Nations Unies

CCPR/C/112/D/1970/2010

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

1er décembre 2014

Français

Original: anglais

C omité des droits de l ’ homme

Communication no 1970/2010

Constatations adoptées par le Comité à sa 112e session(7-31 octobre 2014)

Communication présentée par:

Emina Kožljak et Sinan Kožljak (représentés par un conseil, Track Impunity Always − TRIAL)

Au nom de:

Les auteurs et leur mari et père disparu, Ramiz Kožljak

État partie:

Bosnie-Herzégovine

Date de la communication:

14 avril 2010 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 24 juin 2010 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations:

28 octobre 2014

Objet:

Disparition forcée et recours utile

Question(s) de fond:

Droit à la vie; interdiction de la torture et des mauvais traitements; liberté et sécurité de la personne; droit d’être traité avec humanité et dignité; reconnaissance de la personnalité juridique; droit à un recours utile; et droit de chaque enfant aux mesures de protection qu’exige sa condition de mineur

Question ( s ) de procédure:

Néant

Article(s) du Pacte:

2 (par. 3), 6, 7, 9, 16 et 24 (par. 1)

Article(s) du Protocole facultatif:

2

Annexe

Constatations du Comité des droits de l’homme au titredu paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatifse rapportant au Pacte international relatif aux droitscivils et politiques (112e session)

concernant la

Communication no 1970/2010 *

Présentée par:

Emina Kožljak et Sinan Kožljak (représentés par un conseil, Track Impunity Always − TRIAL)

Au nom de:

Les auteurs et leur mari et père disparu, Ramiz Kožljak

État partie:

Bosnie-Herzégovine

Date de la communication:

14 avril 2010 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l ’ homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 28 octobre 2014,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1970/2010par Emina Kožljak et Sinan Kožljak en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par les auteursde la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5du Protocole facultatif

1.Les auteurs de la communication, en date du 14 avril 2010, sont Emina Kožljak et Sinan Kožljak, de nationalité bosnienne, nés en 1941 et 1963 respectivement, qui ont présenté la communication en leur nom et au nom de leur mari et père disparu, Ramiz Kožljak. Ils considèrent qu’ils sont victimes d’une violation de l’article 7, lu isolément et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte. Ils affirment également, au nom de Ramiz Kožljak, qu’il a été porté atteinte aux droits garantis à celui-ci par les articles 6, 7, 9 et 16, lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Les auteurs sont représentés par TRIAL (Track Impunity Always). Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 1er juin 1995.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1Les faits se sont produits pendant le conflit armé qui a marqué l’indépendance de la Bosnie‑Herzégovine. Le 4 juillet 1992, des membres de l’Armée nationale yougoslave (JNA) ont encerclé le village de Tihovići et appréhendé 13 civils. La zone de Tihovići était alors sous le contrôle du Parti démocratique serbe. D’avril à août 1992, un certain nombre de paramilitaires serbes ont également opéré dans la zone. D’après des témoins oculaires, les 13 hommes ont été emmenés dans un pré de Tihovići, où ils ont été battus et torturés en présence desdits témoins. Peu après, les membres de la JNA ont donné l’ordre aux femmes présentes de partir. Les auteurs pensent que, vraisemblablement, les 13 hommes ont ensuite été exécutés arbitrairement par les membres de la JNA et que leurs dépouilles ont été transportées jusqu’à une rivière proche de Tihovići. Le même jour, ayant appris que les 13 hommes avaient probablement été exécutés, Ramiz Kožljak et deux autres hommes, Salem Kahriman et Mušan Halač, ont décidé, pour échapper à la mort, de s’enfuir vers le village voisin de Vrapče, qui était sous le contrôle de la JNA. Aux abords de Vrapče, Ramiz Kožljak a proposé à ses deux compagnons de se séparer pour éviter les soupçons. Selon les auteurs, il est probable qu’il ait été capturé et exécuté arbitrairement par des membres de la JNA qui contrôlaient la zone de Vrapče. On ne sait toujours pas ce qu’il est advenu de Ramiz Kožljak, et sa dépouille n’a pas été retrouvée ni identifiée. Ramiz Kožljak avait été enrôlé dans l’armée dès le début du conflit. Lorsque les faits se sont produits le 4 juillet 1992, il ne participait à aucune opération de combat.

2.2Depuis juin 1992, Emina Kožljak et son fils, Sinan Kožljak, vivaient chez la sœur d’Emina, à Visoko. Le 4 juillet 1992, le fils de la sœur d’Emina Kožljak a appris à la radio que Tihovići avait été pris par la JNA. À cette nouvelle, Sinan Kožljak s’est immédiatement rendu au quartier général de l’armée bosnienne à Breza pour dénoncer la disparition forcée de son père. Il y est retourné à de nombreuses reprises et, en 1993, il est parvenu à obtenir la liste des noms de tous ceux qui auraient été capturés et exécutés arbitrairement le 4 juillet 1992 par la JNA à Tihovići, liste où figure le nom de Ramiz Kožljak. Sinan Kožljak a aussi signalé la disparition forcée de son père à la Croix-Rouge et au poste de police local.

2.3Le conflit armé a pris fin en décembre 1995, lorsque l’Accord-cadre général pour la paix en Bosnie‑Herzégovine est entré en vigueur.

2.4En dépit des plaintes déposées par Emina et Sinan Kožljak auprès des autorités locales et de la Croix-Rouge, aucune enquête diligente, approfondie, impartiale, indépendante et efficace n’a été menée d’office pour faire la lumière sur ce qu’il était advenu de Ramiz Kožljak, ni pour exhumer, identifier et rendre sa dépouille à sa famille. Malgré l’existence d’importants éléments de preuve concernant l’identité des responsables de l’arrestation, de la disparition forcée et, peut-être, de l’exécution arbitraire de Ramiz Kožljak, il n’a été procédé à aucune enquête approfondie et nul n’a été convoqué, inculpé, jugé ou condamné pour les crimes mentionnés plus haut.

2.5En application de la loi fédérale relative à la procédure administrative, pour recevoir une pension, les proches de personnes disparues devaient obtenir des tribunaux locaux, à l’issue d’une procédure non contentieuse, une déclaration de décès. En outre, l’article 21 de la loi relative aux droits des soldats démobilisés et des membres de leur famille disposait que «les droits visés au paragraphe 1 du présent article pourront également être invoqués par les membres de la famille du demandeur disparu jusqu’à ce qu’il soit déclaré décédé mais pas au-delà d’un délai de deux ans à compter de l’entrée en vigueur de la présente loi si, pendant cette période, ils n’engagent pas une procédure pour que le demandeur disparu soit déclaré décédé». Jusqu’à présent, Emina Kožljak a toujours refusé de solliciter une telle déclaration.

2.6Le 5 décembre 2004, le Bureau pour la protection des soldats invalides de la municipalité de Vogošća a pris une décision dans laquelle il reconnaissait à Emina Kožljak le droit de recevoir une pension mensuelle de 315,62 KM. Emina Kožljak recevait une aide sociale de cet ordre de grandeur depuis 1993. Cette pension est une forme d’assistance sociale. Elle ne peut donc pas être considérée comme une mesure adéquate de réparation pour les violations subies.

2.7Le 15 avril 2004, Emina Kožljak a rempli un questionnaire ante-mortem concernant son mari à l’intention du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), de l’Association de la Croix-Rouge de Bosnie-Herzégovine et de la Croix-Rouge de la Fédération de Bosnie-Herzégovine; elle a donné à ces institutions des prélèvements d’ADN pour faciliter l’identification des restes exhumés par des experts légistes locaux. À ce jour, elle n’a reçu aucune information en retour sur son initiative.

2.8Le 16 août 2005, l’Association des familles de personnes disparues de Vogošća a signalé l’enlèvement de 98 personnes, dont Ramiz Kožljak, au poste de police no 5 de Vogošća. Le 9 septembre 2005, l’Association a porté plainte auprès du Procureur du canton de Sarajevo contre des membres non identifiés de l’armée serbe, et demandé à celui-ci de prendre toute mesure nécessaire pour identifier les responsables de l’enlèvement, et retrouver et identifier les personnes disparues. Aucun des membres de l’Association n’a reçu de réponse des autorités précitées.

2.9Le 21 septembre 2005, Emina Kožljak a reçu deux certificats: l’un établi par la Commission nationale pour les personnes disparues, dans lequel il était indiqué que Ramiz Kožljak était enregistré en tant que personne disparue depuis le 4 juillet 1992, et l’autre, délivré par le CICR, indiquant que Ramiz Kožljak avait été enregistré en tant que personne disparue et que la procédure de recherche le concernant avait été lancée.

2.10Le 27 septembre 2005, Emina Kožljak a soumis à la Commission des droits de l’homme de la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine une requête dans laquelle elle alléguait une violation des articles 3 et 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et des articles II, paragraphe 3 b) et f), de la Constitution de Bosnie-Herzégovine. La Cour constitutionnelle a décidé de joindre toutes les requêtes soumises par des membres de l’Association des familles de personnes disparues de Vogošća et de les traiter comme une requête collective. Le 23 février 2006, la Cour a adopté une décision concluant que, dans le cadre de la requête collective, les requérants étaient dispensés de l’obligation d’épuiser les recours internes devant les tribunaux ordinaires étant donné qu’«aucune institution spécialisée dans les disparitions forcées en Bosnie‑Herzégovine ne semble fonctionner de manière efficace». La Cour a en outre conclu à une violation des articles 3 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, en raison de l’absence d’informations sur le sort des proches disparus des requérants. Elle a ordonné aux autorités bosniennes compétentes de donner «toutes les informations accessibles et disponibles sur les membres des familles des requérants qui ont été portés disparus pendant la guerre, … d’urgence et sans délai et au plus tard trente jours à compter de la réception de la décision». La Cour a également ordonné «aux parties visées à l’article 15 de la loi relative aux personnes disparues» d’assurer le fonctionnement opérationnel des institutions créées en vertu de ladite loi, à savoir l’Institut des personnes disparues, le Fonds de soutien aux familles des personnes disparues en Bosnie-Herzégovine et le Registre central des personnes disparues en Bosnie‑Herzégovine, immédiatement et sans délai, et au plus tard trente jours à compter de la décision de la Cour. Les autorités compétentes ont été priées de fournir à la Cour constitutionnelle, dans un délai de six mois, des informations sur les mesures prises pour donner effet à sa décision. La décision de la Cour constitutionnelle a été notifiée aux parties le 16 mars 2006.

2.11La Cour constitutionnelle n’a pas adopté de décision sur la question de l’indemnisation, considérant que celle-ci était couverte par les dispositions de la loi relative aux personnes disparues concernant le «soutien financier» et par la mise en place du Fonds de soutien aux familles de personnes disparues. Les auteurs font valoir que les dispositions sur le soutien financier n’ont pas été appliquées et que le Fonds n’a toujours pas été créé.

2.12Les délais fixés par la Cour constitutionnelle dans sa décision ont expiré et les institutions concernées n’ont donné aucun renseignement sur le sort des victimes et le lieu où elles se trouvaient, ni soumis à la Cour aucune information sur les mesures prises pour exécuter sa décision. Le 18 novembre 2006, la Cour constitutionnelle a rendu une décision dans laquelle elle a déclaré que le Conseil des ministres de Bosnie-Herzégovine, le Gouvernement de la Republika Srpska, le Gouvernement de la Fédération de Bosnie‑Herzégovine et le Gouvernement du district de Brčko n’avaient pas donné suite à sa décision du 23 février 2006. De plus, le Bureau du Procureur de Bosnie-Herzégovine n’avait pris aucune mesure pour poursuivre au pénal ceux qui n’avaient pas exécuté la décision de la Cour constitutionnelle.

2.13La décision adoptée par la Cour constitutionnelle le 18 novembre 2006 sur l’inexécution par les autorités bosniennes de sa décision du 23 février 2006 est définitive et contraignante. Les auteurs n’ont donc pas d’autre recours utile à épuiser. Sinan Kožljak a activement appuyé toutes les démarches menées par sa mère, qu’il s’agisse des recherches ou du dépôt de plaintes. Pour ne pas créer de confusion ni multiplier des démarches redondantes, les auteurs ont décidé qu’Emina Kožljak serait la seule personne à représenter la famille et à saisir officiellement les autorités compétentes.

2.14Depuis 1992, Emina Kožljak et Sinan Kožljak subissent une tension psychologique grave et profonde, en s’efforçant de faire face à l’incertitude quant au sort de Ramiz Kožljak et au lieu où il se trouve. Pendant dix-huit ans, ils n’ont cessé de présenter des requêtes auprès des différentes autorités officielles, sans jamais recevoir aucun renseignement plausible. Les auteurs restent habités par de profonds sentiments de frustration, de souffrance, de découragement et d’angoisse.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs fondent leur plainte sur l’infraction multiple constituée par la disparition forcée. Ils considèrent en particulier que la disparition de leur mari et père emporte une violation des articles 6, 7, 9 et 16 du Pacte, lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2. À ce sujet, ils relèvent: a) l’absence d’informations sur les causes et les circonstances de la disparition de leur parent; b) le fait que les autorités nationales n’ont pas procédé d’office et sans délai à une enquête impartiale, approfondie et indépendante pour faire la lumière sur son arrestation arbitraire et, ensuite, sa disparition forcée; c) le fait que les responsables n’ont pas été identifiés, poursuivis et punis; et d) le fait qu’un recours utile n’a pas été offert à la famille.

3.2Les auteurs estiment que la responsabilité de faire la lumière sur le sort de leur mari et père disparu incombe à l’État partie. Ils renvoient au rapport établi par un expert du Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires, lequel affirme que c’est au premier chef aux autorités dont relève l’emplacement d’une fosse commune supposée qu’il incombe d’y faire les recherches nécessaires (E/CN.4/1996/36, par. 78). Les auteurs ajoutent que l’État partie a l’obligation de mener une enquête diligente, impartiale, approfondie et indépendante sur les violations flagrantes des droits de l’homme, comme les disparitions forcées, la torture ou les exécutions arbitraires. L’obligation d’enquêter s’applique généralement aussi dans les cas d’homicide ou d’autres actes entravant l’exercice des droits de l’homme, qui ne sont pas imputables à l’État. Dans ces cas, l’obligation d’enquêter découle du devoir de l’État de protéger tous les individus relevant de sa juridiction contre des actes commis par des personnes ou groupes de personnes privées, qui entraveraient l’exercice des droits de l’homme qui leur sont reconnus. Dans la présente affaire, Ramiz Kožljak a été vu pour la dernière fois dans une zone contrôlée par la JNA et son nom figure sur une liste comportant les noms des hommes qui ont été capturés et exécutés arbitrairement par des membres de la JNA le 4 juillet 1992 à Tihovići. Malgré les plaintes déposées rapidement par Emina Kožljak auprès des autorités locales et de la Croix‑Rouge, il n’a pas été procédé d’office et sans délai à une enquête approfondie, impartiale, indépendante et efficace en vue de retrouver Ramiz Kožljak et d’établir ce qu’il était advenu de lui, et, à ce jour, nul n’a été convoqué, inculpé, jugé ou condamné pour les crimes en cause.

3.3En ce qui concerne l’article 6 du Pacte, les auteurs renvoient à la jurisprudence du Comité qui a établi que les États parties avaient le devoir primordial de prendre des mesures appropriées pour protéger la vie d’une personne. Dans les cas de disparition forcée, l’État partie a l’obligation d’enquêter et de traduire les responsables en justice. S’il ne le fait pas, il commet une violation continue des obligations de procédure positives qui découlent de l’article 6, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte. Ramiz Kožljak a été vu pour la dernière fois dans une zone contrôlée par des membres de la JNA, où l’on sait que des disparitions forcées ont été pratiquées de manière systématique, et depuis lors on est sans nouvelles de lui. Bien qu’il y ait des raisons de croire qu’il a été victime d’une exécution arbitraire, sa dépouille n’a toujours pas été retrouvée, exhumée, identifiée et rendue à sa famille.

3.4Les auteurs ajoutent que leur mari et père disparu a été détenu illégalement par des membres de la JNA. Ils considèrent que le simple fait que, lorsqu’il a été vu pour la dernière fois, Ramiz Kožljak se trouvait entre les mains d’agents de l’État connus pour avoir commis plusieurs autres actes de torture et exécutions arbitraires, montre qu’il était concrètement exposé à un grave risque de subir des violations de son droit à l’intégrité de sa personne. Ils renvoient en outre à la jurisprudence du Comité qui a établi que la disparition forcée constituait en soi une forme de torture, laquelle n’a en l’espèce fait l’objet d’aucune enquête diligente, impartiale, approfondie et indépendante ouverte d’office en vue d’identifier les responsables, de les poursuivre, de les juger et de les punir. Les auteurs considèrent donc que cela constitue une violation continue des obligations procédurales positives de l’État partie au titre de l’article 7, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte.

3.5Ramiz Kožljak a été vu pour la dernière fois dans une zone sous le contrôle de la JNA, et son nom figure sur une liste officielle comportant les noms de ceux qui auraient été capturés et exécutés arbitrairement le 4 juillet 1992 par des membres de la JNA à Tihovići. Il a été appréhendé sans mandat d’arrêt et sa détention n’a pas été consignée dans un registre officiel; aucun recours n’a été introduit devant un tribunal pour en contester la légalité. Étant donné que l’État partie n’a donné aucune explication et que rien n’a été fait pour élucider le sort de la victime, les auteurs considèrent que l’État partie continue de violer les obligations procédurales positives qui lui incombent en vertu de l’article 9, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte.

3.6De plus, les auteurs estiment que la disparition forcée de Ramiz Kožljak a eu pour effet de suspendre l’exercice de tous les autres droits fondamentaux qui étaient les siens, ce qui l’a réduit à un état d’impuissance absolue. Dans cette optique, ils renvoient à la jurisprudence du Comité qui a établi que la disparition forcée pouvait constituer un refus de reconnaître la personnalité juridique de la victime si celle‑ci était entre les mains des autorités de l’État partie quand elle a été vue pour la dernière fois, et si les efforts faits par ses proches pour obtenir l’accès à des recours utiles se sont systématiquement heurtés à des refus. En l’espèce, Ramiz Kožljak a été privé de sa liberté par des membres de la JNA et nul ne sait ce qu’il est advenu de lui depuis lors; aucune enquête officielle, impartiale, approfondie et indépendante n’a été ouverte d’office et sans délai par l’État partie pour faire la lumière sur son sort et le lieu où il se trouve. Les efforts inlassables déployés par les proches de Ramiz Kožljak pour avoir accès à des recours potentiellement utiles ont été entravés et la personne disparue a ainsi été soustraite à la protection de la loi, ce qui constitue une violation continue de l’article 16 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2.

3.7Les auteurs affirment qu’ils sont eux-mêmes victimes d’une violation par la Bosnie‑Herzégovine de l’article 7 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, en raison de la détresse morale et de l’angoisse profondes causées par: a) la disparition de Ramiz Kožljak; b) l’obligation qui leur a été faite de déclarer son décès pour obtenir une pension; c) l’incertitude persistante au sujet de son sort et de l’endroit où il se trouve; d) l’absence d’enquête et d’accès à un recours utile; e) le manque d’intérêt porté à leur affaire; f) l’inapplication de plusieurs dispositions de la loi relative aux personnes disparues, notamment celles qui prévoient la mise en place du Fonds de soutien aux familles de personnes disparues; et g) l’inexécution par l’État partie de la décision de la Cour constitutionnelle. Les auteurs considèrent par conséquent qu’ils ont été victimes d’une violation distincte de l’article 7, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte.

3.8En ce qui concerne la recevabilité ratione temporis de la communication, les auteurs font valoir que, bien que les événements se soient produits avant l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie, les disparitions forcées sont en elles-mêmes une violation continue de plusieurs droits de l’homme.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1L’État partie a présenté ses observations en date du 25 mars 2011. Il se réfère au cadre juridique qui a été mis en place pour poursuivre les auteurs de crimes de guerre après la guerre, à partir de décembre 1995. Il indique qu’une stratégie nationale relative aux crimes de guerre a été adoptée en décembre 2008, dont le but est de mener à bien le jugement des auteurs de crimes de guerre les plus complexes dans un délai de sept ans et celui des auteurs des «autres crimes de guerre» dans un délai de quinze ans à compter de l’adoption de la stratégie. L’État partie mentionne aussi l’adoption de la loi de 2004 relative aux personnes disparues, qui porte création de l’Institut des personnes disparues, et rappelle que sur près de 32 000 personnes portées disparues pendant la guerre, les restes de 23 000 personnes ont été retrouvés, et 21 000 d’entre elles ont été identifiées.

4.2En ce qui concerne les auteurs, l’État partie indique qu’un bureau régional a été créé à Istočno (Sarajevo), et qu’un bureau local et des unités administratives ont été mis en place à Sarajevo même. L’État partie considère que ces initiatives créent les conditions propices à des recherches plus rapides et plus efficaces pour retrouver les personnes disparues sur le territoire de Sarajevo. Les enquêteurs se rendent chaque jour sur le terrain pour recueillir des informations sur d’éventuelles fosses communes et pour prendre contact avec des témoins. L’État partie indique en outre au Comité que la dépouille de Ramiz Kožljak pourrait peut-être se trouver dans la région de Vogošća ou dans la municipalité de Centar (Sarajevo) (Nahorevska brda). L’État partie précise que depuis 1996, les corps de 135 victimes ont été retrouvés et exhumés et 120 personnes disparues ont été identifiées, et il affirme que l’Institut des personnes disparues continuera, avec l’appui des autorités compétentes, de prendre toutes les mesures nécessaires pour retrouver plus rapidement les personnes disparues et pour faire la lumière sur le cas de Ramiz Kožljak.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie

5.1Les auteurs ont soumis leurs commentaires sur les observations de l’État partie le 23 mai 2011. Ils renvoient à l’Observation générale du Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires sur la disparition forcée en tant que crime continu (A/HRC/16/48, par. 39). Ils considèrent que, dans ses observations, l’État partie ne soulève pas d’objection à la recevabilité de la communication et reconnaît fondamentalement le bien-fondé des griefs qui y sont formulés. Les auteurs considèrent aussi que ces observations confirment que Ramiz Kožljak est toujours enregistré comme personne disparue «dont on est sans nouvelles» et indiquent qu’aucune information n’a pu être trouvée au moyen de l’outil de recherche en ligne créé par la Commission internationale des personnes disparues. La procédure de recherche reste donc ouverte sous la responsabilité des autorités bosniennes.

5.2Les auteurs affirment qu’à ce jour, aucun d’entre eux et aucun des témoins des événements qui ont conduit à la disparition forcée de Ramiz Kožljak n’a été contacté par le personnel du bureau régional d’Istočno ou du bureau local de Sarajevo mentionnés par l’État partie, alors qu’ils pensent pouvoir donner à ces autorités des informations potentiellement utiles pour retrouver leur parent. Les auteurs affirment qu’au contraire, ils n’ont jamais été informés que la dépouille de Ramiz Kožljak pouvait se trouver dans la municipalité de Centar (Nahorevska brda) avant de prendre connaissance des observations adressées par l’État partie au Comité des droits de l’homme. Eux-mêmes pensent plutôt que le corps de Ramiz Kožljak se trouve probablement dans la région appelée Tihovići. Ils font valoir qu’ils devraient être associés aux activités d’exhumation et d’identification qui sont en cours. Le 25 avril 2011, Emina Kožljak a adressé une lettre à l’Institut des personnes disparues, en se référant aux renseignements donnés dans les observations de l’État partie. Elle n’a jamais reçu de réponse à sa lettre.

5.3Les auteurs affirment que six ans après le dépôt de la plainte initiale à la police pour l’enlèvement de 98 personnes (dont Ramiz Kožljak), ils n’avaient toujours pas reçu de réponse à la question de savoir si une enquête était en cours et si l’affaire avait été enregistrée sous un numéro spécifique. Ema Čekić, en qualité de Présidente de l’Association des parents de personnes disparues de Vogošća, a donc adressé une lettre à l’Institut des personnes disparues pour demander où en était l’enquête. Le 29 avril 2011, elle a reçu une réponse du Bureau du Procureur du canton indiquant que, suite aux vérifications requises, des poursuites avaient été engagées contre Drago Radosavljević et consorts pour crimes de guerre contre la population civile en vertu de l’article 142 du Code pénal de la République socialiste fédérative de Yougoslavie, et que l’un des suspects dans cette affaire avait dirigé les activités des formations militaires et paramilitaires serbes à Vogošća. Le 1er mars 2011, un procureur a été chargé de l’affaire. Tout en accueillant favorablement cette information, les auteurs s’inquiètent de constater que l’État partie n’a pas mentionné cet élément important dans ses observations sur la recevabilité et le fond, et se disent préoccupés d’apprendre que le procureur a l’intention de poursuivre les suspects sur le fondement du Code pénal de la République socialiste fédérative de Yougoslavie et non du Code pénal de la Bosnie-Herzégovine de 2003. Les auteurs ajoutent qu’aucune enquête spécifique n’a été menée sur le cas de Ramiz Kožljak et qu’aucun renseignement sur son sort et l’endroit où il pourrait se trouver ne leur a été donné.

5.4En outre, les auteurs font observer que le grand nombre de crimes de guerre qui doivent encore faire l’objet d’une enquête ne dispense pas les autorités de l’État partie de l’obligation qui leur incombe de mener sans délai une enquête, impartiale, indépendante et approfondie sur les cas de graves violations des droits de l’homme, ni de tenir les proches des victimes régulièrement informés des progrès des enquêtes et des résultats obtenus. Depuis 1992, la disparition forcée de Ramiz Kožljak a été signalée auprès de différentes autorités, dont la police de Vogošća. Pourtant, les auteurs n’ont jamais été contactés et n’ont jamais reçu la moindre information.

5.5Les auteurs estiment que l’application de la stratégie nationale relative aux crimes de guerre laisse à désirer et que l’État partie ne peut pas se contenter d’invoquer l’existence de cette stratégie pour excuser l’absence d’information sur les progrès des enquêtes et les résultats obtenus, ni pour justifier l’inaction des autorités compétentes. Ils ajoutent que l’adoption d’une stratégie de justice transitionnelle ne saurait remplacer l’accès à la justice et à des réparations pour les victimes de violations flagrantes des droits de l’homme et leurs proches.

Observations complémentaires de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

6.1Les 12 septembre 2011, 6 octobre 2011 et 21 octobre 2012, l’État partie a fait parvenir au Comité des réponses supplémentaires émanant de différentes autorités publiques, réitérant les informations données précédemment et mettant l’accent sur les efforts déployés pour faire la lumière sur le sort de toutes les personnes disparues en Bosnie-Herzégovine. L’État partie a en outre indiqué que rien de nouveau n’était survenu à propos de la disparition de Ramiz Kožljak et qu’aucun élément n’avait été découvert au sujet des circonstances de sa mort ou de sa disparition. L’Institut des personnes disparues transmet également une lettre, datée du 18 juillet 2011 et adressée aux familles de certaines des victimes, dans laquelle il indique que toutes les dépouilles non identifiées ont été inhumées dans le cimetière municipal de Visoko, avec l’inscription «Nom inconnu» (NN), et qu’il reste encore à exhumer des corps ensevelis dans des fosses communes et des tombes individuelles. L’Institut fait observer que le nombre de personnes disparues enregistrées provenant des municipalités de Vogošća et de Centar est beaucoup plus élevé que le nombre des restes humains exhumés et non identifiés, et que tous les moyens seront mis en œuvre pour découvrir la vérité. Il ajoute: «Malheureusement, le fait qu’il s’agit là des victimes les plus gravement touchées par les crimes de guerre et que ceux qui ont participé à ces crimes sont peu enclins à nous aider à faire la lumière sur le sort des personnes disparues et à vous permettre d’exercer votre droit de connaître la vérité à cet égard, complique et ralentit considérablement la recherche de toutes les personnes disparues de notre pays et, donc, de vos proches.».

6.2En réponse à l’argument des auteurs qui affirment qu’ils n’ont jamais reçu le moindre renseignement concernant l’état d’avancement de l’affaire concernant leur mari et père, l’État partie indique que la base de données centrale sur toutes les affaires pendantes de crimes de guerre dont la création était prévue par la stratégie nationale de poursuite des crimes de guerre est maintenant opérationnelle. Il mentionne les poursuites ouvertes contre Drago Radosavljević et 10 autres suspects pour crimes de guerre contre la population civile, en vertu de l’article 142 du Code pénal de la République socialiste fédérative de Yougoslavie. Il indique que «en septembre, le Bureau du Procureur rendra une ordonnance demandant au Département des crimes de guerre du Ministère fédéral de l’intérieur de recueillir les renseignements et éléments dans cette affaire, c’est‑à‑dire de procéder à l’audition des témoins et des proches des personnes disparues pour qu’ils disent ce qu’ils savent sur les enlèvements illégaux et les disparitions de civils dans la municipalité de Vogošća.

6.3Dans ses observations en date du 6 octobre 2011, l’État partie a aussi transmis une lettre du maire de la municipalité de Centar qui signalait que le nom de Ramiz Kožljak, «fils de Hamid et de Mejra … décédé le 12 octobre 2003 à Sarajevo», figurait sur le registre des décès de la municipalité mais que «compte tenu de la date du décès, nous pensons qu’il ne s’agit pas de la personne pour laquelle la vérification des données est demandée».

Renseignements complémentaires soumis par les auteurs

7.1Dans des lettres des 14 et 21 octobre 2011, 23 janvier 2012 et 23 juillet 2013, les auteurs ont fait part de leurs commentaires concernant les observations de l’État partie. Ils réitèrent les griefs formulés dans la lettre initiale et considèrent que le seul élément nouveau apporté dans les réponses complémentaires de l’État partie est la mention de l’ordonnance que le Bureau du Procureur avait l’intention d’adresser au Département des crimes de guerre du Ministère de l’intérieur en septembre lui demandant de recueillir des renseignements et des éléments concernant les enlèvements illégaux et les disparitions de civils dans la municipalité de Vogošća. Les auteurs insistent sur le fait qu’ils sont tout à fait prêts et disposés à se présenter pour témoigner devant le Département des crimes de guerre et tiennent à être tenus informés de la procédure.

7.2Les auteurs précisent en outre que le 11 octobre 2011, l’Association des parents de personnes disparues de Vogošća a adressé au Procureur du canton une lettre pour demander si l’ordonnance mentionnée par l’État partie avait été délivrée par le Bureau du Procureur et, dans l’affirmative, quelles actions avaient été menées jusqu’alors. L’Association réaffirmait aussi qu’il était de la plus haute importance que l’affaire soit traitée au regard du Code pénal de la Bosnie‑Herzégovine de 2003, et non pas du Code pénal de la République socialiste fédérative de Yougoslavie qui ne contient aucune disposition sur les crimes contre l’humanité et le crime de disparition forcée. À ce propos, les auteurs citent le rapport du Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires sur sa mission en Bosnie‑Herzégovine, dans lequel le Groupe de travail souligne que, comme la disparition forcée est un crime continu, elle peut être punie sur le fondement d’une législation adoptée après le début de la disparition forcée (ex post) sans qu’il y ait atteinte au principe de non‑rétroactivité, tant que le sort de la personne disparue ou l’endroit où elle se trouve n’ont pas été élucidés (A/HRC/16/48/Add.1, par. 57).

7.3Dans leurs nouveaux commentaires, en date du 23 juillet 2013, les auteurs expliquent qu’en avril 2013, ils ont eu connaissance d’une rumeur selon laquelle les restes d’une personne avaient été exhumés à Tihovići, là où Ramiz Kožljak avait disparu. Mais l’État partie n’a pas pris contact avec eux et ne les a informés de rien. Ils affirment que cette situation a été pour eux source de détresse, d’angoisse et de frustration et qu’ils se sont sentis marginalisés, et ils considèrent que le silence de l’État partie équivaut à un traitement inhumain. Le 10 juillet 2013, Emina Kožljak a adressé une lettre à l’Institut des personnes disparues, en le pressant de procéder sans plus tarder à l’identification des restes humains dont on lui avait parlé et de la tenir régulièrement informée de la situation et des résultats de l’identification. À la date de soumission de leurs commentaires, les auteurs n’avaient reçu aucune réponse officielle. Les auteurs rappellent en outre que, pour recevoir une pension, ils doivent reconnaître que leur proche disparu est décédé, ce qui est cause d’un surcroît de douleur et représente selon eux une violation de l’article 7 du Pacte, seul et lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte.

7.4Les auteurs rappellent que l’État partie n’a fait procéder à aucune enquête sur la détention illégale, la disparition forcée et la possible exécution arbitraire de Ramiz Kožljak, que les restes de celui‑ci n’ont toujours pas été retrouvés ni rendus à sa famille, et que les auteurs n’ont pas été indemnisés pour le préjudice subi. Ils font observer que la décision rendue le 15 décembre 2006 par la Cour d’État de Bosnie-Herzégovine dans d’autres affaires de crimes contre l’humanité commis dans la région de Vogošća ne peut pas être considéré comme un jugement applicable à la disparition forcée de Ramiz Kožljak, parce que l’individu en cause n’a jamais été poursuivi ni condamné pour des crimes commis à Tihovići. Les auteurs font valoir en outre que la procédure pénale en cours contre un autre prévenu ne peut pas être considérée comme utile dans leur cas, puisqu’ils n’ont pas été officiellement avisés d’un quelconque chef d’accusation porté contre ce prévenu pour les crimes commis à Tihovići et que, jusqu’à présent, nul n’a été recherché, jugé ni puni pour ces crimes.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément aux dispositions du paragraphe 2 de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même affaire n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement et que les auteurs avaient épuisé tous les recours internes disponibles.

8.3En ce qui concerne les griefs que les auteurs tirent de l’article 7, lu isolément et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, concernant la déclaration de décès de Ramiz Kožljak à laquelle serait subordonnée une demande de pension, le Comité note les déclarations des auteurs qui indiquent que, malgré l’absence d’une telle déclaration, une pension a en fait été accordée à Emina Kožljak et que celle-ci perçoit une assistance comparable depuis 1993. Le Comité considère que les griefs des auteurs à cet égard sont insuffisamment étayés aux fins de la recevabilité et qu’ils sont donc irrecevables en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

8.4Le Comité note que l’État partie n’a pas contesté la recevabilité de la communication et que les autres griefs des auteurs relatifs à la violation des articles 6, 7, 9 et 16, lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, et à la violation de l’article 7, lu isolément, ont été suffisamment étayés aux fins de la recevabilité. Le Comité déclare donc ces griefs recevables et procède à leur examen quant au fond.

Examen au fond

9.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

9.2Les auteurs affirment que Ramiz Kožljak a été victime de disparition forcée depuis son arrestation illégale présumée par la JNA le 4 juillet 1992 et que, malgré les nombreuses démarches de sa famille, aucune enquête diligente, impartiale, approfondie et indépendante n’a été menée par l’État partie pour élucider le sort de la victime et l’endroit où elle pourrait se trouver, ni pour traduire les responsables en justice. À ce propos, le Comité rappelle son Observation générale no 31 (2004) sur la nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte, dans laquelle il indique que le fait pour un État partie de ne pas mener d’enquête sur des violations présumées et de ne pas traduire en justice les auteurs de certaines violations (notamment la torture et les traitements cruels, inhumains ou dégradants analogues, les exécutions sommaires et arbitraires ou les disparitions forcées) pourrait en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte.

9.3Les auteurs ne prétendent pas que l’État partie est directement responsable de la disparition forcée de leur mari et père. De fait, ils affirment que celui-ci a été vu pour la dernière fois sur une partie du territoire de l’État partie contrôlée par les forces armées d’un État étranger qui ne reconnaissait pas l’indépendance de la Bosnie-Herzégovine. Ce qui s’est passé ensuite n’est pas connu avec certitude et, d’après les auteurs, d’autres forces paramilitaires hostiles à l’État partie opéraient dans le secteur. Le Comité fait observer que l’expression «disparition forcée» peut être utilisée au sens large pour désigner, outre les disparitions imputables à un État partie, les disparitions qui sont l’œuvre de forces indépendantes d’un État partie ou hostiles à celui‑ci. Le Comité note aussi que l’État partie ne conteste pas que les faits relèvent de la définition de la disparition forcée.

9.4Le Comité prend note des renseignements communiqués par l’État partie indiquant qu’il a fait globalement des efforts considérables, compte tenu du nombre de cas de disparition forcée − plus de 30 000 − survenus pendant le conflit. En particulier, la Cour constitutionnelle a établi que les autorités étaient responsables de l’enquête sur la disparition des proches des requérants, y compris Ramiz Kožljak (voir supra, par. 2.10); et des mécanismes internes ont été mis en place pour traiter les cas de disparition forcée et autres crimes de guerre (voir supra, par. 4.2).

9.5Le Comité rappelle sa jurisprudence et réaffirme que l’obligation d’enquêter sur les allégations de disparition forcée et de traduire les responsables en justice n’est pas une obligation de résultat mais une obligation de moyens, et qu’elle doit être interprétée d’une manière qui ne fait peser sur les autorités aucune charge impossible à supporter ou disproportionnée. Le Comité reconnaît en outre les difficultés particulières qu’un État partie peut rencontrer pour enquêter sur des crimes qui peuvent avoir été commis sur son territoire par les forces hostiles d’un État étranger. Par conséquent, même si l’on reconnaît la gravité des disparitions et la souffrance des auteurs, qui ignorent toujours ce qu’est devenu leur mari et père et l’endroit où il pourrait se trouver et constatent que les responsables n’ont pas encore été traduits en justice, cela ne permet pas en soi de conclure à une violation du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte dans les circonstances particulières de la présente communication.

9.6Cela étant, les auteurs affirment que quand ils ont présenté leur communication au Comité, près de dix‑huit ans après que leur mari et père eut été vu pour la dernière fois dans une région où il est notoire que des disparitions forcées ont été pratiquées de manière systématique, et plus de trois ans après la décision de la Cour constitutionnelle, les autorités d’enquête n’avaient pas pris contact avec eux pour entendre ce qu’ils savaient au sujet de la disparition de Ramiz Kožljak. En février 2006, la Cour constitutionnelle a considéré que les autorités de l’État partie avaient violé les droits des auteurs en ne prenant aucune mesure efficace pour enquêter sur le sort de leur mari et père et, en novembre 2006, elle a estimé que ces autorités n’avaient pas donné effet à sa décision. L’État partie décrit les efforts qu’il a déployés pour rechercher la dépouille de Ramiz Kožljak, mais il n’expose aucune mesure qui aurait été prise pour poursuivre l’enquête par d’autres moyens, par exemple en interrogeant d’éventuels témoins. Le Comité note également que les informations limitées que la famille a réussi à obtenir au cours des différentes procédures ne leur ont été apportées qu’à leur demande ou après de très longs délais, ce que l’État partie n’a pas réfuté. Le Comité considère que les autorités chargées des enquêtes sur des disparitions forcées doivent donner en temps voulu aux familles la possibilité de contribuer à l’enquête en communiquant les renseignements dont elles disposent et que les familles doivent être rapidement informées des avancées de l’enquête. Il prend également note de l’angoisse et de la détresse causées aux auteurs par l’incertitude qui persiste depuis la disparition de leur mari et père. Le Comité conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des articles 6, 7 et 9 lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte à l’égard de la victime, et de l’article 7 lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte à l’égard des auteurs.

9.7Compte tenu des conclusions qui précèdent, le Comité n’examinera pas séparément les griefs des auteurs tirés de l’article 16 du Pacte lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2.

10.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, constate que l’État partie a violé les articles 6, 7 et 9 lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte en ce qui concerne Ramiz Kožljak, et l’article 7 lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 en ce qui concerne les auteurs.

11.Conformément au paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer aux auteurs un recours utile, consistant à: a) poursuivre les efforts visant à faire la lumière sur le sort de Ramiz Kožljak et l’endroit où il se trouve, comme l’exige la loi de 2004 relative aux personnes disparues, et demander à ses enquêteurs de prendre contact dès que possible avec les auteurs pour obtenir d’eux les renseignements qu’ils peuvent apporter à titre de contribution à l’enquête; b) poursuivre les actions visant à traduire en justice les responsables de sa disparition sans retard injustifié, conformément à la stratégie nationale relative aux crimes de guerre; et c) assurer une indemnisation appropriée aux auteurs. L’État partie est en outre tenu de veiller à ce que de telles violations ne se reproduisent pas et doit garantir en particulier que les familles des personnes disparues aient accès aux enquêtes sur les allégations de disparition forcée.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations et à les diffuser largement dans ses trois langues officielles.