Nations Unies

CCPR/C/115/D/2130/2012

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

9 février 2016

Original : français

Comité des droits de l’homme

Communication no 2130/2012

Décision adoptée par le Comité à sa 115e session(19 octobre-6 novembre 2015)

Communication présentée par:

Zine El Abidine Ben Ali (représenté par Akram Azoury)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Tunisie

Date de la communication:

19 janvier 2012 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise par le Rapporteur spécial en application des articles 92 et 97 du règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 1er février 2012 (non publiée sous forme de document)

Date de la décision:

2 novembre 2015

Objet:

Procès inéquitable in absentia

Question(s) de procédure:

Irrecevabilité ratione temporis; incompatibilité; non-épuisement des voies de recours internes

Question(s) de fond:

Droit à un procès équitable; présomption d’innocence; tribunal indépendant et impartial; droit de se défendre soi-même ou d’avoir l’assistance d’un défenseur de son choix; droit d’être informé dans le plus court délai et de façon détaillée de la nature et des motifs de l’accusation portée contre soi; droit de disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense

Article(s) du Pacte:

14, paragraphes 1, 2 et 3 a), b) et d)

Article(s) du Protocole facultatif:

1, 3 et 5, paragraphe 2 b)

Annexe

Décision du Comité des droits de l’homme en vertudu Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (115e session)

concernant la

Communication no 2130/2012 *

Présentée par:

Zine El Abidine Ben Ali (représenté par Akram Azoury)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Tunisie

Date de la communication:

19 janvier 2012 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l ’ homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 2 novembre 2015,

Ayant achevé l’examen de la communication no 2130/2012 présentée par Zine El Abidine Ben Ali en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit :

Décision concernant la recevabilité

1.L’auteur de la communication, datée du 19 janvier 2012, est Zine El Abidine Ben Ali, ancien Président de la Tunisie. Sa communication fait état de violations par la Tunisie de l’article 14, paragraphes 1, 2 et 3 a), b) et d), du Pacte. Il est représenté par Me Azoury. La Tunisie a ratifié le Pacte le 18 mars 1969 et a accédé au Protocole facultatif se rapportant au Pacte le 29 juin 2011. En vertu de l’article 8, paragraphe 2, du Protocole facultatif, le Protocole facultatif est entré en vigueur le 29 septembre 2011.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur était Président de la Tunisie en exercice jusqu’au 14 janvier 2011, date à laquelle il a quitté la Tunisie. Depuis son départ, les autorités officielles tunisiennes et les médias officiels tunisiens affirment que l’auteur est coupable de diverses infractions pénales, dont : 1) l’enrichissement illicite et la possession d’avoirs dans divers pays, notamment en Suisse; 2) le trafic d’armes; et 3) le trafic de drogue.

2.2Le 21 février 2011, soit trente-cinq jours après le départ de l’auteur de la Tunisie, la télévision tunisienne a diffusé un reportage tourné dans la résidence présidentielle de Sidi Bousaid montrant de l’argent liquide qui aurait été pillé par l’auteur et sa famille et déposé dans le coffre-fort de la résidence. Le reportage montrait des billets ainsi que des bijoux. Le 4 mars 2011, le Premier Ministre tunisien, Béji Caid Essebsi, a publiquement déclaré, lors de sa première apparition en public, que l’auteur « s’est rendu coupable de haute trahison pour avoir renoncé à assumer sa responsabilité d’assurer la sécurité et la stabilité et pour avoir quitté le pays alors qu’il est le commandant en chef des forces armées » et a insisté sur le fait que ce crime était passible de la peine de mort. Le 14 mars 2011, le Président de la République de Tunisie par intérim, Fouad Al Mbazaa, a promulgué le décret no 13 paru au Journal officiel no 18 du 18 mars 2011 préconisant la saisie des avoirs mobiliers et immobiliers acquis par l’auteur après le 7 novembre 1987 et qui appartiennent à l’auteur et à 112 autres personnes de sa famille dont les noms sont inscrits sur la liste annexée au décret. Ce décret est entré en vigueur un jour avant l’entrée en vigueur du décret no 14 autorisant le Président par intérim de l’époque à bénéficier des prérogatives d’ordre législatif. Le 7 juin 2011, le représentant du Ministère de la justice, Kadhem Zine El Abidine, a publiquement déclaré que l’auteur n’avait pas, selon les lois tunisiennes, le droit d’être défendu dans les procédures tunisiennes par un avocat de son choix s’il n’était pas personnellement présent au tribunal.

2.3Le 20 juin 2011, les médias ont diffusé des informations sur un prétendu jugement rendu, le jour même de l’ouverture du procès, par le tribunal de grande instance de Tunis condamnant l’auteur à trente-cinq ans de prison sur la base des images de devises étrangères publiées antérieurement. Le 4 juillet 2011, les médias ont également diffusé des informations sur un prétendu jugement rendu, le jour même de l’ouverture du procès, par le tribunal de grande instance de Tunis dans l’affaire dite du « Palais de Carthage », sur la base de la prétendue découverte dans la demeure présidentielle, après le départ de l’auteur, de deux kilos de résine de cannabis, d’armes et de pièces archéologiques. Ce jugement condamnait l’auteur à quinze ans et demi de prison sur la base d’une prétendue valise ouverte au cours du procès par le chef de la brigade des stupéfiants contenant la résine de cannabis ainsi qu’une enveloppe à bulles portant la mention « drogue », que le juge a affirmé avoir été écrite de la main de l’auteur. Le 28 juillet 2011, les médias ont diffusé des informations sur un prétendu jugement rendu par le tribunal de grande instance de Tunis condamnant par contumace l’auteur à seize ans de prison pour corruption et fraudes immobilières dans des affaires d’achat et de cession de terrains immobiliers au début des années 2000.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur prétend être la victime d’une violation de l’article 14, paragraphe 2, du Pacte, considérant que, depuis le 14 janvier 2011, les autorités politiques et les médias continuent d’affirmer qu’il est coupable de toutes les charges qui lui sont imputées. La télévision officielle tunisienne a diffusé, le 21 février 2011, des images filmées avec l’affirmation officielle que les devises et les bijoux montrés étaient les produits d’infractions dont se serait rendu coupable l’auteur. Ces affirmations et images ont été reprises par les médias. L’auteur allègue que le secret de l’instruction a été violé puisque ces images devraient en principe faire partie du dossier de l’instruction pénale alors que les médias avaient préalablement été alertés et les coffres-forts avaient été ouverts devant les médias. En outre, la déclaration du Premier Ministre tunisien du 4 mars 2011 accusant l’auteur de haute trahison puis les jugements rendus résultent d’une décision politique de culpabilité et violent la présomption d’innocence.

3.2L’auteur considère qu’il est la victime d’une violation de l’article 14, paragraphe 1, du Pacte posant l’exigence d’un tribunal compétent, indépendant et impartial. Il cite la jurisprudence du Comité, selon laquelle « une situation dans laquelle les fonctions et les attributions du pouvoir judiciaire et du pouvoir exécutif ne peuvent être clairement distinguées ou dans laquelle le second est en mesure de contrôler ou de diriger le premier est incompatible avec le principe d’un tribunal indépendant et impartial au sens du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte ». Les différentes autorités officielles ont affirmé la culpabilité de l’auteur pour toutes les infractions dont il a été accusé et ont en fait donné des instructions au pouvoir judicaire pour entériner leur décision de culpabilité. En outre, le Ministère tunisien de la justice a donné instruction au pouvoir judiciaire de ne pas accepter que l’auteur soit défendu par un avocat de son choix et en son absence (voir par. 2.2 supra). L’auteur considère aussi que le décret no 13 paru au Journal officiel du 18 mars 2011 viole le principe de la séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire dans la mesure où il ordonne des sanctions pénales telles que les mesures de saisie de tous les biens mobiliers et immobiliers de l’auteur, y compris son domicile personnel, alors que le pouvoir d’imposer des sanctions pénales relève exclusivement du pouvoir judiciaire à l’issue d’un jugement respectant les normes du procès équitable et des droits de la défense.

3.3L’auteur prétend également être la victime d’une violation de l’article 14, paragraphe 3 d), du Pacte qui reconnaît le droit de se défendre soi-même ou d’avoir l’assistance d’un défenseur de son choix. L’auteur se réfère à la déclaration datée du 7 juin 2011 du représentant du Ministère de la justice (voir par. 2.2 supra). Il n’a d’ailleurs pas été en mesure d’être représenté par l’avocat de son choix au cours des audiences du 20 juin 2011 et du 4 juillet 2011.

3.4L’auteur allègue que le droit de tout accusé d’être défendu par l’avocat de son choix a pour corollaire le droit d’être défendu même en son absence. Le représentant du Ministère tunisien de la justice a affirmé que l’article 141 du Code de procédure pénale tunisien dispose que les prévenus qui ne se présentent pas au tribunal ne bénéficient pas d’une défense et qu’aucun avocat ne peut les représenter. Il aurait donc passé outre l’article 32 de la Constitution tunisienne qui dispose qu’en cas de contradiction entre un texte national et une convention internationale, c’est le texte de la convention internationale qui prime, et aurait donc explicitement violé les garanties du procès équitable applicables en l’espèce.

3.5Les paragraphes 3 a) et b) de l’article 14 du Pacte disposent que toute personne accusée a le droit d’être informée dans le plus court délai et de façon détaillée de la nature et des motifs de l’accusation portée contre elle et de disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense. Ce principe se manifeste par le droit de l’accusé d’avoir un accès direct à son dossier pénal, ainsi que d’être entendu, de présenter ses observations et de prendre connaissance des observations et pièces produites dans une parfaite égalité des armes. L’auteur n’a pas été notifié de la procédure menée à son encontre, ni été informé des chefs d’accusation dont il est l’objet; il n’a pas non plus eu le droit d’être entendu sur ses prétentions. Il n’a en outre pas été notifié de la date des audiences ou encore des prétendus jugements des 20 juin 2011, 4 juillet 2011 et 28 juillet 2011, lesquels ont été rendus le jour même de la tenue de l’audience en le privant du temps et des facilités nécessaires pour préparer sa défense en violation de l’article 14 du Pacte.

3.6L’auteur allègue en outre qu’il aurait dû bénéficier d’un délai raisonnable pour préparer sa défense. Un délai non raisonnable est autant un délai excessif qu’un délai très bref qui empêche l’accusé d’être en mesure de présenter sa défense. Le juge doit en effet prendre le temps nécessaire pour juger, ne pas se hâter, ne pas rendre des décisions précipitées. L’auteur souligne que le délai dans lequel ont été rendus les trois jugements est tout à fait déraisonnable dans la mesure où les jugements ont été rendus le jour même de l’ouverture de la procédure et après avoir uniquement entendu le procureur à l’exclusion de la défense.

3.7La neutralité et l’impartialité des membres de l’autorité judiciaire sont prévues par le paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte et le paragraphe 1 de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. La partialité serait objectivement perceptible lorsque le juge s’exprime de manière qui laisse entendre qu’il est déjà convaincu de la culpabilité de l’intéressé. Les membres de l’autorité judiciaire qui ont rendu les jugements des 20 juin 2011, 4 juillet 2011 et 28 juillet 2011 ont été préalablement influencés par les déclarations de culpabilité des autorités officielles, par les médias et l’opinion publique qui s’acharnent contre l’auteur et par les cris et la foule dans la salle d’audience. La procédure suivie en violation du droit de la défense a été celle déterminée par le pouvoir exécutif. La partialité est objectivement perceptible par le prononcé des jugements le jour même de l’ouverture des procès, sans entendre l’intéressé en violation de toutes les garanties du procès équitable. Les jugements des 20 juin 2011, 4 juillet 2011 et 28 juillet 2011 ne sont aucunement motivés. Ils ont été rendus respectivement : sur la base unique des prétendues devises étrangères préalablement montrées par la télévision avec la présomption qu’elles avaient été pillées par l’auteur et sa famille et déposées dans le coffre-fort; sur la base unique des prétendus deux kilos de résine de cannabis sur lesquels l’auteur aurait lui-même d’après le juge écrit de sa main « drogue », d’armes et de pièces archéologiques exposés au cours de l’audience par le chef de la brigade des stupéfiants; sur la base de prétendus achats et cessions frauduleux de terrains immobiliers. Cela a été fait sans expliquer comment les devises « trouvées » quarante jours après le départ de l’auteur ainsi que la drogue pouvaient être rattachées à lui, sans que les prétendues devises n’aient été examinées par le tribunal et gardées sous scellés comme pièces à conviction mais plutôt retournées à la banque centrale où elles ont perdu toute individualité, et sans que le tribunal n’ait apporté de preuves quant au caractère irrégulier des achats et cessions de terrains. Les jugements se fondent explicitement et exclusivement sur des rumeurs, des certitudes et des témoignages.

3.8La privation par le pouvoir politique tunisien du droit de l’auteur de se faire représenter par un avocat de son choix et en son absence dans les procédures tunisiennes le prive en fait tant de son droit de défense que de son droit de présenter un recours contre toute décision prise à son détriment. Cette décision le prive de facto de son droit d’accès à un juge. Par conséquent, la condition de l’épuisement des recours internes est remplie puisque par hypothèse l’auteur se voit, par une décision politique entérinée par le pouvoir judiciaire, refuser le droit d’accéder à son dossier.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

4.1Le 3 août 2012, l’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité et le fond de la communication. L’État partie conteste la recevabilité de la communication ratione temporis, pour non-épuisement des voies de recours internes et au motif qu’elle serait incompatible avec le Pacte au titre de l’article 3 du Protocole facultatif. Il conteste également le bien-fondé de la communication.

4.2L’État partie rappelle tout d’abord les faits de l’affaire et mentionne que, par le jugement no 23004 du 20 juin 2011 rendu par la chambre criminelle du tribunal de première instance de Tunis, l’auteur a été condamné par contumace à une peine de trente-cinq ans d’emprisonnement pour détournement et soustraction de deniers publics par un dépositaire public et concussion sur le fondement des articles 95, 96, 97 et 99 du Code pénal tunisien. Dans cette affaire, il est reproché à l’auteur d’avoir profité de sa position de Président de la République pour détourner des deniers publics et soustraire une somme d’argent importante d’un montant de 41 225 925 dinars tunisiens. En effet, au cours du mois de février 2011 et dans le cadre de leurs prérogatives et compétences légales, les membres de la Commission nationale d’investigation sur la corruption et la malversation ont pu, suite à une perquisition menée dans le palais de Sidi Dhrif, lieu de résidence de l’auteur, découvrir des coffres-forts bien dissimulés regorgeant de coupures de billets, de monceaux d’or et de bijoux et autres pierres précieuses ainsi que de multiples cartes bancaires émises par des banques étrangères. Cette Commission a donc saisi le parquet de l’affaire, une instruction a été ouverte et cette affaire a fait l’objet du jugement précité.

4.3Par le jugement no°23005 du 4 juillet 2011 rendu par la chambre criminelle du tribunal de première instance de Tunis, l’auteur a été condamné par contumace à une peine de quinze ans et six mois d’emprisonnement pour: 1) violation des dispositions de la loi relative aux stupéfiants par l’affectation, l’utilisation et l’aménagement illégal d’un lieu pour le stockage et la dissimulation de stupéfiants, 2) violation de la loi réglementant l’introduction, le commerce, la détention et le port d’armes par l’introduction et l’importation d’armes et de munitions de la première catégorie, et 3) violation des dispositions du Code du patrimoine archéologique, historique et des arts traditionnels. Dans cette affaire, il est reproché à l’auteur d’avoir utilisé l’antichambre de son bureau personnel au palais de Carthage pour stocker et dissimuler des stupéfiants, d’avoir introduit et importé sans autorisation légale des armes et munitions de la première catégorie et de ne pas avoir informé les services compétents de la détention de biens archéologiques meubles.

4.4En ce qui concerne le jugement no°23175 du 28 juillet 2011, l’État partie relève l’imprécision ou l’erreur commise par l’auteur puisqu’à la date des observations de l’État partie, deux jugements criminels ont été rendus à son encontre – le premier portant le numéro 23174/11 et le second le numéro 23175/11 – concernant tous deux l’abus et l’utilisation par l’auteur de sa qualité de Président de la République pour procurer à un tiers, en l’occurrence des membres de sa famille, des avantages injustifiés en causant un préjudice à l’administration et en contrevenant aux règlements en vigueur. Or, aucun de ces jugements ne l’a condamné à une peine équivalant à seize ans d’emprisonnement.

4.5En ce qui concerne la recevabilité, l’État partie note que selon l’article 9 du Protocole facultatif celui-ci n’entre en vigueur que dans un délai de trois mois après la date du dépôt des instruments d’adhésion auprès du Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies. Or, le dépôt des instruments d’adhésion de la Tunisie au Protocole facultatif a eu lieu en juin 2011. Le Protocole facultatif n’est donc entré en vigueur pour la Tunisie qu’en septembre 2011. Or, les jugements contestés ont été rendus respectivement aux mois de juin et juillet 2011. La communication est donc irrecevable à ce titre.

4.6L’État partie considère en outre que l’auteur n’a pas épuisé les voies de recours internes. En effet, le principe de double degré de juridiction s’applique en droit tunisien. Ces voies de recours sont ouvertes au justiciable, notamment l’opposition au titre des articles 175 à 183 du Code de procédure pénale et l’appel au titre des articles 207 à 220 du Code de procédure pénale. Il existe aussi des voies de recours extraordinaires telles que le pourvoi en cassation. Or, l’auteur n’a fait usage d’aucune de ces voies de recours pour contester les jugements rendus à son égard. L’État partie note à ce titre l’aveu même de l’auteur de n’avoir pas épuisé ces recours au motif qu’il a été « privé par le pouvoir politique tunisien » de son droit de se faire représenter par un avocat de son choix et en son absence. Or, des jugements rendus par contumace peuvent faire l’objet d’une opposition. Celle-ci peut être faite soit par l’opposant en personne, soit par son représentant auprès du greffe du tribunal qui a rendu la décision selon des délais qui varient selon les modalités de la signification. Si la personne signifiée demeure hors du territoire, elle peut former opposition dans un délai de trente jours. Si la signification n’a pas été faite à la personne concernée ou s’il ne résulte pas des actes d’exécution du jugement que l’accusé en a eu connaissance, l’opposition est recevable jusqu’à l’expiration des délais de prescription de la peine. La prescription est de vingt ans pour les peines correspondant à un crime. La possibilité de faire opposition reste ouverte pour l’auteur mais celui-ci n’a jusqu’à présent pas cru bon de l’utiliser, préférant fuir la justice et renoncer à se présenter devant les juridictions compétentes.

4.7L’État partie ajoute que la formation de l’opposition impose la fixation d’une date d’audience dans un bref délai. La comparution de l’auteur devant le tribunal compétent lui aurait permis d’être jugé à nouveau puisque les jugements par contumace rendus à son encontre auraient été annulés sur les chefs de jugement d’ordre pénal ou civil, l’opposition étant une voie de rétractation. L’auteur aurait donc pu être rejugé et il aurait eu la possibilité de se défendre en étant assisté de l’avocat ou des avocats de son choix conformément au droit en vigueur.

4.8Comme mentionné précédemment, l’auteur aurait également pu interjeter appel contre les jugements rendus devant la chambre criminelle de la cour d’appel et, le cas échéant, devant la Cour de cassation. L’auteur est actuellement en état de fuite et persiste à ne pas vouloir se présenter devant les autorités judiciaires alors qu’il fait l’objet de mandats d’amener internationaux émis par la justice tunisienne et relayés par INTERPOL.

4.9Contrairement aux dires de l’auteur, il aurait pu se faire représenter par l’avocat de son choix. Néanmoins, ayant fui le territoire sans laisser d’adresse, les citations à comparaître et autres documents lui permettant de désigner l’avocat de son choix pour le représenter ont été transmis au poste de police relevant de la circonscription de son domicile. En l’absence de désignation d’un ou de plusieurs avocats, l’auteur s’est vu octroyer des avocats commis d’office conformément à l’article 141 du Code de procédure pénale. Les avocats commis d’office ont pu enregistrer leur présence au tribunal mais n’ont pas pu défendre la cause de l’auteur puisque le paragraphe 1 de l’article 141 précité prévoit que la personne accusée d’un crime ou d’un délit prévoyant un emprisonnement doit comparaître personnellement à l’audience pour que l’avocat puisse plaider sa cause. Le paragraphe 175 prévoit que lorsque le non-comparant a été régulièrement cité il est jugé par défaut.

4.10L’État partie note que le droit interne tunisien n’autorise pas une personne de nationalité tunisienne à se faire représenter par un avocat étranger devant les tribunaux tunisiens. D’ailleurs, certaines conventions bilatérales en matière de coopération et d’entraide judiciaire conclues par l’État partie ne prévoient pas cette possibilité. C’est le cas notamment de la Convention bilatérale entre l’État partie et le Liban dont est ressortissant le conseil de l’auteur, Me Azoury. L’État partie note par ailleurs que la signature apposée à la fin de la communication au Comité ne correspond pas à la signature de Me Azoury apposée au bas de la lettre adressée par lui au bâtonnier de l’ordre national des avocats de Tunis en date du 1er juillet 2011, ce qui rend la communication devant le Comité anonyme et donc contraire à l’article 3 du Protocole facultatif.

4.11S’agissant de la procédure devant le Comité, l’État partie note que la procuration présentée à l’appui de la communication et donnant pouvoir à Me Azoury de représenter l’auteur expirait le 31 décembre 2011. Le conseil n’a donc pas qualité pour agir au nom de l’auteur.

4.12Sur le fond, l’État partie note que l’auteur a contesté, d’une part, les règles de droit sur lesquelles l’État partie s’est fondé pour le juger et, d’autre part, le déroulement du procès. S’agissant du premier motif, l’État partie note que les règles de droit sur la base desquelles l’auteur a été jugé sont entrées en vigueur alors que l’auteur était le chef du pouvoir exécutif. D’ailleurs, l’auteur n’a cessé de réitérer devant les instances onusiennes, y compris le Comité, qu’elles étaient conformes aux instruments internationaux ratifiés par la Tunisie.

4.13S’agissant du second motif, alors que l’auteur considère qu’il n’a pas bénéficié du principe de présomption d’innocence au titre de l’article 14, paragraphe 2, du Pacte, l’État partie note qu’aucun des documents et témoignages présentés par le ministère public et le juge d’instruction, et qui ont été maintenus par le tribunal comme éléments de preuve des infractions imputées à l’auteur, ne font allusion à une décision politique de culpabilité. Les jugements pris à l’encontre de l’auteur l’ont été par un tribunal compétent conformément à la loi en vigueur en toute indépendance et impartialité. L’État partie n’est pas responsable du contenu médiatique des différents moyens de presse et de communication. Il rappelle que la liberté de la presse est garantie. Le caractère public de la première chaîne de télévision ne signifie pas qu’il y a un contrôle sur le contenu médiatique. En outre, la saisie pratiquée à la résidence de l’auteur a été effectuée par la Commission nationale d’investigation sur la corruption et la malversation qui est une instance indépendante.

4.14En tout état de cause, la transmission des images de la saisie ne constitue pas une violation du secret de l’instruction puisque la saisie a été opérée par cette commission avant l’ouverture d’une information judiciaire contre l’intéressé. En outre, le secret de l’instruction ne fait pas obstacle au droit à l’information. En effet, les images transmises se sont contentées de communiquer au public l’état des lieux à la demeure de l’auteur sans émettre aucun jugement sur sa culpabilité.

4.15Contrairement aux dires de l’auteur, le pouvoir judiciaire fonctionne depuis le 14 janvier 2011 en toute indépendance. Plusieurs décisions judiciaires démontrent cette indépendance soit en disculpant certains membres de la famille de l’auteur ou ses gendres, soit en appliquant des circonstances atténuantes. L’État partie rejette l’argument de l’auteur selon lequel le Ministre de la justice aurait donné instruction au pouvoir judiciaire de ne pas accepter que l’auteur soit défendu par l’avocat de son choix. Le problème est juridique et non politique (voir par. 4.9 supra et 4.16 infra). Concernant le décret-loi no 13 du 14 mars 2011 relatif à la confiscation des biens mobiliers et immobiliers de l’auteur et des membres de sa famille et autres personnes, la confiscation est à la fois une peine et une mesure de sûreté. Elle est une mesure de sûreté en ce qu’elle vise à garantir la sécurité et l’intégrité physique et morale des personnes concernées ainsi que la sûreté intérieure de l’État. En effet, le peuple tunisien a réclamé la restitution des avoirs détenus par les personnes concernées par la confiscation. La Constitution du 1er juin 1959 en vigueur lors de la promulgation du décret-loi prévoit que le droit de propriété s’exerce conformément à la loi. Cette dernière est autorisée, dans des circonstances exceptionnelles, à limiter l’exercice de ce droit pour assurer un intérêt majeur de la société, qui était, dans ce cas d’espèce, la sécurité des personnes et des biens et la sûreté de l’État.

4.16À propos de l’allégation relative à l’article 14, paragraphe 3 d), à savoir que l’auteur n’aurait pas été assisté par l’avocat de son choix, l’État partie réitère les arguments développés au stade de la recevabilité (voir par. 4.9 supra). Il ajoute que les procès en l’absence de l’accusé peuvent dans certaines circonstances être autorisés dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, par exemple quand l’accusé, bien qu’informé du procès suffisamment à l’avance, refuse d’exercer son droit d’y être présent. Par conséquent, ces procès sont compatibles avec l’alinéa d) du paragraphe 3 de l’article 14 uniquement si les mesures nécessaires ont été prises pour demander dans le délai voulu à l’accusé de comparaître et pour l’informer à l’avance de la date et du lieu de son procès et lui demander d’y être présent. Or, l’auteur reconnaît implicitement avoir été informé de la date et du lieu de son procès, ainsi que l’attestent plusieurs articles mentionnant ces procès et que l’auteur a joints à sa communication devant le Comité.

4.17Toutes les convocations et les significations des jugements ont été communiquées à l’auteur selon les lois en vigueur (voir par. 4.9 supra).

4.18Au sujet des délais dans lesquels les jugements ont été rendus, l’État partie répond que l’auteur a bénéficié d’avocats commis d’office qui, conformément au Code de procédure pénale, ont présenté des observations sur la forme et ont produit des rapports écrits; que les avocats n’ont pu plaider sa cause oralement puisque l’auteur était en fuite; et que c’est la raison pour laquelle les jugements ont été rendus le même jour d’autant plus qu’en matière criminelle, le tribunal prononce son jugement après avoir délibéré conformément à l’article 164 du Code de procédure pénale, une fois les débats clôturés sans avoir la possibilité de remettre le prononcé du jugement à une audience ultérieure comme c’est le cas en matière correctionnelle. L’impartialité des juges ne peut être remise en cause, d’autant que l’auteur a, par la même occasion, bénéficié d’un acquittement pour certains chefs d’inculpation.

4.19Concernant les autres griefs, l’État partie note que l’auteur demande au Comité de faire une appréciation des preuves par le tribunal alors même que tous les jugements prononcés à l’encontre de l’auteur l’ont été en fait et en droit. L’État partie rappelle qu’il n’appartient pas au Comité de faire une appréciation de l’application par les tribunaux de la loi, à moins que son appréciation se réfère à une violation des obligations contractées par l’État partie en vertu du Pacte, ce qui n’est pas le cas étant donné qu’il ne ressort pas des jugements que, en l’espèce, la loi a été interprétée et appliquée de façon arbitraire ou que son application a constitué un déni de justice. L’État partie ajoute que le Comité n’est pas une ultime instance d’appel.

Commentaires de l’auteur sur la recevabilité et le fond

5.1Le 28 décembre 2012, l’auteur répond tout d’abord que la procuration au profit de son conseil a été renouvelée par l’auteur et confirme donc la légalité de sa représentation.

5.2S’agissant de l’allégation selon laquelle la signature apposée à la fin de la communication au Comité ne correspond pas à la signature de Me Azoury apposée au bas de la lettre adressée par lui au bâtonnier de l’ordre national des avocats de Tunis, l’auteur répond que la signature était celle d’un avocat associé détenant procuration de Me Azoury et signant par procuration en lieu et place. La signature apposée en bas de la communication devant le Comité est bien celle de Me Azoury.

5.3Au sujet de l’argument ratione temporis, l’auteur concède que le Protocole facultatif n’est entré en vigueur qu’en septembre 2011. Il considère néanmoins que cela signifie qu’un individu ne peut soumettre une communication au Comité qu’après cette date mais qu’il peut la soumettre relativement à des faits survenus avant l’entrée en vigueur du Protocole facultatif puisque, selon lui, le Pacte était lui, déjà applicable à l’État partie.

5.4S’agissant de l’épuisement des voies de recours internes, l’auteur répond que l’État partie n’a pas apporté la preuve de la notification des actes de procédure et de jugement à l’auteur. Celui-ci en a pris connaissance pour la première fois en consultant les annexes aux observations de l’État partie. En outre, il revient à l’État partie de démontrer non seulement que les recours internes étaient disponibles mais qu’ils étaient accessibles.

5.5L’auteur allègue que le pouvoir exécutif de l’État partie n’a pas autorisé les deux avocats qu’il avait désignés à assurer sa défense ni même à prendre connaissance des pièces du dossier. D’autre part, le Ministère de la justice a, dans une déclaration officielle, interdit à tout avocat, qu’il soit désigné par l’auteur lui-même ou qu’il soit commis d’office, d’assurer la défense de l’auteur. L’auteur considère que le Pacte prévoit le droit de tout accusé d’assurer sa défense et d’exercer les voies de recours par l’intermédiaire d’un avocat de son choix même en son absence.

5.6L’auteur insiste sur le fait qu’il n’est pas en état de fuite du fait de poursuites judiciaires puisqu’il a quitté le territoire bien avant que de telles poursuites soient engagées. L’auteur considère qu’il a été victime d’une conspiration pour opérer un changement de régime. Il a au contraire été empêché de revenir en Tunisie malgré son insistance pour y retourner. Cette impossibilité de retourner dans son pays rend les recours internes inaccessibles.

5.7L’argument de l’État partie selon lequel les règles de droit sur lesquelles les jugements rendus se sont fondés ont été promulguées du temps où l’auteur était au pouvoir ne tient pas. En effet, la règle de droit interne doit être conforme au Pacte et ceci, indépendamment de l’identité de la personne qui dirige l’État au moment de sa promulgation.

5.8Quant à la présomption d’innocence, bien que la télévision tunisienne ne soit pas une télévision officielle, elle est bien la chaîne nationale qui représente les vues de l’État qui y exerce une certaine influence. En outre, la subordination de la Commission nationale au pouvoir exécutif est établie par le décret-loi no 2011-7 du 18 février 2011, ce qui démontre que la Commission, en dépit de sa qualification purement formelle d’indépendante, est en réalité complètement intégrée au pouvoir exécutif. L’auteur note la mission d’intérêt public de la Commission, ses pouvoirs excessifs, le procédé de nomination de ses membres, l’obligation de rendre des comptes à l’exécutif et son financement.

5.9La seule enquête effectuée est celle faite par le pouvoir exécutif par le biais de la Commission. Son rapport est la seule preuve sur laquelle les jugements de condamnation se sont basés. Par conséquent, les jugements se sont contentés d’entériner des décisions politiques. Le fait que la Commission ait convoqué la télévision tunisienne pour filmer l’opération de saisie démontre la pression exercée par les autorités tunisiennes pour convaincre l’opinion publique de la prétendue culpabilité de l’auteur. L’auteur s’appuie sur certaines déclarations officielles pour argumenter que le pouvoir judiciaire n’est pas indépendant.

5.10Concernant le décret-loi du 14 mars 2011, l’auteur maintient qu’il s’agit d’un empiètement du pouvoir exécutif sur le pouvoir judiciaire, ce que l’État partie a lui-même reconnu en mentionnant qu’il avait été promulgué pour garantir la sûreté intérieure de l’État. Pour l’auteur, cette mesure d’expropriation est un acte du pouvoir exécutif qui a été commis hors de toute procédure judiciaire en violation du droit de la défense et du principe de séparation des pouvoirs.

5.11Concernant l’alinéa d) du paragraphe 3 de l’article 14, l’auteur répond qu’il a tenté en vain de prendre connaissance des charges retenues à son encontre et des procédures en cours auprès des autorités tunisiennes. Il s’est confronté à un refus catégorique qui démontre la mauvaise foi des autorités de l’État partie qui refusent à l’auteur le droit de se faire représenter par l’avocat de son choix, même étranger, sous prétexte que la loi tunisienne ne le permet pas. La bonne foi aurait supposé que ces autorités collaborent avec l’avocat choisi pour tout au moins connaître les circonstances qui empêchent l’auteur d’assister à la procédure ou connaître une adresse à laquelle les actes de procédure pourraient être notifiés à l’auteur. Le législateur ne peut prévoir une atteinte auxdits droits de la défense qu’en prévoyant concomitamment les conditions dans lesquelles une telle atteinte peut être décidée. L’auteur note que l’avocat commis d’office n’a pas pris contact avec lui ni avec son conseil alors que cela lui était possible. L’auteur n’a donc pas pu prendre connaissance des éléments du dossier ni du point de vue de l’auteur, ni des contre-arguments aux accusations. Compte tenu du fait qu’en vertu de l’article 141 précité les avocats commis d’office ne peuvent pas plaider la cause sur le fond, aucune défense concrète et effective n’a été assurée, ce qui constitue une violation de l’alinéa d) du paragraphe 3 de l’article 14 du Pacte.

5.12L’auteur réfute l’information soumise par l’État partie selon laquelle il n’existe aucune convention bilatérale entre la Tunisie et le Liban permettant à un avocat libanais de défendre un citoyen tunisien en Tunisie. Il suffit que l’avocat étranger soit assisté d’un avocat membre du barreau local.

5.13L’auteur considère que le délai d’une semaine pour rendre un jugement ne peut être qualifié de délai raisonnable et qu’un tel délai ne peut avoir permis aux avocats commis d’office de prendre connaissance des éléments de preuve et d’assurer la défense, ni même au juge d’examiner le dossier.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2En ce qui concerne l’application du Protocole facultatif à la présente communication, le Comité rappelle que la Tunisie a accédé au Protocole facultatif se rapportant au Pacte le 29 juin 2011. En vertu de l’article 9, paragraphe 2, du Protocole facultatif, le Protocole facultatif est entré en vigueur le 29 septembre 2011 pour la Tunisie. Le Comité rappelle sa jurisprudence, et réaffirme qu’il peut examiner des violations présumées du Pacte qui se sont produites avant l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie concerné uniquement si ces violations se poursuivent après cette date ou continuent de produire des effets qui en eux-mêmes constituent une violation du Pacte. Le Protocole ne pouvant être appliqué rétroactivement, le Comité n’a pas compétence ratione temporis pour examiner les allégations concernant les jugements no°23004 du 20 juin 2011, no°23005 du 4 juillet 2011 et no°23175 du 28 juillet 2011 pris à l’encontre de l’auteur, ni les allégations concernant les mesures d’expropriation suite à la promulgation du décret-loi du 14 mars 2011 et qui font l’unique objet de la communication présentée au Comité. Le Comité ajoute qu’il n’a pas été établi que lesdits actes continuent de produire des effets après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif.

6.3Compte tenu de ce qui précède, le Comité n’examinera pas les autres exceptions à la recevabilité de la communication.

7.Le Comité des droits de l’homme décide en conséquence :

a)Que la communication est irrecevable en vertu de l’article 1er du Protocole facultatif;

b)Que la présente décision sera communiquée à 1’État partie et à l’auteur.