Communication présentée par :

John-Jacques Lumbala Tshidika (représenté par l’Organisation mondiale contre la torture et l’Association africaine de défense des droits de l’homme)

Au nom de :

L’auteur

État partie :

République démocratique du Congo

Date de la communication :

13 août 2012 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise par le Rapporteur spécial en application des articles 92 et 97 du règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 27 novembre 2012 (publiée sous forme de document)

Date des constatations :

5 novembre 2015

Objet :

Torture et détention arbitraire

Question(s) de procédure :

Néant

Question(s) de fond :

Droit à la liberté; droit à ne pas être soumis à la torture; égalité des armes et procédure équitable; immixtion arbitraire dans la vie de famille

Article(s) du Pacte :

2 (par. 2 et 3), 7, 9, 10 (par. 1), 16, 17, 19 et 23

Article(s) du Protocole facultatif :

Néant

Annexe

Constatations du Comité des droits de l’homme au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (115e session)

concernant la

Communication no 2214/2012 *

Présentée par :

John-Jacques Lumbala Tshidika (représenté par l’Organisation mondiale contre la torture et l’Association africaine de défense des droits de l’homme)

Au nom de :

L’auteur

État partie :

République démocratique du Congo

Date de la communication :

13 août 2012 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 5 novembre 2015,

Ayant achevé l’examen de la communication no 2214/2012 présentée par John-Jacques Lumbala Tshidika en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit :

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication, datée du 13 août 2012, est M. Lumbala Tshidika, né le 2 mai 1969 en République démocratique du Congo. Il allègue une violation par la République démocratique du Congo des articles 7 et 9, lus seuls et conjointement avec l’article 2 (par. 2 et 3), ainsi que des articles 10, 16, 17, 19 et 23 du Pacte. Il est représenté par l’Organisation mondiale contre la torture et l’Association africaine de défense des droits de l’homme. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 1er février 1977.

1.2Le 27 novembre 2012, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a demandé à l’État partie de prendre des mesures de protection afin qu’aucune mesure de représailles ne soit prise à l’encontre des membres de la famille de l’auteur, et que soient prises toutes les mesures nécessaires et adéquates pour garantir la protection des membres de la famille de l’auteur durant toute la période d’examen de la communication par le Comité.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1En janvier 2008, l’auteur s’est vu offrir le poste de directeur des ressources humaines au sein de la Banque congolaise en République démocratique du Congo. En mars 2008, dans ses nouvelles fonctions, il a intégré le Comité de bonne gouvernance (« Good Governance Committee ») en tant que secrétaire de la Banque congolaise. Ce comité se compose de représentants de la banque mais également de personnes extérieures nommées; il est chargé d’effectuer un audit des comptes et de la gestion de la banque. La mission de l’auteur consistait à préparer un rapport sur le fonctionnement interne de la banque qui devait ensuite être remis à l’Union congolaise des banques, après avoir reçu la validation du Président de la Banque congolaise, M. R. Y.

2.2Peu de temps après son entrée en fonctions, l’auteur a constaté plusieurs irrégularités d’ordre financier au sein de la banque. En juin 2008, l’auteur a soumis à l’approbation de M. R. Y. un rapport faisant état de ces mauvaises pratiques. Ce rapport a également été signé par la majorité du Comité de bonne gouvernance. Cependant, le Président de la banque a refusé de le transmettre en l’état à l’Union congolaise des banques et, face au refus de l’auteur de supprimer les critiques formulées, a confisqué ledit document. Au début du mois d’août 2008, le Président a présenté une nouvelle version du rapport dans lequel les fraudes constatées n’étaient pas mentionnées. L’auteur a refusé de signer le rapport modifié et a présenté sa démission que le Président n’a pas acceptée. Durant cette même période, l’auteur a constaté sur son compte bancaire le versement d’une somme de 50 000 dollars des États-Unis dont la provenance n’était pas identifiée. Il a essayé d’obtenir des explications du Président de la Banque congolaise, qu’il soupçonnait de lui avoir versé cette somme mais en vain. Face à la détermination de l’auteur, le Président a finalement accepté de reprendre l’argent versé sur son compte et a renoncé à obtenir sa signature pour le rapport adressé à l’Union congolaise des banques. L’auteur a alors retiré sa démission.

2.3L’auteur a cependant vu ses pouvoirs et prérogatives diminuer progressivement, ce qu’il a perçu comme le signe d’une forme d’intimidation. Ayant à nouveau été témoin de malversations financières au sein de la banque, notamment dans le cadre de la mise en œuvre d’un contrat de consultance entre la société américaine Custom and Tax Consultancy et l’Office congolais des douanes et accises (OFIDA), l’auteur a fait part de ses critiques à son Président ainsi qu’au Conseil d’administration. Le Président devenant de plus en plus menaçant à son égard, l’auteur a présenté sa démission le 30 octobre 2008. Le 5 décembre 2008, l’auteur a intégré Access Bank. Entretemps, autour du 10 novembre 2008, l’auteur a refusé la proposition faite par la Banque congolaise relative à ses indemnités.

2.4Le 12 novembre 2008, l’auteur, qui était en voiture avec ses filles, a été pris en chasse par des hommes habillés en civil et armés. Il a réussi à s’enfuir. Le même jour, à 23 heures, des hommes en uniforme militaire et armés se sont rendus au domicile de l’auteur et ont tenté de s’y introduire. La sentinelle du domicile de l’auteur a refusé de laisser entrer les militaires qui disaient être en possession d’un mandat sans toutefois le présenter. Le lendemain, l’auteur a porté plainte contre une personne non dénommée concernant l’agression à laquelle il avait échappé en voiture. Sa plainte a été déposée au commissariat de police de l’avenue Kabambare, à Kinshasa. Cependant, la version finale de sa plainte ne lui a pas été transmise et il n’a jamais pu assurer son suivi.

2.5Le 8 décembre 2008, l’auteur a reçu un appel téléphonique sur son portable d’une collaboratrice du Président de la Banque congolaise. Elle souhaitait l’informer de ce que le Président de la Banque congolaise avait eu un entretien avec le Premier Ministre et le Ministre du budget au cours duquel ils avaient discuté de lui. Ils l’accusaient notamment d’avoir divulgué à des parlementaires de l’opposition et à des opposants politiques demeurant à l’extérieur du pays des informations considérées comme confidentielles sur la gestion de la Banque congolaise. Il lui a été demandé de rappeler le Président pour le rassurer sur ses intentions, ce que l’auteur a refusé de faire. Cet appel téléphonique est intervenu alors que le contrat de consultance entre la société Custom and Tax Consultancy et l’Office congolais des douanes et accises était vivement et publiquement attaqué et que le Parlement s’était saisi du dossier.

2.6Le 11 décembre 2008, vers 6 h 30 du matin, trois agents de l’Agence nationale de renseignements (ANR) se sont rendus au domicile de l’auteur. Les trois agents étaient en tenue civile et l’ont informé de son arrestation. Ils agissaient sur ordre de M. K. M., administrateur directeur principal du Département de sécurité intérieure de l’ANR. Lorsque l’auteur leur a demandé de présenter un mandat d’arrêt, les agents l’ont braqué avec leur arme et l’ont menotté, en présence de l’une de ses filles. Ils ne lui ont donné aucune indication sur les raisons de son arrestation malgré ses demandes. Il a été amené à l’extérieur de la maison et forcé à monter dans l’une des deux jeeps, de couleur foncée, aux vitres teintées et sans plaque d’immatriculation. Dans le véhicule, un des agents a extorqué 300 dollars que l’auteur avait sur lui.

2.7L’auteur a été conduit dans une petite maison d’habitation réquisitionnée par l’ANR, où il a subi un interrogatoire préliminaire pour confirmer son identité. Des agents lui ont demandé son identité complète, s’il travaillait auparavant à la Banque congolaise ou encore s’il avait quelque chose à se reprocher. Toujours menotté, et en attendant le chef selon ce qui lui a été indiqué, il a été enfermé dans une étroite chambre de 3 mètres sur 4, transformée en cellule, avec une toute petite fenêtre ne laissant passer que très peu de lumière. Une odeur nauséabonde envahissait la pièce qui était fermée par une lourde porte métallique, en treillis, permettant ainsi aux agents de l’observer. L’auteur a ensuite été transféré dans un cachot de l’ANR, non loin de la Primature à Kinshasa. Il a alors été placé dans un cachot, après avoir été déshabillé, demeurant en sous-vêtement. Il devait partager la cellule avec une jeune femme. Ils ont tous deux été maintenus dans les mêmes cellules durant toute la détention de l’auteur (voir infra). Ce dernier n’a eu aucun contact avec d’autres détenus que cette femme, à l’exception d’un soir, pendant trois heures durant lesquelles un détenu de nationalité soudanaise a été placé dans leur cellule.

2.8La cellule ne mesurait que 3 mètres carrés. Elle ne possédait aucune fenêtre, ne comptait aucun meuble. L’auteur et sa codétenue dormaient à même le sol en béton. Un simple seau placé dans la pièce leur servait de toilettes. L’auteur a été privé de nourriture et d’eau pendant les deux premiers jours de sa détention. Les jours suivants, la jeune femme a partagé ses repas avec lui. Une odeur nauséabonde envahissait la pièce. L’auteur et sa codétenue ont été déplacés à deux reprises dans d’autres cellules qui étaient encore plus petites et plus sales que la première et sans aucune lumière.

2.9Durant les sept jours de sa détention, l’auteur n’a eu accès à aucun moment à un avocat et n’a pas été présenté devant un juge. Il n’a pas reçu de soins médicaux et n’a pu s’entretenir avec un médecin. Il n’a pas non plus été autorisé à recevoir la visite de sa famille ou à avoir un quelconque contact avec celle-ci. Il sortait de la cellule uniquement pour être interrogé. Durant la détention, il a été conduit pratiquement chaque jour dans une autre salle pour y subir des interrogatoires durant lesquels des tortures et autres mauvais traitements lui étaient infligés.

2.10Chaque matin, l’auteur était contraint d’introduire sa tête dans un seau rempli de l’urine des détenus. Durant chaque interrogatoire, l’auteur était sévèrement battu; il a notamment reçu des coups de pied et des coups de revolver autour des testicules et sur le haut des cuisses. Il a également subi des pincements réguliers des testicules et de la langue avec des pinces métalliques, des étranglements et des coups au niveau du bas-ventre. Lors d’un interrogatoire, un gardien a soulevé l’auteur par la gorge puis lui a placé une paire de pinces sur la langue. L’auteur a également été victime d’un viol par voie anale commis par trois gardiens dans sa cellule. Les interrogatoires ont été menés par deux agents de l’ANR, non identifiés, en présence de M. K. M., administrateur principal de la sécurité intérieure, et d’autres agents. Un jeune gardien a pris une photo de l’auteur, prétextant que cela était la règle habituelle.

2.11Ce n’est que le 15 décembre 2008 que l’auteur a été conduit dans un bureau de l’étage réservé à l’administration pour un interrogatoire de trois heures trente durant lequel un juriste de l’ANR l’a informé des accusations portées contre lui. Le lendemain, il a été interrogé dans sa cellule, en présence de sa codétenue, durant quatre heures. Cet interrogatoire a été d’une extrême violence, les sept agents présents étant particulièrement en colère suite aux dénonciations publiques relatives à sa détention.

2.12Le 17 décembre 2008 au soir, trois agents sont entrés dans sa cellule et ont demandé à la codétenue de l’auteur de se déshabiller. Alors que l’auteur protestait, ils ont menacé de lui couper la langue avec une pince métallique. Après avoir violé la jeune femme, ils ont plaqué l’auteur au sol et l’ont violé par voie anale. Il s’agissait clairement d’un moyen d’humilier et d’affaiblir l’auteur pour qu’il cède enfin et communique les informations en sa possession. Suite à ce viol, les douleurs au ventre se sont gravement intensifiées. L’auteur se tordait de douleur à terre. Le 18 décembre, alors que les douleurs au ventre s’étaient encore accentuées, l’auteur a entendu un agent dire à un autre qu’il vaudrait mieux le soigner, puisqu’ils n’avaient toujours pas obtenu les informations recherchées. L’auteur a été conduit au centre médical de Bandal. Durant la nuit à l’hôpital, l’auteur a pu avertir une amie et, grâce à l’aide de membres du personnel médical qui ont été eux-mêmes menacés par la suite, il a réussi à s’échapper. Il s’est rendu à la frontière avec la République du Congo, d’où il a rejoint Brazzaville le 19 décembre 2008. L’ANR a alors prétendu, lors d’une annonce publique, que l’auteur avait été libéré.

2.13L’auteur a fait l’objet d’une campagne de diffamation radiotélévisée menée par la Banque congolaise au début de l’année 2009. Cette campagne a entaché sa réputation, véhiculant une série de mensonges sur les activités de l’auteur au sein de la banque.

2.14L’auteur a rejoint le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord pour lequel il avait un visa et y a obtenu le statut de réfugié le 2 octobre 2009. Le 22 septembre 2010, son épouse et ses trois filles ont obtenu leurs visas et sont arrivées au Royaume-Uni le 5 octobre 2010.

2.15Suite à la fuite de l’auteur, la famille et les proches de celui-ci ont fait l’objet d’une intense surveillance et d’actes d’intimidation. Au regard de la situation, l’auteur et sa famille ont peu de contacts avec leurs proches vivant en République démocratique du Congo par crainte que ceux-ci ne subissent des représailles suite à leur départ.

2.16S’agissant de l’épuisement des voies de recours internes, le 17 décembre 2008, une plainte a été déposée par le frère de l’auteur auprès du Procureur général de la République contre l’ANR pour enlèvement et détention arbitraire. La plainte mentionnait que l’auteur avait été arrêté par des agents de l’ANR, que depuis son arrestation il n’avait pas eu accès à un juge, ni pu recevoir des visites familiales et que sa famille demeurait donc inquiète sur sa santé et le traitement qui lui était infligé à l’ANR. La plainte mentionnait les dispositions du Code pénal ainsi que les conventions internationales pertinentes. Le 23 décembre 2008, le frère de l’auteur a retiré sa plainte suite à des actes d’intimidation à son encontre mettant en danger sa sécurité personnelle (appels anonymes et filature par des personnes non identifiées). Le 23 janvier 2009, le frère de l’auteur a décidé de renouveler sa plainte par une lettre adressée au Procureur général de la République dans laquelle il soulignait le caractère urgent de sa requête. Celle-ci a été reçue par le service compétent le 2 février 2009. Cette plainte signifiait clairement la volonté de poursuivre l’administrateur général de l’ANR pour enlèvement, détention arbitraire et torture de l’auteur.

2.17Parallèlement, l’Organisation mondiale contre la torture et l’Association africaine de défense des droits de l’homme ont publiquement dénoncé les faits et demandé aux autorités de faire cesser les violations à l’encontre de l’auteur et de diligenter une enquête contre les responsables de telles exactions.

2.18Le 11 mars 2009, un avocat mandaté par le frère de l’auteur a adressé une communication au Procureur pour connaître les suites de la plainte de son client. Le 17 juin 2009, un deuxième avocat, représentant de l’Association africaine de défense des droits de l’homme, a envoyé une nouvelle communication au Procureur général de la République, lui rappelant que la plainte déposée par le frère de l’auteur n’avait pas encore été instruite malgré la relance par son avocat. Il demandait l’ouverture immédiate d’une enquête sur les faits dénoncés.

2.19Le 4 avril 2011, l’avocat du frère de l’auteur a adressé une nouvelle lettre au Procureur, enregistrée par son service le 7 avril 2011, le relançant sur la plainte précédemment déposée. Enfin, le 24 juin 2011, un autre avocat de l’auteur a adressé une requête au Ministre de la justice et des droits humains afin que celui-ci enjoigne le Procureur général de la République d’instruire la plainte.

2.20Les recours ont excédé le délai raisonnable mais surtout ceux-ci se sont révélés inefficaces.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur considère que l’État partie a violé ses droits au regard de l’article 7 du fait du traitement subi en détention qui est constitutif de torture. L’auteur allègue tout d’abord qu’il a été soumis à une douleur et à des souffrances aiguës lors des interrogatoires qui ont eu lieu tous les jours à l’exception d’un seul. Durant chaque interrogatoire, il a été sévèrement battu et a notamment reçu des coups de pied et des coups de revolver autour des testicules et sur le haut des cuisses. Il a également subi des pincements réguliers des testicules et de la langue avec des pinces métalliques, des étranglements et des coups au niveau du bas-ventre. Lors d’un interrogatoire, un gardien a soulevé l’auteur par la gorge puis lui a placé une paire de pinces sur la langue. L’auteur a également été victime de viol par des gardiens. En outre, chaque matin, il devait introduire sa tête dans un seau d’urine. Ces actes ont été perpétrés jusqu’au jour où l’auteur a dû être hospitalisé. En outre, les actes commis l’ont été par les autorités de l’ANR afin de lui infliger une douleur aiguë pour lui extorquer une information à caractère politique. Les marques de torture ont pu être constatées par un rapport médico-légal daté du 25 août 2009 établi dans le cadre de la procédure ayant conduit à l’octroi de son statut de réfugié au Royaume-Uni.

3.2L’auteur soutient que l’État partie n’a pas respecté l’article 9 du Pacte, du fait notamment : a) qu’il a subi une détention arbitraire puisque l’arrestation s’est faite sans mandat d’arrêt; b) qu’il n’a pas été informé des motifs de sa détention; c) qu’il n’a pas été traduit devant un juge pendant sa détention; d) qu’il n’a pu introduire un recours devant un tribunal qui statue sur la légalité de sa détention, et e) qu’il n’a pas obtenu une réparation du fait que le refus de l’État partie de mener une enquête pénale l’a privé de son droit à réparation au titre du paragraphe 5 de l’article 9 du Pacte.

3.3L’auteur allègue également la violation des articles 7 et 9, lus conjointement avec l’article 2, paragraphe 2, puisque l’État partie n’a pas pris les mesures nécessaires pour empêcher la survenance des faits. Il aurait pu en effet prendre des mesures relatives à l’éducation du personnel civil et militaire, à la surveillance des règles et des méthodes d’interrogation, et à l’amélioration des conditions de détention.

3.4L’auteur considère aussi que les articles 7 et 9, lus conjointement avec l’article 2, paragraphe 3, ont été violés du fait de l’absence de recours utiles contre ces violations. En l’occurrence, trois ans se sont écoulés entre les faits et la soumission de la communication au Comité sans qu’aucune enquête rapide et immédiate n’ait été diligentée.

3.5L’auteur considère en outre que ses conditions de détention constituent une violation séparée de l’article 10, paragraphe 1, du Pacte. En effet, l’auteur a été maintenu dans les cachots de l’ANR dans des conditions déplorables, la première cellule ne mesurait pas plus de 3 mètres sur 4, avait une odeur nauséabonde et disposait d’une petite fenêtre laissant à peine pénétrer la lumière. Une porte en treillis permettait aux agents de l’observer. Ensuite, il a été emmené dans une cellule qui mesurait 3 mètres carrés, avait une odeur insupportable et ne possédait aucune fenêtre. L’auteur et sa codétenue dormaient à même le sol en béton et un seau placé dans la pièce leur servait de toilettes. Ils ont été placés à deux reprises dans des cellules encore plus petites que celles-ci. L’auteur a été privé de nourriture et d’eau pendant les deux premiers jours de sa détention. Il n’a pas eu accès aux soins médicaux malgré les tortures infligées, sauf le dernier jour de sa détention lorsque la douleur était tellement intense que l’un des agents a proposé de le faire soigner.

3.6L’auteur a été placé en détention au secret par les agents de l’ANR entre le 11 décembre et le 18 décembre 2008, l’empêchant d’exercer les droits prévus dans le Pacte et dans la Constitution congolaise, notamment la possibilité d’exercer le droit à être présenté devant un juge dans les plus brefs délais, la possibilité d’exercer un recours devant un tribunal qui statue sur la légalité de sa détention et le droit à la communication avec sa famille et avec un représentant légal, ceci en conséquence directe du comportement de l’État, qui doit être interprété comme le refus de la reconnaissance de la personnalité juridique en violation de l’article 16 du Pacte.

3.7L’auteur soutient que l’État partie a manqué à ses obligations au titre de l’article 17 du fait que l’État partie s’est immiscé de façon arbitraire et illégale dans sa vie, sa famille et son domicile et que des agents de l’État sont responsables des atteintes à son honneur et à sa réputation. En effet, l’arrestation de l’auteur à son domicile s’est déroulée sans mandat d’arrêt, avec actes de violence et en présence d’une de ses filles. Après la fuite de l’auteur du territoire de l’État partie, son domicile a continué à faire l’objet d’une intense surveillance et son épouse a fait l’objet d’actes d’intimidation. Elle a ainsi reçu à plusieurs reprises la visite d’agents de l’ANR qui cherchaient à savoir où était son époux. Ces faits ont été rapportés à la Mission de l’Organisation des Nations Unies en République démocratique du Congo, qui a donné à l’épouse de l’auteur un numéro d’urgence qu’elle pouvait utiliser en cas de menace grave. L’épouse a également été empêchée par l’ANR de quitter le territoire pour se rendre à un enterrement à Brazzaville. L’auteur considère en outre que la photo prise de lui par un gardien lorsqu’il était en détention et qui a ensuite été véhiculée dans les médias pour porter un nombre d’accusations mensongères à son égard a porté atteinte à sa réputation en violation de l’article 17 du Pacte.

3.8L’auteur a été victime d’une détention arbitraire, de torture et de traitements cruels, inhumains et dégradants en raison de ses opinions contraires aux intérêts des hauts responsables de la Banque congolaise et du Gouvernement de l’État partie. Le Comité s’est prononcé sur les seules conditions permettant d’imposer des restrictions à la liberté d’expression, à savoir les restrictions fixées par la loi, et qui ne peuvent être ordonnées qu’à l’une des fins précisées aux alinéas a) et b) du paragraphe 3 de l’article 19. Or, en l’espèce, l’auteur a été détenu en raison de ses idées pour des motifs non prévus par la loi et l’entrave à la liberté d’expression de l’auteur au titre de l’article 19 n’a pas été motivée pour garantir le respect des droits ou de la réputation d’autrui, ni pour des motifs d’ordre public, mais a obéi à des raisons politiques eu égard à la nature de l’affaire concernant la mauvaise gestion de la Banque congolaise et engageant la responsabilité des hauts responsables de celle-ci et du Gouvernement.

3.9L’auteur allègue que les violations de ses droits fondamentaux ont donné lieu à une violation du paragraphe 1 de l’article 23, étant entendu que l’équilibre familial a été gravement bouleversé sur le long terme. Les principaux préjudices portés à la famille de l’auteur sont les suivants : séparation familiale, traumatisme causé à l’auteur et qui a un impact sur sa vie de famille, intimidations et menaces contre lui et sa famille, campagne de diffamation par l’État partie sur son territoire contre l’auteur et sa famille, et situation précaire de l’auteur du fait de son statut de réfugié au Royaume-Uni.

3.10L’auteur craint des représailles à l’encontre de sa famille pour plusieurs raisons : a) sa famille a déjà été victime de menaces et d’intimidations en République démocratique du Congo; et b) les agents de l’ANR jouissent d’une impunité généralisée dans ce pays. L’auteur demande donc au Comité de demander à l’État partie de prendre des mesures de protection afin qu’aucune mesure de représailles ne soit prise à l’encontre des membres de la famille de l’auteur en République démocratique du Congo; et de prendre toutes les mesures nécessaires et adéquates pour garantir la protection des membres de la famille de l’auteur en République démocratique du Congo durant toute la période d’examen de la communication de l’auteur par le Comité.

Absence de coopération de l’État partie

4.Dans des notes verbales datées du 27 novembre 2012, du 19 août 2013, du 2 décembre 2013 et du 4 février 2014, l’État partie a été prié de communiquer au Comité ses observations sur la recevabilité et le fond de la communication. Le Comité constate que ces informations ne lui sont pas parvenues. Il regrette que l’État partie n’ait apporté aucun éclaircissement sur la recevabilité ou le fond des griefs de l’auteur. Il rappelle que le paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif oblige les États parties à examiner de bonne foi toutes les allégations portées contre eux et à communiquer au Comité toutes les informations dont ils disposent. En l’absence de réponse de l’État partie, il y a lieu d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur, pour autant que celles-ci aient été suffisamment étayées.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

5.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

5.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

5.3En ce qui concerne l’obligation d’épuisement des recours internes, le Comité note que l’État partie n’a contesté la recevabilité d’aucun des griefs présentés. Il prend note, en outre, des informations et des pièces fournies par l’auteur au sujet des plaintes qu’il a adressées par l’intermédiaire de son frère au Procureur général de la République, dont aucune n’aurait apparemment débouché sur une enquête. Il note aussi que l’auteur a été forcé de fuir le pays et a obtenu le statut de réfugié au Royaume-Uni, si bien que l’on ne pouvait attendre de lui qu’il forme des recours judiciaires en République démocratique du Congo. Le Comité estime, par conséquent, que les dispositions du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la communication.

5.4S’agissant des allégations de l’auteur au titre de l’article 19 et du fait que l’auteur a été arrêté arbitrairement et torturé en raison de ses opinions contraires aux intérêts des hauts responsables de la Banque congolaise et du Gouvernement de l’État partie, le Comité considère que de telles allégations et leur rattachement à l’article 19 n’ont pas été suffisamment étayés aux fins de la recevabilité. Le Comité considère cette partie de la communication irrecevable aux fins de l’article 2 du Protocole facultatif.

5.5Quant aux allégations de l’auteur selon lesquelles l’État partie aurait manqué à ses obligations au titre des articles 7 et 9, lus conjointement avec le paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte, car il n’a pas adopté de lois ou mesures qui auraient permis de donner effet aux droits reconnus par lesdites dispositions, le Comité renvoie à sa jurisprudence et rappelle que les dispositions de l’article 2 du Pacte, qui énoncent une obligation générale à l’intention des États parties, ne peuvent pas être invoquées isolément dans une communication présentée en vertu du Protocole facultatif. Le Comité considère également que les dispositions de l’article 2 ne sauraient être invoquées conjointement avec d’autres dispositions du Pacte dans une communication présentée en vertu du Protocole facultatif, sauf lorsque le manquement de l’État partie aux obligations que lui impose l’article 2 est la cause immédiate d’une violation distincte du Pacte qui affecte directement la personne qui se dit lésée. Le Comité considère en l’espèce que l’auteur n’a pas suffisamment étayé le fait que l’examen de la question de savoir si l’État partie n’a pas non plus respecté les obligations générales que lui impose le paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte en lien avec les articles 7 et 9 serait différent de l’examen d’une violation des droits de l’auteur au titre des articles 7 et 9, lus seuls et conjointement avec l’article 2, paragraphe 3, du Pacte. En conséquence, le Comité considère que les griefs de l’auteur à cet égard sont incompatibles avec l’article 2 du Pacte et sont donc irrecevables en vertu de l’article 3 du Protocole facultatif.

5.6Ne constatant aucun autre obstacle à la recevabilité de la communication, le Comité déclare le reste de la communication recevable en ce qu’elle soulève des questions au titre des articles 7, 9, 10 (par. 1), 16, 17 et 23, ainsi que du paragraphe 3 de l’article 2 lu conjointement avec les articles 7 et 9, du Pacte, et procède à son examen sur le fond.

Examen au fond

6.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées. Il rappelle qu’en l’absence d’une réponse de l’État partie, le Comité doit accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur, dans la mesure où elles sont suffisamment étayées.

6.2Le Comité a pris note des griefs de l’auteur au titre de l’article 7 du Pacte, selon lesquels le traitement qu’il aurait subi lors de sa détention du 11 au 18 décembre 2008 est constitutif de torture. Il note les allégations selon lesquelles, lors des interrogatoires qui ont eu lieu pendant sept jours, il a été sévèrement battu et a notamment reçu des coups de pied et des coups de revolver autour des testicules et sur le haut des cuisses; qu’il a subi des pincements réguliers des testicules et de la langue avec des pinces métalliques, des étranglements et des coups au niveau du bas ventre; que lors d’un interrogatoire, un gardien a soulevé l’auteur par la gorge puis lui a placé une paire de pinces sur la langue; qu’il a été contraint à être témoin du viol de sa codétenue et qu’il a par la suite été lui-même soumis à un viol par les gardiens; et que, chaque matin, il devait introduire sa tête dans un seau d’urine. Le Comité note en outre que ces actes auraient été perpétrés jusqu’à ce que l’auteur ait dû être hospitalisé et qu’ils auraient été commis par les autorités de l’ANR. Le Comité note enfin que les marques de torture et les symptômes développés par l’auteur, tels que décrits dans un rapport médico-légal effectué au Royaume-Uni et daté du 25 août 2009, corroborent ces allégations. En l’absence de toute explication de la part de l’État partie, le Comité constate une violation de l’article 7 du Pacte à l’égard de l’auteur.

6.3En ce qui concerne l’article 9, le Comité prend note des allégations de l’auteur selon lesquelles, le 11 décembre 2008, l’auteur a été arrêté à son domicile par des agents de l’ANR sans se voir délivrer un mandat d’arrêt et sans connaître les raisons de son arrestation, qu’il a été maintenu en détention pendant sept jours sans être présenté devant un juge ni avoir accès à un avocat, et qu’il n’a donc pu introduire un recours devant un tribunal pour qu’il statue sur la légalité de sa détention. En l’absence de toute information de l’État partie réfutant ces allégations, le Comité conclut que les droits garantis à l’auteur au titre de l’article 9 du Pacte ont été violés.

6.4Le Comité note l’allégation de l’auteur selon laquelle les articles 7 et 9 du Pacte, lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, ont été violés du fait de l’absence de recours utiles contre ces violations. En l’occurrence, trois ans se sont écoulés entre les faits et la soumission de la communication au Comité sans qu’aucune enquête rapide et immédiate n’ait été diligentée. Le Comité note en effet que l’auteur a, par une lettre du 17 décembre 2008, porté plainte contre les agents de l’ANR pour détention arbitraire; que cette plainte a été réitérée y ajoutant le grief de torture le 23 janvier 2009; que des lettres pour s’enquérir des suites données à ces plaintes ont été envoyées les 11 mars et 17 juin 2009 ainsi que le 4 avril 2011 au Procureur général, en vain; et que le 24 juin 2011, un avocat de l’auteur a envoyé une lettre pour s’enquérir de ces mêmes suites auprès du Ministère de la justice et des droits humains. Le Comité constate que l’État partie n’a fourni aucune explication justifiant son absence de mesures pour remédier aux violations alléguées. Le Comité conclut que l’État partie a violé les droits de l’auteur au titre des articles 7 et 9, lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte.

6.5Le Comité note en outre les allégations de l’auteur au titre du paragraphe 1 de l’article 10 selon lesquelles il a été maintenu dans les cachots de l’ANR dans des conditions déplorables, passant, en sept jours, d’une cellule de 12 mètres carrés le premier jour à une autre de 3 mètres carrés puis à deux autres plus petites encore; et que toutes avaient une odeur nauséabonde. Le Comité note que l’auteur n’a pas eu accès à la nourriture ni à l’eau les deux premiers jours de sa détention; qu’il disposait d’un seau pour deux comme unique toilette; qu’il n’avait pas accès à la lumière du jour; et qu’il n’a eu accès aux soins médicaux que le dernier jour de sa détention malgré les tortures infligées. Il note aussi que l’État partie n’aurait pas séparé les prisonniers des prisonnières, ni veillé à protéger leur pudeur et leur dignité. Vu la gravité des faits reprochés s’agissant des conditions de détention déplorables décrites par l’auteur dans sa communication, et en l’absence de toute information de l’État partie les réfutant, le Comité conclut en l’espèce à une violation séparée du paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte.

6.6Étant parvenu aux conclusions précédentes, le Comité n’examinera pas le grief de violation de l’article 16 du Pacte.

6.7Le Comité note que l’arrestation de l’auteur à son domicile se serait déroulée sans mandat d’arrêt, avec actes de violence et en présence d’une de ses filles; qu’après la fuite de l’auteur du territoire de l’État partie, son domicile a continué à faire l’objet d’une intense surveillance et son épouse a fait l’objet d’actes d’intimidation; qu’elle a ainsi reçu à plusieurs reprises la visite d’agents de l’ANR qui cherchaient à savoir où était son époux; et que ces faits ont été rapportés à la Mission de l’Organisation des Nations Unies en République démocratique du Congo. Le Comité note aussi que l’auteur a été forcé de prendre la fuite et de solliciter le statut de réfugié pour lui-même et pour sa famille au Royaume-Uni, d’où une séparation de trois années d’avec sa famille après son départ de République démocratique du Congo. En l’absence d’observations de l’État partie et compte tenu de toutes les circonstances de l’espèce, le Comité considère que ces faits constituent une immixtion arbitraire et illégale dans la vie privée de l’auteur, de son domicile et de sa famille. En conséquence, le Comité conclut que l’État partie a violé les droits de l’auteur au titre de l’article 17, lu seul et conjointement avec l’article 23 du Pacte.

7.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des articles 7 et 9 du Pacte, lus seuls et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2; le paragraphe 1 de l’article 10; ainsi que de l’article 17, lu seul et conjointement avec l’article 23 du Pacte.

8.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. L’État partie a donc l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux personnes dont les droits reconnus par le Pacte ont été violés. En l’espèce, l’État partie est tenu notamment de conduire une enquête complète et effective sur les faits, en poursuivant et en punissant les responsables et en accordant à l’auteur une réparation intégrale et des mesures de satisfaction appropriées. Il est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas.

9.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les constatations du Comité, à les faire traduire dans la langue officielle de l’État partie et à les diffuser largement.

Appendice 

Opinion individuelle (partiellement dissidente) de Olivier de Frouville, Yadh Ben Achour et Mauro Politi

1.Nous sommes en désaccord avec la décision du Comité de ne pas examiner séparément le grief de l’auteur tiré de l’article 16 du Pacte, en vertu duquel « [c]hacun a droit à la reconnaissance en tous lieux de sa personnalité juridique ». Nous estimons que le traitement subi par l’auteur justifiait pleinement un constat de violation de l’article 16 par le Comité, en plus des constats de violations opérés sur le fondement des articles 7, 9 et 10. En l’espèce l’auteur n’a pas fait seulement l’objet d’une « détention arbitraire » au sens classique, il a fait l’objet d’une détention « au secret ». Ce qui caractérise une telle détention ne réside pas dans les restrictions à l’information des tiers sur la détention ou au droit de la personne privée de liberté de communiquer avec un avocat de son choix ou de prévenir sa famille. Toutes ces restrictions sont condamnables et peuvent aboutir à un constat de violation de l’article 9 : mais elles n’aboutissent pas nécessairement à soustraire la personne à tout cadre légal. Il existe dans certains pays des régimes légaux de détention incommunicado, fondés sur de telles restrictions. Mais aussi critiquables qu’ils puissent être, ces régimes demeurent des régimes prévus par la loi et sont en général assortis de certaines garanties, même minimales. Ainsi la personne soumise à de tels régimes restrictifs continue de bénéficier de la reconnaissance de sa « personnalité juridique ». La détention au secret, en revanche, telle que pratiquée dans le cas d’espèce, se situe en dehors de tout cadre légal. Il s’agit en réalité précisément, à travers ce type de pratique, de plonger la personne dans un vide juridique : non pas seulement parce qu’une telle privation de liberté manque de base légale, mais parce qu’elle est organisée de telle sorte que la personne n’ait accès à aucun recours, ne puisse faire valoir aucun droit et se retrouve dès lors totalement à la merci de son bourreau. Lorsqu’un policier torture un détenu dans un commissariat, la victime est traitée « comme un objet » aux mains de son tortionnaire, mais l’idée de la loi est encore présente comme instance tierce dans leurs relations, parce que la victime peut garder l’espoir d’échapper à sa condition, de se plaindre du traitement qu’elle a subi auprès d’un supérieur, ou auprès d’un juge, ou de son avocat. Tandis que dans la détention secrète, cette médiation est totalement absente et ne laisse subsister qu’un tête-à-tête cruel entre le bourreau et la victime, qui achève la réification de cette dernière : c’est l’idée même de loi comme instance de médiation et de protection qui est supprimée. C’est en raison de cette caractéristique que la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées fait du droit de ne pas être soumis à une détention au secret un droit absolu, à l’instar du droit à la reconnaissance de la personnalité juridique de l’article 16 du Pacte (voir l’article 4 du Pacte). Il semblerait d’ailleurs tout à fait incroyable de soutenir qu’un tel traitement puisse être justifié dans des circonstances visées par l’article 4.

2.La question posée ici n’est pas de savoir si le traitement auquel on a affaire peut être ou pas qualifié de disparition forcée, au sens de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, une qualification que l’auteur de la communication n’a d’ailleurs pas invoquée. Le problème est ici de savoir si la détention secrète avérée à laquelle l’auteur a été soumis a, ou non, violé son droit à la reconnaissance de sa personnalité juridique, au sens de l’article 16 du Pacte.

3.En l’espèce, la victime a été placée dans un lieu non officiel de détention (une maison d’habitation réquisitionnée, puis dans un cachot située dans les locaux administratifs de l’Agence nationale de renseignements, ANR). Là, elle a été torturée et placée dans une situation de totale vulnérabilité : elle a compris qu’il n’y avait aucun recours et que personne ne pouvait savoir où elle se trouvait. De leur côté, les agents de l’ANR l’ont placée là précisément pour organiser cet isolement. Ils ont fait en sorte que leur victime non seulement n’ait plus de droits du tout, mais surtout ne puisse même plus prétendre en avoir. L’auteur de la communication aurait ainsi pu rester là des années sans que personne ne le sache et sans qu’il soit jamais possible pour lui de se réclamer des garanties légales qui sont normalement reconnues par le système juridique à tout être humain. Heureusement pour lui, il a pu s’échapper de l’hôpital dans lequel il avait été transféré et ainsi recouvrer sa dignité.

4.La famille de la victime n’est pas restée inactive, puisque six jours après son arrestation, le 17 décembre 2008, une plainte a été déposée par le frère de l’auteur auprès du Procureur général de la République contre l’ANR pour enlèvement et détention arbitraire. Mais le 23 décembre 2008, le frère de l’auteur a été forcé de retirer sa plainte suite à des actes d’intimidation à son encontre. Il a toutefois renouvelé sa plainte le 23 janvier 2009, donc après que la victime se soit échappée. Là encore, la plainte est restée sans suite. En l’espèce, les autorités ont donc refusé d’admettre la détention de la victime, ou de donner des informations sur le sort qui lui était réservé; elles ont également dissimulé son lieu de détention, qui était un lieu de détention non officiel. Cette non-reconnaissance de l’arrestation et de la détention, couplée à la situation subjective du détenu, conscient d’être une « non-personne » plongée dans un vide juridique organisé, caractérise une violation de l’article 16 du Pacte.

5.Il faut noter que les pratiques de l’ANR en République démocratique du Congo sont connues et ont été documentées à de nombreuses reprises par les organisations non gouvernementales ou par les organes internationaux en matière de droits de l’homme. On lit notamment dans un rapport de la Mission de l’Organisation des Nations Unies en République démocratique du Congo, établi un an et demi avant les faits, les conclusions suivantes :

« De graves violations des droits des personnes sont observées dans les locaux et les cachots des services de renseignement […] et dans les cachots des camps militaires […]. Ces services agissent très fréquemment en dehors de leur champ de compétence. Ces lieux de détention, dont ces services nient le plus souvent l’existence, échappent à tout contrôle et peuvent aussi être le point de départ de disparitions forcées. »

6.En se fondant sur l’évolution récente de sa jurisprudence, le Comité aurait dû reconnaître une violation de l’article 16 s’agissant du cas de M. Lumbala Tshidika.

7.Il faut rappeler que, initialement, le Comité avait développé sa jurisprudence relative à l’article 16 dans des cas de disparitions forcées en se référant à la définition de la disparition forcée donnée par l’article 7, paragraphe 2 i), du Statut de Rome de la Cour pénale internationale. Or cette définition a été critiquée au regard du traitement qu’elle réserve à l’élément de « soustraction de la personne à la protection de la loi pour une période prolongée ». D’une part, en effet, la définition du Statut de Rome transforme cet élément circonstanciel en dol spécial de l’infraction; d’autre part, elle ajoute un élément de temporalité indéterminé et difficile à saisir; ainsi est rendue nécessaire la détermination, chez l’auteur ou les auteurs, d’une « intention de soustraire la personne à la protection de la loi pour une période prolongée ». En tout état de cause, la définition du Statut de Rome établit les éléments constitutifs d’un crime international et a pour finalité l’engagement de la responsabilité pénale individuelle; tandis que le Pacte et en particulier son article 16 visent la responsabilité de l’État en droit international. Dans les constatations rendues le 10 juillet 2007 dans les affaires Kimouche c. Algérie et Grioua c. Algérie, le Comité semble reprendre cette définition, tout en la transformant, lorsqu’il aborde pour la première fois la question de la violation de l’article 16 dans le contexte d’une disparition forcée. Il « observe que l’enlèvement intentionnel d’une personne de la protection de la loi pour une période prolongée peut constituer un refus de [la] reconnaissance d’une personne devant la loi si la victime était entre les mains des autorités de l’État lors de sa dernière apparition et, en même temps, si les efforts de ses proches d’avoir accès à des recours potentiellement utiles, y compris devant les cours de justice (paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte) sont systématiquement empêchés. »

8.Dans le paragraphe suivant, le Comité adopte toutefois un standard différent, plus en adéquation avec la réalité de la violation constatée :

« [Le Comité] considère que quand une personne est arrêtée par les autorités, qu’aucune nouvelle n’est ensuite reçue sur son sort et qu’aucune enquête n’est menée, ce manquement de la part des autorités revient à soustraire la personne disparue à la protection de la loi ».

9.Dans les constatations adoptées le 26 juillet 2010 dans l’affaire Benaziza c. Algérie, le Comité substitue à la référence au Statut de Rome une référence à la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, qui venait d’être adoptée par l’Assemblée générale. Bien que la définition de la Convention ne reprenne ni l’élément de dol spécial, ni l’élément de temporalité, le Comité n’abandonne pas pour autant ces éléments. En fait, il conserve dans le paragraphe 9.8. de ses constatations les deux standards énoncés plus haut, en grande partie contradictoires.

10.Cependant, il faut constater qu’à partir d’octobre 2010, le Comité « simplifie » la rédaction de ses constatations : d’une part, il supprime toute référence à un texte autre que le Pacte – qu’il s’agisse du Statut de Rome ou de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées; d’autre part, il supprime du paragraphe consacré à l’article 16 le deuxième standard et ne retient que le standard restrictif inspiré de la définition du Statut de Rome, à savoir l’intention de soustraire la personne à la protection de la loi pour une période prolongée, conditions auxquelles il ajoute, comme on l’a vu, une condition supplémentaire, à savoir que les efforts des proches du disparu pour avoir accès à des recours potentiellement utiles, y compris devant les cours de justice (paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte), sont systématiquement empêchés.

11.Si l’on se réfère à ce standard, on pourrait en effet douter que M. Lumbala Tshidika ait été victime d’une violation de l’article 16. D’une part, il est très difficile de démontrer l’intention de l’ANR de le soustraire à la protection de la loi pour une période prolongée et, en tout cas, comme l’auteur est parvenu à s’évader, une telle démonstration est rendue – heureusement – impossible. D’autre part, il est difficile de soutenir que les efforts des proches ont été « systématiquement empêchés » : plus simplement, en l’espèce, les autorités judiciaires se sont contentées de ne pas donner suite aux plaintes déposées par le frère de l’auteur, tandis qu’il était de toute évidence inenvisageable de s’adresser directement à l’ANR, sauf à encourir des représailles.

12.Il faut constater cependant que la jurisprudence du Comité a connu une évolution récente et c’est cette évolution qui aurait dû conduire le Comité à constater, selon nous, une violation de l’article 16.

13.En effet, dans ses constatations concernant l’affaire Tharu et consorts c. Népal adoptées le 3 juillet 2015, le Comité a décidé d’abandonner le critère temporel tiré de la définition du Statut de Rome, même s’il a retenu l’élément intentionnel et l’idée que les efforts déployés par les proches pour exercer des recours doivent être « systématiquement entravés ».

14.Mais dans ses constatations adoptées le 9 juillet 2015 dans l’affaire Rosa María Serna et consorts c. Colombie, le Comité a relativisé cette dernière condition, en considérant qu’elle désignait un indice parmi d’autres permettant d’établir le déni de la reconnaissance de la personnalité juridique de la victime.

15.Il résulte de ces deux évolutions :

D’une part, que la durée de la soustraction à la protection de la loi ou même l’intention de soustraire à la protection de la loi pour une période prolongée n’est pas un critère de violation de l’article 16;

D’autre part, que c’est la soustraction de la personne à la protection de la loi qui en soi constitue le déni de la reconnaissance de la personnalité juridique, et qu’une telle soustraction est mise en évidence – en particulier pour les proches – par le comportement des autorités qui peut prendre la forme soit d’une action (entrave « systématique » aux efforts fait pour exercer des recours, déni explicite…), soit d’une omission (absence de suites donnée aux plaintes ou aux autres recours gracieux ou contentieux exercés).

16.À la lumière de ces éléments, nous estimons que le Comité aurait dû, dans cette affaire, se prononcer sur la violation de l’article 16 et en constater la violation.