Comité des droits de l’homme
Communication no 2083/2011
Constatations adoptées par le Comité à sa 112e session (7-31 octobre 2014)
Communication présentée par: |
Boughera Kroumi (représenté par Philippe Grant de l’organisation Track Impunity Always (TRIAL), association suisse contre l’impunité) |
Au nom de: |
Yahia Kroumi (fils de l’auteur) et l’auteur |
État partie: |
Algérie |
Date de la communication: |
28 juillet 2011 (date de la lettre initiale) |
Références: |
Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 12 août 2011 (non publiée sous forme de document) |
Date de l’adoption des constatations: |
30 octobre 2014 |
Objet: |
Disparition forcée |
Questions de fond: |
Droit à un recours utile; droit à la vie; interdiction de la torture et des traitements cruels et inhumains; droit à la liberté et à la sécurité de la personne; respect de la dignité inhérente à la personne humaine; reconnaissance de la personnalité juridique; et immixtion illégale dans le domicile |
Questions de procédure: |
Épuisement des recours internes |
Articles du Pacte: |
2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par.1), 16 et 17 |
Article du Protocole facultatif: |
5 (par. 2 b)) |
Annexe
Constatations du Comité des droits de l’homme au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (112e session)
concernant la
Communication no 2083/2011 *
Présentée par: |
Boughera Kroumi (représenté par Philippe Grant de l’organisation Track Impunity Always (TRIAL), association suisse contre l’impunité) |
Au nom de: |
Yahia Kroumi (fils de l’auteur) et l’auteur |
État partie: |
Algérie |
Date de la communication: |
28 juillet 2011 (date de la lettre initiale) |
Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 30 octobre 2014,
Ayant achevé l’examen de la communication no 2083/2011 présentée par Boughera Kroumi en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,
Adopte ce qui suit:
Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5du Protocole facultatif
1.1L’auteur de la communication, datée du 28 juillet 2011, est Boughera Kroumi, de nationalité algérienne, né en 1932. Il présente la communication en son nom propre ainsi qu’au nom de son fils, Yahia Kroumi, né le 6 septembre 1967, célibataire et sans enfant. L’auteur allègue que son fils est victime d’une disparition forcée imputable à l’État partie, en violation des articles 2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1), 16 et 17 du Pacte, et qu’il est lui-même victime de la violation des droits garantis par les articles 2 (par. 3) et 7 du Pacte. L’auteur est représenté par Philippe Grant de l’organisation TRIAL.
1.2Le 12 août 2011, le Comité, par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a décidé d’accorder les mesures de protection sollicitées par l’auteur et a demandé à l’État partie de ne pas invoquer la législation nationale, notamment l’ordonnance no 06-01, du 27 février 2006, portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, contre l’auteur et les membres de sa famille, en raison de la présente communication. Le 26 octobre 2011, le Comité, par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a décidé de ne pas séparer l’examen de la recevabilité de celui du fond de la communication.
Rappel des faits présentés par l’auteur
2.1Le 12 août 1994 à 7 heures du matin, Yahia Kroumi, le fils de l’auteur, a été arrêté à son domicile de Constantine par un groupe de militaires en uniforme et d’agents de la sécurité militaire en civil qui menaient une vaste opération de ratissage suite à l’assassinat de deux militaires dans la région de Constantine. Les membres des services de sécurité sont entrés dans tous les domiciles du quartier où résidait Yahia Kroumi et ont ordonné à tous les hommes de sortir les mains levées. Les personnes arrêtées ont été rassemblées à l’extérieur et certaines d’entre elles, dont Yahia Kroumi, ont été transférées dans des camions vers un lieu de détention inconnu. Selon l’auteur, qui a assisté à l’arrestation de son fils, les services de sécurité n’ont à aucun moment présenté de mandat d’arrêt et n’ont pas invoqué de motif justifiant l’arrestation de son fils.
2.2Selon l’auteur, Yahia Kroumi et ses 17 codétenus ont enduré de terribles conditions de détention: les 18 hommes étaient entassés dans une cellule de quatre mètres carrés et ils devaient rester debout faute d’espace dans la chaleur suffocante du mois d’août. En l’espace d’une journée, la majorité d’entre eux sont décédés du fait des conditions de détention. Les corps évacués, enroulés dans des couvertures, ont été placés dans un camion de l’armée. Il n’y a eu que très peu de survivants et l’auteur note que son fils est peut être décédé à ce moment-là. À ce jour, personne ne sait ce qu’il est advenu de Yahia Kroumi, malgré les nombreuses démarches entreprises par ses proches.
2.3L’auteur et sa famille ont entrepris diverses démarches, tant sur le plan judiciaire qu’administratif, pour savoir ce qui était arrivé à Yahia Kroumi, mais ces démarches sont restées vaines. L’auteur et sa femme se sont rendus dans les différents services de police et de gendarmerie de Constantine afin de demander si leur fils y était détenu. Les 24 décembre 1995 et 25 février 1996, la famille a déposé des demandes d’information sur la disparition de Yahia Kroumi aux services du parquet général près du tribunal de Constantine. Le 29 mars 1997, suite à une demande du Procureur général près de la cour de justice de Constantine, la brigade criminelle de la wilaya de Constantine a produit un procès-verbal dans lequel elle réfutait officiellement toute implication dans l’arrestation de Yahia Kroumi. Au cours de l’année 2000, l’auteur a déposé une requête auprès du Ministère de l’intérieur et il lui a été répondu que les recherches concernant son fils n’avaient pas permis d’identifier le lieu où il se trouvait. Le 26 août 2000, l’auteur et son épouse ont également écrit au Procureur général et au Procureur de la République pour les informer de la disparition de leur fils. Malgré toutes ces demandes, aucune enquête approfondie sur cette disparition n’a été entreprise et l’auteur n’a jamais reçu d’information sur ce qu’il est advenu de son fils.
2.4Le 28 juin 2000, l’auteur a également adressé une lettre recommandée au Président de l’Observatoire national des droits de l’homme (ONDH). Le 5 décembre 2001, la famille Kroumi a reçu une réponse de la Commission nationale consultative pour la promotion et la protection des droits de l’homme (CNCPDH) les informant que Yahia Kroumi n’était pas connu des services de sécurité et que ces derniers ne l’avaient jamais arrêté. Le 9 septembre 2004, la famille Kroumi a reçu une convocation de la Commission, qui les invitait à se rendre à l’audition des familles de disparus conduite par les membres de la Commission. Aucune information sur le sort de Yahia Kroumi n’a été fournie durant cette audition.
2.5Confronté à l’inaction et au manque de transparence des autorités algériennes, et face aux conséquences financières de la disparition de son fils qui a durement affecté l’activité de transport de marchandises qu’ils menaient ensemble, l’auteur s’est résolu à accomplir les démarches requises par l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. Celle-ci exige des familles de personnes disparues qu’elles attestent de la mort du disparu afin de pouvoir bénéficier d’une indemnisation. Le 2 avril 2006, l’auteur a donc déposé une requête pour information au sujet de Yahia Kroumi auprès de la gendarmerie de Constantine. Cette demande a débouché sur l’établissement, le 5 juin 2006, d’une attestation de disparition «lors du contexte particulier généré par la tragédie nationale», qui a permis à l’auteur et à son épouse d’obtenir la somme de 9,6 millions de dinars algériens.
Teneur de la plainte
3.1L’auteur allègue que son fils est victime d’une disparition forcée imputable à l’État partie telle que définie par l’article 7, paragraphe 2 i), du Statut de la Cour pénale internationale (Statut de Rome) et par l’article 2 de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, dans la mesure où sa disparition fait suite à son arrestation par des agents des forces de sécurité de l’État partie qui étaient dans l’exercice de leurs fonctions.
3.2L’auteur souligne qu’il est probable que son fils soit décédé pendant sa détention, peut-être même lors de la première nuit au cours de laquelle de nombreuses personnes détenues avec lui sont décédées. Il considère que son fils, qui était détenu dans un lieu non déterminé, était sous la responsabilité de l’État partie qui est tenu de garantir le droit à la vie de toutes les personnes détenues. Le fait que l’État partie ne soit pas en mesure de donner des informations exactes et cohérentes sur ce qu’il est advenu d’une personne placée sous son autorité indique que celui-ci n’a pas pris les mesures nécessaires afin de la protéger pendant sa détention, en violation de l’article 6, paragraphe 1, du Pacte. L’auteur maintient par ailleurs que lorsqu’une disparition forcée s’inscrit sur une longue durée, comme en l’espèce celle de Yahia Kroumi qui a maintenant disparu depuis plus de 20 ans, elle constitue en elle-même une violation du droit à la vie garanti par l’article 6, paragraphe 1, du Pacte.
3.3Se référant à la jurisprudence du Comité, l’auteur maintient que la disparition forcée constitue en soi une violation de l’article 7 du Pacte puisque l’enlèvement et la disparition de son fils, qui a été empêché de communiquer avec sa famille et le monde extérieur, constituent un traitement cruel et inhumain. L’auteur insiste sur le fait que la disparition forcée est un crime complexe composé d’un large faisceau de violations des droits de l’homme, qui ne saurait être réduite à la seule détention au secret, comme semble le faire le Comité dans sa jurisprudence la plus récente. L’auteur considère que la détention au secret constitue une violation autonome de l’article 7 du Pacte, mais que le Comité ne devrait pas retenir ce seul aspect. L’auteur rappelle par ailleurs que son fils a été initialement détenu dans des conditions effroyables qui ont provoqué le décès de nombreuses personnes. Il considère que de telles conditions de détention constituent des traitements inhumains qui dépassent largement le seuil d’une simple violation de l’article 10 du Pacte habituellement reconnue par le Comité et constituent bel et bien une violation de l’article 7.
3.4Se référant à la jurisprudence du Comité, l’auteur se considère par ailleurs victime d’une violation de l’article 7 du Pacte en raison de l’incertitude qui règne autour des circonstances dans lesquelles son fils a disparu et sur son sort, ce qui constitue une source d’angoisse et de souffrance profondes et continuelles. L’auteur affirme que le déni des autorités au sujet de l’arrestation de Yahia Kroumi à laquelle il avait lui-même assisté, leur inaction et l’impunité dont bénéficient les responsables et l’obligation pour l’auteur de faire reconnaître le décès de son fils sans que les circonstances en soient clarifiées dans le cadre de la mise en œuvre de l’ordonnance no 06-01 constituent également des violations de l’article 7 du Pacte à l’égard de l’auteur.
3.5L’auteur soutient par ailleurs que l’arrestation et la détention au secret de son fils, qui n’ont toujours pas été reconnues par l’État partie, sont arbitraires et constituent une violation de l’article 9, paragraphes 1 à 5, du Pacte: le disparu a été arrêté sans mandat d’arrêt, il ne s’est pas vu notifier les raisons de son arrestation, ni les accusations dont il faisait l’objet. Il n’a jamais été présenté devant une autorité judiciaire et il n’a pas eu la possibilité de contester la légalité de sa détention. De plus, il n’a pas pu demander de réparation pour son arrestation et sa détention arbitraires et aucune réparation n’a été versée à ce titre aux membres de sa famille.
3.6Selon l’auteur, son fils est également victime d’une violation de son droit à être traité avec humanité et dans le respect de la dignité inhérente à la personne humaine pendant sa détention, en violation de l’article 10, paragraphe 1, du Pacte. L’auteur rappelle à cet effet la jurisprudence du Comité selon laquelle il considère qu’une disparition forcée constitue une violation de l’article 10 du Pacte. L’auteur renvoie également aux conditions de détention de son fils et conclut que l’État partie a violé les droits de son fils garantis par l’article 10.
3.7L’auteur considère que son fils n’a pas pu jouir de ses droits essentiels en raison de sa détention au secret, en violation de son droit à la reconnaissance de sa personnalité juridique garanti par l’article 16 du Pacte. L’auteur se réfère à la jurisprudence du Comité en ce sens, selon laquelle le retrait intentionnel d’une personne de la protection de la loi pour une période prolongée peut constituer un refus de sa reconnaissance devant la loi si la victime était entre les mains des autorités de l’État lors de sa dernière apparition et, en même temps, si les efforts de ses proches pour avoir accès à des recours potentiellement utiles, y compris devant les cours de justice, sont systématiquement empêchés. Dans de telles situations, les personnes disparues sont, dans les faits, privées de leur capacité d’exercer leurs droits et d’accéder à un quelconque recours possible en conséquence directe du comportement de l’État, ce qui doit être interprété comme le refus de la reconnaissance de la personnalité juridique de telles victimes.
3.8L’auteur allègue que les circonstances de l’arrestation de son fils au petit matin à son domicile, par les forces de l’ordre qui y sont entrées sans mandat de perquisition, constituent une immixtion illégale et arbitraire dans le domicile du disparu, en violation de l’article 17 du Pacte.
3.9Finalement, l’auteur souligne que son fils a été empêché d’exercer son droit à un recours effectif contre sa détention et les violations alléguées des articles 7, 9, 10 (par. 1), 16 et 17 du Pacte, en violation de l’article 2 (par. 3) du Pacte. L’auteur allègue également que tant que la vérité sur le sort de la personne disparue n’a pas été établie, l’État partie a l’obligation en vertu de l’article 2 (par. 3) lu conjointement avec l’article 6 (par. 1) du Pacte de mener une enquête approfondie sur la disparition forcée, d’informer ses proches des avancées et des résultats de l’enquête et de poursuivre les responsables de la disparition forcée. S’agissant de l’auteur et sa famille, ils ont mis en œuvre toutes les démarches disponibles pour savoir ce qu’il était advenu du disparu, mais aucune suite n’a été donnée à leurs démarches par l’État partie. L’auteur considère que l’absence d’enquête et de diligence par l’État partie sur les allégations de détention illégale et de disparition forcée constituent également une violation de l’article 2 (par. 3) à son égard et à celui de sa famille.
3.10L’auteur soutient que les voies de recours internes se sont toutes révélées indisponibles, inutiles ou inefficaces et que les conditions posées par l’article 5, paragraphe 2 b) du Protocole facultatif sont donc satisfaites. Après avoir multiplié sans succès les démarches auprès des forces de sécurité pour obtenir des informations sur ce qu’il était advenu de son fils, l’auteur a informé à plusieurs reprises les autorités judiciaires de sa disparition et a sollicité, en vain, qu’une enquête soit diligentée. Ses plaintes officielles sont restées sans suite.
3.11Enfin, l’auteur souligne que depuis février 2006, date de la promulgation de l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, il est interdit de poursuivre des personnes appartenant aux forces de défense et de sécurité algériennes. L’auteur rappelle que le Comité a déclaré que cette ordonnance semblait promouvoir l’impunité et porter atteinte au droit à un recours effectif. L’auteur maintient qu’il s’est donc trouvé dans l’incapacité de faire valoir son droit à un recours utile.
3.12L’auteur demande au Comité d’ordonner à l’État partie de a) remettre Yahia Kroumi en liberté si ce dernier est encore en vie, b) de mener une enquête prompte, approfondie et efficace sur sa disparition, c) de rendre compte à l’auteur et à sa famille des résultats de cette enquête, d) d’engager des poursuites à l’encontre des personnes responsables de la disparition de Yahia Kroumi, de les traduire en justice et de les punir conformément aux engagements internationaux de l’État partie, et e) d’offrir une réparation appropriée aux ayants-droit de Yahia Kroumi, pour les graves préjudices moraux et matériels qu’ils ont subis depuis sa disparition, incluant des mesures d’indemnisation, de restitution, de réhabilitation, de satisfaction et des garanties de non-répétition.
Observations de l’État partie sur la recevabilité
4.1Le 4 octobre 2011, l’État partie a soumis un «Mémorandum de référence du Gouvernement algérien relatif à l’irrecevabilité des communications individuelles introduites devant le Comité des droits de l’homme en rapport avec la mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale» dans lequel il conteste la recevabilité de la communication. Il considère que la présente communication, qui met en cause la responsabilité d’agents de l’État ou d’autres personnes agissant sous l’autorité des pouvoirs publics dans la survenance de cas de disparition forcée pendant la période de 1993 à 1998, doit être examinée «selon une approche globale» et doit être déclarée irrecevable. L’État partie considère que les communications de ce genre devraient être replacées dans le contexte plus général de la situation sociopolitique et des conditions de sécurité dans le pays à une période où le Gouvernement s’employait à lutter contre une forme de terrorisme dont l’objectif était de provoquer «l’effondrement de l’État républicain». C’est dans ce contexte, et conformément aux articles 87 et 91 de la Constitution, que le Gouvernement algérien a pris des mesures de sauvegarde et notifié la proclamation de l’état d’urgence au Secrétariat de l’Organisation des Nations Unies, conformément à l’article 4, paragraphe 3, du Pacte.
4.2L’État partie souligne que, dans certaines zones où prolifère l’habitat informel, les civils avaient du mal à distinguer les actions de groupes terroristes de celles des forces de l’ordre, auxquelles ils attribuaient souvent les disparitions forcées. D’après l’État partie, un nombre important de disparitions forcées doivent être considérées dans ce contexte. La notion générique de personne disparue en Algérie durant la période considérée renvoie en réalité à six cas de figure distincts. Le premier est celui de personnes déclarées disparues par leurs proches alors qu’elles étaient entrées dans la clandestinité de leur propre chef pour rejoindre les groupes armés, en demandant à leur famille de déclarer qu’elles avaient été arrêtées par les services de sécurité pour «brouiller les pistes» et éviter le «harcèlement» par la police. Le deuxième cas concerne les personnes signalées comme disparues suite à leur arrestation par les services de sécurité, mais qui ont en fait profité de leur libération pour entrer dans la clandestinité. Le troisième concerne des personnes qui ont été enlevées par des groupes armés qui, parce qu’ils ne sont pas identifiés ou ont agi en usurpant l’uniforme ou les documents d’identification de policiers ou de militaires, ont été assimilés à tort à des agents des forces armées ou des services de sécurité. Le quatrième cas de figure concerne les personnes recherchées par leur famille qui ont pris l’initiative d’abandonner leurs proches, et parfois même de quitter le pays, en raison de problèmes personnels ou de litiges familiaux. Le cinquième cas est celui de personnes signalées comme disparues par leur famille et qui étaient, en fait, des terroristes recherchés qui ont été tués et enterrés dans le maquis à la suite de combats entre factions, de querelles doctrinales ou de conflits autour des butins de guerre entre groupes armés rivaux. L’État partie évoque enfin un sixième cas de figure qui concerne les personnes portées disparues qui vivent sur le territoire national ou à l’étranger sous une fausse identité, obtenue grâce à un réseau de falsification de documents.
4.3L’État partie souligne également que c’est en considération de la diversité et de la complexité des situations couvertes par la notion générique de disparition que le législateur algérien, à la suite du référendum populaire sur la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, a préconisé le traitement de la question des disparus dans un cadre global à travers la prise en charge de toutes les personnes disparues dans le contexte de la «tragédie nationale», un soutien pour toutes les victimes afin qu’elles puissent surmonter cette épreuve et l’octroi d’un droit à réparation pour toutes les victimes de disparition et leurs ayants droit. Selon des statistiques élaborées par les services du Ministère de l’intérieur, 8 023 cas de disparition ont été déclarés, 6 774 dossiers ont été examinés, 5 704 ont été acceptés aux fins d’indemnisation, 934 ont été rejetés et 136 sont en cours d’examen. Un montant total de 371 459 390 dinars algériens a été versé à l’ensemble des victimes concernées à titre d’indemnisation, auquel s’ajoutent 1 320 824 683 dinars algériens versés sous forme de pensions mensuelles.
4.4L’État partie considère que l’auteur n’a pas épuisé tous les recours internes. Il insiste sur l’importance de faire une distinction entre les simples démarches auprès d’autorités politiques ou administratives, les recours non contentieux devant des organes consultatifs ou de médiation, et les recours contentieux exercés devant les diverses juridictions compétentes. L’État partie fait remarquer qu’il ressort de la plainte de l’auteur que celui-ci a adressé des lettres à des autorités politiques ou administratives, saisi des organes consultatifs ou de médiation et transmis une requête à des représentants du parquet (procureurs généraux ou procureurs de la République) sans avoir à proprement parler engagé une procédure de recours judiciaire et l’avoir menée jusqu’à son terme par l’exercice de l’ensemble des voies de recours disponibles en appel et en cassation. Parmi toutes ces autorités, seuls les représentants du ministère public sont habilités par la loi à ouvrir une enquête préliminaire et à saisir le juge d’instruction. Dans le système judiciaire algérien, le procureur de la République est celui qui reçoit les plaintes et qui, le cas échéant, met en mouvement l’action publique. Cependant, pour protéger les droits de la victime ou de ses ayants droit, le Code de procédure pénale autorise ces derniers à agir par voie de plainte avec constitution de partie civile directement devant le juge d’instruction. Dans ce cas, c’est la victime et non le procureur qui met en mouvement l’action publique en saisissant le juge d’instruction. Ce recours visé aux articles 72 et 73 du Code de procédure pénale n’a pas été utilisé alors qu’il aurait permis à l’auteur de déclencher l’action publique et d’obliger le juge d’instruction à informer, même si le parquet en avait décidé autrement.
4.5L’État partie note en outre que, selon l’auteur, l’adoption par référendum de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale et de ses textes d’application, notamment l’article 45 de l’ordonnance no 06-01, rend impossible de considérer qu’il existe en Algérie des recours internes efficaces, utiles et disponibles pour les familles de victimes de disparition. Sur cette base, l’auteur a cru qu’il était dispensé de l’obligation de saisir les juridictions compétentes en préjugeant de leur position et de leur appréciation dans l’application de cette ordonnance. Or l’auteur ne peut invoquer cette ordonnance et ses textes d’application pour s’exonérer de n’avoir pas engagé les procédures judiciaires disponibles. L’État partie rappelle la jurisprudence du Comité selon laquelle la croyance ou la présomption subjective d’une personne quant au caractère vain d’un recours ne la dispense pas d’épuiser tous les recours internes.
4.6L’État partie souligne ensuite la nature, les fondements et le contenu de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale et de ses textes d’application. Il affirme qu’en vertu du principe d’inaliénabilité de la paix, qui est devenu un droit international à la paix, le Comité devrait accompagner et consolider cette paix et favoriser la réconciliation nationale pour permettre aux États touchés par des crises intérieures de renforcer leurs capacités. Dans cet effort de réconciliation nationale, l’État partie a adopté la Charte, dont l’ordonnance d’application prévoit des mesures d’ordre juridique emportant extinction de l’action publique et commutation ou remise de peine pour toute personne coupable d’actes de terrorisme ou bénéficiant des dispositions relatives à la discorde civile, à l’exception de celles ayant commis, comme auteurs ou complices, des actes de massacre collectif, des viols ou des attentats à l’explosif dans des lieux publics. Cette ordonnance prévoit également une procédure de déclaration judiciaire de décès, qui ouvre droit à une indemnisation des ayants droit des disparus en qualité de victimes de la «tragédie nationale». En outre, des mesures d’ordre socioéconomique ont été mises en place, parmi lesquelles des aides à la réinsertion professionnelle et le versement d’indemnités à toutes les personnes ayant la qualité de victimes de la «tragédie nationale». Enfin, l’ordonnance prévoit des mesures politiques telles que l’interdiction d’exercer une activité politique à toute personne ayant contribué dans le passé à la «tragédie nationale» en instrumentalisant la religion et dispose qu’aucune poursuite ne peut être engagée à titre individuel ou collectif à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité de la République, toutes composantes confondues, pour des actions menées en vue de la protection des personnes et des biens, de la sauvegarde de la nation et de la préservation des institutions de la République.
4.7Outre la création du fonds d’indemnisation pour toutes les victimes de la «tragédie nationale», le peuple souverain d’Algérie a, selon l’État partie, accepté d’engager une démarche de réconciliation nationale, seul moyen de cicatriser les plaies générées. L’État partie insiste sur le fait que la proclamation de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale s’inscrit dans une volonté d’éviter les confrontations judiciaires, les déballages médiatiques et les règlements de compte politiques. L’État partie considère, dès lors, que les faits allégués par l’auteur sont couverts par le mécanisme interne global de règlement induit par le dispositif de la Charte.
4.8L’État partie demande au Comité de constater la similarité des faits et des situations décrits par l’auteur avec ceux décrits par les auteurs des communications antérieures visées par le Mémoire original daté du 3 mars 2009 et de tenir compte du contexte sociopolitique et sécuritaire dans lequel ils s’inscrivent. Il requiert également de conclure que l’auteur n’a pas épuisé tous les recours internes, de reconnaître que les autorités de l’État partie ont mis en œuvre un mécanisme interne de traitement et de règlement global des cas visés par les communications en cause selon un dispositif de paix et de réconciliation nationale conforme aux principes de la Charte des Nations Unies et des pactes et conventions subséquents, de déclarer la communication irrecevable, et de renvoyer l’auteur à mieux se pourvoir.
Observations supplémentaires de l’État partie sur la recevabilité
5.1Le 4 octobre 2011, l’État partie a également transmis au Comité un mémoire additif au Mémorandum principal dans lequel il s’interroge sur la finalité de la série de communications individuelles présentée au Comité depuis le début de l’année 2009 qui, aux yeux de l’État partie, relève plutôt d’un détournement de la procédure visant à saisir le Comité d’une question historique globale, dont les causes et circonstances échappent au Comité. L’État partie remarque que toutes ces communications «individuelles» s’arrêtent sur le contexte général dans lequel sont survenues les disparitions, focalisant uniquement sur les agissements des forces de l’ordre, sans jamais évoquer ceux des divers groupes armés qui ont adopté des techniques criminelles de dissimulation pour en faire endosser la responsabilité aux forces armées.
5.2L’État partie indique qu’il ne se prononcera pas sur les questions de fond relatives auxdites communications avant qu’il ne soit statué sur la question de leur recevabilité. Il ajoute que l’obligation de tout organe juridictionnel ou quasi juridictionnel est d’abord de traiter les questions préjudicielles avant de débattre du fond. Il considère que la décision d’examiner de manière conjointe et concomitante les questions de recevabilité et celles se rapportant au fond dans les cas de l’espèce, outre qu’elle n’a pas été concertée, préjudicie gravement à un traitement approprié des communications soumises, tant dans leur nature globale que par rapport à leurs particularités intrinsèques. Se référant au règlement intérieur du Comité, l’État partie note que les sections relatives à l’examen par le Comité de la recevabilité de la communication et celles relatives à l’examen au fond sont distinctes et que ces questions pourraient dès lors être examinées séparément. S’agissant particulièrement de l’épuisement des recours internes, l’État partie souligne que les plaintes ou demandes d’informations formulées par l’auteur n’ont pas été présentées par des voies qui auraient permis leur examen par les autorités judiciaires internes.
5.3Rappelant la jurisprudence du Comité concernant l’obligation d’épuiser les recours internes, l’État partie réitère que de simples doutes sur les perspectives de succès ainsi que la crainte de retards ne dispensent pas l’auteur d’une communication d’épuiser ces recours. S’agissant du fait que la promulgation de la Charte rend impossible tout recours en la matière, l’État partie répond que l’absence de toute démarche de l’auteur pour soumettre ses allégations à examen a empêché les autorités algériennes de prendre position sur l’étendue et les limites de l’applicabilité des dispositions de cette Charte. En outre, l’ordonnance requiert de ne déclarer irrecevables que les poursuites engagées contre des «éléments des forces de défense et de sécurité de la République» pour des actions dans lesquelles elles ont agi conformément à leurs missions républicaines de base, à savoir la protection des personnes et des biens, la sauvegarde de la nation et la préservation des institutions. En revanche, toute allégation d’action imputable aux forces de défense et de sécurité dont il peut être prouvé qu’elle serait intervenue en dehors de ce cadre est susceptible d’être instruite par les juridictions compétentes.
5.4Le 12 janvier 2012, l’État partie a réitéré qu’il contestait la recevabilité de la communication en faisant référence à son «Mémorandum de référence du Gouvernement algérien relatif à l’irrecevabilité des communications individuelles introduites devant le Comité des droits de l’homme en rapport avec la mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale» et à son mémoire additif.
Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie
6.1Le 12 mars 2012, l’auteur a soumis des commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité de la communication et a présenté des arguments supplémentaires sur le fond de la plainte.
6.2L’auteur relève que l’État partie a accepté la compétence du Comité pour examiner des communications émanant de particuliers. Cette compétence est de nature générale et son exercice par le Comité n’est pas soumis à l’appréciation de l’État partie. En particulier, il n’appartient pas à l’État partie de juger de l’opportunité de la saisine du Comité s’agissant d’une situation particulière. Il appartient au Comité de faire une telle appréciation lorsqu’il procède à l’examen de la communication. L’auteur considère que l’adoption par l’État partie d’un mécanisme interne global de règlement ne saurait être opposée au Comité des droits de l’homme et constituer une cause d’irrecevabilité d’une communication. En l’espèce, les mesures législatives adoptées constituent en elles-mêmes une violation des droits contenus dans le Pacte, comme le Comité l’a déjà relevé.
6.3L’auteur rappelle que la promulgation de l’état d’urgence le 9 février 1992 par l’État partie n’affecte nullement le droit des individus de soumettre des communications au Comité. L’article 4 du Pacte prévoit en effet que la proclamation de l’état d’urgence permet de déroger à certaines dispositions du Pacte uniquement et n’affecte donc pas l’exercice de droits découlant de son Protocole facultatif.
6.4L’auteur revient par ailleurs sur l’argument de l’État partie selon lequel l’exigence d’épuiser les voies de recours internes requiert que l’auteur mette en œuvre l’action publique par le biais d’un dépôt de plainte avec constitution de partie civile auprès du juge d’instruction, conformément aux articles 72 et suivants du Code de procédure pénale. Il rappelle que cette procédure est soumise, sous peine d’irrecevabilité, au paiement d’une caution ou «frais de procédures» dont le montant est fixé arbitrairement par le juge d’instruction. Il considère que cette procédure reste financièrement dissuasive pour les justiciables qui n’ont par ailleurs aucune garantie qu’elle aboutisse réellement à des poursuites contre les responsables. L’auteur considère que pour des crimes aussi graves que ceux allégués en l’espèce, il revenait aux autorités compétentes de se saisir de l’affaire. L’auteur se réfère à la jurisprudence du Comité en ce sens.
6.5L’auteur réitère que suite à l’arrestation de son fils, il a entrepris de s’enquérir de sa situation auprès des forces de sécurité, sans succès. Il a également alerté le parquet du tribunal de Constantine, les institutions nationales judiciaires, gouvernementales et de droits de l’homme afin que des enquêtes soient diligentées. À aucun moment ces autorités n’ont initié d’enquête sur les violations alléguées. Il ne peut donc être reproché à l’auteur et à sa famille de ne pas avoir épuisé les recours internes puisque c’est l’État partie qui n’a pas mené les enquêtes qui lui incombaient.
6.6L’auteur rappelle également l’interdiction d’engager des poursuites à titre individuel ou collectif, à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité en vertu de l’article 45 de l’ordonnance no 06-01. L’auteur conclut donc que l’ordonnance no 06-01 a bel et bien mis un terme à toute possibilité d’action civile ou pénale pour les crimes commis par les forces de sécurité durant la guerre civile, et que les juridictions algériennes sont obligées de déclarer irrecevable toute action en ce sens.
6.7S’agissant de l’argument de l’État partie selon lequel il serait en droit de demander que la recevabilité de la communication soit examinée séparément du fond, l’auteur se réfère à l’article 97, paragraphe 2, du règlement intérieur du Comité qui prévoit que le groupe de travail ou le Rapporteur spécial peuvent, en raison du caractère exceptionnel de l’affaire, demander une réponse écrite portant exclusivement sur la question de la recevabilité. Cette prérogative n’appartient donc ni à l’auteur de la communication ni à l’État partie et relève de la seule compétence du Groupe de travail ou du Rapporteur spécial. L’auteur considère que l’État partie était tenu de soumettre des explications ou des observations portant à la fois sur la recevabilité et sur le fond de la communication.
6.8Finalement, l’auteur note que l’État partie n’ayant pas soumis d’observations sur le fond de la communication, le Comité devra se prononcer sur la base des informations existantes et que les allégations de l’auteur doivent être considérées comme avérées en l’absence de réfutation par l’État partie.
Délibérations du Comité
Examen de la recevabilité
7.1Le Comité rappelle que la décision du Rapporteur spécial de ne pas séparer la recevabilité du fond (voir par. 1.2) n’exclut pas la possibilité d’un examen séparé des deux questions par le Comité. Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.
7.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même affaire n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.
7.3Le Comité note que, selon l’État partie, l’auteur et sa famille n’ont pas épuisé les recours internes puisqu’ils n’ont pas saisi le juge d’instruction en se constituant partie civile en vertu des articles 72 et 73 du Code de procédure pénale. Le Comité note en outre que, selon l’État partie, l’auteur a adressé des lettres à des autorités politiques ou administratives et transmis une requête à des représentants du parquet (procureurs de la République) sans avoir engagé une procédure de recours judiciaire et l’avoir menée jusqu’à son terme par l’exercice des voies de recours disponibles. Le Comité prend note de l’argument de l’auteur, selon lequel plusieurs plaintes ont été déposées auprès du parquet du tribunal de Constantine mais qu’à aucun moment ces autorités n’ont diligenté d’enquête sur les violations alléguées. Le Comité note enfin que, selon l’auteur, l’article 46 de l’ordonnance no 06-01 punit toute personne qui introduirait une plainte au sujet des actions visées à l’article 45 de l’ordonnance.
7.4Le Comité rappelle que l’État partie a non seulement le devoir de mener des enquêtes approfondies sur les violations supposées des droits de l’homme portées à l’attention de ses autorités, en particulier lorsqu’il s’agit de disparition forcée et d’atteinte au droit à la vie, mais aussi de poursuivre quiconque est présumé responsable de ces violations, de procéder au jugement et de prononcer une peine. La famille de Yahia Kroumi a alerté à plusieurs reprises les autorités compétentes de la disparition de l’intéressé, mais l’État partie n’a procédé à aucune enquête approfondie et rigoureuse sur ce fait alors qu’il s’agissait d’une allégation grave de disparition forcée. En outre, l’État partie n’a pas apporté d’élément permettant de conclure qu’un recours efficace et disponible est ouvert, l’ordonnance no 06-01 continuant d’être appliquée bien que le Comité ait recommandé qu’elle soit mise en conformité avec le Pacte. Le Comité estime que la constitution de partie civile pour des infractions aussi graves que celles alléguées en l’espèce ne saurait remplacer des poursuites qui devraient être engagées par le Procureur de la République lui-même. Le Comité conclut par conséquent que le paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne fait pas obstacle à la recevabilité de la communication.
7.5Le Comité considère qu’aux fins de la recevabilité d’une communication, l’auteur n’est tenu d’épuiser que les recours qui permettent de remédier à la violation alléguée, soit en l’espèce, les recours permettant de remédier à la disparition forcée.
7.6Le Comité considère que l’auteur a suffisamment étayé ses allégations dans la mesure où celles-ci soulèvent des questions au regard des articles 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1), 16, 17, lus seuls et conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte. Le Comité constate cependant que l’auteur n’a pas présenté de demande de compensation auprès des autorités de l’État partie pour la détention arbitraire ou illégale de son fils et que la violation alléguée de l’article 9 (par. 5) n’est pas recevable. Le Comité procède donc à l’examen de la communication sur le fond concernant les violations alléguées des articles 2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9; 10 (par. 1); 16 et 17.
Examen au fond
8.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations soumises par les parties.
8.2L’État partie a soumis des observations collectives et générales sur les allégations graves de l’auteur et s’est contenté de maintenir que les communications mettant en cause la responsabilité d’agents de l’État ou de personnes agissant sous l’autorité des pouvoirs publics dans la survenance de cas de disparition forcée de 1993 à 1998 doivent être examinées dans le contexte plus général de la situation sociopolitique et des conditions de sécurité dans le pays, à une période où le Gouvernement s’employait à lutter contre le terrorisme. Le Comité renvoie à sa jurisprudence et rappelle que l’État partie ne saurait opposer les dispositions de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale à des personnes qui invoquent les dispositions du Pacte ou qui ont soumis ou pourraient soumettre des communications au Comité. Le Pacte exige de l’État partie qu’il se soucie du sort de chaque personne et qu’il traite chaque personne avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine. En l’absence des modifications recommandées par le Comité, l’ordonnance no 06-01 contribue dans le cas présent à l’impunité et ne peut donc, en l’état, être jugée compatible avec les dispositions du Pacte.
8.3Le Comité note que l’État partie n’a pas répondu aux allégations de l’auteur sur le fond et rappelle sa jurisprudence selon laquelle la règle relative à la charge de la preuve ne doit pas incomber uniquement à l’auteur d’une communication, d’autant plus que celui-ci et l’État partie n’ont pas toujours un accès égal aux éléments de preuve et que souvent seul l’État partie dispose des renseignements nécessaires. Par conséquent, et conformément à l’article 4, paragraphe 2, du Protocole facultatif, l’État partie est tenu d’enquêter de bonne foi sur toutes les allégations de violations du Pacte portées contre lui et ses représentants et de transmettre au Comité les renseignements qu’il détient. En l’absence d’explications de la part de l’État partie à ce sujet, il convient d’accorder tout le crédit voulu aux allégations de l’auteur dès lors qu’elles sont suffisamment étayées.
8.4Le Comité note que l’auteur affirme que son fils, Yahia Kroumi, a été arrêté en sa présence, le matin du 12 août 1994 à son domicile par les forces de sécurité et a depuis disparu. Il note en outre que, selon l’auteur, de nombreuses personnes arrêtées en même temps que son fils sont décédées lors de la première nuit de détention, en raison des conditions effroyables dans lesquelles elles étaient maintenues. L’auteur n’exclut pas la possibilité que son fils soit lui aussi décédé cette nuit-là. Le Comité constate que l’État partie n’a fourni aucun élément permettant de réfuter cette allégation. Il rappelle que, dans le cas de disparition forcée, le fait de priver une personne de liberté puis de refuser de reconnaître cette privation de liberté ou de dissimuler le sort réservé à la personne disparue revient à soustraire cette personne à la protection de la loi et fait peser sur sa vie un risque constant et grave, dont l’État est responsable. En l’espèce, le Comité constate que l’État partie n’a fourni aucun élément susceptible de montrer qu’il s’est acquitté de son obligation de protéger la vie de Yahia Kroumi. En conséquence, il conclut que l’État partie a failli à son obligation de protéger la vie de Yahia Kroumi, en violation de l’article 6, paragraphe 1, du Pacte.
8.5Le Comité reconnaît le degré de souffrance qu’implique une détention sans contact avec le monde extérieur pendant une durée indéfinie. Il rappelle son observation générale no 20 (1992) sur l’interdiction de la torture et des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, dans laquelle il recommande aux États parties de prendre des dispositions pour interdire la détention au secret. Il note en l’espèce que Yahia Kroumi a été arrêté par les militaires le 12 août 1994 et qu’aucune information n’est disponible à ce jour su ce qu’il est devenu. De plus, le Comité prend note des allégations de l’auteur quant aux effroyables conditions de détention du disparu et des autres personnes arrêtées avec lui, lesquelles ont entraîné le décès de nombreuses personnes lors de la première nuit de détention. En l’absence d’explication satisfaisante de la part de l’État partie, le Comité considère que la disparition de Yahia Kroumi et les conditions de la détention du disparu lors de la première nuit, constituent une violation de l’article 7 du Pacte à l’égard du fils de l’auteur.
8.6Le Comité prend également acte de l’angoisse et de la détresse que la disparition de son fils cause à l’auteur, y compris l’incertitude sur ce qu’il lui est advenu. Il considère que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 7 lu seul et conjointement avec l’article 2, paragraphe 3, du Pacte à l’égard de l’auteur.
8.7En ce qui concerne les griefs de violation de l’article 9, le Comité prend note des allégations de l’auteur qui affirme que Yahia Kroumi a été arrêté sans mandat le 12 août 1994 par des militaires, qu’il n’a pas été inculpé ni présenté devant une autorité judiciaire auprès de laquelle il aurait pu contester la légalité de sa détention, et qu’aucune information officielle n’a été donnée à ses proches sur son sort, bien que les autorités aient attesté que sa disparition avait eu lieu «dans le contexte de la tragédie nationale». En l’absence d’explication satisfaisante de la part de l’État partie sur ces points, le Comité conclut à une violation de l’article 9 à l’égard de Yahia Kroumi.
8.8S’agissant du grief tiré de l’article 10, paragraphe 1, le Comité réaffirme que les personnes privées de liberté ne doivent pas subir de privations ou de contraintes autres que celles qui sont inhérentes à la privation de liberté, et qu’elles doivent être traitées avec humanité et dans le respect de leur dignité. Prenant en compte les allégations selon lesquelles Yahia Kroumi a été détenu au secret dans des conditions de détention ayant causé le décès de nombreuses personnes en une seule nuit, et en l’absence d’informations de la part de l’État partie à ce sujet, le Comité conclut à une violation de l’article 10, paragraphe 1, du Pacte.
8.9S’agissant du grief de violation de l’article 16, le Comité rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle le fait de soustraire intentionnellement une personne à la protection de la loi pour une période prolongée peut constituer un refus de reconnaissance d’une personne devant la loi, si la victime était entre les mains des autorités de l’État lors de sa dernière apparition, et si les efforts de ses proches pour avoir accès à des recours potentiellement utiles, y compris devant les cours de justice (article 2, paragraphe 3, du Pacte), sont systématiquement empêchés. Dans le cas présent, le Comité note que l’État partie n’a fourni aucune explication sur ce qu’est devenu Yahia Kroumi, malgré les multiples demandes que l’auteur lui a faites en ce sens. Le Comité en conclut que la disparition forcée de Yahia Kroumi depuis près de vingt ans a soustrait celui-ci à la protection de la loi et l’a privé de son droit à la reconnaissance de sa personnalité juridique, en violation de l’article 16 du Pacte.
8.10En ce qui concerne le grief de violation de l’article 17, le Comité note que l’État partie n’a fourni aucun élément justifiant ou expliquant que des militaires soient entrés au petit matin sans mandat au domicile de Yahia Kroumi. Le Comité conclut que l’entrée d’agents de l’État partie au domicile de Yahia Kroumi dans ces conditions constitue une immixtion illégale dans son domicile, en violation de l’article 17 du Pacte.
8.11L’auteur invoque l’article 2, paragraphe 3, du Pacte, qui impose aux États parties l’obligation de garantir un recours utile à toute personne dont les droits reconnus dans le Pacte auraient été violés. Le Comité attache de l’importance à la mise en place par les États parties de mécanismes juridictionnels et administratifs appropriés pour examiner les plaintes faisant état de violations des droits. Il rappelle son observation générale no 31 (2004) sur la nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte dans laquelle il indique notamment que le fait pour un État partie de ne pas mener d’enquête sur des violations présumées pourrait en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte. En l’espèce, la famille de Yahia Kroumi a alerté les autorités compétentes de la disparition de ce dernier, notamment le Procureur du tribunal de Constantine, mais toutes les démarches entreprises se sont révélées vaines et l’État partie n’a procédé à aucune enquête approfondie et rigoureuse sur la disparition du fils de l’auteur. En outre, l’impossibilité légale de recourir à une instance judiciaire après la promulgation de l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale continue de priver Yahia Kroumi, l’auteur et sa famille de tout accès à un recours utile, puisque cette ordonnance interdit, sous peine d’emprisonnement, le recours à la justice pour faire la lumière sur les crimes les plus graves comme la disparition forcée. L’absence d’enquête sur la disparition du fils de l’auteur n’est pas compensée par les versements effectués à ses parents (voir par. 2.5). Le Comité en conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 2 (par. 3) du Pacte lu conjointement avec les articles 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1), 16 et 17 à l’égard de Yahia Kroumi, ainsi que de l’article 2 (par. 3) du Pacte lu conjointement avec l’article 7 du Pacte à l’égard de l’auteur et de sa famille.
9.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, constate que les faits dont il est saisi font apparaître des violations par l’État partie de l’article 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1), 16 et 17 du Pacte, ainsi que de l’article 2 (par. 3) lu conjointement avec les articles 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1), 16 et 17 à l’égard de Yahia Kroumi. Il constate en outre une violation par l’État partie de l’article 7 lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3) à l’égard de l’auteur et de sa famille.
10.Conformément à l’article 2, paragraphe 3, du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur et à sa famille un recours utile, consistant notamment à: a) mener une enquête approfondie et rigoureuse sur la disparition de Yahia Kroumi et fournir à l’auteur et à sa famille des informations détaillées quant aux résultats de cette enquête; b) libérer immédiatement Yahia Kroumi s’il est toujours détenu au secret; c) dans l’éventualité où Yahia Kroumi serait décédé, restituer sa dépouille à sa famille; d) poursuivre, juger et punir les responsables des violations commises; e) indemniser de manière appropriée l’auteur et sa famille pour les préjudices moraux subis, ainsi que Yahia Kroumi s’il est en vie, tout en tenant compte des versements déjà effectués et f) fournir des mesures de satisfaction appropriées à l’auteur et à sa famille. Nonobstant l’ordonnance no 06-01, l’État partie devrait également veiller à ne pas entraver le droit à un recours utile pour les victimes de crimes tels que la torture, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées. L’État partie est en outre tenu de prendre des mesures pour empêcher que des violations analogues ne se reproduisent à l’avenir.
11.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations et à les diffuser largement dans les langues officielles.