Commission des droits de l’homme de la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine des requêtes dans lesquelles ils faisaient état d’une violation des articles 3 et 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de l’article II, paragraphe 3, alinéas b et f, de la Constitution de Bosnie-Herzégovine. La Cour constitutionnelle a décidé de joindre toutes ces requêtes à celles d’autres membres de l’Association des familles de personnes disparues de Vogošća et de les traiter comme une requête collective. Le 23 février 2006, la Cour a adopté une décision concluant que, s’agissant de cette requête collective, les requérants étaient dispensés de l’obligation d’épuiser les recours internes devant les tribunaux ordinaires étant donné qu’«aucune institution spécialisée dans les disparitions forcées en Bosnie-Herzégovine ne semble fonctionner de manière efficace». Elle a en outre conclu à une violation des articles 3 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme en raison de l’absence d’informations sur le sort des proches disparus des requérants. Elle a ordonné aux autorités bosniennes compétentes de donner «toutes les informations accessibles et disponibles sur les membres des familles des requérants qui [avaient] été portés disparus pendant la guerre, […] d’urgence et sans délai et au plus tard trente jours à compter de la réception de la décision». La Cour a également ordonné «aux parties visées à l’article 15 de la loi relative aux personnes disparues» d’assurer le fonctionnement opérationnel des institutions créées en vertu de ladite loi, à savoir l’Institut des personnes disparues, le Fonds de soutien aux familles des personnes disparues en Bosnie-Herzégovine et le Registre central des personnes disparues en Bosnie‑Herzégovine, immédiatement et sans délai et trente jours au plus tard à compter de la date de la décision rendue par la Cour. Les autorités compétentes ont été priées de fournir à la Cour constitutionnelle, dans un délai de six mois, des informations sur les mesures prises pour donner effet à la décision de la Cour.

2.11La Cour constitutionnelle n’a pas adopté de décision sur la question de l’indemnisation, considérant que celle-ci était couverte par les dispositions de la loi relative aux personnes disparues concernant le «soutien financier» et par la mise en place du Fonds de soutien aux familles de personnes disparues. Les auteurs font valoir que les dispositions sur le soutien financier n’ont pas été appliquées et que le Fonds n’a toujours pas été créé.

2.12Le 3 août 2006, Tija Hero a reçu une lettre du Bureau de recherche des personnes disparues du Gouvernement de la Republika Srpska, l’informant que Sejad Hero avait été inscrit sur le Registre des personnes disparues du CICR, mais qu’il n’était pas enregistré par le Bureau de recherche. Il était également indiqué dans la lettre que «le Gouvernement de la Republika Srpska [était] déterminé à résoudre la question des personnes disparues dans les meilleurs délais et [avait] donc donné des instructions à toutes les institutions concernées de la Republika Srpska afin qu’elles mènent d’urgence et sans tarder des enquêtes et toute autre action nécessaire pour établir les faits concernant les personnes mentionnées dans la décision de la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine». Il est également indiqué dans la lettre que «dans le cadre de son mandat, le Bureau de recherche des personnes disparues ou détenues de la Republika Srpska apportera toute sa contribution afin de faire la lumière sur le sort de M. Sejad Hero». Depuis août 2006, Tija Hero n’a reçu aucun autre renseignement.

2.13Le délai fixé par la Cour constitutionnelle dans sa décision a expiré et les institutions concernées n’ont donné aucun renseignement sur le sort des victimes et n’ont soumis à la Cour aucune information sur les mesures prises pour exécuter sa décision. Le 18 novembre 2006, la Cour constitutionnelle a rendu une décision dans laquelle elle a déclaré que le Conseil des ministres de Bosnie-Herzégovine, le Gouvernement de la Republika Srpska, le Gouvernement de la Fédération de Bosnie-Herzégovine et le Gouvernement du district de Brčko n’avaient pas appliqué sa décision du 23 février 2006. De plus, le Bureau du Procureur de Bosnie-Herzégovine n’avait pris aucune mesure pour poursuivre au pénal ceux qui n’avaient pas exécuté la décision de la Cour constitutionnelle.

2.14La décision adoptée par la Cour constitutionnelle le 18 novembre 2006 sur le fait que les autorités bosniennes n’avaient pas exécuté sa décision du 23 février 2006 est définitive et contraignante. Les auteurs n’ont donc pas d’autre recours utile à épuiser. Ils rappellent aussi qu’Ermina Hero et Armin Hero étaient mineurs au moment des faits et qu’ils ont eu 18 ans en 2004 et en 2008, respectivement. Jusqu’à leur majorité, Ermina et Armin n’avaient pas le droit de présenter de plaintes au nom de leur père, mais ils avaient activement appuyé les démarches entreprises par leur mère, qu’il s’agisse de recherches ou de dépôt de plaintes. Ils avaient ensuite décidé, afin d’éviter les confusions ou les démarches redondantes, que Tija Hero serait la seule à représenter la famille et à présenter des plaintes officielles aux autorités compétentes.

2.15Depuis 1992, Tija Hero, Ermina Hero et Armin Hero subissent une tension psychologique grave et profonde due à l’incertitude entourant le sort réservé à Sejad Hero et le lieu où il se trouve. Ces dix-huit dernières années, ils ont inlassablement présenté des requêtes auprès des différentes autorités officielles, sans jamais recevoir aucun renseignement plausible. Ils restent habités par de profonds sentiments de frustration, de souffrance, de découragement et d’angoisse.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs fondent leur plainte sur l’infraction multiple constituée par la disparition forcée. Ils considèrent en particulier que la disparition de leur mari et père emporte une violation des articles 6, 7, 9 et 16 du Pacte, lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2. À ce sujet, ils relèvent: a) l’absence d’information sur les causes et les circonstances de la disparition de leur parent; b) le fait que les autorités nationales n’ont pas procédé d’office et sans délai à une enquête impartiale, approfondie et indépendante pour faire la lumière sur son arrestation arbitraire, les tortures qu’il a subies et par la suite sa disparition forcée; c) le fait que les responsables n’ont pas été identifiés, poursuivis et punis; d) le fait qu’un recours utile n’a pas été offert à la famille.

3.2Les auteurs estiment que la responsabilité de faire la lumière sur le sort de leur mari et père disparu incombe à l’État partie. Ils renvoient au rapport d’un expert du Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires où il est déclaré que les recherches incombaient au premier chef aux autorités dont relève l’emplacement d’une fosse commune présumée (E/CN.4/1996/36, par. 78). Les auteurs ajoutent que l’État partie a l’obligation de mener une enquête diligente, impartiale, approfondie et indépendante sur les violations flagrantes des droits de l’homme, comme les disparitions forcées, la torture ou les exécutions arbitraires. L’obligation d’enquêter s’applique également en général dans les cas d’homicide ou d’actes entravant l’exercice des droits de l’homme qui ne sont pas imputables à l’État. Dans ces cas, l’obligation d’enquêter découle du devoir de l’État de protéger toutes les personnes relevant de sa juridiction contre les actes commis par des personnes ou groupes de personnes privées, qui entraveraient l’exercice des droits de l’homme qui leur sont reconnus. Dans la présente affaire, malgré les plaintes déposées rapidement par Tija Hero auprès des autorités locales et auprès de la Croix‑Rouge, il n’a pas été procédé d’office et sans délai à une enquête approfondie, impartiale, indépendante et diligente en vue de retrouver Sejad Hero, et d’établir ce qui était advenu de lui. Malgré l’existence de solides éléments de preuve et les témoignages concordants sur l’identité des responsables de la privation arbitraire de liberté de Sejad Hero, des mauvais traitements qu’il a subis et de sa disparition forcée, personne à ce jour n’a été cité à comparaître, mis en accusation, jugé ou condamné pour ces crimes.

3.3En ce qui concerne l’article 6 du Pacte, les auteurs renvoient à la jurisprudence du Comité qui a établi que les États partie avaient le devoir primordial de prendre des mesures appropriées pour protéger la vie d’une personne. Dans les cas de disparition forcée, l’État partie a l’obligation d’enquêter et de traduire les responsables en justice. S’il ne le fait pas, l’État partie commet une violation continue des obligations de procédure positives qui découlent de l’article 6, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte. Sejad Hero a été détenu illégalement par des membres de l’Armée nationale yougoslave qui l’ont torturé et mutilé sous les yeux de témoins, et personne n’a plus jamais rien su de lui depuis le 4 juillet 1992. Bien qu’il y ait des raisons de croire qu’il a été arbitrairement exécuté, sa dépouille n’a toujours pas été retrouvée, exhumée, identifiée et rendue à sa famille.

3.4Les auteurs ajoutent que leur mari et père disparu a été détenu illégalement par des membres de l’Armée nationale yougoslave et a été soumis à des tortures et à un traitement inhumain et dégradant, comportant des mutilations. Ils renvoient à la jurisprudence du Comité qui a établi que la disparition forcée constituait en soi une forme de torture, laquelle n’a en l’espèce fait l’objet d’aucune enquête diligente, impartiale, approfondie et indépendante ouverte d’office en vue d’identifier les responsables, de les poursuivre, de les juger et de les punir. Les auteurs considèrent donc que cela constitue une violation continue de l’obligation de procédure positive de l’État partie au titre de l’article 7 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2.

3.5Sejad Hero a été arrêté le 4 juillet 1992 par des membres de l’Armée nationale yougoslave sans mandat d’arrestation, et sa détention n’a pas été consignée dans un registre officiel; aucune action n’a été engagée devant un tribunal pour en contester la légalité. Étant donné que l’État partie n’a donné aucune explication et que rien n’a été fait pour faire la lumière sur le sort de la victime, les auteurs considèrent que l’État partie continue de violer les obligations positives qui lui incombent en vertu de l’article 9 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2.

3.6De plus, les auteurs estiment que la disparition forcée de Sejad Hero a eu pour effet de suspendre l’exercice de tous les autres droits fondamentaux qui étaient les siens, ce qui l’a réduit à un état d’impuissance absolue. Dans cette optique, ils renvoient à la jurisprudence du Comité qui a établi que la disparition forcée pouvait constituer un refus de reconnaître la personnalité juridique de la victime si celle‑ci était entre les mains des autorités de l’État partie quand elle a été vue pour la dernière fois et si les efforts faits par les proches pour obtenir l’accès à des recours utiles se sont systématiquement heurtés à des refus. En l’espèce, Sejad Hero a été privé de sa liberté par des membres de l’Armée nationale yougoslave et nul ne sait rien de son sort ni de ce qu’il est advenu depuis lors; aucune enquête officielle, impartiale, approfondie et indépendante n’a été ouverte d’office et sans délai par l’État partie pour faire la lumière sur son sort. Les efforts inlassables déployés par les proches de Sejad Hero pour avoir accès à des recours potentiellement utiles ont été entravés et la personne disparue a ainsi été soustraite à la protection de la loi, ce qui constitue une violation continue de l’article 16 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2.

3.7Les auteurs affirment qu’ils sont eux-mêmes victimes d’une violation par la Bosnie‑Herzégovine de l’article 7 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, en raison de la détresse morale et de l’angoisse profondes causées par: a) la disparition de Sejad Hero; b) l’obligation qui leur a été faite de déclarer son décès pour avoir droit à une pension; c) l’incertitude persistante au sujet de son sort et de l’endroit où il se trouve; d) l’absence d’enquête et d’accès à un recours utile; e) le manque d’intérêt porté à leur affaire, qui se traduit par exemple par l’utilisation de lettres types en réponse à leur demande d’information sur le sort de leur proche; f) l’inapplication de plusieurs dispositions de la loi relative aux personnes disparues, notamment celle qui prévoit la mise en place du Fonds de soutien aux familles de personnes disparues; g) le fait que l’État partie n’a pas exécuté la décision de la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine. Les auteurs considèrent par conséquent qu’ils ont été victimes d’une violation distincte de l’article 7, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte.

3.8En ce qui concerne la recevabilité ratione temporis de la communication, les auteurs font valoir que, bien que les événements se soient produits avant l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie, les disparitions forcées sont en elles-mêmes une violation continue de plusieurs droits de l’homme.

3.9Enfin, Ermina Hero et Armin Hero précisent qu’ils étaient mineurs quand leur père a disparu. Ils ont dû grandir sans connaître les joies d’une vie de famille, dans l’angoisse perpétuelle de ne pas savoir la vérité sur ce qui était arrivé à leur père et dans la frustration de ne pas pouvoir aider leur mère à mettre un terme à cette situation terrible ni d’atténuer sa souffrance constante. L’un et l’autre ont activement soutenu leur mère dans toutes les actions qu’elle a entreprises pour savoir ce qui était arrivé à leur père et pour obtenir que sa dépouille soit exhumée, identifiée et rendue à la famille afin de l’honorer selon leur religion et leurs coutumes. Ils ont également adhéré à l’Association des familles de personnes disparues de Vogošća. Toutefois, tous leurs efforts ont été vains, ce qui les laisse toujours dans une douloureuse incertitude. Ils ont non seulement connu l’angoisse permanente de ne pas connaître la vérité sur le sort de leur père mais aussi éprouvé une douleur supplémentaire quand leur mère a été contrainte de déclarer le décès de Sejad Hero pour obtenir une pension mensuelle, alors que son sort et le lieu où il se trouve n’ont pas été établis avec certitude. Le silence des autorités ne peut qu’être qualifié de traitement inhumain; l’épreuve qu’ils subissent depuis si longtemps et l’indifférence des autorités face à leur terrible angoisse au sujet du sort de Sejad Hero leur causent un sentiment profond de frustration et de découragement. Enfin, Ermina Hero et Armin Hero n’ont jamais reçu la moindre indemnisation pour le préjudice subi à la suite de la disparition de leur père. Loin d’avoir bénéficié des mesures spéciales de protection auxquelles ils avaient droit du fait de leur minorité, ils ont grandi sans la présence de leur père et ont dû vivre avec en permanence un doute lancinant sur ce qui lui était exactement arrivé. Ils affirment donc que l’État partie a violé les droits qu’ils tiennent du paragraphe 1 de l’article 24 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 et l’article 7 car, jusqu’à ce qu’ils atteignent l’âge de la majorité, le 21 juin 2004 pour l’un et le 28 décembre 2008 pour l’autre, ils étaient des enfants qui avaient besoin d’une protection spéciale.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond de la communication

4.1L’État partie a présenté ses observations en date du 25 mars 2011. Il se réfère au cadre juridique qui a été mis en place pour poursuivre les crimes de guerre dans la période d’après guerre, à partir de décembre 1995. Il indique qu’une stratégie nationale pour le jugement des crimes de guerre a été adoptée en décembre 2008, dont le but est d’achever en sept années le traitement des affaires de crimes de guerre les plus complexes et dans les quinze ans suivant l’adoption de la stratégie celui des «autres crimes de guerre». Il mentionne aussi l’adoption en 2004 de la loi relative aux personnes disparues, qui porte création de l’Institut des personnes disparues, et rappelle que sur près de 32 000 personnes portées disparues pendant la guerre, les restes de 23 000 personnes ont été retrouvés, dont 21 000 ont été identifiés.

4.2En ce qui concerne les auteurs, l’État partie indique qu’un bureau régional a été créé à Istočno (Sarajevo) et qu’un bureau extérieur et ses unités ont été mis en place à Sarajevo même. L’État partie considère que ces initiatives créent les conditions propices à des recherches plus rapides et plus efficaces pour retrouver les personnes disparues sur le territoire de Sarajevo. Les enquêteurs se rendent chaque jour sur le terrain pour recueillir des informations sur d’éventuelles fosses communes et pour prendre contact avec des témoins. L’État partie ajoute que la dépouille de Sejad Hero pourrait se trouver dans la région de Vogošća ou dans la commune de Centar (Sarajevo) (Nahorevska brda). L’État partie précise que depuis 1996, les corps de 135 victimes ont été retrouvés et exhumés et 120 personnes disparues ont été identifiées; il donne l’assurance que l’Institut des personnes disparues continuera, avec l’appui des autorités compétentes, de prendre toutes les mesures nécessaires pour retrouver plus rapidement les personnes disparues et pour faire la lumière sur le cas de Sejad Hero.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie

5.1Les auteurs ont soumis leurs commentaires sur les observations de l’État partie le 23 mai 2011. Ils renvoient à l’Observation générale du Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires sur la disparition forcée en tant que crime continu (A/HRC/16/48, par. 39). Ils considèrent que dans ses observations l’État partie ne soulève pas d’objection à la recevabilité de la communication et reconnaît fondamentalement le bien‑fondé des griefs qui y sont formulés. Les auteurs considèrent aussi que ces observations confirment l’allégation selon laquelle Sejad Hero est toujours enregistré comme personne disparue «dont on est sans nouvelles» et indiquent qu’aucune information n’a pu être trouvée au moyen de l’outil de recherche en ligne créé par la Commission internationale pour les personnes disparues. La procédure de recherche reste donc ouverte sous la responsabilité des autorités bosniennes.

5.2Les auteurs affirment qu’à ce jour aucun d’entre eux et aucun des témoins des événements qui ont conduit à la disparition forcée de Sejad Hero n’ont été contactés par le personnel du bureau régional d’Istočno ou du bureau extérieur de Sarajevo mentionnés par l’État partie, alors qu’ils pensent pouvoir donner à ces autorités des informations utiles pour retrouver la victime. Les auteurs affirment qu’au contraire, ils n’ont jamais été informés que la dépouille de Sejad Hero pouvait se trouver dans la commune de Centar (Nahorevska brda) avant que les observations de l’État partie ne soient adressées au Comité des droits de l’homme. Eux-mêmes pensent que le corps de Sejad Hero se trouve probablement dans la région appelée Tihovići. Ils font valoir qu’ils devraient être associés aux activités d’exhumation et d’identification qui sont en cours. Le 25 avril 2011, Tija Hero a adressé une lettre à l’Institut des personnes disparues, se référant aux renseignements donnés dans les observations de l’État partie. Elle n’a jamais reçu de réponse à cette lettre.

5.3Les auteurs affirment que six ans après leur plainte initiale à la police pour l’enlèvement de 98 personnes (au nombre desquelles Sejad Hero), ils n’avaient toujours pas reçu de réponse à la question de savoir si une enquête était en cours et si l’affaire avait été enregistrée sous un numéro spécifique. Ema Čekić, en sa qualité de Présidente de l’Association des parents de personnes disparues de Vogošća, a donc adressé une lettre à l’Institut des personnes disparues pour demander où en était l’enquête. Le 29 avril 2011, elle a reçu une réponse du Bureau du Procureur du canton indiquant que, après les vérifications nécessaires, des poursuites avaient été engagées contre Drago Radosavljević et consorts pour crimes de guerre contre la population civile, conformément à l’article 142 du Code pénal de la République socialiste fédérative de Yougoslavie, et que l’un des suspects dans cette affaire avait géré les activités des forces militaires et paramilitaires serbes à Vogošća. Le 1er mars 2011, un procureur a été chargé de l’affaire. Les auteurs ont accueilli cette information avec satisfaction tout en regrettant que l’État partie n’ait pas mentionné cet élément important dans ses observations sur la recevabilité et le fond, et se sont déclarés inquiets de ce que le procureur avait l’intention de poursuivre les suspects sur le fondement du Code pénal de la République socialiste fédérative de Yougoslavie et non du Code pénal de la Bosnie-Herzégovine de 2003. Les auteurs ajoutent qu’aucune enquête spécifique n’a été menée sur le cas de Sejad Hero et qu’aucun renseignement sur son sort et l’endroit où il pourrait se trouver ne leur a été donné.

5.4En outre, les auteurs font observer que le grand nombre de crimes de guerre qui doivent encore faire l’objet d’une enquête ne dispense pas les autorités de l’État partie de l’obligation qui leur incombe de mener sans délai une enquête impartiale, indépendante et approfondie sur les graves violations des droits de l’homme et de tenir les proches des victimes régulièrement informés des progrès de l’enquête et des résultats obtenus. Depuis 1992, la disparition forcée de Sejad Hero a été signalée auprès de différentes autorités, y compris auprès de la police de Vogošća. Pourtant, les auteurs n’ont jamais été contactés et n’ont jamais reçu la moindre information.

5.5Les auteurs estiment que l’application de la stratégie nationale pour le jugement des crimes de guerre laisse à désirer et que l’État partie ne peut pas se contenter d’invoquer l’existence de cette stratégie pour excuser l’absence d’information sur les progrès des enquêtes et les résultats obtenus, ni pour justifier l’inaction des autorités compétentes. Ils ajoutent que l’adoption d’une stratégie relative à la justice de transition ne saurait remplacer l’accès à la justice et à la réparation pour les victimes de violations flagrantes des droits de l’homme et leurs proches.

Observations complémentaires de l’État partie sur la recevabilité et le fond de la communication

6.1Le 12 septembre 2011, le 6 octobre 2011 et le 21 octobre 2012, l’État partie a fait parvenir au Comité des réponses supplémentaires émanant de différentes autorités, rappelant les informations données précédemment et mettant l’accent sur les efforts déployés pour faire la lumière sur le sort de toutes les personnes disparues en Bosnie‑Herzégovine. L’État partie ajoutait que rien de nouveau n’était apparu dans le cas de la disparition de Sejad Hero et qu’aucun élément n’avait été découvert au sujet des circonstances de sa mort ou de sa disparition. L’Institut des personnes disparues transmet également une lettre adressée aux familles de certaines des victimes, en date du 18 juillet 2011, dans laquelle il indique que toutes les dépouilles non identifiées ont été inhumées dans le cimetière municipal de Visoko, avec l’inscription «NN», et qu’il reste encore à exhumer des corps ensevelis dans des fosses communes et des tombes individuelles. L’Institut ajoute que le nombre de personnes disparues enregistrées provenant des communes de Vogošća et de Centar est beaucoup plus élevé que le nombre des restes humains exhumés et non identifiés et que tous les moyens seront mis en œuvre pour découvrir la vérité.

6.2En réponse à l’argument des auteurs qui affirment qu’ils n’ont jamais reçu le moindre renseignement au sujet de l’état d’avancement de l’affaire concernant leur mari et père, l’État partie affirme que la base de données centrale sur toutes les affaires pendantes de crimes de guerre dont la création était prévue au titre de la stratégie nationale pour le jugement des crimes de guerre est maintenant opérationnelle. Il mentionne les poursuites ouvertes contre Drago Radosavljević et 10 autres suspects pour crimes de guerre contre la population civile, en vertu de l’article 142 du Code pénal de la République socialiste fédérative de Yougoslavie. Il indique qu’«en septembre, le Bureau du Procureur rendra une ordonnance demandant au service chargé des crimes de guerre du Ministère fédéral des affaires intérieures de recueillir les renseignements et éléments de preuve dans cette affaire, c’est‑à‑dire de procéder à l’audition des témoins et des proches des personnes disparues pour qu’ils disent ce qu’ils savent sur les enlèvements illégaux et les disparitions de civils dans la commune de Vogošća».

6.3En date du 6 octobre 2011, l’État partie a transmis une lettre du maire de la commune de Centar indiquant que le nom de Sejad Hero ne figurait pas sur les registres officiels de la commune.

Renseignements complémentaires communiqués par les auteurs

7.1Dans des lettres des 14 et 21 octobre 2011, du 23 janvier 2012 et du 23 juillet 2013, les auteurs ont fait part de leurs commentaires sur les observations de l’État partie datées du 12 septembre 2011, du 6 octobre 2011 et du 21 octobre 2012. Ils maintiennent les griefs formulés dans leur lettre initiale et considèrent que le seul élément nouveau figurant dans les réponses complémentaires de l’État partie est la mention de l’ordonnance que le Bureau du Procureur avait l’intention d’adresser au service chargé des crimes de guerre du Ministère des affaires intérieures en septembre lui demandant de recueillir des renseignements et des éléments de preuve concernant les enlèvements illégaux et les disparitions de civils dans la commune de Vogošća. Les auteurs insistent sur le fait qu’ils sont tout à fait prêts et disposés à se présenter pour témoigner devant le service chargé des crimes de guerre et qu’ils souhaitent être tenus informés de la procédure.

7.2Les auteurs indiquent en outre que le 11 octobre 2011, l’Association des parents de personnes disparues de Vogošća a adressé au Procureur du canton une lettre pour demander si l’ordonnance mentionnée par l’État partie avait été délivrée par le Bureau du Procureur et, dans l’affirmative, quelles actions avaient été menées jusqu’alors. Elle réaffirmait qu’il était de la plus haute importance que l’affaire soit traitée en vertu du Code pénal de la Bosnie‑Herzégovine de 2003 et non pas du Code pénal de la République socialiste fédérative de Yougoslavie, qui ne contient aucune disposition sur les crimes contre l’humanité ou le crime de disparition forcée. À ce propos, les auteurs citent le rapport du Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires sur sa mission en Bosnie‑Herzégovine (A/HRC/16/48/Add.1, par. 57), dans lequel le Groupe de travail souligne que, comme la disparition forcée est un crime continu, elle peut être punie sur le fondement d’une législation ex post sans qu’il y ait atteinte au principe de non-rétroactivité, dès lors que le sort de la personne disparue ou l’endroit où elle se trouve n’ont pas été élucidés.

7.3Dans une nouvelle lettre datée du 23 juillet 2013, les auteurs affirment que le 24 mai 2013, Tija Hero a reçu une lettre du Comité international de la Croix-Rouge l’informant que toutes les données relatives à son mari disparu avaient été transmises à l’Institut des personnes disparues, conformément à la loi relative aux personnes disparues. Les auteurs ajoutent qu’en avril 2013 les restes d’une personne ont été exhumés à Tihovići, où Sejad Hero avait disparu. Ils ont entendu une rumeur selon laquelle la dépouille pouvait être celle de Sejad Hero et l’identification pouvait avoir lieu au début de juin 2013. Mais l’État partie n’a pas pris contact avec eux et ne les a informés de rien. Tija Hero dit que cette situation a été pour elle source de détresse, d’angoisse et de frustration et qu’elle s’est sentie marginalisée, et elle considère que le silence de l’État partie équivaut à un traitement inhumain. Le 10 juillet 2013, elle a adressé une lettre à l’Institut des personnes disparues pour le prier instamment de procéder sans plus de retard à l’identification de la dépouille dont on lui avait parlé et lui demander de la tenir régulièrement informée de la situation et des résultats de l’identification. À la date où ils avaient adressé leurs commentaires, les auteurs n’avaient reçu aucune réponse officielle. Les auteurs rappellent en outre qu’ils ont été contraints de déclarer Sejad Hero décédé puisque c’était la condition pour recevoir une pension, ce qui leur a causé un surcroît de douleur qu’ils considèrent comme représentant une violation de l’article 7 du Pacte, seul et lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2.

7.4Les auteurs rappellent que l’État partie n’a fait procéder à aucune enquête sur la détention illégale, les tortures, la disparition forcée et la possible exécution arbitraire de Sejad Hero, que les restes de celui-ci n’ont toujours pas été retrouvés et rendus à sa famille et que les auteurs n’ont pas reçu d’indemnisation pour le préjudice subi. Ils relèvent que le jugement rendu le 15 décembre 2006 par la Cour de Bosnie-Herzégovine dans d’autres affaires de crimes contre l’humanité commis dans la région de Vogošća ne peut pas être considéré comme un jugement applicable à la disparition forcée de Sejad Hero parce que le défendeur n’a jamais été mis en accusation ni condamné pour les crimes commis à Tihovići. Les auteurs font valoir en outre que la procédure pénale qui est en cours contre un autre défendeur ne saurait être considérée comme utile dans leur cas puisqu’ils n’ont pas été formellement informés des charges retenues contre ce défendeur pour les crimes commis à Tihovići et que, à ce jour, personne n’a fait l’objet d’une enquête, n’a été jugé ni a été puni pour ces crimes.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément aux dispositions du paragraphe 2 de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même affaire n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement et que les auteurs avaient épuisé tous les recours internes disponibles.

8.3Le Comité note que l’État partie n’a pas contesté la recevabilité de la communication et que les griefs de violation des articles 6, 7, 9, 16 et 24, lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, ainsi que les griefs de violation de l’article 7, ont été suffisamment étayés aux fins de la recevabilité. Le Comité déclare donc la communication recevable et procède à son examen quant au fond.

Examen au fond

9.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

9.2Les auteurs affirment que Sejad Hero a été victime de disparition forcée depuis son arrestation illégale par l’Armée nationale yougoslave le 4 juillet 1992 et que, malgré les nombreuses initiatives de sa famille, aucune enquête diligente, impartiale, approfondie et indépendante n’a été menée par l’État partie pour élucider le sort de la victime et l’endroit où elle pourrait se trouver ni pour traduire les responsables en justice. À ce propos, le Comité rappelle son Observation générale no 31 (2004) relative à la nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte, dans laquelle il indique que le fait pour un État partie de ne pas mener d’enquêtes sur des violations présumées et de ne pas traduire en justice les auteurs de certaines violations (notamment la torture et les traitements cruels, inhumains ou dégradants analogues, les exécutions sommaires et arbitraires et les disparitions forcées) pourrait en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte.

9.3Les auteurs n’allèguent pas que l’État partie est directement responsable de la disparition forcée de leur mari et père. De fait, ils affirment que la disparition a eu lieu sur le territoire de l’État partie et a été perpétrée par les forces armées d’un État étranger, qui ne reconnaissait pas l’indépendance de la Bosnie-Herzégovine. Ce qui s’est passé ensuite n’est pas connu avec certitude et, d’après les auteurs, d’autres forces paramilitaires hostiles à l’État partie opéraient dans le secteur. Le Comité fait observer que l’expression «disparition forcée» peut être utilisée au sens large pour désigner, outre les disparitions imputables à un État partie, les disparitions qui sont l’œuvre de forces indépendantes d’un État partie ou hostile à celui‑ci. Le Comité note aussi que l’État partie ne conteste pas que les événements entrent dans le champ de la définition de la disparition forcée.

9.4Le Comité relève que l’État partie fait valoir les efforts considérables qui ont été entrepris, globalement, compte tenu du nombre de cas de disparition forcée − plus de 30 000 − survenus pendant le conflit. En particulier, la Cour constitutionnelle a établi que les autorités étaient responsables de l’enquête sur la disparition des proches des requérants, y compris de Sejad Hero (voir plus haut par. 2.10), et des mécanismes internes ont été mis en place pour traiter les cas de disparition forcée et autres crimes de guerre (voir par. 4.2).

9.5Le Comité rappelle sa jurisprudence et réaffirme que l’obligation d’enquêter sur les allégations de disparition forcée et de traduire les auteurs en justice n’est pas une obligation de résultat mais une obligation de moyens et qu’elle doit être interprétée d’une manière qui ne fait peser sur les autorités aucune charge impossible à supporter ou disproportionnée. Le Comité reconnaît en outre les difficultés particulières qu’un État partie peut rencontrer pour enquêter sur des crimes qui peuvent avoir été commis sur son territoire par les forces hostiles d’un État étranger. Par conséquent, même si l’on reconnaît la gravité des disparitions et la souffrance des auteurs, qui ignorent toujours ce qu’est devenu leur mari et père ou l’endroit où il pourrait se trouver et constatent que les coupables n’ont pas encore été traduits en justice, cela ne suffit pas en soi à constituer une violation du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte dans les circonstances particulières de l’espèce.

9.6Cela étant, les auteurs affirment aussi que quand ils ont présenté leur communication au Comité, près de dix-huit ans après la mise en détention de leur mari et père et plus de trois ans après la décision de la Cour constitutionnelle, les autorités d’enquête n’avaient pas pris contact avec eux pour entendre ce qu’ils savaient au sujet des responsables présumés de la disparition de Sejad Hero. En février 2006, la Cour constitutionnelle a considéré que les autorités de l’État partie avaient violé les droits des auteurs en ne prenant aucune mesure diligente pour faire enquêter sur le sort de leur mari et père et, en novembre 2006, elle a estimé que ces autorités n’avaient pas donné effet à sa décision. L’État partie décrit les efforts déployés pour rechercher la dépouille de Sejad Hero mais n’expose aucune mesure qui pourrait avoir été prise pour suivre l’enquête par d’autres moyens, par exemple en interrogeant des témoins. Le Comité note également que les informations limitées que la famille a réussi à obtenir au cours des différentes procédures ne leur ont été apportées qu’à leur demande ou après de très longs délais, ce que l’État partie n’a pas réfuté. Le Comité considère que les autorités chargées des enquêtes sur des disparitions forcées doivent donner en temps voulu aux familles la possibilité de contribuer à l’enquête en communiquant les renseignements dont elles disposent et que les familles doivent être rapidement informées des avancées de l’enquête. Il prend également note de l’angoisse et de la détresse causées aux auteurs par l’incertitude qui persiste depuis la disparition de leur parent. Le Comité conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des articles 6, 7 et 9 lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte à l’égard de la victime et de l’article 7 lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte à l’égard des auteurs.

9.7Le Comité note en outre que la prestation sociale versée aux auteurs était subordonnée à l’obligation pour ces derniers de faire déclarer le décès de leur mari et père disparu, alors qu’il n’y avait aucune certitude quant à son sort et à l’endroit où il se trouvait. Le Comité considère qu’obliger les familles de personnes disparues à faire déclarer le décès de leur parent pour pouvoir bénéficier d’une indemnisation alors que l’enquête sur la disparition est en cours subordonne le droit à une indemnisation à une démarche pénible et constitue un traitement inhumain et dégradant, en violation de l’article 7 seul et lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, à l’égard des auteurs.

9.8Compte tenu de ce qui précède, le Comité n’examinera pas séparément les griefs des auteurs tirés des articles 16 et 24 du Pacte lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2.

10.Le Comité des droits de l’homme agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, constate que l’État partie a violé les articles 6, 7 et 9 du Pacte lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 en ce qui concerne Sejad Hero, et l’article 7 seul et lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 en ce qui concerne les auteurs.

11.Conformément au paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer aux auteurs un recours utile, consistant à: a) poursuivre les efforts visant à faire la lumière sur le sort de Sejad Hero et l’endroit où il se trouve, comme l’exige la loi de 2004 relative aux personnes disparues, et veiller à ce que les enquêteurs prennent contact avec les auteurs dans les meilleurs délais afin que ces derniers puissent contribuer à l’enquête en communiquant les renseignements dont ils disposent; b) poursuivre les actions visant à traduire en justice les responsables de la disparition sans retard injustifié, conformément à la stratégie nationale pour le jugement des crimes de guerre; c) assurer une indemnisation appropriée aux auteurs. L’État partie est en outre tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas et doit garantir en particulier que les familles des personnes disparues aient accès aux enquêtes sur les plaintes pour disparition forcée et que la législation actuelle ne soit pas appliquée de telle façon que les prestations sociales et les mesures de réparation accordées aux proches des victimes de disparition forcée soient subordonnées à l’obligation d’obtenir un certificat de décès de la victime.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses trois langues officielles.