Nations Unies

CCPR/C/111/D/1924/2010

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

22 août 2014

Original: français

Comité des droits de l’homme

Communication no 1924/2010

Constatations adoptées par le Comité à sa 111e session(7-25 juillet 2014)

Communication présentée par:Zohra Boudehane (représentée par Rachid Mesli, Alkarama for Human Rights)

Au nom de:Tahar Bourefis (époux de l’auteure), Bachir Bourefis (fils de l’auteure) et l’auteure

État partie:Algérie

Date de la communication:19 novembre 2009 (date de la lettre initiale)

Références:Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 29 décembre 2009 (non publiée sous forme de document)

Date de l’adoption des constatations: 24 juillet 2014

Objet:Disparition forcée

Questions de fond:Droit à la vie, interdiction de la torture et des traitements cruels et inhumains, droit à la liberté et à la sécurité de la personne, respect de la dignité inhérente à la personne humaine, reconnaissance de la personnalité juridique et droit à un recours utile, immixtion illégale dans le domicile et droit à la vie familiale

Question de procédure:Épuisement des recours internes

Articles du Pacte:2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1), 16, 17 et 23 (par. 1)

Article du Protocole facultatif:5 (par. 2 b)

Annexe

Constatations du Comité des droits de l’homme au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (111e session)

concernant la

Communication no 1924/2010 *

Présentée par:Zohra Boudehane (représentée par Rachid Mesli, Alkarama for Human Rights)

Au nom de:Tahar Bourefis (époux de l’auteure), Bachir Bourefis (fils de l’auteure) et l’auteure

État partie:Algérie

Date de la communication:19 novembre 2009 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni l e 24juillet 2014,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1924/2010 présentée par Zohra Boudehane, en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteure de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteure de la communication, datée du 19 novembre 2009, est Zohra Boudehane, qui fait valoir que son époux, Tahar Bourefis, né en 1936 et père de dix enfants, ainsi que son fils, Bachir Bourefis, né en 1954, marié et père de sept enfants, sont victimes de violations par l’Algérie des articles 2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1), 16, 17 et 23 (par. 1) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. L’auteure, se considère quant à elle victime, avec ses neuf enfants restants, de violations des articles 2 (par. 3), 7, 17 et 23 (par. 1) du Pacte. Elle est représentée par Me Rachid Mesli de l’organisation non gouvernementale Alkarama for Human Rights.

1.2Le 29 décembre 2009, le Comité, par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires a décidé de ne pas accorder les mesures de protection sollicitées par l’auteure demandant à l’État partie de s’abstenir de prendre des mesures pénales, ou toute autre mesure, visant à punir ou à intimider l’auteure, ou tout autre membre de sa famille, en raison de la présente communication. Le 10 mai 2010, le Comité, par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a décidé de ne pas séparer l’examen de la recevabilité de celui du fond.

Rappel des faits présentés par l’auteure

2.1En tant que fonctionnaire du Ministère des affaires religieuses, Tahar Bourefis était enseignant et imam à la mosquée de Kaous, une commune voisine de son lieu de résidence. Il était militant du Front islamique du salut (FIS). Pour cette raison, il a fait l’objet de menaces de la part des forces de sécurité et a signifié à l’auteure qu’il craignait d’être assassiné ou enlevé par l’armée ou la police.

2.2Dans la nuit du 22 au 23 août 1996, Tahar Bourefis a été arrêté par des militaires qui ont fait une irruption brutale à son domicile. Les militaires le recherchaient spécifiquement et ils l’ont emmené après avoir dit à l’auteure qu’il s’agissait de simples vérifications de routine et que son époux serait libéré dans une dizaine d’heures. L’auteure a vu que son mari était embarqué avec une vingtaine de civils habitant le village dans un bus réquisitionné auprès de l’un des habitants. Escorté par deux véhicules militaires, le bus qui était conduit par son propriétaire, a pris la direction de Jijel où se trouve le siège du secteur militaire opérationnel. Le propriétaire du bus est revenu le lendemain matin et a dit à l’auteure qu’il avait déposé les personnes arrêtées à la caserne du secteur militaire de Jijel.

2.3Dès le lendemain, l’auteure s’est donc rendue au siège du secteur militaire de Jijel pour s’enquérir du sort de son époux et des raisons de son arrestation. Les militaires lui ont dit qu’il n’était pas détenu à la caserne, et ils ont nié avoir effectué les arrestations nocturnes. L’auteure a par la suite essayé à plusieurs reprises d’obtenir des informations auprès des militaires, toujours sans succès.

2.4Au cours du mois de décembre 1996, deux personnes qui avaient été arrêtées en même temps que l’époux de l’auteure, et qui avaient été libérées quelques semaines après, ont informé l’auteure qu’ils avaient été détenus dans la même cellule que son époux la première nuit de leur arrestation. Depuis lors, l’auteure n’a obtenu aucune information sur ce qu’il est advenu de son époux.

2.5Bachir Bourefis, le fils de l’auteure, était quant à lui soupçonné par les autorités d’être un sympathisant du FIS. Il a été arrêté une première fois par les militaires au début du mois d’août 1994 et a été détenu au secret au siège du secteur militaire de Jijel pendant deux mois, jusqu’en octobre 1994, date de sa libération. Il était sorti traumatisé, amaigri et portant des marques de sévices suite aux tortures qu’il avait subies, telles que des décharges électriques, le supplice du chiffon et des brûlures sur plusieurs parties du corps. Il avait également été menacé de mort au cas où il révélerait les tortures endurées.

2.6Le 22 décembre 1996, quelques mois après son père, le fils de l’auteure a été arrêté après avoir répondu à une convocation par le chef de la brigade de gendarmerie nationale de sa commune. Il était accompagné de son épouse et de son fils de quatre ans, qui ont été obligés de partir sous la pression des gendarmes. Le lendemain, l’auteure s’est rendue à la gendarmerie avec sa belle-fille pour réclamer la libération de son fils. L’auteure affirme que les gendarmes les ont maltraitées et ont nié détenir Bachir Bourefis, même s’ils leur ont remis des clefs lui appartenant. L’auteure a renouvelé ses tentatives pour obtenir des informations sur ce qu’il était advenu de son fils, mais les gendarmes ne lui en ont jamais fourni et l’ont insultée et menacée.

2.7Quatre mois après la disparition du fils de l’auteure, les gendarmes ont reconnu qu’ils l’avaient détenu à la gendarmerie, mais ils ont indiqué qu’il avait été transféré la veille au secteur militaire de Jijel. Lorsque l’auteure s’y est rendue avec sa belle-fille, les militaires ont nié détenir Bachir Bourefis et les ont menacées d’enlever tous les membres de leurs familles si elles persistaient dans leurs démarches. Depuis, l’auteure n’a eu aucune information sur ce qui était arrivé à son fils.

2.8 Le 12 mars 1997, Slimane Bourefis, un autre fils de l’auteure a été arrêté et torturé par les gendarmes qui l’accusaient d’appartenir à un réseau de soutien aux groupes islamistes armés. Il a été menacé de subir le même sort que son père et son frère s’il n’avouait pas son appartenance à ses réseaux. Il a néanmoins été libéré au bout de quinze jours. L’auteure considère que son fils Bachir a été enlevé en représailles aux démarches qu’elle avait entreprises pour clarifier le sort de son époux, comme cela était la pratique régulière des forces de sécurité à l’époque de la «tragédie nationale». L’auteure a également été menacée à plusieurs reprises en raison des démarches qu’elle a effectuées pour connaître le sort des deux disparus.

2.9Vu le contexte sécuritaire de l’époque et étant en charge de ses neuf enfants restants, dont certains en bas âge et adolescents, l’auteure a attendu que la situation sécuritaire générale du pays s’améliore avant de reprendre ses démarches auprès des autorités. En 2004, l’auteure a engagé une procédure devant le tribunal de Taher qui, contrairement à ce qui avait été affirmé à l’auteure, s’est révélée n’être qu’une action visant à faire déclarer la disparition de son époux par le tribunal. Le tribunal a conclu, selon une déclaration faussement attribuée à l’auteure, que Tahar Bourefis avait été enlevé par un groupe armé non identifié. En février 2005, l’auteure et sa belle-fille ont adressé des lettres au président de la Commission consultative pour la protection et la promotion des droits de l’homme afin de lui demander d’intervenir au sujet de Tahar et Bachir Bourefis, sans succès. En septembre 2005, avec l’aide d’un avocat, l’auteure a déposé une plainte formelle auprès du Procureur de la République du tribunal de Taher pour enlèvement et séquestration, qui a été classée sans suite. Le 30 juillet 2006, l’auteure a écrit au Président de la République, au Premier Ministre, au Ministre de l’intérieur et au Ministre de la justice pour demander l’ouverture d’une enquête sur les circonstances de la disparition de son époux, sans résultat.

2.10Finalement, le 6 octobre 2006, l’auteure a demandé la délivrance d’un constat de disparition de son époux auprès de la gendarmerie nationale, qui lui a fait parvenir un procès-verbal daté du 19 décembre 2006 attestant que «suite aux investigations menées», il avait été établi que Tahar Bourefis était porté disparu. Un procès-verbal similaire avait été établi le 7 mai 2006 pour son fils à la demande de l’épouse de celui-ci. L’auteure a alors réitéré ses demandes afin que des enquêtes soient ouvertes, sans plus de succès. Le 25 juin 2007, l’auteure a déposé une nouvelle plainte auprès du procureur militaire de Constantine puisque les auteurs présumés des disparitions de son époux et de son fils étaient des militaires. Aucune suite n’a été donnée par la juridiction militaire. À la même date, l’auteure a demandé à nouveau l’ouverture d’une enquête sur les circonstances de la disparition de son fils auprès du Procureur de la République de Taher, qui fut également classée sans suite en janvier 2009.

Teneur de la plainte

3.1L’auteure allègue que son époux et son fils sont victimes de disparitions forcées telles que définies par l’article 7, paragraphe 2, alinéa i) du Statut de la Cour pénale internationale (Statut de Rome) et de l’article 2 de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. En effet, leur disparition fait suite à leur arrestation par des forces de sécurité de l’État partie, par des agents qui étaient dans l’exercice de leurs fonctions.

3.2L’auteure souligne qu’il est probable que son époux et son fils soient décédés pendant leur détention. Elle considère que, même s’ils sont encore en vie après toutes ces années, leur détention au secret accroît le risque qu’il soit porté atteinte à leurs vies, puisqu’ils se trouvent encore à la merci de leurs geôliers, en dehors de tout contrôle légal et de tout mécanisme de surveillance. L’auteure considère que cette situation constitue une violation de l’article 6 (par. 1) du Pacte à l’égard des deux disparus.

3.3L’auteure considère que la détention au secret établit un environnement propice à des actes de torture puisque les individus détenus sont soustraits à la protection de la loi. L’auteure rappelle en ce sens la jurisprudence du Comité selon laquelle la détention au secret, qui est indéfinie et sans contact avec la famille et le monde extérieur constitue en elle-même une violation de l’article 7 du Pacte. L’auteure considère par ailleurs que les traitements subis par son fils (électrocution, étouffement, brûlures) pendant les deux mois de sa détention au secret, suite à son arrestation par les militaires en août 1994, constituent des actes de torture en violation de l’article 7 du Pacte à l’égard de Bachir Bourefis. L’auteure considère enfin que l’angoisse et la détresse ressenties depuis toutes ces années par elle-même et le reste de sa famille en raison de l’incertitude sur le sort des deux disparus sont entretenues par le mutisme des autorités, et constituent une violation de l’article 7 du Pacte à l’égard de l’auteure et de sa famille.

3.4 L’auteure soutient par ailleurs que l’arrestation et la détention au secret de son époux et de son fils, qui n’ont toujours pas été reconnues par l’État partie, constituent des arrestations et détentions arbitraires en violation de l’article 9 (par. 1 à 4) du Pacte. En effet les disparus ne se sont pas vus notifier les raisons de leur arrestation, ni les accusations dont ils faisaient l’objet. Ils n’ont jamais été présentés devant une autorité judiciaire et ils n’ont pas eu la possibilité de contester la légalité de leur détention.

3.5Selon l’auteure, la détention au secret pendant de nombreuses années de son époux et de son fils constituent également une violation de leur droit à être traités avec humanité et dans le respect de la dignité inhérente à la personne pendant leur détention, en violation de l’article 10 (par. 1) du Pacte.

3.6 L’auteure considère que son époux et son le fils n’ont pas pu jouir de leurs droits essentiels en raison de leur détention au secret, en violation de leur droit à la reconnaissance de leur personnalité juridique garantit par l’article 16 du Pacte. L’auteure se réfère à la jurisprudence du Comité en ce sens selon laquelle l’enlèvement d’une personne dans l’intention de la soustraire à la protection de la loi pour une période prolongée peut constituer un refus de la reconnaissance de sa personnalité juridique si la victime était entre les mains des autorités de l’État lors de sa dernière apparition et, en même temps, si les efforts de ses proches pour avoir accès à des recours potentiellement utiles, y compris devant les cours de justice, sont systématiquement empêchés. Dans de telles situations, les personnes disparues sont, dans les faits, privées de leur capacité d’exercer leurs droits et d’accéder à un quelconque recours possible en conséquence directe du comportement de l’État, ce qui doit être interprété comme le refus de la reconnaissance de la personnalité juridique de telles victimes.

3.7L’auteure allègue que les circonstances de l’arrestation de son époux à son domicile, dont l’entrée a été forcée en pleine nuit, constitue une immixtion illégale et arbitraire dans la vie privée, la famille et le domicile de l’auteure et ses enfants, ainsi que de ceux de son époux disparu, en violation de l’article 17 du Pacte.

3.8Selon l’auteure, la disparition de son époux et de son fils ont privé leurs deux familles de leur époux, père et frère, et ont privé les disparus de leurs épouses et enfants, en violation de leur droit au respect de la vie familiale garanti à l’article 23 (par. 1) du Pacte.

3.9 Finalement, l’auteure souligne que son époux et son fils ont été empêchés d’exercer leurs droits de faire recours contre leur détention et contre les violations alléguées des articles 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1), 16 et 17 du Pacte, en violation de l’article 2 (par. 3) du Pacte. S’agissant de l’auteure et sa famille, elles ont mis en œuvre toutes les démarches disponibles pour savoir ce qu’il était advenu des deux disparus, mais aucune suite n’a été donnée à leurs démarches par l’État partie. L’auteure considère que l’absence d’enquête et de diligence par l’État partie sur les allégations de détention illégale et de disparition forcée constituent également une violation de l’article 2 (par. 3) à son égard et à l’égard de sa famille.

3.10L’auteure soutient que les voies de recours internes se sont toutes avérées indisponibles, inutiles ou inefficaces et que les conditions posées par l’article 5, paragraphe 2, alinéa b) du Protocole facultatif sont donc satisfaites. Après avoir multiplié sans succès les démarches informelles auprès des forces de sécurité pour obtenir des informations sur ce qu’il était advenu de son époux et de son fils, l’auteure a informé à plusieurs reprises les autorités judiciaires de leur disparition et a sollicité, en vain, qu’une enquête soit diligentée. Ses plaintes officielles ont toutes été classées sans suite.

3.11Enfin, l’auteure souligne que depuis février 2006, date de la promulgation de l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, il est interdit de poursuivre des personnes appartenant aux forces de défense et de sécurité algériennes. L’auteure rappelle que la Comité a déclaré que cette ordonnance semblait promouvoir l’impunité et porter atteinte au droit à un recours utile. L’auteure maintient qu’elle s’est donc trouvée dans l’incapacité de faire valoir son droit à un recours utile.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Le 8 avril 2010, l’État partie a soumis un mémoire dans lequel il conteste la recevabilité de la communication. Il considère que la présente communication, qui met en cause la responsabilité d’agents de l’État ou d’autres personnes agissant sous l’autorité des pouvoirs publics dans la survenance de cas de disparition forcée pendant la période de 1993 à 1998, doit être examinée «selon une approche globale» et doit être déclarée irrecevable. L’État partie considère que les communications de ce genre devraient être replacées dans le contexte plus général de la situation sociopolitique et des conditions de sécurité dans le pays à une période où le Gouvernement s’employait à lutter contre une forme de terrorisme dont l’objectif était de provoquer «l’effondrement de l’État républicain». C’est dans ce contexte, et conformément à la Constitution (art. 87 et 91), que le Gouvernement algérien a pris des mesures de sauvegarde et notifié la proclamation de l’état d’urgence au Secrétariat des Nations Unies, conformément au paragraphe 3 de l’article 4 du Pacte.

4.2L’État partie souligne que, dans certaines zones où prolifère l’habitat informel, les civils avaient du mal à distinguer les actions de groupes terroristes de celles des forces de l’ordre, auxquelles ils attribuaient souvent les disparitions forcées. D’après l’État partie, un nombre important de disparitions forcées doivent être considérées dans ce contexte. La notion générique de personne disparue en Algérie durant la période considérée renvoie en réalité à six cas de figure distincts. Le premier est celui de personnes déclarées disparues par leurs proches alors qu’elles étaient entrées dans la clandestinité de leur propre chef pour rejoindre les groupes armés, en demandant à leur famille de déclarer qu’elles avaient été arrêtées par les services de sécurité pour «brouiller les pistes» et éviter le «harcèlement» par la police. Le deuxième cas concerne les personnes signalées comme disparues suite à leur arrestation par les services de sécurité, mais qui ont en fait profité de leur libération pour entrer dans la clandestinité. Le troisième concerne des personnes qui ont été enlevées par des groupes armés qui, parce qu’ils ne sont pas identifiés ou ont agi en usurpant l’uniforme ou les documents d’identification de policiers ou de militaires, ont été assimilés à tort à des agents des forces armées ou des services de sécurité. Le quatrième cas de figure concerne les personnes recherchées par leur famille qui ont pris l’initiative d’abandonner leurs proches, et parfois même de quitter le pays, en raison de problèmes personnels ou de litiges familiaux. Le cinquième cas est celui de personnes signalées comme disparues par leur famille et qui étaient, en fait, des terroristes recherchés qui ont été tués et enterrés dans le maquis à la suite de combats entre factions, de querelles doctrinales ou de conflits autour des butins de guerre entre groupes armés rivaux. L’État partie évoque enfin un sixième cas de figure qui concerne les personnes portées disparues qui vivent sur le territoire national ou à l’étranger sous une fausse identité, obtenue grâce à un réseau de falsification de documents.

4.3L’État partie souligne également que c’est en considération de la diversité et de la complexité des situations couvertes par la notion générique de disparition que le législateur algérien, à la suite du référendum populaire sur la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, a préconisé le traitement de la question des disparus dans un cadre global à travers la prise en charge de toutes les personnes disparues dans le contexte de la «tragédie nationale», un soutien pour toutes les victimes afin qu’elles puissent surmonter cette épreuve et l’octroi d’un droit à réparation pour toutes les victimes de disparition et leurs ayants droit. Selon des statistiques élaborées par les services du Ministère de l’intérieur, 8 023 cas de disparition ont été déclarés, 6 774 dossiers ont été examinés, 5 704 ont été acceptés aux fins d’indemnisation, 934 ont été rejetés et 136 sont en cours d’examen. Un montant total de 371 459 390 dinars algériens a été versé à l’ensemble des victimes concernées à titre d’indemnisation, auquel s’ajoutent 1 320 824 683 dinars algériens versés sous forme de pensions mensuelles.

4.4L’État partie considère que l’auteure n’a pas épuisé tous les recours internes. Il insiste sur l’importance de faire une distinction entre les simples démarches auprès d’autorités politiques ou administratives, les recours non contentieux devant des organes consultatifs ou de médiation, et les recours contentieux exercés devant les diverses juridictions compétentes. L’État partie fait remarquer qu’il ressort de la plainte de l’auteure que celle-ci a adressé des lettres à des autorités politiques ou administratives, saisi des organes consultatifs ou de médiation et transmis une requête à des représentants du parquet (procureurs généraux ou procureurs de la République) sans avoir à proprement parler engagé une procédure de recours judiciaire et l’avoir menée jusqu’à son terme par l’exercice de l’ensemble des voies de recours disponibles en appel et en cassation. Parmi toutes ces autorités, seuls les représentants du ministère public sont habilités par la loi à ouvrir une enquête préliminaire et à saisir le juge d’instruction. Dans le système judiciaire algérien, le Procureur de la République est celui qui reçoit les plaintes et qui, le cas échéant, met en mouvement l’action publique. Cependant, pour protéger les droits de la victime ou de ses ayants droit, le Code de procédure pénale autorise ces derniers à agir par voie de plainte avec constitution de partie civile directement devant le juge d’instruction. Dans ce cas, c’est la victime et non le Procureur qui met en mouvement l’action publique en saisissant le juge d’instruction. Ce recours visé aux articles 72 et 73 du Code de procédure pénale n’a pas été utilisé alors qu’il aurait permis à l’auteure de déclencher l’action publique et d’obliger le juge d’instruction à informer, même si le parquet en avait décidé autrement.

4.5L’État partie note en outre que, selon l’auteure, il est impossible de considérer qu’il existe en Algérie des recours internes efficaces, utiles et disponibles pour les familles de victimes de disparition en raison de l’adoption par référendum de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale par référendum et de ses textes d’application, notamment l’article 45 de l’ordonnance no 06-01. Sur cette base, l’auteure a cru qu’elle était dispensée de l’obligation de saisir les juridictions compétentes en préjugeant de leur position et de leur appréciation dans l’application de cette ordonnance. Or l’auteure ne peut invoquer cette ordonnance et ses textes d’application pour s’exonérer de n’avoir pas engagé les procédures judiciaires disponibles. L’État partie rappelle la jurisprudence du Comité selon laquelle la «croyance ou la présomption subjective d’une personne quant au caractère vain d’un recours ne la dispense pas d’épuiser tous les recours internes».

4.6L’État partie souligne ensuite la nature, les fondements et le contenu de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale et de ses textes d’application. Il affirme qu’en vertu du principe d’inaliénabilité de la paix, qui est devenu un droit international à la paix, le Comité devrait accompagner et consolider cette paix et favoriser la réconciliation nationale pour permettre aux États touchés par des crises intérieures de renforcer leurs capacités. Dans cet effort de réconciliation nationale, l’État partie a adopté la Charte, dont l’ordonnance d’application prévoit des mesures d’ordre juridique emportant extinction de l’action publique et commutation ou remise de peine pour toute personne coupable d’actes de terrorisme ou bénéficiant des dispositions relatives à la discorde civile, à l’exception de celles ayant commis, comme auteurs ou complices, des actes de massacre collectif, des viols ou des attentats à l’explosif dans des lieux publics. Cette ordonnance prévoit également une procédure de déclaration judiciaire de décès, qui ouvre droit à une indemnisation des ayants droit des disparus en qualité de victimes de la «tragédie nationale». En outre, des mesures d’ordre socioéconomique ont été mises en place, parmi lesquelles des aides à la réinsertion professionnelle et le versement d’indemnités à toutes les personnes ayant la qualité de victimes de la «tragédie nationale». Enfin, l’ordonnance prévoit des mesures politiques telles que l’interdiction d’exercer une activité politique à toute personne ayant contribué à la «tragédie nationale» en instrumentalisant la religion dans le passé et dispose qu’aucune poursuite ne peut être engagée, à titre individuel ou collectif, à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité de la République, toutes composantes confondues, pour des actions menées en vue de la protection des personnes et des biens, de la sauvegarde de la nation et de la préservation des institutions de la République.

4.7Outre la création du fonds d’indemnisation pour toutes les victimes de la «tragédie nationale», le peuple souverain d’Algérie a, selon l’État partie, accepté d’engager une démarche de réconciliation nationale, seul moyen de cicatriser les plaies générées. L’État partie insiste sur le fait que la proclamation de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale s’inscrit dans une volonté d’éviter les confrontations judiciaires, les déballages médiatiques et les règlements de compte politiques. L’État partie considère, dès lors, que les faits allégués par l’auteure sont couverts par le mécanisme interne global de règlement induit par le dispositif de la Charte.

4.8L’État partie demande au Comité de constater la similarité des faits et des situations décrits par l’auteure avec ceux décrits par les auteurs des communications antérieures visées par le Mémoire original daté du 3 mars 2009 et de tenir compte du contexte sociopolitique et sécuritaire dans lequel ils s’inscrivent. Il requiert également de conclure que l’auteure n’a pas épuisé tous les recours internes, de reconnaître que les autorités de l’État partie ont mis en œuvre un mécanisme interne de traitement et de règlement global des cas visés par les communications en cause selon un dispositif de paix et de réconciliation nationale conforme aux principes de la Charte des Nations Unies et des pactes et conventions subséquents, de déclarer la communication irrecevable, et de renvoyer l’auteure à mieux se pourvoir.

Observations supplémentaires de l’État partie sur la recevabilité

5.1Le 8 avril 2010, l’État partie a également transmis au Comité un mémoire additif au Mémorandum principal, daté de novembre 2009, dans lequel il s’interroge sur la finalité de la série de communications individuelles présentée au Comité depuis le début de l’année 2009, qui, aux yeux de l’État partie, relève plutôt d’un détournement de la procédure visant à saisir le Comité d’une question historique globale dont les causes et circonstances échappent au Comité. L’État partie remarque que toutes ces communications «individuelles» s’arrêtent sur le contexte général dans lequel sont survenues les disparitions. L’État partie note que les plaintes portent exclusivement sur les agissements des forces de l’ordre, sans jamais évoquer ceux des divers groupes armés qui ont adopté des techniques criminelles de dissimulation pour en faire endosser la responsabilité aux forces armées.

5.2L’État partie indique qu’il ne se prononcera pas sur les questions de fond relatives auxdites communications avant qu’il ne soit statué sur la question de leur recevabilité. Il ajoute que l’obligation de tout organe juridictionnel ou quasi juridictionnel est d’abord de traiter les questions préjudicielles avant de débattre du fond. Il considère que la décision d’examiner de manière conjointe et concomitante les questions de recevabilité et celles se rapportant au fond dans les cas de l’espèce, outre qu’elle n’a pas été concertée, préjudicie gravement à un traitement approprié des communications soumises, tant dans leur nature globale que par rapport à leurs particularités intrinsèques. Se référant au règlement intérieur du Comité, l’État partie note que les sections relatives à l’examen par le Comité de la recevabilité de la communication et celles relatives à l’examen au fond sont distinctes et que ces questions pourraient dès lors être examinées séparément. S’agissant particulièrement de l’épuisement des recours internes, l’État partie souligne qu’aucune des plaintes ou demandes d’informations formulées par l’auteure n’ont été présentées par des voies qui auraient permis leur examen par les autorités judiciaires internes.

5.3Rappelant la jurisprudence du Comité concernant l’obligation d’épuiser les recours internes, l’État partie souligne que de simples doutes sur les perspectives de succès ainsi que la crainte de retards ne dispensent pas l’auteur d’une communication d’épuiser ces recours. S’agissant du fait que la promulgation de la Charte rend impossible tout recours en la matière, l’État partie répond que l’absence de toute démarche de l’auteure pour soumettre ses allégations à examen a empêché les autorités algériennes de prendre position sur l’étendue et les limites de l’applicabilité des dispositions de cette Charte. En outre, l’ordonnance requiert de ne déclarer irrecevables que les poursuites engagées contre des «éléments des forces de défense et de sécurité de la République» pour des actions dans lesquelles elles ont agi conformément à leurs missions républicaines de base, à savoir la protection des personnes et des biens, la sauvegarde de la nation et la préservation des institutions. En revanche, toute allégation d’action imputable aux forces de défense et de sécurité dont il peut être prouvé qu’elle serait intervenue en dehors de ce cadre est susceptible d’être instruite par les juridictions compétentes.

5.4Le 6 octobre 2010, l’État partie a réitéré qu’il contestait la recevabilité de la communication en soumettant une nouvelle copie du «Mémorandum de référence du Gouvernement algérien relatif à l’irrecevabilité des communications individuelles introduites devant le Comité des droits de l’homme en rapport avec la mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale».

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie

6.1Le 5 janvier 2011, l’auteure a soumis des commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et présenté des arguments supplémentaires sur le fond.

6.2L’auteure relève que l’État partie a accepté la compétence du Comité pour examiner des communications émanant de particuliers. Cette compétence est de nature générale et son exercice par le Comité n’est pas soumis à l’appréciation de l’État partie. En particulier, il n’appartient pas à l’État partie de juger de l’opportunité de la saisine du Comité s’agissant d’une situation particulière. Il appartient au Comité de faire une telle appréciation lorsqu’il procède à l’examen de la communication. L’auteure considère que l’adoption par l’État partie d’un mécanisme interne global de règlement ne saurait être opposée au Comité des droits de l’homme et constituer une cause d’irrecevabilité d’une communication. En l’espèce, les mesures législatives adoptées constituent en elles-mêmes une violation des droits contenus dans le Pacte, comme le Comité l’a déjà relevé.

6.3L’auteure rappelle que la promulgation de l’état d’urgence le 9 février 1992 par l’Algérie n’affecte nullement le droit des individus de soumettre des communications au Comité. L’article 4 du Pacte prévoit en effet que la proclamation de l’état d’urgence permet de déroger à certaines dispositions du Pacte uniquement et n’affecte donc pas l’exercice de droits découlant de son Protocole facultatif.

6.4L’auteure revient par ailleurs sur l’argument de l’État partie selon lequel l’exigence d’épuiser les voies de recours internes requiert que l’auteure mette en œuvre l’action publique par le biais d’un dépôt de plainte avec constitution de partie civile auprès du juge d’instruction, conformément aux articles 72 et suivants du Code de procédure pénale. Elle rappelle que cette procédure est soumise, sous peine d’irrecevabilité, au paiement d’une caution ou «frais de procédures» dont le montant est fixé arbitrairement par le juge d’instruction. Elle considère que cette procédure reste financièrement dissuasive pour les justiciables qui n’ont par ailleurs aucune garantie qu’elle aboutisse réellement à des poursuites contre les responsables. L’auteure considère que pour des crimes aussi graves que ceux allégués en l’espèce, il revenait aux autorités compétentes de se saisir de l’affaire. L’auteure se réfère à la jurisprudence du Comité en ce sens.

6.5L’auteure réitère par ailleurs que, suite aux arrestations de son époux et de son fils, elle a entrepris de s’enquérir de leur situation auprès des forces de sécurité, sans succès. Elle a également alerté le parquet des tribunaux de Taher et Jijel. À aucun moment, ces autorités n’ont diligenté une enquête sur les violations alléguées. Il ne peut donc être reproché à l’auteure et à sa famille de n’avoir pas épuisé les recours internes puisque c’est l’État partie qui n’a pas mené les enquêtes nécessaires qui lui incombaient.

6.6De plus, l’auteure note que l’État partie semble soutenir que l’interdiction d’engager des poursuites à titre individuel ou collectif, à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité, en vertu de l’article 45 de l’ordonnance no 06-01, ne serait pas absolue, et qu’il ne pouvait être préjugé des positions des juridictions algériennes sur les modes d’applicabilité de l’article 45. L’auteure rappelle que la plainte qu’elle a officiellement déposée le 25 juin 2007 pour demander une enquête sur la disparition de son époux et de son fils a été classée sans suite le 17 janvier 2009 par le Procureur de la République, qui a motivé sa décision par l’application de l’article 45 de l’ordonnance no 06-01. L’auteure conclut donc que l’ordonnance no 06-01 a bel et bien mis un terme à toute possibilité d’action civile ou pénale pour les crimes commis par les forces de sécurité durant la guerre civile, et que les juridictions algériennes sont obligées de déclarer toute action en ce sens comme irrecevable.

6.7Sur le fond de la communication, l’auteure considère que l’État partie semble contester la réalité des disparitions forcées massives et systématiques en Algérie puisqu’il procède à un classement de différentes situations de disparition qui exclut la responsabilité de ses agents. L’auteure considère que, dans ce contexte, l’indemnisation par l’État partie de 5 704 ayants droit de victimes sur les 8 023 personnes disparues qui ont été recensées est paradoxale. La question des disparitions forcées n’est abordée par l’État partie que sous un angle financier, sans rechercher les responsables, lesquels sont au contraire présentés comme «les artisans de la sauvegarde du pays». De plus, l’État partie n’a jamais ouvert d’enquête globale sur les cas de disparitions forcées, comme il le lui a été recommandé à plusieurs reprises par diverses instances internationales.

6.8S’agissant de l’argument de l’État partie selon lequel il serait en droit de demander que la recevabilité de la communication soit examinée séparément du fond, l’auteure se réfère au paragraphe 2 de l’article 97 du règlement intérieur du Comité, qui prévoit que le groupe de travail ou le rapporteur spécial peuvent, en raison du caractère exceptionnel de l’affaire, demander une réponse écrite portant exclusivement sur la question de la recevabilité. Ces prérogatives n’appartiennent donc ni à l’auteure de la communication ni à l’État partie et relèvent de la seule compétence du Groupe de travail ou du Rapporteur spécial. L’auteure considère que l’État partie était tenu de soumettre des explications ou des observations portant à la fois sur la recevabilité et sur le fond de la communication.

6.9L’auteure note également que l’État partie n’ayant pas soumis d’observations sur le fond, le Comité devra se prononcer sur la base des informations existantes et que les allégations de l’auteure doivent être prises pleinement en considération. L’auteure fait remarquer que le refus de l’État partie de répondre aux allégations de l’auteure et de traiter individuellement la présente communication s’explique par l’implication des services de sécurité dans la disparition de son époux et de son fils. L’auteure maintient que tous les faits allégués doivent être considérés comme avérés en l’absence de réfutation par l’État partie.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Le Comité rappelle tout d’abord que la décision du Rapporteur spécial de ne pas séparer la recevabilité du fond (voir par. 1.2) n’exclut pas la possibilité d’un examen séparé des deux questions par le Comité. Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer tout d’abord si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

7.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.3Le Comité note que, selon l’État partie, l’auteure et sa famille n’ont pas épuisé les recours internes puisqu’ils n’ont pas saisi le juge d’instruction en se constituant partie civile en vertu des articles 72 et 73 du Code de procédure pénale. Le Comité note en outre que, selon l’État partie, l’auteure a adressé des lettres à des autorités politiques ou administratives et transmis une requête à des représentants du parquet (procureurs de la République) sans avoir engagé une procédure de recours judiciaire et l’avoir menée jusqu’à son terme par l’exercice des voies de recours disponibles en appel et en cassation. Le Comité prend note également de l’argument de l’auteure, selon lequel plusieurs plaintes ont été déposées auprès des Procureurs des tribunaux de Taher et de Jijel, et que des lettres ont été envoyées au Ministre de la justice, ainsi qu’au Président de la République. À aucun moment ces autorités n’ont diligenté d’enquête sur les violations alléguées. Le Comité note enfin que, selon l’auteure, l’article 46 de l’ordonnance no 06-01 punit toute personne qui introduirait une plainte au sujet des actions visées à l’article 45 de l’ordonnance.

7.4Le Comité rappelle que l’État partie a non seulement le devoir de mener des enquêtes approfondies sur les violations supposées des droits de l’homme portées à l’attention de ses autorités, en particulier lorsqu’il s’agit de disparition forcée et d’atteinte au droit à la vie, mais aussi de poursuivre quiconque est présumé responsable de ces violations, de procéder au jugement et de prononcer une peine. La famille de Tahar et Bachir Bourefis a alerté à plusieurs reprises les autorités compétentes de la disparition des intéressés, mais l’État partie n’a procédé à aucune enquête approfondie et rigoureuse sur ces événements alors qu’il s’agissait d’allégations graves de disparitions forcées. En outre, l’État partie n’a pas apporté d’éléments permettant de conclure qu’un recours efficace et disponible est ouvert, l’ordonnance no 06-01 continuant d’être appliquée bien que le Comité ait recommandé qu’elle soit mise en conformité avec le Pacte. Le Comité estime que la constitution de partie civile pour des infractions aussi graves que celles alléguées en l’espèce ne saurait remplacer des poursuites qui devraient être engagées par le Procureur de la République lui-même. En outre, étant donné le caractère imprécis du texte des articles 45 et 46 de l’ordonnance, et en l’absence d’informations concluantes de l’État partie concernant leur interprétation et leur application dans la pratique, les craintes exprimées par l’auteure quant à l’efficacité de l’introduction d’une plainte sont raisonnables. Le Comité conclut par conséquent que le paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne fait pas obstacle à la recevabilité de la communication.

7.5Le Comité considère qu’aux fins de la recevabilité d’une communication, l’auteur n’est tenu d’épuiser que les recours qui permettent de remédier à la violation alléguée, soit en l’espèce les recours permettant de remédier à la disparition forcée.

7.6Le Comité considère que l’auteure a suffisamment étayé ses allégations dans la mesure où celles-ci soulèvent des questions au regard des articles 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1), 16, 17, et 23 (par. 1) et 2 (par. 3) du Pacte, et procède donc à l’examen de la communication sur le fond.

Examen au fond

8.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations soumises par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

8.2L’État partie a soumis des observations collectives et générales sur les allégations graves de l’auteure et s’est contenté de maintenir que les communications mettant en cause la responsabilité d’agents de l’État ou de personnes agissant sous l’autorité des pouvoirs publics dans la survenance de cas de disparition forcée de 1993 à 1998 doivent être examinées dans le contexte plus général de la situation sociopolitique et des conditions de sécurité dans le pays, à une période où le Gouvernement s’employait à lutter contre le terrorisme. Le Comité renvoie à sa jurisprudence et rappelle que l’État partie ne saurait opposer les dispositions de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale à des personnes qui invoquent les dispositions du Pacte ou qui ont soumis ou pourraient soumettre des communications au Comité. Le Pacte exige de l’État partie qu’il se soucie du sort de chaque personne et qu’il traite chaque personne avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine. En l’absence des modifications recommandées par le Comité, l’ordonnance no 06-01 contribue dans le cas présent à l’impunité et ne peut donc, en l’état, être jugée compatible avec les dispositions du Pacte.

8.3Le Comité note que l’État partie n’a pas répondu aux allégations de l’auteure sur le fond et rappelle sa jurisprudence selon laquelle la charge de la preuve ne doit pas incomber uniquement à l’auteur d’une communication, d’autant plus que celui-ci et l’État partie n’ont pas toujours un accès égal aux éléments de preuve et que souvent seul l’État partie dispose des renseignements nécessaires. Il ressort de l’article 4 (par. 2) du Protocole facultatif que l’État partie est tenu d’enquêter de bonne foi sur toutes les allégations de violations du Pacte portées contre lui et ses représentants et de transmettre au Comité les renseignements qu’il détient. En l’absence d’explications de la part de l’État partie à ce sujet, il convient d’accorder tout le crédit voulu aux allégations de l’auteure dès lors qu’elles sont suffisamment étayées.

8.4Le Comité note que l’auteure affirme que son époux. Tahar Bourefis, a été arrêté en sa présence, le 23 août 1996 à son domicile par des militaires, et que son fils, Bachir Bourefis a été quant à lui arrêté en présence de son épouse, le 22 décembre 1996, suite à sa convocation à la gendarmerie de sa commune. Il note en outre que, selon l’auteure, de telles disparitions emportent un risque élevé d’atteinte au droit à la vie des victimes et que, compte tenu de leurs absences prolongées ainsi que des circonstances et du contexte de leurs arrestations, il semble probable que Tahar et Bachir Bourefis soient décédés en détention. Le Comité constate que l’État partie n’a fourni aucun élément permettant de réfuter cette allégation. Il rappelle que, dans le cas de disparition forcée, le fait de priver une personne de liberté puis de refuser de reconnaître cette privation de liberté ou de dissimuler le sort réservé à la personne disparue revient à soustraire cette personne à la protection de la loi et fait peser sur sa vie un risque constant et grave, dont l’État est responsable. En l’espèce, le Comité constate que l’État partie n’a fourni aucun élément susceptible de montrer qu’il s’est acquitté de son obligation de protéger la vie de Tahar et Bachir Bourefis. En conséquence, il conclut que l’État partie a failli à son obligation de protéger la vie de Tahar et Bachir Bourefis, en violation de l’article 6 (par. 1) du Pacte.

8.5Le Comité reconnaît le degré de souffrance qu’implique une détention sans contact avec le monde extérieur pendant une durée indéfinie. Il rappelle son observation générale no 20 (1992) sur l’interdiction de la torture et des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, dans laquelle il recommande aux États parties de prendre des dispositions pour interdire la détention au secret. Il note en l’espèce que Tahar et Bachir Bourefis ont respectivement été arrêtés par les militaires et les gendarmes les 23 août 1996 et 22 décembre 1996, et que l’on ignore à ce jour ce qu’ils sont devenus. En l’absence d’explication satisfaisante de la part de l’État partie, le Comité considère que ces disparitions constituent une violation de l’article 7 du Pacte à l’égard de Tahar et Bachir Bourefis.

8.6Le Comité prend acte également de l’angoisse et de la détresse que la disparition de Tahar et Bachir Bourefis cause à l’auteure et à ses enfants. Il considère que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 7 seul et lu conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte à son égard.

8.7En ce qui concerne les griefs de violation de l’article 9, le Comité prend note des allégations de l’auteure, qui affirme que Tahar et Bachir Bourefis ont été arrêtés respectivement les 23 août 1996 et 22 décembre 1996 par des militaires et des gendarmes, qu’ils n’ont pas été inculpés ni présentés devant une autorité judiciaire auprès de laquelle ils auraient pu contester la légalité de leur détention, et qu’aucune information officielle n’a été donnée à leurs proches sur les lieux de détention de Tahar et Bachir Bourefis, ni sur leur sort, bien que les autorités aient attesté que leurs disparitions avaient eu lieu «dans le contexte de la tragédie nationale». En l’absence d’explications satisfaisantes de la part de l’État partie, le Comité conclut à une violation de l’article 9 à l’égard de Tahar et Bachir Bourefis.

8.8S’agissant du grief tiré de l’article 10 (par. 1), le Comité réaffirme que les personnes privées de liberté ne doivent pas subir de privations ou de contraintes autres que celles qui sont inhérentes à la privation de liberté, et qu’elles doivent être traitées avec humanité et dans le respect de leur dignité. Compte tenu de la détention au secret de Tahar et Bachir Bourefis et en l’absence d’informations de la part de l’État partie à ce sujet, le Comité conclut à une violation de l’article 10 (par. 1) du Pacte.

8.9S’agissant du grief de violation de l’article 16, le Comité rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle le fait de soustraire intentionnellement une personne à la protection de la loi pour une période prolongée peut constituer un refus de reconnaissance de sa personnalité juridique, si la victime était entre les mains des autorités de l’État lors de sa dernière apparition et si les efforts de ses proches pour avoir accès à des recours potentiellement utiles, y compris devant les cours de justice (article 2 (par. 3) du Pacte), sont systématiquement empêchés. Dans le cas présent, le Comité note que l’État partie n’a fourni aucune explication sur ce que sont devenus Tahar et Bachir Bourefis, ni sur le lieu où ils se trouveraient, malgré les multiples demandes que l’auteure lui a faites en ce sens. Le Comité en conclut que la disparition forcée de Tahar et Bachir Bourefis depuis près de dix‑sept ans a soustrait ceux-ci à la protection de la loi et les a privés de leur droit à la reconnaissance de leur personnalité juridique, en violation de l’article 16 du Pacte.

8.10En ce qui concerne le grief de violation de l’article 17, le Comité note que l’État partie n’a fourni aucun élément justifiant ou expliquant que des militaires soient entrés en pleine nuit, de force et sans mandat au domicile de la famille de Tahar Bourefis. Le Comité conclut que l’entrée d’agents de l’État au domicile de la famille de Tahar Bourefis dans ces conditions constitue une immixtion illégale dans leur domicile, en violation de l’article 17 du Pacte.

8.11Au vu de ce qui précède, le Comité n’examinera pas séparément les griefs tirés de la violation de l’article 23 (par. 1) du Pacte.

8.12L’auteure invoque l’article 2 (par. 3) du Pacte, qui impose aux États parties l’obligation de garantir un recours utile à toute personne dont les droits reconnus dans le Pacte auraient été violés. Le Comité attache de l’importance à la mise en place par les États parties de mécanismes juridictionnels et administratifs appropriés pour examiner les plaintes faisant état de violations des droits. Il rappelle son observation générale no 31 (2004) sur la nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte, dans laquelle il indique notamment que le fait pour un État partie de ne pas mener d’enquête sur des violations présumées pourrait en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte. En l’espèce, la famille de Tahar et Bachir Bourefis a alerté les autorités compétentes de la disparition de ces derniers, notamment le Procureur du tribunal de Taher et de Jijel, mais toutes les démarches entreprises se sont révélées vaines et l’État partie n’a procédé à aucune enquête approfondie et rigoureuse sur la disparition de l’époux et du fils de l’auteure. En outre, l’impossibilité légale de recourir à une instance judiciaire après la promulgation de l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale continue de priver Tahar et Bachir Bourefis, l’auteure et sa famille de tout accès à un recours utile, puisque cette ordonnance interdit le recours à la justice pour faire la lumière sur les crimes les plus graves comme la disparition forcée. Le Comité en conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 2 (par. 3) du Pacte, lu conjointement avec les articles 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1) et 16 à l’égard de Tahar et Bachir Bourefis, de l’article 2 (par. 3) du Pacte lu conjointement avec l’article 17 à l’égard de Tahar Bourefis ainsi que de l’article 2 (par. 3) lu conjointement avec les articles 7 et 17 du Pacte à l’égard de l’auteure.

9.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, constate que les faits dont il est saisi font apparaître des violations par l’État partie de l’article 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1), 16 et 17 du Pacte, lus seuls et conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte à l’égard de Tahar Bourefis. Il constate en outre une violation par l’État partie de l’article 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1) et 16 du Pacte, lus seuls et conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte à l’égard de Bachir Bourefis. Finalement il constate la violation des articles 7 et 17 du Pacte, lus seuls et conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte à l’égard de l’auteure.

10.Conformément au paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteure et à sa famille un recours utile, consistant notamment à: a) mener une enquête approfondie et rigoureuse sur les disparitions de Tahar et Bachir Bourefis; b) fournir à l’auteure et à sa famille des informations détaillées quant aux résultats de cette enquête; c) libérer immédiatement Tahar et Bachir Bourefis s’ils sont toujours détenus au secret; d) dans l’éventualité où Tahar et Bachir Bourefis seraient décédés, restituer leurs dépouilles à leurs familles respectives; e) poursuivre, juger et punir les responsables des violations commises; et f) indemniser de manière appropriée l’auteure pour les violations subies, ainsi que Tahar et Bachir Bourefis s’ils sont en vie. Nonobstant l’ordonnance no 06‑01, l’État partie devrait également veiller à ne pas entraver le droit à un recours utile pour les victimes de crimes tels que la torture, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées. L’État partie est en outre tenu de prendre des mesures pour empêcher que des violations analogues ne se reproduisent à l’avenir.

11.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations et à les diffuser largement dans les langues officielles.