C omité des droits de l ’ homme
Communication no 2007/2010
Constatations adoptées par le Comité à sa 110e session(10-28 mars 2014)
Communication présentée par: |
X (représenté par un conseil, Niels-Erik Hansen) |
Au nom de: |
X |
État partie: |
Danemark |
Date de la communication: |
23 novembre 2010 (date de la lettre initiale) |
Références: |
Décision prise par le Rapporteur spécial en application des articles 92 et 97 du règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 25 mai 2011(non publiée sous forme de document) |
Date des constatations: |
26 mars 2014 |
Objet: |
Expulsion de l’auteur vers l’Érythrée |
Question ( s ) de procédure: |
Justification des griefs; recevabilité ratione materiae |
Question ( s ) de fond: |
Risque de préjudice irréparable dans le pays d’origine |
Article(s) du Pacte: |
7, 14 et 18 |
Article(s) du Protocole facultatif: |
5 (par. 2 b)) |
Annexe
Constatations du Comité des droits de l’homme au titredu paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatifse rapportant au Pacte international relatif aux droitscivils et politiques (110e session)
concernant la
Communication no2007/2010*
Présentée par: |
X (représenté par un conseil, Niels-Erik Hansen) |
Au nom de: |
X |
État partie: |
Danemark |
Date de la communication: |
23 novembre 2010 (date de la lettre initiale) |
Le Comité des droits de l ’ homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 26mars 2014,
Ayant achevé l’examen de la communication no 2007/2010présentée par X en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,
Adopte ce qui suit:
Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5du Protocole facultatif
1.1L’auteur de la communication est X, de nationalité érythréenne, né en 1987. Résidant au Danemark, il a reçu l’ordre de quitter immédiatement le pays après avoir été débouté de sa demande d’asile. Il affirme qu’en le renvoyant contre son gré en Érythrée, le Danemark le priverait des droits qui lui sont garantis aux articles 7, 14 et 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il est représenté par un conseil, Niels-Erik Hansen.
1.2Le 25 novembre 2010, en application de l’article 92 de son règlement intérieur et par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, le Comité a demandé à l’État partie de ne pas renvoyer l’auteur en Érythrée tant que l’examen de la communication serait en cours. L’auteur se trouve toujours au Danemark.
Rappel des faits présentés par l’auteur
2.1L’auteur est ressortissant érythréen et membre d’une minorité religieuse chrétienne, le mouvement Pentecôtiste. Les chrétiens pentecôtistes refusent de faire le service militaire en raison de leurs convictions religieuses. Bien qu’il soit Érythréen, l’auteur a passé toute sa vie hors d’Érythrée.
2.2L’auteur est né à Addis-Abeba, en Éthiopie, où il a vécu avec sa mère jusqu’à l’âge de 13 ans. Lors du conflit armé qui a opposé l’Éthiopie et l’Érythrée, en 1999 et en 2000, de nombreux Érythréens qui vivaient à Addis-Abeba ont été contraints de rentrer en Érythrée. La mère de l’auteur était au nombre de ceux qui ont dû partir. L’auteur est resté à Addis‑Abeba, chez un oncle qui était marié à une Éthiopienne et avait donc le droit de rester dans le pays.
2.3À une date non précisée, l’oncle de l’auteur a été arrêté par les autorités éthiopiennes qui l’accusaient d’être un collaborateur du Gouvernement érythréen. L’auteur a décidé de fuir et a gagné le Danemark en passant par le Soudan et l’Allemagne. À son arrivée, le 4 février 2010, il a immédiatement demandé l’asile.
Teneur de la plainte
3.1L’auteur soutient que son expulsion vers l’Érythrée constituerait une violation des droits qui lui sont garantis aux articles 7 et 18 du Pacte. Il explique qu’étant pentecôtiste il ne peut porter les armes, et que cela lui vaudra d’être considéré comme un opposant au régime en Érythrée, où tous les nationaux, homme ou femme, âgés de 18 à 40 ans doivent faire le service militaire même s’ils sont objecteurs de conscience. Il fait valoir qu’il sera appelé sous les drapeaux s’il est renvoyé en Érythrée, puisqu’il a l’âge requis. Il fait valoir également qu’en Érythrée les objecteurs de conscience sont soumis à des mesures de coercition, incarcérés sans jugement préalable (parfois jusqu’à quatorze années durant) et torturés en détention. Il affirme que, par conséquent, en tant que «membre d’une communauté religieuse interdite», il risque d’être persécuté dès son arrivée à l’aéroport, et d’être ensuite victime de violence ou de torture lorsqu’il refusera de porter les armes.
3.2L’auteur soutient que s’il est renvoyé en Érythrée, il sera exposé à «de très graves violences», parce que les demandeurs d’asile qui rentrent sont placés en détention prolongée par les autorités érythréennes et torturés. À titre subsidiaire, il fait valoir que, selon certaines sources, les insoumis sont «fréquemment victimes de torture». Il dit qu’il ne pourrait prouver qu’il n’a pas quitté l’Érythrée illégalement, puisqu’il n’y a jamais vécu et n’a pas de passeport ni autre document portant un tampon de sortie du territoire. Il affirme qu’en conséquence les autorités l’appréhenderaient à l’aéroport pour le placer en détention et l’interroger.
3.3Au sujet de l’épuisement des recours internes, l’auteur indique que le Service danois de l’immigration a rejeté sa demande et refusé de lui accorder un permis de séjour le 10 juillet 2010. Le 13 octobre 2010, la Commission de recours des réfugiés a rejeté l’appel qu’il avait formé et ordonné son départ immédiat du pays. Aucune autre information n’est communiquée à propos de l’épuisement des recours internes.
Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond de la communication
4.1Dans une note en date du 25 mai 2011, l’État partie commence par apporter des précisions sur la demande d’asile de l’auteur, déposée le 4 février 2010 et rejetée le 29 juillet suivant. L’État partie estime que la communication est irrecevable faute d’être suffisamment étayée. La décision rendue par la Commission de recours des réfugiés était fondée, ayant été prise à l’issue d’une appréciation personnalisée des raisons pour lesquelles l’auteur demandait l’asile et au vu d’informations générales récentes provenant d’une grande variété de sources. Pour ce qui est du grief de violation de l’article 7 du Pacte, l’État partie estime improbable que l’auteur ait des problèmes avec les autorités érythréennes s’il est renvoyé dans son pays. La Commission de recours a en effet jugé peu probable que les autorités érythréennes soient informées de l’appartenance religieuse de l’auteur étant donné que celui-ci: a) n’avait jamais résidé en Érythrée; b) se bornait, au sein du mouvement Pentecôtiste, à se réunir plusieurs fois par semaine avec ses coreligionnaires pour chanter et prier, et à participer aux collectes de fonds; c) n’avait qu’une connaissance limitée du mouvement; et d) n’avait informé personne en Érythrée, pas même sa mère, de son appartenance religieuse. La Commission de recours a relevé en outre que l’auteur n’avait jamais été appelé pour la conscription, et qu’il n’avait pas eu directement affaire aux autorités érythréennes au sujet de la pratique de sa religion. Elle a aussi appelé l’attention sur le fait qu’il affirmait avoir été baptisé dans la foi pentecôtiste à l’âge de 19 ans. L’État partie indique que l’auteur n’a pas été en mesure de donner les renseignements voulus à ce sujet lors de son audition par la Commission de recours: bien qu’interrogé sur son baptême, il n’a rien dit sur le fait d’avoir eu de l’eau versée sur la tête pendant la cérémonie. Or, d’après les informations de référence citées par la Commission, le baptême de l’Église pentecôtiste se fait habituellement par immersion totale et, en tout état de cause, le candidat au baptême se voit verser de l’eau sur la tête à trois reprises pendant la cérémonie. À propos des craintes de l’auteur qui affirme qu’il sera arrêté et incarcéré à son retour en Érythrée parce qu’il ne peut présenter ni passeport ni tampon de sortie du territoire, l’État partie objecte qu’un départ illégal n’empêche pas un ressortissant érythréen d’obtenir un passeport auprès d’une ambassade érythréenne. Il considère que ces différents arguments factuels et de fond réfutent chacune des allégations faites par l’auteur à l’appui de son grief de violation de l’article 7 du Pacte.
4.2L’État partie juge également irrecevable le grief que l’auteur tire par implication de l’article 18 du Pacte (concernant le droit à la liberté de religion). L’article 18 n’est pas d’application extraterritoriale et n’empêche pas un État de renvoyer une personne vers un autre État où existe un risque de violation de l’article 18. Un droit à l’objection de conscience n’est pas explicitement prévu dans le Pacte, mais pourrait être déduit de l’article 18. Cependant, l’auteur n’a pas démontré qu’à son retour en Érythrée il serait exposé au risque qu’il invoque, et il semble que son adhésion aux préceptes de l’Église pentecôtiste soit limitée, de même que sa participation aux activités du mouvement.
4.3Subsidiairement, l’État partie considère que sur le fond les mêmes arguments empêchent de conclure que l’expulsion de l’auteur emporterait une violation des articles 7 ou 18 du Pacte.
Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie
5.1Dans une lettre en date du 1er septembre 2011, l’auteur a fait part de ses commentaires sur les observations de l’État partie. Il affirme que son expulsion serait contraire aux articles 7 et 18 du Pacte, et qu’il est fondé à craindre d’être persécuté à cause de ses croyances religieuses et de convictions politiques supposées. Selon lui, l’Érythrée refuse de considérer l’insoumission au service militaire comme une forme de protestation politique, ce qui revient à persécuter les objecteurs pour leurs opinions politiques supposées. L’auteur estime également que la décision du Service danois de l’immigration est viciée du fait qu’elle exclut qu’un individu puisse prétendre au statut de réfugié au motif que les autorités de son pays refusent de considérer comme légitimes les convictions religieuses qu’il invoque pour justifier son opposition au service militaire obligatoire. Pour l’auteur, le Service de l’immigration a attaché à tort une grande importance au fait − incontesté − que son appartenance religieuse n’était connue de personne en Érythrée. Il estime que le problème ne vient pas de là, mais plutôt du risque qu’il court personnellement s’il est interrogé par les autorités érythréennes à l’aéroport. C’est à ce moment, selon lui, que celles-ci apprendront son appartenance religieuse. Il sera identifié comme demandeur d’asile puisqu’il sera escorté par la police danoise. L’auteur ajoute qu’en voyant qu’il ne possède aucune autorisation de sortie du territoire érythréen, les autorités comprendront qu’il n’a pas fait son service militaire, puisque ces autorisations visent précisément à empêcher le départ des personnes qui ne se sont pas acquittées de leurs obligations militaires. Il fait valoir que la Commission de recours des réfugiés a bien reconnu qu’il risquait d’être contraint à la conscription en Érythrée. À son avis, elle a eu tort de conclure que la conscription forcée n’était pas un motif d’asile, indépendamment de l’appartenance religieuse de l’intéressé. L’auteur conteste aussi que les dispositions du Pacte soient toujours prises en considération, comme l’affirme l’État partie, et fait valoir à cet égard que la Commission de recours n’a pas jugé opportun d’appliquer l’article 18.
5.2L’auteur estime aussi que l’État partie l’a privé du droit à un procès équitable. Il considère que la Commission de recours a outrepassé son mandat en procédant à une appréciation de sa crédibilité et des faits, au lieu d’examiner le bien-fondé de la décision rendue par le Service de l’immigration. Il souligne également que, n’ayant jamais vécu en Érythrée, il n’y a évidemment jamais été persécuté par le passé, mais que ce fait ne saurait être jugé déterminant pour apprécier s’il risque d’y être persécuté à l’avenir. L’auteur affirme aussi que l’État partie dénature la décision de la Commission de recours dans ses observations. Selon lui, par exemple, l’État partie qualifie son adhésion aux préceptes de l’Église pentecôtiste d’«extrêmement limitée», alors que la Commission de recours l’a jugée simplement «limitée». En outre, contrairement à ce qu’affirme l’État partie, la Commission ne dit pas dans sa décision que le fait d’être parti illégalement d’Érythrée n’empêche pas un ressortissant érythréen d’obtenir un passeport. L’auteur affirme aussi que le Service de l’immigration ne lui a posé aucune question sur l’immersion baptismale, et que la Commission de recours, qui l’a interrogé de manière répétée sur le sujet, n’a fait aucune allusion aux sources selon lesquelles l’immersion serait une pratique universelle du baptême pentecôtiste. Il réaffirme qu’il a été baptisé sans immersion en Éthiopie. Il relève que l’État partie, bien qu’il se réfère au manuel du Haut-Commissariat pour les réfugiés comme «source du droit» pour ce qui concerne la persécution politique ou religieuse, ne cite pas les paragraphes les plus pertinents de ce manuel. L’auteur estime aussi que l’État partie n’invoque pas suffisamment de faits à l’appui de sa position. Il soutient que sa communication est recevable s’agissant des griefs tirés des articles 7, 14 et 18 du Pacte.
Observations complémentaires de l’État partie sur la recevabilité et le fond
6.Dans des notes en date du 24 novembre 2011 et du 12 avril 2012, l’État partie a répondu aux commentaires de l’auteur et transmis de nouvelles observations de laCommission de recours des réfugiés. Celle-ci considère que les critiques formulées par l’auteur au sujet de l’audition le concernant sont totalement dénuées de fondement, étant donné que cette audition a été conduite de manière impartiale et que l’auteur a eu la possibilité de défendre sa cause. La Commission de recours était tenue de rendre une décision objective et juste et de faire apparaître les faits tels qu’ils sont. Même si elle ne s’est pas expressément référée au Pacte dans sa décision, elle tient compte des conventions internationales relatives aux droits de l’homme, qui sont un élément central de l’exécution de son mandat. Elle affirme qu’elle n’a pas insisté sur l’appartenance religieuse de l’auteur pour décrédibiliser le témoignage de ce dernier. Elle ajoute qu’elle n’est pas tenue à des règles particulières en matière d’administration de la preuve et n’a donc aucune obligation de fonder sa décision sur des circonstances factuelles déterminées dans la même mesure que le Service de l’immigration. De ce fait, il arrive que ses décisions confirment celles du Service de l’immigration pour des motifs de fait différents de ceux qui ont été invoqués par celui-ci.
Nouveaux commentaires de l’auteur
7.1Dans des lettres en date du 24 janvier 2012 et du 30 avril 2012, l’auteur a fait part de ses commentaires sur les observations complémentaires de l’État partie. Il relève que le Service de l’immigration n’a pas mis sa foi en doute et que la Commission de recours n’aurait pas dû le faire non plus, lors de l’audition, pour remettre en cause sa crédibilité. À cet égard, l’auteur considère qu’il n’a pas eu de réelle possibilité de se préparer à l’interrogatoire de la Commission, qui n’était ni neutre ni objectif. Il souligne que l’État partie n’a commencé à douter de sa crédibilité que dans ses observations, alors qu’aucune des autorités compétentes ne l’avait fait à aucun stade des procédures d’immigration et d’asile. Il fait valoir également que l’État partie, s’il considère la Commission de recours comme un «tribunal», doit garantir un procès équitable.
7.2L’auteur affirme en outre que les informations sur les normes relatives aux droits de l’homme qui sont publiées sur le site Web de la Commission de recours ne sont pas à jour. Selon lui, par exemple, un article de 2008 consacré au Pacte ne fait aucune référence à l’importance de l’article 18, ni au service militaire ou à l’insoumission. Un autre article passe sous silence la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme, qui a estimé que le risque de subir un châtiment prolongé pour désertion ou insoumission entrait dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme et que les États imposant l’obligation du service militaire devaient proposer un service civil de remplacement.
Délibérations du Comité
Examen de la recevabilité
8.1Avant d’examiner une plainte contenue dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.
8.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.
8.3Le Comité rappelle sa jurisprudence et réaffirme que l’auteur d’une communication doit exercer tous les recours internes pour satisfaire à l’obligation énoncée au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif, pour autant que ces recours semblent être utiles dans son cas particulier et lui soient ouverts de facto. Le Comité note qu’en l’espèce l’auteur a contesté en vain le rejet de sa demande d’asile devant la Commission de recours des réfugiés, et que l’État partie ne nie pas que l’auteur a épuisé les recours internes.
8.4Le Comité prend note de l’argument de l’État partie, pour qui les allégations de l’auteur concernant les articles 7 et 18 du Pacte doivent être déclarées irrecevables pour défaut de fondement, et de ses objections concernant l’application extraterritoriale de l’article 18 du Pacte. Il estime cependant que l’auteur a suffisamment expliqué pourquoi il craint que son retour forcé en Érythrée ne l’expose à un risque de traitement incompatible avec l’article 7 du Pacte. Il prend note en outre des informations communiquées sur les risques de torture et de détention auxquels sont exposés les Érythréens susceptibles d’être appelés sous les drapeaux. Il estime donc qu’aux fins de la recevabilité l’auteur a apporté suffisamment d’arguments plausibles à l’appui de ses allégations de violation de l’article 7. Quant au grief de violation de l’article 18, le Comité estime qu’il ne peut pas être dissocié des allégations de l’auteur relatives à l’article 7, qui appellent un examen au fond.
8.5Au sujet du grief de violation de l’article 14, que l’auteur invoque au motif qu’il n’a pas bénéficié d’un procès équitable devant la Commission de recours des réfugiés, le Comité renvoie à sa jurisprudence et rappelle que les procédures d’expulsion des étrangers n’impliquent pas de décision sur des «droits et obligations de caractère civil» au sens du paragraphe 1 de l’article 14, et qu’elles relèvent de l’article 13 du Pacte. Il considère donc que le grief que l’auteur tire de l’article 14 est irrecevable ratione materiae au regard de l’article 3 du Protocole facultatif.
8.6Compte tenu de ce qui précède, le Comité conclut que la communication est recevable au regard du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif, en ce qu’elle soulève des questions au titre des articles 7 et 18 du Pacte.
Examen au fond
9.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.
9.2Le Comité considère qu’il convient de tenir compte de l’obligation qui incombe à l’État partie, en vertu du paragraphe 1 de l’article 2 du Pacte, de garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa compétence les droits reconnus dans le Pacte, y compris dans l’application des procédures d’expulsion de non-nationaux. Il rappelle également l’obligation qui est faite aux États parties de ne pas extrader, déplacer ou expulser une personne de leur territoire ou la transférer par d’autres moyens si cette mesure a pour conséquence nécessaire et prévisible d’exposer la personne concernée à un risque réel de préjudice irréparable, tel que les traitements visés à l’article 7 du Pacte, que ce soit dans le pays vers lequel doit être effectué le renvoi ou dans tout autre pays vers lequel la personne pourrait être renvoyée par la suite. Le Comité a établi qu’un tel risque doit être personnel et qu’il faut des motifs sérieux de conclure à l’existence d’un risque réel de préjudice irréparable. C’est pourquoi tous les faits et circonstances pertinents doivent être pris en considération, notamment la situation générale des droits de l’homme dans le pays d’origine de l’auteur.
9.3Le Comité rappelle sa jurisprudence et réaffirme que, s’il convient d’accorder un poids important à l’analyse qu’a faite l’État partie de l’affaire, c’est généralement aux juridictions des États parties au Pacte qu’il appartient d’apprécier les faits et les éléments de preuve dans un cas d’espèce, sauf s’il peut être établi que cette appréciation a été manifestement arbitraire ou a représenté un déni de justice. Dans la présente affaire, le Comité note que l’auteur, selon ses dires, risque d’être pris pour cible car, faute de pouvoir présenter un passeport érythréen et un tampon de sortie du territoire, il ne pourra pas prouver qu’il n’a jamais vécu en Érythrée et qu’il n’en est donc pas sorti illégalement. Le Comité note également que, toujours selon l’auteur, les autorités érythréennes infligent des mauvais traitements aux demandeurs d’asile déboutés qui rentrent au pays. Il note en outre que, de l’avis de l’État partie, l’auteur pourrait obtenir un passeport à l’ambassade d’Érythrée au Danemark. Le Comité relève cependant que, selon des sources crédibles, les personnes qui ont émigré illégalement, celles qui se sont vu refuser l’asile ailleurs et les insoumis risquent d’être gravement maltraités lorsqu’ils sont rapatriés en Érythrée, et que l’auteur affirme qu’il devra refuser d’accomplir le service militaire en raison de ses convictions. Le Comité estime que l’État partie n’a pas dûment tenu compte du fait qu’en raison de sa situation personnelle, notamment son incapacité de prouver qu’il avait quitté l’Érythrée légalement, l’auteur risque d’être considéré comme un demandeur d’asile débouté et comme une personne ne s’étant pas acquittée de son obligation d’accomplir son service militaire en Érythrée ou comme un objecteur de conscience. En conséquence, le Comité estime que l’État partie n’a pas reconnu que l’auteur, compte tenu de sa situation, courrait un risque réel de faire l’objet d’un traitement contraire aux dispositions de l’article 7. Il estime donc que l’expulsion de l’auteur vers l’Érythrée, si elle est exécutée, emporterait une violation de l’article 7 du Pacte.
9.4Compte tenu de ses conclusions concernant l’article 7, le Comité n’examinera pas plus avant le grief que l’auteur tire de l’article 18 du Pacte.
9.5Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, est d’avis que l’expulsion de l’auteur vers l’Érythrée, si elle est exécutée, constituerait une violation de l’article 7 du Pacte.
9.6Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer un recours utile à l’auteur, y compris en procédant à un réexamen complet de la plainte formulée par celui-ci concernant le risque de traitement contraire à l’article 7 auquel il serait exposé s’il était renvoyé en Érythrée, en tenant compte à cet égard des obligations découlant du Pacte.
9.7Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y a eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques.
[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]
Appendice
Opinion individuelle (concordante) de M. Gerald L. Neuman
Je suis entièrement d’accord avec les constatations du Comité, mais j’y joins la présente opinion dans le but d’apporter un éclairage sur la question juridique que le Comité évite aux paragraphes 8.4 et 9.4 des constatations, relative au fait que l’auteur s’efforce de présenter sa situation comme entraînant une obligation de non-refoulement découlant directement de l’article 18 du Pacte. L’État partie fait valoir que ce grief doit être rejeté comme irrecevable parce que l’obligation de ne pas transférer une personne vers un pays où un droit consacré par le Pacte serait violé s’applique uniquement à l’article 6 (protection du droit de ne pas être privé de la vie) et à l’article 7 (interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants). Le Comité traite la recevabilité du grief indirectement, estimant que celui-ci «ne peut pas être dissocié des allégations de l’auteur relatives à l’article 7», qui sont à l’évidence recevables et sur lesquelles il se fonde pour rendre sa décision. Il a employé cette formulation à plusieurs reprises pour éviter de trancher la question de savoir si cette obligation de non-refoulement peut être tirée d’autres dispositions du Pacte que les articles 6 et 7.
L’argument selon lequel l’auteur ne doit pas être envoyé en Érythrée parce qu’il existe un risque réel que le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion que lui reconnaît l’article 18 soit violé dans ce pays ressemble à la demande des réfugiés de ne pas être renvoyés dans un pays où ils sont exposés à la persécution à cause de leur religion, conformément à l’article 33 de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés (également intégré dans son Protocole de 1967). Sur les faits de l’espèce, compte tenu de la crainte justifiée qu’a l’auteur de subir des mauvais traitements, la menace de préjudice atteint sans aucun doute le niveau de la «persécution» au sens de la Convention relative au statut des réfugiés.
L’argument relatif à l’article 18 pourrait donc être appuyé soit par l’interprétation du Pacte à la lumière de la Convention relative au statut des réfugiés, soit par l’argument abstrait selon lequel l’obligation qu’a un État de ne pas violer le droit reconnu à un individu par le Pacte recouvre toujours l’obligation de ne pas envoyer l’intéressé vers un pays où il existe un risque réel que ce droit soit violé. Ces deux argumentations semblent à première vue séduisantes, mais les deux soulèvent des questions graves lorsqu’on les examine de plus près.
Jusqu’à présent, lorsque le Comité a constaté qu’il existait une obligation de non-refoulement découlant du Pacte, il l’a définie comme étant absolue. Un État ne peut pas envoyer une personne dans un autre pays tant qu’il existe un «risque réel» de violation de l’article 6 ou de l’article 7, indépendamment des circonstances de l’espèce, y compris le danger que représente cette personne dans le pays expulsant. Cette obligation absolue est calquée sur l’interdiction absolue et non susceptible de dérogation d’expulser une personne, prévue à l’article 3 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.
L’obligation de non-refoulement prévue par la Convention relative au statut des réfugiés est cependant plus limitée. Tout d’abord, elle est circonscrite par la définition du «réfugié», qui contient des clauses d’exclusion, dont certaines privent de la protection accordée aux «réfugiés» les personnes ayant commis des actes répréhensibles tels que des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des crimes graves de droit commun. Ensuite, l’article 33 de la Convention relative aux réfugiés contient une clause d’exception, puisqu’il prévoit expressément que l’interdiction de l’expulsion ne s’applique pas aux personnes, même reconnues comme réfugiées, qui ont été condamnées pour des infractions particulièrement graves ou qui constituent un danger pour la sécurité de l’État expulsant. En conséquence, la Convention relative au statut des réfugiés tient compte à la fois des intérêts de la personne qui craint d’être persécutée et d’autres intérêts importants des États et de leurs résidents.
Si le Comité reconnaissait une obligation de non-refoulement en vertu de l’article 18, il lui faudrait décider si cette obligation est absolue comme celle prévue à l’article 7 ou si elle peut faire l’objet d’exceptions comme celle prévue par la Convention relative au statut des réfugiés, et, dans ce dernier cas, comment les intérêts de la personne qui refuse d’être renvoyée et les droits des tiers doivent être conciliés. Autre facteur de complexité, l’article 18 comporte plusieurs éléments, dont certains recouvrent des droits considérés comme étant absolus (comme le droit d’avoir une religion ou une conviction) et dont d’autres font expressément l’objet de restrictions (comme le droit de manifester sa religion ou sa conviction dans la pratique). On pourrait se demander pourquoi l’interdiction d’expulsion serait absolue alors que le droit sous-jacent ne l’est pas.
Par ailleurs, le Comité devrait aussi déterminer quel degré ou type d’atteinte aux droits énoncés à l’article 18 est suffisamment grave pour justifier d’emporter une obligation de non-refoulement. En vertu de la Convention relative au statut des réfugiés, la menace d’atteinte à la liberté de religion doit atteindre le niveau de la «persécution» pour que la victime puisse demander le statut de réfugié. Toutes les violations de l’article 18 ne sont pas suffisamment graves pour justifier une interdiction de refoulement en vertu du Pacte. On peut douter, par exemple, que le financement discriminatoire des écoles religieuses privées, le fait de devoir demander à être exempté d’éducation chrétienne dans les écoles publiques ou les codes vestimentaires discriminatoires de l’école publique justifient qu’un État partie doive éviter de renvoyer des requérants au Canada, en Norvège et en France (respectivement) même si le Comité a constaté des violations de l’article 18 pour chacun de ces motifs.
Ces exemples montrent aussi la fausseté de l’argument abstrait selon lequel l’obligation qu’a un État de ne pas violer un droit entraîne toujours une obligation de ne pas envoyer une personne dans un autre État où il existe un risque réel que ce droit soit violé. Dans son Observation générale no 31, le Comité parle de «préjudice irréparable, tel le préjudice envisagé aux articles 6 et 7 du Pacte», pour illustrer le type d’atteinte suffisamment grave pour justifier une obligation de non-refoulement. Certaines des violations du Pacte n’ont que des conséquences financières et sont facilement réparables; mais au-delà, les termes de l’Observation générale portent à croire que le Comité renvoie à l’irréparable dans un sens plus profond. Il est difficile d’imaginer que l’article 25 du Pacte interdit de renvoyer un homme politique dans un pays simplement parce qu’il existe un «risque réel» − ou même une certitude − de restriction déraisonnable de son droit de se présenter comme candidat à la législature nationale, même si je reconnais que la perte de cette possibilité ne peut pas être entièrement réparée. Il est également peu probable qu’une violation systémique notoire de l’article 25, telle que le fait qu’un État ne tienne manifestement pas d’élections périodiques honnête, entraîne une obligation de non-refoulement au bénéfice de tous ses nationaux se trouvant dans d’autres États. L’argument abstrait selon lequel toutes les violations potentielles du Pacte emportent une obligation de non-refoulement est donc intenable.
Dans la présente affaire, les convictions religieuses de l’auteur se rapportent à la question de savoir s’il serait exposé à un risque réel de traitement contraire à l’article 7 s’il était envoyé en Érythrée. Le fait de les prendre en considération de cette façon constitue une base suffisante pour la décision du Comité.
[Fait en anglais. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois, en espagnol, en français et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]