Nations Unies

CCPR/C/112/D/1965/2010

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

19 janvier 2015

Français

Original: anglais

Comité des droits de l’homme

Communication no 1965/2010

Constatations adoptées par le Comité à sa 112e session (7‑31 octobre 2014)

Communication présentée par:

John Njie Monika (représenté par un conseil, Martin Dikanjo Esingila)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Cameroun

Date de la communication:

11 janvier 2010 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 10 août 2010 (non publiée sous forme de document)

Date de l’adoption des constatations :

21 octobre 2014

Objet:

Agression par un représentant des pouvoirs publics, non suivie d’une enquête ou de poursuites

Question(s) de fond:

Droit à la vie; interdiction de la torture et des traitements cruels et inhumains; droit à la liberté; droit d’être protégé contre les traitements inhumains; droit à la vie de famille; droit des enfants d’être protégés; droit à un recours utile; discrimination et égale protection de la loi

Question(s) de procédure:

Épuisement des recours internes; défaut de fondement

Article(s) du Pacte:

2 (par. 1 et 3), 6 (par. 1), 7, 9 (par. 1 et 2) et 26

Article(s) du Protocole facultatif:

2 et 5 (par. 2 b))

Annexe

Constatations du Comité des droits de l’homme adoptées au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (112e session)

concernant la

Communication no 1965/2010 *

Présentée par:

John Njie Monika (représenté par un conseil, Martin Dikanjo Esingila)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Cameroun

Date de la communication:

11 janvier 2010 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 21 octobre 2014,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1965/2010présentée par John Njie Monika en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteurde la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication est John Njie Monika, né le 6 janvier 1959 à Victoria (aujourd’hui Limbé) au Cameroun. Il se déclare victime de violations des droits garantis au paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte et aux articles 6, 7, 9 et 26. Le Protocole facultatif se rapportant au Pacte est entré en vigueur pour l’État partie le 27 septembre 1984. L’auteur est représenté par un conseil.

1.2Le 18 octobre 2010, le Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires a rejeté la demande de l’État partie, qui souhaitait que la question de la recevabilité soit examinée séparément du fond.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur est un ancien entrepreneur, homme d’affaires et créancier du conseil municipal de Limbé, et directeur du complexe touristique Mile Six Touristic Beach Resort situé à Limbé, dans le département de Fako (province du Sud-Ouest), relevant de la tutelle du Ministère du tourisme. Le 29 août 2002, l’auteur avait rendez-vous avec le délégué du Gouvernement auprès de la Commune urbaine de Limbé, Samuel Ebiama Lifanda, pour exiger le règlement de certaines factures en souffrance depuis longtemps, pour un montant total de 7 946 956 francs CFA, relatives à des contrats qu’il avait exécutés entre 1997 et 1998. Bien qu’il se soit présenté vers 9 h 30, l’auteur a été reçu en dernier, après que tous les autres visiteurs étaient partis, vers 14 h 30.

2.2Au cours de la réunion, le délégué du Gouvernement a déclaré que l’auteur l’avait «déshonoré» en lui enlevant le Mile Six Beach Resort. Le délégué a ensuite fait entrer dans le bureau trois agents municipaux qui, ayant apparemment reçu des ordres au préalable, se sont mis à rouer l’auteur de coups. Celui-ci a réussi à s’échapper mais a été intercepté par d’autres agents municipaux avant de pouvoir quitter le bâtiment, et a reçu sur les yeux et le visage des coups violents qui l’ont immobilisé et ont occasionné des saignements importants. Alors qu’il gisait au sol, pour l’empêcher de crier, des policiers lui ont appuyé sur la bouche et le cou si fortement qu’il ne pouvait presque plus respirer. Pendant ce temps, le délégué du Gouvernement et d’autres agents municipaux lui donnaient des coups de pied et de poing sur tout le corps. L’auteur a réussi à quitter le bâtiment du conseil municipal de Limbé et, avec l’aide de personnes non identifiées, s’est rendu au bureau de la sécurité publique, avant d’être conduit à l’hôpital. Pendant l’agression, le téléphone portable de l’auteur, son portefeuille (contenant 113 000 francs CFA) et sa veste ont été volés. L’auteur a été conduit au poste de police par des passants. Le délégué du Gouvernement a refusé de l’accompagner. Cependant, environ une heure après, alors que l’auteur allait se rendre à l’hôpital, le délégué qui l’avait agressé s’est présenté et, brandissant un bidon d’essence vide, a prétendu que l’auteur avait tenté de mettre le feu à son bureau. L’inspection du bureau du délégué du Gouvernement n’a révélé aucune trace d’essence. L’auteur a été admis à l’hôpital régional de Limbé.

2.3Quand l’auteur était à l’hôpital, le délégué du Gouvernement l’a menacé, lui disant qu’il serait tué s’il quittait les lieux. Le médecin qui s’occupait de l’auteur est revenu sur son certificat médical sous la pression de l’administration et du délégué du Gouvernement.

2.4Le 25 octobre 2002, l’auteur a de nouveau été agressé par le chef de la police municipale de Limbé et cinq autres individus. Il affirme avoir ensuite été arrêté et retenu dans l’enceinte de l’hôpital, où il s’était rendu pour acheter des médicaments. L’auteur joint une déclaration sous serment signée par un huissier, dans laquelle il est écrit qu’il a été arrêté et retenu dans l’annexe Manyemen de l’hôpital de Limbé par le chef de la police municipale de la Commune urbaine de Limbé, qui avait un mandat de détention signé par le préfet de Fako. L’auteur a été conduit à la brigade de gendarmerie et relâché vingt minutes plus tard. Le même jour, trente minutes seulement après sa mise en liberté, l’auteur a été arrêté de nouveau par un gendarme de la brigade de Limbé agissant en vertu d’un mandat d’arrêt daté du 30 août 2002 et signé par le préfet de Fako, qui ordonnait son arrestation et sa mise en détention pour une période de quinze jours renouvelable. L’auteur a suivi le gendarme au bureau du Procureur.

2.5Le 17 septembre 2002, l’auteur a porté plainte devant le Procureur général de la République de la province du Sud-Ouest. La plainte, enregistrée le 19 septembre 2002, était accompagnée d’une photo de sa blessure à l’œil gauche. Le 3 octobre 2002, l’auteur a déposé une nouvelle plainte auprès du Procureur général de la République de la province du Sud-Ouest concernant les menaces qu’il avait reçues quand il était hospitalisé après l’agression du 29 août 2002. En novembre 2002, le Procureur général de la République de la province du Sud-Ouest a transmis les plaintes de l’auteur au commissaire de la sécurité publique de Limbé et au chef de la police judiciaire de la province «pour enquête approfondie». Le 3 octobre 2002, l’auteur a déposé, depuis l’hôpital, une nouvelle plainte auprès du Procureur de la République de Limbé. Le 29 octobre 2002, le Procureur de la République de Limbé a accusé réception de la plainte déposée par l’auteur.

2.6Le 13 novembre 2003, l’auteur a envoyé une lettre au délégué du Gouvernement, remise le 20 novembre 2003, au sujet de la rétention illégale de ses biens, dont il demandait la restitution. Le 17 février 2004, les accusations de troubles au fonctionnement d’un service public visant l’auteur ont été retirées. Ayant attendu en vain l’ouverture d’une enquête, l’auteur a déposé plainte contre le délégué du Gouvernement auprès du Bureau de la présidence. Le 1er mars 2005, le Secrétaire général adjoint à la présidence a informé l’auteur que sa demande avait été transmise au Vice-Premier Ministre et Ministre de la justice pour suite à donner. Le 20 avril 2005, l’auteur a également adressé une plainte au Vice-Premier Ministre et Ministre de la justice. N’ayant reçu aucune réponse malgré plusieurs relances, il a déposé le 10 août 2006 une nouvelle plainte auprès du Président, dans laquelle il demandait une indemnisation pour la perte définitive de sa vision de l’œil gauche. Aucune mesure n’a été prise pour donner suite à ce courrier, dont la présidence n’a même pas accusé réception. Le 25 mars 2008, l’auteur a reçu une lettre de la Commission nationale des droits de l’homme et des libertés l’informant que sa plainte auprès de la présidence avait été transmise au Vice-Premier Ministre et Ministre de la justice, pour suite à donner.

2.7L’auteur indique également qu’il a été traduit en justice à la suite de la plainte déposée par le délégué du Gouvernement en vertu de l’article 185 du Code pénal camerounais (troubles au fonctionnement d’un service public). À l’audience, le dossier de l’accusation étant insuffisant, les poursuites ont été abandonnées. Aucune des plaintes déposées par l’auteur n’a été examinée.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur estime que son agression et les coups qu’il a reçus notamment aux yeux et au visage constituent une violation des articles 6 et 7 du Pacte et du paragraphe 1 de l’article 9. Il affirme en outre que les menaces proférées contre son médecin traitant par le délégué du Gouvernement et les menaces que lui-même a subies, selon lesquelles il serait tué s’il quittait l’hôpital, constituent une violation de l’article 6 du Pacte.

3.2En ce qui concerne son arrestation, sa détention et l’agression qu’il a subie lorsqu’il achetait des médicaments à l’hôpital, l’auteur estime qu’elles constituent une violation des paragraphes 1 et 2 de l’article 9 du Pacte.

3.3L’auteur affirme également qu’aucun recours utile ne lui était ouvert, en violation du paragraphe 3 a) et b) de l’article 2 du Pacte. En outre, l’absence de toutes poursuites et de tout examen des plaintes de l’auteur constitue une violation de l’article 26 et du paragraphe 1 de l’article 2, lu conjointement avec les articles 6 et 7 et avec le paragraphe 1 de l’article 9 du Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans une réponse du 4 octobre 2010, l’État partie affirme que la communication devrait être déclarée irrecevable pour non-épuisement des recours internes. Il indique que l’auteur s’est contenté de porter plainte devant la police judiciaire et d’envoyer des communications d’ordre administratif à des membres du Gouvernement et à la présidence. D’après l’État partie, l’auteur aurait dû porter plainte avec constitution de partie civile devant le juge d’instruction compétent, conformément à l’article 157 du Code de procédure pénale, afin que l’action pénale puisse être mise en mouvement; de plus, l’auteur pouvait saisir directement le président du tribunal par voie d’une citation directe, qui peut être rédigée soit par le ministère public, soit par la victime elle-même, conformément aux dispositions de l’article 290 du Code de procédure pénale.

4.2Selon l’État partie, l’auteur était représenté par un conseil et aurait donc dû avoir connaissance des moyens de recours qui lui étaient offerts. Comme il n’a engagé aucune de ces procédures, il doit être réputé ne pas avoir épuisé les recours internes.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie sur la recevabilité

5.1En date du 8 décembre 2010, l’auteur a fait parvenir ses commentaires sur les observations de l’État partie sur la recevabilité.

5.2L’auteur conteste que les recours internes n’aient pas été épuisés. Il fait valoir que même si, en vertu des articles 157 et 290 du Code de procédure pénale, la victime peut demander l’ouverture de poursuites pénales en se portant partie civile ou par voie de citation directe auprès d’un juge ou du tribunal compétent: a) ces procédures restent inaccessibles en raison des coûts y afférents; b) elles sont inefficaces.

5.3L’auteur cite les dispositions des paragraphes 1 et 2 de l’article 158 du Code de procédure pénale: «1. La personne qui met en mouvement l’action publique (…) est tenue, à peine d’irrecevabilité, de consigner au greffe du tribunal de première instance compétent la somme présumée suffisante pour le paiement des frais de procédure. Cette somme est fixée par ordonnance du juge d’instruction.» «2. Un supplément de consignation peut être fixé au cours de l’information.». Selon l’auteur, ces dépôts en espèces ne sont pas liés au quantum et la pratique montre que leur montant varie. Dans le département de Fako, les montants fixés par les juges d’instruction sont généralement compris entre 160 000 et 500 000 francs CFA, voire plus. L’auteur affirme qu’il s’est trouvé dans l’incapacité de travailler et qu’il est resté longtemps à l’hôpital, ce qui a occasionné des coûts importants. Il souligne qu’il est le seul soutien d’une famille de six personnes et qu’il n’a pas les moyens de consigner de telles sommes.

5.4L’auteur précise que même s’il avait porté plainte par ce biais, en vertu de l’article 160 du Code de procédure pénale, dès que la consignation requise a été versée, le juge d’instruction transmet la plainte au Procureur de la République. Celui-ci peut soit déclarer la plainte irrecevable, soit ordonner l’ouverture d’une information contre une personne nommée ou non. Toute personne mentionnée dans la plainte peut également être entendue comme témoin. L’auteur indique qu’en l’espèce il avait déjà déposé plainte auprès du Procureur et du Procureur général de la République, conformément au paragraphe 1 de l’article 135 du Code de procédure pénale, en vain. Aucune enquête n’a été diligentée.

5.5De même, selon l’auteur, l’ouverture de poursuites en vertu de l’article 290 du Code de procédure pénale, par citation directe, est aussi soumise à des conditions financières importantes qu’il n’aurait pas pu honorer puisqu’il était devenu indigent. En outre, en vertu de l’article 128 du Code de procédure pénale, le ministère public est partie principale au procès. L’auteur souligne qu’il a régulièrement saisi le ministère public en lui adressant ses plaintes, qui sont restées sans suite.

5.6L’auteur ajoute que les faits incriminés auraient été qualifiés de voies de fait, de coups et blessures involontaires et d’arrestation arbitraire, qui constituent des délits, commis et dénoncés en 2002. Le Code de procédure pénale, entré en vigueur en 2007, dispose au paragraphe 4 de l’article 65 que les délits sont prescrits au bout de trois ans. Il aurait donc été impossible d’engager des poursuites, pour cause de prescription. Aucun autre recours n’existait avant l’entrée en vigueur du Code de procédure pénale. En conséquence de quoi, l’auteur affirme qu’aucun des recours mentionnés par l’État partie n’était utile et invite le Comité à déclarer sa communication recevable.

Observations de l’État partie sur le fond

6.1Dans une réponse du 14 avril 2011, l’État partie affirme que les griefs de l’auteur sont sans fondement. Il fait d’abord valoir que l’auteur manque de crédibilité car il n’a pas signalé dans sa communication que le but de son rendez-vous du 29 août 2002 avec le délégué du Gouvernement auprès de la Commune urbaine de Limbé était de demander de l’aide, l’auteur ayant déclaré que sa maison avait été incendiée. D’après l’État partie, l’auteur, qui n’a pas expliqué toutes les raisons de sa présence dans le bureau du délégué du Gouvernement, ne précise pas ce qui a causé le conflit avec ce dernier. Par conséquent, l’État partie estime que les griefs de l’auteur au titre des articles 6 et 7 du Pacte sont dénués de fondement.

6.2En ce qui concerne le droit à la liberté et à la sécurité, l’État partie affirme que les allégations de l’auteur sont inexactes. Après l’incident du 29 août 2002, le préfet de Fako a délivré, le 30 août 2002, un mandat de placement en rétention administrative pour une durée de quinze jours renouvelable, pour «actes de banditisme et tentative d’incendie criminel visant le bureau du délégué du Gouvernement auprès de la Commune urbaine de Limbé, et troubles au fonctionnement du service public visant le conseil municipal de Limbé». Cependant le mandat n’a pas pu être exécuté, en raison de l’intervention du Procureur de la République. L’État partie renvoie aussi à une lettre datée du 3 septembre 2002, adressée au Ministre de la justice par le délégué du Gouvernement auprès de la Commune urbaine de Limbé, qui se plaint de l’attitude partiale et laxiste du Procureur, lequel n’a pas fait arrêter l’auteur alors que celui-ci avait tenté d’assassiner le délégué, le 29 août 2002, en l’agressant et en l’arrosant d’essence dans l’intention de mettre le feu. L’État partie affirme que l’auteur a bénéficié d’une protection judiciaire et qu’il ne peut pas prétendre que son droit à la sécurité a été violé.

6.3En ce qui concerne le principe de non-discrimination, l’État partie est d’avis que le fait que l’auteur a été inculpé et que les charges ont ensuite été retirées ne révèle aucune forme de discrimination. L’article 75 de l’ordonnance relative à la procédure pénale, alors applicable dans les parties du Cameroun régies par la common law, dispose que «dans tout procès …, le procureur peut à tout moment avant que le jugement soit prononcé … cesser les poursuites à l’égard de toute personne, à titre général ou relativement à un ou plusieurs chefs particuliers». Ces prérogatives doivent être vues comme l’élément discrétionnaire qui découle du principe de l’opportunité des poursuites. Attendu que d’après le délégué du Gouvernement, le ministère public avait fait preuve de partialité en faveur de l’auteur, l’État partie s’étonne des allégations de discrimination et les rejette.

Observations supplémentaires de l’État partie

7.1Dans une note du 28 avril 2011, l’État partie a réaffirmé que la communication de l’auteur devait être déclarée irrecevable pour non-épuisement des recours internes et insisté sur le fait que l’auteur lui-même reconnaissait l’existence de plusieurs moyens de recours dont il ne s’était pas prévalu.

7.2En ce qui concerne le coût des procédures, présenté par l’auteur comme un obstacle, l’État partie souligne l’existence de l’aide juridictionnelle, que l’auteur n’a pas demandée. En ce qui concerne les observations de l’auteur qui estime que les procédures ont peu de chances d’aboutir, en raison de l’inertie dont ont fait preuve les autorités concernant ses plaintes antérieures, l’État partie fait valoir que les procédures de citation directe de particulier et de plainte avec constitution de partie civile visent précisément à pallier la passivité et l’inaction du ministère public.

7.3En ce qui concerne l’allégation de l’auteur qui objecte que les faits sont prescrits, l’État partie répond que les faits se sont déroulés à Limbé, dans la partie anglophone du pays où l’ordonnance relative à la procédure pénale était en vigueur jusqu’au 1er janvier 2007 (date de l’entrée en vigueur du Code de procédure pénale), et que cette ordonnance ne fixait pas de délai de prescription. Les faits n’étaient donc pas prescrits, comme le prétend l’auteur, et l’État partie maintient que la communication devrait être déclarée irrecevable pour non-épuisement des recours internes.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie sur le fond

8.1En date du 17 juin 2011, l’auteur a adressé ses commentaires sur les observations de l’État partie sur le fond, en réaffirmant ses arguments antérieurs et en ajoutant ce qui suit.

8.2En ce qui concerne les articles 6 et 7 du Pacte, l’auteur réaffirme que sa visite auprès du délégué du Gouvernement avait pour objet le règlement de factures en souffrance, comme l’atteste le formulaire de demande d’audience rempli à cette fin, dont l’État partie n’a pas fait mention. L’auteur souligne également que l’État partie n’a pas répondu à ses griefs concernant la violente agression qu’il a subie aux mains du délégué du Gouvernement et de ses complices, qui a provoqué des saignements et des blessures graves et est assimilable à de la torture, et sur laquelle aucune enquête n’a jamais été ouverte. L’auteur relève aussi que l’État partie n’a pas fait de commentaires sur l’allégation selon laquelle, après son hospitalisation, le délégué du Gouvernement avait tenté de le faire éliminer (voir les faits rapportés au paragraphe 2.4).

8.3En ce qui concerne l’article 9 et l’objection de l’État partie qui affirme que le mandat d’arrêt n’a pas été exécuté et que par conséquent il n’y a eu aucune violation du droit à la liberté et à la sécurité, l’auteur note que cette position diffère du rapport de police soumis par l’État partie, qui indique que l’auteur a été arrêté, conduit au poste de gendarmerie de Limbé puis relâché sur ordre du Procureur de la République.

8.4L’auteur réaffirme que le fait que ses plaintes n’aient pas été examinées par une autorité judiciaire constitue une violation de son droit à un recours utile consacré au paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, ainsi que du principe de non-discrimination garanti par le paragraphe 1 de l’article 2 et l’article 26 du Pacte. Il ajoute que l’exercice du pouvoir discrétionnaire évoqué par l’État partie était certainement fondé sur la classe sociale, puisque le délégué du Gouvernement appartenait à l’élite politico-économique du pays. Il ajoute que de nouvelles accusations ont été portées contre lui (tentative de meurtre et voies de fait).

Observations supplémentaires de l’auteur sur la recevabilité

9.En date du 5 juillet 2011, l’auteur a répondu aux observations de l’État partie sur la recevabilité. Il maintient que sa communication est recevable et réaffirme que les voies de recours mentionnées par l’État partie ne sont pas utiles. Il relève qu’il n’aurait pas eu droit à l’aide juridictionnelle car, avant l’incendie qui a détruit sa maison, il était un homme d’affaires et un créancier disposant de moyens financiers suffisants.

Observations supplémentaires de l’État partie sur le fond

10.1Dans une réponse du 24 janvier 2012, l’État partie réitère ses arguments et note que les parties sont en désaccord sur les faits: l’auteur maintient qu’il a été agressé par le délégué du Gouvernement auprès de la Commune urbaine de Limbé, tandis que celui-ci affirme que l’auteur a tenté de l’assassiner. Une information judiciaire a été ouverte en vue d’éclaircir la situation.

10.2L’État partie soutient que le droit à la liberté et à la sécurité a été protégé, puisque que le Procureur s’est opposé à sa mise en détention et que le mandat d’arrêt n’a pas été exécuté. Il maintient par conséquent que l’auteur n’a pas été détenu, ainsi que le confirme la déclaration sous serment que l’auteur a jointe à sa plainte.

10.3L’État partie rejette les allégations de discrimination de l’auteur et réaffirme qu’une enquête judiciaire a été ouverte et que des poursuites ont été engagées non seulement contre l’auteur (pour tentative de meurtre et troubles au fonctionnement d’un service public) mais aussi contre le délégué du Gouvernement auprès de la Commune urbaine de Limbé, Lifanda Samuel Ebiama (voies de fait ayant entraîné des blessures graves et menaces sous conditions).

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

11.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

11.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément aux dispositions du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même affaire n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

11.3Le Comité note que l’État partie conteste la recevabilité de la communication au motif que les voies de recours internes n’ont pas été épuisées. L’État partie fait valoir que l’auteur n’a pas envisagé la possibilité de porter plainte avec constitution de partie civile devant le juge d’instruction compétent, en vertu de l’article 157 du Code de procédure pénale, ou de saisir directement le juge par voie d’une citation directe de particulier, en vertu de l’article 290 du Code de procédure pénale. Le Comité note aussi que, selon l’État partie, l’auteur a envoyé des courriers aux autorités politiques et administratives mais n’a pas, à strictement parler, engagé des actions en justice. Toutefois, il note que, comme le confirment les pièces versées au dossier, l’auteur a porté plainte le 17 septembre 2002 auprès du Procureur général de la République de la province du Sud-Ouest, en demandant expressément que ses allégations d’agression concernant les faits survenus le 29 août 2002 fassent l’objet d’une enquête. L’auteur a renouvelé sa plainte auprès du Procureur général de la République de la province du Sud-Ouest le 3 octobre 2002, en soulignant que sa vie, sa sécurité et sa liberté étaient menacées. Le même jour, il a également déposé plainte auprès du Procureur de la République de Limbé, pour les mêmes motifs.

11.4Le Comité rappelle qu’aux fins de la recevabilité d’une communication, l’auteur est tenu d’épuiser uniquement les recours utiles afin de remédier à la violation alléguée. Il prend note de l’argument de l’État partie qui affirme que la citation directeet la plainte avec constitution de partie civileétaient des recours que l’auteur aurait dû épuiser. Il prend toutefois note de l’argument de l’auteur, qui soutient que, dans le cadre de ces procédures, la plainte est transmise au Procureur de la République, qui peut soit la déclarer irrecevable, soit ordonner une enquête (par. 5.4). Dans le cas d’espèce, le Comité rappelle que l’auteur avait déjà déposé deux plaintes auprès du Procureur de la République de la province du Sud-Ouest et une plainte auprès du Procureur de la République de Limbé les 17 septembre et 3 octobre 2002, et que ces plaintes sont toutes restées sans réponse. Compte tenu de ce qui précède, le Comité conclut que les recours qu’évoque l’État partie n’auraient pas été utiles, et qu’il n’est pas empêché, en vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, d’examiner les griefs de l’auteur concernant les faits survenus le 29 août 2002.

11.5Le Comité observe toutefois que, en ce qui concerne les faits survenus le 25 octobre 2002, l’auteur n’a pas porté plainte auprès des autorités concernant l’agression dont il a été victime aux mains du chef de la police municipale de Limbé et de cinq autres individus (par. 2.4) et son arrestation. L’auteur n’ayant donné aucune explication au sujet des raisons pour lesquelles il n’a pas porté plainte, le Comité déclare cette partie de la communication irrecevable en vertu du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

11.6En ce qui concerne les griefs tirés du paragraphe 1 de l’article 2, lu conjointement avec les articles 6, 7 et 9 du Pacte, et tirés de l’article 26, tout en relevant que les plaintes de l’auteur n’ont pas fait l’objet de poursuites ni d’une décision de justice, le Comité considère que l’auteur n’a pas démontré une différence de traitement par rapport à d’autres personnes placées sous la juridiction de l’État partie, qui aurait été fondée sur l’origine sociale, la propriété, la naissance ou tout autre motif. Le Comité conclut par conséquent que l’auteur n’a pas étayé cette allégation et déclare cette partie de la communication irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

11.7Le Comité considère que l’auteur n’a pas suffisamment étayé le grief qu’il soulève au titre de l’article 6 du Pacte, aux fins de la recevabilité.

11.8Le Comité considère que l’auteur a suffisamment étayé ses autres allégations dans la mesure où elles soulèvent des questions au regard des articles 7 et 9 et du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, et procède donc à l’examen de ces griefs quant au fond.

Examen au fond

12.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui avaient été communiquées par les parties.

12.2Le Comité prend note de l’allégation de l’auteur qui explique que, le 29 août 2002, il avait rendez-vous avec le délégué du Gouvernement auprès de la Commune urbaine de Limbé, qui, avec trois agents municipaux, lui a administré aux yeux et au visage des coups violents ayant entraîné des saignements importants et des lésions irréversibles à l’œil gauche. L’auteur a également affirmé que, quand il était à l’hôpital, il a reçu des menaces de mort de la part du délégué du Gouvernement, et que le 25 octobre 2002 un policier municipal et un gendarme l’ont agressé, arrêté et retenu dans l’enceinte de l’hôpital de Limbé.

12.3Le Comité note que l’État partie s’est contenté d’affirmer que les faits étaient contestés, l’auteur affirmant avoir été victime d’une agression alors que le délégué du Gouvernement soutient avoir été victime d’une tentative d’assassinat par l’auteur. Le Comité considère cependant que l’État partie n’a pas réfuté l’allégation de l’auteur qui affirme qu’il a été violemment agressé par un agent de l’État partie, à la suite de quoi il a définitivement perdu la vue de l’œil gauche, et que ces faits restent impunis. Le Comité renvoie à sa jurisprudence et réaffirme que l’ouverture d’une enquête pénale et ensuite de poursuites judiciaires représentent des recours nécessaires pour les violations de droits fondamentaux tels que ceux qui sont protégés par les articles 6 et 7 du Pacte. Il rappelle également son Observation générale no 31 (2004) et souligne que lorsque les enquêtes révèlent la violation de certains droits reconnus dans le Pacte, les États parties doivent veiller à ce que les responsables soient traduits en justice.

12.4En l’espèce, l’État partie n’a pas enquêté efficacement sur la responsabilité des représentants de l’État soupçonnés d’avoir commis directement les infractions du 29 août 2002, et n’a pas expliqué pourquoi une enquête n’avait été ouverte qu’en février 2011, soit neuf ans après les faits dénoncés par l’auteur et portés à l’attention des autorités compétentes pour la première fois dans des plaintes déposées par l’auteur auprès du ministère public les 17 septembre et 3 octobre 2002. L’État partie a certes mentionné les enquêtes judiciaires, trop longtemps différées, qui ont été engagées en février 2011, mais il n’a apporté aucun renseignement sur les résultats de ces enquêtes et n’a engagé de poursuites contre personne ni expliqué les raisons de l’absence d’avancée significative de cette affaire devant les tribunaux.

12.5Compte tenu de ce qui précède, le Comité considère que les recours offerts par l’État partie excèdent les délais raisonnables et que l’État partie a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 7 du Pacte, lu séparément et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, en ne procédant pas rapidement à une enquête.

12.6En ce qui concerne l’allégation de violation de l’article 9, le Comité note que l’auteur affirme que son droit à la sécurité a été violé lorsqu’il a été agressé par des agents du Gouvernement de l’État partie le 29 août 2002, mais considère que cette partie de la communication est englobée dans les griefs soulevés par l’auteur au titre de l’article 7 du Pacte, qui ont déjà été examinés.

13.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, constate que l’État partie a violé les droits que l’auteur tient de l’article 7 du Pacte, lu séparément et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2.

14.En vertu du paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile, consistant notamment à veiller à la conclusion rapide des actions en justice, y compris une enquête approfondie sur les griefs de l’auteur, des poursuites contre les auteurs des faits incriminés et une réparation appropriée à l’auteur. L’État partie est en outre tenu de prendre des mesures pour empêcher que des violations analogues ne se reproduisent.

15.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y a eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement.

Appendice

[Original: espagnol]

Opinion individuelle (partiellement dissidente) de Fabián Salvioli, membre du Comité

1.Je partage l’opinion du Comité au sujet de ses conclusions dans l’affaire Monika c. Cameroun (communication nº 1965/2010). Néanmoins, pour les raisons que j’expose ci‑après, j’estime que le Comité aurait dû aussi examiner la possibilité de la violation de l’article 6 du Pacte, car les allégations de l’auteur à ce sujet étaient claires et n’ont pas été suffisamment réfutées par l’État. Les menaces de mort, proférées dans le contexte d’un passage à tabac qui a entraîné la perte d’un œil chez la victime, n’ont jamais fait l’objet d’une véritable enquête et leurs auteurs n’ont été ni jugés ni sanctionnés. Le Comité n’aurait donc pas dû considérer que l’auteur n’avait pas suffisamment étayé les griefs qu’il soulevait au titre de l’article 6.

2.Étant donné les caractéristiques de l’affaire, dans laquelle la victime a perdu un œil à cause des atteintes aux droits de l’homme qu’il avait subies, et est tombé dans l’indigence, le Comité aurait dû disposer, entre autres mesures de réparation, que l’État devait mettre à la disposition de l’auteur les mesures de réadaptation voulues (traitements médicaux ou psychologiques nécessaires). Cela constitue un mode de réparation distinct de l’indemnisation financière à fournir pour les violations subies par la victime. Il faut que le Comité améliore sa politique en matière de réparations dans les cas individuels afin de mieux s’acquitter de la fonction qui lui incombe, d’interpréter et d’appliquer le Pacte et le Protocole facultatif y afférant.