Nations Unies

CAT/C/63/D/488/2012

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

11 septembre 2018

Original : français

Comité contre la torture

Décision du Comité contre la torture au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no488/2012 * , **

Communication p résentée par :

L. M. (représenté par deux conseils, Johanne Doyon et Philippe Larochelle)

Au nom de :

Le requérant

État partie :

Canada

Date de la requête :

10 janvier 2012 (date de la lettre initiale)

Date de la présente décision :

11 mai 2018

Objet :

Expulsion vers le Rwanda

Questions de procédure :

Non-étaiement de la requête ; incompatibilité ratione materiae

Question de fond :

Risque de torture

Articles de la Convention :

3 et 22

Le requérant est M. L. M., de nationalité rwandaise. Sa demande d’asile a été rejetée par le Canada et, au moment du dépôt de la communication, il risquait un renvoi forcé vers le Rwanda. Il a fait valoir qu’en l’expulsant vers le Rwanda, le Canada violerait l’article 3 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Le requérant est représenté par deux conseils.

Le 11 et 12 janvier 2012, en application du paragraphe 1 de l’article 114 de son Règlement intérieur, le Comité contre la torture a invité l’État partie à ne pas expulser le requérant vers le Rwanda. Le 23 janvier 2012, l’un des conseils du requérant a informé le Comité que l’État partie avait renvoyé le requérant au Rwanda en dépit de la demande de mesures provisoires du Comité.

Rappel des faits présentés par le requérant

2.1Le requérant est marié à une citoyenne canadienne et père de cinq enfants, tous citoyens canadiens. Au moment de la soumission de sa requête, il vivait au Canada depuis presque 19 ans. Il a fui le Rwanda avec sa famille en décembre 1992 et a trouvé un refuge temporaire en Espagne. Le requérant a été reconnu en tant que réfugié au sens de la Convention relative au statut des réfugiés de 1951 et a présenté une demande de résidence à ce titre auprès de l’ambassade du Canada à Madrid en mars 1993. Il a obtenu son visa de résidence permanente et est arrivé au Canada en août 1993.

2.2En 1995, un rapport a été remis au Ministre de la citoyenneté et de l’immigration du Canada, en application de l’article 27 de l’ancienne loi sur l’immigration, demandant l’inadmissibilité du requérant au Canada. Ce rapport a été soumis pour enquête à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. Le 11 juillet 1996, la Commission a décidé d’expulser le requérant, du fait qu’il n’était pas admissible au Canada, le Ministre ayant soutenuqu’il était coupable d’incitation au meurtre, à la haine et au génocide et de crimes contre l’humanité et avait fourni de fausses indications sur un fait important au Rwanda. Le 6novembre 1998, la Section d’appel de la Commission a rejeté l’appel du requérant.

2.3Le requérant a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel auprès de la Cour fédérale. Le 10 mai 2001, celle-ci a rejeté la demande de contrôle judiciaire concernant les allégations d’incitation au meurtre, à la haine et au génocide, mais a accédé à celle concernant l’allégation de crimes contre l’humanité et de fausses indications sur un fait important. Le requérant a interjeté appel devant la Cour d’appel fédérale. Le 8 septembre 2003, la Cour d’appel fédérale a accédé à la demande de contrôle judiciaire concernant la totalité des allégations, annulant de ce fait les mesures d’expulsion contre le requérant. Le 28 juin 2005, la Cour suprême du Canada a infirmé la décision de la Cour d’appel au motif que cette dernière avait fait une révision générale du cas au lieu de s’en tenir à la demande de contrôle judiciaire.

2.4Saisi par l’Agence des services frontaliers du Canada, le délégué du Ministre de la citoyenneté et de l’immigration a conclu, le 24 novembre 2011, que le requérant ne devrait pas être présent au Canada en raison de la nature et de la gravité de ses actes passés,au titre du paragraphe 2) b) de l’article 115 de la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Le 22 décembre, le requérant a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judicaire auprès de la Cour fédérale contre la décision du délégué du Ministre.

2.5Le 29 décembre 2011, l’Agence des services frontaliers du Canada a confirmé le renvoi du requérant et en a fixé la date au 12 janvier 2012. Le requérant a demandé à l’Agence de reporter le renvoi et lui accorder un délai raisonnable pour chercher à se faire admettre régulièrement dans un autre pays. Le 4 janvier 2012, il a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire auprès de la Cour fédérale contre la décision de l’Agence. Sans réponse de l’Agence, il a demandé le même jour à la Cour fédérale de surseoir à son renvoi jusqu’à ce qu’une décision finale soit rendue par la Cour quant aux demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire présentées contre les décisions du délégué du Ministre et de l’Agence.

2.6Le 11 janvier 2012, la Cour fédérale a rejeté sa requête. Aucun appel ne pouvant être soumis à la Cour d’appel fédérale contre l’exécution du renvoi, tous les recours internes ont dès lors été épuisés.

Teneur de la plainte

3.1Le requérant invoque la violation par l’État partie de l’article 3 de la Convention contre la torture pour son renvoi vers le Rwanda, où il encourait un risque réel, personnel et prévisible d’être soumis à la torture car il était considéré comme un opposant politique du Gouvernement rwandais et comme un ennemi de l’État rwandais.

3.2Le requérant a soumis une large documentation, notamment une lettre du 9 janvier 2012 de T, ancien Premier Ministre du Gouvernement d’union nationale après le génocide, attestant que le renvoyer au Rwanda équivaudrai à le condamner à mort dans la mesure où il est impossible pour quiconque niant le génocide d’être jugé de manière impartiale au Rwanda. Dans un affidavit du 3 janvier 2012, Me M., avocate de la défense devant le Tribunal international chargé de juger les personnes accusées d’actes de génocide ou d’autres violations graves du droit international humanitaire commis sur le territoire du Rwanda et les citoyens rwandais accusés de tels actes ou violations commis sur le territoire d’États voisins entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994, a considéré qu’il ne faisait pas de doute qu’une personnalité publique telle que le requérant ferait face à un risque de torture et de traitements cruels, inhumains ou dégradants au Rwanda, et que personne n’oserait l’y défendre par peur de représailles. Dans une lettre du 3 janvier 2012, Me P., également impliqué dans les travaux du Tribunal, a affirmé que, compte tenu du climat actuel au Rwanda et en tant que réfugié du Rwanda et opposant politique, renvoyer le requérant constituerait une violation grave de ses droits fondamentaux.

3.3Le requérant fait référence à la décision du délégué du Ministre du 24 novembre 2011 dans laquelle ce dernier admettait que le requérant était recherché par les autorités rwandaises. Selon le requérant, cela démontre qu’il serait certainement arrêté en cas de renvoi vers le Rwanda.

3.4Le requérant soutient que les décisions des juridictions internes menant à son renvoi ont été entachées d’arbitraire. Il critique notamment le fait que le délégué du Ministre se soit fondé sur les assurances diplomatiques du Rwanda, sans prendre en considération le fait que de telles assurances avaient également été données au Tribunal pénal international pour le Rwanda et à divers pays, mais ont été jugées non fiables par ces derniers et rejetées. Par conséquent, avant de conclure qu’il ne détenait pas de preuve que de telles assurances n’avaient pas été respectées par le passé, le délégué aurait dû examiner les preuves contenues dans des rapports d’organisations non gouvernementales (ONG).

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Le 28 février 2012, l’État partie a soutenu qu’il ne renvoyait pas le requérant vers un endroit où il risquait la torture. L’État partie prend au sérieux ses obligations internationales au titre de la Convention contre la torture et a agi de bonne foi en considérant s’il était approprié de se conformer à la demande de mesures provisoires du Comité. Cependant, après un examen approfondi du dossier, il a conclu que le requérant n’avait pas établi un risque sérieux de torture au Rwanda. L’État partie verse une copie des assurances diplomatiques obtenues du Rwanda datées du 27 mars et 24 décembre 2009. Il note également que la demande de mesures provisoires fondée sur le Règlement intérieur du Comité n’a pas de force contraignante.

4.2Le 26 juillet 2012, l’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité et le fond de la requête. Il considère la requête irrecevable car incompatible avec les dispositions de la Convention et non étayée. Sur le fond, il conteste la violation de l’article 3 de la Convention.

4.3L’État partie précise que le 22 novembre 1992, alors qu’il était Vice-Président du Mouvement républicain national pour le développement et la démocratie dans la préfecture de Gisenyi, le requérant a prononcé un discours appelant à l’extermination des membres de l’ethnie tutsie. Quelques mois avant ce discours, des Tutsis avaient été massacrés à Gisenyi. À la suite de ce discours, les autorités rwandaises ont lancé un mandat d’arrêt contre lui. Il a peu après fui le pays avec sa famille pour se réfugier en Espagne. En 1993, l’ambassade du Canada à Madrid lui a octroyé le statut de réfugié.

4.4Le 13 janvier 1995, un nouveau mandat d’amener fut émis par le parquet rwandais, modifiant le mandat initial. Le requérant était ainsi recherché pour avoir planifié le génocide en incitant les adeptes du Mouvement républicain national pour le développement et la démocratie et la population hutue à tuer les Tutsis et à jeter leurs corps dans la rivière Nyabarongo.

4.5L’État partie rappelle les procédures internes relatives au renvoi du requérant. Il se réfère à la décision du délégué du Ministre du 24 novembre 2011, selon laquelle le requérant ne devrait pas être autorisé à demeurer au Canada en raison de la nature et de la gravité de ses actes passés, et qu’il ne risquerait pas la torture en cas de renvoi au Rwanda. L’État partie note qu’en prenant cette décision, le délégué du Ministre s’est appuyé sur la situation des droits humains au Rwanda et des progrès continus du Gouvernement. Quant au risque de persécution, le délégué a souligné qu’il n’existait pas de possibilité raisonnable que le requérant soit persécuté au Rwanda aux motifs que : 1) les autorités rwandaises se préoccupaient des individus qui menacent des personnes soupçonnées d’avoir participé au génocide et les poursuivaient activement ; 2) le requérant ne pourrait pas être condamné à une peine plus sévère que l’emprisonnement à perpétuité, la peine de mort ayant été abolie en 2007, et le Gouvernement rwandais s’était engagé à ne pas condamner le requérant à l’emprisonnement à perpétuité ; 3) le Gouvernement rwandais s’était engagé à le détenir dans une prison conforme aux normes internationales, les conditions carcérales s’étant améliorées et le Comité international de la Croix Rouge (CICR) surveillant 74 000 détenus afin de s’assurer de leurs conditions de détention adéquates ; 4) le profil important du requérant faisait l’objet d’une intense médiatisation ; et 5) il n’y avait pas de considérations humanitaires permettant de conclure que son renvoi causerait des difficultés inhabituelles et injustifiées. Le délégué a également souligné que le requérant n’avait jamais éprouvé de remords quant à ses paroles et continuait à nier le génocide au Rwanda.

4.6L’État partie souligne que le requérant a eu amplement l’opportunité de faire valoir ses arguments devant le délégué du Ministre. Le délégué a attentivement considéré toutes les représentations et les preuves concernant le risque de torture et la situation des droits humains au Rwanda. Toutefois, après une analyse approfondie et nuancée de cette documentation, le délégué a constaté qu’elle ne reflétait pas la situation actuelle au Rwanda et ne pouvait donc avoir qu’une faible valeur probante, la situation actuelle ayant beaucoup changé selon des rapports crédibles et objectifs.

4.7Malgré l’absence de risque, le délégué a également fait état des assurances diplomatiques claires et précises que le Canada avait obtenues, par précaution, des autorités rwandaises au sujet du traitement du requérant au Rwanda. Le Rwanda a notamment assuré l’État partie que le requérant serait traité en conformité avec la Convention et serait détenu aux pénitenciers de Kigali et de Mpanga, lesquels sont, selon les observateurs internationaux, conformes aux normes internationales.

4.8L’État partie précise que le 11 janvier 2012, la Cour fédérale du Canada a rejeté la demande du requérant de sursoir à l’exécution de son renvoi pendant l’examen de sa demande relative au contrôle judiciaire de l’opinion du délégué du Ministre. La Cour a considéré que la décision du délégué ne s’appuyait pas uniquement sur les assurances diplomatiques du Rwanda, mais également sur l’appréciation de l’ensemble des preuves du dossier. La Cour a considéré que le délégué avait pris en compte les assurances diplomatiques, bien que les ONG considéraient que l’on ne pouvait y donner foi, mais avait conclu que le Gouvernement rwandais avait fait des efforts importants pour surmonter l’état de chaos qui avait prévalu après la tragédie qu’avait connue le pays, et que le délégué n’avait pas de preuve que de telles assurances offertes par le Rwanda par le passé n’avaient pas été respectées. La Cour a conclu que le requérant n’avait pas démontré que le délégué avait ignoré des éléments de preuve pendant la procédure.

4.9Concernant la requête en sursis du 4 janvier 2012, l’État partie note que les arguments du requérant sont essentiellement ceux développés dans sa requête devant le Comité. Les allégations de risque de torture au Rwanda présentées devant le Comité ont donc été, après une analyse minutieuse, rejetées par les autorités canadiennes compétentes.

4.10Le 12 janvier 2012, le requérant a obtenu une injonction interlocutoire de la Cour supérieure du Québec, enjoignant à l’État partie de sursoir à son renvoi jusqu’au 20 janvier. Or, le 23 janvier, la Cour supérieure du Québec a accédé à la requête des autorités de rejeter l’injonction interlocutoire. Le 23 janvier, le requérant a déposé une autre demande d’injonction interlocutoire devant la Cour fédérale du Canada qui a été rejetée le jour-même. Le 23 janvier, le requérant a été renvoyé au Rwanda. Le 3 avril, la Cour d’appel fédérale du Canada a rejeté la demande d’autorisation de contrôle judicaire de la décision du délégué du Ministre, confirmant ainsi la décision de la Cour fédérale du Canada du 11 janvier.

4.11Le requérant est arrivé au Rwanda en janvier 2012. Selon certains articles parus dans les médias, il a été arrêté à son arrivée et détenu à la prison de Kigali. Or, son arrestation et sa détention ne constituent pas en soi des actes de torture et sont insuffisantes, à elles seules, pour établir une violation de l’article 3 de la Convention. Par ailleurs, au moment de la soumission des observations de l’État partie au Comité, le requérant avait déjà rencontré ses avocats et contacté des membres de sa famille au Canada ; il avait comparu devant la Cour plus d’une fois, et avait obtenu un délai de deux mois pour préparer sa défense. En mars 2012, il a prié la Cour de tenir son procès en français, alléguant entre autres que cela bénéficierait à ses avocats canadiens, demande qui n’a toutefois pas été accordée. En mai 2012, il a demandé l’ajournement de son procès, prétextant des problèmes de santé. L’État partie estime que du fait du profil très médiatisé du requérant, les autorités rwandaises porteront une attention particulière au respect de ses droits et que s’il devait souffrir d’un manquement quelconque à ceux-ci, cela serait sans tarder dans le domaine public.

4.12L’État partie considère que la présente requête ne révèle aucune prétention ou preuve nouvelle susceptible d’étayer la conclusion que le requérant serait exposé à un risque réel et personnel de torture advenant son renvoi. De plus, il n’est pas établi que les décisions des autorités canadiennes ont souffert d’un vice quelconque. Ainsi, l’État partie invite le Comité à réévaluer les conclusions des autorités canadiennes et à vérifier si ces décisions ont souffert d’un vice quelconque.

4.13En ce qui concerne la question de la recevabilité, l’État partie estime la requête partiellement incompatible avec la Convention dans la mesure où le requérant allègue des violations du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et de la Convention relative au statut des réfugiés. En outre, les risques allégués, tels que les insuffisances de l’appareil judiciaire rwandais, l’absence de protection pour les témoins, le manque d’indépendance judiciaire et les conditions carcérales, si elles reflétaient la situation véritable au Rwanda, ce qui est nié, ne constituent pas des actes de torture, tout comme une simple arrestation ou détention ne constitue pas en soi un acte de torture au sens de la Convention.

4.14Quant aux allégations qu’il serait exposé à un risque de torture au Rwanda au sens de l’article premier de la Convention, le requérant s’attarde à la situation générale qui semble prévaloir au Rwanda ainsi qu’aux cas particuliers ayant eu lieu dans le passé qui, selon lui, constituent des cas de torture. Or, selon les constatations du Comité, la démonstration de violations des droits de l’homme ne suffit pas en soi à constituer un motif suffisant pour établir un risque de torture. Contrairement aux affirmations du requérant, la torture n’est pas endémique au Rwanda et il n’a pas démontré l’existence de motifs sérieux de croire qu’il courait un risque réel, personnel et prévisible de torture au Rwanda. L’État partie considère par conséquent que le requérant a failli à étayer ses allégations. Dans la mesure où il allègue un risque de traitements et de peines cruels et inusités, l’obligation de non-refoulement à l’article 3 de la Convention ne saurait s’appliquer dans le cas d’espèce.

4.15Si toutefois le Comité déclarait la requête recevable, l’État partie considère qu’elle devrait être rejetée sur le fond. Le délégué du Ministre a entrepris une analyse exhaustive et détaillée des risques encourus par le requérant en cas de renvoi. Outre les observations et les éléments de preuve soumis par le requérant, le délégué a examiné les rapports récents faisant état de la situation au Rwanda. L’État partie fait valoir que la documentation fournie par le requérant à l’appui de ses allégations ne s’attache pas à la situation actuelle au Rwanda, qui s’est considérablement améliorée. Il ne montre pas comment ces documents sont pertinents pour démontrer le risque personnel.

4.16Dans sa lettre du 9 janvier 2012, T traite notamment du droit à une audition impartiale, de la protection des témoins de la défense, des restrictions à la liberté d’expression et de la pratique de la torture du Rwanda. Il ne précise toutefois pas les raisons pour lesquelles le requérant courait le risque personnel d’être torturé. Aucun lien n’est établi entre la situation générale au Rwanda et le cas spécifique du requérant.

4.17L’affidavit de Me M. du 3 janvier 2012 se réfère à des récits de témoins datant des années 2004 à 2009 qui ne reflètent pas la situation actuelle au Rwanda. Même si ces informations étaient véridiques, l’affidavit ne contient aucune preuve susceptible d’établir que le requérant risque personnellement la torture au Rwanda. Les prétendues défaillances du système judicaire rwandais, pour ce qui est de garantir une audition impartiale et la présentation d’une défense efficace, ce qui inclut la comparution de témoins à décharge, ne constituent pas des actes de torture aux fins de l’article 3 de la Convention. En outre, de telles allégations ont été rejetées par le Tribunal pénal international pour le Rwanda dans ses décisions récentes. Ainsi, dans le dossier de Bernard Munyagishari, la défense prétendait, en s’appuyant sur des rapports d’ONG, que les avocats assurant la défense dans des dossiers délicats avaient raison de craindre pour leur sécurité. Le Tribunal a fait remarquer que ces rapports avaient été publiés avant que la décision dans l’affaire Uwinkindi n’ait été rendue et avant que le Code pénal rwandais ne soit modifié par voie législative. Selon le Tribunal, des améliorations ont depuis été introduites, la loi organique no 11/2007 du 16 mars 2007 relative au renvoi d’affaires à la République du Rwanda par le Tribunal pénal international pour le Rwanda et par d’autres États assurant une protection adéquate aux avocats de la défense.

4.18Dans sa lettre, Me P. fait référence aux dossiers des personnes traduites en justice au Rwanda pour montrer que le requérant n’aurait pas droit à une audition juste et équitable. Comme mentionné précédemment, cette question n’entre pas dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention.

4.19L’État partie réitère par conséquent que le délégué du Ministre a évalué tous les éléments de preuve soumis et qu’il était autorisé à accorder plus de poids à certains éléments de preuves qu’à d’autres. Il n’en ressort aucun arbitraire. L’État partie aboutit par conséquent au même constat que ses juridictions internes.

4.20En ce qui concerne la situation des droits de l’homme au Rwanda, plusieurs décisions, notamment celles de la Cour européenne des droits de l’homme et du Tribunal pénal international pour le Rwanda, attestent d’améliorations dans ce domaine et dans l’appareil judiciaire. Les allégations du requérant n’ont pas été acceptées par la Cour européenne ou le Tribunal et ne reflètent pas la situation actuelle au Rwanda. L’État partie s’appuie notamment sur la jurisprudence dans l’affaire Ahorugeze, dans laquelle la Cour européenne des droits de l’homme a conclu que rien ne démontrait une situation générale de persécution ou de mauvais traitement au Rwanda et que les prisons de Kigali et Mpanga correspondaient aux normes internationales. Cette conclusion était partagée par le Tribunal. La jurisprudence du Tribunal témoigne également de l’évolution de la situation des droits humains au Rwanda. Ainsi, dans l’affaire Uwinkindi, la Chambre du Tribunal saisie de la demande de renvoi a reconnu que les questions qui avaient préoccupé les Chambres par le passé et avaient mené aux refus précédents de transferts vers le Rwanda, comme les conditions carcérales dans les prisons du Rwanda et le manque de protection pour les témoins, avaient été réglées dans une mesure satisfaisante. Cette décision a été confirmée par la Cour d’appel du Tribunal le 16 décembre 2011.

4.21L’État partie se réfère également aux observations du Comité concernant le Rwanda, dans lesquelles il a reconnu les progrès accomplis en vue de rendre justice aux victimes du génocide et de bâtir un État fondé sur la primauté du droit. Les conclusions du Comité, bien qu’elles fassent encore état d’un certain nombre de violations de droits de l’homme au Rwanda et de conditions carcérales difficiles, n’établissent pas que la torture y soit endémique.

4.22Malgré l’absence de risque pour le requérant, l’État partie a, par mesure de précaution supplémentaire, obtenu des assurances diplomatiques, claires et précises du Rwanda les 27 mars et 24 décembre 2009. Les autorités rwandaises ont tout intérêt à respecter leurs assurances diplomatiques et à assurer la sécurité du requérant, compte tenu de leur engagement et de l’importance que le Rwanda accorde au maintien de bonnes relations diplomatiques avec le Canada et, entre autres, la Cour européenne des droits de l’homme et le Tribunal pénal international pour le Rwanda, lesquels, eux aussi, ont donné foi et effet aux assurances passées fournies par le Rwanda. Un manque de respect de ces assurances pourrait sérieusement miner à l’avenir la capacité du Rwanda de recevoir et de traduire en justice les personnes accusées d’actes criminels sur son territoire. Bien que l’État partie n’ait pas mis en place un mécanisme de surveillance précis pour le requérant, il note que le CICR surveille les conditions carcérales des personnes transférées au Rwanda, y compris à la prison de Mpanga. En outre, vue la notoriété du requérant et l’intense médiatisation de son cas, sa situation sera surveillée de près et les autorités porteront une attention particulière au respect de ses droits, comme l’a conclu le délégué du Ministre.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

5.1Le 1er novembre 2012, le requérant a soumis des commentaires aux observations de l’État partie et précise qu’il a été renvoyé au Rwanda malgré les mesures provisoires du Comité. Le lendemain de son arrivée, il a été détenu à la prison de la ville de Kigali. Le 2 février, il a comparu devant la Haute Cour du Rwanda où il a été informé des chefs d’accusation contre lui, notamment d’incitation au meurtre, à la haine et au génocide et de planification du génocide.

5.2Le requérant précise qu’il ne demande pas au Comité de substituer ses propres conclusions à celles des autorités canadiennes. Il tente de démontrer que les risques de persécution, de torture et de mauvais traitements qu’il encourt ont été délibérément niés. Il rappelle que le Comité n’est pas lié par les constatations des autorités canadiennes et qu’il est, au contraire, « habilité, en vertu du paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, à apprécier librement les faits en se fondant sur l’ensemble des circonstances de chaque affaire ».

5.3En ce qui concerne sa situation au Rwanda, le requérant note que les risques de torture ne sont passeulement dus à son arrestation et à sa détention mais également à sa catégorisation d’opposant politique et d’ennemi de l’État et au traitement réservé par l’État à cette catégorie d’individus. L’auteur d’une communication n’est pas obligé d’avoir déjà subi des actes de torture pour être personnellement à risque, sinon l’objectif de la Convention et du Comité de prévenir les actes de torture ne pourrait jamais être atteint.

5.4Le requérant considère que ses circonstances personnelles font qu’il court toujours un risque réel, personnel et prévisible d’être torturé au Rwanda. Concernant la démonstration du risque, le Comité a noté qu’il n’était pas nécessaire de montrer que le risque couru était hautement probable. Le fait que le requérant soit vu comme un opposant politique et que son cas ait été médiatisé augmente le risque qu’il subisse des actes de torture psychologique et physique.

5.5L’argument selon lequel l’information présentée dans les affidavits des déclarants est désuète est sans fondement. Le requérant présent des faits survenus jusqu’à la fin de l’année 2011, ce qui est pertinent à l’analyse du Comité étant donné que la décision du délégué du Ministre a été prise en novembre 2011 et que le renvoi du requérant a eu lieu le 23 janvier 2012. T précise bien dans sa lettre du 9 janvier 2012 que le requérant est considéré comme un opposant politique et un ennemi de l’État, ce qui lui fait risquer personnellement la torture et les traitements cruels, inhumains et dégradants, étant donnée la politique d’élimination de l’opposition du Gouvernement rwandais en place.

5.6Me M. présente les faits dont elle a non seulement une connaissance personnelle mais qui sont soutenus par des documents judiciaires et des publications. Elle établit les contextes judiciaire et carcéral auxquels le requérant sera exposé et elle fait le lien avec la perception du requérant par le Gouvernement rwandais. En tant qu’avocate auprès du Tribunal pénal international pour le Rwanda, ses observations sont désintéressées et véridiques. Ses commentaires sont le fruit de cinq années d’observation constante sur le terrain décrivant une situation et des pratiques bien ancrées qui, considérant les récents rapports sur le Rwanda des organisations des droits de l’homme, permettent de considérer raisonnablement que la situation est toujours d’actualité.

5.7Me P. fait référence aux cas d’opposants politiques du parti du Front patriotique rwandais accusés d’être mêlés au génocide dans le but de démontrer la violation de leurs droits fondamentaux par le Rwanda et d’illustrer ainsi le risque personnel du requérant en tant qu’opposant politique.

5.8Le requérant considère que cette documentation met en lumière les failles du système judiciaire et carcéral au Rwanda. Or, empêcher intentionnellement un individu d’avoir recours à une défense pleine et entière est susceptible de lui infliger des souffrances psychologiques qui peuvent être constitutives de torture. En outre, les améliorations auxquelles l’État partie fait référence constituent uniquement des mesures législatives.

5.9Les décisions cités par l’État partie accordant l’extradition vers le Rwanda d’accusés en lien avec le génocide ne peuvent lier le Comité et ne peuvent avoir de force probante puisque l’évaluation du risque est propre à chaque cas. Il faut donc séparer ces cas du cas du requérant. De plus, la plupart sont analysés dans le cadre du mécanisme de la loi relative au renvoi d’affaires et de garanties non applicables au requérant. Dans l’affaire Ahorugeze, la décision de la Cour européenne des droits de l’homme d’accorder l’extradition fut essentiellement basée sur une analyse des risques dans le cadre du mécanisme de suivi établi par cetteloi, lequel ne s’applique pas au requérant. Les améliorations constatées quant à l’état de droit ont été basées essentiellement sur les amendements législatifs et sont donc purement théoriques.

5.10Dans l’affaire Uwinkindi, le Tribunal pénal international pour le Rwanda n’a fait qu’établir l’absence de risque et l’amélioration des conditions carcérales dans le cadre de la loi relative au renvoi d’affaires et n’a pas vraiment évalué la situation réelle in situ en dehors du mécanisme prévu par cette loi. Dans le cas du requérant, aucun mécanisme de suivi ne garantit des conditions de détention adéquates.

5.11Dans ses observations finales sur le Rwanda, le Comité a exprimé sa préoccupation quant aux risques de torture existants, en particulier s’agissant des prisonniers politiques et des conditions carcérales. Le requérant se réfère à des rapports d’ONG qui notent l’augmentation du nombre de détentions illégales durant lesquelles des actes de torture et d’autres formes de mauvais traitements ont été perpétrés.

5.12Le requérant ne considère pas que des assurances diplomatiques puissent être dignes de foi. De fait, elles n’ont pas été respectées au niveau de la garantie à un procès équitable, à une défense effective et au respect des normes internationales des conditions de détention du requérant. Avant son renvoi, le Rwanda n’a eu à prendre aucun engagement diplomatique dans ce contexte particulier, car les tribunaux nationaux des États où se trouvaient des réfugiés rwandais accusés d’avoir participé au génocide refusaient catégoriquement l’extradition, ayant de sérieuses raisons de craindre le recours à la torture. Il était donc impossible pour l’État partie d’évaluer correctement la propension du Rwanda à respecter ses engagements, étant donné l’absence de documentation à ce sujet. D’autre part, le Canada a admis qu’il n’avait pas instauré un mécanisme de suivi précis pour le requérant afin d’assurer le respect des assurances diplomatiques. Le Comité a déjà considéré insuffisants des engagements de nature générale et sans mécanisme de suivi.

5.13L’État partie considère à tort que la surveillance par le CICR des conditions carcérales des personnes transférées au Rwanda compense l’absence de mécanisme de suivi par le Canada. Selon les règles procédurales du CICR, les visites sont confidentielles et les observations sont uniquement communiquées aux autorités concernées. Il n’y a donc aucun moyen de savoir si le CICR a visité un prisonnier en particulier ou s’il a y eu un suivi de ses conditions de détention. Le CICR n’a qu’un pouvoir se surveillance et de recommandation, ce qui ne constitue pas un mécanisme efficace de redressement des cas de torture.

5.14S’agissant des mesures provisoires, le défaut de coopération de l’État partie et la non-acceptation de la demande de mesures provisoires du Comité constituent une violation de l’article 22 de la Convention.

5.15Le traitement subi par le requérant depuis son retour au Rwanda est en violation des assurances diplomatiques, étant donné que plusieurs détenus de la même prison que lui ont été torturés dans des centres illégaux avant d’être remis aux instances judiciaires, et que lui-même a reçu des menaces de mort et a été humilié par un agent des services secrets dans la prison qui lui a dit « sais-tu que je peux te fusiller » lorsqu’il voulait se plaindre de la situation carcérale. Le requérant craint constamment d’être assassiné, vues sa notoriété publique et l’attitude que les prisonniers et les autorités publiques ont envers lui. En outre, étant en détention provisoire et n’étant plus sous le contrôle de la police, il craint d’être emmené par les services secrets dans un centre illégal pour y être torturé afin de lui extorquer des aveux. Il se plaint également de l’irrégularité avec laquelle est octroyé son droit de communiquer avec sa famille. Il mentionne la nourriture insuffisante qu’il reçoit et qui a conduit à une détérioration de son état de santé. Il note des irrégularités dans la procédure judiciaire menée contre lui. Enfin, il allègue ne pas avoir accès à un lieu de culte, en violation de son droit à pratiquer sa religion.

5.16Le 4 février 2013, le requérant a joint une lettre de Me R., son avocat rwandais, qui allègue une violation de son droit à un procès équitable au Rwanda.

5.17Le 1er mai 2013, le requérant a ajouté que sa demande d’aide juridique était restée sans réponse, malgré les assurances diplomatiques du Rwanda.

5.18Les 1er et 19 novembre 2013, le requérant a fourni des éléments supplémentaires sur la privation de son accès aux soins de santé appropriés pour ses troubles psychosomatiques et à la privation de son droit à un procès équitable.

Observations supplémentaires de l’État partie

6.1Le 22 octobre 2013, l’État partie a rappelé que le Comité devait vérifier s’il y avait des motifs sérieux de croire que le requérant risquait d’être personnellement soumis à la torture. L’obligation de non-refoulement inscrit à l’article 3 de la Convention ne s’appliquant pas à des allégations de traitements et peines cruels et inusités ou à des violations de droits non prévuspar la Convention, tels que le droit à la défense, il estime quela requête est en ce sens irrecevable ratione materiae. L’État partie n’assume pas l’obligation de veiller à ce que tous les droits garantis par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques soient respectés dans le pays de renvoi.

6.2L’État partie note que le requérant s’appuie sur des documents publiés après son renvoi et se plaint de traitements subis après le renvoi. Il rappelle que, conformément aux constatations du Comité, l’évaluation des risques de torture doit se faire à la lumière des renseignements dont les autorités de l’État partie avaient connaissance ou auraient dû avoir connaissance avant le renvoi, alors que les renseignements obtenus après le renvoi « ne sont pertinents que pour évaluer la connaissance, effective ou déductive, qu’avait l’État partie sur le risque de torture au moment de l’expulsion du requérant ». Il ne faut pas confondre l’évaluation des risques de torture précédant le renvoi avec les mauvais traitements que le requérant allègue avoir subi une fois livré aux autorités rwandaises. Le requérant ne présente au Comité aucun nouvel élément de preuve ayant rapport au traitement qu’il aurait reçu depuis son arrivée au Rwanda qui tendrait à établir que l’État partie avait une connaissance effective ou déductive du risque de torture au moment de son expulsion.

6.3L’État partie réitère que les instances nationales ont examiné en détail les risques que le requérant alléguait courir et qu’il n’appartient pas au Comité d’agir en tant que quatrième instance, à moins de démontrer l’arbitraire ou le déni de justice.

6.4Sur le fond, l’État partie réitère que les allégations du requérant ne sont pas constitutives d’une violation de l’article 3, puisque le risque de torture n’était pas avéré ou prévisible avant son renvoi et, qu’advenant son renvoi, les éléments soumis ne permettent pas de conclure à une violation de la prohibition de la torture au sens de l’article premier de la Convention. Les allégations de menaces de mort ou de craintes pour sa vie ne sont pas corroborées.

6.5L’État partie précise que le Rwanda lui avait assuré que le dossier du requérant serait considéré et traité comme un transfert aux fins de l’article 24 de la loi relative au renvoi d’affaires. Par conséquent, au moment du renvoi du requérant, l’État partie s’attendait à ce qu’il bénéficie des mêmes garanties et protections que celles prévues par cette loi pour les accusés transférés par le Tribunal pénal international pour le Rwanda. En outre, l’État partie a obtenu des assurances diplomatiques claires du Rwanda avant le renvoi, par mesure de précaution supplémentaire, et ce malgré les conclusions des autorités canadiennes quant à l’absence de risque de torture. Les commentaires du requérant ne présentent par ailleurs aucune preuve crédible susceptible de démontrer que le Rwanda a omis, dans l’intervalle, de respecter ses assurances diplomatiques.

Commentaires supplémentaires du requérant

7.1Le 16 mai 2016, le requérant a soumis ses commentaires aux observations de l’État partie du 28 février 2012. Il a soutenu que le procès avait débuté au Rwanda le 12 septembre 2012. Le 15 avril 2016, la Haute Cour du Rwanda l’a condamné à la réclusion à perpétuité pour incitation publique au génocide et persécution et enseignement de la haine basée sur l’ethnicité, et l’a acquitté des chefs d’accusation de complot et complicité de génocide.

7.2Le requérant conteste la décision du délégué du Ministre de le renvoyer au Rwanda aux motifs de l’écart des preuves du risque de torture, du manque de critères objectifs dans l’analyse du risque et du caractère émotionnel du renvoi. Il considère arbitraire la décision de le renvoyer au Rwanda et estime qu’elle a été prise sans tenir compte du risque de torture réel, personnel et prévisible qu’il y encourt, notamment au vu des violations systématiques, graves, flagrantes et massives des droits de l’homme. En choisissant d’évaluer le risque de torture selon un test de haute probabilité, l’État partie a contrevenu aux prescriptions du Comité selon lequel le risque doit s’évaluer selon un test de probabilité simple. Le requérant a ensuite soutenu que le risque de torture était prévisible par l’État partie, notamment au vu des détentions arbitraires et des abus dont sont victimes les prisonniers au Rwanda, du fait que la torture n’était pas punie par le Code pénal rwandais au moment du renvoi, ainsi que de la qualité d’opposant politique du requérant. L’État partie aurait dû le poursuivre au Canada dans le cadre de la loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre. Les assurances diplomatiques du Rwanda manquent de fiabilité, notamment du fait qu’elles sont dépourvues de mécanisme de suivi. Le requérant s’est plaint qu’aucun agent de l’État parti ne l’ait accompagné jusqu’à son lieu de détention, ne lui ait rendu visite ou n’ait assisté aux audiences, en violation des assurances diplomatiques. Il rajoute que le Comité a reproché à l’État partie le non-respect de mesures provisoires. Il estime qu’en le renvoyant, l’État parti a agi de mauvaise foi.

7.3Le requérant a soutenu, au vu des observations finales du Comité sur le Rwanda, que la situation des droits de l’homme y restait préoccupante. A l’exception de la Suède, qui avait donné son accord à une extradition en 2009, aucun pays n’a extradé vers le Rwanda de personnes soupçonnées d’avoir participé au génocide en raison de craintes relatives à l’équité des procès. Le requérant a ensuite réitéré ses allégations de violation de son droit à un procès équitable et s’est plaint du refus de la Haute Cour du Rwanda de traduire en anglais et en français l’acte d’accusation pour ses avocats, ce qui l’a empêché de se défendre convenablement. Il déplore l’absence d’aide juridictionnelle et le non-respect de prescriptions médicales et nutritionnelles, en violation des assurances diplomatiques.

Observations supplémentaires de l’État partie

8.1Le 19 octobre 2016, l’État partie a réitéré ses observations précédentes. Il ajoute que les commentaires du requérant du 16 mai 2016 ne contiennent aucune prétention ou preuve nouvelle susceptible d’étayer la conclusion qu’il était exposé à un risque réel et personnel de torture au Rwanda au moment du renvoi. Le requérant ne s’est pas déchargé du fardeau de prouver qu’il y avait des motifs sérieux de croire qu’il serait soumis à la torture.

8.2L’État partie maintient que la communication est irrecevable ratione materiae et faute d’étaiement des allégations de risque de torture au Rwanda. Il réitère que le délégué du Ministre a évalué le risque de torture sous la procédure prévue par la loi et en fonction des critères de la Convention, soit en examinant la situation générale des droits de la personne au Rwanda, qui s’est considérablement améliorée depuis 2004, et la situation personnelle du requérant. Cette analyse a été confirmée par les instances supérieures. Le fait que les autorités soient arrivées à une conclusion différente de celle du requérant ne rend pas leurs décisions déraisonnables. Malgré l’absence de risque de torture, l’État partie a obtenu, par précaution, des assurances diplomatiques que la Cour fédérale a jugées suffisantes pour écarter tout risque de torture. Il était raisonnable de se fier à ses assurances après un examen complet, approfondi et exhaustif des circonstances particulières du requérant et de la preuve documentaire, dans le cadre d’une procédure équitable, et compte tenu de l’engagement du Rwanda à les respecter et de l’importance que ce pays accorde au maintien de bonnes relations avec le Canada. Dans ses commentaires du 16 mai 2016, le requérant continue à faire valoir la simple éventualité d’un risque de torture, tandis que l’évaluation d’un tel risque se fait à partir des renseignements dont l’État partie avait connaissance ou aurait dû avoir connaissance. Or, le requérant n’a présenté aucune preuve concernant le traitement qu’il aurait reçu au Rwanda qui tendrait à établir que l’État partie avait une connaissance effective ou déductive du prétendu risque de torture au moment du renvoi. Ces commentaires du requérant ne modifient pas la détermination du risque faite par les autorités compétentes à l’époque pertinente.

8.3L’État partie estime que les prétentions du requérant ne sont pas étayées et sont pas pertinentes dans la mesure où : le délégué du Ministre a tenu compte dans sa décision de tous les éléments de preuve pertinents à l’évaluation du risque de torture ; le requérant n’a pas démontré l’existence d’un risque réel, personnel et prévisible de torture au Rwanda ; le requérant n’a pas démontré que ses prétentions de violation du droit à un procès équitable et à la défense impliquent des souffrances aiguës de nature suffisamment sérieuse pour constituer des actes de torture ; ses allégations de mauvais traitements depuis son arrivée au Rwanda ne sont pas constitutives d’actes de torture aux fins de la Convention ; et les assurances diplomatiques du Rwanda sont adéquates et fiables, elles ont été sujettes à un examen judicaire par la Cour fédérale et font l’objet de surveillance par le CICR. Quant à l’allégation du requérant qu’il aurait dû être jugé au Canada dans le cadre la loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, l’État partie la rejette comme dénuée d’explications et de preuve susceptibles de lier sa pertinence et de mener à la conclusion de violation de l’article 3 de la Convention.

8.4Le 11 avril 2018, l’État partie a informé qu’il ne déposerait pas d’observations supplémentaires.

Commentaires supplémentaires du requérant

9.1Le 27 avril 2017, le requérant a soumis des commentaires supplémentaires. Il a rappelé ses plaintes et réitéré qu’il avait présenté des preuves pour démontrer que son renvoi au Rwanda l’avait exposé à un risque réel et personnel de torture et que le Canada l’avait renvoyé bien qu’ayant connaissance de ces risques appuyés par une ample documentation. Le fait de solliciter les assurances diplomatiques constitue la reconnaissance implicite de l’État partie que le Rwanda pratique la torture. L’État parti a levé le moratoire sur les renvois vers le Rwanda le 23 juillet 2009, bien que le Front patriotique rwandais, soupçonné de graves crimes contre l’humanité, contrôle les tribunaux, la presse et la vie politique au Rwanda depuis 2004.

9.2Aujourd’hui détenu au Rwanda, le requérant affirme être victime de mauvais traitements, tels que la privation de nourriture, de sommeil et d’assistance médicale, ainsi que de mauvaises conditions de détention. Il soutient que les peines cruelles, inhumaines et dégradantes visées à l’article 16 de la Convention sont complémentaires à la notion de torture évoquée à l’article 3 de la Convention. Vu sa vulnérabilité en tant que détenu, il affirme être continuellement exposé aux risques de torture, dont des menaces de mort et des humiliations par des agents de services secrets, et aux violations de ses droits procéduraux, ce qui n’aurait pas été le cas s’il avait été jugé au Canada. Il déplore également des restrictions d’accès à ses conseils et à sa famille, ainsi que l’absence d’aide juridique.

Délibération du Comité

Examen de la recevabilité

10.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une requête, le Comité doit déterminer si la requête est recevable en vertu de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5 a) de l’article 22, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas actuellement en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

10.2Le Comité note que l’État partie a contesté la recevabilité de la requête pour non-étaiement et incompatibilité avec la Convention dans la mesure où le requérant allègue des violations du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et de la Convention relative au statut des réfugiés et, qu’en outre, les risques allégués ne constituent pas des actes de torture aux fins de la Convention.

10.3Bien que le Comité puisse examiner les allégations d’un requérant à la lumière d’autres instruments relatifs aux droits de l’homme, sa compétence consiste à contrôler le respect de la Convention par les États parties. Les prétentions du requérant relatives aux dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et à la Convention relative au statut des réfugiés sont donc irrecevables en vertu du paragraphe 1 de l’article 22 de la Convention.

10.4Le Comité estime que le requérant a suffisamment étayé la partie de sa requête relative au risque encouru au cas d’un renvoi forcé vers le Rwanda aux fins de la recevabilité.

10.5Le Comité en a conclu que la requête était recevable au titre de l’article 22 de la Convention et a procédé à son examen au fond.

Examen au fond

11.1Conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, le Comité a examiné la présente requête en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été soumises par les parties.

11.2En vertu de l’article 3 de la Convention, le Comité doit déterminer s’il existe des motifs sérieux de croire que le requérant risquait d’être soumis à la torture après son renvoi au Rwanda. Le Comité fait observer d’emblée que dans les cas où une personne a été expulsée alors que sa requête était examinée, le Comité évalue ce que l’État partie savait ou aurait dû savoir au moment de l’expulsion. Les informations obtenues après le renvoi ne sont pertinentes que pour évaluer la connaissance, effective ou déductive, qu’avait l’État partie sur le risque de torture au moment de l’expulsion du requérant.

11.3Afin de décider s’il existe des motifs sérieux de croire que le requérant risquait d’être soumis à la torture à son retour au Rwanda, le Comité doit, conformément au paragraphe 2 de l’article 3 de la Convention, tenir compte de tous les éléments pertinents, y compris l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives. Il s’agit toutefois de déterminer si l’intéressé risque personnellement d’être soumis à la torture dans le pays où il est renvoyé ; des preuves supplémentaires de ce risque personnel sont donc nécessaires. Dès lors, l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives dans le pays ne constitue pas en soi un motif suffisant pour établir que l’individu risque d’être soumis à la torture à son retour dans ce pays ; il doit exister des motifs supplémentaires portant à croire que l’intéressé courait personnellement un risque. À l’inverse, l’absence d’un ensemble de violations flagrantes et systématiques des droits de l’homme ne signifie pas qu’une personne ne puissepas être considérée comme risquant d’être soumise à la torture dans la situation qui est la sienne.

11.4Le Comité fait référence à son observation générale no4 (2017) sur l’application de l’article 3 dans le contexte de l’article 22 de la Convention contre la torture, dans lequel il a indiqué que l’existence d’un risque de torture devait être appréciée selon des éléments qui ne se limitaient pas à de simples supputations ou soupçons. Le Comité rappelle que bien qu’il ne soit pas nécessaire de montrer que le risque couru soit « hautement probable », la charge de la preuve incombe généralement au requérant, qui doit présenter des arguments défendables établissant qu’il court un risque « réel, actuel, personnel et prévisible ». Le Comité rappelle également qu’il accorde un poids considérable aux constatations de fait des organes de l’État partie intéressé, mais qu’il n’est pas lié par de telles constatations et est, au contraire, habilité, en vertu du paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, à apprécier librement les faits en se fondant sur l’ensemble des circonstances de chaque affaire.

11.5Le Comité note l’allégation du requérant qu’il est considéré comme un opposant politique au Gouvernement rwandais, rendant le risque de torture réel, et que les autorités canadiennes, y compris le délégué du Ministre, ont délibérément nié le risque de torture qu’il encourait au Rwanda et qu’elles se sont démesurément fiées à des assurances diplomatiques. Le Comité note également le contenu de la documentation fournie par le requérant, qui soutient courir le risque d’être torturé et que les droits à la défense pour les personnes accusées de génocide ne sont pas respectés. Le Comité note ensuite l’allégation que son cas médiatisé augmente le risque de torture. Le Comité note enfin que depuis son retour au Rwanda, le requérant allègue des violations de son droit à un procès équitable, des restrictions d’accès à ses conseils et à sa famille, des privations de nourriture, de sommeil et d’assistance médicale, de mauvaises conditions de détention et des intimidations par des agents de services secrets dans la prison.

11.6Le Comité note les arguments de l’État partie selon lesquels toutes les preuves soumises à ses autorités compétentes ont été considérées, notamment par le délégué du Ministre et la Cour fédérale, et qu’au moment de son renvoi, il a été considéré que le requérant ne courait pas de risque de torture ; et que malgré l’absence de ce risque, et par précaution, l’État partie a obtenu des garanties diplomatiques du Rwanda, notamment sur la prohibition d’un traitement contraire à la Convention. Le Comité note également l’argument que les allégations du requérant sont demeurées générales et qu’il n’a soumis aucun élément probant d’un risque réel et prévisible ; et qu’après son renvoi, il a allégué de violations qui ne constituent pas des actes de torture au titre de l’article premier de la Convention. Le Comité note enfin l’argument que la médiatisation du cas du requérant est une garantie supplémentaire contre les risquesque celui-ci allègue.

11.7À la lumière des informations mises à sa disposition, le Comité considère en l’espèce que l’État partie n’a pas violé ses obligations au titre de l’article 3 de la Convention. En effet, l’article 3 concerne le principe de non-refoulement qui, dans le cadre de la Convention, est limité aux traitements contraires à l’article premier de la Convention, et les éléments fournis par le requérant qui ont été analysés de manière exhaustive et détaillée par les autorités compétentes canadiennes n’apportent aucun élément permettant de conclure à un risque réel, personnel et prévisible de torture en cas de renvoi au Rwanda. Les documents fournis par le requérant pour étayer sa requête s’appuient majoritairement sur une supputation que le requérant, étant accusé de génocide et recherché par les autorités rwandaises, risquerait automatiquement la torture. Or, les informations mises à disposition du Comité ne font pas état d’allégations de torture advenant à la suite du renvoi (ou de l’extradition ou du transfert) vers le Rwanda de personnes allant être jugées pour des actes relatifs au génocide. En outre, bien que le traitement subi par le requérant après son renvoi ne saurait être un élément déterminant, comme précédemment mentionné, le Comité note que ses allégations soumises devant le Comité suite à son renvoi ne relèvent pas de l’article premier de la Convention et ne sont donc qu’un élément supplémentaire conduisant le Comité à conclure à l’absence de violation de l’article 3 de la Convention dans le cas d’espèce.

11.8Le Comité rappelle qu’en ratifiant la Convention et en acceptant de son plein gré la compétence du Comité au titre de l’article 22 de la Convention, l’État partie s’est engagé à coopérer de bonne foi avec le Comité en donnant pleinement effet à la procédure d’examen de plaintes émanant de particuliers qui y est prévue. Le Comité fait également observer que c’est la Convention elle-même, à l’article 18, qui lui donne compétence d’établir son Règlement intérieur, lequel, dès lors, est indissociable de la Convention tant qu’il ne lui est pas contraire. Le Comité rappelle également que les obligations de l’État partie comprennent le respect des règles adoptées par le Comité, qui sont indissociables de la Convention, y compris l’article 114 du Règlement intérieur, qui vise à donner un sens et une portée aux articles 3 et 22 de la Convention qui, autrement, n’offriraient aux demandeurs d’asile invoquant un risque sérieux de torture qu’une protection simplement relative sinon théorique. Dès lors, le Comité considère qu’en renvoyant le requérant vers le Rwanda malgré la demande des mesures provisoires du Comité, mettant ainsi le Comité devant le fait accompli, l’État partie a violé les obligations qui lui incombent en vertu de l’article 22 de la Convention.

12.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention, conclut que le renvoi du requérant au Rwanda par l’État partie ne constitue pas une violation de l’article 3 de la Convention. Néanmoins son renvoi au Rwanda le 23 janvier 2012, en dépit de la demande de mesures provisoires demandées par le Comité les 11 et 12 janvier, constitue en soi une violation des obligations de l’État partie au titre de l’article 22 de la Convention.

13.Conformément à l’article 118 5) de son Règlement intérieur, le Comité invite instamment l’État partie à prendre toutes les mesures pour s’assurer que des violations analogues de l’article 22 ne se reproduisent pas à l’avenir et que, dans tous les cas où le Comité a ordonné des mesures provisoires de protection, les décisions litigieuses ne soient pas exécutées par les autorités nationales.