Annexe
Constatations du Comité des droits de l’homme au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (114e session)
concernant la
Communication no 2134/2012 *
Présentée par: |
Rosa María Serna, Hubert Eduardo Molina Serna, Rubén Darío Molina Serna, Yovanni Molina Serna, Leidy Molina Serna, Luz Elena Usuga Usuga, Astrid Elena Anzola Usuga, Leidy Yakeline Anzola Usuga, Isabel Johana Anzola Usuga (représentés par la Commission colombienne de juristes) |
Au nom de: |
Rosa María Serna, Hubert Eduardo Molina Serna, Rubén Darío Molina Serna, Yovanni Molina Serna, Leidy Molina Serna, Luz Elena Usuga Usuga, Astrid Elena Anzola Usuga, Leidy Yakeline Anzola Usuga, Isabel Johana Anzola Usuga, Julio Eduardo Molina Arias, Guillermo Anzola Grajales et Karol Juliana Anzola Usuga |
État partie: |
Colombie |
Date de la communication: |
1er septembre 2011 |
Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 9 juillet 2015,
Ayant achevé l’examen de la communication no 2134/2012 présentée en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par les auteurs de la communication et l’État partie,
Adopte ce qui suit :
Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif
1.Les auteurs de la communication sont Rosa María Serna, Hubert Eduardo Molina Serna, Rubén Darío Molina Serna, Yovanni Molina Serna, Leidy Molina Serna, Luz Elena Usuga Usuga, Astrid Elena Anzola Usuga, Leidy Yakeline Anzola Usuga et Isabel Johana Anzola Usuga, tous de nationalité colombienne. Ils présentent la communication en leur nom propre et au nom de leurs parents disparus, Julio Eduardo Molina Arias et Guillermo Anzola Grajales, ainsi qu’au nom de la fille décédée de Luz Elena Usuga Usuga et de Guillermo Anzola Grajales, Karol Juliana Anzola Usuga. Ils se déclarent victimes de violations à l’égard de leurs parents disparus des droits consacrés par les articles 2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9, 10, 16, 17 et 23 (par. 1) du Pacte. En ce qui les concerne eux-mêmes ainsi que Karol Juliana Anzola Usuga, ils invoquent une violation des articles 2 (par. 3), 7, 17 et 23 du Pacte. Les auteurs sont représentés par des avocats de la Commission colombienne de juristes, Federico Andreu Guzmán et Camilo Eduardo Umaña Hernández.
Rappel des faits présentés par les auteurs
2.1Les auteurs et leurs parents disparus vivaient à Medellín (département d’Antoquia). Le 7 mars 1995, Guillermo Anzola Grajales a demandé à Julio Eduardo Molina Arias de l’accompagner en voiture à Puerto Triunfo, localité du département d’Antioquia, dans la région du Magdalena Medio; M. Anzoladevait aller voir un notaire suite à la mort de son père. Le 8 mars, ils sont arrivés à Puerto Triunfo, où M. Anzola a accompli les formalités nécessaires, et ont informé leurs proches qu’ils logeraient dans la maison du père défunt de M. Anzola et qu’ils rentreraient le lendemain. Le 9 mars, M. Molina a téléphoné à sa femme pour lui dire qu’il arriverait dans l’après-midi. Comme M. Anzola et M. Molina n’ont plus donné de nouvelles, leurs familles ont appelé au numéro de la maison du père défunt de M. Anzola; l’employée de maison a répondu que les deux hommes étaient partis à 7 heures du matin. Les proches ont vérifié si des accidents de la route avaient été signalés et se sont renseignés auprès des hôpitaux et de la morgue, mais n’ont rien appris quant au lieu où pouvaient se trouver M. Anzola et M. Molina.
2.2Le 10 mars 1995, les épouses respectives de M. Anzola et de M. Molina, Luz Elena Usuga Usuga et Rosa María Serna, se sont rendues à Puerto Triunfo. Le 11 mars, Mme Usuga a signalé l’absence des deux hommes aux postes de police de Doradal, de Puerto Perales et de Puerto Boyacá, localités de la région du Magdalena Medio. Le 18 mars, elle a déposé une plainte pénale au parquet de Puerto Triunfo, où une enquête préliminaire a été ouverte sous le no 560. Néanmoins, le 25 octobre 1996, le parquet a rendu une ordonnance de non-information au motif qu’il n’y avait pas « d’éléments suffisants pour ouvrir une enquête pénale puisque les responsables de la disparition présumée n’avaient pas été identifiés ni retrouvés ».
2.3Les auteurs indiquent que malgré les multiples plaintes qu’ils ont présentées, la seule information qu’ils ont obtenue sur le sort de leurs parents disparus provenait d’un ami de l’oncle de M. Anzola, qui a affirmé que le 16 juin 1995 il avait vu les deux hommes, M. Anzola et M. Molina, à Bucaramanga dans le département de Santander, sortir d’une banque accompagnés d’hommes armés qui les avaient fait monter dans une voiture.
2.4Les auteurs affirment que quand Mme Usuga et Mme Serna faisaient des recherches dans la région du Magdalena Medio, un policier qui ne voulait pas révéler son identité leur a dit que « dans cette région des groupes paramilitaires barraient les routes, vérifiaient l’identité des personnes qu’ils arrêtaient, et faisaient disparaître celles qui n’étaient pas de la région ». Ce policier leur a dit que la police ne pouvait rien faire parce qu’« elle n’avait pas le contrôle dans cette zone » et a ajouté à titre d’avertissement qu’il valait mieux qu’elles abandonnent leurs recherches parce qu’« ils [les paramilitaires] arrêtaient toute personne étrangère à la région et la faisaient ensuite disparaître ». Mme Usuga et Mme Serna ont donc décidé de quitter Puerto Triunfo, craignant qu’on ne les fasse disparaître. Sur la route du retour elles ont été suivies par une camionnette dans laquelle se trouvaient six hommes. Profitant d’un embouteillage sur l’autoroute trois hommes sont descendus de la camionnette et ont ordonné au chauffeur de la voiture dans laquelle les deux femmes se trouvaient de prendre une sortie pour quitter l’autoroute. Le chauffeur n’a pas obtempéré et a poursuivi sa route en restant au milieu d’une file de voitures qui allaient dans la même direction afin de se protéger.
2.5Le 17 mars 1995, la voiture dans laquelle M. Anzola et M. Molina avaient voyagé a été retrouvée abandonnée à San Francisco (département d’Antioquia). D’après le rapport du parquet de Puerto Triunfo daté du 17 août 2005, il n’y avait aucune trace des occupants dans la voiture, hormis la carte d’identité de M. Anzola. Pourtant, l’épouse de M. Anzola n’a reçu que la carte d’identité du père décédé de celui-ci. La police a fait savoir à Mme Usuga que la voiture, qui avait été placée sous séquestre, avait été retrouvée intacte. Or quand elle l’a récupérée, celle-ci avait été dévalisée.
2.6Les faits ont été portés à la connaissance de l’Association des familles de détenus-disparus (ASFADDES) et de la Commission colombienne de juristes (CCJ). L’ASFADDES a déposé au nom des auteurs des plaintes auprès des autorités suivantes : police de Doradal (le 11 mars 1995), Parquet général de la Nation (le 18 mars 1995), bureau du Procureur général (Procuraduría General), bureau du Défenseur du peuple, bureau du Défenseur municipal de Medellín, Direction régionale des parquets d’Antioquia et Direction régionale des enquêtes judiciaires de la Police nationale (le 5 avril 1995), bureau du Procureur de la province (les 10 et 14 juillet 1995) et présidence de la République (le 15 avril 1996).
2.7De plus, le 15 mars et le 5 juillet 2005, l’ASFADDES a lancé deux appels urgents, qui ont été transmis au Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires des Nations Unies et à des organisations non gouvernementales (ONG) internationales.
2.8Par l’intermédiaire de l’ASFADDES les auteurs ont exercé leur droit de pétition pour s’enquérir de l’état d’avancement des enquêtes, en adressant des requêtes aux forces armées – armée nationale – (les 25 juin et 23 juillet 1995), au bureau du Procureur de la province (le 11 juillet 1995), au parquet de Puerto Triunfo (les 30 octobre 1995, 24 août 1998, 4 septembre 2001, 25 avril 2005, 17 août 2005, 25 juillet 2006 et 11 avril 2007), au Défenseur municipal de Puerto Triunfo (le 2 février 1996), au corps technique d’enquête d’Antioquia (le 5 juillet 1996), au parquet spécialisé dans les disparitions forcées de Puerto Berrio, qui est une unité du Parquet général de la Nation (le 4 juin 1996), au parquet de Puerto Berrio (le 31 octobre 1996) et à l’Institut des sciences médico-légales (le 30 août 2000).
2.9Le 3 juin 1996, l’ASFADDES a adressé aux forces armées une requête concernant l’existence d’une carrière située non loin de la base militaire qui aurait aidé les Forces d’autodéfense paysannes du Magdalena Medio (ACMM), groupe paramilitaire dirigé par Ramón Isaza; environ 300 personnes y travaillaient contre leur gré et sans que leurs familles le sachent.
2.10Le 24 juin 1996, les forces armées – par l’intermédiaire du commandant de la brigade XIV – ont affirmé, en réponse à la requête de l’ASFADDES, qu’elles ignoraient l’existence de groupes paramilitaires, ajoutant que des investigations avaient été réalisées par les services du renseignement au sujet de la carrière et qu’elles n’avaient pas permis de découvrir le moindre indice confirmant son existence.
2.11Le 18 septembre 2001, Mme Molina a rempli la fiche de renseignements utilisée par le Parquet général de la Nation pour la recherche des personnes disparues.
2.12Conformément à la loi no 975 de 2005 (appelée « loi Justice et Paix »), plusieurs membres des ACMM ont été démobilisés et se sont prévalus de la procédure spéciale établie par cette loi. Dans les dépositions volontaires qu’ils ont faites devant la juridiction spécialisée pour la justice et la paix, aucun d’eux n’a reconnu la disparition de M. Anzola et M. Molina. Pendant la procédure, le commandant Isaza a prétendu qu’il avait « développé la maladie d’Alzheimer » et qu’il n’avait aucun souvenir des violations des droits de l’homme qui lui étaient imputées. Les auteurs signalent que le Comité des droits de l’homme, le Comité contre la torture et le Comité des droits de l’enfant ont tous exprimé des inquiétudes au sujet de la loi no 975, dont ils doutaient qu’elle soit compatible avec l’obligation incombant à la Colombie d’enquêter sur les violations graves et de juger et punir les responsables.
2.13De son côté la Commission colombienne de juristes a déposé, au nom des auteurs, des requêtes pour demander des renseignements sur la disparition forcée de M. Anzola et M. Molina auprès des services suivants : l’unité nationale Justice et Paix du parquet (les 23 septembre 2010 et 18 janvier 2011), la Direction de la justice pénale militaire (le 22 septembre 2010), le Procureur général de la Nation (le 24 septembre 2010), le Parquet général de la Nation (le 18 janvier 2011) et l’unité régionale pour Puerto Triunfo du Parquet général de la Nation (le 12 janvier 2011).
2.14Le 17 novembre 2010, la brigade XIV a répondu que des renseignements avaient été demandés au commandement du bataillon d’infanterie no 3, qui opérait dans la zone où M. Anzola et M. Molina avaient disparu, mais qu’aucune information n’avait été obtenue sur les faits et qu’aucune enquête disciplinaire n’avait été conduite.
2.15Le 11 octobre 2010, le Ministère de la défense nationale a répondu que, puisque les faits constitutifs de l’infraction n’étaient pas liés à des actes commis pendant le service, ils ne relevaient pas de la compétence de la juridiction pénale militaire.
2.16Le 30 septembre 2010, le bureau du Procureur général de la Nation a signalé qu’aucune enquête disciplinaire n’avait été ouverte sur la disparition forcée de M. Anzola et M. Molina.
2.17Les auteurs affirment que malgré les nombreuses plaintes qu’ils ont déposées auprès de la police et du parquet et en dépit de toutes les démarches qu’ils ont faites auprès des autorités judiciaires, pénales et disciplinaires aux niveaux local, départemental et national, l’affaire n’a pas fait l’objet d’une enquête diligente.
Contexte : Les disparitions forcées imputées à des groupes paramilitaires dans la région du Magdalena Medio
2.18Les auteurs soulignent que la région du Magdalena Medio se caractérise par une forte présence militaire. Lorsque la guérilla menée par l’Armée de libération nationale a commencé dans cette région et que plusieurs fractions des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) sont arrivées, les forces armées ont fait de cette région une zone prioritaire de leur processus de militarisation qui a culminé dans les années 1980. Les forces armées ont commis des actes criminels contre la population avec l’appui de groupes paramilitaires qui revendiquaient leurs actions sous différents noms (MAS, Macetos, Los Tiznados, par exemple). D’après les recherches menées par le bureau du Procureur général de la Nation et par des juges d’instruction pénale, ces groupes avaient été créés ou soutenus par l’armée colombienne et leur légitimité avait été publiquement reconnue par les plus hautes autorités de l’armée; ils s’étaient développés et constitués en structures légales, comme l’Association paysanne des éleveurs et des agriculteurs du Magdalena Medio (Asociación Campesina de Ganaderos y Agricultores del Magdalena Medio – ACDEGAM) et même en un parti politique, le Mouvement du renouveau national (Movimiento de Renovación Nacional) qui a par la suite été déclaré illégal. À partir du milieu des années 1980, les paramilitaires ont étendu leur présence dans la région et multiplié les actes criminels contre la population civile, jusqu’à faire de la région du Magdalena Medio le foyer de l’activité paramilitaire en Colombie. La Cour interaméricaine des droits de l’homme a reconnu que dans les années 1980, « il était notoire que de nombreux “groupes d’autodéfense” avaient changé d’objectif et qu’ils étaient devenus des associations de délinquants, couramment appelés “groupes paramilitaires”. Au début, ils opéraient surtout dans la région du Magdalena Medio, puis ils se sont progressivement développés dans d’autres régions du pays ».
2.19Les auteurs indiquent que des tentatives ont été faites dans les années 1990 pour promouvoir légalement la création de groupes armés privés, par la promulgation de dispositions telles que le décret no 356 de 1994, qui autorisait des agents privés à porter des armes à feu dont l’usage était restreint. De plus, en 1995, l’Inspection de la surveillance et de la sécurité privée a rendu une décision mettant en place des services spéciaux de surveillance et de sécurité privées appelés Convivir « (Vivre ensemble) », groupes à travers lesquels les activités paramilitaires allaient se développer et s’étendre dans le cadre d’une politique claire de l’État.
2.20Le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires a établi que les groupes paramilitaires, agissant avec la complicité des forces de sécurité ou bénéficiant de leur inertie, étaient à l’origine de la plupart des disparitions forcées qui se sont produites en Colombie depuis 1988 (voir le document E/CN.4/1989/18/Add.1, par. 126).
2.21D’après les données du bureau du Procureur régional d’Antioquia, 348 plaintes pour disparition ont été enregistrées dans la région entre juin 1995 et juin 1996. L’Institut populaire de formation d’Antioquia en a conclu que « la disparition forcée à Antioquia est une mesure de répression couramment utilisée par certains groupes ou membres appartenant aux forces publiques et paraétatiques afin de faire régner la peur dans les zones particulièrement touchées par le conflit armé et d’obtenir que la communauté prenne position en faveur de tel ou tel groupe, de sorte que la population civile se retrouve de force mêlée activement au conflit ».
2.22Les auteurs indiquent que dans la région du Magdalena Medio de nombreuses sources signalaient la présence des ACMM, qui opéraient précisément sur la route reliant Medellín à Bogota que les deux hommes disparus avaient empruntée, avec l’accord tacite de l’armée colombienne (42e bataillon d’infanterie de la brigade XIV). D’après le témoignage de paysans, les bataillons de l’armée présents dans la zone ont soutenu les ACMM en leur procurant des armes, en les entraînant et en les couvrant.
Teneur de la plainte
3.1Les auteurs invoquent une violation du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte au motif que, bien que des plaintes aient été déposées à la police et au parquet, l’affaire n’a pas été prise en considération par les organes d’enquête compétents. Depuis lors et malgré les multiples démarches qui ont été entreprises, aucune enquête sérieuse et diligente n’a été menée par une autorité judiciaire. De même, ni l’armée, ni le bureau du Procureur général de la Nation n’a ouvert d’enquête disciplinaire. L’enquête pénale ordinaire a été classée sans suite. Ni la juridiction pénale militaire ni l’Unité nationale Justice et Paix du parquet n’a de dossier d’enquête sur l’affaire. Les auteurs indiquent que, alors que toutes les circonstances de la disparition de M. Anzola et de M. Molina – époque, mode d’action et lieu – sont caractéristiques du modus operandi des groupes paramilitaires, le parquet n’a pas fait porter ses recherches sur le groupe paramilitaire qui opérait dans cette région à cette époque. Les informations données par les familles et les ONG ainsi que la découverte de la voiture à bord de laquelle les victimes avaient voyagé n’ont pas été examinées de manière approfondie. Les auteurs ajoutent que, hormis les parents des disparus et le notaire de Puerto Triunfo, personne d’autre n’a été interrogé, et que le parquet a considéré que cela suffisait pour classer l’affaire.
Griefs de violations concernant M. Anzola et M. Molina
3.2Les auteurs affirment que la disparition forcée de M. Anzola et M. Molina a constitué une violation du droit de ceux-ci de ne pas être privés arbitrairement de la vie, consacré au paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte.
3.3Les auteurs invoquent en outre une violation de l’article 7 du Pacte. Ils citent la jurisprudence du Comité qui a établi que les disparitions forcées étaient indissociablement liées à des traitements contraires à l’article 7 car la disparition constitue une torture pour le disparu en raison du degré de souffrance qu’entraîne le fait d’être détenu indéfiniment sans contact avec le monde extérieur.
3.4Les auteurs invoquent une violation des articles 9 et 10 du Pacte. Ils soulignent que la jurisprudence constante du Comité établit que la disparition forcée constitue une violation de multiples droits, dont le droit à la liberté et à la sécurité de la personne (art. 9) et le droit de toute personne privée de liberté d’être traitée avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine (art. 10).
3.5Les auteurs affirment que la disparition forcée constitue une violation du droit de chacun à la reconnaissance de sa personnalité juridique, consacré par l’article 16 du Pacte. Ils soulignent que l’un des éléments qui caractérisent la disparition forcée est la soustraction de l’individu à la protection de la loi, selon la définition donnée dans la Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées ainsi que dans la Convention interaméricaine sur la disparition forcée de personnes et la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées.
3.6Les auteurs affirment qu’il y a également eu violation de l’article 17 et du paragraphe 1 de l’article 23 du Pacte.
Griefs de violations concernant les auteurs
3.7Les auteurs affirment être victimes d’une violation de l’article 7 du Pacte. Ils soulignent que la disparition de leurs proches et l’absence totale d’enquête judiciaire les ont plongés dans une détresse profonde qui a bouleversé leur vie et que les conséquences psychologiques et psychosociales des disparitions se font encore sentir. L’État ne leur a fourni aucune aide pour surmonter ces graves difficultés psychosociales, les obligeant à recourir à des services privés. Mme Usuga a sombré dans une dépression profonde et s’est réfugiée dans l’alcool; elle présente les symptômes cliniques de la dépression, a des idées suicidaires, et suit un traitement médicamenteux psychiatrique. Sa santé physique a également été atteinte : elle souffre d’affections du côlon et des voies respiratoires et de problèmes de tension artérielle. Ses filles ont sombré dans une profonde tristesse et dans la dépression. Karol Juliana Anzola Usuga, qui était âgée de 9 ans à l’époque des faits, a été particulièrement affligée et s’est réfugiée dans un processus d’idéation où la mort était un moyen de retrouver son père. Le 3 avril 1998, comme elle sortait de chez une amie à Medellín, un homme armé l’a abattue de quatre coups de feu. Isabel Johana Anzola Usuga est actuellement suivie par un psychiatre et sous traitement médicamenteux psychiatrique en raison du traumatisme causé par la disparition forcée de son père et la mort violente de sa sœur. Tout ce qui précède illustre les difficultés psychosociales que connaît la famille.
3.8Les auteurs font remarquer que les conséquences de la disparition forcée pour les familles des disparus ont été largement reconnues au niveau international, notamment dans la Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. La jurisprudence internationale est unanime quant au fait que l’angoisse et les troubles post-traumatiques causés aux familles par la disparition d’un être cher et par l’incertitude persistante dans laquelle elles se trouvent quant au sort de leur parent disparu constituent une forme de traitement cruel et inhumain. C’est la position qu’ont affirmée le Comité des droits de l’homme, la Cour européenne des droits de l’homme, la Commission interaméricaine des droits de l’homme et la Cour interaméricaine des droits de l’homme.
3.9Les auteurs affirment en outre qu’il y a eu violation de l’article 17 et du paragraphe 1 de l’article 23 du Pacte.
Observations de l’État partie concernant la recevabilité
4.1Dans une note en date du 14 mai 2012, l’État partie a fait part de ses observations sur la recevabilité de la communication et a demandé que la question de la recevabilité soit examinée séparément du fond.
4.2L’État partie fait valoir qu’il n’appartient pas au Comité de se substituer aux autorités judiciaires internes en ce qui concerne l’appréciation des faits, des preuves et de la façon dont l’enquête a été menée dans une affaire; il lui incombe en revanche de veiller à ce que les États garantissent la conformité des procédures juridictionnelles avec les règles d’une procédure régulière. D’après l’État partie, les auteurs de la communication prétendent obtenir du Comité qu’il agisse comme un organe de révision, compétent pour apprécier les faits et les preuves examinés par les juridictions nationales.
4.3L’État partie ajoute que le récit des événements ne permet pas de conclure de façon suffisamment certaine que la disparition forcée de M. Anzola et M. Molina est un acte criminel perpétré par les groupes armés illégaux qui à l’époque des faits auraient pu être actifs d’une manière ou d’une autre dans la région ou que cette disparition a un lien direct avec le modus operandi de ces groupes ou avec l’existence d’une carrière qui aurait été exploitée sous le contrôle des « paramilitaires ». Ce sont des appréciations qui relèvent de l’enquête et qui n’entrent donc pas dans le champ de compétence du Comité. Le Comité ne serait compétent pour connaître de l’affaire que s’il était démontré que l’ordonnance de non-information rendue à l’issue de l’enquête était arbitraire et contraire à la loi et aux règles d’une procédure régulière, ou bien qu’il y avait eu un déni de justice.
4.4L’État partie affirme en outre que la communication constitue un abus du droit de soumettre des communications au motif que les auteurs ont délibérément soumis au Comité des renseignements confus. D’après lui, le lien entre la mort de Karol Juliana Anzola Usuga, tuée par une bande criminelle à Medellín, et la disparition présumée de son père, n’a pas été clairement mis en évidence, et il semble que les auteurs cherchent à induire le Comité en erreur en présentant ces faits comme étant liés l’un à l’autre. Il en va de même de la référence aux déclarations de policiers qui auraient affirmé que des groupes armés illégaux contrôlaient cette zone. Ces affirmations ne sont pas solidement étayées et visent à entraîner le Comité sur le terrain de l’enquête.
4.5Enfin, l’État partie objecte que présenter une plainte seize ans après les faits constitue en outre un abus du droit de présenter des communications, étant donné que les auteurs n’ont donné aucune explication raisonnable quant aux motifs qui les ont empêchés de le faire plus tôt.
Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie
5.1Dans une note en date du 26 juin 2012, les auteurs ont affirmé que compte tenu de la gravité des violations du Pacte objet de la communication et du laps de temps écoulé, le Comité devrait examiner la recevabilité en même temps que le fond.
5.2Les auteurs notent que la procédure établie par le Protocole facultatif donne amplement aux parties la possibilité de présenter leurs arguments en fait et en droit, tant au stade de l’examen de la recevabilité qu’à celui de l’examen quant au fond. Ils ajoutent que la possibilité d’examiner la recevabilité en même temps que le fond est une règle de procédure couramment acceptée par les organes internationaux de protection des droits de l’homme et que la recevabilité n’est examinée séparément du fond qu’à titre exceptionnel, comme le prévoit le règlement intérieur du Comité.
5.3Les auteurs soulignent que des groupes paramilitaires qui pratiquaient de façon systématique la disparition forcée étaient très actifs à l’époque et dans la région où M. Anzola et M. Molina ont disparu. Plus précisément, le groupe paramilitaire des ACMM, commandé par Ramón Isaza, opérait dans la zone de la route reliant Medellín à Bogota, avec l’accord tacite du bataillon Bombona et de la brigade XIV, basée à Puerto Berrio.
5.4Les auteurs insistent sur le fait que c’est par crainte d’être elles-mêmes victimes de disparition forcée que les épouses des deux disparus ont renoncé à poursuivre leurs recherches dans cette zone, même si elles avaient recueilli des renseignements qui impliquaient des groupes paramilitaires dans la disparition, renseignements qu’elles avaient portés à la connaissance du parquet. Malgré cela, la disparition de M. Anzola et M. Molina n’a pas fait l’objet d’une enquête sérieuse et approfondie de la part du parquet, comme cela a déjà été signalé dans la lettre initiale.
5.5Les auteurs citent la jurisprudence du Comité selon laquelle l’État partie a le devoir d’« enquêter de manière approfondie sur les allégations de violation des droits de l’homme, et en particulier sur les disparitions forcées de personnes et les violations du droit à la vie », et d’« engager des poursuites pénales contre les responsables de ces violations et de les juger et les punir ». De plus, le Comité a établi que « le fait pour un État partie de ne pas mener d’enquête sur des violations présumées pourrait en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte ». De même, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a déclaré que l’interdiction de la disparition forcée de personnes et l’obligation qui en découle d’enquêter sur les disparitions forcées et de punir les responsables de tels actes sont des normes qui font désormais partie du jus cogens .
5.6Les auteurs affirment que s’ils ont mentionné l’ordonnance de non-information rendue le 26 octobre 1996 par le parquet de Puerto Triunfo, ce n’était pas dans l’idée que le Comité, telle une juridiction de quatrième degré, révise et casse cette décision, mais parce qu’il s’agit d’un élément permettant de déterminer si l’État partie s’est acquitté de son obligation d’enquêter sérieusement et de façon approfondie sur la disparition forcée de M. Anzola et M. Molina.
5.7En ce qui concerne les allégations de l’État partie selon lesquelles la plainte constitue un abus de procédure car les informations qui y sont données ne sont pas claires, les auteurs répondent que la mort violente de la mineure Karol Juliana Anzola Usuga est relatée pour montrer la gravité de la détresse psychosociale de la famille de M. Anzola du fait de la disparition forcée de celui-ci, et qu’ils n’ont en aucun cas voulu laisser entendre qu’il y a un lien, en termes de responsabilité internationale de l’État partie, entre la disparition forcée de M. Anzola et la mort violente de sa fille.
5.8Pour ce qui est des renseignements donnés à Mme Usuga et Mme Serna par un policier qui n’a pas voulu révéler son nom, les auteurs font remarquer que cette information illustre les difficultés considérables qu’ont rencontrées les deux femmes dans leurs recherches.
5.9En ce qui concerne le fait qu’ils aient attendu seize ans pour saisir le Comité, les auteurs font valoir que ni le Protocole facultatif ni le règlement intérieur du Comité ne fixent de délai pour soumettre une communication. De plus, la violation des droits des auteurs et de MM. Anzola et Molina n’a pas cessé puisque ceux-ci sont toujours disparus et que leurs familles n’ont jamais reçu d’information officielle sur leur sort ou le lieu où ils pourraient se trouver et n’ont pas eu accès à la justice, ni à la vérité ou à une réparation.
Observations complémentaires de l’État partie
6.1Dans une lettre en date du 22 novembre 2013, l’État partie a réitéré sa demande tendant à ce que le Comité examine la question de la recevabilité de la communication séparément du fond.
6.2L’État partie renouvelle ses arguments selon lesquels la communication est irrecevable parce que le Comité n’a pas compétence pour apprécier les faits, et indique que le parquet de Puerto Triunfo a examiné les faits et a décidé de classer l’affaire parce que les responsables n’avaient pas pu être identifiés ou retrouvés, conformément aux règles en matière de procédure pénale.
6.3L’État partie souligne que, s’il est vrai qu’il n’existe pas de délai précis pour soumettre une communication, le Comité a dans le passé déclaré irrecevables, car constitutives d’un abus du droit de plainte, des communications qui avaient été présentées après une très longue période ou contenaient des informations délibérément imprécises. L’État partie maintient que dans la présente affaire, une très longue période – seize ans – s’est écoulée entre la décision du parquet de Puerto Triunfo de classer l’affaire par une ordonnance de non-information et la présentation de la communication au Comité, sans que les auteurs aient donné d’explication raisonnable à ce sujet.
Nouveaux commentaires des auteurs
7.1En date du 1er avril 2014, les auteurs ont fait observer que l’État partie n’avait pas communiqué d’observations sur le fond, comme le Comité le lui avait demandé, et s’était limité à renouveler ses observations sur la recevabilité.
7.2Les auteurs renouvellent leurs arguments en réponse aux objections soulevées par l’État partie concernant la recevabilité, et renvoient à la jurisprudence du Comité selon laquelle « il appartient généralement aux juridictions nationales […] d’apprécier les faits et les éléments de preuve soumis dans chaque affaire, à moins que l’on puisse déterminer que la procédure qui s’est déroulée devant les tribunaux nationaux était clairement arbitraire ou constituait un déni de justice ». Ils ajoutent qu’en l’espèce, la procédure pénale ordinaire applicable à l’époque des faits (mars 1995) ne permettait pas la constitution de partie civile au stade de l’enquête préliminaire, également connue comme l’étape « préprocédure ». Le nouveau Code de procédure pénale (adopté en 2000) ne permettait pas davantage la constitution de partie civile pendant la phase préliminaire du procès pénal, restriction qui a été supprimée par la Cour constitutionnelle en avril 2002. À ce moment-là l’affaire avait déjà été classée par la justice colombienne. Ainsi les auteurs n’avaient pas pu se constituer partie civile au stade préliminaire du procès pénal, ce qui constitue un déni de justice caractérisé. Les auteurs insistent également sur le fait que l’enquête effectuée n’a pas été menée avec diligence, pour les raisons exposées précédemment.
7.3Les auteurs réitèrent leurs observations concernant le caractère continu de la disparition forcée, reconnu dans la jurisprudence nationale et internationale. Ils font observer que le droit colombien fait également obligation à l’État de prendre toutes les mesures nécessaires pour déterminer ce qu’il est advenu d’une victime de disparition, établir les raisons de la disparition et informer les familles. De son côté le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires a souligné que l’obligation d’enquêter était étroitement liée au caractère d’infraction continue de la disparition forcée, ainsi qu’au droit à la vérité pour les familles. Les auteurs concluent que l’on peut difficilement parler d’abus du droit de présenter des communications alors que les violations des droits de l’homme causées par la disparition forcée de M. Anzola et M. Molina, qui s’est produite en 1995, perdurent aujourd’hui, à la fois pour les disparus et pour leurs familles, et que l’obligation demeure pour l’État d’enquêter et de faire la lumière sur le sort des disparus et le lieu où ils se trouvent.
7.4Enfin, les auteurs citent la jurisprudence du Comité et affirment que la charge de la preuve ne peut pas incomber uniquement à l’auteur d’une communication, en particulier parce que l’auteur et l’État partie n’ont pas toujours accès dans les mêmes conditions aux preuves et que, bien souvent, seul l’État partie dispose de l’information pertinente. Dans le cas où les allégations sont corroborées par les preuves apportées par les auteurs et où l’État partie est seul à détenir les informations nécessaires pour éclairer davantage une affaire, le Comité peut estimer que les allégations sont suffisamment étayées si l’État partie ne les réfute pas en apportant des preuves et des explications satisfaisantes.
Délibérations du Comité
Examen de la recevabilité
8.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.
8.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément aux dispositions du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.
8.3Le Comité a également noté que les recours internes avaient été épuisés, comme l’exige le paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.
8.4Le Comité note que l’État partie conteste la recevabilité de la communication en faisant valoir qu’il n’est pas compétent pour apprécier des faits et des éléments de preuve qui ont déjà été examinés par les autorités judiciaires nationales. Le Comité prend également note des affirmations des auteurs qui font valoir que la disparition forcée de M. Anzola et M. Molina n’a pas fait l’objet d’une enquête diligente et approfondie de la part de ces mêmes autorités judiciaires et qu’ils n’ont pas pu se constituer partie civile, ce qui a constitué un déni de justice. Le Comité estime que cette question est intimement liée au fond des violations alléguées et décide par conséquent de l’examiner sur le fond.
8.5L’État partie estime que la communication doit être déclarée irrecevable au motif qu’elle constitue un abus du droit de plainte et fait valoir que les auteurs ont donné des renseignements délibérément confus au sujet de la mort de Karol Juliana Anzola Usuga ainsi qu’au sujet des déclarations qu’aurait faites la police concernant le contrôle exercé par des groupes paramilitaires dans la zone. À ce sujet les auteurs indiquent qu’ils n’ont fait état de la mort de Karol Juliana Anzola Usuga que pour montrer l’ampleur de la détresse psychosociale dans laquelle la disparition de M. Anzola avait plongé la famille de celui-ci, sans insinuer qu’il y avait un lien quelconque entre ce décès et la responsabilité de l’État dans la disparition de M. Anzola. Pour ce qui est des déclarations du policier, les auteurs indiquent que cette information illustre les difficultés considérables qu’ont rencontrées Mme Usuga et Mme Serna dans la recherche de leurs époux disparus. Le Comité considère que les renseignements en question ne contiennent rien qui puisse prêter à confusion puisque l’objectif en a été clairement précisé par les auteurs. Le Comité conclut par conséquent qu’il n’y a pas eu de la part des auteurs d’abus du droit de présenter une communication.
8.6Enfin, l’État partie considère que la communication est irrecevable parce qu’elle a été présentée seize ans après que le parquet de Puerto Triunfo a rendu l’ordonnance de non-information, ce qui constitue d’après lui un abus du droit de présenter des communications. Le Comité note qu’il a reçu la communication le 1er septembre 2011 et que le nouvel article 96 c) de son règlement intérieur s’applique aux communications reçues après le 1er janvier 2012. Le Comité note également que le Protocole facultatif ne fixe pas de délai pour présenter des communications et que, sauf circonstances exceptionnelles, le laps de temps écoulé avant la soumission d’une plainte ne constitue pas en soi un abus du droit de présenter une communication. Cela étant, le Comité, se conformant à sa jurisprudence, considère qu’il peut y avoir abus dans les cas où un laps de temps exceptionnellement long s’est écoulé avant qu’une communication soit présentée, sans motif suffisant. Pour déterminer ce qui constitue un retard excessif, il faut étudier chaque affaire en fonction de ses circonstances particulières. Les auteurs ont fait valoir que la violation persistait en raison de l’absence de toute information officielle sur le sort de M. Anzola et M. Molina et le lieu où ils se trouvent, ainsi que du fait qu’ils n’ont eu accès ni à la vérité, ni à la justice ni à une réparation, en dépit des multiples actions et démarches qu’ils ont entreprises auprès des autorités, ce que l’État partie n’a pas contesté. Le Comité relève en particulier qu’entre mars 1995 et janvier 2011 les auteurs ont engagé de nombreuses actions judiciaires et administratives qui n’ont pas donné le moindre résultat susceptible de contribuer à élucider les circonstances de la disparition de M. Anzola et M. Molina, à localiser leurs dépouilles, le cas échéant, ou à établir les responsabilités. Dans ces circonstances, le Comité considère que la communication est recevable conformément à l’article 3 du Protocole facultatif.
8.7Tous les critères de recevabilité nécessaires étant remplis, le Comité déclare la communication recevable et procède à son examen quant au fond.
Examen au fond
9.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été fournies par les parties.
9.2En l’absence de tout commentaire de l’État partie sur le fond de la plainte, le Comité accorde le crédit voulu aux allégations des auteurs.
9.3Le Comité prend note des affirmations des auteurs concernant la disparition forcée de M. Anzola et M. Molina le 9 mars 1995, dans une zone contrôlée à l’époque des faits par des groupes paramilitaires, et en particulier sur une route contrôlée par le groupe des ACMM. Le Comité note que, selon les nombreuses informations fournies par les auteurs ainsi que les données soumises aux organes du système de protection des droits de l’homme des Nations Unies, l’État partie a encouragé la création des groupes dits « d’autodéfense », y compris dans un cadre légal, pour qu’ils aident les forces de l’ordre à combattre la rébellion, puis il les a entraînés, leur a procuré des armes et un appui logistique, et/ou a permis la participation active des forces armées à leurs opérations. Le Comité note aussi que, selon les nombreuses informations dont il dispose, qui émanent de diverses sources nationales et internationales, notamment le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires, la disparition forcée est couramment pratiquée par les groupes paramilitaires depuis 1988, avec la complicité des forces armées colombiennes. Les auteurs indiquent en particulier que le groupe des ACMM contrôlait certaines zones de la région du Magdalena Medio, notamment la route reliant Medellín à Bogota sur laquelle M. Anzola et M. Molina avaient disparu, et que ce groupe opérait avec l’accord tacite de l’armée colombienne, qui l’aurait entraîné, lui aurait procuré des armes et aurait couvert ses opérations. Le Comité note que l’État partie n’a pas fourni d’éléments qui démentent l’implication des groupes paramilitaires dans les disparitions dénoncées et les liens de ces groupes avec les formes armées. Il relève en outre que les autorités d’enquête n’ont pas fait preuve de la diligence voulue à l’égard des nombreuses plaintes des auteurs, étant donné qu’à aucun moment elles n’ont fait porter leurs investigations sur les ACMM, alors même que les faits s’étaient produits à un endroit et à une époque où ce groupe était actif et coïncidaient avec son mode opératoire. Compte tenu de ce qui précède, le Comité estime que les auteurs ont suffisamment étayé l’affirmation selon laquelle la disparition forcée de M. Anzola et M. Molina est attribuable à l’État colombien, et que l’État partie n’a pas contesté cette affirmation.
9.4Les auteurs font valoir que la disparition forcée de M. Anzola et M. Molina constitue en soi une violation de nombreux droits consacrés par le Pacte, notamment du droit de ne pas être privé arbitrairement de la vie, du droit de ne pas être soumis à la torture et à des mauvais traitements et du droit à la liberté et à la sécurité de la personne. Le Comité rappelle que, même si l’expression « disparition forcée » n’apparaît expressément dans aucun article du Pacte, la disparition forcée constitue un ensemble unique et intégré d’actes qui représentent une violation continue de plusieurs droits consacrés par le Pacte. Le Comité note que dans la présente affaire il s’est écoulé vingt et un ans depuis la disparition de M. Anzola et M. Molina, sans que l’État partie ait fait le moindre progrès pour ce qui est de découvrir ce qu’il est advenu d’eux et de déterminer les responsabilités pénales, en dépit des multiples demandes et recours formés par les auteurs et malgré les indices tendant à confirmer que la disparition forcée serait imputable à des groupes paramilitaires identifiés qui opéraient dans la zone où se sont produits les faits. À la lumière de ce qui précède, et compte tenu du contexte général de violations des droits de l’homme – en particulier la disparition forcée – qui régnait à l’endroit et à l’époque où les faits se sont produits, d’après les nombreux témoignages apportés par les auteurs, le Comité considère que l’État partie a commis une violation des droits que tenaient M. Anzola et M. Molina des articles 6, 7 et 9 du Pacte.
9.5Les auteurs ajoutent que la disparition forcée constitue aussi une violation du droit de chacun à la reconnaissance de sa personnalité juridique, consacré à l’article 16 du Pacte, étant donné qu’un des éléments qui caractérisent la disparition forcée est la soustraction de l’individu à la protection de la loi, comme le prévoit entre autres textes l’article 2 de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. Le Comité considère que la soustraction délibérée d’un individu à la protection de la loi constitue un déni de la reconnaissance de sa personnalité juridique, en particulier si toute tentative des parents de la victime pour se prévaloir de recours utiles a été systématiquement entravée. En l’absence de toute information de la part de l’État partie sur ce point, le Comité considère qu’il y a eu violation de l’article 16 du Pacte à l’égard des personnes disparues.
9.6Le Comité prend note des griefs des auteurs relatifs à l’absence d’enquête approfondie et efficace de la part de l’État partie sur la disparition de M. Anzola et M. Molina, ce qui aurait constitué une violation du droit des auteurs à un recours utile, garanti par l’article 2, paragraphe 3, du Pacte. Il rappelle son observation générale no 31 (CCPR/C/21/Rev.1/Add.13), dans laquelle il indique que « [l]e fait pour un État partie de ne pas mener d’enquête sur des violations présumées pourrait en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte » et « [l]a cessation d’une violation continue est un élément essentiel du droit à un recours utile » (par. 15). Ces obligations se rapportent notamment aux violations assimilées à des crimes, comme les disparitions forcées (par. 18).
9.7Le Comité note que, dans la présente affaire, les auteurs attribuent le manque de diligence et de sérieux de l’enquête au fait, en particulier, qu’absolument aucune investigation n’a été orientée vers les groupes paramilitaires qui opéraient dans la zone avec l’accord tacite des forces armées. Ainsi, le parquet se serait limité à interroger les auteurs et le notaire de Puerto Triunfo sans s’intéresser à aucun moment aux groupes armés illégaux présents dans la région, bien que les circonstances de la disparition, l’époque des faits et la façon dont ils se sont déroulés, coïncident avec le modus operandi de ces groupes, comme le montrent amplement les renseignements communiqués par les auteurs. Le Comité note également que malgré les nombreuses plaintes et demandes d’information adressées par les auteurs aux différentes autorités compétentes – policières, pénales et administratives – depuis mars 1995, ceux-ci n’ont à ce jour obtenu aucun renseignement de source officielle concernant le sort de leurs parents disparus et l’endroit où ils pourraient se trouver, et l’État partie n’a pas avancé d’argument convaincant pour expliquer que l’enquête ne soit toujours pas achevée et que les responsables n’aient toujours pas été traduits en justice. À la lumière de ce qui précède, le Comité considère que l’État partie n’a pas offert un recours utile aux auteurs pour la disparition de leurs proches, comme l’exige l’article 2, paragraphe 3, du Pacte. En conséquence, le Comité considère que les faits dont il est saisi constituent une violation du paragraphe 3 de l’article 2, lu conjointement avec les articles 6, 7, 9 et 16.
9.8Les auteurs affirment qu’eux-mêmes et leur famille ont connu une détresse profonde et souffert de graves difficultés psychosociales du fait de la disparition de leurs proches et de l’incertitude quant à leur sort, ce qui constitue un traitement interdit par l’article 7 du Pacte. Le Comité note que, d’après les auteurs, l’État partie n’a pas mis en œuvre les moyens nécessaires pour enquêter sur la disparition de M. Anzola et M. Molina, traduire les responsables en justice et accorder une réparation aux auteurs, ce que l’État partie n’a pas contesté. Par conséquent, le Comité conclut que les faits dont il est saisi constituent également une violation de l’article 7 du Pacte et du paragraphe 3 de l’article 2, lu conjointement avec l’article 7.
9.9Ayant constaté une violation des dispositions mentionnées plus haut, le Comité n’estime pas nécessaire de se prononcer sur les griefs tirés des articles 10, 17 et 23 (par. 1) du Pacte.
10.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation, à l’égard de MM. Anzola et Molina, des articles 6, 7, 9 et 16 et du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, lu conjointement avec les articles 6, 7, 9 et 16. Pour ce qui est des auteurs, le Comité constate une violation de l’article 7 et du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, lu conjointement avec l’article 7.
11.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer aux auteurs un recours utile qui comporte : a) la réalisation d’une enquête indépendante, approfondie et efficace sur la disparition de M. Anzola et M. Molina et la poursuite et la condamnation des responsables; b) la remise en liberté de M. Anzola et M. Molina s’ils sont retrouvés vivants; c) s’ils sont décédés, la restitution de leurs dépouilles à leurs familles; d) une réparation effective, sous la forme d’une indemnisation adéquate, d’une réadaptation médicale et psychologique et de mesures de satisfaction appropriées pour les violations subies par les auteurs. L’État partie est également tenu de faire le nécessaire pour que des violations analogues ne se reproduisent pas, en veillant à ce que tout cas de disparition forcée fasse immédiatement l’objet d’une enquête impartiale et efficace.
12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques, à les faire traduire dans la langue officielle du pays et à les diffuser largement.
Annexes
Annexe I
[O riginal : anglais]
Opinion individuelle (partiellement dissidente) de Yuval Shany
1.Je suis d’accord avec les autres membres du Comité pour dire que les auteurs ont démontré que l’État partie n’a pas pris les mesures requises pour protéger M. Anzola et M. Molina pendant la période qui a suivi leur disparition et qu’il n’a à ce jour pas mené de véritable enquête sur leur disparition. Force est donc de constater que l’État partie a agi en violation des obligations positives qui lui incombent en vertu des articles 6, 7 et 9 du Pacte et qu’il n’a pas non plus assuré de recours utile, ainsi qu’il est tenu de le faire en vertu du paragraphe 3 de l’article 2, lu conjointement avec les articles 6, 7 et 9. Toutefois, je ne crois pas que les auteurs soient parvenus à prouver que l’État partie a soustrait MM. Anzola et Molina à la protection de la loi. Par conséquent, je considère qu’en l’espèce, la violation de l’article 16 n’a pas été établie.
2.D’après les faits exposés par les auteurs, MM. Anzola et Molina ont disparu le 9 mars 1995 à Puerto Triunfo ou dans les environs. Le 17 mars 1995, leur voiture a été retrouvée abandonnée dans le district d’Aquitania, à San Francisco (département d’Antioquia). Selon un policier dont le nom n’a pas été révélé, « dans cette région des groupes paramilitaires barraient les routes, vérifiaient l’identité des personnes qu’ils arrêtaient, et faisaient disparaître celles qui n’étaient pas de la région » (constatations du Comité, par. 2.4). Selon d’autres informations, des personnes disparues travaillaient dans une carrière contrôlée par les paramilitaires, près de Doradal, et un oncle de M. Anzola avait affirmé que le 16 juin 1995 il avait vu M. Anzola et M. Molina, à Bucaramanga dans le département de Santander, sortir d’une banque accompagnés d’hommes armés qui les avaient fait monter dans une voiture. Enfin, les auteurs affirment que des groupes paramilitaires opéraient « précisément sur la route reliant Medellín à Bogota, que les deux hommes disparus avaient empruntée, avec l’accord tacite de l’armée colombienne (42e bataillon d’infanterie de la brigade XIV) » (par. 2.22).
3.Bien que les informations susmentionnées puissent indubitablement porter à croire qu’il existe une réelle possibilité que les responsables de la disparition forcée de M. Anzola et M. Molina soient des groupes paramilitaires agissant avec l’appui et la complicité de l’État partie, rien dans les faits de la cause ne permet d’écarter d’autres explications, car d’autres groupes criminels et groupes de militants opéraient également dans la zone et qu’il est possible que des groupes comme le 4e front des Forces armées révolutionnaires de Colombie-Armée du peuple (FARC-EP) du Magdalena Medio ou l’un des cartels locaux de la drogue soient à l’origine de la disparition des victimes. Il convient de souligner qu’aucune information ne permet de penser que les paramilitaires s’intéressaient à MM. Anzola et Molina en raison de leur affiliation politique, et il semble plutôt que les deux hommes aient été enlevés par un groupe paramilitaire ou un autre groupe pour des raisons économiques ou autres ou qu’ils aient été victimes d’un acte de violence gratuit.
4.Lorsque les auteurs ont alerté à de nombreuses reprises diverses autorités publiques au sujet de la disparition de M. Anzola et M. Molina, qu’ils imputaient à des paramilitaires ayant des liens avec l’État, les autorités concernées ont répondu que « le récit des événements ne permet[tait] pas de conclure de façon suffisamment certaine que la disparition forcée de M. Anzola et M. Molina [était] un acte criminel perpétré par les groupes armés illégaux qui à l’époque des faits auraient pu être actifs d’une manière ou d’une autre dans la région ou que cette disparition a[vait] un lien direct avec le modus operandi de ces groupes ou avec l’existence d’une carrière qui aurait été exploitée sous le contrôle des “paramilitaires” non loin de Doradal » (par. 4.3). Outre qu’elle est en elle-même révélatrice du fait que la disparition des deux hommes n’a pas fait l’objet d’une enquête appropriée, et qu’elle ne peut pas servir d’excuse à l’État pour justifier qu’il n’ait pas protégé les victimes, cette affirmation n’est pas incompatible avec la possibilité que certaines autorités publiques ou certains groupes contrôlés par l’État aient été directement impliqués dans le sort tragique qui a frappé M. Anzola et M. Molina.
5.Il convient de souligner que le cas d’espèce diffère notablement d’autres affaires de disparitions forcées, dans lesquelles le Comité a attribué la responsabilité directe des disparitions aux autorités publiques concernées et était donc fondé à conclure que les victimes avaient été intentionnellement soustraites à la protection de la loi et qu’il y avait par conséquent eu violation de l’article 16. Dans ces précédentes affaires, il y avait des preuves concrètes de l’existence d’un lien direct entre les disparitions et l’État partie ou l’un de ses organes : la victime avait été arrêtée par des agents de l’État ou des éléments attestaient qu’elle était sous la garde de l’État. En l’absence de telles preuves, le Comité a constaté uniquement une violation des obligations positives qu’a l’État partie de protéger les victimes et d’enquêter sur l’infraction. Un critère de preuve similaire – qui consiste à exiger que soient apportées des preuves concrètes d’un lien entre la disparition et l’État partie pour qu’il puisse être conclu à une violation directe, tandis que des présomptions peuvent suffire pour conclure à une violation indirecte ou à une irrégularité de procédure – a également été appliqué par d’autres juridictions internationales dans des affaires de disparitions forcées. Malheureusement, en l’espèce, les conclusions du Comité sur le point de savoir si les victimes ont été intentionnellement soustraites à la protection de la loi reposent sur un ensemble de conjectures qui, à mon sens, ne sont pas suffisamment étayées pour permettre de conclure que l’État partie a participé directement à la disparition des victimes et les aurait donc soustraites intentionnellement à la protection de la loi. Par conséquent, je ne peux me rallier à la conclusion du Comité selon laquelle il y a eu violation de l’article 16 du Pacte.
Annexe II
[Original : espagnol]
Opinion individuelle (concordante) de Víctor Rodríguez Rescia et Fabián Omar Salvioli
1.La présente opinion rejoint en tous points les constatations du Comité relatives à la disparition forcée de MM. Anzola et Molina ainsi que la conclusion selon laquelle l’État partie a violé les droits tenus que ceux-ci tenaient des articles 6, 7, 9 et 16 du Pacte et n’a pas assuré de recours utile aux auteurs pour la disparition de leurs proches ni mis en œuvre les moyens nécessaires pour enquêter sur cette disparition, juger les responsables et accorder une réparation appropriée aux auteurs, ce qui a constitué une violation du paragraphe 3 de l’article 2, lu conjointement avec les articles 6, 7, 9 et 16, ainsi que, pour les familles des disparus, une violation de l’article 7 et du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, lu conjointement avec l’article 7.
2.Toutefois, compte tenu du rôle qu’ont joué des agents non étatiques dans les circonstances particulières de l’affaire, le Comité aurait dû détailler dans un paragraphe distinct les arguments relatifs à la responsabilité de l’État pour des actes commis par des tiers.
3.Eu égard à la conclusion formulée par le Comité au paragraphe 9.3 des constatations, il a été démontré :
a)Que MM. Anzola et Molina ont disparu le 9 mars 1995 dans une zone contrôlée à l’époque par des groupes paramilitaires, plus précisément sur une route contrôlée par le groupe des Forces d’autodéfense paysannes du Magdalena Medio (ACMM);
b)Que, selon les nombreuses informations communiquées par les auteurs ou dont disposaient par ailleurs les organes du système des droits de l’homme des Nations Unies, l’État partie a encouragé la création des groupes « d’autodéfense », y compris dans un cadre légal, pour qu’ils aident les forces de l’ordre à combattre la rébellion, puis les a entraînés, leur a fourni des armes et un appui logistique, et/ou a permis la participation active des forces armées à leurs opérations;
c)Que la disparition forcée est couramment pratiquée par les groupes paramilitaires depuis 1988, avec la complicité des forces armées colombiennes;
d)Que le groupe des ACMM contrôlait des parties du territoire dans la région du Magdalena Medio, notamment la route reliant Medellín à Bogota sur laquelle MM. Anzola et Molina ont disparu, et que ce groupe opérait avec l’accord tacite de l’armée colombienne, qui l’aurait entraîné, lui aurait procuré des armes et aurait couvert ses opérations.
4.Les éléments susmentionnés montrent de manière incontestable que ces groupes armés illégaux agissaient bel et bien comme des agents de l’État de facto à l’époque où les faits se sont produits. C’est la conclusion qui s’impose à la lecture des renseignements détaillés qui figurent au paragraphe 9.3 précédemment cité.
5.La responsabilité internationale des États parties au Pacte est engagée dès lors qu’une violation concrète est établie au regard de l’obligation générale qui leur incombe, en vertu du paragraphe 1 de l’article 2 du Pacte, de respecter et de garantir les droits reconnus dans le Pacte. De cette obligation générale, qui est une obligation erga omnes, découlent des obligations particulières dont l’objet est d’empêcher que des individus commettent des actes qui pourraient engager la responsabilité internationale de l’État en matière de droits de l’homme en raison de l’action ou de l’omission d’une autorité publique. Dans le cas d’espèce, tant les actions que les omissions de l’État dans le contexte d’une situation de violence structurelle font apparaître une violation de l’obligation générale susmentionnée. La responsabilité objective de l’État résulte tant de la création des « groupes paramilitaires » que du fait qu’il n’a ensuite pris aucune mesure efficace pour éliminer ces groupes, ce qui a engendré une situation de risque élevé et permanent dans la région où MM. Anzola et Molina ont disparu.
6.Le Comité aurait aussi dû insister davantage sur la force probante qu’il accorde au contexte général et aux preuves indirectes aux fins de la détermination de la responsabilité : dans des cas comme le cas d’espèce, c’est à l’État qu’il appartient de prouver qu’il n’est pas responsable de la disparition forcée et qu’il a procédé dans les meilleurs délais à une enquête approfondie et efficace en vue de vérifier dûment les faits et de punir les responsables.
7.Apprécier judicieusement les preuves, en accordant le poids voulu à tous les éléments – y compris au contexte et aux circonstances particulières – dans des situations complexes comme celle de l’espèce est une tâche difficile dont les organes et mécanismes internationaux de protection tels que le Comité doivent s’acquitter à la lumière de l’objet et du but des instruments relatifs aux droits de l’homme.