Nations Unies

CCPR/C/117/D/2219/2012

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

26 septembre 2016

Français

Original : anglais

Comité des droits de l ’ homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no2219/2012 * , **

Communication présentée par :

Navruz Tahirovich Nasyrlayev (représenté par un conseil, Shane H. Brady)

Au nom de :

L’auteur

État partie :

Turkménistan

Date de la communication :

3 septembre 2012 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 7 décembre 2012 (non publiée sous forme de document)

Date de l ’ adoption des constatations:

15 juillet 2016

Objet :

Objection de conscience au service militaire obligatoire

Question(s) de fond :

Liberté de conscience ; ne bis in idem ; traitement inhumain et dégradant ; conditions de détention

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes

Article(s) du Pacte :

7, 10, 14 (par. 7) et 18 (par. 1)

Article(s) du Protocole facultatif :

5 (par. 2 b))

1.1L’auteur de la communication est Navruz Tahirovich Nasyrlayev, de nationalité turkmène, né le 21 mars 1991. Il se dit victime d’une violation par le Turkménistan des droits qu’il tient de l’article 7, du paragraphe 7 de l’article 14 et du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte, parce qu’il a été poursuivi, condamné et emprisonné de façon répétée pour objection de conscience. La communication semble également soulever des questions au regard de l’article 10 du Pacte, bien que l’auteur n’invoque pas expressément cette disposition. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour le Turkménistan le 1er août 1997. L’auteur est représenté par un conseil, Shane H. Brady.

1.2Dans sa lettre initiale, l’auteur a demandé au Comité d’obtenir de l’État partie, à titre de « mesure provisoire », l’assurance qu’il serait libéré immédiatement dans l’attente de l’examen de sa communication par le Comité. Le 7 décembre 2012, le Comité, par l’intermédiaire du Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a décidé de ne pas accéder à cette demande. Le 8 février 2013, le Comité a rappelé à l’État partie qu’il devait s’abstenir de toute pression, intimidation ou mesure de représailles contre les auteurs de communications et leurs proches en lien avec les communications dont il était saisi. L’État partie n’a toutefois pas répondu.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur indique qu’il est Témoin de Jéhovah. Avant d’avoir été à plusieurs reprises et en toute illégalité condamné au pénal pour objection de conscience, il n’avait jamais été inculpé du chef d’une infraction pénale ou administrative.

2.2Le 16 avril 2009, quelques semaines seulement après son dix-huitième anniversaire, l’auteur a été appelé par le bureau du recrutement militaire aux fins de l’accomplissement de son service militaire obligatoire. Conformément à sa convocation, il a rencontré des représentants du bureau du recrutement militaire, à qui il a expliqué par oral et par écrit que ses convictions religieuses de Témoin de Jéhovah lui interdisaient de se soumettre au service militaire. Son incorporation a été reportée de six mois.

2.3Le 13 octobre 2009, l’auteur a de nouveau été convoqué, en vue de son incorporation à l’automne. Il a une nouvelle fois expliqué par oral et par écrit les raisons pour lesquelles il ne pouvait effectuer son service militaire. Le 23 novembre 2009, il a été inculpé pour refus de se soumettre au service militaire, en vertu du paragraphe 1 de l’article 219 du Code pénal turkmène. Le 7 décembre 2009, il a été jugé par le tribunal municipal de Dashoguz. Il a déclaré qu’il était devenu Témoin de Jéhovah trois ans plus tôt et qu’il avait appris par la lecture de la Bible que les serviteurs de Dieu ne devaient ni prendre les armes, ni apprendre à faire la guerre, ni prêter main forte à l’armée ou participer à des activités militaires d’aucune autre manière. Il a ajouté qu’il respectait la loi turkmène et était disposé à s’acquitter de ses obligations civiques en effectuant un service civil de remplacement.

2.4Le 7 décembre 2009, le tribunal municipal de Dashoguz a condamné l’auteur à une peine de vingt-quatre mois d’emprisonnement en vertu du paragraphe 1 de l’article 219 du Code pénal. L’auteur a été arrêté dans la salle d’audience et placé en détention. Il a fait appel de sa condamnation, mais il a été débouté, le 5 janvier 2010, par le tribunal régional de Dashoguz.

2.5L’auteur a été détenu pendant trente-deux jours au centre de détention DZK-7, à Dashoguz, avant d’être transféré, le 8 janvier 2010, à la prison LBK-12, située près de la ville de Seydi (région de Lebap), dans le désert turkmène. En détention, l’auteur, parce qu’il était Témoin de Jéhovah, a été soumis à un traitement particulièrement dur. Dès son arrivée à la prison LBK-12, il a été placé à l’isolement pendant dix jours. À quatre reprises, il a été enfermé en cellule disciplinaire pendant deux ou trois jours en raison de l’animosité que ses croyances religieuses suscitaient dans l’administration pénitentiaire. À une autre occasion, il a été isolé dans une « unité de contrôle », sorte de cellule disciplinaire, pendant un mois. Un jour, alors qu’il était à l’isolement, quatre agents des forces spéciales de police d’Ashgabad sont entrés dans la cellule disciplinaire le visage masqué et l’ont roué de coups.

2.6L’auteur a été remis en liberté le 7 décembre 2011 après avoir exécuté sa peine. Un mois plus tard, il a été une nouvelle fois appelé en vue d’effectuer son service militaire. Il a refusé, expliquant de nouveau aux représentants du bureau du recrutement militaire que sa conscience religieuse lui interdisait d’effectuer son service militaire. Le 1er mai 2012, il a été condamné une nouvelle fois par le tribunal municipal de Dashoguz, au titre du paragraphe 1 de l’article 219 du Code pénal, à la peine maximale de vingt-quatre mois d’emprisonnement. Considéré comme un récidiviste, l’auteur a été incarcéré dans une prison de régime renforcé. À la date de la présentation de sa plainte au Comité, l’auteur était incarcéré dans la prison LBK-11 de régime renforcé située à Seydi, où les conditions de détention étaient pires que celles de sa première peine d’emprisonnement.

2.7Le 14 juin 2012, le tribunal régional de Dashoguz a rejeté l’appel formé par l’auteur. Celui-ci a saisi la Cour suprême du Turkménistan d’une demande de révision au titre de la procédure de contrôle bien que, d’après la jurisprudence du Comité, il s’agisse là d’un recours purement gracieux qui ne compte pas parmi les recours internes à épuiser. Le 13 juillet 2012, la Cour a rejeté la demande de l’auteur.

2.8Pour ce qui est du grief de violation de l’article 7 du Pacte, l’auteur affirme qu’il ne disposait d’aucun recours interne utile pour dénoncer les « peines ou traitements inhumains ou dégradants » subis alors qu’il était en détention et en prison. Il renvoie aux observations finales du Comité contre la torture concernant le rapport initial du Turkménistan (CAT/C/TKM/CO/1), dans lesquelles le Comité s’est dit préoccupé par l’absence, dans l’État partie, de mécanisme indépendant et efficace habilité à recevoir des plaintes pour torture, émanant en particulier de prisonniers condamnés et de personnes en détention avant jugement, et à mener des enquêtes impartiales et approfondies sur ces plaintes (par. 11 a)).

2.9En ce qui concerne le grief de violation du paragraphe 7 de l’article 14 du Pacte, l’auteur fait valoir que le paragraphe 4 de l’article 18 de la loi sur le service militaire et les obligations militaires prévoit expressément la possibilité de poursuivre et d’incarcérer de façon répétée les objecteurs de conscience au service militaire. L’auteur ne disposait donc d’aucun recours interne pour contester la légalité des poursuites intentées une nouvelle fois contre lui et de sa seconde condamnation pour objection de conscience au service militaire. Il fait valoir qu’en saisissant la Cour suprême d’une demande de révision, il a épuisé tous les recours internes disponibles pour ce qui est du grief de violation du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte. Il estime qu’ayant obtenu, le 5 janvier 2010, un jugement d’appel du tribunal régional de Dashoguz concernant sa première condamnation et, le 13 juillet 2012, une décision de la Cour suprême sur sa seconde condamnation, il s’est acquitté de l’obligation qui lui incombait d’épuiser tous les recours internes disponibles avant d’adresser sa communication au Comité.

2.10Dans une autre lettre, datée du 6 février 2013, l’auteur a informé le Comité que, le 24 janvier 2013 à 22 heures (plusieurs semaines après que la présente communication, ainsi que neuf autres, eurent été transmises à l’État partie par le Comité, le 7 décembre 2012), plus d’une trentaine de policiers avaient effectué une descente à son domicile familial. La police avait roué de coup les membres de sa famille et les invités qui se trouvaient présents ce soir-là, les avait menacés de viol et leur avait infligé des sévices graves. Après avoir déposé plainte à ce sujet auprès du Procureur général et du Président turkmène, l’auteur a demandé au Comité une protection contre les représailles (voir ci-dessus, par. 1.2.).

2.11L’auteur n’a pas saisi d’autre instance internationale d’enquête ou de règlement de sa communication.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que le fait qu’il ait été poursuivi et emprisonné pour ses croyances religieuses, exprimées par son objection de conscience au service militaire, constitue en soi un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 7 du Pacte.

3.2L’auteur affirme qu’il y a eu aussi violation de l’article 7 du Pacte du fait des « peines ou traitements inhumains ou dégradants », notamment des brutalités policières, qu’il aurait subis en détention, et de ses conditions de détention à la prison LBK-12. À cet égard, il renvoie notamment aux observations finales du Comité contre la torture, à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) et au rapport publié en février 2010 par l’Association des avocats indépendants du Turkménistan. Ces documents dénoncent la pratique généralisée, dans l’État partie, de la torture et des mauvais traitements à l’encontre des détenus. Ils soulignent également qu’un individu renvoyé vers le Turkménistan court de sérieux risques d’être victime de torture ou de traitements inhumains ou dégradants, et que la prison LBK-12 se situe dans un désert où les écarts de températures sont extrêmes. En outre, la prison est surpeuplée et les détenus atteints de maladies contagieuses ne sont pas séparés des prisonniers en bonne santé, ce qui expose l’auteur à un risque élevé d’infection. Celui‑ci demande donc au Comité d’exiger de l’État partie sa libération de prison immédiate. Bien que l’auteur n’en fasse pas expressément mention, la communication soulève également des questions au regard de l’article 10 du Pacte.

3.3Dans la présente affaire, l’auteur a été par deux fois poursuivi, condamné et emprisonné, en violation du paragraphe 7 de l’article 14, du Pacte, pour avoir refusé d’effectuer son service militaire, ce refus se fondant « sur la même détermination permanente qui s’appuie sur des raisons de conscience ».

3.4L’auteur fait valoir que le fait qu’il ait été poursuivi, condamné et emprisonné pour avoir refusé d’effectuer le service militaire obligatoire pour des raisons de conscience et de croyances religieuses constitue une violation des droits qu’il tient du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte. Il fait observer qu’il a à plusieurs reprises fait savoir aux autorités turkmènes qu’il était prêt à s’acquitter de son devoir civique en effectuant un service de remplacement, mais que la législation de l’État partie ne prévoit pas cette possibilité.

3.5L’auteur demande au Comité de conclure que le fait qu’il ait été poursuivi, condamné et emprisonné de manière répétée constitue une violation de l’article 7, du paragraphe 7 de l’article 14 et du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte. Il demande également au Comité d’inviter l’État partie à : a) l’acquitter des charges retenues contre lui en vertu du paragraphe 1 de l’article 219 du Code pénal et effacer son casier judiciaire ; b) l’indemniser comme il se doit pour le préjudice moral subi du fait de sa condamnation et de son incarcération ; c) l’indemniser également pour les frais de justice engagés, conformément au paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

4.Dans une note verbale du 17 mars 2014, l’État partie indique au Comité que le cas de l’auteur a été examiné avec soin par les organes chargés de l’application de la loi, qui n’ont trouvé aucun motif d’infirmer la décision du tribunal. Il estime que l’infraction pénale commise par l’auteur a été qualifiée correctement, conformément au Code pénal turkmène. Il ajoute qu’en vertu de l’article 41 de la Constitution, la défense du Turkménistan était le devoir sacré de tout citoyen, et que la conscription est obligatoire pour tous les citoyens turkmènes de sexe masculin. L’auteur ne satisfait pas aux critères d’exemption du service militaire énoncés à l’article 18 de la loi sur le service militaire et les obligations militaires.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Le 14 mai 2014, l’auteur fait valoir que l’État partie n’a contesté aucun des faits dénoncés dans sa communication. La seule justification qu’il ait tenté de fournir consiste à dire que l’auteur a été condamné et emprisonné en tant qu’objecteur de conscience parce qu’il ne pouvait pas prétendre à une exemption au titre de l’article 18 de la loi sur le service militaire et les obligations militaires. L’auteur estime que les observations de l’État partie témoignent du mépris total que celui-ci manifeste pour les obligations qui lui incombent en vertu de l’article 18 du Pacte et pour la jurisprudence du Comité défendant le droit à l’objection de conscience au service militaire. En outre, l’État partie ne conteste pas les allégations de l’auteur, qui affirme avoir été soumis par des agents de la force publique et par le personnel pénitentiaire à un traitement inhumain et dégradant, contraire à l’article 7 du Pacte.

5.2L’auteur a fait valoir que l’État partie ne conteste pas le fait que le 24 janvier 2013 à 22 heures, plus d’une trentaine de policiers ont effectué une descente à son domicile familial pour le punir et l’intimider. Il rappelle que les policiers ont battu les membres de sa famille et ses amis à plusieurs reprises, et menacé une invitée (une jeune femme mariée) de la violer, tout en rouant de coups son époux en sa présence. Pour l’auteur, l’État partie n’a rien fait pour sanctionner les policiers qui ont pris part à cette descente de police illégale et violente.

5.3L’auteur demande au Comité de conclure que les poursuites intentées contre lui, sa condamnation et son incarcération constituent une violation des droits qu’il tient de l’article 7, du paragraphe 7 de l’article 14 et du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte, et renouvelle sa demande de réparation (voir ci-dessus, par. 3.5).

5.4Le 22 octobre 2014, l’auteur indique qu’il a été remis en liberté le 1er mai 2014 après avoir exécuté l’intégralité de sa deuxième peine de deux années d’emprisonnement pour objection de conscience. À sa libération, il a communiqué de nouvelles informations à l’appui des griefs de violation de ses droits au titre de l’article 7, du paragraphe 7 de l’article 14 et du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte. Il indique qu’à l’issue de son second procès, il a passé vingt et un jours dans l’établissement pénitentiaire DZD-7, dans la ville de Dashoguz, où il était arrivé le 2 mai 2012. Ce jour-là, le chef du service d’intervention avait donné l’ordre à trois de ses compagnons de cellule de le frapper à la tête, aux reins et à la poitrine. Le 23 mai 2012, il a été transféré dans la colonie pénitentiaire LBK-11, à Seydi. À son arrivée, il a été placé à l’isolement pendant dix jours. Alors qu’il se trouvait à l’isolement, il a été roué de coups et menacé par un brigadier. Le 13 septembre 2012, alors que l’auteur travaillait dans la zone industrielle, un agent lui a jeté un balai, lui ordonnant de balayer à certains endroits, ce qui était considéré comme la tâche la plus dégradante. L’auteur s’est exécuté. Dès qu’il a achevé sa tâche, il a été convoqué au bureau du service d’intervention, où on l’a accusé d’avoir parlé à un soldat dans la tour d’observation. Il a expliqué qu’ayant passé la journée à travailler, il n’avait parlé à personne. Il a tout de même été menacé et sommé de signer un document falsifié. Comme il s’y est refusé, il a été placé en cellule disciplinaire pendant cinq jours, du 13 au 18 septembre 2012. Les murs et le sol de la cellule étant en béton brut, il a été contraint de rester en permanence assis ou debout. Il a également dû se signaler à plusieurs reprises auprès du personnel pénitentiaire, comme s’il était un détenu particulièrement dangereux. En mai 2013, alors qu’il travaillait dans la zone industrielle, il a été emmené par des surveillants, qui l’ont accusé de lire un livre interdit. Il a été placé en cellule disciplinaire pendant trois jours. Depuis sa libération, le 1er mai 2014, il est tenu de se présenter régulièrement au poste de police, ce qu’il devra continuer de faire pendant une période indéterminée. L’auteur souffre de problèmes de santé, qui sont avant tout la conséquence d’une augmentation de la pression intracrânienne causée par les coups qui lui ont été portés à la tête alors qu’il se trouvait dans la colonie pénitentiaire DZD-7.

Délibérations du Comité

Protection contre tout acte d’intimidation ou de représailles

6.Le Comité note avec préoccupation que selon les informations fournies par l’auteur, le 24 janvier 2013, des policiers ont effectué à son domicile familial une descente au cours de laquelle des membres de sa famille et des invités ont subi de mauvais traitements. Le Comité note en outre que l’État partie n’a fourni aucun renseignement réfutant ces allégations après que le Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires l’a appelé, en date du 8 février 2013, à s’abstenir de tout acte de pression, d’intimidation ou de représailles contre l’auteur de la communication et ses proches. Le Comité rappelle que tout État partie qui commettrait un acte de pression, d’intimidation ou de représailles contre l’auteur d’une communication ou ses proches enfreindrait de ce fait l’obligation de coopérer de bonne foi avec le Comité dans l’application des dispositions du Pacte qui lui incombe au titre du Protocole facultatif.

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

7.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.3Le Comité renvoie à sa jurisprudence, dont il ressort que l’auteur d’une communication doit exercer tous les recours internes pour satisfaire à l’obligation énoncée au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif, pour autant que ces recours semblent utiles dans son cas particulier et lui soient ouverts de facto. Il note que l’auteur affirme ne disposer d’aucun recours utile dans l’État partie en ce qui concerne les griefs qu’il tire des articles 7 et 10 et du paragraphe 7 de l’article 14 du Pacte, et qu’il a épuisé tous les recours internes disponibles en ce qui concerne les griefs qu’il tire du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte, ayant saisi le tribunal régional de Dashoguz et la Cour suprême du Turkménistan, qui ont confirmé les jugements et les peines prononcés contre lui. Le Comité note également que l’État partie a affirmé dans sa note verbale du 17 mars 2014 que le cas de l’auteur avait été examiné avec soin par les organes chargés de l’application de la loi, qui n’avaient trouvé aucun motif d’infirmer la décision du tribunal et qu’il n’a pas réfuté l’argumentation de l’auteur en ce qui concerne l’épuisement des recours internes. Dans ces conditions, le Comité considère qu’en l’espèce il n’est pas empêché par les dispositions du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif d’examiner la communication.

7.4Le Comité considère que les griefs de l’auteur au titre des articles 7 et 10 du paragraphe 7 de l’article 14 et du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte sont suffisamment étayés aux fins de la recevabilité. Il les déclare recevables et procède à leur examen quant au fond.

Examen au fond

8.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

8.2Le Comité prend note du grief de l’auteur, qui affirme qu’en tant que Témoin de Jéhovah, il a été soumis, après sa condamnation, à un traitement particulièrement dur, puisqu’il a été placé à l’isolement pendant dix jours dès son arrivée en prison et a par la suite été placé en cellule disciplinaire à plusieurs reprises pendant des périodes de deux ou trois jours. Il note également qu’à une autre occasion, l’auteur a été placé à l’isolement dans une « unité de contrôle », sorte de cellule disciplinaire, pendant un mois, et qu’un jour, au cours de cette période, quatre agents masqués des forces spéciales de police d’Ashgabad (OMON) sont entrés dans sa cellule et l’ont roué de coups. En outre, après avoir été transféré à la prison LBK-11 le 23 mai 2012, l’auteur a été soumis à des sévices et à des mauvais traitements alors qu’il se trouvait à l’isolement pour une période de dix jours. L’auteur affirme avoir été placé à plusieurs reprises en cellule disciplinaire. Le Comité prend note des allégations de l’auteur concernant l’absence de mécanismes adéquats chargés d’enquêter sur les plaintes pour torture au Turkménistan et rappelle que les plaintes pour mauvais traitements doivent faire l’objet d’enquêtes rapides et impartiales de la part des autorités compétentes. L’État partie n’a pas réfuté ces allégations et n’a donné aucune information à ce sujet. Dans les circonstances de l’espèce, le Comité considère qu’il convient d’accorder le poids voulu aux allégations de l’auteur. En conséquence, il conclut que les faits tels qu’ils sont présentés font apparaître une violation des droits garantis à l’auteur par l’article 7 du Pacte.

8.3Le Comité note que l’auteur fait état de conditions de détention déplorables dans la prison LBK-12. Il a affirmé, par exemple, qu’à plusieurs reprises, il avait été placé pendant plusieurs jours à l’isolement dans une cellule vide aux murs et au sol de béton, et que dans les cellules ordinaires, il avait été exposé à de fortes chaleurs en été et à un froid rigoureux en hiver. Il a également affirmé que la prison était surpeuplée, que les prisonniers atteints de tuberculose et de maladies de peau n’étaient pas séparés des prisonniers en bonne santé, et que de ce fait, il risquait fort de contracter la tuberculose. Le Comité note que l’État partie n’a pas contesté ces allégations. Il rappelle que les personnes privées de liberté ne doivent pas subir de privations ou de contraintes autres que celles qui sont inhérentes à la privation de liberté ; elles doivent être traitées conformément à l’Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus, entre autres dispositions. En l’absence d’autres renseignements utiles dans le dossier, le Comité considère qu’il convient d’accorder le poids voulu aux allégations de l’auteur. En conséquence, il conclut que la détention de l’auteur dans les conditions décrites constitue une violation du droit d’être traité avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à l’être humain, qui est garanti au paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte.

8.4Le Comité prend note du grief que l’auteur tire du paragraphe 7 de l’article 14 du Pacte au motif qu’il a été déclaré coupable et condamné deux fois pour avoir refusé d’effectuer le service militaire obligatoire, alors même que son refus était fondé sur la même détermination permanente s’appuyant sur des raisons de conscience. Il note également que, le 7 décembre 2009, le tribunal municipal de Dashoguz a condamné l’auteur à une peine de vingt-quatre mois d’emprisonnement en vertu de l’article 219, paragraphe 1, du Code pénal pour avoir refusé d’effectuer le service militaire obligatoire et que, le 1er mai 2012, la même juridiction a une nouvelle fois condamné l’auteur, toujours en vertu du paragraphe 1 de l’article 219 du Code pénal, à une peine de vingt-quatre mois d’emprisonnement. Le Comité prend note en outre de l’argument de l’auteur selon lequel le paragraphe 4 de l’article 18 de la loi sur le service militaire et les obligations militaires prévoit que la convocation au service militaire peut être renouvelée et qu’un individu qui refuse d’effectuer son service militaire n’est définitivement exempté de ses obligations militaires qu’après avoir été condamné à deux reprises pour ces faits par une juridiction pénale et avoir exécuté les peines prononcées. Il relève également que l’État partie n’a pas contesté ces arguments.

8.5Le Comité rappelle son observation générale no 32 sur le droit à l’égalité devant les tribunaux et les cours de justice et à un procès équitable, dans laquelle il indique que le paragraphe 7 de l’article 14 du Pacte dispose que nul ne peut être poursuivi ou puni en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure pénale de chaque pays. De surcroît, les peines répétées prononcées contre les objecteurs de conscience qui n’ont pas déféré à un nouvel ordre d’appel sous les drapeaux peuvent être assimilées à une peine sanctionnant la même infraction si ce refus réitéré est fondé sur la même détermination permanente qui s’appuie sur des raisons de conscience (par. 54 et 55). Le Comité note que dans le cas d’espèce, l’auteur a été jugé et condamné deux fois à de longues peines de prison en vertu de la même disposition du Code pénal turkmène parce qu’il avait, en tant que Témoin de Jéhovah, refusé d’accomplir son service militaire obligatoire. Dans les circonstances de l’espèce et en l’absence d’informations contraires de la part de l’État partie, le Comité conclut qu’il y a eu violation des droits garantis à l’auteur par le paragraphe 7 de l’article 14 du Pacte.

8.6Le Comité prend note du grief de l’auteur qui estime que les droits qu’il tient du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte ont été violés du fait de l’absence, dans l’État partie, d’un service de remplacement au service militaire obligatoire, de sorte que son refus d’effectuer son service militaire en raison de ses convictions religieuses lui a valu d’être poursuivi au pénal et emprisonné. Le Comité prend note des arguments de l’État partie qui affirme que l’infraction pénale commise par l’auteur a été qualifiée correctement, conformément au Code pénal turkmène, qu’aux termes de l’article 41 de la Constitution la défense du Turkménistan est un devoir sacré de chaque citoyen, et que la conscription est obligatoire pour tous les citoyens turkmènes de sexe masculin.

8.7Le Comité rappelle son observation générale no 22 (1993) sur le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, dans laquelle il considère que le caractère fondamental des libertés consacrées au paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte est reflété par le fait que, conformément au paragraphe 2 de l’article 4, il ne peut être dérogé à cette disposition, même en cas de danger public exceptionnel. Le Comité renvoie à sa jurisprudence, dont il ressort que, bien que le Pacte ne mentionne pas expressément le droit à l’objection de conscience, un tel droit découle de l’article 18, dans la mesure où l’obligation d’utiliser la force meurtrière peut être gravement en conflit avec la liberté de pensée, de conscience et de religion. Le droit à l’objection de conscience au service militaire est inhérent au droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Il permet à toute personne d’être exemptée du service militaire obligatoire si un tel service ne peut être concilié avec sa religion ou ses convictions. L’exercice de ce droit ne doit pas être entravé par des mesures coercitives. Un État peut, s’il le souhaite, obliger l’objecteur de conscience à effectuer un service civil de remplacement, en dehors de l’armée et non soumis à un contrôle militaire. Le service de remplacement ne doit pas revêtir un caractère punitif. Il doit présenter un véritable intérêt pour la collectivité et être compatible avec le respect des droits de l’homme.

8.8Dans la présente affaire, le Comité considère que le refus de l’auteur d’être enrôlé aux fins du service militaire obligatoire découle de ses convictions religieuses et que les poursuites et les condamnations dont il a fait l’objet en raison de ce refus constituent une atteinte à sa liberté de pensée, de conscience et de religion et une violation du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte. Dans ce contexte, le Comité rappelle que le fait de réprimer le refus d’effectuer le service militaire obligatoire dans le cas de personnes dont la conscience ou la religion interdit l’usage des armes est incompatible avec le paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte. Il rappelle aussi qu’au cours de l’examen du rapport initial soumis par l’État partie en application de l’article 40 du Pacte, il avait noté avec préoccupation que la loi relative aux obligations militaires et au service militaire, telle que modifiée le 25 septembre 2010, ne reconnaissait pas le droit à l’objection de conscience au service militaire et ne prévoyait pas de service civil de remplacement, et qu’il avait notamment recommandé à l’État partie de faire le nécessaire pour réviser sa législation en vue d’instaurer un service civil de remplacement. En conséquence, le Comité conclut qu’en poursuivant et en condamnant l’auteur pour son refus d’accomplir le service militaire obligatoire en raison de ses convictions religieuses et de son objection de conscience, l’État partie a violé les droits que l’auteur tient du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte.

9.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits que l’auteur tient de l’article 7 et des articles 10 (par. 1), 14 (par. 7) et 18 (par. 1) du Pacte.

10.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. À cette fin, il doit accorder pleine réparation aux personnes dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie a l’obligation, notamment : d’enquêter efficacement, de manière approfondie et en toute impartialité sur les griefs de violation de l’article 7 ; de poursuivre les responsables, quels qu’ils soient ; d’effacer les condamnations de l’auteur de son casier judiciaire ; de veiller à ce que l’auteur soit dûment indemnisé. Il a également l’obligation de veiller à ce que de semblables violations du Pacte ne se produisent pas à l’avenir. À ce sujet, le Comité rappelle qu’il conviendrait que l’État partie révise sa législation eu égard à l’obligation mise à sa charge par le paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte, et en particulier la loi sur les obligations militaires et le service militaire, modifiée le 25 septembre 2010, afin de garantir le droit à l’objection de conscience consacré au paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte.

11.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans sa langue officielle.

Annexe

Opinion conjointe (concordante) de Yuji Iwasawaet Yuval Shany

Nous parvenons à la même conclusion que le Comité, qui a constaté une violation par l’État partie des droits que l’auteur tient du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte, mais en suivant un autre raisonnement que celui adopté par la majorité des membres du Comitéa. Nous suivrons ce même raisonnement à l’avenir, même si nous n’estimons pas forcément nécessaire de le réexposer relativement à de futures communications.