Nations Unies

CCPR/C/112/D/2069/2011

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

19 janvier 2015

Français

Original: anglais

Comité des droits de l’homme

Communication no 2069/2011

Constatations adoptées par le Comité à sa 112e session(7-31 octobre 2014)

Communication présentée par:

Tatiana Shikhmuradova au nom de son mari, Boris Shikhmuradov (non représentée par un conseil)

Au nom de:

L’auteure et son mari

État partie:

Turkménistan

Date de la communication:

28 avril 2011 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 4 juillet 2011 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations:

17 octobre 2014

Objet:

Disparition forcée du mari de l’auteure; torture; habeas corpus; procès inéquitable

Question(s) de fond:

Droit à la vie; interdiction de la torture et des traitements cruels et inhumains; droit à la liberté et à la sécurité de la personne; droit à un procès équitable: principe de non‑rétroactivité; protection contre l’immixtion illégale dans la famille

Question(s) de procédure:

Défaut de coopération de l’État partie

Article(s) du Pacte:

6 (par. 1), 7, 9, 14 (par. 1 et 5), 15 et 17

Article(s) du Protocole facultatif:

5 (par. 2 a))

Annexe

Constatations du Comité des droits de l’homme au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (112e session)

concernant la

Communication no 2069/2011 *

Présentée par:

Tatiana Shikhmuradova au nom de son mari, Boris Shikhmuradov (non représentée par un conseil)

Au nom de:

L’auteure et son mari

État partie:

Turkménistan

Date de la communication:

28 avril 2011 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 17 octobre 2014,

Ayant achevé l’examen de la communication no 2069/2011 présentée par Tatiana Shikhmuradova au nom de son mari, Boris Shikhmuradov, en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteure de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5du Protocole facultatif

1.L’auteure de la communication, datée du 28 avril 2011, est Tatiana Shikhmuradova, de nationalité russe. Elle soumet la communication au nom de son mari, Boris Shikhmuradov, lui aussi de nationalité russe, né en 1949. Elle affirme qu’elle n’a eu aucun contact avec son mari depuis que celui-ci a été emprisonné en 2002 au Turkménistan et que l’on ignore où il se trouve actuellement. Elle invoque des violations par le Turkménistan des droits garantis à son mari par l’article 6 (par.1), l’article 7, l’article 9, l’article 14 (par.1 et 5) et l’article 15 duPacte, et des droits qu’elle-même tient des articles 7 et 17 duPacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour le Turkménistan le 1er août 1997. L’auteure n’est pas représentée par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteure

2.1M. Shikhmuradov a exercé à diverses reprises les fonctions de Vice‑Premier Ministre du Turkménistan, de Ministre des affaires étrangères du Turkménistan et d’Ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire du Turkménistan en République populaire de Chine. Le 11 octobre 2001, il est arrivé à Moscou en provenance de Beijing et, quelques jours plus tard, a été invité à se rendre à Achgabat pour célébrer la Journée de l’indépendance du Turkménistan, le 27 octobre 2001. Cependant, il a été hospitalisé à l’hôpital central de Moscou pour une suspicion de thrombose des membres inférieurs. Le Ministre Conseiller de l’ambassade du Turkménistan en Fédération de Russie l’a alors invité à rédiger une déclaration expliquant les raisons de son absence aux cérémonies. Au lieu de cela, M. Shikhmuradov a écrit au Président Niyazov une lettre dans laquelle il donnait sa démission, en l’expliquant par le long traitement médical qu’il allait devoir subir, et il est resté à Moscou.

2.2L’auteure indique que, le 1er novembre 2001, M. Shikhmuradov a fait diffuser dans les médias russes une déclaration officielle annonçant son intention de créer un mouvement ouvert et démocratique d’opposition au régime en place au Turkménistan, sous le nom de Mouvement populaire démocratique du Turkménistan. Peu après, il a été informé de l’ouverture d’une procédure pénale le concernant au Turkménistan. Le 2 novembre 2001, le Procureur général du Turkménistan a décerné contre lui un mandat d’arrêt fondé sur un dossier pénal le concernant, ouvert le 30 juin 2001, qui contenait plusieurs accusations dont celle de trafic d’armes et d’explosifs. En juin 2001, M. Shikhmuradov exerçait encore la fonction d’Ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire du Turkménistan en République populaire de Chine.

2.3L’auteure indique aussi qu’à un moment donné, M. Shikhmuradov s’est rendu à Achgabat. Elle ne sait pas avec certitude à quelle date, car à l’époque, son mari et elle n’étaient pas régulièrement en contact pour des raisons de sécurité. Elle-même avait quitté le Turkménistan en mars 2001.

2.4Le 25 novembre 2002 les médias officiels turkmènes ont publié des informations faisant état d’une tentative d’attentat contre le Président et indiquant que l’opposition planifiait une campagne de désobéissance civile destinée à contraindre celui-ci à organiser des élections démocratiques. Selon ces informations, M. Shikhmuradov était le cerveau derrière la tentative d’attentat ratée. Le 25 décembre 2002, il a été arrêté à Achgabat par des agents du Ministère de la sécurité nationale. La veille de son arrestation, il avait rédigé une déclaration, qu’il avait fait envoyer à l’étranger par des amis. Il y faisait part de son intention de se rendre aux autorités de son plein gré dans le but de faire cesser le harcèlement permanent que subissaient ses proches et ses amis. Le 29 décembre 2002, la Cour suprême du Turkménistan l’a condamné à une peine de vingt‑cinq ans de réclusion pour avoir tenté de renverser le Gouvernement et d’assassiner le Président.

2.5Le 30 décembre 2002, sur décision du Conseil du peuple, cette peine a été transformée en réclusion à perpétuité, alors que le Code pénal turkmène ne prévoyait pas cette sanction. Plus de 50 personnes, dont le frère de M. Shikhmuradov, ont été condamnées au cours du même procès, en l’espace d’un mois. De nombreuses sources ont indiqué que ces personnes avaient été gravement torturées en détention. On n’a plus vu M. Shikhmuradov et un grand nombre de ses coaccusés ni eu de leurs nouvelles depuis 2002, bien que leurs proches ainsi que des organisations internationales s’efforcent sans relâche d’obtenir des informations sur le lieu où ils se trouvent et sur leur situation.

2.6L’auteure indique que, le 30 décembre 2002, un enregistrement vidéo dans lequel M. Shikhmuradov faisait des aveux, qualifiait ses associés et lui-même de «groupe criminel» et de «mafia» et réclamait que la peine la plus sévère leur soit infligée a été diffusé devant le Conseil du peuple. L’auteure affirme que, dans cet enregistrement, M. Shikhmuradov semblait être sous l’influence d’une «substance psychotrope» et aurait été forcé à faire cette déclaration. Tous les délégués du Conseil du peuple ont réclamé la peine de mort contre M. Shikhmuradov. Le Président Niyazov a proposé qu’il soit condamné plutôt à la prison à vie car, a‑t‑il affirmé, le Turkménistan était un pays démocratique.

2.7Depuis le 25 décembre 2002, l’auteure n’a reçu aucune information officielle concernant M. Shikhmuradov, que ce soit sous la forme de documents judiciaires, de copie des minutes de l’audience ou d’expédition du jugement. Elle ne sait rien non plus de son éventuel lieu de détention ni de son état de santé. Elle a à maintes reprises (les 17 mars, 26 avril, 15 juin, 26 août et 14 septembre 2006 et jusqu’en 2010) demandé des renseignements au Procureur général, au Ministère de la justice, au Ministère de l’intérieur et au Président du Turkménistan, mais il n’a pas été tenu compte de ces demandes. Il a été accusé réception de ses plaintes, mais elle n’a reçu aucune réponse. Elle n’a eu aucune possibilité de faire appel de la décision du tribunal devant les juridictions turkmènes. Depuis son départ pour la Fédération de Russie en mars 2001, elle n’est pas retournée au Turkménistan et affirme que nul ne peut garantir qu’elle y serait en sécurité et libre de circuler.

Teneur de la plainte

3.1L’auteure invoque une violation par l’État partie du paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte, tenant au fait que l’on ne sait toujours pas ce qu’il est advenu de M. Shikhmuradov et que malgré de nombreuses demandes, les autorités de l’État partie n’ont communiqué aucune information. Elle ajoute que l’absence de nouvelles depuis si longtemps lui fait craindre pour la vie de M. Shikhmuradov.

3.2L’auteure invoque également une violation par l’État partie des droits garantis à M. Shikhmuradov par l’article 9 du Pacte. Elle affirme que les circonstances de l’arrestation de M. Shikhmuradov ne sont pas connues et qu’il n’a pas pu contester sa détention devant un tribunal, que ses proches n’ont pas été informés de son placement en détention, que sa condamnation à perpétuité comprenait une période de cinq ans d’interdiction de tout contact avec le monde extérieur, qu’il n’a pas eu la possibilité de faire examiner la légalité de sa privation de liberté et qu’il a été emprisonné à l’issue d’un procès inéquitable, ce qui constitue autant de violations de l’article 9 du Pacte.

3.3L’auteure affirme en outre que l’État partie n’a pas respecté le droit de M. Shikhmuradov à un procès équitable, en violation du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte. Le procès a débuté quatre jours seulement après l’arrestation de M. Shikhmuradov et n’a duré qu’une journée. La condamnation de M. Shikhmuradov était fondée uniquement sur ses aveux, lesquels, selon l’auteure, ont été obtenus par la torture.

3.4L’auteure fait également valoir que M. Shikhmuradov a été condamné à deux reprises à seulement quelques jours d’intervalle, sans avoir eu suffisamment de temps pour prendre connaissance de son dossier pénal ni la possibilité de le faire. En violation du principe d’impartialité, le tribunal, puis le Conseil du peuple, l’ont condamné sans l’avoir entendu et en violation des normes et règles de procédure en vigueur. À cet égard, l’auteure rappelle que le paragraphe 5 de l’article 14 du Pacte prévoit que toute personne déclarée coupable d’une infraction a le droit de faire examiner par une juridiction supérieure la déclaration de culpabilité et la condamnation, conformément à la loi. En l’espèce, la Cour suprême du Turkménistan a agi en tant que tribunal de première instance, puis, après que son dossier a fait l’objet d’un traitement politique et inéquitable, la condamnation du mari de l’auteure à une peine de vingt‑cinq années de réclusion a été transformée en réclusion à perpétuité par la décision prise à l’unanimité par un organe politique. Le fait qu’une condamnation plus lourde ait été prononcée sans possibilité d’appel constitue une violation supplémentaire du droit de M. Shikhmuradov à un procès équitable.

3.5L’auteure affirme en outre que l’État partie a commis une violation de l’article 7 du Pacte, car les aveux que fait M. Shikhmuradov dans l’enregistrement vidéo qui a été montré aux membres du Conseil du peuple n’ont pu être obtenus que par la torture. Au moment de son arrestation, M. Shikhmuradov souffrait déjà de diabète, d’hypertension et d’une maladie cardiovasculaire. Ces problèmes de santé nécessitaient des soins médicaux particuliers, qu’il n’a pas reçus. L’auteure affirme aussi avoir elle-même été soumise à un traitement inhumain parce qu’elle n’était pas informée de la situation de son mari et vivait de ce fait dans un état d’anxiété et de stress permanents, ce qui constituait également une violation de l’article 7 du Pacte.

3.6L’auteure invoque une violation par l’État partie des droits garantis à M. Shikhmuradov par l’article 15 du Pacte, tenant au fait que le Conseil du peuple a condamné celui-ci à une peine plus lourde que les peines prévues par la législation turkmène au moment de la commission des prétendues infractions.

3.7L’auteure invoque enfin une violation par l’État partie des droits qu’elle tient de l’article 17 du Pacte, tenant au fait qu’elle n’a pas pu obtenir d’informations sur l’endroit où se trouve son mari et sur son état de santé, ni même simplement savoir s’il est encore en vie.

3.8L’auteure affirme qu’elle ne peut pas se rendre au Turkménistan parce qu’elle craint pour sa sécurité. Elle a demandé des nouvelles de son mari au Président précédemment en exercice au Turkménistan ainsi qu’à l’actuel Président. Elle a également adressé des demandes au Procureur général du Turkménistan mais n’a reçu aucune réponse. Elle a aussi demandé des informations au Ministère turkmène de la justice ainsi qu’à l’ambassade du Turkménistan en Fédération de Russie, en vain. Elle affirme donc avoir épuisé tous les recours internes utiles qui lui étaient ouverts.

Absence de coopération de l’État partie

4.Les 7 février, 14 mai et 3 juillet 2012, l’État partie a été invité à soumettre ses observations sur la recevabilité et sur le fond de la communication. Le Comité note que les renseignements demandés n’ont pas été reçus. Il regrette que l’État partie n’ait donné aucune information sur la recevabilité et/ou sur le fond des griefs de l’auteure. Il rappelle que, conformément au paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif, l’État partie concerné est tenu de soumettre par écrit au Comité des explications ou déclarations éclaircissant la question et indiquant, s’il y a lieu, les mesures qu’il pourrait avoir prises pour remédier à la situation. En l’absence de réponse de l’État partie, le Comité doit accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteure qui sont suffisamment étayées.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

5.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

5.2Conformément aux dispositions du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité doit s’assurer que la même question n’est pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement. Il note que le cas deM. Shikhmuradov a été soumis au Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires. Il rappelle que les procédures ou les mécanismes extraconventionnels mis en place par la Commission des droits de l’homme ou le Conseil des droits de l’homme, et qui ont pour mandat d’examiner la situation des droits de l’homme dans des pays ou territoires déterminés ou des cas de violations généralisées des droits de l’homme dans le monde et defaire rapport publiquement sur ces situations, ne constituent pas en règle générale uneprocédure internationale d’enquête ou de règlement au sens du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif. Par conséquent, il considère qu’il n’est pas empêché par cette disposition d’examiner la présente communication.

5.3En ce qui concerne l’épuisement des recours internes, le Comité note que malgré les trois rappels qui lui ont été envoyés, l’État partie ne lui a adressé aucune observation sur la recevabilité ou le fond de la communication. Dans ces conditions, compte tenu des efforts constants mais vains faits par l’auteure et du fait que l’État partie n’a pas contesté la recevabilité de la communication, le Comité estime que rien ne s’oppose à ce qu’il examine la communication conformément au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

5.4Pour ce qui est du grief de violation de l’article 9 du Pacte concernant la détention initiale de M. Shikhmuradov, le Comité considère que, même si l’État partie n’a pas réfuté les allégations de l’auteure, compte tenu des informations limitées figurant dans le dossier, ces allégations n’ont pas été suffisamment étayées aux fins de la recevabilité. Il estime par conséquent que ce grief n’est pas suffisamment étayé et le déclare irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

5.5Le Comité considère que l’auteure a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, ses autres griefs concernant les violations des droits que M. Shikhmuradov tient de l’article 6 (par. 1), de l’article 7, de l’article 9 pour ce qui est de sa détention après sa condamnation, de l’article 14 (par. 1 et 5) et de l’article 15, ainsi que les griefs de violation des droits qu’elle tient des articles 7 et 17. Il déclare donc ces griefs recevables et procède à leur examen quant au fond.

Examen au fond

6.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées.

6.2Le Comité prend note des allégations de l’auteure concernant l’arrestation de son mari et son interrogatoire, son procès et sa disparition forcée. Il note aussi que l’État partie n’a pas communiqué d’observations sur ces allégations. Il réaffirme que la charge de la preuve ne peut incomber seulement à l’auteure de la communication, d’autant plus que l’auteure et l’État partie n’ont pas toujours un accès égal aux éléments de preuve et que souvent seul l’État partie dispose des renseignements nécessaires. Il ressort implicitement du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif que l’État partie est tenu d’enquêter de bonne foi sur toutes les allégations de violation du Pacte portées contre lui et ses représentants et de transmettre au Comité les renseignements qu’il détient. Dans les cas où l’auteur a communiqué à l’État partie des allégations corroborées par des preuves sérieuses et où tout éclaircissement supplémentaire dépend de renseignements que l’État partie est seul à détenir, le Comité peut estimer ces allégations fondées si l’État partie ne les réfute pas en apportant des preuves et des explications satisfaisantes.

6.3Le Comité note que d’après les informations fournies par l’auteure, qui n’ont pas été contestées, M. Shikhmuradov a été arrêté, jugé et condamné à la réclusion à perpétuité, et depuis lors n’a pas pu communiquer avec son épouse ni avec d’autres membres de la famille. Il constate également qu’il n’est pas contesté non plus que l’on ignore où se trouve M. Shikhmuradov et que son épouse et ses proches ne savent rien de sa santé ni de ses conditions d’existence, malgré les nombreuses tentatives qui ont été faites de contacter différentes autorités. L’auteure dit ne pas même être sûre que son mari soit en vie. Le Comité note que l’État partie n’a pas contesté l’allégation de l’auteure, qui affirme qu’elle n’a eu aucun contact avec son mari pendant douze ans et que les autorités ne lui ont jamais donné aucune indication quant au lieu où il se trouvait. Le Comité rappelle sa jurisprudence et réaffirme que, dans les cas de disparitions forcées, le fait de priver une personne de liberté, puis de refuser de reconnaître cette privation de liberté ou de dissimuler le sort réservé à la personne disparue revient à soustraire cette personne à la protection de la loi et fait peser sur sa vie un risque constant et grave, dont l’État est responsable. En l’espèce, le Comité constate que l’État partie n’a fourni aucun élément démontrant qu’il s’est acquitté de son obligation de protéger la vie deM. Shikhmuradov au cours des douze années qui se sont écoulées depuis sa condamnation. Dans ces circonstances, il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteure. En conséquence, le Comité conclut que l’État partie a manqué à son devoir de protéger la vie de M. Shikhmuradov, en violation du paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte.

6.4Le Comité a conscience du degré de souffrance qu’implique une détention sans contact avec le monde extérieur. Il rappelle son Observation générale no 20 sur l’interdiction de la torture et des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, dans laquelle il recommande aux États parties de prendre des dispositions interdisant la détention au secret. Il note qu’en l’espèce, il n’est pas contesté que M. Shikhmuradov est détenu au secret, dans un lieu tenu secret, sans possibilité de communiquer avec un avocat ni d’avoir de contacts avec sa famille ou quiconque du monde extérieur. Le Comité prend note également de l’allégation de l’auteure au sujet de l’enregistrement vidéo qui a été montré au Conseil du peuple, dans lequel M. Shikhmuradov semblait être sous l’influence d’une «substance psychotrope». Dans ces circonstances, compte tenu de l’état de santé de M. Shikhmuradov avant son arrestation et étant donné que l’État partie n’a apporté aucune information qui contredirait ces renseignements, le Comité considère qu’il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteure. En conséquence, il conclut que les faits tels qu’ils sont présentés font apparaître une violation de l’article 7 du Pacte à l’égard du mari de l’auteure.

6.5En ce qui concerne le grief de violation de l’article 9 tiré de l’incarcération de M. Shikhmuradov depuis sa condamnation, le Comité note que l’auteure fait valoir que M. Shikhmuradov est détenu au secret dans un lieu inconnu sans possibilité de consulter un conseil ni de contester la légalité de sa détention. L’État partie n’ayant communiqué aucune information à ce sujet, le Comité considère qu’il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteure. En conséquence, il conclut que les faits tels qu’ils sont présentés font apparaître une violation de l’article 9 du Pacte à l’égard du mari de l’auteure.

6.6En ce qui concerne les griefs de violation de l’article 14, le Comité relève que M. Shikhmuradov a d’abord été condamné à une peine de vingt‑cinq ans de réclusion et que son procès a eu lieu le 29 décembre 2002, soit quatre jours seulement après son arrestation. Selon l’auteure, l’audience s’est tenue à huis clos et n’a duré qu’une journée, et la condamnation de M. Shikhmuradov n’était fondée que sur ses aveux forcés. Le Comité note en outre qu’à l’issue d’une audience distincte tenue à huis clos le jour suivant, le 30 décembre 2002, le Conseil du peuple a condamné M. Shikhmuradov à la réclusion à perpétuité. Il prend note des allégations de l’auteure, qui affirme que M. Shikhmuradov n’a pas disposé de suffisamment de temps pour préparer sa défense, n’a pas pu consulter ses avocats et n’a pas eu la possibilité de faire examiner par une juridiction supérieure la déclaration de culpabilité et la condamnation, conformément à la loi. Il rappelle qu’en vertu du Pacte, toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi par la loi, et que l’égalité de moyens est un aspect essentiel de ce droit. Il prend note de l’argument de l’auteure, qui n’a pas été contesté, selon lequel le Conseil du peuple, organe politique présidé par le Président et constitué de membres du Parlement et de ministres, ne peut pas être considéré comme un tribunal compétent, indépendant et impartial au sens du paragraphe 1 de l’article 14 et conformément aux conditions qui y sont énoncées. L’État partie n’ayant communiqué aucune information à ce sujet, le Comité considère qu’il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteure. En conséquence, il conclut que le procès et la condamnation finale de M. Shikhmuradov, dans les circonstances décrites, font apparaître une violation des paragraphes 1 et 5 de l’article 14 du Pacte.

6.7En ce qui concerne le paragraphe 1 de l’article 15, le Comité prend note de l’allégation de l’auteure, qui affirme que les autorités de l’État partie ont prononcé une peine plus lourde que celle qui était applicable au moment de la commission de l’infraction pénale. Il prend également note de l’argument de l’auteure, qui n’a pas été contesté, selon lequel la peine la plus lourde prévue par la loi turkmène au moment de la commission des prétendues infractions était de vingt‑cinq ans de réclusion, conformément au Code pénal alors en vigueur. Il note en outre que la réclusion à perpétuité en tant que sanction n’a été adoptée par le Conseil du peuple qu’après la condamnation de M. Shikhmuradov. En conséquence, il conclut que les faits dont il est saisi constituent une violation des droits que M. Shikhmuradov tient du paragraphe 1 de l’article 15 du Pacte.

6.8En ce qui concerne l’auteure, le Comité prend note de l’angoisse et de la détresse causées par la détention au secret et la disparition de son mari. Rappelant sa jurisprudence, il conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 7 du Pacte à l’égard de l’auteure. Étant parvenu à cette conclusion, il décide de ne pas examiner séparément les griefs de violation du paragraphe 1 de l’article 17 du Pacte.

7.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie de l’article 6 (par. 1), de l’article 7, de l’article 9 et de l’article 14 (par. 1 et 5) à l’égard de M. Shikhmuradov. Ces faits font aussi apparaître une violation de l’article 7 du Pacte à l’égard de l’auteure.

8.Conformément au paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à M. Shikhmuradov et à l’auteure un recours utile, et notamment: a) de libérer immédiatement M. Shikhmuradov s’il est encore détenu au secret; b) de mener une enquête approfondie et efficace sur son arrestation, sa disparition et son procès inéquitable; c) de donner à M. Shikhmuradov et à l’auteure des informations détaillées sur les résultats de l’enquête; d) dans l’hypothèse où M. Shikhmuradov serait décédé, de remettre sa dépouille à l’auteure; e) d’engager des poursuites pénales contre les responsables présumés des violations commises, de les juger et, s’ils sont reconnus coupables, de les punir; f) d’indemniser de manière appropriée l’auteure et M. Shikhmuradov pour les violations subies. L’État partie est également tenu de prendre des mesures de manière à ce que de telles violations ne se reproduisent pas.

9.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques dans la langue officielle de l’État partie et à les diffuser largement.

Appendice

[Original: espagnol]

Opinion individuelle (concurrente) signée de Fabián Omar Salvioli

1.Je suis d’accord avec la décision prise par le Comité dans l’affaire S hikhmuradova c. Turkménistan (communication no 2069/2011), dans laquelle il déclare que l’État partie a engagé sa responsabilité internationale parce qu’il a commis des violations de l’article 6 (par. 1), de l’article 7, de l’article 9 et de l’article 14 (par. 1 et 5) à l’égard du mari de l’auteure, Boris Shikhmuradov, et de l’article 7 à l’égard de l’auteure, Tatiana Shikhmuradova, qui a enduré angoisse et souffrance en conséquence de la disparition forcée de son mari.

2.Cependant, je considère que le Comité aurait dû aussi constater une violation de l’article 16 (droit à la reconnaissance de la personnalité juridique), dans la mesure où il a été établi que M. Shikhmuradov a été victime de l’une des violations les plus odieuses de la dignité humaine, la disparition forcée. Il convient de souligner que la disparition forcée de M. Shikhmuradov constitue une infraction continue, puisqu’on ignore toujours ce qu’il est advenu de lui.

3.La disparition forcée constitue une violation complexe qui, par sa nature, porte atteinte à plusieurs des droits consacrés par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques; l’un de ces droits est de toute évidence le droit à la reconnaissance de la personnalité juridique, puisque, lorsqu’une personne est victime de disparition forcée, c’est que l’État l’a délibérément soustraite à la protection de la loi.

4.Le fait de soustraire une personne à la protection de la loi fait partie de la définition internationale de la disparition forcée, telle qu’énoncée dans le dernier membre de phrase de l’article 2 de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 20 décembre 2006.

5.En 1997, le Comité a adopté une position juridique qui associe la disparition forcée à une violation de l’article 16 du Pacte lorsque certaines circonstances sont réunies. Cette jurisprudence, bien qu’elle soit encore incomplète du point de vue juridique, est restée constante , .

6.En l’espèce, des preuves suffisantes de l’existence des circonstances en question ont été apportées. M. Shikhmuradov a été arrêté par des agents du Ministère de la sécurité nationale le 25 décembre 2002 et il est au pouvoir de l’État depuis lors. Il n’a pas été vu depuis 2002 et on ignore ce qu’il est advenu de lui malgré les efforts que sa famille a faits. Il n’a pas eu la possibilité d’exercer un quelconque recours et les recours dont les membres de sa famille ont tenté de se prévaloir se sont révélés vains et il y a été fait obstacle.

7.Tous ces faits et événements ont été rapportés par l’auteure (voir les paragraphes 2.1 à 2.7 de la communication), et le Comité estime qu’ils ont été prouvés. Le Comité a également pris en considération l’absence de coopération de l’État partie en ce qui concerne cette communication (voir par. 4 de la communication).

8.Lorsqu’il est saisi des mêmes types de faits, le Comité devrait parvenir aux mêmes types de conclusions. Ses délibérations ne devraient pas porter uniquement sur les arguments juridiques avancés, dont il n’est pas obligé de tenir compte et qu’il n’est pas tenu de considérer comme limitant son action.

9.Il est impossible d’expliquer pourquoi, dans de nombreux cas, le Comité se borne à examiner les arguments juridiques présentés par les parties, alors que dans d’autres affaires, à juste titre et conformément aux pratiques des organes internationaux aux niveaux universel et régional, il procède à sa propre analyse juridique des faits qu’il estime avoir été prouvés, même si les parties n’ont pas fait valoir les arguments juridiques correspondants.

10.Une approche correcte de l’espèce d’un point de vue juridique aurait dû conduire à la conclusion − en plus de celles auxquelles le Comité est parvenu − que l’État a commis une violation de l’article 16 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques à l’égard de M. Shikhmuradov.

11.Je veux croire que le Comité révisera ses pratiques qui sont actuellement incohérentes et définira les critères à appliquer pour jouer dûment le rôle qui lui a été confié en sa qualité d’organe conventionnel chargé de surveiller le respect des droits énoncés dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, conformément aux procédures prévues par le Pacte et le Protocole facultatif.