Nations Unies

CCPR/C/119/D/2206/2012

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

4 mai 2017

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2206/2012 * , **

Communication présentée par :

Vide Lale et Milojka Blagojević (représentés par TRIAL : Track Impunity Always)

Au nom de :

Les auteurs et leurs mères, Anđa Lale et Staka Popović

État partie :

Bosnie-Herzégovine

Date de la communication :

26 septembre 2012 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 20 novembre 2012 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

17 mars 2017

Objet :

Exécution arbitraire, disparition et recours utile

Question(s) de procédure :

Néant

Question(s) de fond :

Droit à la vie ; peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ; droit au respect de la vie privée ; droit à la vie de famille ; droit à un recours utile

Article(s) du Pacte :

2 (par. 3), 6, 7, 17 et 23 (par. 1)

Article(s) du Protocole facultatif :

2

1.Les auteurs de la communication sont Vide Lale et Milojka Blagojević, de nationalité bosnienne, nés le 3 juin 1949 et le 1er juillet 1949, respectivement. M. Lale présente la communication en son nom propre et au nom de sa mère, Anđa Lale, de nationalité bosnienne, née le 7 juillet 1907. Mme Blagojević présente la communication en son nom propre et au nom de sa mère, Staka Popović, de nationalité bosnienne, née le 26 janvier 1919. Les auteurs affirment que Mme Lale et Mme Popović ont été victimes d’exécution arbitraire en 1992 et que leurs corps ont ensuite été enlevés et dissimulés. En conséquence, on ignore toujours ce qui est arrivé à Mme Lale et à Mme Popović et où celles-ci se trouvent. Les auteurs affirment qu’il y a violation par la Bosnie-Herzégovine de l’article 6 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, à l’égard de Mme Lale et Mme Popović. Ils affirment également qu’ils sont eux‑mêmes victimes d’une violation des droits qu’ils tiennent des articles 7, 17 et 23 (par. 1) du Pacte, lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2. Les auteurs sont représentés par l’organisation Track Impunity Always (TRIAL). Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 1er juin 1995.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1Les événements se sont produits pendant le conflit armé qui a eu lieu sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine de 1992 à 1995. Avant le début du conflit, Mme Popović vivait à Tošići, dans la municipalité de Trnovo (canton de Sarajevo) avec son mari, Svetko Popović, et l’un de ses fils. Mme Lale vivait à Sarajevo avec son fils, Vide Lale.

2.2Au début du mois de juillet 1992, Mme Lale s’est rendue chez son fils, Rajko Lale, qui vivait à Šišići, un village de la municipalité de Trnovo, avec l’intention d’y séjourner pendant dix à quinze jours.

2.3Le 11 juin 1992, la municipalité de Trnovo avait été déclarée zone de guerre et s’était trouvée prise dans des échanges de tirs entre l’armée des Serbes de Bosnie et les Bérets verts. Lorsque l’armée bosnienne a attaqué Šišići, Mme Lale, Rajko Lale et l’épouse et la fille de ce dernier se sont réfugiés dans la ville de Trnovo. À la suite d’une autre attaque militaire contre la ville, à la mi-juillet 1992, de nombreux résidents ont pris la fuite. Mme Lale, Mme Popović, M. Popović, Rajko Lale et quatre autres personnes se sont enfuis et ont trouvé refuge dans une maison de campagne inoccupée dans le village de Širokari, situé dans la municipalité de Trnovo.

2.4Le 2 août 1992, alors qu’ils se préparaient à dîner, Rajko Lale a entendu et vu des dizaines de soldats bosniens s’approcher. Les huit personnes qui avaient trouvé refuge dans la maison de campagne étaient toutes présentes, à l’exception de M. Popović, qui était allé chercher à manger non loin. Lorsque Rajko Lale s’est rendu compte que les soldats étaient sur le point d’atteindre la maison, il s’est échappé par une fenêtre et s’est caché dans un buisson tout proche. Il est resté caché toute la nuit et il a vu les soldats mettre le feu à la maison. Il a supposé que tous ceux qui se trouvaient à l’intérieur avaient péri dans l’incendie. Mme Lale, Mme Popović et les quatre autres personnes qui étaient dans la maison n’ont jamais été revues depuis.

2.5Le lendemain matin, Rajko Lale est sorti de sa cachette et a constaté que la maison avait complétement brûlé. Il n’a trouvé aucun corps à l’intérieur. Il semblait que les personnes qui avaient été là avaient été emmenées par les soldats. Traumatisé, M. Lale s’est enfui en direction du village de Šišići. Il n’a pas pu entrer dans le village car des soldats bosniens l’avaient encerclé. Le même jour, il a été capturé par l’armée bosnienne et emmené à Bogatići, où il a été roué de coups et détenu pendant dix à quinze jours. Après cela, il a été transféré à Godinja, dans la municipalité de Trnovo, où il a été détenu pendant près d’un mois. Il a ensuite été envoyé dans un centre de santé, puis transféré dans un poste de police où il a été soumis au travail forcé. En novembre 1992, il a été libéré dans le cadre d’un échange de prisonniers entre l’armée des Serbes de Bosnie et l’armée bosnienne.

2.6Dans le courant du même mois, Rajko Lale a rendu visite à son frère Vide Lale pour lui raconter ce qui s’était passé. Vide Lale n’avait eu aucune nouvelle de sa mère depuis qu’il l’avait laissée chez Rajko Lale début juillet 1992. Quelques jours après avoir appris la disparition de sa mère, Vide Lale l’a signalée au bureau du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) de Pale. À l’époque, il n’a pas reçu de lettre accusant réception de sa communication. Toutefois, le 9 août 2004, il a reçu une lettre par laquelle l’Agence centrale de recherches du CICR à Sarajevo confirmait qu’une demande de recherche avait été déposée concernant Mme Lale et que le dossier restait ouvert. À ce jour, Mme Lale figure toujours dans la base de données des personnes disparues du CICR, Family Links.

2.7Mme Blagojević indique qu’en juillet 1992, elle vivait dans la partie serbe de Sarajevo. Elle ne pouvait pas se rendre à Trnovo parce que l’insécurité régnait et aucun système de communication ne fonctionnait. Elle n’a donc rien su de ce qui était arrivé à Mme Popović, sa mère, jusqu’au 30 juillet 1993, date à laquelle elle a réussi à se rendre à Trnovo avec sa famille. Là, des habitants lui ont dit que son père et son frère avaient été tués et que sa mère avait disparu. En septembre 1993, des personnes originaires de Trnovo l’ont informée qu’en août 1992, lors de leur transfert dans un centre de détention de Kalinovik, elles avaient vu un homme pendu à un arbre à proximité de la maison où ses parents avaient trouvé refuge. En septembre 1993, en cherchant le corps de son père, le frère de Mme Blagojević, Dragan Popović, a trouvé une chaussure à environ un kilomètre de la maison et constaté que la terre avait été remuée non loin de là. Il a creusé un peu et trouvé le corps de son père enveloppé dans une couverture. Le corps a été exhumé par un médecin légiste, qui a conclu que Svetko Popović avait eu le crâne brisé puis avait été pendu. Svetko Popović a été enterré à Trnovo quelques jours plus tard.

2.8Peu de temps après, Mme Blagojević a parlé à une femme qui avait été détenue par les forces bosniennes dans une maison de Širokari en août 1992. Cette femme avait demandé que le commandant des forces bosniennes de la région l’autorise à être transférée dans la maison de campagne où Mme Lale et Mme Popović avaient séjourné. Le commandant avait répondu qu’elle ne devait pas s’y rendre car tous les occupants étaient morts.

2.9À la fin de 1993, Mme Blagojević a signalé la disparition de Mme Popović au bureau du CICR de Grbavica. En avril 1996, elle l’a signalée au bureau du CICR d’Illidža, ce que son frère avait déjà fait en avril 1994. Ni Mme Blagojević ni son frère n’ont reçu de lettre accusant réception de leur communication. Le 18 décembre 2003, Mme Blagojević a toutefois reçu une lettre par laquelle l’Agence centrale de recherches du CICR, située à Sarajevo, confirmait qu’une demande de recherche avait été déposée concernant Mme Popović et que le dossier restait ouvert. À ce jour, Mme Popović figure toujours dans la base de données des personnes disparues du CICR, Family Links.

2.10Au troisième trimestre de 1995, Mme Blagojević a rencontré Rajko Lale, qui lui a raconté ce qui s’était passé à la maison de campagne.

2.11En raison l’insécurité qui régnait pendant le conflit armé et de leur manque d’argent, les auteurs et leur famille ont eu des difficultés à obtenir des informations sur le sort de Mme Lale et Mme Popović. Jusqu’à la fin du conflit, en 1995, la seule institution nationale de recherche des personnes disparues qui fonctionnait était la Commission d’État pour la recherche des personnes disparues, dont l’action se limitait aux parties de Sarajevo contrôlées par les Bosniens. En conséquence, les auteurs n’ont pas pu recourir à cette institution.

2.12Les institutions nationales établies après l’Accord de paix étant incapables de s’attaquer rapidement à la question des personnes disparues, en 2001, les auteurs et des parents d’autres personnes disparues de la région de Trnovo ont créé une organisation non gouvernementale (ONG), l’Association des familles de personnes disparues dans la région de Sarajevo-Romanija. Par l’intermédiaire de cette ONG, les auteurs ont engagé une procédure pénale pour savoir ce qu’il était advenu de leurs mères. En 2001, avec le soutien juridique du Ministère de l’intérieur de la Republika Srpska, l’Association a saisi le Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex‑Yougoslavie depuis 1991d’une plainte collective concernant les crimes de guerre qui auraient été perpétrés à Trnovo, notamment l’exécution arbitraire de Mme Lale et de Mme Popović et la dissimulation de leurs corps. Vers la fin de 2001, la plainte a été renvoyée au Bureau du Procureur de Bosnie-Herzégovine après avoir été classée « A », c’est-à-dire que le Tribunal estimait qu’il y avait lieu de juger les faits, et ce, en priorité. En 2002, l’affaire a été renvoyée au Bureau du Procureur du district de Lukavica, à Sarajevo-Est puis, en 2003, elle a de nouveau été renvoyée au Bureau du Procureur de Bosnie-Herzégovine, qui en est toujours saisi. En 2006, le Président de l’Association a fait une déclaration devant le procureur chargé de l’affaire ; en 2008, les auteurs et Rajko Lale ont fait de même. Deux fois en 2008, une fois en septembre 2009 et une fois en 2010, le Président de l’Association s’est entretenu avec le procureur chargé de l’affaire en vue d’obtenir des informations sur l’état d’avancement de la procédure, mais a seulement été informé que l’affaire suivait son cours. Le 19 septembre 2012, les auteurs ont envoyé une lettre au Bureau du Procureur pour s’enquérir des progrès réalisés, mais n’ont reçu aucune réponse. Lorsqu’ils ont présenté leur communication au Comité, plus de onze années s’étaient donc écoulées depuis la saisine des autorités nationales, et ils n’avaient reçu aucune information sur l’état d’avancement de l’affaire. Les auteurs soutiennent que ce silence les conduit à douter que quoi que ce soit ait été tenté ou accompli.

2.13À la fin de 2003, Mme Blagojević a demandé au Bureau de recherche des personnes disparues et capturées de la Republika Srpska de lui faire parvenir un certificat attestant que Mme Popović était une personne disparue. Le 15 décembre 2003, elle a reçu un certificat indiquant que Mme Popović avait été portée disparue aux fins de « la régularisation des droits de la famille garantis par la loi », accompagné d’une carte de personne disparue au nom de sa mère. Elle n’a reçu aucune autre information de la part du Bureau. Le 29 juin 2004, Vide Lale a reçu le même certificat et la même carte pour sa mère.

2.14En 2004, les auteurs, représentés par l’Association, ont saisi la Cour constitutionnelle d’une requête dans laquelle ils alléguaient diverses violations des droits des membres de l’Association dans le traitement des affaires concernant leurs proches disparus. Dans une décision datée du 13 juillet 2005, la Cour a estimé que le droit des auteurs de ne pas être soumis à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants et leur droit au respect de la vie privée et de la vie de famille avaient été violés par le Conseil des ministres de Bosnie‑Herzégovine, le Gouvernement de la Fédération de Bosnie‑Herzégovine, le Gouvernement de la Republika Srpska et le gouvernement du district de Brčko de Bosnie‑Herzégovine au cours de leur examen des dossiers concernant plusieurs personnes disparues, y compris Mme Lale et Mme Popović.

2.15La Cour constitutionnelle a conclu que les auteurs n’avaient pas pu engager une action devant les juridictions inférieures bosniennes et s’est déclarée compétente pour connaître de l’affaire au motif que les requérants ne disposaient pas de recours juridiques efficaces pour la protection de leurs droits. Sur le fond, la Cour a constaté que la disparition avait eu lieu sur le territoire de la Fédération de Bosnie-Herzégovine, laquelle avait l’obligation d’enquêter sur les allégations de disparitions forcées sur son territoire, mais n’avait néanmoins fourni à aucun des requérants des informations individuelles sur ce qu’il était advenu des membres de leur famille. La Cour a estimé que la Fédération avait dû disposer de certaines informations sur les disparitions signalées par les requérants et ne les leur avait pas communiquées. Elle a jugé que cela suffisait à conclure que les instances compétentes de la Fédération de Bosnie-Herzégovine refusaient sans aucun motif évident et raisonnable de transmettre aux requérants les informations dont elles disposaient sur les personnes disparues. Elle a ordonné à toutes les institutions bosniennes compétentes de lui adresser toutes les informations accessibles et disponibles concernant les victimes portées disparues pendant le conflit au plus tard trente jours à compter de la réception de sa décision. Elle a également ordonné la constitution de l’Institut des personnes disparues, du Fonds de soutien aux familles de personnes disparues en Bosnie-Herzégovine et du Registre central des personnes disparues en Bosnie-Herzégovine, dont la création était prévue par la loi de 2004 sur les personnes disparues.

2.16La Cour constitutionnelle ne s’est pas prononcée sur la question de l’indemnisation, estimant qu’elle était réglée par les dispositions de la loi sur les personnes disparues concernant le soutien financier et par la création du Fonds de soutien aux familles de personnes disparues. Les auteurs soutiennent que les dispositions relatives au soutien financier n’ont pas été appliquées et que le Fonds n’a toujours pas été créé. Les autorités ne s’étant pas conformées à la décision de la Cour constitutionnelle, le 6 février 2006, le Président de l’Association a adressé une plainte à celle-ci au nom des auteurs et d’autres proches de victimes.

2.17Les 20 et 28 février 2006, la Commission des personnes disparues de la Fédération de Bosnie-Herzégovine a envoyé à Vide Lale et à Mme Blagojević une lettre les informant l’un et l’autre qu’après consultation de ses registres, elle était parvenue à la conclusion que Mme Lale et Mme Popović étaient toutes deux des personnes disparues. Dans la lettre concernant Mme Lale, il était indiqué que celle-ci avait disparu le 2 août 1993, ce qui n’était pas exact. Il était également indiqué dans les deux lettres qu’aucun membre de la famille n’avait pris contact avec la Commission d’État et la Commission fédérale et que cela devait être fait. De plus, la Commission signalait qu’elle avait transmis les lettres au Ministère fédéral de la justice et à tous les ministères de l’intérieur cantonaux pour leur demander des informations concernant Mme Lale et Mme Popović. À ce jour, les auteurs n’ont reçu aucune information sur l’issue de cette démarche.

2.18Saisie de la plainte du Président de l’Association concernant la non-exécution de la décision qu’elle avait rendue le 13 juillet 2005, le 27 mai 2006, la Cour constitutionnelle a jugé que ladite décision n’avait pas été pleinement exécutée. Elle a constaté que toutes les informations disponibles avaient été communiquées aux auteurs, mais les autorités n’avaient pas établi l’Institut des personnes disparues, le Fonds de soutien aux familles de personnes disparues et le Registre central des personnes disparues dont la création était prévue par la loi sur les personnes disparues. Sa décision a donc été transmise au Bureau du Procureur. Toutefois, à ce jour, aucune poursuite n’a été engagée.

2.19Le 31 mars 2010, l’Union des associations des familles de personnes détenues et disparues de la Republika Srpska a adressé une lettre au Parlement et au Gouvernement de la Fédération de Bosnie-Herzégovine pour réclamer l’application de diverses décisions parmi lesquelles celle rendue par la Cour constitutionnelle le 13 juillet 2005. Les auteurs de la lettre demandaient que les autorités compétentes leur fournissent toutes les informations voulues sur les circonstances de la disparition de personnes d’origine serbe et d’indiquer si les intéressés avaient été victimes de crimes de guerre et, le cas échéant, qui avait commis ces crimes et qui les avait organisés. À ce jour, aucune suite n’a été donnée à leur demande.

2.20Le 2 novembre 2010, l’Institut des personnes disparues a établi deux certificats confirmant que Mme Lale et Mme Popović avaient été inscrites sur le registre des personnes disparues par le Bureau de recherche des personnes disparues de la Republika Srpska et étaient toujours portées disparues. Le certificat concernant Mme Lale indique à tort qu’elle est portée disparue depuis le 30 juillet 1992. Ces certificats sont les derniers documents officiels reçus par les auteurs au sujet de leurs mères.

2.21En ce qui concerne l’indemnisation, le Fonds pour les victimes dont la création est prévue par la loi sur les personnes disparues n’a pas encore été établi. Les auteurs soutiennent de surcroît que, même si ce fonds était établi, il permettrait seulement le versement de pensions d’invalidité, et non le paiement d’indemnités conformes aux normes internationales. En outre, le soutien financier auquel auraient droit les auteurs serait extrêmement limité étant donné que l’article 12 de la loi sur les personnes disparues dispose que l’allocation prévue ne peut pas être cumulée avec d’autres formes d’aide. Selon le Ministère des droits de l’homme et des réfugiés, les aides au titre de l’article 12 sont la pension de retraite, les prestations sociales, l’assurance invalidité d’ancien combattant et les revenus du travail. Les deux auteurs ayant un revenu minimum, ils ne pourraient pas recevoir un soutien financier du fonds. En outre, étant donné qu’ils sont résidents de la Republika Srpska, les auteurs n’ont pas droit à des prestations sociales de la Fédération de Bosnie-Herzégovine. Puisqu’ils ne peuvent pas non plus prétendre à une quelconque indemnisation en Republika Srpska, ils n’ont reçu aucune forme de réparation pour la disparition forcée présumée de leurs mères.

2.22Les auteurs affirment avoir épuisé tous les recours internes disponibles en cas de disparition de personnes pour faire la lumière sur le sort de leurs mères. Ils renvoient par ailleurs à la décision du 13 juillet 2005, dans laquelle la Cour constitutionnelle de Bosnie‑Herzégovine a conclu qu’il n’existait pas de recours locaux utiles, et à la décision du 26 mai 2006, dans laquelle la Cour a déclaré que les autorités compétentes n’avaient pas exécuté la décision.

2.23 À propos de la recevabilité de la communication ratione temporis, les auteurs font observer que Mme Lale et Mme Popović ont été portées disparues avant l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pout l’État partie. Ils affirment toutefois que tant le contexte général que les circonstances particulières de l’espèce donnent à penser que les intéressées ont subi une atteinte irréparable et arbitraire à leur intégrité personnelle et à leur vie et que dans ce type de cas présumé de meurtre ou d’exécution arbitraire de personnes disparues, l’analyse juridique appropriée aux fins de la détermination de la compétence ratione temporisest, mutatis mutandis, celle qui vaut pour les cas de disparition forcée. Les auteurs affirment également que les divers manquements aux obligations procédurales de l’État se sont poursuivis depuis 1992 et après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie.

2.24En ce qui concerne l’article 96 c) du règlement intérieur du Comité, les auteurs affirment que leur communication ne constitue pas un abus du droit de plainte étant donné que les enquêtes visant à déterminer où sont leurs mères et ce qui leur est arrivé sont toujours en cours. Ils soutiennent que pour eux et des milliers d’autres proches de victimes, la série de procédures engagées au niveau national a nourri l’espoir que des progrès seraient accomplis. En fin de compte toutefois, la persistance de l’impunité et le fait qu’on n’ait toujours pas établi la vérité au sujet de ce qui est arrivé à Mme Lale et Mme Popović ni retrouvé les intéressées les ont convaincus d’adresser une communication au Comité des droits de l’homme.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs affirment que Mme Lale et de Mme Popović ont été victimes d’une violation, par la Bosnie-Herzégovine, de l’article 6 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2. Ils affirment également qu’ils sont eux-mêmes victimes d’une violation des droits qu’ils tiennent des articles 7, 17 et 23 (par. 1), lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, du Pacte.

3.2Pour ce qui est de la violation présumée de l’article 6 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, à l’égard de Mme Lale et de Mme Popović, les auteurs soutiennent que le fait que les victimes aient été vues pour la dernière fois en présence de soldats bosniens dans des conditions représentant une menace pour leur vie porte à conclure qu’elles ont été exposées à un grave risque d’atteinte irréparable à leur intégrité personnelle et à leur vie. Ils ajoutent que l’État partie a l’obligation de mener d’office une enquête diligente, impartiale, approfondie et indépendante sur les violations flagrantes des droits de l’homme comme les disparitions forcées, la torture ou les exécutions arbitraires. Ils font observer que l’obligation d’enquêter s’applique également dans les cas d’homicides ou d’autres actes portant atteinte à l’exercice des droits de l’homme qui ne sont pas imputables à l’État. Dans ces cas, l’obligation découle du devoir qu’a l’État de protéger toutes les personnes relevant de sa juridiction contre des actes commis par des personnes ou des groupes de personnes privées et susceptibles d’entraver l’exercice des droits de l’homme qui leur sont reconnus. Les auteurs renvoient à la jurisprudence du Comité, dont il ressort que les États parties sont tenus au premier chef de prendre des mesures qui s’imposent pour protéger la vie d’une personne. Les auteurs font observer qu’au moment où ils ont présenté leur communication, Mme Lale et Mme Popović avaient disparu depuis plus de vingt ans, et ce, alors qu’elles étaient en situation de vulnérabilité en tant que femmes âgées fuyant un conflit où des violations du droit à la vie étaient commises par toutes les parties. Ils soulignent que Mme Lale et Mme Popović étaient des Bosniennes d’origine serbe et étaient donc considérées comme faisant partie d’un groupe qui s’opposait à l’armée bosnienne.

3.3Les auteurs indiquent que, d’emblée, ils n’ont eu de cesse de demander aux autorités nationales compétentes de déterminer ce qu’il était advenu de Mme Lale et Mme Popović et de poursuivre, juger et sanctionner les responsables. Toutefois, leurs efforts sont restés vains et aucune enquête indépendante, impartiale et approfondie n’a été menée, en violation de l’article 6, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte. On ne sait toujours pas ce qu’il est advenu de Mme Lale et de Mme Popović ni, si elles sont mortes − ce qui est probable − où se trouvent leurs corps.

3.4Les auteurs affirment qu’ils sont victimes d’une violation, par la Bosnie‑Herzégovine, de l’article 7 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, en raison de la détresse morale et de l’angoisse profonde causées par : a) la disparition de Mme Lale et Mme Popović ; b) l’incertitude persistante au sujet du sort de leurs mères et du lieu où elles se trouvent ; c) le fait que les corps de Mme Lale et Mme Popović n’aient pas pu être localisés, exhumés, identifiés, respectés et restitués ; d) l’absence d’enquête et de possibilité de recours utile ; e) l’absence de réponse des autorités à leur demande d’informations sur les procédures concernant Mme Lale et Mme Popović, qui constitue une violation de leur droit à la vérité ; f) l’inapplication de plusieurs dispositions de la loi sur les personnes disparues, notamment celles qui prévoient la mise en place du Fonds de soutien aux familles de personnes disparues en Bosnie‑Herzégovine, qui a privé les auteurs de leur droit à indemnisation ; g) l’inexécution par l’État partie de la décision rendue par la Cour constitutionnelle du 13 juillet 2005. Les auteurs soutiennent que dès que cela a été possible pour eux, ils ont signalé la disparition de leurs mères et demandé l’intervention des autorités nationales compétentes afin de déterminer ce qu’il était advenu d’elles et où elles se trouvaient. Ils soutiennent également qu’au moment où ils ont soumis leur communication, cela faisait plus de vingt ans qu’ils demandaient des informations aux autorités, qui non seulement ne leur ont pas répondu, mais ont entravé leurs efforts et leur ont laissé la charge de faire la lumière sur le sort de leurs mères. Les auteurs estiment donc qu’ils ont été victimes d’une violation distincte de l’article 7, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, du Pacte.

3.5Les auteurs affirment qu’ils sont victimes d’une violation des droits qu’ils tiennent des articles 17 et 23 (par. 1) du Pacte, lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2. Ils avancent qu’ils ont fourni des échantillons d’ADN aux autorités en 2003 afin de faciliter l’identification des corps de Mme Lale et Mme Popović, mais n’ont jamais reçu de réponse. Ils soutiennent que l’absence de réponse sur l’issue du processus d’exhumation et d’identification et l’incapacité des autorités de l’État partie à leur restituer les corps des intéressées ont provoqué chez eux angoisse et détresse car ils n’ont pas pu donner à leurs mères une sépulture décente.

3.6Les auteurs demandent au Comité de recommander à l’État partie : a) d’ordonner que des enquêtes impartiales et approfondies soient rapidement menées en vue de déterminer ce qu’il est advenu de leurs mères et où elles se trouvent ; b) de traduire les responsables devant les autorités compétentes afin qu’ils soient poursuivis, jugés et sanctionnés ; c) de leur accorder une indemnisation adéquate pour le préjudice matériel et moral subi, ainsi que d’autres mesures de réparation, y compris des mesures de réadaptation et de satisfaction. En particulier, les auteurs demandent à l’État partie de reconnaître publiquement sa responsabilité au regard du droit international, de leur accorder une prise en charge médicale et psychologique gratuite et de mettre sur pied un programme éducatif sur le droit international des droits de l’homme et le droit international humanitaire à l’intention de tous les membres des forces de sécurité et de l’appareil judiciaire.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans ses observations en date du 2 avril 2013, l’État partie se réfère aux lettres reçues des institutions et organes de l’État contenant des informations sur les mesures prises en ce qui concerne MmeLale et MmePopović. Dans une lettre datée du 26 février 2013, le Ministère de la justice de Bosnie-Herzégovine fait observer qu’à la suite de la ratification de l’Accord-cadre général pour la paix en Bosnie-Herzégovine, les autorités se sont efforcées de trouver un moyen efficace et équitable de traiter les milliers d’inculpations pour crimes de guerre. Parallèlement à l’établissement du cadre juridique régissant la poursuite des auteurs de crimes de guerre, une compétence exclusive a été accordée à la Cour de Bosnie-Herzégovine et au Bureau du Procureur pour connaître des crimes de guerre. Toute plainte pour crime de guerre reçue par d’autres procureurs ou d’autres tribunaux doit être transmise au Bureau du Procureur de Bosnie-Herzégovine pour examen et instruction conformément aux critères établis. En raison du grand nombre de crimes de guerre, le 29 décembre 2008, le Conseil des ministres de Bosnie-Herzégovine a adopté une stratégie nationale de poursuite des auteurs de crimes de guerre, dont le but était de vider dans un délai de sept ans les affaires concernant les crimes de guerre les plus complexes et dans un délai de quinze ans celles concernant les autres crimes de guerre. L’État partie fait référence à l’adoption de la loi de 2004 sur les personnes disparues portant création de l’Institut des personnes disparues. Sur proposition du Ministère de la justice, le Conseil des ministres a créé un organe de surveillance chargé de suivre la mise en œuvre de la stratégie. Le Ministère de la justice souligne que les parquets de Bosnie-Herzégovine ont été saisis d’un grand nombre d’affaires concernant les crimes de guerre présumés et que, par conséquent, il faudra beaucoup de temps pour les juger toutes de manière équitable et efficace.

4.2Dans une lettre datée du 15 février 2013, le Bureau du Procureur de Bosnie‑Herzégovine fait observer qu’en 2005, la Cour constitutionnelle a conclu que la manière dont les autorités de Bosnie-Herzégovine avaient traité les dossiers des mères des auteurs avait porté atteinte aux droits de ceux-ci de ne pas être soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants et à leur droit au respect de la vie privée et de la vie de famille. Il fait observer également que, le 27 mai 2006, la Cour a rendu une décision concernant la non‑exécution de sa décision de 2005, à la suite de quoi, le 15 mai 2007, il a ouvert une enquête contre X visant le Conseil des ministres de Bosnie‑Herzégovine, le Gouvernement de la Fédération de Bosnie-Herzégovine, le Gouvernement de la Republika Srpska et le gouvernement du district de Brčko de Bosnie‑Herzégovine concernant la non‑exécution de la décision rendue en 2005 par la Cour constitutionnelle. Le Bureau du Procureur précise qu’il a pris un certain nombre de mesures au cours de l’enquête, et a notamment établi des rapports détaillés sur les dispositions adoptées et les activités menées par le Bureau de la coopération et de la représentation du Gouvernement de la Fédération de Bosnie-Herzégovine devant la Cour, le Bureau du représentant légal de la Republika Srpska devant la Cour, le Conseil des ministres de Bosnie-Herzégovine, le Gouvernement de la Fédération de Bosnie‑Herzégovine, le Gouvernement de la Republika Srpska et le gouvernement du district de Brčko de Bosnie‑Herzégovine. Il indique en outre qu’après une analyse détaillée, il a été conclu que rien ne permettait d’établir l’existence de motifs raisonnables de soupçonner que quiconque au sein du Conseil des ministres de Bosnie-Herzégovine, du Gouvernement de la Fédération de Bosnie‑Herzégovine, du Gouvernement de la Republika Srpska ou du gouvernement du district de Brčko de Bosnie-Herzégovine avait passivement ou activement empêché ou entravé l’exécution de la décision de la Cour. En conséquence, le 6 avril 2011, le Bureau du Procureur a décidé de mettre fin à l’enquête. Cette décision est devenue définitive et l’affaire a été classée.

4.3En ce qui concerne l’enquête sur la disparition des mères des auteurs, le Bureau du Procureur fait observer que la section spécialisée dans les crimes de guerre mène des enquêtes sur un certain nombre de personnes soupçonnées d’avoir participé à la planification et à l’organisation de la détention, des mauvais traitements et des assassinats dont les civils serbes ont systématiquement été victimes dans l’ensemble de la région de Trnovo pendant le conflit. Il fait également observer qu’un des suspects a été mis en cause pour en sa qualité de chef de la sécurité publique de Trnovo pour avoir planifié et organisé la création de forces de police, de formations militaires et d’unités spéciales et ordonné la détention illégale et le traitement inhumain de civils serbes dans la région de Trnovo ou incité à de tels actes. L’affaire en est actuellement au stade de l’enquête. Les suspects auraient participé à la commission de crimes de guerre contre la population civile, une infraction punie par l’article 173 du Code pénal. Le Bureau du Procureur fait en outre observer que Mme Popović figure sur la longue liste des victimes. Il indique qu’il a ordonné une enquête, dans le cadre de laquelle il a pris les mesures nécessaires pour établir les circonstances des crimes. Il avance que l’issue de l’affaire est susceptible d’avoir des incidences sur le cas des mères des auteurs étant donné que l’affaire concerne la disparition de civils serbes sur le territoire de la municipalité de Trnovo. Il signale que, conformément à la stratégie nationale de poursuite des auteurs de crimes de guerre, l’affaire est considérée comme hautement prioritaire et devrait donc être résolue dans le délai de sept ans fixé par cette stratégie. Le Bureau du Procureur fait toutefois observer que, compte tenu de la complexité du dossier, du nombre de témoins et de victimes et de la quantité d’éléments de preuve, il est impossible de prévoir avec précision la date à laquelle l’enquête s’achèvera. Enfin, il soutient que l’enquête sur la disparition de Mme Lale et Mme Popović satisfait aux exigences d’efficacité, d’impartialité et d’indépendance et qu’il respecte pleinement le droit des victimes d’être informées des mesures prises dans cette affaire.

4.4Dans une lettre datée du 12 mars 2013, le Bureau de la coopération et de la représentation du Gouvernement de la Fédération de Bosnie-Herzégovine devant la Cour constitutionnelle décrit les mesures prises par les autorités de la Fédération afin de se conformer à la décision rendue par la Cour le 13 juillet 2005. Le Bureau note que, conformément à cette décision, la Commission pour les personnes disparues a communiqué aux demandeurs les renseignements disponibles sur l’affaire. Il fait observer que, conformément à la décision de la Cour et à la loi sur les personnes disparues, l’Institut des personnes disparues est devenu opérationnel le 1er janvier 2008, à la suite de quoi un registre central des personnes disparues a été créé. Le Bureau reconnaît toutefois que le Fonds de soutien aux familles de personnes disparues n’est pas encore opérationnel.

4.5Dans une lettre datée du 4 mars 2013, l’Institut des personnes disparues de Bosnie‑Herzégovine fait observer que Mme Lale a disparu le 2 août 1992 et Mme Popović le 30 juillet 1992 et que toutes deux figurent dans les bases de données de personnes disparues créées par le Comité international de la Croix-Rouge, la Commission internationale des personnes disparues, de l’Équipe spéciale de la Republika Srpska et l’Institut des personnes disparues de Bosnie-Herzégovine. L’Institut indique qu’il a pris toutes les mesures possibles pour retrouver Mme Lale et Mme Popović et qu’il a à cette fin coopéré avec le Bureau du Procureur de Bosnie-Herzégovine, les ministères de la justice et de l’intérieur des entités compétentes, y compris les ministères de l’intérieur cantonaux, les centres de sécurité publique de la Republika Srpska et les services de sécurité.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie

5.1Le 3 juillet 2013, les auteurs ont présenté leurs commentaires sur les observations de l’État partie. Ils font observer que l’État partie ne conteste pas la recevabilité de la communication ni aucun des faits allégués et ne rejette pas l’allégation de violation des droits qu’ils tiennent de l’article 2 (par. 3) lu conjointement avec les articles 7, 17 et 23 (par. 1) du Pacte.

5.2Les auteurs font observer qu’au moment où ils ont présenté leur communication, plus de vingt ans s’étaient écoulés depuis la disparition de leurs mères. Ils soutiennent que, depuis 2001, ils soumettent aux autorités compétentes des informations détaillées sur l’affaire, y compris sur l’identité des auteurs présumés. Néanmoins, aucun progrès ou presque n’a été réalisé dans l’enquête et aucune information ne leur a été communiquée. On ignore toujours où se trouvent leurs mères et personne n’a été poursuivi ou puni pour leur disparition. Les auteurs soulignent avec préoccupation que, même si le délai de sept ans fixé dans la stratégie nationale de poursuite des auteurs de crimes de guerre est respecté en l’espèce, ils auront attendu plus de vingt-trois ans que la procédure soit achevée et que les responsables soient traduits en justice. Ils affirment qu’un délai aussi long ne satisfait pas aux critères de diligence et d’efficacité qui doivent s’appliquer à toute enquête sur des violations flagrantes des droits de l’homme.

5.3Les auteurs soutiennent que d’après les informations fournies par le Bureau du Procureur, l’enquête sur le sort de leurs mères n’est pas conforme aux exigences d’efficacité. Ils affirment que l’État partie doit d’office enquêter sur les violations des droits de l’homme. Ils font observer que l’État partie a connaissance depuis 1993 des crimes commis dans la région de Trnovo et de la disparition de leurs mères, mais n’a pas ouvert ni mené d’enquête sur ces événements avant 2001, lorsqu’ils ont déposé plainte au pénal. Ils font observer également que seule Mme Popović est citée comme victime dans l’affaire dont est saisi le Bureau du Procureur alors que plusieurs plaintes ont aussi été déposées concernant la disparition de Mme Lale.

5.4Les auteurs font remarquer que si, dans sa lettre, le Bureau du Procureur déclare qu’il respecte leur droit d’être informés des mesures prises dans le cadre de l’enquête sur la disparition de leurs mères, ils n’ont toutefois eu accès à aucune information à ce sujet, malgré leurs demandes répétées.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner toute plainte formulée dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité note que les auteurs affirment avoir épuisé tous les recours internes utiles qui leur étaient ouverts. En l’absence d’objection de la part de l’État partie, il estime que les conditions énoncées au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif sont remplies.

6.4Le Comité note que l’État partie n’a pas contesté la recevabilité de la communication et que les allégations des auteurs concernant les violations des articles 6, 7, 17 et 23 (par. 1), lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, du Pacte, ont été suffisamment étayées aux fins de la recevabilité.

6.5Tous les critères de recevabilité ayant été satisfaits, le Comité déclare la communication recevable et procède à son examen au fond.

Examen au fond

7.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

7.2Le Comité note que les auteurs soutiennent que, le 2 août 1992, des soldats bosniens ont mis le feu au bâtiment dans lequel Mme Lale et Mme Popović avaient trouvé refuge. Il note également que les auteurs affirment que, d’après un témoin oculaire, Mme Lale et Mme Popović étaient à l’intérieur du bâtiment juste avant qu’il ne soit incendié, que le lendemain, aucun corps n’a été retrouvé à l’intérieur du bâtiment, et que l’on ignore toujours ce qui est arrivé aux intéressées et où elles se trouvent. Le Comité note en outre que, selon les auteurs, il est donc raisonnable de présumer que Mme Lale et Mme Popović ont disparu le 2 août 1992 dans des circonstances où leur vie était en danger. Aucune enquête diligente, impartiale, approfondie et indépendante n’a été menée d’office par l’État partie pour établir ce qui est arrivé à Mme Lale et à Mme Popović, localiser celles-ci et traduire les responsables en justice. À ce propos, le Comité rappelle son observation générale no 31 (2004), dans laquelle il a indiqué que le fait pour un État partie de ne pas mener d’enquête sur des violations présumées et de ne pas traduire en justice les auteurs de certaines violations − notamment les actes de torture et les traitements cruels, inhumains ou dégradants, les exécutions sommaires et arbitraires et les disparitions forcées − pourrait en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte. Le Comité estime que les autorités qui enquêtent sur des violations telles que des exécutions sommaires et arbitraires et des disparitions forcées doivent faire preuve de diligence afin de garantir l’efficacité des enquêtes et doivent donner en temps voulu aux familles la possibilité de contribuer à l’enquête en communiquant les renseignements dont elles disposent. Les informations relatives aux progrès de l’enquête doivent être rapidement mises à la disposition des familles.

7.3Le Comité note que, selon les auteurs, l’État partie est soumis à une obligation continue de localiser, d’exhumer et d’identifier le corps des victimes et de le restituer à leur famille et d’identifier, de poursuivre et de punir les responsables des crimes. Il a conscience des difficultés qu’un État partie peut rencontrer pour enquêter sur des crimes qui peuvent avoir été commis sur son territoire durant un conflit armé complexe dans lequel diverses forces étaient impliquées. C’est pourquoi, tout en reconnaissant la gravité des crimes allégués et le fait que les auteurs souffrent de ne pas savoir où se trouvent les corps de leurs mères disparues et de ne pas avoir vu les responsables traduits en justice, il estime que ces éléments ne suffisent pas en soi à conclure à une violation du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte dans les circonstances de l’espèce.

7.4Le Comité note que l’État partie affirme s’être efforcé de trouver des moyens efficaces de vider les nombreuses affaires de crimes de guerre. En particulier, la Cour constitutionnelle a établi qu’il incombait aux autorités d’enquêter sur la disparition de Mme Lale et de Mme Popović (voir supra, par. 2.15), et des mécanismes internes ont été mis en place pour traiter les cas de disparition forcée et autres crimes de guerre (voir supra, par. 4.1 et 4.5). Le Comité note également que l’État partie indique que la section spécialisée dans les crimes de guerre du Bureau du Procureur a ouvert une enquête sur les allégations de crimes de guerre commis contre des civils serbes dans la région de Trnovo pendant le conflit, que cette enquête est susceptible d’avoir des incidences sur l’affaire concernant les mères des auteurs étant donné qu’elle porte sur la disparition de civils serbes sur le territoire de la municipalité de Trnovo et qu’elle est actuellement en cours. Le Comité note en outre que l’État partie affirme que l’enquête sur la disparition de Mme Lale et de Mme Popović satisfait aux exigences d’efficacité, d’impartialité et d’indépendance et que la Commission pour les personnes disparues a donné aux auteurs toutes les informations disponibles au sujet de leurs mères.

7.5Toutefois, le Comité note que, selon les auteurs, au moment de la présentation de la communication, vingt ans après la disparition de leurs mères et sept ans après la décision de la Cour constitutionnelle en date du 13 juillet 2005, les autorités d’enquête ne leur avaient toujours pas fourni de renseignements pertinents concernant l’enquête. Le 6 février 2006, les auteurs ont saisi la Cour pour lui demander de constater la non-exécution de sa décision du 13 juillet 2005. Le 27 mai 2006, la Cour a conclu que toutes les informations disponibles avaient été communiquées aux auteurs, mais sa décision n’avait pas été pleinement exécutée car les autorités n’avaient pas mis en place certaines institutions dont la création était prévue par la loi sur les personnes disparues. Si l’État partie a communiqué des informations d’ordre général sur les efforts a entrepris pour déterminer le sort des personnes disparues et le lieu où elles se trouvent et poursuivre les responsables, il n’a néanmoins pas informé les auteurs ni le Comité de ce qui a été fait concernant expressément Mme Lale et Mme Popović. Le Comité conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 6 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, à l’égard de Mme Lale et de Mme Popović.

7.6Le Comité note que les auteurs se disent victimes d’une violation des droits qu’ils tiennent des articles 7, 17 et 23 (par. 1) du Pacte, lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2. Il prend note de l’angoisse et de la détresse causées par le fait qu’ils ne savent toujours pas où se trouvent les corps de leurs mères et ne peuvent pas offrir à celles-ci une sépulture décente, si tant est qu’elles soient mortes. Il prend note également du fait que les auteurs, qui ont fourni des échantillons d’ADN aux autorités en 2003 pour faciliter l’identification des corps de Mme Lale et Mme Popović, n’ont reçu aucune réponse des autorités compétentes. Le Comité estime que ces circonstances, conjuguées au fait qu’on ne sait pas où se trouvent Mme Lale et Mme Popović et ce qui leur est arrivé, constituent un traitement inhumain et dégradant et, partant, une violation de l’article 7 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, à l’égard des auteurs.

7.7Compte tenu de ce qui précède, le Comité n’examinera pas séparément les griefs que les auteurs tirent des articles 17 et 23 (par. 1), lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte.

8.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, constate que l’État partie a violé l’article 6 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, à l’égard de Mme Lale et Mme Popović, et l’article 7 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, à l’égard des auteurs.

9.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer aux auteurs un recours utile. Il a l’obligation d’accorder pleine réparation aux individus dont les droits ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres : a) d’enquêter plus activement sur le sort de Mme Lale et de Mme Popović, dans le droit fil de la loi de 2004 sur les personnes disparues ; b) de renforcer les mesures visant à traduire en justice les responsables de la disparition de Mme Lale et de Mme Popović sans retard injustifié, conformément à la stratégie nationale de poursuite des auteurs de crimes de guerre ; c) de veiller à ce que les auteurs de la communication puissent bénéficier de toute assistance médicale et tous soins de réadaptation psychologique nécessaires pour réparer le préjudice moral subi ; d) de fournir aux auteurs une indemnisation adéquate et des mesures de satisfaction appropriées. L’État partie est en outre tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas et, en particulier, de faire en sorte que les familles des personnes disparues aient accès aux enquêtes sur les plaintes pour disparition forcée et bénéficient de mesures de réparation appropriées.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses trois langues officielles.