Nations Unies

CCPR/C/117/D/2224/2012

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

26 septembre 2016

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2224/2012 * , * *

Communication présentée par :

Dovran Bahramovich Matyakubov (représenté par un conseil, Shane H. Brady)

Au nom de :

L’auteur

État partie :

Turkménistan

Date de la communication :

3 septembre 2012 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 7 décembre 2012 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

14 juillet 2016

Objet :

Objection de conscience au service militaire obligatoire ; traitement inhumain et dégradant ; condamnation à deux reprises pour la même infraction ; conditions de détention

Question(s) de procédure :

Recevabilité − épuisement des recours internes

Question(s) de fond :

Liberté de conscience ; traitement inhumain et dégradant ; ne bis in idem ; conditions de détention

Article(s) du Pacte :

7, 10, 14 (par. 7) et 18 (par. 1)

Article(s) du Protocole facultatif :

5 (par. 2 b))

1.1L’auteur de la communication est Dovran Bahramovich Matyakubov, de nationalité turkmène, né le 18 septembre 1992. Il affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient des articles 7, 14 (par. 7) et 18 (par. 1) du Pacte, car il a fait l’objet en tant qu’objecteur de conscience de poursuites, de condamnations et d’emprisonnements répétés. Bien que l’auteur n’invoque pas expressément cette disposition, la communication semble également soulever des questions au regard de l’article 10 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 1er août 1997. L’auteur est représenté par un conseil, Shane H. Brady.

1.2Dans sa lettre initiale en date du 3 septembre 2012, l’auteur a demandé au Comité d’appliquer l’article 92 de son règlement intérieur et de solliciter de l’État partie, à titre de mesure provisoire, l’assurance que celui-ci ne soumettrait pas l’auteur à une deuxième procédure pénale et ne le condamnerait pas à nouveau tant que la présente communication serait à l’examen. Le 7 décembre 2012, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a décidé de ne pas accéder à cette demande.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur est Témoin de Jéhovah. Avant les condamnations pénales répétées et illégales dont il a fait l’objet en tant qu’objecteur de conscience, il n’avait jamais été poursuivi pour une quelconque infraction pénale ou administrative.

2.2Le 17 septembre 2010, il a été appelé par le Bureau du recrutement militaire à remplir ses obligations militaires. Il a expliqué en détail aux agents dudit bureau qu’en tant que Témoin de Jéhovah ses convictions religieuses lui interdisaient d’accomplir le service militaire. Il a cependant été inculpé pour refus de s’acquitter de ses obligations militaires sur le fondement de l’article 219 1) du Code pénal.

2.3Le procès de l’auteur s’est tenu le 28 décembre 2010 devant le tribunal de district de Boldumsaz. L’auteur a exposé en détail les raisons pour lesquelles ses convictions religieuses lui interdisaient d’effectuer le service militaire et il s’est dit prêt à accomplir un service civil de remplacement. Le tribunal l’a condamné le jour même, en application de l’article 219 1) du Code pénal pour refus d’accomplir le service militaire, à une peine de dix-huit mois d’emprisonnement devant être exécutée dans un établissement pénitentiaire de « régime ordinaire ». L’auteur a été arrêté à l’audience et incarcéré au centre de détention DZK-7, à Dashoguz, où il a été détenu soixante et onze jours. Le 8 mars 2011, il a été transféré à la prison LBK-12, située près de la ville de Seydi, (région de Lebap), dans le désert turkmène. En détention, l’auteur, en tant que Témoin de Jéhovah, a été soumis à un traitement particulièrement dur. Dès son arrivée à la prison LBK-12, il a été placé à l’isolement pendant dix jours.

2.4L’auteur a été libéré le 28 juin 2012, avec obligation de se présenter régulièrement au poste de police de Boldumsaz. Lorsqu’il a soumis sa communication, il s’attendait à être de nouveau convoqué pour effectuer le service militaire et emprisonné en tant qu’objecteur de conscience.

2.5Le tribunal de district de Boldumsaz ayant statué sur son cas le 28 décembre 2010, l’auteur estime avoir satisfait à l’obligation d’épuiser tous les recours internes raisonnablement disponibles avant de soumettre la présente communication. Il n’a pas fait appel de sa première condamnation auprès des juridictions supérieures turkmènes.

2.6Dans une lettre datée du 1er mai 2013, l’auteur indique qu’il a reçu le 3 novembre 2012 une convocation du Bureau du recrutement militaire lui enjoignant de se présenter pour satisfaire à ses obligations militaires. Il a expliqué à nouveau aux fonctionnaires du Bureau du recrutement les raisons pour lesquelles il ne ferait pas le service militaire. Il a également dit que la vision de son œil gauche n’était plus que 30 % et qu’en raison de l’effort supplémentaire fourni par l’œil droit pour compenser, il ne voyait parfois rien de ce dernier. Il a précisé que son médecin l’avait prévenu qu’il risquait de perdre la vue s’il ne s’occupait pas de ce problème. Le 24 décembre 2012, soit six mois après sa libération, il a de nouveau comparu devant le tribunal de district de Boldumsaz, dans la région de Dashoguz. Il a déclaré au juge qu’en tant que Témoin de Jéhovah ses convictions religieuses lui interdisaient, directement ou indirectement, de porter les armes ou d’apprendre à se battre. Il a également fait part de son problème de vue et insisté sur le fait qu’il était prêt à accomplir un service civil de remplacement. Il a cependant été condamné une seconde fois en tant qu’objecteur de conscience et la peine maximale, de vingt‑quatre mois d’emprisonnement, lui a été imposée en application de l’article 219 1) du Code pénal. Considéré comme récidiviste, il a été placé dans un établissement pénitentiaire à « régime strict ». Le 17 janvier 2013, le tribunal régional de Dashoguz a rejeté l’appel qu’il avait formé contre le jugement rendu en première instance. Après ce procès, l’auteur a été incarcéré pendant une quinzaine de jours au centre de détention provisoire DZ-D/7 situé à Dashoguz, où il a été à nouveau victime de mauvais traitements et de menaces de la part des fonctionnaires de la sixième section de la police de Dashoguz. L’auteur explique dans la lettre qu’il a été roué de coups pendant trois jours, que les agents du centre de détention ont tenté de le contraindre à abjurer sa foi et qu’ils lui ont fait subir des humiliations en raison de ses convictions. Le 10 janvier 2013, l’auteur a été transféré à la colonie à régime strict LBK-11, à Seydi, où il a purgé sa peine de prison dans des conditions considérées comme pires que celles de la prison à régime ordinaire LBK-12 où il avait effectué sa première peine. L’auteur affirme que dans la colonie LBK-11, il était soumis à une surveillance constante et n’était pas autorisé à se joindre librement aux autres Témoins de Jéhovah incarcérés dans le même établissement. Il affirme qu’il a été condamné et privé de liberté deux fois pour avoir refusé de se soumettre au service militaire, alors que ce refus était « fondé sur la même détermination permanente qui s’appuie sur des raisons de conscience ».

2.7En ce qui concerne plus particulièrement l’allégation de violation de l’article 7 du Pacte, l’auteur affirme que porter plainte auprès de l’administration de la prison ou d’autres autorités publiques pour les graves mauvais traitements qu’il a subis n’aurait fait que l’exposer à de sévères représailles et à d’autres violences physiques. Il affirme n’avoir disposé d’aucun recours interne utile lui permettant de porter plainte pour les « peines ou traitements inhumains ou dégradants » subis dans les centres de détention et prisons où il a séjourné. Il renvoie aux observations finales relatives au Turkménistan formulées par le Comité contre la torture, dans lesquelles celui-ci a relevé qu’il n’existait pas, dans l’État partie, de mécanisme indépendant et efficace habilité à recevoir des plaintes dénonçant des actes de torture, en particulier s’agissant de plaintes émanant de prisonniers condamnés et de personnes en détention avant jugement, et à mener des enquêtes impartiales et complètes sur ces plaintes.

2.8Pour ce qui est de l’allégation de violation du paragraphe 7 de l’article 14 du Pacte, l’auteur, se fondant sur une argumentation similaire à celle employée dans l’affaire Navruz Nasyrlayevc. Turkménistan, affirme que l’article 18 4) de la loi relative au service militaire et aux obligations militaires prévoit expressément la possibilité de poursuivre et d’emprisonner de façon répétée les objecteurs de conscience au service militaire. Il ne disposait donc d’aucun recours interne lui permettant d’obtenir réparation à raison des poursuites, des condamnations et des privations de liberté répétées dont il a fait l’objet en tant qu’objecteur de conscience au service militaire. En outre, le 17 janvier 2013, le tribunal régional de Dashoguz a rejeté l’appel formé par l’auteur contre le jugement rendu le 24 décembre 2012 par le tribunal de district, qui le condamnait pour la seconde fois.

2.9En ce qui concerne le grief de violation des droits qu’il tient du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte, l’auteur affirme que les juridictions nationales − tribunaux de première instance et d’appel et Cour suprême − n’ont jamais donné gain de cause à un objecteur de conscience au service militaire. Ces éléments de fait, ainsi que le rejet systématique des appels internationaux exhortant l’État partie à proposer un service civil de remplacement compatible avec les motifs sous-tendant l’objection de conscience et à libérer les objecteurs de conscience emprisonnés, confirment qu’au Turkménistan les objecteurs de conscience au service militaire ne disposent d’aucun recours interne leur permettant de contester les poursuites, les condamnations et la privation de liberté dont ils font l’objet. L’auteur affirme donc qu’il a épuisé les recours internes disponibles pour ce qui est du grief de violation du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte, avant de soumettre sa communication au Comité.

2.10L’auteur n’a pas saisi d’autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que les poursuites exercées contre lui et son incarcération en raison de ses convictions religieuses, s’exprimant dans l’objection de conscience au service militaire, constituent en elles-mêmes un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 7 du Pacte.

3.2L’auteur affirme aussi être victime d’une violation de l’article 7 du Pacte à raison des « peines ou traitements inhumains ou dégradants » infligés lors de sa détention, y compris les brutalités policières, et à raison des conditions de détention à la prison LBK‑12. À cet égard, il se réfère notamment aux observations finales du Comité contre la torture concernant le Turkménistan, à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, ainsi qu’au rapport publié en février 2010 par l’Association des avocats indépendants au Turkménistan, qui indiquent que la pratique de la torture et des mauvais traitements sur les détenus est généralisée dans l’État partie. Il ressort également de ces documents qu’une personne expulsée vers le Turkménistan court de sérieux risques d’être soumise à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, et que la prison LBK-12 est située dans un désert où les températures peuvent descendre jusqu’à ‑20 °C l’hiver et atteindre 50 °C pendant les vagues de chaleur de l’été. La prison est surpeuplée et les prisonniers atteints de tuberculose ou de maladies de peau ne sont pas séparés des prisonniers en bonne santé, ce qui expose l’auteur à un risque élevé de contracter la tuberculose ou d’autres infections. Bien que l’auteur n’invoque pas expressément cette disposition, la communication soulève également des questions au regard de l’article 10 du Pacte.

3.3En l’espèce, l’auteur a été par deux fois poursuivi, condamné et emprisonné pour avoir refusé de se soumettre au service militaire − refus « fondé sur la même détermination permanente qui s’appuie sur des raisons de conscience » − en violation du paragraphe 7 de l’article 14 du Pacte.

3.4L’auteur fait valoir en outre que le fait qu’il a été poursuivi, condamné et emprisonné pour avoir refusé d’effectuer le service militaire obligatoire pour des raisons de conscience et de croyances religieuses constitue une violation des droits qu’il tient du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte. Il fait observer qu’il a indiqué à plusieurs reprises aux autorités turkmènes qu’il était prêt à s’acquitter de ses devoirs civiques en effectuant un véritable service de remplacement ; cependant, la législation de l’État partie ne prévoit pas une telle possibilité.

3.5L’auteur prie le Comité de conclure que le fait qu’il a été poursuivi, condamné et emprisonné de façon répétée constitue une violation de l’article 7, de l’article 14 (par. 7) et de l’article 18 (par. 1) du Pacte. Il prie également le Comité d’inviter l’État partie à : a) ) le relaxer des chefs d’inculpation visés à l’article 219 1) du Code pénal et effacer toute mention de son casier judiciaire ; b) lui accorder une indemnisation appropriée pour le préjudice moral qu’il a subi du fait de sa condamnation et de sa détention ; et c) le dédommager comme il convient des frais de justice qu’il a engagés, conformément au paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.Dans une note verbale du 17 mars 2014, l’État partie a indiqué notamment que le cas de l’auteur avait été « examiné avec soin par les organes chargés de l’application de la loi au Turkménistan, qui n’avaient trouvé aucune raison de demander l’annulation de la décision du tribunal ». Il estime que l’infraction pénale commise par l’auteur a été « qualifiée correctement, conformément au Code pénal turkmène ». Il ajoute qu’en vertu de l’article 41 de la Constitution, « la défense du Turkménistan est le devoir sacré de tout citoyen » et que la conscription est obligatoire pour tous les citoyens turkmènes de sexe masculin. De surcroît, l’auteur « ne satisfaisait pas aux critères d’exemption du service militaire énoncés à l’article 18 de la loi relative au service militaire et aux obligations militaires ».

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Le 14 mai 2014, l’auteur a fait valoir que l’État partie n’avait contesté aucun des faits exposés dans la communication. La seule justification qu’il avait tenté de fournir consistait à dire que l’auteur avait été condamné et emprisonné en tant qu’objecteur de conscience parce qu’il « ne pouvait pas prétendre » à une exemption au titre de l’article 18 de la loi relative au service militaire et aux obligations militaires. Pour l’auteur, les observations de l’État partie témoignent du mépris total que celui-ci manifeste pour les obligations lui incombant en vertu de l’article 18 du Pacte et pour la jurisprudence du Comité défendant le droit à l’objection de conscience au service militaire. En outre, l’État partie n’avait pas contesté les allégations de l’auteur selon lesquelles il avait été soumis − en violation de l’article 7 du Pacte − à un traitement inhumain et dégradant par des agents des forces de l’ordre et par le personnel pénitentiaire.

5.2L’auteur demande au Comité de conclure que les poursuites engagées contre lui ainsi que sa condamnation et son emprisonnement constituent une violation des droits qu’il tient de l’article 7 et du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte, et que les poursuites et la privation de liberté répétées dont il a fait l’objet constituent en outre une violation du paragraphe 7 de l’article 14 du Pacte, et il renouvelle sa demande de réparation (voir par. 3.5).

5.3Le 26 janvier 2015, l’auteur a fait savoir que le 22 octobre 2014, le Président turkmène avait accordé l’amnistie à huit Témoins de Jéhovah incarcérés − parmi lesquels il se trouvait −, dont trois avaient présenté des communications qui étaient en cours d’examen par le Comité. À la date de sa libération, l’auteur de la présente communication avait passé vingt-deux mois en prison, sur les vingt-quatre mois de sa peine. Cette libération était certes bienvenue, mais l’auteur n’était pas pour autant innocenté, sa condamnation n’était pas effacée de son casier judiciaire et aucune mesure de réadaptation ne lui était proposée. L’auteur ajoute que plusieurs autres Témoins de Jéhovah avaient été déclarés coupables de refus d’effectuer le service militaire et condamnés à une peine de « travail correctif » trois semaines environ avant l’amnistie. L’auteur espère que l’État partie va prendre des mesures pour faire cesser les poursuites et les condamnations contre des Témoins de Jéhovah, notamment à raison de leur objection de conscience au service militaire, et demande que l’État partie propose un règlement amiable concernant les communications présentées par des objecteurs de conscience qui sont en cours d’examen.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité rappelle sa jurisprudence, dont il ressort que l’auteur d’une communication doit exercer tous les recours internes pour satisfaire à l’obligation énoncée au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif, pour autant que ces recours semblent être utiles dans son cas particulier et lui soient ouverts de facto. Il note que l’auteur affirme qu’il ne dispose d’aucun recours utile dans l’État partie en ce qui concerne les griefs qu’il tire des articles 7, 10, 14 (par. 7) et 18 (par. 1) du Pacte et qu’il estime avoir épuisé les recours internes lui permettant de contester la déclaration de culpabilité et la peine dont il a fait l’objet pour objection de conscience étant donné que le tribunal de district de Boldumsaz et le tribunal régional de Dashoguz se sont tous deux déjà prononcés sur la question. Le Comité note également que l’État partie a affirmé dans sa note verbale du 17 mars 2014 que le cas de l’auteur avait été « examiné avec soin par les organes chargés de l’application de la loi au Turkménistan, qui n’avaient trouvé aucun motif de demander l’annulation de la décision du tribunal », et en outre, que l’État partie n’a pas contesté l’argumentation de l’auteur relatif à l’épuisement des recours internes. Dans ces conditions, le Comité considère qu’en l’espèce il n’est pas empêché par les dispositions du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif d’examiner la communication.

6.4Le Comité considère que les griefs de l’auteur, qui soulèvent des questions au regard des articles 7, 10, 14 (par. 7) et 18 (par. 1) du Pacte sont suffisamment étayés aux fins de la recevabilité. Il les déclare recevables et procède à leur examen quant au fond.

Examen au fond

7.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2Le Comité prend note du grief de l’auteur qui affirme qu’après sa condamnation, il a été incarcéré au centre de détention DZK-7 à Dashoguz durant soixante et onze jours, puis placé à l’isolement pendant dix jours dès son arrivée à la prison LBK-12 où en tant que Témoin de Jéhovah il a été soumis à un traitement particulièrement sévère. Le Comité note en outre qu’après le procès du 24 décembre 2012, l’auteur a été incarcéré pendant une quinzaine de jours au centre de détention provisoire DZ-D/7 de Dashoguz, où les fonctionnaires de la sixième section de police l’auraient roué de coups trois jours durant pour tenter de lui faire abjurer sa foi, et qu’il s’est senti humilié en raison de ses convictions. Le Comité prend note également des allégations de l’auteur concernant l’absence au Turkménistan de mécanismes appropriés d’enquête sur les allégations de torture, et rappelle que les plaintes pour mauvais traitements doivent faire l’objet d’enquêtes rapides et impartiales des autorités compétentes. L’État partie n’a pas contesté ces allégations ni fourni d’informations à ce sujet. Au vu des circonstances de l’espèce, le Comité considère qu’il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur. En conséquence, il conclut que les faits tels qu’ils sont présentés font apparaître une violation des droits garantis à l’auteur par l’article 7 du Pacte.

7.3Le Comité note également que l’auteur a fait état de conditions de détention déplorables dans la prison LBK-12. Il a affirmé, par exemple, que dans les cellules relevant du régime pénitentiaire ordinaire, il avait enduré des conditions climatiques très rudes dues aux fortes chaleurs de l’été et au froid glacial de l’hiver. Il a également affirmé que la prison était surpeuplée et que les prisonniers souffrant de tuberculose ou de maladies de peau n’étaient pas séparés des prisonniers en bonne santé, ce qui l’avait exposé à un risque élevé de contracter la tuberculose ou d’autres infections. Le Comité note que l’auteur a affirmé avoir fait l’objet d’une surveillance constante lorsqu’il était détenu à la prison LBK‑11 et qu’il n’était pas autorisé à se joindre librement aux autres Témoins de Jéhovah incarcérés dans le même établissement. Le Comité note que l’État partie n’a pas contesté ces allégations. Il rappelle que les personnes privées de leur liberté ne doivent pas subir de privations ou de contraintes autres que celles qui sont inhérentes à la privation de liberté ; elles doivent être traitées conformément à l’Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus, entre autres dispositions. En l’absence d’autres renseignements utiles dans le dossier, le Comité considère qu’il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur. En conséquence, il conclut que la détention de l’auteur dans les conditions décrites constitue une violation du droit d’être traité avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à l’être humain, qui est garanti au paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte.

7.4Par ailleurs, le Comité prend note du grief que l’auteur tire du paragraphe 7 de l’article 14 du Pacte au motif qu’il a été déclaré coupable et condamné deux fois pour avoir refusé d’effectuer le service militaire obligatoire, alors que son refus était « fondé sur la même détermination permanente qui s’appuie sur des raisons de conscience ». Il note en outre que le 28 décembre 2010, le tribunal de district de Boldumsaz a déclaré l’auteur coupable de refus d’accomplir le service militaire obligatoire et l’a condamné à dix‑huit mois d’emprisonnement sur le fondement de l’article 219 1) du Code pénal et que le 24 décembre 2012, l’auteur a été à nouveau déclaré coupable par le même tribunal, également sur le fondement de l’article 219 1) du Code pénal, et condamné à vingt-quatre mois d’emprisonnement. Le Comité prend note de l’argument de l’auteur selon lequel l’article 18 4) de la loi relative au service militaire et aux obligations militaires prévoit que la convocation au service militaire peut être renouvelée et qu’un individu qui refuse d’effectuer le service militaire n’est plus appelé à remplir ses obligations militaires dès lors qu’il a été condamné deux fois pour ces faits et a exécuté les peines prononcées contre lui. Le Comité constate que l’État partie n’a pas contesté ces arguments.

7.5Le Comité rappelle son observation générale no 32 (2007) sur le droit à l’égalité devant les tribunaux et les cours de justice et à un procès équitable, dans laquelle il indique notamment que le paragraphe 7 de l’article 14 du Pacte dispose que nul ne peut être poursuivi ou puni en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure pénale de chaque pays. De surcroît, les peines répétées prononcées contre les objecteurs de conscience qui n’ont pas déféré à un nouvel ordre d’appel sous les drapeaux peuvent être assimilées à une peine sanctionnant la même infraction si ce refus réitéré est fondé sur la même détermination permanente qui s’appuie sur des raisons de conscience. Le Comité note que dans le cas d’espèce, l’auteur a été jugé et condamné deux fois à de longues peines de prison en vertu de la même disposition du Code pénal turkmène parce qu’il avait, en tant que Témoin de Jéhovah, refusé d’accomplir le service militaire obligatoire. Dans les circonstances de l’espèce et en l’absence d’informations contraires de la part de l’État partie, le Comité conclut qu’il y a eu violation des droits garantis à l’auteur par le paragraphe 7 de l’article 14 du Pacte.

7.6Le Comité prend également note du grief de l’auteur qui estime que les droits qu’il tient du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte ont été violés en raison de l’absence, dans l’État partie, d’un service de remplacement du service militaire obligatoire, puisque de ce fait son refus d’effectuer le service militaire pour des motifs de conscience religieuse lui a valu d’être poursuivi pénalement et emprisonné. Le Comité prend note de l’argument de l’État partie qui fait valoir que l’infraction pénale commise par l’auteur a été « qualifiée correctement, conformément au Code pénal turkmène » et qu’aux termes de l’article 41 de la Constitution, « la défense du Turkménistan est le devoir sacré de tout citoyen » et la conscription est obligatoire pour tous les citoyens turkmènes de sexe masculin.

7.7Le Comité rappelle son observation générale no 22 (1993) sur le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, dans laquelle il considère que le caractère fondamental des libertés consacrées au paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte est reflété dans le fait que, conformément au paragraphe 2 de l’article 4, il ne peut être dérogé à cette disposition, même en cas de danger public exceptionnel. Le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle bien que le Pacte ne mentionne pas expressément le droit à l’objection de conscience, un tel droit découle de l’article 18, dans la mesure où l’obligation d’utiliser la force meurtrière peut être gravement en conflit avec la liberté de pensée, de conscience et de religion. Le droit à l’objection de conscience au service militaire est inhérent au droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Il permet à toute personne d’être exemptée du service militaire obligatoire si un tel service ne peut être concilié avec sa religion ou ses convictions. L’exercice de ce droit ne doit pas être entravé par des mesures coercitives. Un État peut, s’il le souhaite, obliger l’objecteur de conscience à effectuer un service civil de remplacement, en dehors de l’armée et non soumis à un contrôle militaire. Le service de remplacement ne doit pas revêtir un caractère punitif. Il doit présenter un véritable intérêt pour la collectivité et être compatible avec le respect des droits de l’homme.

7.8Dans la présente affaire, le Comité estime que le refus de l’auteur d’effectuer le service militaire obligatoire découle de ses convictions religieuses et que la déclaration de culpabilité et la condamnation dont il a fait l’objet constituent une atteinte à sa liberté de pensée, de conscience et de religion, et donc une violation du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte. À ce sujet, le Comité rappelle que le fait de réprimer le refus d’effectuer le service militaire obligatoire dans le cas de personnes dont la conscience ou la religion interdit l’usage des armes est incompatible avec le paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte. Le Comité rappelle aussi que lors de l’examen du rapport initial soumis par l’État partie en application de l’article 40 du Pacte, il a déjà noté avec préoccupation que la loi relative au service militaire et aux obligations militaires, telle que modifiée le 25 septembre 2010, ne reconnaît pas le droit à l’objection de conscience au service militaire et ne prévoit pas de service civil de remplacement, et a notamment recommandé à l’État partie de faire le nécessaire pour réviser sa législation en vue d’instaurer un service civil de remplacement. En conséquence, le Comité conclut qu’en poursuivant et condamnant l’auteur pour avoir refusé d’effectuer le service militaire obligatoire alors que ce refus était motivé par des raisons de conscience et des convictions religieuses, l’État partie a violé les droits que l’intéressé tient du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte.

8.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits que l’auteur tient de l’article 7, de l’article 10 (par. 1), de l’article 14 (par. 7) et de l’article 18 (par. 1) du Pacte.

9.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder pleine réparation aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, de diligenter une enquête impartiale, efficace et approfondie sur les griefs soulevés par l’auteur au titre de l’article 7 du Pacte, d’engager des poursuites contre toute personne qui aura été reconnue responsable des actes en cause, d’effacer toute mention du casier judiciaire de l’auteur et d’accorder à celui-ci une indemnisation adéquate. L’État partie est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas. À cet égard, le Comité réaffirme que l’État partie devrait réviser sa législation conformément à l’obligation qui lui incombe en vertu du paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte, en particulier la loi relative au service militaire et aux obligations militaires, telle que modifiée le 25 septembre 2010, en vue de garantir effectivement le droit à l’objection de conscience consacré au paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques.

Annexe

Opinion conjointe (concordante) de Yuji Iwasawa et Yuval Shany

Nous approuvons la conclusion du Comité qui a constaté que l’État partie avait violé les droits garantis à l’auteur par le paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte, mais pour des raisons différentes de celles retenues par la majorité des membresa. Nous maintenons les raisons qui sous-tendent notre position, même s’il se peut que nous ne jugions pas nécessaire de les répéter dans des communications ultérieures.