Nations Unies

CCPR/C/112/D/2132/2012

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

20 novembre 2014

Original: français

Comité des droits de l’homme

Communication no 2132/2012

Constatations adoptées par le Comité à sa 112e session(7-31 octobre 2014)

Communication présentée par:

Kamela Alliouaet Fatima Zohra Kerouane, (représentées par Philippe Grant de l’organisation Track Impunity Always (TRIAL), association suisse contre l’impunité)

Au nom de:

Adel, Tarek et Mohamed Kerouane (petits-fils et frères des auteures) et en leur nom propre

État partie:

Algérie

Date de la communication:

16 février 2012 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 28 février 2012 (non publiée sous forme de document)

Date de l’adoption des constatations:

30 octobre 2014

Objet:

Disparition forcée

Questions de fond:

Droit à un recours utile; droit à la vie; interdiction de la torture et des traitements cruels et inhumains; droit à la liberté et à la sécurité de la personne; respect de la dignité inhérente à la personne humaine; reconnaissance de la personnalité juridique; droit à la vie familiale; et droit à la protection des mineurs

Questions de procédure:

Épuisement des recours internes

Articles  du Pacte:

2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9 (par. 1 à 4), 10 (par. 1 et 2), 16, 23 (par. 1) et 24 (par. 1)

Article du Protocole facultatif:

5 (par. 2 b))

Annexe

Constatations du Comité des droits de l’homme au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (112e session)

concernant la

Communication no 2132/2012 *

P résentée par:Kamela Allioua etFatima Zohra Kerouane, (représentées par Philippe Grant de l’organisation Track Impunity Always (TRIAL), association suisse contre l’impunité)

Au nom de:Adel, Tarek et Mohamed Kerouane (petits-fils et frères des auteures) et en leur nom propre

État partie:Algérie

Date de la communication:16 février 2012 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le30octobre 2014,

Ayant achevé l’examen de la communication no 2132/2012 présentée par Kamela Allioua et Fatima Zohra Kerouane en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par les auteures de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5du Protocole facultatif

1.1Les auteures de la communication datée du 16 février 2012 sont Kamela Allioua, de nationalité algérienne, née le 9 novembre 1925, et Fatima Zohra Kerouane, née le 5 octobre 1982. Elles affirment que leurs petits-fils et frères, Adel Kerouane, né le 11 octobre 1974, Tarek Kerouane, né le 3 juin 1977, et Mohamed Kerouane, né le 12 août 1980, tous de nationalité algérienne, sont des victimes de violations par l’État partie des articles 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1), 16 et 23 (par. 1), seuls et lus conjointement avec l’article 2 (par. 3), ainsi que des articles 10 (par. 2) et 24 (par. 1) à l’encontre de Tarek et Mohamed. Les auteures ont, quant à elles, été victimes de violations des droits garantis par les articles 7 et 23 (par. 1), seuls et lus conjointement avec l’article 2 (par. 3). Les auteures sont représentées par Philippe Grant de l’organisation TRIAL.

1.2Le 28 février 2012, le Comité, par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a décidé d’accorder les mesures de protection sollicitées par les auteures et a demandé à l’État partie de ne pas invoquer la législation nationale, notamment l’ordonnance no 06-01 du 27 février 2006 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, contre les auteures et les membres de leur famille, en raison de la présente communication.

Rappel des faits présentés par les auteures

2.1Le 12 avril 1994, Adel Kerouane et deux complices ont tenté un cambriolage. Interpellés par des agents des services de sécurité, ils ont pris la fuite. Lors de l’arrestation, les agents des services de sécurité ont fait usage de leurs armes à feu tuant les deux complices. Blessé par balle à la jambe, Adel a été transporté à l’hôpital, où il a séjourné une quinzaine de jours. Son père est parvenu à lui rendre visite à trois reprises. Lors de sa quatrième visite, il a cependant constaté qu’Adel ne se trouvait plus à l’hôpital. Un membre du personnel hospitalier lui indiqua que celui-ci avait été emmené par les services de sécurité, sans pour autant être en mesure de fournir plus de précisions quant au sort du disparu.

2.2Tarek Kerouane, âgé de 16 ans, a été interpellé le 20 mai 1994 par des éléments des services de l’ordre, alors qu’il rentrait de l’école. Le lendemain, Tarek a été emmené à son domicile par une vingtaine de policiers en uniforme et cagoulés ainsi que deux agents en civil. Son oncle, qui vit dans la même maison, a tenté de s’approcher de la voiture dans laquelle son neveu était enfermé, mais les agents présents l’en ont empêché. Le domicile de Tarek et de son oncle a été perquisitionné, sans qu’aucun élément ne soit trouvé contre eux. Dès le lendemain, Kamela Allioua, grand-mère de Tarek et auteure de la plainte, a tenté de se renseigner, en vain, sur le sort de Tarek. Elle s’est alors adressée aux services de la sécurité militaire de la caserne de Belle-Vue où un agent lui a indiqué qu’il lui faudrait attendre quinze jours pour savoir où il se trouvait. À l’issue de ce délai, l’auteure s’est de nouveau présentée et, pendant que l’agent passait un appel, elle a pu entendre une partie de la conversation et a ainsi compris que l’agent s’entretenait avec un agent de la prison de Coudiat qui lui confirmait la détention de Tarek dans l’établissement. Suite à cet appel, l’agent a uniquement indiqué à l’auteure que Tarek n’était pas détenu dans la caserne, sans pour autant lui dire où celui-ci se trouvait.

2.3À la suite d’une initiative de la famille, un permis de communiquer leur a été délivré le 3 juillet 1994 par le juge d’instruction du Tribunal spécial de Constantine mentionnant qu’Adel et Tarek Kerouane étaient «arrêtés à la prison de Constantine 25». Cependant, le jour de la visite, les gardiens de la prison de Constantine ont indiqué à la mère et à la grand-mère des disparus que ces derniers n’y étaient pas détenus. Un nouveau permis de communiquer a été délivré pour le même établissement pénitentiaire le 28 juillet 1994. Le personnel pénitentiaire de la prison a néanmoins de nouveau éconduit la mère et la grand-mère d’Adel et de Tarek Kerouane, en se montrant menaçant à leur égard. Les gardiens de la prison leur ont précisé qu’il serait dans leur intérêt de ne plus s’y présenter car ils n’aimeraient pas avoir à agir désagréablement à l’encontre de femmes.

2.4Mohamed Kerouane, âgé de 15 ans, a été arrêté le 22 février 1996, en compagnie d’un ami. Ce dernier, remis en liberté un mois plus tard, a informé la famille Kerouane que Mohamed et lui avaient été arrêtés de manière impromptue, dans la rue, et détenus par des agents de la gendarmerie de Hamma. Un officier de la dite gendarmerie a indiqué à la famille que «des gens étaient venus le prendre» pendant sa détention, sans pour autant fournir de précisions quant à l’identité de ces personnes. Trois mois après l’arrestation, la famille a reçu des informations concourantes de plusieurs personnes selon lesquelles le corps de Mohamed avait été reconnu parmi d’autres cadavres entassés au bord d’une route. Peu de temps après, un ami de la famille leur a dit avoir vu le corps à la morgue. Le corps était étendu par terre à côté de plusieurs autres cadavres. Tous les cadavres portaient des chaussures sans lacets et des pantalons dépourvus de ceinture, ce qui pourrait indiquer, selon les auteures, qu’ils avaient été détenus. Selon cet ami, le corps et le crâne de Mohamed portaient des traces de torture et autres mauvais traitements. La famille n’a cependant jamais pu voir le corps ni constater le décès de Mohamed et ignore où il a été enterré.

2.5Par décision du 6 juin 1995, la Chambre d’accusation près de la Cour de Constantine a inculpé Adel et Tarek Kerouane, notamment pour meurtre prémédité et adhésion à un groupe terroriste. La décision précise que «les suspects sont restés en état de fuite en dépit de l’appel d’arrestation à leur encontre». Suite à cette décision, la famille Kerouane a été notifiée que Tarek était convoqué pour une audience le 20 juin 1995 auprès de la Chambre d’accusation de la Cour de justice de Constantine pour sa mise en examen concernant les charges retenues contre lui. En dépit de l’absence de Tarek à l’audience du 20 juin 1995, puisque celui-ci a disparu depuis le 20 mai 1994, la Cour de justice de Constantine a décidé lors de cette audience de renvoyer l’affaire pour jugement à la Cour pénale. Une autre convocation a été envoyée à la famille concernant Adel Kerouane pour une audience prévue le 4 juin 1996 devant la Chambre d’accusation de la Cour de Constantine. En l’absence de l’intéressé, disparu le 12 avril 1994, la Chambre d’accusation décida, le 18 juin 1996, de procéder à une instruction complémentaire sur les accusations d’atteinte à la sécurité de l’État et de port d’arme contre ses institutions.

2.6La famille, en particulier les auteures de la plainte, n’a jamais cessé d’effectuer des démarches en vue de faire la lumière sur la disparition des trois frères Kerouane. Malgré les nombreuses sollicitations auprès des différentes autorités, y compris différentes casernes, des commissariats et postes de gendarmerie de la région ainsi que le Bureau du Procureur de Constantine, les démarches de la famille n’aboutirent à aucun résultat.

2.7Le 6 juin 1995, la grand-mère d’Adel et de Tarek Kerouane, Kamela Allioua, a saisi par une requête écrite le Procureur de la République près le Tribunal de Constantine d’une demande d’information sur le sort de son petit-fils. À la suite de cette démarche, elle a été convoquée au siège de la sécurité de la wilaya de Constantine par un officier de police de la Direction générale de la sécurité nationale. Le 23 juillet 1995, l’auteure Allioua s’est vue notifier par ce service que «les résultats de recherche sont négatifs» et ce, bien qu’une procédure pénale avait été initiée contre Adel et Tarek Kerouane dans l’intervalle. Aucune information n’a pu être obtenue quant à la nature des recherches entreprises.

2.8Suite à la disparition de Mohamed et toujours sans nouvelle d’Adel et de Tarek, la mère des victimes, Akila Djama, épouse Kerouane, s’est adressée au bureau de la wilaya de Constantine, le 9 septembre 1998, en vue de connaître le sort de ses enfants disparus. Le 6 avril 1999, elle a été convoquée à la section de recherche de la brigade de gendarmerie de la wilaya de Constantine et interrogée sur les circonstances des trois disparitions. Une seconde convocation lui fut adressée le 12 avril 1999 émanant du juge d’instruction du Tribunal de Constantine. Entendue à nouveau sur les circonstances de la disparition de ses trois fils le 4 juillet 1999, la mère n’a pu que constater que les autorités n’ont depuis donné aucune suite concrète à ses requêtes. Le 17 novembre 1999, la mère a reçu un courrier du Directeur général des libertés collectives et des affaires juridiques, relevant du Ministère de l’intérieur, précisant qu’Adel «est recherché par les services de sécurité pour entrave à la loi».

2.9Ne pouvant obtenir d’informations sur le sort des disparus, la famille s’est résolue à écrire, le 2 juillet 2000, au Ministère de l’intérieur, au Président de la République, à l’Observatoire national des droits de l’homme (ONDH), au Procureur général et au Procureur de la République près le Tribunal de Constantine pour dénoncer de nouveau la disparition des trois frères. Cependant, aucune suite n’a été réservée à ces courriers et aucune enquête n’a été ouverte. Seul l’ONDH a informé la famille, le 2 mars 2001, que «suivant les informations données par les services de sécurité, [Mohamed Kerouane] ne fait pas l’objet de recherche et n’a jamais été arrêté par ces services». S’agissant d’Adel et de Tarek, la famille a reçu, le 5 décembre 2001, deux courriers de la Commission nationale consultative pour la promotion et la protection des droits de l’homme (CNCPPDH), indiquant que «suivant les informations données par les services de sécurité, les concernés sont recherchés par ces services» sans pour autant fournir d’informations sur la nature et l’état des recherches entreprises. Le 25 septembre 2004, la famille Kerouane a été entendue par la Commission ad hoc sur les disparus qui n’a fait que tenter de convaincre la famille d’accepter le principe de la réconciliation et de renoncer ainsi à réclamer que la vérité soit établie sur le sort des disparus et que justice soit faite.

2.10Le 25 novembre 2005, le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires des Nations Unies a été saisi du cas de plusieurs centaines de personnes, dont celui des trois frères Kerouane. Cette démarche collective n’a pas contribué à éclaircir le sort des victimes. L’État algérien n’a pas donné de réponse aux requêtes du Groupe de travail de l’ONU.

2.11Par ailleurs, la sœur des victimes et seconde auteure de la plainte, Fatima Zohra Kerouane, a tenté d’obtenir la mise en œuvre des dispositions de l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale relatives à la «prise en charge du dossier des disparus» (chap. IV). Ces dispositions imposent, préalablement à l’établissement d’un constat de disparition et à la déclaration de décès par jugement, une enquête et des recherches approfondies. L’auteure a reçu trois attestations, «de mort au sein des groupes terroristes» pour Adel et Mohamed Kerouane et «de disparu survenu lors de l’événement spécial de la tragédie nationale» pour Tarek Kerouane, le jour même, soit le 28 mai 2006, sans qu’aucune investigation sérieuse n’ait eu lieu.

2.12Par la suite, un certificat de décès pour Adel Kerouane, daté du 7 novembre 2006, a été remis à la famille. Celui-ci fixe la date du décès prétendument constaté au sein des groupes terroristes à «l’année 1994». Non seulement aucune information fiable et précise n’est donnée en soutien à cette affirmation, mais différents documents officiels antérieurs contredisent cette date de décès. Dans la décision de la Chambre d’accusation près de la Cour de Constantine datée du 6 juin 1995, Adel Kerouane a en effet été déclaré en fuite et, par un courrier du 20 janvier 1999, le Directeur général des libertés collectives et des affaires juridiques le disait recherché par les services de police. Il en est de même pour Tarek Kerouane, qu’un certificat officiel daté du 28 mai 2006 présente comme disparu, puis déclaré décédé le 28 juin 2006 mentionnant pour date de décès le 31 mai 1994. Aucun élément ne vient à l’appui de cette affirmation. Par ailleurs, deux permis de communiquer ont été délivrés postérieurement à sa date présumée de décès, soit les 3 et 28 juillet 1994. De même, la décision de la Cour de Constantine du 6 juin 1995 se réfère également à l’intéressé comme étant en fuite, donc, par déduction, vivant. La date du 31 mai 1994 est en fait la date de disparition de Tarek, telle qu’indiquée par la famille au Tribunal ayant prononcé, le 28 juin 2006, un jugement de décès. Enfin, concernant Mohamed Kerouane, l’«attestation de disparu survenu lors de l’événement spécial de la tragédie nationale», délivrée le 28 mai 2006, ne comporte aucune information, à savoir ni date, ni référence au lieu et/ou aux circonstances du décès, ni référence au lieu où il serait enterré.

2.13S’agissant de l’épuisement des recours internes, les auteures soulignent que toutes les démarches entreprises par elles et leurs proches se sont soldées par un échec. La famille des victimes a plusieurs fois signalé les disparitions d’Adel, Tarek et Mohamed Kerouane aux autorités judiciaires afin qu’une enquête soit ouverte sur leur disparition et que leur sort soit connu. Les différentes casernes, des commissariats et postes de gendarmerie de la région ainsi que le bureau du Procureur de Constantine et celui de la wilaya de Constantine ont été contactés pour connaître le sort des victimes. La famille a également tenté d’obtenir l’ouverture d’une enquête sur la disparition des frères Kerouane en initiant des démarches dans le cadre de l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. La famille des disparus s’est aussi adressée aux autorités administratives locales et aux plus hautes autorités du pays, soit le Président de la République et le Ministère de l’intérieur, dans une lettre datée du 2 juillet 2000 également adressée à l’ONDH, demeurée sans réponse à ce jour.

2.14Les auteures indiquent que toutes ces démarches ont été effectuées par les membres de la famille Kerouane sans le soutien d’un avocat. En effet, pour des raisons tenant à leur sécurité, les deux avocats contactés ont successivement refusé de suivre les dossiers.

2.15Malgré toutes les démarches entreprises par la famille Kerouane depuis 1994 aucune enquête effective et approfondie n’a jamais été ouverte pour faire la lumière sur les faits et les responsables n’ont jamais été poursuivis.

2.16À titre subsidiaire, les auteures soutiennent qu’elles se trouvent dans l’impossibilité légale de recourir à une instance judiciaire depuis la promulgation le 27 février 2006 de l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale.Un tel recours aurait même été dangereux pour les auteures. Si tous les recours intentés étaient déjà inutiles et inefficaces, ils sont depuis lors devenus totalement indisponibles. Par conséquent, les auteures soutiennent qu’elles ne sont plus tenues, pour que leur communication soit recevable devant le Comité, de poursuivre encore ces démarches et procédures sur le plan interne, et de se voir ainsi exposées à des poursuites pénales.

2.17Les auteures demandent au Comité de constater que les voies de recours internes ont été valablement épuisées et que la communication individuelle est recevable.

Teneur de la plainte

3.1Les auteures considèrent qu’Adel, Tarek et Mohamed Kerouane ont été victimes de disparition forcée en violation des articles 6, paragraphe 1; 7; 9; 10, paragraphe 1; 16; et 23, paragraphe 1, du Pacte, lus seuls et conjointement avec l’article 2, paragraphe 3. Les auteures invoquent également la violation par l’État algérien des articles 10, paragraphe 2, et 24, paragraphe 1, à l’encontre de Tarek et Mohamed Kerouane. Les auteures et leur famille considèrent en outre qu’elles sont elles-mêmes victimes d’une violation des articles 7 et 23, paragraphe 1, lus seuls et conjointement avec l’article 2, paragraphe 3, du Pacte.

3.2Les auteures affirment qu’Adel, Tarek et Mohamed Kerouane sont victimes de disparition forcée, ayant été arrêtés par des agents de l’État et leur arrestation ayant été suivie par le déni de reconnaissance de leur privation de liberté et la dissimulation du sort qui leur a été réservé, les soustrayant délibérément à la protection de la loi. Elles relèvent que les trois frères Kerouane ont été sous la responsabilité de l’État partie lors de leur arrestation et que celui-ci est tenu de garantir le droit à la vie des personnes détenues sous son autorité. Le fait que l’État partie ne soit pas en mesure de donner des informations exactes et cohérentes sur une personne placée en détention semble indiquer qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires afin de la protéger lors de sa détention et a donc failli à son devoir de garantir le droit à la vie. Notant que les frères Kerouane ont disparu depuis 1994 et 1996, ce qui rend les chances de les retrouver vivants infimes, les auteures soumettent que l’article 6 a été violé au préjudice des victimes de disparition forcées et que l’État n’a pas rempli son obligation de mener une enquête approfondie sur leur disparition. Les auteures maintiennent enfin que l’adoption, le maintien et la mise en œuvre de l’ordonnance no 06-01 constituent une violation de l’article 6 du Pacte lu conjointement avec son article 2, paragraphe 3. En effet, en consacrant l’impunité des responsables du crime de disparition forcée et en portant atteinte au recours effectif, l’ordonnance viole l’obligation positive de l’État partie de prendre des mesures spécifiques et efficaces pour empêcher la disparition des individus, de mettre en place des moyens et des procédures efficaces pour mener des enquêtes approfondies sur les cas de personnes disparues et de traduire en justice les auteurs de telles violations. Les auteures demandent au Comité de constater que l’Algérie a violé les obligations positives qui découlent de l’article 6, pris isolément et lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, à l’encontre de Tarek, Adel et Mohamed Kerouane.

3.3Les auteures citent la jurisprudence constante, selon laquelle le Comité considère que les disparitions forcées sont constitutives d’une violation de l’article 7 tant à l’égard de la victime directe que des membres de sa famille. Adel, Tarek et Mohamed ont été arbitrairement arrêtés par des agents de l’État, respectivement les 12 avril 1996, 20 mai 1994 et 22 février 1996. Depuis ces dates, ils ont effectivement été détenus au secret, privés de tout contact avec le monde extérieur, gardés dans l’ignorance du sort de leurs proches. Leur détention ne semble avoir été enregistrée dans aucun registre public et aucune procédure n’a été entreprise en vue d’informer leurs proches quant à leur situation. Ils étaient en outre démunis de tout moyen de droit pour contester leur situation. S’agissant de Mohamed Kerouane, en plus d’avoir été victime d’une disparition forcée, elle-même constitutive d’une violation de l’article 7, ce dernier aurait fait l’objet de torture et autres traitements cruels, inhumains ou dégradants. Les auteures demandent au Comité de déclarer que l’État partie a violé l’article 7 du Pacte à l’encontre d’Adel, Tarek et Mohamed Kerouane.

3.4Les auteures notent qu’elles-mêmes ainsi que les autres membres de la famille Kerouane sont sans nouvelles de leurs frères et petits-fils depuis 20 et 18 ans. Leurs démarches infructueuses pour retrouver les trois frères, nées d’une profonde inquiétude, ont exacerbé leur angoisse et leur détresse. L’impunité qui protège les responsables des disparitions est également une source d’humiliation. Rappelant la jurisprudence du Comité, les auteures demandent au Comité de déclarer que l’angoisse et la détresse ressenties par Kamela Allioua et Fatima Zohra Kerouane, ainsi que par l’ensemble des proches des frères Kerouane, ainsi que le refus de l’État partie d’assumer honnêtement son histoire et d’entreprendre des enquêtes effectives afin de déterminer le sort des disparus constituent une violation de l’article 7 du Pacte à l’encontre des deux auteures.

3.5Se référant à la jurisprudence du Comité, les auteures affirment que, lu conjointement avec l’article 3, paragraphe 2, du Pacte, l’article 7 impose aux États parties l’obligation de mettre fin immédiatement à tous les actes prohibés par l’article 7, de garantir le droit de porter plainte contre ces actes et de donner suite à ces plaintes par des enquêtes rapides, impartiales, approfondies et effectives des autorités compétentes afin de rendre les recours efficaces. Adel et Tarek Kerouane, disparus depuis 20 ans, et Mohamed Kerouane, disparu depuis 18 ans, sont victimes d’un crime à caractère continu. Ainsi, les obligations de mettre fin à la violation subsistent tant que le sort de la personne disparue n’a pas été déterminé. Les auteures soumettent que l’Algérie est tenue de prendre des mesures pour mettre fin à la violation de l’article 7.

3.6Les auteures maintiennent que rien n’indique que les arrestations et privations de liberté successives des frères soient fondées sur une procédure prévue par la loi et aucun mandat d’arrêt ou autre titre ne semble avoir été présenté lors des arrestations. Les charges pénales retenues contre Adel et Tarek, qui ont été communiquées à la famille plus d’un an après leur disparition, n’ont été appuyées par aucun élément. En effet, la Chambre d’accusation précise que «les suspects sont restés en état de fuite» alors même qu’ils ont été arrêtés par des agents de l’État. La durée et les lieux des détentions des frères Kerouane sont indéterminés. Il s’agit donc de privations de liberté arbitraires selon l’article 9, paragraphe 1. De même, au regard des circonstances entourant l’arrestation et la détention des frères, selon toute vraisemblance, ils ne se sont pas vus notifier les charges pénales retenues contre eux, ce qui amène à conclure que l’article 9, paragraphe 2, a également été violé. Aucun élément tangible n’indique qu’ils ont été présentés devant un juge dans un délai raisonnable dans le cadre de leur détention. Le fait que Tarek et Adel Kerouane ont été déclarés en fuite alors qu’ils avaient été auparavant arrêtés par des agents de l’État révèle la volonté des autorités de nier leur sort mais également de les soustraire à la protection de la loi. Quant à Mohamed, son arrestation et sa détention sont purement et simplement niées par les autorités, ce qui tend à établir que les actes coercitifs dont il a fait l’objet se sont en effet déroulés en dehors de tout cadre légal. Les frères Kerouane ont été détenus au secret étant donné que leur famille n’a pas pu entrer en contact avec eux depuis leur arrestation, en violation de l’article 9, paragraphe 3. Ils n’ont pas pu matériellement introduire un recours pour contester la légalité de leur détention, ni demander à un juge leur libération, ni même solliciter le concours d’un tiers pour assurer leur défense. L’article 9, paragraphe 4, a aussi été violé. Concernant la violation du paragraphe 5 de l’article 9, aucune réparation n’a été versée aux proches des frères pour les arrestations et détentions illégales qu’ils ont subies. De plus, l’État partie n’a mené aucune enquête rapide, impartiale, approfondie et effective sur leur disparition et les auteurs de la violation n’ont pas été traduits en justice, violant ainsi les obligations positives découlant d’une lecture conjointe du paragraphe 3 de l’article 2 et de l’article 9 du Pacte. Les auteures demandent au Comité de déclarer que tous les paragraphes de l’article 9 ont été violés et d’exiger que l’État partie verse une indemnisation aux auteures en lieu et place des victimes.

3.7Dans la mesure où il a été établi qu’Adel, Tarek et Mohamed Kerouane sont victimes de disparitions forcées, les auteures soumettent que leur droit d’être traités avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine tel que garanti par l’article 10,paragraphe 1, du Pacte a été violé.

3.8Citant la jurisprudence du Comité, les auteures font également valoir qu’ayant été détenus au secret pendant une période indéterminée et ayant été victimes de disparition forcée, Adel, Tarek et Mohamed Kerouane ont été soustraits à la protection de la loi en violation de l’article 16 du Pacte.

3.9La disparition forcée des frères Kerouane a gravement déstabilisé les auteures ainsi que le reste de leur famille. La vie familiale de la famille s’en est trouvée complètement anéantie. Se basant sur la jurisprudence du Comité, les auteures soumettent que l’État algérien a, de par ses actions et inactions, failli à son devoir de protection envers la famille et a ainsi violé l’article 23, paragraphe 1, du Pacte.

3.10Tarek avait 16 ans au moment de son arrestation et Mohamed en avait 15. Leur détention arbitraire ainsi que l’inertie avec laquelle la question de la disparition de ces enfants a été traitée par les autorités témoignent qu’ils n’ont pas bénéficié, de la part de l’État algérien, de la protection qu’exigeait leur condition et, plus spécialement, qu’il n’a pas été décidé de leur cas «aussi rapidement que possible». Ils ont été privés de tout contact avec leur famille, ce qui contrevient clairement à l’obligation qui est faite à l’État d’agir dans le meilleur intérêt des enfants contenue dans les articles 24, paragraphe 1, et 10, paragraphe 2 b) du Pacte.

3.11Se basant sur la jurisprudence constante du Comité, les auteures soutiennent qu’en manquant à son devoir de mener des enquêtes approfondies et diligentes sur les disparitions des frères, d’informer leurs proches des résultats des enquêtes et d’indemniser de façon appropriée les auteures de la présente communication pour les violations subies, l’État partie a violé ses obligations positives découlant de l’article 2. Elles demandent au Comité de déclarer que l’État partie a violé l’article 2 du Pacte; d’exiger que des enquêtes rapides, approfondies et efficaces sur les disparitions d’Adel, Tarek et Mohamed Kerouane soient menées par des organes impartiaux et indépendants; d’exiger que l’ordonnance no 06-01 soit abrogée; et d’exiger qu’une réparation pleine et effective comprenant notamment restitution, indemnisation, réadaptation, satisfaction, reconnaissance publique du crime contre l’humanité et garanties de non-répétition soit effectuée au bénéfice des auteures.

3.12Les auteures demandent au Comité d’ordonner à l’État partie a) de remettre Adel, Tarek et Mohamed Kerouane en liberté si ceux-ci sont encore en vie, b) de mener une enquête prompte, approfondie et efficace sur leur disparition, c) de rendre compte aux auteures et à leur famille des résultats de cette enquête, d) d’engager des poursuites à l’encontre des personnes responsables de la disparition d’Adel, Tarek et Mohamed Kerouane, de les traduire en justice et de les punir conformément aux engagements internationaux de l’État partie, et e) d’ordonner à l’État partie d’offrir une réparation appropriée aux ayants droit d’Adel, Tarek et Mohamed Kerouane pour les graves préjudices moraux et matériels qu’ils ont subis depuis leur disparition.

Observations de l’État partie sur la recevabilité de la communication

4.1Le 26 février 2013, l’État partie a soumis une note verbale dans laquelle il se contente de faire un renvoi à son «Mémorandum de référence du Gouvernement algérien relatif à l’irrecevabilité des communications individuelles introduites devant le Comité des droits de l’homme en rapport avec la mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale», ainsi qu’à son mémoire additif concernant l’irrecevabilité de la communication. Ces documents avaient été transmis au Comité dans le cadre de plusieurs communications antérieures, et l’État partie n’a pas soumis d’exemplaires desdits Mémorandum et mémoire, ni d’observations spécifiques sur la présente communication.

4.2La teneur de ces documents a été transcrite dans plusieurs constatations adoptées par le Comité. L’État partie demandait au Comité de constater la similarité des faits et des situations décrits par les auteurs et de tenir compte du contexte sociopolitique et sécuritaire dans lequel ils s’inscrivent, de conclure que les auteurs n’ont pas épuisé tous les recours internes, de reconnaître que les autorités de l’État partie ont mis en œuvre un mécanisme interne de traitement et de règlement global des cas visés par les communications en cause selon un dispositif de paix et de réconciliation nationale conforme aux principes de la Charte des Nations Unies et des pactes et conventions subséquents, de déclarer la communication irrecevable et de renvoyer les auteurs à mieux se pourvoir.

Commentaires des auteures sur les observations de l’État partie sur la recevabilité

5.1Dans leurs commentaires, datés du 3 mai 2013, les auteures considèrent que l’adoption par l’État partie de mesures législatives et administratives internes en vue de prendre en charge les victimes de la «tragédie nationale» ne peut être invoquée au stade de la recevabilité pour interdire aux particuliers relevant de sa juridiction de recourir au mécanisme prévu par le Protocole facultatif. Dans le cas d’espèce, les mesures législatives adoptées constituent en elles-mêmes une violation des droits contenus dans le Pacte, comme le Comité l’a déjà relevé.

5.2Les auteures rappellent que la promulgation de l’état d’urgence, le 9 février 1992, par l’Algérie n’affecte nullement le droit des individus de soumettre des communications individuelles devant le Comité. Les auteures considèrent donc que les considérations de l’État partie sur l’opportunité de la communication ne sont pas un motif d’irrecevabilité.

5.3Les auteures maintiennent qu’elles ont épuisé tous les recours disponibles et que les recours indiqués par l’État partie sont totalement inefficaces, y compris la possibilité de saisine du juge d’instruction en se constituant partie civile en vertu des articles 72 et 73 du Code de procédure pénale.

5.4Les auteures se réfèrent également à l’article 45 de l’ordonnance no 06-01, en vertu duquel aucune poursuite ne peut être engagée, à titre individuel ou collectif, à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité. L’introduction d’une telle plainte ou dénonciation est passible d’une peine d’emprisonnement de trois à cinq ans et d’une amende de 250 000 à 500 000 dinars. Citant le Comité des droits de l’homme, les auteures soulignent par ailleurs que l’ordonnance no 06-01 promeut l’impunité, porte atteinte au droit à un recours effectif et n’est pas compatible avec les dispositions du Pacte. Les auteures considèrent que l’État partie n’a donc pas démontré de manière convaincante dans quelle mesure le dépôt de plainte avec constitution de partie civile aurait non seulement permis aux juridictions compétentes de recevoir et d’instruire une plainte introduite, ce qui impliquerait que celles-ci violent le texte de l’article 45 de l’ordonnance, mais aussi dans quelle mesure les auteures aurait pu être immunisées contre l’application de l’article 46 de l’ordonnance. Les auteures concluent, suite à la lecture de ces dispositions, que toute plainte concernant les violations dont les auteures, leurs frères et petits-fils ont été les victimes serait non seulement déclarée irrecevable mais, qui plus est, serait pénalement réprimée. Les auteures notent que l’État partie n’apporte aucune illustration d’une quelconque affaire qui, malgré l’existence de l’ordonnance susmentionnée, aurait abouti à la poursuite effective des responsables de violations des droits de l’homme dans un cas similaire au cas d’espèce. Les auteures concluent au caractère vain des recours mentionnés par l’État partie.

5.5Sur le fond de la communication, les auteures notent que l’État partie s’est limité à l’énumération des contextes dans lesquels les victimes de la «tragédie nationale», de façon générale, auraient pu disparaître. Ces observations générales ne contestent nullement les faits allégués dans la présente communication.

5.6Les auteures invitent le Comité à considérer leurs allégations comme suffisamment étayées, vu qu’elles ne sont pas en mesure de fournir plus d’éléments à l’appui de leur communication, puisque seul l’État partie dispose d’informations exactes sur le sort des intéressés.

5.7Les auteures considèrent que l’absence de réponse sur le fond de la communication constitue un acquiescement tacite de la véracité des faits allégués. Le silence de l’État partie emporte reconnaissance du manquement de son devoir de mener une enquête sur la disparition forcée portée à sa connaissance, sans quoi il aurait été en mesure de fournir une réponse détaillée sur la base des résultats des enquêtes qu’il était tenu de mener. Les auteures maintiennent, sur le fond, l’ensemble des allégations présentées dans leur communication initiale.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Le Comité rappelle qu’avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer tout d’abord si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte. En vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité doit s’assurer que la même question n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement. Il note que les disparitions d’Adel, Tarek et Mohamed Kerouane ont été signalées au Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires. Toutefois, il rappelle que les procédures ou mécanismes extraconventionnels mis en place par la Commission des droits de l’homme ou le Conseil des droits de l’homme, et dont les mandats consistent à examiner et à faire rapport publiquement sur la situation des droits de l’homme dans tel ou tel pays ou territoire ou sur des phénomènes de grande ampleur de violation des droits de l’homme dans le monde, ne relèvent généralement pas d’une procédure internationale d’enquête ou de règlement au sens du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif. En conséquence, le Comité estime que l’examen du cas d’Adel, Tarek et Mohamed Kerouane par le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires ne rend pas la communication irrecevable en vertu de cette disposition.

6.2Le Comité note que, afin de contester la recevabilité de la communication, l’État partie se contente de faire un renvoi à son Mémorandum de référence et à son mémoire additif, sans en fournir d’exemplaires. Le Comité rappelle que l’État partie a non seulement le devoir de mener des enquêtes approfondies sur les violations supposées des droits de l’homme portées à l’attention de ses autorités, en particulier lorsqu’il s’agit de disparitions forcées et d’atteintes au droit à la vie, mais aussi de poursuivre quiconque est présumé responsable de ces violations, de procéder au jugement et de prononcer une peine à son encontre. À de nombreuses reprises, les auteures ont alerté les autorités compétentes de la disparition de leurs frères et petits-fils, mais l’État partie n’a procédé à aucune enquête approfondie ou rigoureuse sur la disparition d’Adel, Tarek et Mohamed Kerouane, alors qu’il s’agissait d’allégations graves de disparition forcée. En outre, l’État partie n’a pas apporté d’éléments permettant de conclure qu’un recours efficace et disponible était ouvert, l’ordonnance no 06-01 du 27 février 2006 continuant d’être appliquée bien que le Comité ait recommandé qu’elle soit mise en conformité avec le Pacte. Le Comité estime que la constitution de partie civile pour des infractions aussi graves que celles alléguées en l’espèce ne saurait remplacer des poursuites qui devraient être engagées par le Procureur de la République lui-même. Le Comité considère qu’aux fins de la recevabilité d’une communication, l’auteur n’est tenu d’épuiser que les recours qui permettent de remédier à la violation alléguée, soit en l’espèce les recours permettant de remédier à la disparition forcée. Le Comité conclut par conséquent que le paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne fait pas obstacle à la recevabilité de la communication.

6.3Le Comité considère que les auteures ont suffisamment étayé leurs allégations, dans la mesure où elles soulèvent des questions au regard des articles 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1), 16, 23 (par. 1), lus seuls et conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte, ainsi que des articles 10 (par. 2) et 24 (par. 1) en ce qui concerne Tarek et Mohamed Kerouane. Le Comité constate cependant que les auteures n’ont pas présenté de demande de compensation auprès des autorités de l’État partie pour la détention arbitraire ou illégale de leurs petits-fils et frères et que la violation alléguée de l’article 9 (par. 5) n’est pas recevable. Le Comité procède donc à l’examen de la communication sur le fond concernant les violations alléguées des articles 2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1 et 2 b)), 16, 23 (par. 1) et 24 (par. 1) du Pacte.

Examen au fond

7.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été soumises par les parties.

7.2Dans la communication, l’État partie a fourni des observations collectives et générales sur les allégations graves soumises par les auteures, et s’est contenté de maintenir que les communications mettant en cause la responsabilité d’agents de l’État ou de personnes agissant sous l’autorité des pouvoirs publics dans la survenance de cas de disparition forcée de 1993 à 1998 devaient être examinées dans le contexte plus général de la situation sociopolitique et sécuritaire dans le pays, à une période où le Gouvernement s’employait à lutter contre le terrorisme. Le Comité fait observer qu’en vertu du Pacte, l’État partie doit se soucier du sort de chaque individu, qui doit être traité avec le respect dû à la dignité inhérente à la personne humaine. Le Comité renvoie à sa jurisprudence, et rappelle que l’État partie ne saurait opposer les dispositions de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale à des personnes qui invoquent les dispositions du Pacte, ou qui ont soumis ou pourraient soumettre des communications au Comité. En l’absence des modifications recommandées par le Comité, l’ordonnance no 06-01 semble promouvoir l’impunité et ne peut donc, en l’état, être jugée compatible avec les dispositions du Pacte.

7.3Le Comité note que l’État partie n’a pas répondu aux allégations des auteures sur le fond et rappelle sa jurisprudence d’après laquelle la règle relative à la charge de la preuve ne doit pas incomber uniquement à l’auteur d’une communication, d’autant plus que l’auteur et l’État partie n’ont pas toujours un accès égal aux éléments de preuve et que souvent seul l’État partie dispose des renseignements nécessaires. Conformément à l’article 4, paragraphe 2, du Protocole facultatif, l’État partie est tenu d’enquêter de bonne foi sur toutes les allégations de violations du Pacte portées contre lui et ses représentants et de transmettre au Comité les renseignements qu’il détient. En l’absence d’explications de l’État partie à ce sujet, il convient d’accorder tout le crédit voulu aux allégations des auteures dès lors qu’elles sont suffisamment étayées.

7.4Le Comité note que, selon les auteures, leurs frères et petits-fils ont disparu depuis leur arrestation, le 12 avril 1994 pour Adel Kerouane, le 20 mai 1994 pour Tarek Kerouane et le 22 février 1996 pour Mohamed Kerouane, et que les autorités, outre qu’elles n’ont jamais reconnu avoir procédé à leur arrestation, n’ont pas mené d’enquête efficace susceptible de clarifier leur sort. Le Comité note que, selon les auteures, les chances de retrouver Adel, Tarek et Mohamed Kerouane vivants sont infimes et que leur absence prolongée ainsi que le témoignage d’un ami qui aurait vu le corps de Mohamed à la morgue laissent à penser qu’ils ont perdu la vie en détention. Il note en outre que la situation de détention au secret entraîne un risque élevé d’atteinte au droit à la vie, puisque la victime se trouve à la merci de ses geôliers, qui eux, de par la nature même des circonstances, échappent à tout contrôle. Le Comité rappelle qu’en matière de disparition forcée, la privation de liberté, suivie du déni de reconnaissance de celle-ci ou de la dissimulation du sort réservé à la personne disparue, soustrait cette personne à la protection de la loi et fait peser un risque constant et sérieux sur sa vie, dont l’État doit rendre compte. En l’espèce, le Comité constate que l’État partie n’a fourni aucun élément permettant de conclure qu’il s’est acquitté de son obligation de protéger la vie d’Adel, Tarek et Mohamed Kerouane. En conséquence, le Comité conclut que l’État partie a failli à son obligation de protéger la vie d’Adel, Tarek et Mohamed Kerouane, en violation de l’article 6 du Pacte.

7.5Le Comité reconnaît le degré de souffrance qu’implique une détention sans contact avec le monde extérieur pendant une durée indéfinie. Il rappelle à ce sujet son observation générale no 20 (1992) sur l’interdiction de la torture et des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, relative à l’article 7, dans laquelle il recommande aux États parties de prendre des dispositions pour interdire la détention au secret. Le Comité note que, selon les auteures, Adel Kerouane a été blessé et arrêté le 12 avril 1994 sur la route de Batna par des agents des services de sécurité, Tarek Kerouane, âgé de 16 ans, a été arrêté le 20 mai 1994 à son retour de l’école et Mohamed Kerouane, âgé de 15 ans, a été arrêté le 22 février 1996 dans la rue par des agents de la gendarmerie de Hamma, où il a été détenu pendant un mois. Le corps de Mohamed Kerouane, selon des informations concordantes de plusieurs individus, a été reconnu trois mois après son arrestation parmi d’autres cadavres entassés au bord d’une route dans la région de Ghorab, puis identifié à la morgue par un ami de la famille, qui y aurait noté des traces de torture et mauvais traitements. En l’absence de toute explication satisfaisante de l’État partie, le Comité conclut à une violation multiple de l’article 7 du Pacte concernant Adel, Tarek et Mohamed Kerouane.

7.6Le Comité prend acte de l’angoisse et de la détresse que la disparition et l’incertitude quant au sort d’Adel, Tarek et Mohamed Kerouane causent aux auteures et à leur famille. Il considère donc que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 7 du Pacte à leur égard.

7.7En ce qui concerne les griefs de violation de l’article 9, le Comité a pris note des allégations des auteures, qui affirment qu’Adel, Tarek et Mohamed Kerouane ont été arrêtés les 12 avril 1994, 20 mai 1994 et 22 février 1996 respectivement par des agents de l’État, sans explication. Les autorités de l’État partie n’ont fourni à aucun moment une quelconque information à la famille sur le sort réservé à Adel, Tarek et Mohamed Kerouane. Ces derniers n’ont pas été mis en examen, ni présentés devant une autorité judiciaire auprès de laquelle ils auraient pu recourir contre la légalité de leur détention; par ailleurs, aucune information officielle n’a été donnée aux auteures et à leur famille sur le lieu de la détention des intéressés, ni sur leur sort. En l’absence d’explications satisfaisantes de l’État partie, le Comité conclut à une violation de l’article 9 à l’égard d’Adel, Tarek et Mohamed Kerouane.

7.8S’agissant du grief au titre de l’article 10, paragraphe 1, le Comité réaffirme que les personnes privées de liberté ne doivent pas subir de privations ou de contraintes autres que celles qui sont inhérentes à la privation de liberté, et qu’elles doivent être traitées avec humanité et dans le respect de leur dignité. Compte tenu de la détention au secret et en l’absence d’informations fournies par l’État partie à cet égard, le Comité conclut à une violation de l’article 10, paragraphe 1, du Pacte à l’égard d’Adel, Tarek et Mohamed Kerouane.

7.9Pour ce qui est du grief de violation de l’article 16, le Comité réitère sa jurisprudence constante selon laquelle le fait de soustraire intentionnellement une personne à la protection de la loi pour une période prolongée peut constituer un refus de reconnaissance de sa personnalité juridique si la victime était entre les mains des autorités de l’État lors de sa dernière apparition et si les efforts de ses proches pour avoir accès à des recours potentiellement utiles, y compris devant les cours de justice (paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte), sont systématiquement empêchés. Dans le cas présent, le Comité note que les autorités de l’État partie n’ont fourni aucune information à la famille sur le sort réservé à Adel, Tarek et Mohamed Kerouane depuis leur arrestation ni sur le lieu où ils se trouvent, et ce malgré les nombreuses demandes adressées à différentes autorités de l’État partie. Le Comité en conclut que la disparition forcée d’Adel, Tarek et Mohamed Kerouane, depuis les 12 avril 1994, 20 mai 1994 et 22 février 1996 respectivement, les a soustraits à la protection de la loi et les a privés de leur droit à la reconnaissance de leur personnalité juridique, en violation de l’article 16 du Pacte.

7.10Au vu de ce qui précède, le Comité n’examinera pas séparément les griefs tirés de la violation du paragraphe 1 de l’article 23 du Pacte.

7.11Les auteures invoquent le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte qui impose aux États parties l’obligation de garantir un recours utile à tous les individus dont les droits reconnus dans le Pacte auraient été violés. Le Comité attache de l’importance à la mise en place par les États parties de mécanismes juridictionnels et administratifs appropriés pour examiner les plaintes faisant état de violations des droits. Il rappelle son observation générale no 31 (2004) sur la nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte, qui indique notamment que le fait pour un État partie de ne pas mener d’enquête sur des violations présumées pourrait en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte. En l’espèce, la famille des victimes a alerté à plusieurs reprises les autorités compétentes de la disparition d’Adel, Tarek et Mohamed Kerouane, y compris les autorités judiciaires telles que le Procureur de Constantine, mais toutes les démarches entreprises se sont révélées vaines, et l’État partie n’a procédé à aucune enquête approfondie et rigoureuse sur la disparition d’Adel, Tarek et Mohamed Kerouane. En outre, l’impossibilité légale de recourir à une instance judiciaire après la promulgation de l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale continue de priver Adel, Tarek et Mohamed Kerouane et leur famille de tout accès à un recours utile, puisque cette ordonnance interdit le recours à la justice pour faire la lumière sur les crimes les plus graves comme les disparitions forcées. Au vu de ce qui précède, le Comité conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation du paragraphe 3 de l’article 2, lu conjointement avec les articles 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1) et 16 du Pacte à l’égard d’Adel, Tarek et Mohamed Kerouane, et du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, lu conjointement avec l’article 7 du Pacte, à l’égard des auteures.

7.12Le Comité note en outre le grief supplémentaire des auteures, qui font valoir qu’au moment de leur arrestation et disparition, Tarek et Mohamed Kerouane étaient âgés de 16 ans et 15 ans respectivement. Le Comité note que l’État partie n’a pas démenti ces allégations. Le Comité rappelle à cet égard son observation générale no 17 (1989) sur les droits de l’enfant, dans laquelle il souligne que l’application de l’article 24 nécessite l’adoption par les États de mesures spéciales pour protéger les enfants, qui s’ajoutent à celles qu’ils sont par ailleurs tenus de prendre en vertu de l’article 2 pour que tous les individus puissent exercer les droits prévus dans le Pacte. En l’espèce, l’État partie n’a pas pris en considération la condition de mineurs des deux frères pour leur accorder une protection spéciale. Le Comité estime donc que l’État partie a également violé le paragraphe 1 de l’article 24 à l’égard de Tarek et Mohamed Kerouane qui, en tant que mineurs, devaient bénéficier d’une protection spéciale.

7.13Compte tenu des constatations qui précèdent, le Comité n’examinera pas séparément les allégations des auteures de violation à l’encontre de Tarek et Mohamed Kerouane au titre de l’article 10, paragraphe 2 b), du Pacte.

8.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, constate que les faits dont il est saisi font apparaître des violations par l’État partie des articles 6, 7, 9, 10 et 16, et du paragraphe 3 de l’article 2, lu conjointement avec les articles 6, 7, 9, 10 et 16 du Pacte à l’égard d’Adel, Tarek et Mohamed Kerouane. De plus, le Comité constate une violation de l’article 24, et du paragraphe 3 de l’article 2, lu conjointement avec l’article 24, à l’égard de Tarek et Mohamed Kerouane. Le Comité constate en outre une violation de l’article 7, et du paragraphe 3 de l’article 2, lu conjointement avec l’article 7 à l’égard des auteures.

9.Conformément au paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à la famille d’Adel, Tarek et Mohamed Kerouane un recours utile, consistant notamment à: a) mener une enquête approfondie et rigoureuse sur la disparition d’Adel, Tarek et Mohamed Kerouane et fournir à leur famille des informations détaillées quant aux résultats de son enquête; b) libérer immédiatement les intéressés s’ils sont toujours détenus au secret; c) dans l’éventualité où Adel, Tarek et Mohamed Kerouane seraient décédés, restituer leur dépouille à leur famille; d) poursuivre, juger et punir les responsables des violations commises; et e) indemniser de manière appropriée les auteures pour les violations subies, ainsi qu’Adel, Tarek et Mohamed Kerouane s’ils sont en vie. Nonobstant l’ordonnance no 06-01, l’État partie devrait également veiller à ne pas entraver le droit à un recours effectif pour les victimes de crimes tels que la torture, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées. L’État partie est en outre tenu de prendre des mesures pour empêcher que des violations analogues ne se reproduisent à l’avenir.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus par le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations et à les diffuser largement dans les langues officielles.