Communication présentée par :

Angela González Carreño (représentée par le Women’s Link Worldwide)

Au nom de :

L’auteure et sa fille décédée Andrea Rascón González

État partie :

Espagne

Date de la communication :

19 septembre 2012 (date de la lettre initiale)

Références :

Communiquées à l’État partie le 15 novembre 2012 (non publiées sous forme de document)

Date d’adoption des constations :

16 juillet 2014

Annexe

Décision du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes au titre du Protocole facultatif à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (cinquante-huitième session)

* Les membres suivants du Comité ont participé à l’examen de cette communication : Nicole Ameline, Barbara Bailey, Olinda Bareiro-Bobadilla, Niklas Bruun, Náela Gabr, Hilary Gbedemah, Nahla Haidar, Ruth Halperin-Kaddari, Yoko Hayashi, Ismat Jahan, Dalia Leinarte, Theodora Nwankwo, Pramila Patte, Silvia Pimentel, Maria Helena Pires, Biancamaria Pomeranzi, Patricia Schulz, Dubravka Simonovic et Xiaoqiao Zo.

Communication no 47/2012

Communication présentée par :

Angela González Carreño (représentée par un avocat, Women’s Link Worldwide)

Victimes présumées :

L’auteure et sa fille décédée Andrea Rascón González

État partie :

Espagne

Date de la communication :

19 septembre 2012 (date de la lettre initiale)

Références :

Communiquées à l’État partie le 15 novembre 2012 (non publiées sous forme de document)

Le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, institué en vertu de l’article 17 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes,

Réuni le 16 juillet 2014,

Adopte ce qui suit :

Constatations au titre de l’article 7 du Protocole facultatif

1.L’auteure de la communication est Angela González Carreño, de nationalité espagnole, née le 22 avril 1960. Elle allègue être victime de violations par l’État partie des articles 2 a), b), c), d), e) et f), 5 a) et 16 pris isolément et lu conjointement avec les articles 2 et 5 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. Elle est représentée par un conseil. La Convention et son Protocole facultatif sont entrés en vigueur pour l’Espagne le 4 février 1984 et le 6 octobre 2001, respectivement.

Rappel des faits exposés par l’auteure

2.1L’auteure s’est mariée en 1996 avec F. R. C. Sa fille Andrea est née le 17 février de la même année. Pendant leur cohabitation, avant et après son mariage, l’auteure a fait l’objet de la part de F. R. C. de violences physiques et psychologiques. Pour cette raison, elle a quitté le domicile conjugal à plusieurs reprises au cours de 1999.

2.2Le 3 septembre 1999, à la suite d’un épisode au cours duquel F. R. C. a menacé de la tuer avec un couteau en présence d’Andrea, l’auteure a définitivement abandonné le domicile conjugal. Les 3 et 7 septembre 1999, elle a porté plainte auprès de la police et du tribunal de première instance et d’instruction no 2 de Arganda del Rey (Madrid). Le 10 septembre 1999, l’auteure s’est présentée devant le tribunal de première instance et d’instruction de Navalcarnero (Madrid) pour exposer les violences dont elle était victime et les problèmes psychiatriques de son époux. Elle a également demandé une séparation provisoire, la garde de sa fille et l’instauration d’un régime de visites entre le père et la fille limitées et placées sous la surveillance de représentants des services sociaux. L’auteure a déclaré renoncer à l’usage du domicile conjugal.

2.3Le 22 novembre 1999, le juge a prononcé la séparation provisoire pour une durée de 30 jours en attendant la soumission officielle d’une demande de séparation; il a accordé la garde d’Andrea à l’auteure et mis en place un régime de visites entre le père et la fille limité aux vendredis de 17 à 20 heures et aux dimanches de 10 à 14 heures; il a fixé une pension alimentaire d’un montant de 360 euros que F. R. C. devait verser pour Andrea et attribué l’usage du domicile conjugal à F. R. C.

2.4Après la séparation provisoire, l’auteure a continué de faire l’objet de harcèlement et d’intimidation de la part F. R. C, notamment insultes et menaces de mort dans la rue et par téléphone. Au cours de ses rencontres avec Andrea, F. R. C. interrogeait la fillette sur les relations de l’auteure, lui disait du mal d’elle, la qualifiant à maintes reprises de « pute » et l’accusant d’entretenir des relations avec d’autres hommes. Cette situation provoquait des tensions et des angoisses chez Andrea qui avait peur de son père et s’est mise à refuser de passer du temps avec lui. Celui-ci a alors accusé l’auteure de manipuler la fillette et d’être l’instigatrice de ce rejet. En 2000, il est arrivé un jour que F. R. C. les aborde à l’entrée de l’immeuble où elles habitaient en insultant l’auteure et en tentant de lui arracher l’enfant. L’auteure a réussi à entrer dans sa voiture avec Andrea et à se rendre à la police. F. R. C. les a suivies et, en arrivant au commissariat, devant un policier, il a continué de l’insulter en la menaçant d’enlever l’enfant. Saisissant l’auteure par les cheveux alors qu’elle tenait l’enfant dans ses bras, il a tenté de la faire tomber. Une autre fois, le 30 août 2000, alors que l’auteure était dans sa voiture avec Andrea, F. R. C. les a suivies dans son propre véhicule en les mettant en danger. L’auteure s’est arrêtée et F. R. C. s’est approché en criant et en exigeant qu’elle lui donne l’enfant tout en donnant des coups sur la voiture. Cette situation a déclenché une crise de nerfs d’Andrea qui s’est mise à crier pour que son père s’en aille. Lorsque les visites n’ont plus été placées sous surveillance (voir par. 2.13), F. R. C. a provoqué divers incidents violents au centre des services sociaux où il devait aller chercher et ramener la fillette.

2.5L’auteure affirme avoir déposé plus de 30 plaintes, entre décembre 1999 et novembre 2001, auprès de la police et des tribunaux, au civil et au pénal, et demandé à maintes reprises que des mesures d’éloignement soient prises contre F. R. C. afin de les protéger, elle et à sa fille. Ses demandes portaient également sur un régime de visites sous surveillance ainsi que sur le versement de la pension alimentaire. Le non-respect systématique par F. R. C. de l’obligation de verser la pension mettait l’auteure dans une situation financière difficile, du fait qu’elle avait des difficultés à trouver du travail en raison de son manque de formation et d’expérience, de son âge et de ses charges familiales. Aussi s’est-elle vue obligée, en avril 2000, dans le cadre de la procédure de séparation en cours, de demander au juge la jouissance du domicile conjugal auquel elle avait renoncé antérieurement. L’article 96 du Code civil prévoit que l’usage et la jouissance du domicile conjugal sont accordés, dans les procédures de divorce, au conjoint qui a la garde d’un mineur.

2.6En dépit des multiples plaintes déposées, F. R. C. n’a été condamné qu’une seule fois, le 24 octobre 2000, pour harcèlement. Le tribunal d’instruction no 1 de Coslada a estimé que les faits de poursuites, de harcèlement et de brimades constantes que F. R. C. infligeait à l’auteure étaient prouvés. Il s’est néanmoins contenté de condamner F. R. C. à verser une amende de 45 euros.

2.7Les tribunaux ont prononcé des ordonnances d’éloignement en faveur de l’auteure. Cependant, une seule d’entre elles, émise le 1er septembre 2000 par le tribunal d’instruction no 5 de Coslada et valable deux mois, s’appliquait aussi à Andrea. F. R. C. a fait appel et le tribunal a suspendu la mesure concernant Andrea, estimant que cette ordonnance alourdissait le régime des visites et risquait de nuire gravement aux relations entre le père et sa fille. D’autres ordonnances judiciaires d’éloignement en faveur de l’auteure n’ont pas été respectées par F. R. C, sans aucune conséquence légale pour lui.

2.8Dans le cadre de la procédure relative à la garde d’Andrea, l’auteure a fait valoir que les rencontres avec son père avaient des conséquences préjudiciables pour la santé mentale de la fillette et elle a demandé que cette dernière soit soumise à un examen psychologique. Le tribunal a donc demandé la comparution d’Andrea le 11 décembre 2000. À cette occasion, celle-ci a déclaré entre autres ne pas aimer être en compagnie de son père, parce qu’il « ne la traitait pas bien » et « déchirait ses peintures ».

2.9Le 31 janvier 2001, le tribunal de première instance no 1 de Navalcarnero a mis en place un régime provisoire de visites sous la surveillance des services sociaux, à partir du 8 février 2001 et limité aux jeudis de 18 à 19 heures au centre des services sociaux de Mejorada Velilla.

2.10Le 30 mai 2001, l’assistante sociale chargée de la surveillance a envoyé un rapport au tribunal dans lequel elle indiquait qu’il serait préférable que les rencontres entre le père et sa fille aient lieu dans un autre contexte afin qu’elles puissent se dérouler avec plus de naturel. Elle affirmait également que, par l’intermédiaire de sa fille, F. R. C. transmettait indirectement à l’auteure des messages auxquels Andrea ne savait pas comment réagir. L’auteure a écrit au tribunal pour exprimer son désaccord au sujet du rapport et demander le maintien du régime de visites sous surveillance.

2.11En septembre 2001, à la demande de l’auteure, le tribunal a autorisé un examen psychologique d’elle-même, d’Andrea et de F. R. C. Dans le rapport consécutif à cet examen, daté du 24 septembre 001, il a été proposé que les visites soient progressivement normalisées, de façon à ce que, au bout de six mois, Andrea puisse passer quasiment une journée entière avec son père, mais pas la nuit et sans la présence de l’assistance sociale, permettant ainsi qu’elle soit avec son père tout un week-end, tout en passant la nuit chez sa mère. Si, au bout d’un an, leurs rapports s’étaient complètement normalisés, on pourrait envisager la possibilité qu’Andrea commence à passer la nuit au domicile de son père.

2.12 Le 27 novembre 2001, le tribunal a prononcé la dissolution du mariage, décision qui ne tenait aucun compte des multiples plaintes pour sévices déposées par l’auteure et ne mentionnait pas les violences répétées comme motif de la séparation. S’agissant du régime des visites, le tribunal a maintenu le régime restreint et sous surveillance pendant une période de trois mois, tout en prévoyant son extension progressive en fonction de l’évolution du comportement de F. R. C. Sous réserve d’un rapport favorable du centre chargé de la surveillance des visites, il conviendrait de passer à une deuxième phase au cours de laquelle, pendant six mois, les visites du jeudi auraient lieu de la sortie de l’école jusqu’à 20 heures et se feraient sans surveillance. Au bout de six mois, sous réserve d’un avis favorable des services sociaux, les visites dureraient tout le week-end, une semaine sur deux, soit le samedi et le dimanche de midi à 19 heures, sans passer la nuit. À l’issue d’une nouvelle période de six mois et après avis favorable des services sociaux, le régime serait élargi à un week-end sur deux, nuit incluse, avec possibilité de l’étendre également à la moitié de la durée des vacances. En même temps, l’usage et la jouissance du domicile conjugal étaient attribués à F. R. C. La sentence ne faisait pas mention du défaut de paiement persistant de la pension alimentaire par F. R. C.

2.13 En dépit des incidents violents continus provoqués par F. R. C. pendant l’année et demie de visites surveillées, le 6 mai 2002 le tribunal no 1 de Navalcarnero a rendu une ordonnance autorisant les visites non surveillées. Le tribunal se fondait sur un rapport des services sociaux dans lequel il n’était pas expressément recommandé de ne pas modifier le régime de visites surveillées. Dans ce rapport, les services sociaux indiquaient que F. R. C. est « affectueux avec l’enfant, lui témoigne constamment des marques de tendresse et d’affection... La dynamique relationnelle montre qu’il ne s’adapte pas à l’étape d’évolution dans laquelle se trouve la fillette, qu’il pose des questions et fait des affirmations dont la forme et le contenu sont malvenus, ce qui donne lieu à des situations difficiles pour l’enfant. Il semble souvent incapable de se mettre à la place de l’autre, et on remarque un manque d’empathie. Cela se manifeste par le fait qu’il ne s’adapte pas au jeune âge de l’enfant et qu’il ne comprend pas les situations qui se produisent normalement dans un tel contexte ».

2.14L’auteure a en vain fait appel de cette décision. Le 17 juin 2002, le tribunal a décidé que, bien que « les services sociaux ne puissent prédire comment se dérouleront les visites en leur absence et, tout en signalant dans leur rapport certains comportements inappropriés du père (...), ils soulignent également que les relations entre lui et sa fille sont en train de se normaliser ». Le tribunal a choisi le siège des services sociaux comme lieu où la mineure serait déposée et ramenée. Il a aussi indiqué que sa décision était sans appel.

2.15Pendant les mois de visites sans surveillance, les services sociaux ont établi plusieurs rapports dans lesquels ils rendaient compte du souhait d’Andrea de ne pas passer, pour le moment, plus de temps avec son père que ce qui était prévu par le régime établi; ils indiquaient qu’il était probable que la fillette se trouvait face à des situations difficiles lorsque son père lui posait de manière récurrente des questions sur la vie privée et affective de sa mère et lui faisait des commentaires confus, et qu’il était tout à fait nécessaire d’assurer un suivi constant du régime de visites. Dans un rapport du 5 février 2003, les services sociaux ont informé le tribunal que, comme l’enfant l’avait rapporté à sa mère, pendant la visite du 30 janvier 2003, F. R. C. avait avec insistance posé des questions à la mineure au sujet du compagnon actuel de l’auteure et proféré des insultes à l’égard de cette dernière, et que des faits analogues s’étaient produits à d’autres occasions.

2.16Le 24 avril 2003, trois ans après que l’auteure ait demandé l’usage du domicile conjugal, une audience a eu lieu au tribunal à ce sujet. À l’issue de cette audience, alors que l’auteure sortait du bâtiment, F. R. C. s’est approché d’elle et lui a dit qu’il lui enlèverait ce qu’elle avait de plus cher.

2.17L’après-midi de ce même jour, l’auteure est venue déposer Andrea aux services sociaux en vue de la visite prévue de l’enfant chez son père. Quand elle est revenue la chercher à l’heure fixée, ils n’étaient pas arrivés. Après avoir attendu une heure et n’ayant pas obtenu de réponse de F. R. C. à ses appels téléphoniques, l’auteure s’est rendue à la police pour porter plainte et demander qu’un agent se rende au domicile de F. R. C. Sur place, les agents ont trouvé les corps sans vie d’Andrea et de F. R. C. Celui-ci tenait une arme à la main. L’enquête policière a conclu que F. R. C. avait tiré sur sa fille avant de se donner la mort. Le 12 juin 2003, le tribunal d’instruction no 3 de Navalcarnero a disculpé F. R. C. de sa responsabilité dans la mort d’Andrea du fait qu’il s’était suicidé.

2.18Le 23 avril 2004, l’auteure a présenté au Ministère de la justice une requête mettant en cause la responsabilité pécuniaire de l’État pour fonctionnement anormal de l’administration de la justice, alléguant la négligence des autorités administratives et judiciaires. L’auteure faisait valoir que tant les organes judiciaires que les services sociaux avaient manqué à leur obligation de protéger la vie de sa fille, alors qu’elle avait maintes fois informé les tribunaux et la police du danger que courait la fillette avec son père. L’auteure a fait valoir son droit de recevoir une indemnisation comme seule forme valable de réparation.

2.19Le 3 novembre 2005, le Ministère de la justice a rejeté la requête de l’auteure, considérant que l’organe judiciaire avait pris les décisions qui s’imposaient concernant le régime des visites, et que le désaccord de l’auteure reposait sur une hypothèse d’erreur judiciaire et devait être traité conformément à la procédure prévue à cet effet. La demande d’indemnisation ne pouvait donc être examinée qu’une fois l’existence d’une erreur judiciaire établie par la Cour suprême. Pour prendre cette décision, le Ministère a consulté le Conseil général du pouvoir judiciaire ainsi que le Conseil d’État, et l’auteure a été convoquée en audience. Le 15 décembre 2005, l’auteure a engagé devant le Ministère de la justice un recours en révision qui a été rejeté le 22 janvier 2007 pour la même raison.

2.20Le 14 juin 2007, l’auteure a engagé un recours administratif devant l’Audiencia Nacional demandant la reconnaissance du fonctionnement anormal de l’administration de la justice, non seulement eu égard à la décision des tribunaux d’accorder le régime de visites sans surveillance, mais aussi au vu de la décision des services sociaux et du bureau du Procureur général de supprimer le régime des visites surveillées. Ce recours a été rejeté le 10 décembre 2008. Le 27 février 2009, l’auteure a engagé un recours en cassation devant la Cour suprême qui l’a rejeté le 15 octobre 2010.

2.21Le 30 novembre 2010, l’auteure a engagé une procédure d’amparo devant le Tribunal constitutionnel et invoqué la violation de ses droits constitutionnels à un recours efficace, à la sécurité, à la vie et à l’intégrité physique et morale, à ne pas être soumise à la torture et à des traitements cruels ou dégradants, et à l’égalité devant la loi. Le 13 avril 2011, le Tribunal a rejeté ce recours, estimant que les griefs présentés n’avaient pas de fondement constitutionnel.

Teneur de la plainte

3.1L’auteure affirme que les faits exposés constituent une violation des articles 2, 5 et 16 de la Convention.

3.2Les décisions de la police et des autorités administratives et judiciaires constituent une violation de son droit de ne pas faire l’objet de discrimination, conformément à l’article 2 a), b), c), d), e) et f). Cette violation est intervenue à deux niveaux. D’une part, l’État n’a pas agi avec la diligence voulue ni recouru sans retard à tous les moyens à sa disposition pour prévenir les actes de violence de F. R. C. à l’encontre de l’auteure et de sa fille, qui allaient aboutir à l’assassinat de celle-ci, enquêter à leur sujet, juger leur auteur et le punir. D’autre part, après la mort de la mineure, l’État partie n’a pas offert à l’auteure une réponse judiciaire efficace ou une réparation appropriée pour les préjudices qu’elle avait subis comme conséquence de la négligence publique.

3.3En ne les protégeant pas, elle et sa fille, alors qu’elles étaient victimes de violence intrafamiliale, l’État partie n’a pas respecté l’article 2 e) de la Convention. À maintes reprises, l’auteure a informé les autorités des actes de violence dont elles étaient victimes et des craintes qu’elle éprouvait pour leur vie et leur intégrité physique et mentale. Malgré plus de 30 demandes de protection et de plaintes adressées aux autorités et aux tribunaux, elles ont toutes deux continué de faire l’objet d’agressions verbales, physiques et psychologiques. En de multiples occasions, l’auteure a demandé l’intervention des services sociaux, craignant que l’agresseur ne s’en prenne à sa fille pour exercer une forme de maltraitance envers elle. Pourtant, les autorités n’ont pas pris de mesures de protection effectives.

3.4Pendant les années au cours desquelles l’auteure a été victime de violence intrafamiliale, les autorités et l’appareil judiciaire espagnols ne s’acquittaient pas de leur mission de protéger et de procéder à des enquêtes au sujet de cette violence. Dans un rapport établi en 2001, le Conseil général du pouvoir judiciaire critiquait cette situation et dénonçait la négligence dont souffraient les victimes et l’impunité dont jouissaient leurs agresseurs. En dépit des mesures adoptées entre 1996 et 2003, l’inégalité et la discrimination à l’égard des victimes ont persisté. L’incapacité de l’État à mettre en place des instruments efficaces pour combattre la violence intrafamiliale a abouti à des situations telles que celle observée en l’espèce, ce qui constitue une violation de l’article 2 a), b) et f).

3.5L’absence de réaction de l’administration et des tribunaux face à la violence subie par l’auteure témoigne de la persistance de préjugés et de stéréotypes négatifs qui se manifestent par une évaluation inexacte de la gravité de sa situation. Cette situation s’inscrivait dans un contexte social caractérisé par une forte incidence de violence intrafamiliale. Les agents de l’État n’ont pas eu l’attitude requise à l’égard de l’auteure, en tant que femme victime de violence et mère d’une mineure assassinée par son père et à l’égard de sa fille, en tant que mineure victime de violence intrafamiliale. Pour cette raison, le comportement de l’administration et des tribunaux constitue une violation de l’article 2 d).

3.6À aucun moment les tribunaux n’ont effectivement procédé à une enquête pour déterminer les responsabilités découlant de la négligence de l’administration et des tribunaux qui a conduit à l’assassinat d’Andrea. De plus, l’auteure n’a obtenu aucune indemnisation, ce qui constitue une violation de l’article 2 b) et c).

3.7L’État partie ne s’est pas acquitté des obligations qui lui incombaient en vertu de l’article 2 a), b) et f), faute d’un cadre normatif permettant de protéger les femmes contre la violence intrafamiliale à l’époque où se sont produits les faits. En outre, malgré les réformes législatives adoptées après 2004, le cadre juridique ne prévoit toujours pas d’indemnisation en cas de négligence de la part des institutions ni de protection adéquate des mineurs qui vivent dans un milieu violent et sont donc victimes eux aussi. L’obligation de diligence de l’État exige l’adoption des mesures juridiques et autres indispensables pour protéger effectivement les victimes.

3.8S’agissant de l’article 5 de la Convention, l’auteure signale que l’existence de préjugés de la part des autorités s’est manifestée par leur incapacité d’apprécier correctement la gravité de la situation dans laquelle elle-même et sa fille se trouvaient et de sa souffrance pour la situation de la fillette. En outre, les conséquences qu’entraînait pour cette dernière le fait de vivre dans un milieu violent et son état de victime directe et indirecte de cette violence n’ont pas fait l’objet d’une enquête. Au contraire, les autorités chargées d’assurer sa protection ont privilégié le stéréotype selon lequel tout père, même le plus violent, doit bénéficier d’un droit de visite et il est toujours préférable pour un enfant d’être élevé par son père et sa mère, sans vraiment évaluer les droits de la mineure ni tenir compte du fait qu’elle avait déclaré avoir peur de son père et fuyait son contact. Les tribunaux ont considéré comme acquis qu’il est préférable d’être en contact avec un père violent que de n’avoir aucun contact avec lui. Les circonstances en l’espèce exigeaient que les autorités et les tribunaux évaluent si les visites respectaient le droit de la mineure à la vie, son droit de vivre sans violence et le principe de son intérêt supérieur.

3.9Les États ont l’obligation de garantir le droit des mineurs à être entendus. En l’espèce, les décisions judiciaires n’ont pas respecté ce droit. Divers rapports des services sociaux ont signalé le manque d’adaptation de F. R. C. à l’âge de la mineure, avec laquelle il agissait de manière inappropriée, mais ce fait n’a jamais été pris en considération par les tribunaux. Fondé sur des stéréotypes, le droit de visite n’a été envisagé que comme un droit du père et non comme un droit appartenant également à la mineure. L’intérêt supérieur de l’enfant aurait exigé, sinon de supprimer les visites, au moins de les limiter à des visites sous surveillance et de courte durée.

3.10F. R. C. n’a pas été sanctionné pour ses multiples agressions à l’encontre de l’auteure ni pour le non-paiement de la pension alimentaire. En dépit de la requête de l’auteure, F. R. C. n’a pas non plus été mis dans l’obligation de suivre une thérapie en vue de normaliser ses rapports avec sa fille. L’évaluation du risque couru par l’auteure et sa fille faite par les autorités semble entachée de préjugés et de stéréotypes qui amènent à remettre en question la crédibilité des femmes victimes de violence intrafamiliale.

3.11Au vu de ce qui précède, l’auteure soutient que l’État partie n’a pas rempli son devoir de diligence et n’a pas respecté l’article 5 a), lu conjointement avec l’article 2 de la Convention.

3.12Pour ce qui est de l’article 16, l’auteure allègue avoir été victime de discrimination dans les décisions relatives à sa séparation et à son divorce. Influencées par des préjugés, les autorités n’ont pas pris en considération la situation de violence vécue par l’auteure et sa fille dans les décisions concernant les conditions de la séparation et le régime de visites. Elles n’ont pas non plus pris de mesures pour que F. R. C. s’acquitte de son obligation de contribuer à l’entretien de la fillette, en dépit des multiples requêtes formulées par l’auteure. Tout cela a placé l’auteure dans une situation de vulnérabilité extrême. Ce n’est que le 21 avril 2003, soit trois jours avant l’assassinat de la fillette et trois ans après la première plainte déposée par l’auteure contre F. R. C. pour le non-paiement de la pension alimentaire, que le bureau du Procureur a engagé une procédure contre lui. À cette date, la dette qu’il avait accumulée envers l’auteure s’élevait à 6 659 euros. Ces faits constituent une violation de l’article 16, en particulier pour ce qui est du non-respect du principe relatif à l’intérêt supérieur de l’enfant, pris séparément et lu conjointement avec les articles 2 et 5 de la Convention.

3.13F. R. C. a utilisé sa fille pour faire du mal à la mère et à sa fille, en se servant de son droit de visite. Les services sociaux et les tribunaux n’ont jamais cessé d’insister sur une « normalisation » de la relation entre l’enfant et son agresseur, sans prendre en considération l’intérêt ou l’avis de l’enfant. Les autorités n’ont pas réellement évalué si l’agresseur méritait de recevoir les visites, avec ou sans surveillance, d’une fillette qu’il maltraitait constamment. Au contraire, les autorités ont considéré qu’un père a le droit de rester en contact, indépendamment de ses agissements dans le contexte familial. Les autorités administratives et judiciaires ont permis que F. R. C. manque aux obligations qui lui incombaient en vertu du paragraphe 1 c), d) et f) de l’article 16. Ces faits se sont produits dans un contexte de discrimination où les préjugés et les stéréotypes ont influencé les décisions des dites autorités, en violation des articles 2, 5 et 16 de la Convention.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Le 14 janvier 2013, l’État partie a présenté ses observations sur la recevabilité en affirmant que la communication était irrecevable au motif que les voies de recours internes n’avaient ont pas été correctement épuisées. Subsidiairement, il a allégué que la communication était dénuée de fondement.

4.2Dans toutes les réponses à la plainte mettant en cause la responsabilité pécuniaire de l’État, l’administration et les tribunaux ont informé l’auteure que, dans son cas, la voie appropriée pour demander une indemnisation pour fonctionnement anormal de l’administration de la justice n’était pas la voie qu’elle avait choisie, mais celle de l’erreur judiciaire, prévue à l’article 292.1 et suivants de la loi organique sur le pouvoir judiciaire. Dans l’arrêt rendu le 15 octobre 2010, la Cour suprême a rappelé sa jurisprudence, selon laquelle il y a erreur judiciaire lorsque le tribunal a « négligé des données de caractère irréfutable dans son exposé des faits et ainsi porté atteinte à l’harmonie de l’ordre juridique, ou qu’il a rendu une décision qui donne une interprétation de l’ordre juridique qui est erronée en ce qu’elle ne repose sur aucune méthode interprétative applicable dans la pratique judiciaire ». Par fonctionnement anormal, on entend tout défaut dans le fonctionnement des cours et des tribunaux, conçus comme un ensemble complexe composé de divers services, personnes, moyens et activités. La procédure à suivre dans l’un ou l’autre cas est différente. Alors que l’indemnisation pour cause d’erreur doit être précédée d’une décision judiciaire reconnaissant expressément ladite erreur, la plainte pour fonctionnement anormal de l’administration de la justice n’exige pas une déclaration judiciaire antérieure et est adressée directement au Ministère de la justice, conformément à l’article 292 de la loi organique sur le pouvoir judiciaire.

4.3L’auteure allègue que le comportement de la justice et des services sociaux était erroné et que la tragédie aurait dû être évitée, comme le suggèrent les décisions judiciaires prises concernant le régime des visites et les rapports qui les ont motivées, qui mettent en évidence le caractère erroné dudit comportement, étant donné qu’il n’a jamais été donné suite à l’une des 47 plaintes que l’auteure avait déposées contre son ex-mari. Ce raisonnement aboutit à un cas apparent d’erreur judiciaire à faire reconnaître au moyen d’un recours en révision devant la Cour suprême. L’auteure n’ayant pas interjeté appel, elle n’a pas épuisé les recours internes.

4.4Subsidiairement, l’État partie fait valoir qu’il n’y a eu aucune violation de la Convention, notamment des articles 2 et 5, les autorités espagnoles n’ayant pas fait preuve de négligence. Les faits ne sont imputables qu’à F. R. C. Il ne peut non plus être reproché à l’État d’avoir fait preuve de négligence dans la protection de l’intégrité de l’auteure pour les faits antérieurs à l’entrée en vigueur du Protocole facultatif en Espagne, qui ne peuvent être pris en considération du fait qu’ils n’ont pas un caractère continu.

4.5L’État partie assume la responsabilité de l’évaluation effectuée par l’Audiencia Nacional, dont l’organe judiciaire saisi de la procédure de séparation a pesé les circonstances et les rapports psychologiques et a adopté des décisions concernant la garde de l’enfant et le régime des visites, optant pour un régime progressif et très détaillé des étapes successives par lesquelles pourraient passer les contacts entre le père et sa fille ainsi que le nombre d’heures et la surveillance à laquelle devrait être soumise leur relation. Pendant les mois d’application du régime de visites non surveillées, des rapports positifs ont été établis à ce sujet, ce qui a conduit à envisager la possibilité de passer à un régime de visites élargi, aucun risque n’étant signalé pour la mineure.

4.6L’Audiencia Nacional a conclu à l’existence non pas d’un fonctionnement anormal du système judiciaire, mais d’un ensemble de décisions judiciaires qui, compte tenu des circonstances concrètes de l’espèce et après un suivi constant du régime de visites et des rapports psychologiques sur les parents et l’enfant, ainsi que de l’intervention du Bureau du Procureur tout au long de la procédure et de l’enregistrement régulier des griefs des parents et des rapports permanents de suivi établis par les services sociaux, ont abouti aux décisions que l’administration a estimées pertinentes pour encadrer les échanges entre un père séparé et sa fille. L’assassinat ne semble donc pas pouvoir être rattaché à un fonctionnement anormal d’un tribunal quelconque ou de ses agents.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partieconcernant la recevabilité

5.1Le 11 mars 2013, l’auteure a communiqué des commentaires sur les observations de l’État partie. Elle signale qu’elle a engagé une action en justice au niveau interne dans le dessein de démontrer l’existence d’un dysfonctionnement et pas simplement d’une erreur judiciaire. Sa stratégie juridique était conforme à la notion de fonctionnement anormal figurant dans la loi organique sur le pouvoir judiciaire, définie comme « tout défaut dans les décisions des cours ou des tribunaux, conçus comme un ensemble organique composé de divers services, personnes, moyens et activités ». Les différentes autorités, notamment le personnel psychosocial associé aux tribunaux et les services sociaux, ont fait preuve de négligence et ont manqué de coordination. Elle a donc décidé d’engager une action en justice afin de démontrer le mauvais fonctionnement de l’administration.

5.2L’État partie allègue que l’auteure aurait dû utiliser à son encontre la procédure de responsabilité pécuniaire pour erreur judiciaire. Il n’a toutefois pas fourni de renseignements sur l’efficacité de cette procédure, que ce soit sous forme de données statistiques ou d’exemples d’affaires analogues dans lesquelles les victimes ont obtenu des indemnités. En définitive, l’État partie n’a pas fourni la preuve que ce recours aurait été plus efficace que celui engagé par l’auteure.

5.3S’agissant de l’argument de l’État partie selon lequel les griefs étaient insuffisamment étayés, l’auteure affirme qu’il devrait être déclaré irrecevable parce que les considérations formulées par l’État portent sur le fond de l’affaire. Elle exprime par ailleurs son désaccord avec ces considérations et estime que la version des faits présentée par l’État partie est tronquée.

5.4Pour ce qui est de l’argument de l’État partie relatif au caractère discontinu des faits, l’auteure fait observer que la violence subie par elle-même et sa fille était continue et qu’elle avait atteint son point culminant avec la mort de la fillette, qui s’était produite après l’entrée en vigueur du Protocole. Cette violence n’a pas pris fin puisqu’elle n’a reçu aucune forme d’indemnisation.

Observations de l’État partie sur le fond

6.1Le 14 mai 2013, l’État partie a présenté des observations sur le fond de la communication, dans lesquelles il affirme que, devant les tribunaux internes, l’auteure a engagé une action en dédommagement pour un montant de 1 million d’euros au titre de la responsabilité pécuniaire pour mauvais fonctionnement de l’administration judiciaire concernant le régime des visites autorisées. L’auteure n’a pas allégué qu’il y avait eu violation de la Convention. Sa plainte ne portait pas sur des questions relatives au mauvais fonctionnement de l’administration judiciaire à son égard. Par conséquent, la réponse de l’autorité administrative n’a porté que sur cette demande et la plainte dont le Comité est saisi doit se limiter à cette question puisque, dans le cas contraire, les voies de recours internes n’auraient pas été épuisées.

6.2En ce qui concerne le régime des visites, les autorités ont assuré un suivi continu des relations entre le père et la fille et soumis la fille et ses deux parents à un examen psychologique approfondi le 24 septembre 2001. Le rapport établi à la suite de l’examen indiquait que « le père présentait des troubles obsessionnels compulsifs comportant des accès de jalousie caractéristiques et une tendance à déformer la réalité », ce qui influait sur sa relation avec son épouse. Néanmoins, le psychologue n’a pas conclu à des « indices de risque pour la mineure, dans l’interaction » avec son père. Le rapport conseillait un rapprochement progressif entre la fillette et son père.

6.3Compte tenu des circonstances, le jugement de séparation rendu le 27 novembre 2001 accordait la garde de l’enfant à la mère et fixait l’exercice conjoint de l’autorité parentale. Au cours des mois suivants, après un suivi des relations entre le père et la fille, les services sociaux ont été invités à présenter un rapport sur le déroulement des visites au cours des mois précédents et le bien-fondé du passage à la deuxième formule envisagée dans le jugement (visites sans surveillance). Le rapport en question indiquait que, si le père se montrait en effet très insistant et dominant dans sa relation avec sa fille, s’adaptant mal à son jeune âge, la relation père-fille ne présentait pas de traits alarmants. Le 6 mai 2002, au vu dudit rapport, le tribunal a considéré que rien ne s’opposait au passage au deuxième régime de visites. L’auteure a fait appel de cette décision, mais le tribunal a maintenu sa décision. Il a cependant décidé que la décision n’était pas irrévocable et que s’il s’avérait que ce régime portait préjudice à la mineure, il la reconsidérerait. À la demande du tribunal, les services sociaux ont établi un nouveau rapport le 3 décembre 2002. Ils y ont conclu que « l’on observait un développement psychosocial satisfaisant de la mineure », qu’il « importait de tenir compte du souhait de la mineure de ne pas passer avec son père, pour le moment, plus de temps que celui fixé par le régime existant de visites », et qu’il « était nécessaire de maintenir un suivi continu dudit régime ». À la lecture de ce rapport, le Procureur a jugé que le passage au régime élargi à la nuit ne se justifiait pas. Dans un nouveau rapport en date du 8 janvier 2003, les services sociaux ont estimé que le maintien du régime en place était approprié. Le 13 février 2003, le tribunal a décidé de maintenir le régime de visites existant et adopté des mesures en vue de saisir le salaire du père.

6.4Les autorités n’ont pas commis de négligence en l’espèce et les faits ne peuvent être imputés qu’à F. R. C. La décision de l’Audiencia Nacional correspond au point de vue adopté par le Gouvernement et montre bien qu’indépendamment du choix de procédure erroné fait par l’auteure, l’organe judiciaire saisi de la demande de séparation a bien tenu compte des circonstances et des rapports psychologiques dans ses décisions concernant la garde de la mineure et le régime de visites, en définissant les différentes étapes d’un régime progressif et très détaillé pour la gestion des contacts entre le père et la fille. Par une décision judiciaire de mai 2002, le régime des visites surveillées a été remplacé par un régime de visites sans surveillance. Ce régime a été maintenu pendant plusieurs mois au cours desquels son application a fait l’objet d’un suivi permanent et des avis positifs ont été formulés concernant son déroulement. Il a même été envisagé de passer à un système élargi de visites et aucun risque n’a été signalé pour l’enfant, jusqu’au moment où son père l’a assassinée dans la soirée du 24 avril 2003.

6.5Malgré un contexte familial difficile et le dénouement fatal, aucun des rapports psychologiques circonstanciés et des comptes rendus de chacune des visites surveillées ne donne le moindre indice de l’existence d’un danger pour la vie ou la santé physique ou psychique de la fillette. Il est impossible de citer un seul moment où la mineure n’aurait pas été suivie et surveillée par les services désignés par le tribunal, qui ont veillé à son intérêt. Rien dans son entourage immédiat ne laissait présager la terrible réaction de F. R. C. L’arme en la possession de ce dernier était illégale; celui-ci n’avait en effet pas de licence de port d’armes et on ignorait qu’il était amateur d’armes.

6.6En ce concerne les griefs de caractère général de l’auteure au titre des articles 2, 5 et 16 de la Convention, qui portent sur des questions structurelles relatives à la discrimination à l’égard des femmes en Espagne, l’État partie rejette les affirmations de l’auteure selon lesquelles, à l’époque où les faits se sont produits, la violence sexiste n’était pas interdite et les pratiques, les comportements et les stéréotypes discriminatoires étaient très répandus aux niveaux institutionnel et judiciaire. L’État partie présente une liste des mesures prises à partir de 1987 afin d’éliminer toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, parmi lesquelles figurent les plans d’action générale contre la violence intrafamiliale I et II, les modifications apportées au Code pénal et à la loi sur la procédure pénale pour définir de manière plus précise les atteintes à la liberté et à l’intégrité sexuelle et adopter des mesures destinées à protéger les victimes de mauvais traitements. La loi de 2004 sur les mesures de protection contre la violence sexiste englobe des mesures de procédure permettant des jugements rapides ou des jugements sommaires, combinant simultanément, au civil et au pénal, des mesures de protection des femmes et de leurs enfants et des mesures de contrainte d’urgence. Par ailleurs, il a été créé des tribunaux chargés de connaître des affaires de violence à l’égard des femmes dans les juridictions d’instruction, ainsi que des services spécialisés au ministère public. On retiendra aussi l’adoption de la loi no 35/1995 du 11 décembre 1995 sur l’aide et l’assistance aux victimes d’infractions de violence et d’atteintes à la liberté sexuelle.

6.7Au sujet des articles 5 et 16 de la Convention, l’État partie mentionne les mesures prises pour assurer la formation des agents du système judiciaire, l’élaboration d’un guide pratique pour l’application de la loi de 2004, la création, en 1994, de l’Observatoire de l’image de la femme, et la mise en place de lieux de rencontre pour les familles. En application de la loi de 2004, il convient de souligner notamment les mesures de sensibilisation, de prévention et de détection, la création d’organes administratifs contre la violence sexiste et la modification des infractions pénales.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie sur le fond

7.1Le 9 août 2013, l’auteure a formulé ses commentaires sur les observations de l’État partie sur le fond.

7.2L’auteure rejette l’argument de l’État partie selon lequel la communication dont le Comité est saisi trouve son origine dans la requête pécuniaire formulée le 27 avril 2004, et signale que l’État ne répond pas, de façon délibérée, aux nombreuses plaintes qu’elle a présentées au sujet de la persécution, du harcèlement et de la violence dont elle a été la victime et qu’elle décrit dans sa requête pécuniaire. Les autorités n’ont pas tenu compte de ses plaintes lorsqu’elles ont décidé d’autoriser les visites non surveillées. L’État ne répond pas non plus aux revendications de l’auteure relatives à la violence constante dont sa fille a été la victime, ou encore à la violence intrafamiliale que l’enfant a subie, contre laquelle elle n’a bénéficié d’aucune protection des autorités.

7.3Contrairement à ce qu’affirme l’État partie, la communication initiale concerne toutes les plaintes déposées par l’auteure, au pénal comme au civil, de 1999 à 2003, c’est-à-dire avant la mort d’Andrea, ainsi que les procédures engagées par la suite. Sur le plan civil, l’auteure a porté plainte pour chaque défaut de paiement de la pension alimentaire depuis mars 2000, mais ce n’est que le 21 avril 2003, soit trois jours avant la mort d’Andrea, que le Procureur a formulé des charges à l’encontre de F. R. C. Les tribunaux ont également ignoré la requête de l’auteure visant à utiliser le domicile conjugal au vu du non-paiement de la pension alimentaire. La première plainte dans ce sens a été formulée le 24 avril 2000, mais l’audience relative à cette question n’a eu lieu que le 24 avril 2003, le jour même de la mort d’Andrea. Sur le plan pénal, parmi les nombreuses plaintes déposées par l’auteure, soit plus de 30, une seule a abouti à une condamnation pour défaut de paiement, la peine fixée étant une amende d’un montant de 45 euros. Quant à la procédure administrative engagée après la mort d’Andrea, elle avait pour objet le mauvais fonctionnement de l’administration de la justice au sens large, et concernait les procédures dans lesquelles la mère et la fille étaient engagées, notamment les procédures de séparation, de garde, le régime des visites, l’usage du domicile familial, le non-paiement de la pension alimentaire, et des plaintes pour menaces, maltraitance et violence.

7.4L’auteure exprime son désaccord avec l’affirmation de l’État partie selon laquelle elle n’a pas épuisé les recours internes au sujet des actes dont elle était elle-même la victime. Sa fille et elle-même ont été victimes de la même violence, et il n’y a donc pas lieu d’établir une distinction entre l’une et l’autre.

7.5Les informations fournies par l’auteure dans sa communication initiale concernant le contexte dans lequel les faits se sont déroulés sont importantes pour démontrer que l’absence d’action rapide dans son cas est caractéristique du manque de diligence qui est habituel dans les affaires de violence familiale. Lorsqu’il existe des preuves de schémas systématiques de violence à l’égard de la femme, ou lorsque les indices de violence à l’égard des femmes sont particulièrement élevés, ce qui se traduit pas une forte incidence de la violence intrafamiliale, il est évident que l’État connaît, ou devrait connaître, la situation de risque dans laquelle se trouvent les femmes qui ont porté plainte pour des faits de violence commis par leur partenaire ou ancien partenaire. Par conséquent, l’argument de l’État partie selon lequel le risque auquel l’auteure et sa fille faisaient face n’était pas prévisible est inacceptable. Non seulement l’État connaissait la situation qui régnait en Espagne en matière de violence familiale, mais il connaissait aussi la situation de l’auteure et de sa fille.

7.6Pour s’acquitter de son obligation de diligence, il ne suffit pas que l’État se dote d’une législation en la matière. Encore faut-il que cette législation soit appliquée. En Espagne, le contexte de négligence des pouvoirs publics en ce qui concerne la protection des femmes et des mineurs contre la violence intrafamiliale n’a pas disparu, en dépit de l’adoption de mesures législatives. De plus, il n’existe pas encore de loi concernant un système d’indemnisation des victimes en cas de négligence. La législation est également insuffisante pour ce qui est de la protection des mineurs qui vivent dans un environnement violent et qui en sont donc également victimes.

7.7L’État partie n’offre aucun commentaire concernant l’absence d’une évaluation appropriée de l’intérêt supérieur de la mineure ou de la violation de son droit à être entendue dans les procédures judiciaires. À de nombreuses occasions, Andrea a montré qu’elle avait peur de son père à cause du climat de violence auquel elle avait été soumise et a systématiquement refusé tout contact physique et affectif avec lui. Une telle situation imposait que les autorités et les tribunaux évaluent si les visites à son père respectaient son droit de ne pas subir de violence, outre le principe relatif au respect de ses intérêts.

7.8.L’auteure demande au Comité d’adresser les recommandations ci-après à l’État partie : a) réparation complète ou indemnisation appropriée, comprenant notamment le remboursement, majoré d’intérêts, de la pension alimentaire impayée, le remboursement des frais de loyer, majorés d’intérêts, que l’auteure a dû assumer pendant les trois années pendant lesquelles le droit d’utiliser le domicile familial lui a été refusé, les dépenses en espèces ou autres; réparations symboliques, notamment la création d’un fonds à la mémoire d’Andrea, pour les enfants victimes de violence intrafamiliale, destiné à des organisations qui travaillent dans ce domaine; b) indemnisation de l’auteure pour les préjudices physiques et les préjudices mentaux qu’elle a subis; c) exécution d’une enquête approfondie et impartiale sur les défaillances observées s’agissant de l’application des ordonnances de protection et établissement des responsabilités des fonctionnaires; d) présentation à l’auteure d’excuses publiques pour les défaillances s’agissant de sa protection et de celle de sa fille; e) exécution d’une enquête exhaustive et impartiale sur les défaillances constatées concernant le droit d’Andrea d’être entendue; f) réalisation d’une enquête exhaustive et impartiale sur les défaillances relatives à l’autorisation de visites non surveillées. L’auteure demande également au Comité de recommander à l’État partie de réviser sa législation sur la violence intrafamiliale, notamment les aspects relatifs à l’application de mesures de protection, la suite donnée aux plaintes déposées pour violence intrafamiliale ainsi que les droits de visite et de garde d’un parent violent.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Conformément à l’article 64 de son règlement intérieur, le Comité doit déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif. Il est tenu de le faire, conformément au paragraphe 4 de l’article 72 du règlement, avant d’examiner la communication quant au fond.

8.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 4 du Protocole facultatif, que la même question n’avait pas déjà été examinée devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.3L’auteure affirme qu’elle-même et sa fille ont fait l’objet de violence de la part de son ancien conjoint et père de sa fille pendant plusieurs années, cette violence ayant atteint son point culminant le 24 avril 2003 avec l’assassinat de la fillette lors d’une des visites non surveillées autorisées par décision judiciaire quelques mois auparavant. Elle affirme également qu’avant la mort de sa fille, elle avait informé les autorités administratives et judiciaires des violences dont elles étaient les victimes de la part de son ex-mari et avait demandé leur protection.

8.4Le Comité observe que les actes de violence et les plaintes déposées auprès des autorités dont l’auteur fait mention sont en partie antérieurs au 6 octobre 2001, date de l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’Espagne. Le Comité n’est pas compétent ratione temporis pour examiner ces faits pris individuellement, en application du paragraphe 2 e) de l’article 4 du Protocole facultatif. Il ne les prendra en compte que dans la mesure où ils expliquent le contexte dans lequel se sont produits les faits postérieurs à l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’Espagne.

8.5.Le Comité note également qu’après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif, deux décisions judiciaires particulièrement pertinentes ont été prononcées au sujet des faits qui ont conduit à la mort de la mineure, à savoir l’ordonnance du 6 mai 2002 du tribunal no 1 de Navalcarnero autorisant le régime de visites non surveillées et la décision du 17 juin 2002 rejetant l’appel interjeté par l’auteure pour s’opposer à ce régime. Cette décision ne pouvait faire l’objet d’aucun recours. Ces deux décisions ayant été prises après l’entrée en vigueur du Protocole, rien n’interdit au Comité, en application du paragraphe 2 e) de l’article 4 du Protocole facultatif, d’examiner les faits découlant de ces décisions.

8.6S’agissant de l’épuisement des recours internes, le Comité prend note des observations de l’État partie selon lesquelles l’auteure n’a pas épuisé ces recours, car elle aurait dû soutenir devant les tribunaux l’existence d’une erreur judiciaire apparente plutôt que le fonctionnement anormal de l’administration de la justice. À propos de cette objection, le Comité estime qu’il doit déterminer si, à la lumière de la Convention, l’auteure a fait des efforts raisonnables pour présenter auprès des autorités nationales ses plaintes relatives à la violation des droits découlant de la Convention. À cet égard, le Comité prend note que, après la mort de sa fille, l’auteure a engagé différents recours administratifs et judiciaires, alléguant la responsabilité de l’État dans le fonctionnement anormal de l’administration de la justice. Elle a en particulier engagé deux recours auprès du Ministère de la justice, soit un recours auprès de l’Audiencia nacional et un recours en cassation auprès de la Cour suprême. Dans ces recours, l’auteure mettait en cause le mauvais fonctionnement de l’administration de la justice dû au fait que les organes judiciaires, les services sociaux et le bureau du Procureur n’avaient pas respecté leur obligation de diligence voulue et avaient commis une erreur en autorisant un régime de visites non surveillées entre le père et sa fille. Tous ces recours ont été rejetés. L’auteure a aussi introduit un recours en amparo devant le Tribunal constitutionnel, dans lequel elle alléguait la violation de ses droits fondamentaux eu égard aux circonstances qui avaient conduit à la mort de sa fille et à l’absence d’indemnisation par l’État. Ce recours a également été rejeté, la Cour ayant estimé qu’il n’était pas pertinent au regard de la Constitution. À la lumière des explications de l’auteure concernant le but visé par ses recours, non limité à l’existence d’une erreur judiciaire, et considérant que l’État partie n’a pas indiqué qu’il existait d’autres moyens juridiques susceptibles de répondre efficacement et intégralement aux réclamations de l’auteure, le Comité estime que les recours internes ont été épuisés en ce qui concerne la plainte relative à l’instauration par les autorités d’un régime de visites non surveillées et l’absence d’indemnisation pour les conséquences négatives qu’il a eu.

8.7En ce qui concerne l’objection à la recevabilité formulée par l’État partie au titre du paragraphe 2 c) de l’article 4 du Protocole facultatif, le Comité estime que les griefs de l’auteur relatifs à l’instauration du régime de visites non surveillées et à la réparation pour la mort d’Andrea ont été suffisamment étayés aux fins de la recevabilité. Par conséquent, en l’absence d’autres motifs qui s’y opposeraient, le Comité estime recevable la communication et procède à son examen quant au fond.

Examen au fond

9.1En application des dispositions du paragraphe 1 de l’article 7 du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations mises à sa disposition par l’auteure et l’État partie.

9.2La question dont le Comité est saisi porte sur la responsabilité de l’État qui n’aurait pas respecté son devoir de diligence dans les faits ayant conduit à l’assassinat de la fille de l’auteure. Le Comité estime qu’il a été établi que cet assassinat s’inscrit dans un contexte de violence intrafamiliale qui a duré plusieurs années et que l’État partie ne remet pas en question. Ce contexte comprend aussi le refus de F. R. C de verser la pension alimentaire et le litige concernant l’usage du domicile familial. Le Comité fait observer que sa tâche consiste à examiner, à la lumière de la Convention, les décisions prises par les autorités nationales dans le cadre de leurs compétences et de déterminer si, en adoptant ces décisions, les autorités ont tenu compte des obligations qui leur incombent en vertu de la Convention. En l’espèce, l’élément déterminant doit donc être d’établir si ces autorités ont appliqué le principe de due diligence et pris des mesures raisonnables pour protéger l’auteure et sa fille contre les risques éventuels qu’elles couraient dans une situation de violence intrafamiliale continue.

9.3Le Comité note l’argument de l’État partie selon lequel on ne pouvait pas prévoir le comportement de F. R. C. et que rien, dans les rapports psychologiques et ceux des services sociaux, ne laissait présager l’existence d’un risque pour la vie ou la santé physique ou psychique de la mineure. Au vu des renseignements figurant dans le dossier, le Comité ne peut être d’accord avec cette affirmation pour les raisons suivantes. Premièrement, le Comité constate que la séparation définitive des époux, prononcée le 27 novembre 2001, a été précédée de multiples incidents violents dirigés contre l’auteure et dont leur fille avait fréquemment été le témoin. Les tribunaux ont émis des ordonnances d’éloignement que F. R. C. ne respectait pas, ce qui n’entraînait aucune conséquence juridique à son égard. Il n’a été condamné qu’une fois, en 2000, pour harcèlement, et la peine prononcée n’était qu’une amende de 45 euros. Deuxièmement, en dépit des requêtes de l’auteure, les ordonnances d’éloignement prononcées par les autorités ne concernaient pas la mineure et l’ordonnance d’éloignement prononcée en 2000 en faveur de cette dernière n’a ultérieurement pas été appliquée, suite à un recours présenté par F. R. C, afin de ne pas porter atteinte aux relations entre le père et la fille. Troisièmement, les rapports des services sociaux ont souligné à maintes reprises que F. R. C. utilisait sa fille pour faire passer des messages d’animosité contre l’auteure; ils ont également indiqué les difficultés qu’avait F. R. C. à s’adapter au jeune âge de sa fille. Quatrièmement, dans un rapport psychologique du 24 septembre 2001, il a été noté que F. R. C. présentait « des troubles obsessionnels compulsifs comportant des accès de jalousie caractéristiques et une tendance à déformer la réalité, qui pourraient dégénérer en troubles analogues à la paranoïa ». Cinquièmement, pendant les mois où ont eu lieu les visites non surveillées, plusieurs rapports des services sociaux ont mentionné la probabilité de situations inappropriée créées par les nombreuses questions posées par le père à sa fille au sujet de la vie privée de sa mère, mais aussi la nécessité d’assurer un suivi permanent du régime des visites. Le Comité constate également que de manière systématique et sans justification raisonnable, dès le début de la séparation, F. R. C. ne versait pas la pension alimentaire qu’il était tenu de payer. L’auteure a certes dénoncé cette situation à maintes reprises et indiqué qu’elle se trouvait dans une situation financière difficile, mais les autorités judiciaires n’ont pris aucune mesure avant le 13 février 2003, date à laquelle elles ont saisi le salaire de F. R. C. De même, l’auteure a dû attendre trois ans avant que le tribunal tienne une audience pour régler sa demande concernant l’usage du domicile familial.

9.4Le Comité constate que pendant la durée d’application du régime de visites institué par la justice, aussi bien les autorités judiciaires que les services sociaux et les psychologues ont eu pour objectif principal la normalisation des relations entre le père et la fille, en dépit des réserves émises par ces deux services sur le comportement de F. R. C. Les décisions pertinentes ne laissent apparaître de leur part aucun souci d’évaluer sous tous leurs aspects les avantages et les inconvénients du régime imposé pour la mineure. Le Comité constate également que la décision de passer à un régime de visites sans surveillance a été adoptée sans audition préalable de l’auteure et de sa fille et que le non-versement continu de la pension alimentaire par F. R. C n’a pas été pris en considération dans ce contexte. Tous ces éléments traduisent un modèle de comportement qui correspond à une notion stéréotypée du droit de visite fondé sur l’égalité formelle où, en l’espèce, de nets avantages ont été accordés au père tandis que la situation de la mère et de la fille victimes de la violence a été minimisée, ce qui les a rendues vulnérables. À cet égard, le Comité rappelle que dans les affaires concernant la garde des enfants et les droits de visite, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération essentielle et que, lorsque les autorités nationales prennent des décisions à ce sujet, elles doivent tenir compte de l’existence d’un contexte de violence intrafamiliale.

9.5Le Comité estime qu’au départ, les autorités de l’État partie ont pris des mesures en vue de protéger la mineure dans un contexte de violence intrafamiliale. Néanmoins, la décision d’autoriser les visites non surveillées n’a pas été accompagnée des mesures de sauvegarde nécessaires et n’a pas tenu compte du fait que le schéma de violence familiale qui avait caractérisé les relations intrafamiliales pendant des années, non contesté par l’État partie, n’avait pas disparu. Il suffit de rappeler à cet égard que la décision judiciaire du 17 juin 2002 mentionnait certains comportements inappropriés de F. R. C. à l’égard de sa fille, qu’à cette époque F. R. C. continuait de ne pas s’acquitter de son obligation juridique de verser une pension alimentaire et qu’il continuait de bénéficier de l’usage du domicile familial, en dépit des revendications de l’auteure à cet égard.

9.6Le Comité rappelle sa recommandation générale no 19, aux termes de laquelle la violence sexiste qui compromet ou rend nulle, pour les femmes, la jouissance des droits individuels et des libertés fondamentales qui sont les leurs en vertu des principes généraux du droit international ou des conventions particulières relatives aux droits de l’homme, constitue une discrimination, au sens de l’article 1 de la Convention. Cette discrimination ne se limite pas aux actes commis par les gouvernements ou en leur nom. Ainsi, aux termes de l’article 2 e) de la Convention, les États parties s’engagent à prendre toutes mesures appropriées pour éliminer la discrimination pratiquée à l’égard des femmes par une personne, une organisation ou une entreprise quelconque. Cela étant posé, le Comité considère que les États peuvent aussi être tenus pour responsables d’actes commis par des particuliers s’ils ne prennent pas de mesures avec la diligence nécessaire pour empêcher la violation des droits ou pour enquêter sur les actes de violence et les réprimer et pour indemniser les victimes.

9.7Le Comité rappelle qu’en vertu de l’article 2 a) de la Convention, les États parties sont tenus d’assurer par voie de législation ou par d’autres moyens appropriés, l’application effective du principe d’égalité de l’homme et de la femme et, qu’en vertu des articles 2 f) et 5 a) de la Convention, ils ont l’obligation de prendre toutes les mesures appropriées pour modifier ou abroger toute loi ou disposition réglementaire, mais également toute coutume ou pratique qui constitue une discrimination à l’égard des femmes. Les États parties ont également l’obligation, conformément au paragraphe 1 de l’article 16, de prendre toutes les mesures appropriées pour éliminer la discrimination à l’égard des femmes dans toutes les questions découlant du mariage et dans les rapports familiaux. Le Comité souligne à cet égard que les stéréotypes portent atteinte au droit des femmes à un procès équitable et impartial et que l’appareil judiciaire doit se garder d’instaurer des normes rigides, uniquement sur la base d’idées préconçues quant à ce qui constitue la violence intrafamiliale. Dans la présente affaire, le Comité estime que lorsqu’elles ont décidé d’instituer un régime de visites non surveillées, les autorités de l’État ont appliqué des notions stéréotypées et donc discriminatoires, dans un contexte de violence intrafamiliale, ont failli à leur obligation d’exercer la vigilance requise et ne se sont donc pas acquittées des obligations qui leur incombent en vertu des articles 2 a), d), e) et f), 5 a) et 16 d) paragraphe 1 de la Convention.

9.8Le Comité constate que l’auteure de la communication a subi un dommage extrêmement grave et un préjudice irréparable à la suite de la perte de sa fille et des violations signalées. Par ailleurs, ses efforts pour obtenir une indemnisation se sont révélés infructueux. Le Comité conclut donc que l’absence de mesures de réparation constitue, de la part de l’État, une violation des obligations qui lui incombent en vertu de l’article 2 b) et c) de la Convention.

9.9Le Comité note que l’État partie a mis en place, pour lutter contre la violence intrafamiliale, un vaste programme qui comprend des mesures législatives et des actions de sensibilisation, d’éducation et de formation. Toutefois, pour que la femme victime de violence intrafamiliale bénéficie en pratique de la réalisation du principe de non-discrimination et d’égalité authentique, ainsi que de ses libertés et droits fondamentaux, il faut que la volonté politique qui s’exprime dans le modèle exposé ait l’appui d’agents de l’État respectant les obligations de diligence de l’État partie. Parmi ces obligations figure celle de déterminer s’il y a eu de la part des autorités publiques des lacunes, de la négligence ou des omissions pouvant avoir placé les victimes en situation de vulnérabilité. Le Comité considère qu’en l’espèce, cette obligation n’a pas été respectée.

10.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 3 de l’article 7 du Protocole facultatif relatif à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes et compte tenu de toutes les considérations susmentionnées, constate que l’État partie a porté atteinte aux droits que l’auteure et sa fille tenaient des articles 2 a), b), c), d), e) et f), 5 a) et du paragraphe 1 d) de l’article 16 de la Convention lus conjointement avec l’article 1 de la Convention et la recommandation générale no 19 du Comité.

11.Le Comité adresse les recommandations suivantes à l’État partie :

a)En ce qui concerne l’auteure de la communication :

i)Accorder à l’auteure une réparation adéquate et une indemnisation complète et proportionnelle à la gravité de la violation de ses droits;

ii)Procéder à une enquête exhaustive et impartiale afin de déterminer l’existence de défaillances dans les structures et pratiques de l’État ayant entraîné l’absence de protection de l’auteure et de sa fille;

b)De manière générale :

i)Prendre des mesures adéquates et effectives pour que les antécédents de violence intrafamiliale soient pris en considération lorsque les droits de garde et de visite relatifs aux enfants sont établis, et que l’exercice des droits de visite et de garde ne mette pas en péril la sécurité des victimes de la violence, dont des enfants. L’intérêt supérieur de l’enfant et son droit à être entendu doivent l’emporter dans toutes les décisions prises en la matière;

ii)Renforcer l’application du cadre juridique afin de s’assurer que les autorités compétentes font preuve de la diligence voulue pour répondre de manière adéquate aux situations de violence intrafamiliale;

iii)Dispenser aux magistrats et au personnel administratif compétent une formation obligatoire sur l’application du cadre juridique en matière de lutte contre la violence intrafamiliale, y compris sur la définition de cette violence et les stéréotypes sexistes, ainsi que la formation nécessaire portant sur la Convention, le Protocole facultatif et les recommandations générales du Comité, en particulier la recommandation générale no 19.

12.Conformément au paragraphe 4 de l’article 7 du Protocole facultatif, l’État partie tiendra dûment compte des constatations et recommandations du Comité et lui soumettra, dans un délai de six mois, une réponse écrite l’informant notamment de toute mesure prise pour donner effet aux présentes constatations et recommandations. L’État partie est également invité à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement afin de toucher tous les secteurs concernés de la société.