Nations Unies

CCPR/C/118/D/2608/2015

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

29 décembre 2016

Français

Original : anglais

Comité des droits de l ’ homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2608/2015 * , **

Communication présentée par :

R. A. A. et Z. M. (représentés par un conseil)

Au nom de :

Les auteurs

État partie :

Danemark

Date de la communication :

8 mai 2015 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 8 mai 2015 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

28 octobre 2016

Objet :

Traitement inhumain et dégradant,expulsion vers la Bulgarie

Question(s) de procédure :

Défaut de fondement

Question(s) de fond :

Torture, peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Article(s) du Pacte :

7

Article(s) du Protocole facultatif :

2

1.1Les auteurs sont R. A. A., né le 1erdécembre 1992, et Z. M., née le 20 juin 1991, tous deux de nationalité syrienne. La femme était enceinte de cinq mois lorsque la communication a été présentée. Les auteurs devaient être transférés du Danemark vers la Bulgarie dans le cadre de la procédure Dublinle 11 mai 2015. Ils ont fait valoir que leur expulsion vers la Bulgarie leur ferait courir, ainsi qu’à leur enfant à naître, un risque réel et immédiat de subir un traitement inhumain et dégradant, en violation de l’article 7 du Pacte. Ils ont d’abord été représentés par le Conseil danois pour les réfugiés puis par Hannah Krog.

1.2Le 10 mai 2015, en application de l’article 92 de son règlement intérieur, le Comité, par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a demandé à l’État partie de ne pas expulser les auteurs vers la Bulgarie tant que la communication serait à l’examen.

1.3Le 29 septembre 2015, le Comité, par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial pour les nouvelles communications et les mesures provisoires, a rejeté la demande de levée des mesures provisoires formulée par l’État partie.

Exposé des faits

2.1Les auteurs sont entrés en Bulgarie en juin 2014. Ils affirment que, à leur arrivée, ils ont été arrêtés par la police bulgare et que l’auteur a subi des violences physiques sous la forme de coups de poing et de coups de matraque sur tout le corps. Quant à l’auteure, on lui a tiré les cheveux, elle a reçu des coups de matraque et elle a été fouillée à nu. À leur arrivée au poste de police, les auteurs ont été une nouvelle fois victimes de sévices et ont été détenus pendant cinq jours. Leurs effets personnels leur ont été confisqués et ne leur ont pas été restitués. Une fois libérés, les auteurs ont été envoyés dans un centre d’accueil. Ils indiquent que les conditions de vie dans le centre étaient très mauvaises et qu’ils mangeaient rarement la nourriture qui était servie car ils y avaient trouvé des vers et des insectes à plusieurs reprises. Ils indiquent aussi que, en raison des mauvaises conditions d’hygiène dans le centre d’accueil, l’auteure a eu une infection au bas‑ventre et a consulté le médecin du centre pour demandeurs d’asile, mais qu’on lui a refusé toute aide médicale et qu’on lui a dit que le système s’effondrerait si tous les demandeurs d’asile recevaient un traitement pour leurs maladies. Elle affirme qu’elle a dû supporter la douleur jusqu’à son arrivée au Danemark, où elle a été soignée.

2.2Les auteurs indiquent aussi que l’auteur souffre d’une maladie cardiaque, en l’espèce une cardiomyopathie hypertrophique qui diminue la capacité du cœur à assurer sa fonction de pompe du sang. Ils affirment qu’il s’est effondré au centre d’accueil, mais qu’on ne lui a donné que des analgésiques. Il est ensuite allé à l’hôpital local mais on l’a renvoyé parce qu’il n’avait pas de permis de séjour à l’époque. Quand il y est retourné avec son permis, on lui a donné un rendez‑vous qui a été reporté trois fois sans raison, si bien qu’il a renoncé. Les auteurs affirment en outre que l’homme doit se soumettre à une échocardiographie de contrôle tous les six mois et être hospitalisé le plus tôt possible pour une surveillance télémétrique. Ils indiquent que, compte tenu de son état de santé et de sa maladie, il devra peut‑être subir une intervention chirurgicale visant à implanter un défibrillateur.

2.3Les auteurs affirment en outre qu’un jour, alors qu’ils rentraient au centre d’accueil, l’auteur a été frappé au visage et sur le corps par quatre ou cinq inconnus, et que, même s’il ne les comprenait pas, il a supposé qu’il s’agissait d’une agression raciste car il était connu que des groupes racistes attaquaient des migrants dans la région. L’auteur affirme que, après l’agression, il est allé au poste de police pour signaler les faits mais qu’on ne l’a pas laissé entrer, de sorte qu’il n’a pas pu dénoncer les faits aux autorités. Il indique qu’en raison de la barrière de la langue, il ne connaissait pas les procédures disponibles et ignorait quelles étaient les autorités compétentes pour traiter sa plainte. Les auteurs font valoir en outre que les demandeurs d’asile avaient dû être confinés pendant trois jours dans le centre en raison de la présence de groupes xénophobes qui voulaient les attaquer. Plusieurs jeunes hommes qui avaient bravé le couvre‑feu pour apporter de la nourriture aux personnes se trouvant dans le centre d’accueil ont, de fait, été poignardés.

2.4Les auteurs affirment qu’ils ont obtenu le statut de réfugié en Bulgarie en septembre 2014. Ils disent qu’on ne leur a pas fourni de traduction des permis de séjour ni aucune explication quant aux droits dont ils pouvaient se prévaloir. Aucune explication concernant la procédure de renouvellement ne leur a été donnée mais après avoir insisté, ils ont été informés que les permis étaient valables pendant cinq ans. Ils ont aussi été informés qu’ils ne pouvaient plus rester dans le centre d’accueil et qu’ils devaient trouver leur propre logement. Ils indiquent qu’ils n’ont bénéficié d’aucune aide : leur petite allocation a été supprimée, ils avaient des difficultés pour trouver un logement et n’avaient pas accès à des soins médicaux ni à des cours. L’auteur a appris que le loyer pour un appartement était de 400 leva. Sans espoir de trouver un emploi et compte tenu de l’ampleur des tendances xénophobes en Bulgarie, il a réalisé qu’il ne pourrait pas payer un tel loyer. Les auteurs ont donc vécu dans la rue pendant deux à trois jours au cours desquels ils se sont sentis en grand danger, en particulier l’auteure. Ils ont pris contact avec des amis qui vivaient encore dans des centres d’accueil et sont restés cachés dans leurs chambres jusqu’à leur départ pour le Danemark, en décembre 2014. Ils indiquent en outre qu’ils ont dû utiliser une partie de leurs économies et ont reçu une aide financière de leurs familles en République arabe syrienne faute d’assistance des autorités bulgares.

2.5Les auteurs sont arrivés au Danemark le 15 décembre 2014 et y ont demandé l’asile le jour même. Le 22 janvier 2015, le Service danois de l’immigration a demandé aux autorités bulgares d’accepter de reprendre les auteurs conformément au Règlement Dublin. Le 6 février 2015, les autorités bulgares l’ont informé que les auteurs avaient obtenu le statut de réfugié en Bulgarie le 15 septembre 2014.

2.6Le 4 mai 2015, le Service danois de l’immigration a rejeté les demandes d’asile des auteurs au motif qu’une protection leur avait été accordée en Bulgarie. Les auteurs ont reçu l’ordre de quitter le Danemark immédiatement. Le Service de l’immigration a considéré que l’intégrité de la personne des auteurs et leur sécurité seraient protégées à leur entrée et pendant leur séjour en Bulgarie. Il a également considéré que les auteurs n’avaient pas de problèmes avec les autorités bulgares et n’avaient pas déposé plainte au sujet des coups de poing et de matraque que la police bulgare leur avait infligés à leur arrivée ou des mauvais traitements qu’ils avaient subis pendant leur cinq jours de détention au poste de police. En outre, il a indiqué que, même s’il avait pris note des allégations des auteurs concernant les mauvaises conditions de vie en Bulgarie et l’impossibilité de trouver un emploi, « on devait tenir pour certain » qu’ils bénéficieraient de conditions socioéconomiques appropriées et que l’intégrité de leur personne serait protégée. Le Service danois de l’immigration a également pris note des allégations des auteurs concernant l’agression de l’auteur par des inconnus, mais a estimé qu’il s’agissait d’un acte criminel isolé et que l’auteur pourrait se tourner vers les autorités bulgares pour sa protection à l’avenir. En ce qui concerne la maladie cardiaque de l’auteur, il a estimé que celui‑ci pourrait bénéficier d’un traitement médical en Bulgarie, étant donné qu’il disposait actuellement d’un permis de séjour valable.

2.7Le 6 mai 2015, les auteurs ont fait appel de la décision du Service de l’immigration devant la Commission de recours des réfugiés. Le 9 juillet 2015, celle‑ci a confirmé la décision du Service de l’immigration, estimant qu’un permis de séjour pouvait être refusé à un étranger si celui‑ci avait déjà obtenu une protection dans un autre pays. Elle a considéré comme un fait que les auteurs avaient obtenu le statut de réfugié en Bulgarie. Elle a en outre indiqué que, conformément à la législation applicable, certaines conditions devaient être remplies pour qu’une demande de permis de séjour puisse être refusée : a) le premier pays d’asile devait protéger l’étranger contre le refoulement ; b) l’étranger pouvait entrer et séjourner légalement dans ce pays ; c) l’intégrité de la personne et la sécurité de l’étranger était protégées, mais il ne pouvait être exigé que l’étranger ait le même niveau de vie que les nationaux du premier pays d’asile ; et d) l’étranger y recevait un traitement conforme aux normes fondamentales relatives aux droits de l’homme reconnues.

2.8La Commission de recours des réfugiés a constaté que les auteurs pouvaient entrer et séjourner légalement en Bulgarie et qu’ils y seraient protégés contre le refoulement puisqu’ils avaient obtenu une protection internationale le 15 septembre 2014. Elle a estimé qu’il n’y avait aucune raison de supposer que les auteurs risqueraient d’être refoulés, car la Bulgarie est membre de l’Union européenne (UE) et doit donc se conformer à la législation applicable en la matière. En ce qui concerne les allégations des auteurs relatives aux attaques racistes qu’ils risquaient de subir en Bulgarie, la Commission de recours des réfugiés a pris note d’un rapport du Haut‑Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) indiquant que le Gouvernement traite et condamne de telles attaques, et qu’en février 2014, à la suite d’une attaque contre une mosquée, les autorités ont arrêté 120 personnes. Elle a conclu que les auteurs pouvaient s’adresser aux autorités bulgares pour leur protection, que leur sécurité serait protégée dans la mesure nécessaire, et qu’en conséquence, ils ne seraient pas soumis à la torture ou à des mauvais traitements s’ils étaient renvoyés. En outre, la majorité des membres de la Commission de recours des réfugiés a considéré que les conditions sociales et économiques dans lesquelles se trouvaient les réfugiés bénéficiant d’un titre de séjour en Bulgarie ne pouvaient pas amener à elles seules à la conclusion que les auteurs devaient être acceptés dans l’État partie et non renvoyés en Bulgarie. La Commission de recours des réfugiés a en outre fait référence à des informations d’ordre général indiquant que les personnes qui ont obtenu le statut de réfugié ou une protection en Bulgarie jouissent des mêmes droits que les Bulgares, notamment de l’accès à tous les types d’emplois et de prestations sociales, y compris les allocations de chômage, même si dans la pratique, il est difficile de trouver un emploi en raison de la barrière de la langue et du taux de chômage élevé. En outre, elle a fait valoir que les personnes ayant le statut de réfugié ont accès à l’assurance maladie en Bulgarie, même si elles doivent cotiser pour en bénéficier, et qu’elles ont le droit d’obtenir les mêmes aides sociales que les Bulgares, y compris les soins de santé. En conséquence, la Commission de recours des réfugiés a conclu que les auteurs seraient dans une situation socioéconomique suffisamment satisfaisante en Bulgarie, et que les renseignements qu’ils avaient fournis au sujet des problèmes de santé de l’auteur ne pouvaient pas conduire à une conclusion différente. À ce sujet, elle a noté que l’auteur était jeune et a estimé que l’on pouvait supposer qu’il recevrait le traitement médical nécessaire pour sa maladie cardiaque en Bulgarie.

2.9Le 31 juillet 2015, les auteurs ont demandé à la Commission de recours des réfugiés de rouvrir leur dossier, indiquant qu’ils n’avaient pas demandé l’asile en Bulgarie et qu’ils devraient vivre dans la rue avec leur enfant s’ils étaient renvoyés dans ce pays. Le 31 août 2015, la Commission de recours des réfugiés a rejeté la demande de réouverture du dossier au motif que les auteurs n’avaient apporté aucune nouvelle information importante.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs affirment que leur expulsion vers la Bulgarie leur fera courir un risque de traitement inhumain et dégradant, en violation de l’article 7 du Pacte, car ils risqueront de se trouver sans abri, dans la misère, privés de soins de santé et incapables d’assurer la sécurité de leur personne. Ils indiquent en outre qu’ils doivent être considérés comme extrêmement vulnérables, car ils ont un bébé − l’enfant est né le 1er octobre 2015 − et l’auteur souffre d’une maladie cardiaque grave. Ils font valoir qu’il a besoin de soins de santé en permanence (échocardiographie de contrôle tous les six mois et hospitalisation en urgence pour une surveillance télémétrique si nécessaire), et qu’il serait donc en danger de mort s’il ne recevait pas un traitement médical régulier.

3.2Les auteurs affirment également qu’il n’y a pas de programme d’intégration efficace destiné aux réfugiés en Bulgarie et que ceux‑ci se retrouvent dans une grande pauvreté, sans abri et avec un accès limité aux soins de santé. Ils indiquent que le dernier programme d’intégration s’est achevé en 2013 et que les réfugiés sont laissés à l’abandon sans que les autorités leur apportent un soutien suffisant en vue de leur inclusion sociale et de leur intégration dans la société. En outre, alors que, selon la législation nationale, les personnes qui ont obtenu le statut de réfugié ont accès au marché du travail, au système de soins de santé, aux services sociaux et à une aide pour trouver un logement, il leur est en fait presque impossible de trouver un emploi ou un endroit où vivre. De plus, pour avoir accès aux services sociaux, les réfugiés doivent donner une adresse, alors qu’il leur est presque impossible d’en obtenir une. Les auteurs soutiennent en outre qu’ils ont constaté une différence dans leur situation avant et après que leur permis de séjour a été accordé : avant, ils vivaient dans de mauvaises conditions dans le centre d’accueil et recevaient un peu d’argent de poche. Cependant, une fois le permis délivré, leur situation s’est dégradée, car ils n’ont plus reçu aucun subside et ils n’avaient pas de logement. Ils renvoient à un rapport du HCR indiquant qu’il y a un décalage entre la situation des demandeurs d’asile et celle des réfugiés reconnus ou des personnes qui ont obtenu une protection subsidiaire en ce qui concerne l’accès aux soins de santé, car la mise à jour de leur situation en matière de soins de santé peut prendre jusqu’à deux mois. Les réfugiés doivent en outre verser une cotisation mensuelle (environ 8,7 euros) dont la plupart des familles ne peuvent pas s’acquitter. En outre, les médicaments et les soins psychosociaux ne sont pas couverts.

3.3Les auteurs expliquent en outre qu’en raison de leur expérience des agressions racistes et de la xénophobie qui se répand en Bulgarie sans que les autorités ne s’en occupent, ils ne croient pas que le pays soit un endroit sûr pour une famille de réfugiés avec un bébé. À ce sujet, ils avancent que les réfugiés ayant des enfants mineurs constituent un groupe particulièrement vulnérable en Bulgarie et ils indiquent que, selon des informations d’ordre général, le racisme institutionnel, notamment les interventions racistes de la part d’hommes politiques de haut rang, est très répandu en Bulgarie.

3.4Les auteurs affirment que l’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) en l’affaire Tarakhel c. Suisse est pertinent en l’espèce, car il se réfère à un pays où aucun programme d’intégration efficace n’est en place, de sorte que les réfugiés et les demandeurs d’asile vivent dans des conditions extrêmement difficiles. Ils ajoutent qu’en Bulgarie, les réfugiés pourraient se retrouver dans une situation de plus grande vulnérabilité, car ils n’ont pas accès aux structures d’accueil réservées aux demandeurs d’asile. Les auteurs notent que, dans l’affaire Tarakhel, la CEDH a invité les autorités suisses à obtenir de leurs homologues en Italie des garanties concernant une prise en charge des requérants (une famille) dans des installations et des conditions adaptées à l’âge des enfants, faute de quoi la Suisse commettrait une violation de l’article 3 de la Convention européenne en transférant les requérants en Italie. Les auteurs font valoir que, au vu de cette conclusion, les conditions difficiles qui attendent les réfugiés renvoyés en Bulgarie relèvent de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme et de l’article 7 du Pacte. Ils réaffirment donc que leur expulsion vers la Bulgarie constituerait une violation de l’article  7 du Pacte. Ils font valoir en outre que l’arrêt Tarakhel indique que des garanties individuelles, en particulier pour préserver les enfants expulsés de la misère et de conditions d’hébergement éprouvantes, sont nécessaires.

Observations de l’État partie

4.1Dans une lettre datée du 9 novembre 2015, l’État partie a fait part de ses observations sur la recevabilité et le fond de la communication. Il décrit d’abord la structure, la composition et le fonctionnement de la Commission de recours des réfugiés, ainsi que la législation applicable aux affaires liées au Règlement Dublin.

4.2Ensuite, en ce qui concerne la recevabilité et le fond de la communication, l’État partie fait valoir que les auteurs n’ont pas démontré que leur communication était à première vue recevable au titre de l’article 7 du Pacte. En particulier, il n’a pas été établi qu’il y avait de sérieux motifs de croire qu’en Bulgarie, ils risqueraient d’être soumis à la torture ou à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. En conséquence, la communication est manifestement dénuée de fondement et devrait être déclarée irrecevable. Subsidiairement, l’État partie fait valoir que les auteurs n’ont pas suffisamment montré que leur renvoi en Bulgarie constituerait une violation de l’article 7. Il ressort de la jurisprudence du Comité que les États parties ont l’obligation de ne pas extrader, déplacer ou expulser une personne de leur territoire ou la transférer par d’autres moyens si cette mesure a pour conséquence nécessaire et prévisible d’exposer l’intéressé à un risque réel de préjudice irréparable, comme les traitements visés à l’article 7 du Pacte, que ce soit dans le pays vers lequel doit être effectué le renvoi ou dans tout autre pays vers lequel l’intéressé pourrait être renvoyé par la suite. Le Comité a en outre établi qu’un tel risque devait être personnel et qu’il fallait des motifs sérieux de conclure à l’existence d’un risque réel de préjudice irréparable.

4.3L’État partie fait observer que, dans leur communication, les auteurs n’ont donné aucune nouvelle information essentielle sur leur situation, en sus des informations déjà mentionnées dans le cadre de la procédure d’asile, et que la Commission de recours des réfugiés avait déjà tenu compte de cette situation dans sa décision du 9 juillet 2015. La Commission de recours des réfugiés a considéré comme établi que les auteurs ont obtenu le statut de réfugié en Bulgarie et a conclu qu’ils relevaient de l’article29b de la loi sur les étrangers. L’État partie fait valoir en outre que la Commission de recours des réfugiés exige comme minimum absolu que le demandeur d’asile ou le réfugié soit protégé contre le refoulement. Il doit également être possible pour lui d’entrer et de résider légalement dans le pays de premier asile, et l’intégrité de sa personne et sa sécurité doivent être garanties. Cette notion de protection a également une dimension socioéconomique puisque les demandeurs d’asile doivent être traités conformément aux normes humanitaires fondamentales. On ne peut toutefois exiger que les intéressés aient exactement le même niveau de vie que les nationaux. Ce qui est essentiel dans la notion de protection, c’est l’idée que les intéressés ont droit au respect de leur sécurité personnelle aussi bien au moment de leur entrée qu’au cours de leur séjour dans le premier pays d’asile. En outre, l’État partie note que la Bulgarie est liée par la Convention européenne des droits de l’homme.

4.4En outre, l’État partie fait valoir que la Commission de recours des réfugiés a tenu compte des déclarations écrites des auteurs sur leur séjour et leurs conditions de vie en Bulgarie, ainsi que des informations générales disponibles sur ce point. Il soutient que le Comité ne peut pas être une instance d’appel qui procède à une nouvelle appréciation des éléments factuels invoqués par les auteurs dans la demande d’asile qu’ils ont soumise aux autorités danoises et qu’il doit accorder tout le poids voulu aux conclusions factuelles de la Commission de recours des réfugiés, qui est la mieux placée pour apprécier les éléments factuels du cas des auteurs. L’État partie renvoie en outre à la jurisprudence du Comité, dont il ressort que « d’une manière générale, il appartient aux organes des États parties d’examiner les faits et les éléments de preuve, sauf s’il peut être établi que l’appréciation a été arbitraire ou manifestement erronée ou qu’elle constituait un déni de justice ».

4.5L’État partie note que, le 25 juin 2014, les autorités bulgares ont publié un nouveau programme d’intégration qui devait être mis en œuvre à partir de 2015 et qui couvrirait un plus grand nombre de personnes, notamment grâce à des cours de langue destinés à un plus grand nombre de bénéficiaires que le programme précédent. Il estime que le fait que les auteurs n’aient pas accès à un tel programme ne peut pas en soi donner lieu à une appréciation différente de la Bulgarie en tant que premier pays d’asile. Il indique en outre que, selon les renseignements d’ordre général fournis par les auteurs, les réfugiés acquièrent les mêmes droits que les nationaux, à l’exception du droit de participer aux élections et d’occuper certains postes pour lesquels la nationalité bulgare est exigée et que, bien que le système d’accueil de la Bulgarie se soit révélé incapable de traiter le nombre élevé de demandes d’asile soumises à partir de 2013, il apparaît que les conditions dans les centres d’accueil se sont améliorées. L’État partie cite un rapport de Human Rights Watch (2013) qui indique que « tous les centres sont chauffés, l’Agence nationale pour les réfugiés fournit deux repas chauds par jour aux résidents, et de nombreux résidents sont à présent autorisés à rester plus longtemps dans les centres après avoir obtenu le statut de réfugié ou le statut humanitaire s’ils n’ont pas les moyens de subvenir à leurs besoins ». De plus, l’État partie relève que, selon un rapport du HCR (2013), si la qualité du logement des demandeurs d’asile et des bénéficiaires d’une protection qui ont quitté les centres d’accueil dépend directement de leur emploi et de leur revenu, leur situation de famille compte également, car l’attitude des propriétaires est plus « positive » à l’égard des familles ayant des enfants. En outre, selon le même rapport, il n’y a eu aucun cas de familles obligées de quitter un centre d’accueil sans qu’on leur ait fourni un logement ou tout au moins l’argent nécessaire pour en louer un.

4.6L’État partie indique en outre que les réfugiés ont accès aux soins de santé et à un traitement médical gratuit s’ils sont inscrits auprès d’un médecin généraliste. Il cite un rapport du Conseil bulgare pour les réfugiés et les migrants selon lequel les bénéficiaires d’une protection internationale ont droit à la même assistance sociale et aux mêmes services que les nationaux, y compris le droit à l’assurance maladie de leur choix. En ce qui concerne l’affirmation des auteurs qui prétendent qu’ils risquent de subir des attaques racistes en Bulgarie, l’État partie réaffirme qu’ils peuvent s’adresser aux autorités nationales pour être protégés, car celles‑ci ont pris des mesures contre de tels faits, et il renvoie une nouvelle fois à l’attaque contre une mosquée en février 2014, qui a donné lieu à l’arrestation de 120 personnes.

4.7L’État partie renvoie en outre à la décision rendue par la CEDH en l’affaire Samsam Mohammed Hussein et autres c. Pays ‑ Bas et Italie et affirme qu’elle est applicable à la présente communication. Dans cette décision, la Cour a indiqué que, pour apprécier une violation éventuelle de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, elle doit appliquer des critères rigoureux et analyser la situation dans le pays de destination à l’aune des exigences des dispositions de la Convention ; en particulier, elle a indiqué que « en l’absence de considérations humanitaires exceptionnellement impérieuses militant contre l’expulsion, le fait qu’en cas d’expulsion de l’État contractant le requérant connaîtrait une dégradation importante de ses conditions de vie matérielles et sociales n’est pas en soi suffisant pour emporter violation de l’article 3 ». En outre, l’État partie estime qu’il ne peut pas être déduit de l’arrêt rendu par la CEDH en l’affaire Tarakhel c. Suisse que des garanties individuelles doivent être obtenues auprès des autorités bulgares dans le cas d’espèce, car les auteurs ont déjà obtenu le statut de réfugié en Bulgarie, alors que dans l’affaire Tarakhel c. Suisse, la demande d’asile déposée par les auteurs en Italie était encore pendante lorsque l’affaire a été examinée par la Cour.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie

5.1Le 26 janvier 2016, les auteurs ont fait part de leurs commentaires sur les observations de l’État partie. Ils réaffirment qu’ils ont correctement expliqué pour quelles raisons ils craignent que leur retour forcé en Bulgarie ne donne lieu à une violation de l’article 7 du Pacte et considèrent que leurs griefs à ce sujet ont été dûment étayés. Ils font valoir qu’il n’est pas contesté qu’ils ont été détenus pendant cinq jours à leur arrivée en Bulgarie, qu’ils ont ensuite été transférés dans un centre d’accueil où les conditions étaient épouvantables et qu’ils y sont restés jusqu’en septembre 2014, date à laquelle on leur a demandé de partir parce qu’ils avait obtenu le statut de réfugié. Ils réaffirment qu’on ne leur a donné aucune instruction quant à l’endroit où aller ou aux moyens d’obtenir un logement ou de la nourriture, et qu’ils ont réussi à retourner discrètement dans le centre d’accueil et y ont vécu cachés jusqu’à ce qu’ils quittent la Bulgarie. Ils réaffirment en outre que l’auteur n’a pas reçu d’assistance médicale en Bulgarie, malgré sa grave maladie cardiaque.

5.2Les auteurs soutiennent en outre qu’il est inexact que les réfugiés en Bulgarie ont accès au logement, à l’emploi ou à des prestations sociales, y compris les soins de santé et l’éducation. Ils réaffirment que plusieurs rapports montrent que les conditions de vie des bénéficiaires d’une protection internationale sont déplorables en Bulgarie, car aucun programme d’intégration efficace n’est mis en œuvre, et que les personnes bénéficiaires d’une protection reconnue ont des difficultés à trouver un lieu d’hébergement convenable, à accéder à des installations sanitaires et à se nourrir. Ils renvoient à un rapport du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe où le Commissaire note avec préoccupation que le système prévu pour appuyer l’intégration dans la société bulgare des réfugiés et autres bénéficiaires d’une protection internationale souffre encore de graves lacunes, principalement liées à l’insuffisance du financement prévu. En conséquence, les réfugiés et autres bénéficiaires d’une protection internationale en Bulgarie ont de graves problèmes d’intégration qui menacent leur jouissance des droits sociaux et économiques, notamment un risque grave de se trouver sans abri, des niveaux élevés de chômage, pas de véritable accès à l’éducation et des problèmes pour accéder aux services de soins de santé. Ils sont également exposés à des infractions motivées par la haine. Les auteurs indiquent aussi que, bien qu’il semble que les personnes bénéficiant du statut de réfugié aient la possibilité de rester dans les centres d’accueil quand elles n’ont pas les moyens de subvenir à leurs besoins, elles ne peuvent y rester que pendant six mois, et qu’il y a des allégations de corruption du personnel des centres d’accueil, dont on dit qu’il extorque de l’argent aux familles en échange du droit de rester. Les auteurs citent aussi un rapport d’Amnesty International de 2015, selon lequel il n’y a pas de plan d’intégration pour les réfugiés et autres bénéficiaires reconnus d’une protection internationale en Bulgarie, et indiquent qu’en août 2014, le Gouvernement bulgare a rejeté un plan établi par l’Agence nationale pour les réfugiés et le Ministère du travail en vue de la mise en œuvre de la Stratégie nationale d’intégration adoptée début 2014. Ils soutiennent en outre que les graves problèmes d’intégration auxquels doivent faire face les demandeurs d’asile et les réfugiés en Bulgarie ne sont pas une situation temporaire, et que ceux qui ont obtenu le statut de réfugié sont dans une situation pire, car ils semblent être exclus des centres d’accueil parce qu’ils y ont séjourné à leur arrivée et qu’ils en sont partis.

5.3En ce qui concerne le renvoi par l’État partie à la décision rendue par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) en l’affaire Samsam Mohammed Hussein et autres c.Pays ‑ Bas et Italie, les auteurs font valoir que la question en l’espèce n’est pas le fait que les réfugiés en Bulgarie connaissent une dégradation importante de leurs conditions de vie matérielles et sociales, mais que les conditions de vie actuelles dans ce pays ne sont pas conformes aux normes humanitaires de base requises dans la Conclusion no 58 du Comité exécutif du HCR. Ils indiquent également que, compte tenu de leur expérience en Bulgarie où ils n’ont reçu aucune aide pour trouver un logement après qu’on leur a demandé de quitter le centre d’accueil et où ils se sont vu refuser une assistance médicale, il n’y a aucune raison de supposer que les autorités bulgares se prépareront en vue du retour de la famille conformément aux normes humanitaires fondamentales. En outre, ils réaffirment que l’arrêt rendu par la CEDH en l’affaire Tarakhel c. Suisse est applicable à leur cas, car les conditions de vie des bénéficiaires d’une protection internationale en Bulgarie peuvent être considérées comme semblables à celles des demandeurs d’asile en Italie, et que le principe énoncé en l’affaire Samsam Mohammed Hussein et autres c. Pays ‑ Bas et Italie ne suffit plus, car la CEDH exige des garanties individuelles en particulier pour préserver les enfants expulsés de la misère et de conditions d’hébergement éprouvantes. Les auteurs soutiennent que le raisonnement de la Cour dans l’affaire Tarakhel c. Suisseà propos de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme peut être considéré comme applicable à l’article 7 du Pacte.

5.4Les auteurs renvoient aussi aux constatations adoptées dans l’affaire Yasin et consorts c. Danemark, dans laquelle le Comité a souligné qu’il convient d’accorder une attention suffisante au risque réel et personnel qu’encourt une personne si elle est expulsée. Ils affirment que cela suppose d’effectuer une évaluation individualisée du risque qu’encourt la personne et non de se fonder sur des informations d’ordre général et sur l’hypothèse que la personne, puisqu’elle avait bénéficié d’une protection subsidiaire par le passé, aurait en principe le droit de travailler et de recevoir des prestations sociales. Ils affirment en outre que, indépendamment de la législation bulgare relative à l’accès officiel aux prestations sociales, aux soins de santé et à l’éducation, des informations d’ordre général pertinentes indiquent que les réfugiés en Bulgarie risquent de se retrouver sans abri et dans la misère, et que la Commission de recours des réfugiés n’a pas accordé l’attention voulue au risque personnel et réel qu’encourraient les auteurs et leur bébé s’ils étaient envoyés dans ce pays. En outre, la Commission de recours des réfugiés n’a pas tenu dûment compte des informations présentées par les auteurs au sujet de leur expérience en Bulgarie où ils n’ont pas reçu une aide adéquate des autorités, mais s’est au contraire fondée sur des informations générales indiquant que, en théorie, les réfugiés ont accès à l’emploi, à l’aide sociale et au logement. Les auteurs font valoir en outre que la Commission de recours des réfugiés n’a pas tenu compte du fait qu’ils ont dû utiliser une partie de leurs économies et ont reçu une aide financière de leur famille en République arabe syrienne faute d’assistance des autorités bulgares. De plus, la Commission de recours des réfugiés n’a pas pris contact avec les autorités bulgares pour s’assurer que les auteurs et leur bébé seraient reçus dans des conditions qui leur permettraient de bénéficier de leurs droits. Enfin, les auteurs soutiennent que, en tant que réfugiés nouvellement reconnus, ils ont besoin d’un appui supplémentaire pour s’établir dans un pays d’asile, car ils n’ont pas de réseaux culturels ou sociaux, et qu’une attention particulière doit être accordée au fait qu’ils ont un bébé et que l’auteur souffre d’une pathologie grave qui nécessite un traitement médical, ce dont les autorités n’ont pas tenu compte en Bulgarie.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner toute plainte formulée dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité prend note de l’affirmation des auteurs qui disent avoir épuisé tous les recours internes utiles disponibles. En l’absence de toute objection de l’État partie sur ce point, il considère qu’il n’est pas empêché d’examiner la communication par les dispositions du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

6.4Le Comité note que l’État partie conteste la recevabilité de la communication au motif que le grief que les auteurs tirent de l’article 7 du Pacte n’est pas étayé. Il considère cependant que l’argument invoqué par l’État partie à l’appui de l’irrecevabilité est intimement lié au fond de l’affaire. En conséquence, il déclare la communication recevable en ce qu’elle soulève des questions au regard de l’article 7 du Pacte, et procède à son examen quant au fond.

Examen au fond

7.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2Le Comité prend note du grief des auteurs qui affirment que leur expulsion avec leur bébé vers la Bulgarie, sur la base du principe du « premier pays d’asile » du Règlement Dublin, les exposerait à un risque de préjudice irréparable, en violation de l’article7 du Pacte. Les auteurs se fondent, notamment, sur le traitement qu’ils ont effectivement subi après avoir reçu un permis de séjour en Bulgarie, ainsi que sur les conditions générales d’accueil des demandeurs d’asile et des réfugiés qui entrent en Bulgarie, telles qu’elles sont décrites dans différents rapports. Le Comité prend note de l’argument des auteurs qui affirment qu’ils devraient faire face à une situation socioéconomique précaire, faute d’accès à une aide financière ou une aide sociale et à des programmes d’intégration pour les réfugiés et les demandeurs d’asile, comme ils en ont fait l’expérience en tant que demandeurs d’asile et après avoir été reconnus comme réfugiés et avoir obtenu un permis de séjour en septembre 2014. Il prend aussi note de l’argument des auteurs qui indiquent que, puisqu’ils ont bénéficié du dispositif d’accueil lorsqu’ils sont arrivés pour la première fois en Bulgarie et que le statut de réfugié leur a été accordé, ils n’auraient accès ni à un logement social ni à un hébergement provisoire en foyer. Il note en outre que, selon les auteurs, l’auteur n’aurait pas accès à un traitement médical approprié pour sa maladie cardiaque, qu’ils ne seraient pas en mesure de trouver un logement et un emploi, et, partant, qu’ils risqueraient de se retrouver sans abri et forcés de vivre dans la rue avec leur bébé.

7.3Le Comité rappelle son observation générale no 31 (2004) sur la nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte (par. 12), dans laquelle il indique que les États parties ont l’obligation de ne pas extrader, déplacer, expulser quelqu’un ou le transférer par d’autres moyens de leur territoire s’il existe des motifs sérieux de croire qu’il y a un risque réel de préjudice irréparable tel que celui envisagé à l’article 7 du Pacte. Il a aussi établi qu’un tel risque doit être personnel et qu’il faut des motifs sérieux de conclure à l’existence d’un risque réel de préjudice irréparable. Il rappelle sa jurisprudence, dont il ressort qu’un poids considérable doit être accordé à l’évaluation faite par l’État partie et que, d’une manière générale, c’est aux organes des États parties au Pacte d’examiner ou d’apprécier les faits et les preuves en vue de déterminer l’existence d’un tel risque, sauf s’il peut être établi que cette appréciation était manifestement arbitraire ou a constitué un déni de justice.

7.4Le Comité note que, selon eux, les auteurs ont été détenus pendant cinq jours à leur arrivée en Bulgarie, au cours desquels ils ont été maltraités par la police, puis ont été transférés dans un centre d’accueil où ils ont vécu de juin à septembre 2014 et qu’on leur a demandé de quitter quand ils ont obtenu le statut de réfugié, alors qu’ils n’avaient pas d’autre logement. Les auteurs ont ensuite vécu dans la rue pendant deux à trois jours, mais sont parvenus à retourner au centre d’accueil et à y vivre cachés jusqu’à ce qu’ils quittent la Bulgarie, grâce à des relations qu’ils avaient parmi les demandeurs d’asile. Le Comité prend aussi note des observations des auteurs qui indiquent que l’auteur s’est vu refuser un traitement médical alors qu’il souffre d’une grave maladie cardiaque, car on lui a donné des analgésiques lorsqu’il s’est effondré dans le centre d’accueil ; que, lorsqu’il s’est présenté à l’hôpital, il a été renvoyé parce qu’il n’avait pas de permis de séjour, et qu’une fois celui‑ci obtenu, son rendez‑vous a été annulé à trois reprises sans qu’on lui en donne la raison. Le Comité note de plus que les auteurs affirment que l’auteur a subi une agression à caractère apparemment raciste, qu’il n’a reçu aucune protection des autorités et qu’il n’a pas été autorisé à déposer plainte, car on ne l’a pas laissé entrer dans le poste de police. Le Comité prend note en outre de l’affirmation des auteurs qui indiquent que, parce qu’ils craignaient de ne pas être en sécurité et d’être incapables de subvenir aux besoins de leur enfant, d’avoir accès à des traitements médicaux appropriés ou de trouver une solution humanitaire à leur situation, ils ont quitté la Bulgarie et sont allés au Danemark, où ils ont demandé l’asile en décembre 2014. Les auteurs, réfugiés, dont l’un souffre d’une grave pathologie cardiaque qui nécessite un traitement médical, et parents d’un bébé, se trouvent à présent dans une situation de grande vulnérabilité.

7.5Le Comité prend note des différents rapports soumis par les auteurs, mettant en évidence l’absence de programme d’intégration fonctionnel destiné aux réfugiés en Bulgarie, ainsi que les graves difficultés que ceux‑ci rencontrent dans l’accès au logement, à un emploi ou à des prestations sociales, y compris les soins de santé et l’éducation. Il prend note en outre des informations d’ordre général indiquant que le nombre de places disponibles dans les centres d’accueil pour demandeurs d’asile et personnes renvoyées en application du Règlement Dublin, où les conditions sanitaires sont souvent mauvaises, est peut‑être insuffisant. Il relève que les personnes renvoyées qui, comme les auteurs, ont déjà bénéficié d’une forme de protection et sont passées dans des centres d’accueil lorsqu’elles étaient en Bulgarie, peuvent prétendre à un hébergement dans les centres pour demandeurs d’asile pendant six mois seulement après leur admission au bénéfice d’une protection et que, bien que les bénéficiaires d’une protection aient le droit de travailler et de recevoir des prestations sociales en Bulgarie, le système social du pays ne permet généralement pas de répondre aux besoins des auteurs.

7.6Le Comité note que la Commission de recours des réfugiés a conclu que la Bulgarie devait être considérée en l’espèce comme « premier pays d’asile », et que la position de l’État partie est que le premier pays d’asile est tenu de garantir aux demandeurs d’asile le respect des droits fondamentaux, mais pas d’offrir à ces personnes les mêmes conditions sociales et le même niveau de vie que les nationaux du pays d’accueil. Il relève aussi que l’État partie a fait référence à une décision de la Cour européenne des droits de l’homme indiquant que le fait qu’en cas d’expulsion de l’État contractant, le requérant connaîtrait une dégradation importante de ses conditions de vie matérielles et sociales n’est pas en soi suffisant pour emporter violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme.

7.7Le Comité considère néanmoins que l’État partie n’a pas tenu suffisamment compte dans sa conclusion des renseignements fournis par les auteurs, fondés sur leur expérience personnelle, montrant que, bien qu’ils aient obtenu un permis de séjour en Bulgarie, ils y avaient des conditions de vie intolérables. À ce sujet, le Comité relève que l’État partie n’explique pas comment, en cas de renvoi en Bulgarie, les permis de séjour protégeraient les auteurs, en ce qui concerne notamment l’accès aux traitements médicaux dont a besoin l’auteur, mais aussi la précarité et le dénuement qu’ils ont déjà connus dans ce pays et dont leur bébé souffrirait aussi.

7.8Le Comité rappelle que les États parties doivent accorder une attention suffisante au risque réel et personnel qu’encourt une personne si elle est expulsée et considère que l’État partie devait effectuer une évaluation personnalisée du risque que les auteurs et leur enfant encourraient en Bulgarie et non se fonder sur des informations d’ordre général et sur l’hypothèse que, puisqu’ils ont bénéficié d’une protection subsidiaire par le passé, les auteurs auraient en principe le droit à la même protection aujourd’hui. Le Comité estime que l’État partie n’a pas dûment pris en considération le fait que les auteurs ont été maltraités par les agents bulgares à leur arrivée, que l’auteur a été victime d’une agression à caractère apparemment raciste et n’a pas pu déposer plainte parce qu’on ne l’a pas autorisé à entrer dans le poste de police, et qu’il n’a pas reçu de traitement médical pour sa maladie cardiaque. Le Comité note que les auteurs ont un bébé d’un an et considère que ces circonstances les placent dans une situation de vulnérabilité particulière qui n’a pas été suffisamment prise en compte par la Commission de recours des réfugiés, et qu’ils subiraient un nouveau traumatisme s’ils étaient expulsés vers la Bulgarie. Il note également qu’en l’absence de toute assistance des autorités bulgares lorsqu’ils étaient dans ce pays, les auteurs ne pouvaient pas subvenir à leurs besoins, même s’ils avaient droit à une protection subsidiaire. Le Comité note en outre que l’État partie n’a pas non plus demandé aux autorités bulgares des assurances suffisantes que les auteurs et leur bébé seraient pris en charge dans des conditions compatibles avec leur situation de réfugiés et avec les garanties prévues à l’article 7 du Pacte, en demandant à la Bulgarie de s’engager : a) à accueillir les auteurs et leur enfant dans des conditions adaptées à l’âge du bébé et à la situation de vulnérabilité de la famille, leur permettant ainsi de rester en Bulgarie ; b) à délivrer un permis de séjour au bébé des auteurs ; et c) à prendre les mesures nécessaires pour veiller à ce que l’auteur reçoive le traitement médical dont il a besoin.

7.9Le Comité estime donc que, dans les circonstances de l’espèce, le renvoi des auteurs et de leur enfant en Bulgarie sans assurances suffisantes constituerait une violation de l’article 7 du Pacte.

8.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, constate que l’expulsion des auteurs et de leur enfant vers la Bulgarie constituerait une violation des droits qu’ils tiennent de l’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

9.Conformément au paragraphe 1 de l’article 2 du Pacte, qui dispose que les États parties s’engagent à respecter et à garantir à tous les individus se trouvant sur leur territoire et relevant de leur juridiction les droits reconnus dans le Pacte, l’État partie est tenu de procéder à un réexamen complet des griefs des auteurs compte tenu des obligations mises à sa charge par le Pacte, des présentes constatations et de la nécessité d’obtenir de la Bulgarie les assurances décrites au paragraphe 7.8. L’État partie est de surcroît prié de surseoir à l’expulsion des auteurs et de leur bébé vers la Bulgarie tant que leur demande d’asile n’a pas été réexaminée.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a eu lieu, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre‑vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles‑ci publiques et à les diffuser largement dans sa langue officielle.

Annexe

Opinion individuelle (dissidente) de Yuval Shany, Yuji Iwasawa, Photini Pazartzis, Anja Seibert‑Fohr et Konstantin Vardzelashvili

Nous regrettons de ne pas pouvoir souscrire à l’avis de la majorité des membres du Comité qui a conclu que le Danemark manquerait à ses obligations au titre de l’article 7 du Pacte s’il mettait à exécution sa décision d’expulser les auteurs vers la Bulgarie.

Selon la jurisprudence bien établie du Comité, les États parties sont tenus de ne pas expulser une personne de leur territoire « s’il existe des motifs sérieux de croire qu’il y a un risque réel de préjudice irréparable dans le pays vers lequel doit être effectué le renvoi ou dans tout pays vers lequel la personne concernée peut être renvoyée par la suite, tel le préjudice envisagé aux articles 6 et 7 du Pacte ». Cependant, l’exposition à des difficultés personnelles dans le pays de renvoi ne met pas systématiquement en jeu les obligations de non‑refoulement de l’État qui expulse.

À l’exception éventuelle du cas de personnes en proie à des difficultés particulières du fait d’une vulnérabilité spécifique rendant leur situation particulièrement grave et sans remède, le fait qu’une aide sociale ne soit pas disponible ou qu’il existe des délais pour accéder à des soins médicaux ne constitue pas en soi un motif de non‑refoulement. L’interprétation inverse, qui consisterait à considérer toute personne ayant des difficultés à accéder aux services sociaux comme une victime potentielle d’une violation de l’article 7 du Pacte, est fort peu étayée par la jurisprudence du Comité ou par la pratique des États et étendrait les protections offertes par l’article 7 et par le principe de non‑refoulement (qui sont de nature absolue) au‑delà du raisonnable.

Nous avons appuyé les constatations adoptées par le Comité dans Jasin c. Danemark, mais dans cette affaire les faits étaient nettement différents de ceux de l’espèce et ne conduisaient pas à la même conclusion juridique. Dans Jasin c. Danemark, l’auteure, une mère célibataire de trois enfants en bas âge dont le permis de séjour était venu à expiration en Italie et qui souffrait de problèmes de santé, se serait retrouvée, si elle avait été expulsée, dans une situation constituant une menace pour sa vie et celle de ses enfants. Dans ces circonstances exceptionnelles, nous avions considéré que faute d’assurances concrètes, l’Italie ne pouvait pas être considérée comme un pays de renvoi « sûr » pour l’auteure et ses enfants.

En l’espèce, il n’est pas contesté que les auteurs, ayant le statut de réfugié, peuvent prétendre à une assistance sociale en Bulgarie, et ce aux mêmes conditions que les Bulgares. Étant en situation régulière, ils peuvent aussi travailler afin de subvenir à leurs besoins et à ceux de leur enfant. Il est établi que l’auteur souffre d’une maladie cardiaque, mais il n’est pas démontré que celle‑ci limiterait son aptitude au travail ou ne pourrait pas être correctement traitée en Bulgarie.

Les auteurs affirment qu’ils ont été victimes d’actes de violence à deux reprises (la première à leur arrivée en Bulgarie et la seconde, à une date non précisée et dans des circonstances peu claires, sur le chemin du centre d’accueil), mais ils n’ont pas expliqué de manière satisfaisante pourquoi ils n’ont pas dénoncé ces faits aux autorités bulgares (ils ont seulement mentionné, à propos du second incident, la barrière de la langue expliquant leur méconnaissance des procédures de plainte) (par. 2.3). En tout état de cause, aucun élément du dossier ne donne à penser que les auteurs courraient personnellement un risque d’être à nouveau agressés s’ils retournaient en Bulgarie.

En somme, nous considérons que, si l’expulsion des auteurs vers la Bulgarie pourrait les placer dans une situation plus difficile que celle qu’ils connaissent au Danemark, nous ne disposons d’aucune information permettant de penser que les auteurs courraient un risque réel de préjudice suffisamment grave pour relever du champ d’application de l’article 7 s’ils étaient expulsés vers la Bulgarie.

Dans ces circonstances, nous ne saurions conclure que la mise en œuvre de la décision des autorités danoises d’expulser les auteurs vers la Bulgarie constituerait une violation par le Danemark de l’article 7 du Pacte.