Communication présentée par :

Warda Osman Jasin (représentée par le Conseil danois pour les réfugiés)

Au nom de :

L’auteur et ses trois enfants

État partie :

Danemark

Date de la communication :

17 mars 2014 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 19 mars 2014 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

22 juillet 2015

Objet :

Expulsion du Danemark vers l’Italie

Question(s) de procédure :

-

Question(s) de fond :

Interdiction de la torture et des autres traitements cruels, inhumains ou dégradants

Article(s) du Pacte :

7

Article(s) du Protocole facultatif :

-

Annexe

Constatations du Comité des droits de l’homme au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (114e session)

concernant la

Communication no 2360/2014 *

Présentée par :

Warda Osman Jasin (représentée par le Conseil danois pour les réfugiés)

Au nom de :

L’auteur et ses trois enfants

État partie :

Danemark

Date de la communication :

17 mars 2014 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 22 juillet 2015,

Ayant achevé l’examen de la communication no 2360/2014 présentée par Warda Osman Jasin en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit :

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication est Warda Osman Jasin, née le 2 mai 1990 en Somalie. Elle présente la communication en son nom propre et au nom de ses trois enfants mineurs : S, SU et F. L’auteur est une ressortissante somalienne qui a demandé l’asile au Danemark et fait l’objet d’une mesure d’expulsion vers l’Italie après le rejet par les autorités danoises de sa demande de statut de réfugié au Danemark. L’auteur affirme qu’en l’expulsant avec ses enfants vers l’Italie, le Danemark commettrait une violation des droits qu’ils tiennent de l’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Elle est représentée par le Conseil danois pour les réfugiés. Le Protocole facultatif se rapportant au Pacte est entré en vigueur pour le Danemark le 23 mars 1976.

1.2Le 19 mars 2014, conformément à l’article 92 de son règlement intérieur, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial pour les nouvelles communications et les mesures provisoires, a demandé à l’État partie de ne pas expulser l’auteur et ses enfants vers l’Italie tant que la communication serait à l’examen.

1.3Le 4 décembre 2014, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial pour les nouvelles communications et les mesures provisoires, a rejeté la demande de levée des mesures provisoires formulée par l’État partie.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1 L’auteur est née le 2 mai 1990 à Kismayo (Somalie). Elle appartient au clan Sheikhal et est de confession musulmane. Elle a trois enfants : S (née en Libye en 2007), SU (né en Italie en 2010) et F (né au Danemark en 2013).

2.2L’auteur a fui la Somalie par crainte de son ex-mari, un notable d’un clan local âgé de 70 ans à qui elle avait été mariée de force à l’âge de 17 ans. Le mariage avait été décidé dans le cadre du règlement d’un conflit entre deux clans rivaux. L’auteur a été soumise de manière continue à des actes graves de violence, de viol et de harcèlement de la part de son mari. Elle a tenté à plusieurs reprises de s’enfuir, avant d’y parvenir. Ayant fui un mariage arrangé par son propre clan, elle ne peut pas demander au clan Sheikhal de la protéger contre son ex-mari.

2.3Après avoir fui la Somalie et son ex-mari, l’auteur a découvert qu’elle était enceinte. Elle est entrée en Libye et a été placée pendant quatre mois dans un centre de détention, où elle a donné naissance à sa fille S.

2.4Après avoir été libérée du centre de détention, à une date non précisée, l’auteur a fui la Libye et s’est embarquée pour l’Europe. Au bout de quatre jours en mer, le navire n’avait plus de carburant et l’auteur et les autres passagers se sont trouvés à court de nourriture et d’eau. Ils ont été secourus par les gardes-côtes italiens en mai 2008 et conduits à Lampedusa. Là, l’auteur s’est vu offrir de la nourriture et une assistance médicale et ses empreintes digitales ont été enregistrées. Puis, l’auteur et sa fille, en même temps que d’autres demandeurs d’asile, ont été transférées par les autorités italiennes en Sicile, par avion. À leur arrivée, l’auteur et sa fille ont été hébergées dans une structure d’accueil, où elles ont vécu avec huit autres femmes dans une seule pièce. Pendant leur séjour de quatre mois, on leur a donné de la nourriture, un abri et un accès à des installations sanitaires, et l’auteur a été interrogée au sujet de sa demande d’asile.

2.5Le 3 septembre 2008, l’auteur et sa fille se sont vu accorder une protection subsidiaire par les autorités italiennes et délivrer un permis de séjour pour une période de validité allant du 3 septembre 2008 au 4 novembre 2011. Le permis de séjour n’a pas été renouvelé et n’est donc plus valable.

2.6Le lendemain du jour où l’auteur s’est vu délivrer un permis de séjour, elle a été informée par le personnel du centre d’accueil qu’elle ne pouvait plus rester là et qu’elle ne serait pas aidée dans sa recherche d’un autre abri temporaire, d’un emploi ou d’un logement plus permanent.

2.7L’auteur a essayé en vain de trouver un logement et un emploi, et s’est retrouvée sans abri avec sa fille âgée de 1 an. Elles dormaient dans les gares et sur les places de marché, et se nourrissaient grâce à la mendicité et aux distributions alimentaires des églises.

2.8Sa situation étant devenue critique en Italie, l’auteur, à une date non précisée, s’est rendue aux Pays-Bas où elle a déposé une demande d’asile. Au cours de son séjour dans ce pays, elle est tombée enceinte d’un homme d’origine somalienne. En septembre 2009, l’auteur et sa fille ont été renvoyées par les autorités néerlandaises en Italie, où le permis de séjour de l’auteur était toujours valide. Elle a été informée par les autorités néerlandaises qu’elle recevrait une assistance humanitaire des autorités italiennes une fois arrivée à Rome. Or, il n’en a rien été, et le personnel de l’aéroport lui a demandé de quitter les lieux. Par conséquent, l’auteur, qui était alors enceinte, a vécu dans les rues de Rome avec sa fille de 2 ans. Elles dormaient dans des gares ou, à l’occasion, dans des campements de fortune avec d’autres réfugiés somaliens. À un certain moment, l’auteur s’est rendue en train à Milan pour chercher du travail et un logement, en vain.

2.9À une date non précisée, l’auteur est retournée en Sicile avec sa fille et a demandé une assistance humanitaire auprès d’un bureau de Caritas. Elle a obtenu un repas et des vêtements pour sa fille, mais a été informée que Caritas ne pouvait pas l’aider à trouver des solutions de logement temporaires ou permanentes. L’auteur a vécu dans la rue en Sicile avec sa fille, survivant grâce à la mendicité et aux distributions alimentaires des églises. Pendant sa grossesse, l’auteur a dormi avec sa fille dans des gares ou, lorsque cela était possible, chez d’autres personnes d’origine somalienne. L’auteur n’a pas bénéficié d’examens médicaux ni de soins pendant sa grossesse car on l’avait informée qu’elle devait avoir une adresse pour obtenir un rendez-vous médical.

2.10Alors que l’auteur était enceinte de neuf mois, une femme d’origine somalienne l’a hébergée dans son appartement. Lorsqu’elle était sur le point d’accoucher, son hôtesse a appelé les secours, mais après avoir entendu l’adresse, le personnel du centre d’appel d’urgence a refusé d’envoyer une ambulance, le quartier étant connu pour abriter de nombreuses personnes d’origine somalienne en situation irrégulière. L’auteur a donc accouché à domicile sans assistance professionnelle. Le lendemain matin, elle s’est rendue à l’hôpital pour faire examiner son nourrisson, mais elle a été éconduite. Deux semaines plus tard, l’auteur, ses deux enfants et leur hôtesse ont été expulsés de l’appartement.

2.11Ensuite, l’auteur, mère célibataire de deux enfants en bas âge, a vécu dans la rue ou, à l’occasion, chez d’autres personnes d’origine somalienne qu’elle ne connaissait pas très bien. L’auteur et ses enfants étaient entièrement tributaires de la mendicité ou de la nourriture distribuée par les églises. Chaque jour, elle craignait de ne pas pouvoir donner à manger à ses enfants et trouver un abri sûr pour la nuit.

2.12L’auteur était dans l’incapacité de régler les frais de 250 euros nécessaires pour renouveler son permis de séjour italien, étant donné qu’elle était sans revenu. En octobre 2011, elle s’est rendue en Suède en quête d’asile. Lorsqu’elle a appris que les autorités suédoises avaient l’intention de la renvoyer en Italie, elle a poursuivi sa route jusqu’au Danemark, où elle a demandé l’asile le 25 juin 2012.

2.13Le 19 novembre 2013, le Service danois de l’immigration a considéré que l’auteur, en raison de sa situation en Somalie, avait besoin d’une protection subsidiaire, mais qu’elle devait être transférée en Italie puisque l’Italie était son premier pays d’asile. L’auteur a fait appel de cette décision devant la Commission de recours des réfugiés. Le 22 décembre 2014, l’auteur a accouché d’un troisième enfant, F.

2.14 Le 6 février 2014, la Commission de recours des réfugiés a confirmé la décision du Service danois de l’immigration, déclarant que l’auteur avait besoin d’une protection subsidiaire mais devait être renvoyée en Italie en application du principe du premier pays d’asile (Règlement Dublin).

2.15L’auteur souffre d’asthme, une pathologie qu’elle a développée en vivant dans la rue en Italie. Son état exige la prise de médicaments et elle a été hospitalisée une fois au Danemark après avoir trop tardé à prendre son traitement par inhalation.

2.16L’auteur affirme qu’elle a épuisé tous les recours internes au Danemark après la décision négative, en date du 6 février 2014, rendue par la Commission de recours des réfugiés danoise, puisque cette décision est définitive et n’est pas susceptible de recours. L’auteur soutient que la Commission de recours des réfugiés danoise a fondé sa décision négative sur le fait qu’elle avait obtenu un permis de séjour temporaire en Italie, lorsqu’elle était entrée pour la première fois dans ce pays, en raison de sa situation en Somalie, et qu’elle pouvait entrer dans ce pays et y séjourner légalement en attendant le renouvellement de son permis de séjour. La Commission a déclaré qu’il n’y avait pas de « raison suffisante » de ne pas considérer l’Italie comme premier pays d’asile de l’Union européenne dans le cas de l’auteur. Cependant, la Commission a indiqué que « la majorité [des membres] de la Commission de recours des réfugiés [avaient] conclu que les informations générales concernant la situation des demandeurs d’asile ayant obtenu un permis de séjour temporaire en Italie étayaient, dans une certaine mesure, l’idée que les conditions humanitaires dans lesquelles se trouvait ce groupe se rapprochaient d’un niveau tel qu’il ne serait plus possible de considérer l’Italie comme un premier pays d’asile sûr.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme qu’en l’expulsant, elle et ses enfants, vers l’Italie, les autorités danoises commettraient une violation des droits qu’ils tiennent de l’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Elle affirme que les conditions d’accueil en Italie et les normes humanitaires fondamentales concernant les réfugiés détenteurs d’un permis de séjour en cours de validité ou venu à expiration ne sont pas conformes aux obligations internationales en matière de protection. À ce propos, l’auteur cite un rapport indiquant que les personnes sollicitant une protection internationale qui retournent en Italie alors qu’elles y avaient déjà reçu une forme de protection et bénéficié du dispositif d’accueil ne pouvaient prétendre à être hébergées dans les structures d’accueil du pays. Elle soutient que son expérience dénote des défaillances systémiques en matière d’assistance élémentaire pour les demandeurs d’asile et les réfugiés en Italie, en particulier pour les membres de groupes vulnérables, et qu’elle-même et ses enfants risqueraient de se retrouver sans abri, dans le dénuement et avec un accès très limité aux soins médicaux s’ils étaient transférés en Italie. Elle fait valoir que les demandeurs d’asile en Italie ont de grandes difficultés pour accéder aux services de santé. Elle affirme que compte tenu de cette situation, l’Italie ne satisfait pas actuellement aux critères humanitaires requis pour l’application du principe de renvoi vers le premier pays d’asile.

3.2L’auteur affirme que sa situation est différente du cas de Mohammed Hussein et autres c. Pays-Bas et Italie, parce qu’elle a déjà fait l’expérience d’un transfert des Pays-Bas vers l’Italie et qu’elle n’a reçu aucune assistance des autorités italiennes, que ce soit à son arrivée ou par la suite, pour subvenir aux besoins essentiels de sa famille (logement, nourriture, assistance médicale lors de l’accouchement) ou chercher un travail, trouver un logement plus permanent et s’intégrer dans la société italienne.

3.3L’auteur ajoute que s’ils devaient retourner en Italie, ses enfants et elle courraient un risque réel de subir un traitement inhumain et dégradant car, à la lumière de son expérience antérieure et de l’évolution de la situation, ils risqueraient de se retrouver dans le dénuement et sans abri, sans aucun espoir de trouver une solution humanitaire à long terme. L’auteur appelle l’attention sur le fait qu’elle est mère célibataire de trois enfants en bas âge, dont le plus jeune a 2 mois et demi. Elle indique qu’après avoir été invitée à quitter les structures d’accueil italiennes en septembre 2008, quand elle a obtenu une protection subsidiaire, elle n’avait pas été en mesure de trouver un logement, d’obtenir des soins médicaux et de trouver un emploi ou une solution humanitaire durable pour elle-même et ses enfants. Elle dit que son permis de séjour italien est arrivé à expiration en novembre 2011 et qu’elle n’a pas les moyens de le faire renouveler ou de se procurer un abri et de la nourriture dans l’attente de son renouvellement.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans ses observations datées du 31 octobre 2014, l’État partie a indiqué que, dans une décision en date du 23 juillet 2014, la Commission de recours des réfugiés danoise avait rejeté la requête de l’auteur demandant la réouverture de sa procédure d’asile. L’État partie estime que la communication est manifestement infondée et devrait donc être déclarée irrecevable; pour les mêmes raisons, l’Etat partie considère qu’elle est entièrement dénuée de fondement. En particulier, l’État partie considère que l’auteur n’a fourni aucune nouvelle information ou considération essentielle concernant sa situation au-delà des informations déjà invoquées pendant la procédure d’asile, et que la Commission de recours des réfugiés avait déjà pris en compte ces informations dans ses décisions en date du 6 février et du 23 juillet 2014. La Commission de recours des réfugiés a considéré que l’auteur avait déjà bénéficié d’une protection subsidiaire en Italie et qu’elle pouvait rentrer en Italie et y séjourner légalement avec ses enfants; par conséquent, l’Italie est considérée comme « pays de premier asile », ce qui justifie le refus des autorités danoises de lui accorder l’asile, conformément à l’article 7 (par. 3) de la loi relative aux étrangers. En appliquant le principe du pays de premier asile, la Commission de recours des réfugiés exige au minimum que le demandeur d’asile soit protégé contre le refoulement et qu’il soit en mesure d’entrer et de s’établir légalement dans le pays concerné.

4.2Selon l’État partie, une telle protection comprend certains éléments sociaux et économiques, puisque les demandeurs d’asile doivent être traités conformément à des normes humanitaires fondamentales et que leur intégrité personnelle doit être protégée. L’élément essentiel d’une telle protection est que l’intéressé a droit au respect de sa sécurité personnelle, aussi bien au moment de son entrée qu’au cours de son séjour dans le pays de premier asile. Toutefois, il n’est pas possible d’exiger que le demandeur d’asile ait exactement les mêmes conditions sociales et le même niveau de vie que les ressortissants du pays d’accueil.

4.3En réponse aux allégations de l’auteur relatives à la situation humanitaire en Italie, l’État partie renvoie à la décision d’irrecevabilité prononcée en 2013 par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Mohammed Hussein et autres c. Pays-Bas et Italie. Dans cette affaire, tenant compte des rapports établis par des organisations tant gouvernementales que non gouvernementales, la Cour a considéré que, « malgré certains défauts, il n’a pas été démontré que la situation générale et les conditions de vie en Italie des demandeurs d’asile, des réfugiés acceptés et des étrangers ayant obtenu un permis de résidence à des fins de protection internationale ou pour considérations d’ordre humanitaire présentait un quelconque manquement systématique à l’obligation d’héberger les demandeurs d’asile et de leur fournir d’autres formes d’assistance en tant que membres d’un groupe de population particulièrement vulnérable, comme cela avait été le cas dans l’affaire M. S. S. c. Belgique et Grèce ». La Cour a estimé que les griefs de la requérante étaient manifestement infondés et irrecevables, et que l’intéressée pouvait être renvoyée en Italie. Dans le cas présent, l’État partie considère que, bien que l’auteur se soit appuyée sur les conclusions de la Cour européenne dans l’affaire M. S. S. c. Belgique et Grèce (2011), la décision que la Cour a rendue dans l’affaire Mohammed Hussein (2013) est plus récente et traite spécifiquement de la situation en Italie. La Cour a fait observer qu’une personne qui obtenait une protection subsidiaire en Italie se voyait accorder un permis de séjour de trois ans renouvelable qui permettait à son détenteur de travailler, d’obtenir un document de voyage pour étrangers, de bénéficier du regroupement familial et d’avoir accès aux prestations générales en matière d’assistance sociale, de soins de santé, de logement social et d’éducation.

4.4Le rapport 2012 du Conseil de l’Europe cité par l’auteur était déjà disponible au moment où la Cour a rendu sa décision dans l’affaire Mohammed Hussein , de même que le rapport 2012 du Département d’État des États-Unis sur l’Italie. L’information selon laquelle certains étrangers vivaient dans des bâtiments abandonnés à Rome et n’avaient qu’un accès limité aux services publics figurait dans la décision relative à l’affaire Mohammed Hussein . Enfin, le rapport 2013 d’AIDA sur l’Italie, également cité par l’auteur, indiquait que certains demandeurs d’asile qui n’avaient pas accès aux centres d’accueil étaient contraints de vivre dans des « camps de fortune », souvent surpeuplés (voir p. 37). La mise à jour de ce rapport en date de novembre 2013 indique qu’il s’agissait des conditions d’accueil en Italie des demandeurs d’asile, et non des étrangers ayant déjà obtenu un permis de séjour. L’auteur s’est appuyée essentiellement sur des rapports et d’autres renseignements d’ordre général relatifs aux conditions d’accueil en Italie qui concernaient les demandeurs d’asile, y compris les personnes renvoyées conformément au Règlement Dublin, et non les personnes qui, comme elle-même, avaient déjà obtenu une protection subsidiaire. Qui plus est, s’il est vrai que l’auteur a dit souffrir d’asthme et nécessiter un traitement, les informations disponibles indiquent qu’elle aurait accès à des soins de santé en Italie.

4.5En conséquence, l’État partie conclut que le renvoi de l’auteur et de ses enfants en Italie ne constituera pas une violation de l’article 7 du Pacte, et que l’auteur n’a pas fourni d’éléments permettant d’établir qu’elle serait soumise à un risque de préjudice irréparable en Italie.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Dans ses commentaires en date du 3 décembre 2014, l’auteur soutient que les conditions de vie en Italie des demandeurs d’asile et des bénéficiaires d’une protection (subsidiaire) internationale sont analogues, dans la mesure où il n’existe dans ce pays aucun dispositif d’intégration efficace. Les demandeurs d’asile et les bénéficiaires d’une protection subsidiaire font souvent face aux mêmes grandes difficultés pour trouver un abri élémentaire, accéder à des installations sanitaires et se nourrir. L’auteur fait référence à un rapport selon lequel le véritable problème concerne ceux qui sont renvoyés en Italie et qui bénéficiaient déjà d’une certaine forme de protection. Ils auront probablement déjà séjourné dans au moins une des solutions d’hébergement disponibles à leur arrivée, mais, s’ils ont quitté le centre de leur plein gré avant le délai fixé, ils ne peuvent plus prétendre à être hébergés dans les centres publics d’accueil pour demandeurs d’asile (CARA). La plupart des personnes qui occupent des bâtiments abandonnés à Rome appartiennent à cette dernière catégorie. Il se trouve que le manque de lieux d’hébergement est un problème de taille, en particulier pour les personnes renvoyées en Italie qui, pour la plupart, bénéficient d’une protection internationale ou humanitaire.

5.2L’auteur conteste également l’interprétation que fait l’État partie de la jurisprudence de la Cour européenne. Elle soutient que la décision adoptée dans l’affaire Mohammed Hussein se fondait sur l’hypothèse selon laquelle les autorités italiennes, après notification, prévoiraient une solution appropriée pour accueillir la famille de la requérante en Italie. L’auteur fait valoir qu’elle aussi a été transférée des Pays-Bas vers l’Italie et qu’elle n’a reçu aucune assistance des autorités italiennes pour lui permettre de subvenir aux besoins élémentaires de sa famille, tel qu’abri, nourriture, soins médicaux, emploi, logement permanent ou insertion dans la société italienne. De ce fait, compte tenu de cette expérience, rien ne permet de supposer que les autorités italiennes prépareront son retour dans le respect des normes fondamentales relatives aux droits de l’homme.

5.3En outre, l’auteur fait valoir que l’arrêt plus récent rendu par la Cour européenne dans l’affaire Tarakhel c. Suisse (4 novembre 2014), qui portait sur des faits similaires, vient étayer sa demande de non-renvoi en Italie. L’auteur relève que dans l’affaire Tarakhel, la Cour a déclaré que la présomption selon laquelle un État participant au système de Dublin respectera les droits fondamentaux prévus par la Convention européenne des droits de l’homme n’était pas irréfragable. La Cour a également conclu que, vu la situation actuelle en Italie, « l’on ne saurait écarter comme dénuée de fondement l’hypothèse d’un nombre significatif de demandeurs d’asile privés d’hébergement ou hébergés dans des structures surpeuplées dans des conditions de promiscuité, voire d’insalubrité ou de violence ». La Cour a invité les autorités suisses à obtenir de leurs homologues italiennes des garanties concernant une prise en charge des requérants (une famille) dans des installations et des conditions adaptées à l’âge des enfants; faute de quoi, la Suisse commettrait une violation de l’article 3 de la Convention européenne en transférant les requérants en Italie. L’auteur fait valoir que, au vu de cette conclusion, l’absence criante de logements pour les bénéficiaires d’une protection subsidiaire renvoyés en Italie relève du champ d’application de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme et de l’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. En conséquence, l’auteur réaffirme que son expulsion, avec ses enfants, vers l’Italie, constituerait une violation de l’article 7 du Pacte.

Observations complémentaires de l’État partie

6.1 Le 17 février 2015, l’État partie a formulé des observations au sujet de l’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Tarakhel c. Suisse etafait observer que, en renvoyant à sa jurisprudence, la Cour avait réaffirmé que l’article 3 ne saurait être interprété comme obligeant les Hautes Parties contractantes à garantir un droit au logement à toute personne relevant de leur juridiction ni n’entraînait un devoir général de fournir aux réfugiés une assistance financière pour qu’ils puissent maintenir un certain niveau de vie. De l’avis de l’État partie, l’affaire Tarakhel, qui concernait une famille ayant le statut de demandeur d’asile en Italie, ne s’écarte pas de la jurisprudence de la Cour concernant les personnes et les familles ayant un permis de séjour en Italie, illustrée, entre autres, par la décision adoptée dans l’affaire Mohammed Hussein. En conséquence, l’État partie est d’avis qu’il ne peut pas être déduit de l’arrêt rendu dans l’affaire Tarakhel que les États sont tenus d’obtenir des garanties individuelles auprès des autorités italiennes avant de renvoyer des personnes ou des familles ayant besoin de protection qui avaient déjà obtenu un permis de séjour en Italie.

6.2 À cet égard, l’État partie réaffirme qu’il ressort de la décision adoptée dans l’affaire Mohammed Hussein (par. 37 et 38) que les personnes dont le statut de réfugié a été reconnu ou qui se sont vu accorder une protection subsidiaire en Italie ont le droit de bénéficier des régimes généraux en matière d’aide sociale, de soins de santé, de logement social et d’éducation en vertu du droit interne italien.

6.3 En conséquence, l’État partie réaffirme que l’article 7 du Pacte ne s’oppose pas à ce qu’il applique le Règlement Dublin à l’égard de personnes ou de familles qui, comme l’auteur, ont obtenu un permis de séjour en Italie.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

7.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.3Le Comité prend note de l’affirmation de l’auteur qui dit avoir épuisé tous les recours internes utiles disponibles. En l’absence de toute objection de l’État partie sur ce point, le Comité considère que les conditions énoncées au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif sont réunies.

7.4Le Comité note que l’État partie conteste la recevabilité de la communication au motif que les griefs que l’auteur tire de l’article 7 du Pacte sont manifestement infondés. Le Comité considère cependant que l’argument invoqué par l’État partie à l’appui de la non-recevabilité est intimement lié au fond de l’affaire et devrait donc être examiné à ce stade.

7.5Le Comité déclare la communication recevable en ce qu’elle semble soulever des questions au titre de l’article 7 du Pacte, et procède à son examen quant au fond.

Examen au fond

8.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

8.2Le Comité prend note du grief de l’auteur qui affirme que son expulsion avec ses trois enfants mineurs vers l’Italie, sur la base du principe du « premier pays d’asile » du Règlement Dublin, les exposerait à un risque de préjudice irréparable, en violation de l’article 7 du Pacte. L’auteur se fonde, notamment, sur le traitement qu’elle a effectivement subi après s’être vu accorder un permis de séjour en Italie en septembre 2008, ainsi que sur les conditions générales d’accueil des demandeurs d’asile et des réfugiés qui entrent en Italie, telles qu’elles sont décrites dans différents rapports.

8.3Le Comité rappelle son observation générale no 31, dans laquelle il mentionne l’obligation des États parties de ne pas extrader, déplacer ou expulser quelqu’un ou le transférer par d’autres moyens de leur territoire s’il existe des motifs sérieux de croire qu’il y a un risque de préjudice irréparable dans le pays vers lequel doit être effectué le renvoi ou dans tout pays vers lequel la personne concernée peut être renvoyée par la suite, tel que le préjudice envisagé aux articles 6 et 7 du Pacte. Le Comité a aussi établi qu’un tel risque doit être personnel et qu’il faut des motifs sérieux de conclure à l’existence d’un risque réel de préjudice irréparable. Le Comité rappelle que, d’une manière générale, c’est aux organes des États parties au Pacte d’examiner ou d’apprécier les faits et les preuves en vue d’établir l’existence d’un tel risque.

8.4Le Comité relève que, d’après les déclarations non contestées de l’auteur, après un séjour initial de quatre mois dans un CARA en Sicile (Italie), en septembre 2008, l’auteur et sa fille aînée se sont vu accorder une protection subsidiaire et un permis de séjour d’une durée de validité de trois ans. Le lendemain du jour où le permis de séjour a été délivré, l’auteur a été informée qu’elle ne pouvait plus rester dans le centre d’accueil; elle s’est donc retrouvée sans abri ni moyens de subsistance. Elle a quitté l’Italie pour les Pays-Bas, mais elle a été renvoyée en Italie en septembre 2009 avec son enfant mineur, et a de nouveau été livrée à elle-même, sans aucune assistance sociale ou humanitaire des autorités italiennes, y compris pendant sa grossesse, alors même qu’elle détenait un permis de séjour valide. Du fait de son dénuement et de sa vulnérabilité, elle n’a pas pu faire renouveler son permis de séjour italien en 2011. En 2011, elle s’est rendue en Suède, puis au Danemark, où elle a demandé l’asile en juin 2012. Aujourd’hui, l’auteur, demandeur d’asile et mère célibataire de trois enfants mineurs, souffrant d’asthme, se trouve dans une situation de grande vulnérabilité.

8.5Le Comité prend note des différents rapports soumis par l’auteur. Il relève en outre que des rapports récents soulignent le manque de places disponibles dans les structures d’accueil en Italie pour les demandeurs d’asile et les personnes renvoyées en application du Règlement Dublin. Le Comité prend note, en particulier, de l’affirmation de l’auteur selon laquelle les personnes renvoyées en Italie qui, comme elle, s’étaient déjà vu accorder une forme de protection et avaient bénéficié des structures d’accueil quand elles se trouvaient dans ce pays, ne peuvent prétendre à être hébergées dans les CARA.

8.6Le Comité relève en outre que la majorité des membres de la Commission de recours des réfugiés danoise avaient conclu, le 6 février 2014, que les informations générales concernant la situation des demandeurs d’asile ayant obtenu un permis de séjour temporaire en Italie étayaient, dans une certaine mesure, l’idée que les conditions humanitaires dans lesquelles se trouvait ce groupe se rapprochaient d’un niveau tel qu’il ne serait plus possible de considérer l’Italie comme un premier pays d’asile sûr (voir par. 2.16 ci-dessus).

8.7Le Comité prend note de la conclusion de la Commission de recours des réfugiés selon laquelle l’Italie devrait être considérée en l’espèce comme « pays de premier asile », ainsi que de la position de l’État partie affirmant que le pays de premier asile est tenu de fournir aux demandeurs d’asile certains éléments sociaux et économiques conformément à des normes humanitaires fondamentales, mais qu’il n’est pas exigé que ces personnes aient exactement les mêmes conditions sociales et le même niveau de vie que les ressortissants du pays d’accueil (voir par. 4.1 et 4.2 ci-dessus). Il relève que l’État partie a aussi fait référence à une décision de la Cour européenne des droits de l’homme indiquant que, malgré certains défauts, la situation en Italie ne présentait pas de manquement systématique à l’obligation de fournir une assistance ou des structures de prise en charge aux demandeurs d’asile (voir par. 4.3 ci-dessus).

8.8Cependant, le Comité considère que l’État partie n’a pas suffisamment tenu compte dans sa conclusion des renseignements détaillés fournis par l’auteur, qui a présenté de nombreuses informations fondées sur son expérience personnelle montrant que, bien qu’ayant obtenu un permis de séjour en Italie, elle s’est retrouvée par deux fois dans une situation de dénuement et de précarité extrême. De plus, l’État partie n’explique pas comment le permis de séjour qui a été accordé à l’auteur et qui est maintenant venu à expiration la protégerait, elle et ses trois enfants mineurs, des privations et de la misère qu’elle avait déjà connues en Italie, si elle était renvoyée avec ses enfants dans ce pays.

8.9Le Comité rappelle que les États parties devraient accorder une attention suffisante au risque réel et personnel qu’encourt une personne si elle est expulsée et considère que l’État partie devait effectuer une évaluation personnalisée du risque que l’auteur courrait en Italie et non se fonder sur des informations d’ordre général et sur l’hypothèse que l’auteur, puisqu’elle avait bénéficié d’une protection subsidiaire par le passé, aurait en principe le droit de travailler et de recevoir des prestations sociales en Italie aujourd’hui. Le Comité considère que l’État partie n’a pas suffisamment analysé l’expérience personnelle de l’auteur et les conséquences prévisibles de son renvoi forcé en Italie. Il n’a pas non plus cherché à obtenir des autorités italiennes l’assurance que l’auteur et ses trois enfants mineurs seraient pris en charge dans des conditions compatibles avec leur situation de demandeurs d’asile ayant droit à une protection temporaire et avec les garanties prévues à l’article 7 du Pacte, en demandant à l’Italie de s’engager : a) à renouveler les permis de séjour de l’auteur et de ses enfants et à ne pas les expulser d’Italie; et b) à accueillir l’auteur et ses enfants dans des conditions adaptées à l’âge de ces derniers et à la situation de vulnérabilité de la famille, leur permettant ainsi de rester en Italie.

8.10Par conséquent, le Comité considère que, dans les circonstances de l’espèce, le renvoi de l’auteur et de ses trois enfants mineurs en Italie en application de la décision initiale de la Commission de recours des réfugiés danoise constituerait une violation de l’article 7 du Pacte.

9.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, constate que l’expulsion de l’auteur et de ses trois enfants vers l’Italie constituerait une violation des droits qu’ils tiennent de l’article 7 du Pacte.

10.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à Warda Osman Jasin, l’auteur de la présente communication, un recours utile, notamment sous la forme d’un réexamen complet de ses griefs, compte tenu des obligations incombant à l’État partie en vertu du Pacte, des présentes constatations du Comité et de la nécessité d’obtenir de l’Italie les garanties énoncées au paragraphe 8.9 ci-dessus, le cas échéant. L’État partie est également prié de ne pas expulser l’auteur vers l’Italie tant que sa demande d’asile est en cours de réexamen. Il est aussi tenu de veiller à éviter d’exposer d’autres personnes à des risques analogues qui constitueraient une violation de l’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

11.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est en outre invité à rendre celles-ci publiques et à veiller à ce qu’elles soient traduites dans la langue officielle de l’État et largement diffusées.

Appendice I

Opinion individuelle (dissidente) du membre du Comité Dheerujlall Seetulsingh

1.Malgré toute la compréhension que l’on peut éprouver à l’égard de la situation de l’auteur et de ses trois enfants, je ne partage pas l’opinion selon laquelle l’État partie commettrait une violation de l’article 7 du Pacte en l’espèce s’il les expulsait vers l’Italie (le pays de premier asile). Une telle conclusion élargirait indûment la portée de l’article 7, qui s’appliquerait dès lors à la situation de milliers de personnes pauvres et démunies dans le monde, en particulier de celles qui cherchent aujourd’hui à quitter le Sud pour le Nord. Il n’existe aucun précédent, dans la jurisprudence du Comité, à l’appui de l’élargissement du champ d’application de l’article 7.

2.L’auteur est arrivée en Italie seule en provenance de Somalie alors qu’elle était enceinte, en 2008. Elle a obtenu un permis de séjour valable jusqu’en novembre 2011. Or, peu après 2008, elle a décidé de partir avec sa fille pour les Pays-Bas, où elle s’est de nouveau retrouvée enceinte. Elles ont été renvoyées en Italie, où elle a accouché d’un deuxième enfant. En octobre 2011, elle a quitté l’Italie pour la Suède, qui lui a refusé l’asile; elle est alors partie au Danemark. Elle n’a pas fait renouveler son permis de séjour italien, qui venait à expiration en novembre 2011, soi-disant faute de moyens. Elle a cependant trouvé les moyens de traverser l’Europe. En novembre 2013, le Service danois de l’immigration a décidé que l’auteur devait être renvoyée en Italie. Bien que se trouvant dans cette situation difficile, avec deux enfants en bas âge, l’auteur a donné naissance à un troisième enfant au Danemark, en décembre 2014. Elle semble avoir totalement ignoré l’existence et l’utilité de la contraception, faisant preuve par là d’un certain degré d’irresponsabilité dans son comportement et aggravant sa situation précaire et celle de ses jeunes enfants.

3.Le Comité rappelle (voir par. 8.3 des constatations) que c’est aux autorités de l’État partie d’apprécier le risque auquel l’auteur serait exposée si elle était expulsée vers le pays de premier asile. La décision prise était susceptible d’appel devant la Commission de recours des réfugiés danoise, qui était présidée par un juge. L’appréciation souveraine des faits doit revenir à l’État partie, à moins d’une erreur manifeste d’appréciation, d’une erreur de droit ou d’une application erronée de la loi ou des dispositions du Pacte aux faits. Tel n’est pas le cas ici. Dans la mesure où les autorités de l’État partie ont pris en compte tous les faits avant de prendre leur décision, il est difficile de souscrire aux conclusions lourdes de conséquences de la majorité des membres du Comité (voir par. 8.9 des constatations) selon lesquelles l’État partie » n’a pas suffisamment analysé l’expérience personnelle de l’auteur ». La Commission de recours a bien pris en compte le fait que la situation de l’auteur en Italie serait difficile, mais a de fait déterminé qu’il n’y avait pas de motifs sérieux de conclure qu’elle subirait un « préjudice irréparable » si elle était expulsée. Cette question a donc été traitée correctement.

4.Le fait que les conditions de vie sont meilleures au Danemark qu’en Italie n’est pas un motif suffisant pour conclure que l’auteur serait soumise à un traitement inhumain et dégradant si elle était expulsée vers le pays de premier asile. Il n’y a pas non plus de raison de croire qu’elle serait obligée de retourner dans son pays d’origine (la Somalie) à cause de conditions de vie très difficiles en Italie, ou que l’Italie l’expulserait vers son pays d’origine où elle risquerait d’être soumise à la torture ou à d’autres traitements cruels, inhumains ou dégradants. Les autorités italiennes n’ont pas envisagé une telle démarche quand elle se trouvait en Italie, entre 2008 et 2011. Par conséquent, la situation envisagée et la préoccupation exprimée dans l’opinion individuelle concordante de MM. Shany et Vardzelashvili ne sont pas pertinentes ici.

5.Enfin, présumer une violation de l’article 7 revient à introduire la notion de réfugiés économiques dans le cadre du Pacte, ce qui crée un dangereux précédent en vertu duquel les demandeurs d’asile et les réfugiés seraient en droit de se déplacer d’un pays à l’autre en quête de conditions de vie meilleures que dans le pays de premier asile. La protection subsidiaire peut varier d’un pays à l’autre en fonction des ressources économiques de chaque pays. Les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme invoquées par l’auteur ne correspondent pas au cas de l’auteur.

6.En ce qui concerne la situation particulière de l’auteur, l’État partie est le seul à pouvoir prendre une décision définitive, mais l’auteur a une grande part de responsabilité pour s’être placée dans une « situation de vulnérabilité » en mettant au monde trois enfants entre 2008 et 2014.

7.S’il est vrai que le Pacte doit être considéré comme un instrument vivant capable de répondre aux nouvelles situations pouvant survenir quelque cinquante ans après son adoption, il est assurément risqué d’étendre la portée de l’article 7 à la situation décrite dans le cas présent, car cela pourrait avoir de graves conséquences et créer d’innombrables problèmes dont la solution ne relève pas du champ d’application du Pacte.

Appendice II

Opinion individuelle (concordante) des membres du Comité Yuval Shany et Konstantine Vardzelashvili

1.Nous convenons que, dans les circonstances de l’espèce, expulser l’auteur et ses enfants vers l’Italie sans procéder à une appréciation individuelle de leur situation personnelle et sans considérer la nécessité d’obtenir des autorités italiennes les garanties suffisantes qui leur permettront d’accéder aux services sociaux les plus élémentaires constituerait une violation de l’article 7 du Pacte. Nous souhaitons cependant clarifier un aspect qui n’a pas été suffisamment expliqué dans les constatations du Comité. Nous croyons que l’approche du Comité aurait dû se fonder plus explicitement sur la situation singulière de l’auteur et de ses enfants en tant que demandeurs d’asile ayant droit à une protection subsidiaire, et non pas simplement sur la situation de dénuement économique dans laquelle l’auteur s’était trouvée et risque de se retrouver en cas d’expulsion vers l’Italie. Selon nous, c’est cette situation singulière qui crée l’obligation pour l’État partie de ne pas expulser l’auteur et ses enfants vers l’Italie.

2.La situation des demandeurs d’asile ayant droit à une protection subsidiaire ou complémentaire est expressément réglementée dans la conclusion no 103(LVI) (2005) du Comité exécutif (ExCom) du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et régie, pour la plupart des États membres de l’Union européenne, dont l’Italie, par le système d’attribution des responsabilités établi par le Règlement (CE) no 343/2003 du Conseil (Règlement Dublin II), tel que modifié par le Règlement (CE) no 604/2013 du Conseil (Règlement Dublin III). Conformément à ces instruments, les personnes ayant droit à une protection subsidiaire ne doivent pas être renvoyées dans leur pays d’origine ou dans des pays tiers « non sûrs » (non-refoulement); et, conformément aux principes directeurs du HCR et aux directives du Conseil, elles devraient aussi pouvoir jouir des droits économiques et sociaux fondamentaux dans les pays hôtes. En fait, ces deux droits semblent être, au moins dans certains cas, étroitement liés, puisque l’incapacité d’exercer les droits économiques et sociaux les plus élémentaires, qui permettraient aux demandeurs d’asile de rester dans le pays d’asile, peut finir par ne leur laisser d’autre choix que celui de retourner dans leur pays d’origine, rendant de fait illusoire leur droit au non-refoulement prévu par le droit international des réfugiés. La même logique s’applique aux obligations de non-refoulement qui incombent aux États parties en vertu du Pacte : placer des personnes qui ne devraient pas être renvoyées dans leur pays d’origine dans des conditions de vie intolérables dans le pays d’accueil peut les obliger à rentrer, malgré le risque réel de violations graves des droits de l’homme qui les attend dans leur État d’origine.

3.Bien que nous soyons d’avis que les conditions très difficiles qu’ont connues l’auteur et sa famille en Italie puissent constituer une violation d’un certain nombre de droits garantis par le Pacte, elles n’outrepassent pas, en soi, le seuil élevé de risque en matière de non-refoulement prévu par le Pacte, à savoir un risque réel de grave violation des droits les plus fondamentaux garantis par le Pacte, tels que la privation de la vie ou la torture. Il s’ensuit que, si l’auteur avait été de nationalité italienne, ou même une ressortissante étrangère dont les droits fondamentaux ne risquaient pas d’être gravement violés dans son pays d’origine, nous ne considérerions pas que le Danemark aurait l’obligation juridique de ne pas l’expulser avec sa famille vers l’Italie. Dans pareil cas, l’Italie serait exonérée des obligations qui lui incombent au titre du Pacte à l’égard des personnes expulsées, à leur arrivée, conformément au Règlement Dublin II, et le Danemark ne serait pas tenu de continuer à les accueillir sur son territoire pour une période indéterminée.

4.Toutefois, dans les circonstances particulières de l’espèce, la réunion exceptionnelle des facteurs suivants : i) la situation juridique peu claire en Italie de l’auteur et de ses enfants, suite à l’expiration du permis de séjour de l’auteur; ii) la vulnérabilité extrême de l’auteur et de sa famille étant donné leur état de santé et leur âge; iii) l’incapacité démontrée du système de protection sociale italien à répondre aux besoins les plus élémentaires de l’auteur et de ses enfants, en dépit de leur droit à une protection subsidiaire; et iv) l’absence de garanties suffisantes pour l’octroi d’une telle protection après l’expulsion envisagée – fait sérieusement douter de la possibilité de considérer réellement l’Italie comme un « pays sûr » pour cet auteur spécifique et ses enfants. Par conséquent, renvoyer l’auteur dans un pays qui ne lui offre pas un niveau minimum de protection sociale correspondant à son statut protégé, sans qu’elle ait d’autre solution de réinstallation, peut au bout du compte l’obliger à retourner avec sa famille dans son pays d’origine – la Somalie – malgré le risque réel de torture qui l’attend dans ce pays et en dépit de son droit au non-refoulement prévu par le Pacte.

5.Puisque le Service danois de l’immigration n’a pas considéré l’effet qu’aurait sa décision d’expulser l’auteur et sa famille sur leur capacité réelle à exercer effectivement leur droit au non-refoulement prévu par le Pacte, nous convenons avec le Comité que l’expulsion de l’auteur vers l’Italie constituerait une violation des obligations qui incombent au Danemark au titre de l’article 7 du Pacte, et que le Danemark est tenu de reconsidérer la demande d’asile de l’auteur.