Nations Unies

CAT/C/63/D/703/2015

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

20 juin 2018

Français

Original : anglais

Comité contre la torture

Décision du Comité contre la torture au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 703/2015 * , **

Communication présentée par :

I. U. K. et consorts (représentés par un conseil, Jytte Lindgård)

Au nom de :

I. U. K. et consorts

État partie :

Danemark

Date de la requête :

6 octobre 2015 (lettre initiale)

Date de la présente décision :

17 mai 2018

Objet :

Expulsion vers la Fédération de Russie

Question(s) de procédure :

Recevabilité − défaut manifeste de fondement

Question(s) de fond :

Risque de torture en cas de renvoi dans le pays d’origine ; non-refoulement

Article(s) de la Convention :

3

1.1Les requérants sont I. U. K. et son épouse, R. R. K., nés respectivement en 1980 et 1981. La requête est également présentée au nom de leurs enfants, Bi. I. K., M. I. K. et Bu. I. K., nés respectivement en 2001, 2004 et 2011. Les requérants sont d’origine tchétchène, de confession musulmane et de nationalité russe. Au moment où la communication a été soumise, ils résidaient au Danemark et attendaient leur expulsion vers la Fédération de Russie à la suite du rejet de leur demande d’asile. Ils affirment que leur renvoi en Fédération de Russie constituerait une violation, par le Danemark, de l’article 3 de la Convention. Ils sont représentés par un conseil.

1.2Le 13 octobre 2015, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires, a demandé à l’État partie, conformément à l’article 114 du Règlement intérieur, de ne pas renvoyer les requérants en Fédération de Russie tant que leur requête serait à l’examen. Conformément à la demande du Comité, le 16 octobre 2015, la Commission de recours des réfugiés a suspendu jusqu’à nouvel ordre le délai fixé pour le départ des requérants du Danemark. Le 13 avril 2016 et le 5 mai 2017, l’État partie a demandé au Comité de lever les mesures provisoires. Le 25 octobre 2016 et le 7 mars 2018, le Comité, agissant par l’intermédiaire du même Rapporteur, a rejeté les demandes de levée des mesures provisoires formulées par l’État partie.

Exposé des faits

2.1Les requérants sont originaires de Khasavyurt, au Daghestan. En 2007, I. U. K. a commencé à travailler comme bûcheron. Il affirme qu’il n’a jamais sympathisé avec les insurgés du Daghestan. R. R. K. a travaillé comme enseignante dans le primaire à Khasavyurt de 2002 à 2011.

2.2À la fin du mois d’août 2013, alors qu’il travaillait en forêt, I. U. K. a été abordé par trois insurgés armés portant une tenue de camouflage verte qui l’ont menacé pour qu’il les aide à acheter de la nourriture et des médicaments. Les insurgés lui ont dit qu’ils détenaient des informations sur le lieu où il vivait et sur sa femme et ses enfants. Ils lui ont également dit qu’ils l’avaient vu plusieurs fois dans la forêt et qu’ils savaient qu’il travaillait seul. Ils ont ensuite affirmé que lui et ses proches seraient tués « juste comme ça » s’il refusait d’acheter de la nourriture et des médicaments pour eux. Un des insurgés s’est tenu à côté de I. U. K. tandis qu’un autre prenait une photo d’eux, prétendument pour prouver que I. U. K. avait eu des contacts avec l’insurrection. I. U. K. a finalement accepté de les aider parce qu’il avait peur. Les insurgés lui ont donné 10 000 roubles et, deux jours plus tard, il a déposé deux sacs contenant les articles demandés à l’endroit convenu précédemment. Il n’avait pas parlé à son épouse de ce qui s’était passé.

2.3À la fin de septembre 2013, alors qu’il travaillait dans la forêt, I. U. K. a entendu des tirs à une distance d’un à deux kilomètres. Il a pris peur et a décidé de quitter les lieux mais, peu de temps après, sa voiture a été arrêtée par un groupe de 10 à 12 personnes armées portant une cagoule et un uniforme militaire spécial, ce qui lui a fait penser qu’ils appartenaient aux forces spéciales de police. I. U. K. a été traîné hors de sa voiture sous la menace d’une arme, jeté au sol et frappé. Puis on lui a recouvert la tête d’un sac en plastique et il a été embarqué de force dans une voiture et emmené. Dans la voiture, il a reçu des coups de pied, de poing et de matraque.

2.4Lorsque I. U. K. a été autorisé à sortir de la voiture et que le sac placé sur sa tête lui a été retiré, il a compris qu’il était en ville et qu’il avait été conduit à l’intérieur du poste de police par une « entrée annexe » et non par l’entrée principale. Il a été placé dans une cellule obscure, froide et sans fenêtre, au sous-sol. Il a été frappé à coups de pied dans les jambes, si bien qu’il ne pouvait plus se tenir debout. À un moment, trois personnes sont entrées dans la pièce et ont commencé à l’interroger sur le lieu où se trouvaient les insurgés. Il a été frappé à la tête et aux jambes pendant les interrogatoires et a du mal à se rappeler pendant combien de temps il a été détenu, mais il n’a rien dit au sujet de sa rencontre avec les insurgés. I. U. K. était assis sur une chaise pendant l’interrogatoire. Une des personnes lui a dit en russe qu’elles allaient prendre une matraque et la lui enfoncer dans le rectum, tout en faisant une vidéo qui serait montrée à tout le monde. I. U. K. s’est alors levé et a essayé de s’échapper. Il a couru vers le mur, s’y est cogné la tête et a perdu connaissance. Quand il est revenu à lui, il s’est rendu compte qu’il était mouillé, qu’il avait mal dans tout le corps et qu’il saignait. Ceux qui l’interrogeaient auraient aussi essayé de lui faire reprendre connaissance à l’aide d’une éponge imbibée d’éther. I. U. K. a été détenu pendant vingt-quatre heures au total et interrogé environ cinq fois pendant ce laps de temps, en subissant chaque fois l’usage de la force. Il a été libéré après le versement par son cousin d’une caution de 500 000 roubles et ramené chez lui par ses cousins et ses oncles. Alors qu’il était couvert de bleus et qu’il était évident qu’il avait été battu, il n’a donné à son épouse aucun détail sur ce qui lui était arrivé parce que, dans sa culture, il n’est pas d’usage de parler aux femmes de « telles choses » en détail. I. U. K. n’a pas osé aller à l’hôpital, parce que l’hôpital et la police « travaillaient ensemble », mais son voisin était infirmier et l’a aidé à se soigner. Il a été soigné à domicile pendant longtemps et n’était pas capable de marcher seul et de travailler.

2.5Le 9 novembre 2013, I. U. K. a participé à une partie de pêche avec son ami et deux autres personnes pour fêter l’anniversaire de son ami. Le lendemain, R. R. K. a appelé cet ami pour lui dire qu’un groupe de cinq ou six hommes en uniforme noir avec l’insigne des forces spéciales de police, certains portant des cagoules, s’étaient rendus chez I. U. K. tôt le matin pour le chercher. Ils avaient fouillé la maison pendant environ deux heures, effrayant les enfants des requérants et se comportant de façon inappropriée envers R. R. K. En particulier, ils l’avaient humiliée verbalement, lui avaient donné des tapes sur les fesses et lui avaient touché les seins. Les hommes étaient partis lorsque les voisins des requérants, alertés par le bruit, étaient venus et leur avaient crié de laisser R. R. K. tranquille. I. U. K. a alors décidé de se cacher chez son beau-frère et la sœur de R. R. K., où il est resté jusqu’à son départ de la Fédération de Russie avec sa famille le 23 novembre 2013. Il a par la suite été informé par son frère que les autorités étaient venues le chercher à son domicile et avaient arrêté son autre frère. I. U. K. ne sait pas pendant combien de temps son frère a été détenu mais, apparemment, celui-ci a aussi été battu pendant son interrogatoire. I. U. K. a été informé par son frère que plusieurs convocations lui avaient été envoyées et R. R. K. a été informée par sa mère que les autorités avaient contacté la famille d’I. U. K.

2.6Les requérants sont entrés au Danemark le 26 novembre 2013 sans documents de voyage valables et ont demandé l’asile le jour même. I. U. K. a motivé sa demande par la crainte d’être tué par les autorités ou les insurgés s’il rentrait au Daghestan. R. R. K. a renvoyé au motif invoqué par son conjoint pour demander l’asile. Le 8 janvier 2014, le Service danois de l’immigration a mené les entretiens préalables au traitement des demandes d’asile de I. U. K. et R. R. K. Les entretiens dans le cadre de l’examen des demandes d’asile ont été menés par le Service de l’immigration le 2 juin 2014. I. U. K. a accepté de se soumettre à un examen médical visant à déceler des signes de torture si le Service de l’immigration le jugeait nécessaire.

2.7Le 30 juin 2014, le Service de l’immigration a rejeté la demande d’asile des requérants. Le 21 octobre 2014, la Commission de recours des réfugiés a confirmé la décision du Service de l’immigration. Le 24 octobre 2014, les requérants ont demandé à la Commission de rouvrir la procédure d’asile et de prolonger le délai au terme duquel ils devaient quitter le Danemark. Pour motiver leur demande, ils ont mentionné, entre autres, le fait qu’ils avaient demandé au groupe médical de la section danoise d’Amnesty International d’examiner I. U. K. afin de rechercher des signes de torture. Par lettre du 22 avril 2015, les requérants ont transmis à la Commission un rapport sur cet examen. Le 27 août 2015, la Commission a refusé de rouvrir la procédure d’asile concernant les requérants.

2.8Étant donné que, selon la loi danoise sur les étrangers, les décisions de la Commission de recours des réfugiés ne sont pas susceptibles d’appel auprès des tribunaux danois, les requérants font valoir qu’ils ont épuisé tous les recours internes disponibles et utiles.

Teneur de la plainte

3.1Les requérants affirment que le Danemark manquerait aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 3 de la Convention en les renvoyant en Fédération de Russie. Ils soutiennent, en particulier, que I. U. K. risque d’être détenu et soumis à la torture par les autorités ou les insurgés s’il rentre au Daghestan. À l’appui de leur grief, les requérants font valoir que I. U. K. a été détenu et soumis à la torture par la police au Daghestan après avoir été menacé par les insurgés pour qu’il les aide à acheter de la nourriture et des médicaments pour eux. Ils ajoutent que les autorités soupçonnaient I. U. K. de collaborer avec les insurgés et qu’il n’était donc pas en mesure de demander leur protection contre les insurgés.

3.2Les requérants affirment que les mauvais traitements subis par I. U. K. ont été décrits en détail à plusieurs reprises au cours de la procédure et que la Commission n’a pas pris en compte les informations à ce sujet dans son évaluation du dossier. Ils soutiennent en particulier que le Service de l’immigration et la Commission auraient dû faire examiner I. U. K. afin de déceler d’éventuels signes de torture. À cet égard, ils se réfèrent au rapport établi par le groupe médical de la section danoise d’Amnesty International en avril 2015 concernant I. U. K. et font remarquer que la Commission a décidé de rejeter la demande de réouverture de la procédure d’asile présentée par les requérants sans tenir compte des conclusions de ce rapport.

3.3Les requérants affirment en outre que la Commission a fondé sa décision sur la conclusion que leurs déclarations étaient incohérentes entre elles. Toutefois, selon les requérants, il est courant dans le nord du Caucase qu’une épouse ne sache pas grand-chose des activités de son conjoint. Avant leur arrivée au Danemark, I. U. K. n’avait pas mentionné les mauvais traitements qu’il avait subis et n’avait à aucun moment parlé de l’agression sexuelle. Les requérants font observer que les incohérences entre leurs déclarations étaient mineures. Se référant à la jurisprudence du Comité, ils font valoir qu’il est difficile pour les victimes de torture d’expliquer avec précision ce qui s’est passé dans une situation très stressante. De plus, ils soutiennent que la Commission a mis l’accent sur les incohérences dans leurs déclarations concernant l’appel téléphonique par lequel R. R. K. a informé I. U. K. qu’il ne devait pas rentrer à la maison parce que les autorités étaient venues. Ils font observer à ce sujet qu’ils se trouvaient alors dans une situation très tendue et que l’on ne saurait leur reprocher de ne pas se rappeler l’ordre exact dans lequel les événements se sont produits, d’autant que I. U. K. était très saoul à ce moment-là.

3.4En outre, les requérants indiquent que la Commission a souligné l’incohérence de leurs déclarations concernant leurs visas. Ils font observer à cet égard que R. R. K. a fait une déclaration très crédible et parfaitement cohérente expliquant qu’elle avait demandé un visa pour la Pologne en 2012 pour faire une surprise à son époux, mais qu’elle ne l’en avait jamais informé parce qu’elle craignait sa réaction. En outre, les requérants insistent sur le fait qu’ils n’étaient pas au courant de la demande de visa pour la Grèce (voir les paragraphes 4.4 et 4.5 ci-dessous).

3.5Enfin, rappelant la jurisprudence du Comité, les requérants font observer que, pour déterminer si une personne risque d’être soumise à la torture en cas de renvoi dans son pays d’origine, il convient de prendre en compte tous les éléments pertinents, y compris l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme graves, flagrantes ou massives dans l’État concerné. À cet égard, les requérants se réfèrent aux informations générales disponibles sur la situation au Daghestan et font valoir qu’un tel « ensemble de violations graves, flagrantes ou massives des droits de l’homme » existe sans aucun doute au Daghestan.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Le 13 avril 2016, l’État partie a fait part de ses observations sur la recevabilité et le fond de la requête. En ce qui concerne les faits sur lesquels est fondée la requête, il renvoie aux déclarations faites par les requérants au cours de la procédure d’asile et rappelle qu’ils n’ont été membres d’aucune association ou organisation politique ou religieuse, et n’ont été politiquement actifs d’aucune autre manière.

4.2Se référant à l’article 113 b) du règlement intérieur du Comité, l’État partie affirme que les requérants n’ont pas démontré à première vue que leur requête était recevable au titre de l’article 3 de la Convention, dans la mesure où il n’a pas été établi qu’il existe des motifs sérieux de croire que I. U. K. risquerait d’être soumis à la torture à son retour en Fédération de Russie. La requête est donc irrecevable au motif qu’elle est manifestement dénuée de fondement. Dans l’éventualité où le Comité jugerait la requête recevable, l’État partie soutient que les requérants n’ont pas fourni suffisamment d’éléments permettant d’établir que leur renvoi vers la Fédération de Russie constituerait une violation de l’article 3 de la Convention. À cet égard, il constate que les requérants n’ont pas fourni au Comité de nouvelles informations sur leurs démêlés dans leur pays d’origine qui viendraient s’ajouter aux renseignements dont disposait déjà la Commission de recours lorsqu’elle s’est prononcée le 21 octobre 2014 et le 27 août 2015.

4.3L’État partie donne une description détaillée de la procédure d’asile prévue par la loi relative aux étrangers, ainsi que du fonctionnement de la Commission de recours des réfugiés et de la procédure que suit la Commission pour rendre ses décisions. Il indique que, dans l’affaire des requérants, la Commission a, comme elle le fait dans toutes les affaires d’asile, procédé à une évaluation visant à déterminer si les affirmations des requérants pouvaient être considérées comme crédibles et convaincantes, notamment si elles étaient plausibles, cohérentes et constantes. Dans ses décisions du 21 octobre 2014 et du 27 août 2015, la Commission a estimé qu’elle ne pouvait pas, après avoir évalué l’ensemble des déclarations faites par les requérants à la lumière des autres informations disponibles, considérer comme des faits établis les déclarations des requérants concernant les démêlés qu’ils auraient eus dans leur pays d’origine avant leur départ. Elle a conclu que les déclarations des requérants semblaient inventées, incohérentes et artificielles. Elle n’a donc trouvé aucune raison de demander que I. U. K. soit examiné afin de déceler d’éventuels signes de torture.

4.4Dans sa décision du 21 octobre 2014, la Commission de recours a souligné, entre autres, qu’il ressortait du dossier que les requérants avaient demandé un visa pour la Pologne et pour la Grèce, bien que cela ait été initialement contesté par les deux requérants, après quoi R. R. K. avait déclaré qu’elle avait connaissance de la demande pour la Pologne, pour laquelle elle avait payé une somme considérable à l’insu de son conjoint. L’État partie relève à ce sujet qu’il ressort des réponses des autorités polonaises et grecques aux demandes de visa que les requérants se sont vu délivrer des visas valables tant pour la Pologne que pour la Grèce. Dans ce contexte, il estime comme la Commission que les déclarations des requérants concernant leurs visas ne semblent pas crédibles. Il est improbable que les autorités grecques aient délivré des visas aux requérants sans que ceux-ci sachent comment et pourquoi. Il semble également improbable que, comme elle l’a déclaré lors de l’audience devant la Commission, R. R. K. ait payé 2 500 euros pour des visas pour la Pologne à l’insu de son conjoint.

4.5L’État partie fait observer que les requérants se sont vu délivrer des visas pour la Pologne qui étaient valables du 17 décembre 2012 au 17 janvier 2013, soit avant que leurs problèmes avec les autorités ne commencent. Il relève également que les requérants avaient obtenu des visas pour la Grèce, valables pour des périodes de dix jours commençant respectivement le 1er novembre 2013 et le 22 novembre 2013, ce qui correspond précisément à la période pendant laquelle ils ont quitté la Fédération de Russie, selon leurs propres déclarations. À cet égard, l’État partie ne juge pas crédible l’affirmation des requérants, qui ont déclaré au Service de l’immigration qu’ils n’avaient jamais reçu de passeports internationaux, alors qu’à l’audience devant la Commission, R. R. K. a déclaré qu’elle avait fait établir des passeports internationaux pour elle et son époux dans le cadre d’une demande de visa pour la Pologne et que les passeports leur avaient été délivrés en novembre. L’État partie fait observer que le fait que les requérants ont maintenu leurs déclarations inexactes sur les visas malgré les nombreuses occasions qu’ils ont eues de les corriger affaiblit leur crédibilité et que l’évaluation de leurs déclarations doit tenir compte de ces circonstances.

4.6L’État partie fait valoir que, dans sa décision du 21 octobre 2014, la Commission a aussi souligné que les requérants avaient fait des déclarations contradictoires, qui avaient aussi varié, notamment au sujet de l’appel téléphonique de R. R. K. après la partie de pêche à laquelle I. U. K. avait pris part. Ce dernier avait également fait des déclarations incohérentes sur les raisons pour lesquelles il avait fini par rester chez son beau-frère.

4.7L’État partie indique en outre que, comme il ressort de la décision rendue par la Commission de recours le 21 octobre 2014, I. U. K. a déclaré devant la Commission avoir subi de mauvais traitements. Sa déclaration à ce sujet a donc été prise en compte par la Commission au même titre que les autres informations pertinentes. Dans sa décision du 27 août 2015, la Commission a déclaré qu’elle avait examiné la question de savoir si la raison pour laquelle les déclarations des requérants étaient incohérentes et semblaient par endroits inventées pouvait être que I. U. K. avait été soumis à la torture comme il le prétendait, mais a conclu que cela ne pouvait pas être le cas. L’État partie fait observer que les requérants ont tous deux fait des déclarations incohérentes, y compris au sujet de leurs visas, et que R. R. K. a varié dans ses déclarations à ce sujet au cours de la procédure. Il souscrit donc à l’appréciation de la Commission, qui a estimé que les incohérences des déclarations des requérants ne pouvaient s’expliquer par les mauvais traitements auxquels I. U. K. aurait, selon ses dires, été soumis pendant sa détention. De fait, non seulement les déclarations sont incohérentes entre elles, mais les requérants ont chacun varié dans leurs déclarations. L’État partie fait observer à cet égard que les incohérences mentionnées plus haut, concernant des éléments essentiels de leur demande d’asile, notamment leurs visas, ne peuvent s’expliquer par le fait que les requérants se trouvaient dans une situation très stressante avant leur départ. Il rappelle que les requérants ont demandé et obtenu des visas pour la Pologne avant les démêlés qu’ils disent avoir eus. Il affirme que cet épisode ne peut s’expliquer par le fait que les requérants ne se parlent généralement pas de leurs activités respectives. Il fait en outre observer que les requérants ont aussi fait des déclarations incohérentes au sujet de la raison donnée par I. U. K. à son épouse pour expliquer leur départ.

4.8En ce qui concerne le grief des requérants selon lequel la Commission aurait dû faire examiner I. U. K. afin que d’éventuels signes de torture puissent être décelés, l’État partie fait valoir qu’il n’était pas nécessaire en l’espèce de procéder à un tel examen, la Commission n’ayant pas considéré comme des faits établis les déclarations des requérants concernant les démêlés qu’ils auraient eus en Fédération de Russie avant leur départ. Il rappelle à ce sujet que la Commission ne procède pas à un tel examen dans les cas où elle n’a pas pu retenir les motifs d’asile invoqués par le demandeur comme des faits établis. La Commission a donc conclu qu’il n’y avait aucune raison de faire examiner I. U. K. pour rechercher des signes de torture. L’État partie souscrit à l’appréciation de la Commission selon laquelle il n’était pas nécessaire de procéder à un tel examen et ajoute que la requête adressée au Comité ne contient aucune information susceptible de conduire à une appréciation différente de l’affaire.

4.9En ce qui concerne l’examen effectué par le groupe médical de la section danoise d’Amnesty International en avril 2015, qui a été pris en compte par la Commission dans sa décision du 27 août 2015, l’État partie relève dans le rapport les éléments suivants qui reposent sur des conclusions objectives : « L’examen a révélé, entre autres, des altérations anormales de la racine du nez et des altérations de la peau du nez, une petite cicatrice sur la lèvre supérieure gauche et sur l’épaule droite ainsi que des dents supérieures et inférieures manquantes. Selon la personne examinée, toutes les lésions provenaient d’actes de torture. De plus, plusieurs cicatrices ont été trouvées sur les deux jambes et sous la cage thoracique droite, ainsi que des altérations cutanées et une anomalie à la mâchoire gauche. D’après les informations fournies, ces constatations ne correspondaient pas à des actes de torture. [I. U. K.] a obtenu un score de 2,75/4 pour les symptômes psychologiques. Les scores supérieurs à 2,5/4 indiquent un trouble de stress post-traumatique…, que l’on observe généralement chez les personnes exposées à un stress grave, notamment les actes de guerre et de torture. Dans l’ensemble, les symptômes physiques et psychologiques que présente [I. U. K.] et les conclusions objectives sont pleinement compatibles avec les conséquences des actes de torture dont il dit avoir été victime. ».

4.10L’État partie indique que, dans la décision du 27 août 2015 par laquelle elle a refusé de rouvrir la procédure d’asile, la Commission de recours a déclaré, entre autres, que l’examen effectué par le groupe médical de la section danoise d’Amnesty International dans le but de déceler des signes de torture ne pouvait pas conduire à une appréciation différente de la crédibilité des déclarations des requérants. La Commission a estimé que le fait qu’il ressortait de cet examen que les symptômes physiques et psychologiques et les conclusions objectives en découlant étaient compatibles avec les actes de torture décrits par I. U. K. n’impliquait pas qu’I. U. K. avait été soumis aux sévices physiques et/ou psychologiques qu’il disait avoir subis. En conséquence, sur la base d’une évaluation globale des informations figurant au dossier, dont le rapport du groupe médical de la section danoise d’Amnesty International, la Commission a conclu que les requérants n’avaient pas montré que les motifs d’asile invoqués, notamment le fait que I. U. K. avait été détenu et soumis à la torture à la fin de septembre 2013 par des personnes cagoulées et vêtues d’un uniforme militaire, étaient vraisemblables. L’État partie partage l’avis de la Commission de recours selon lequel l’examen effectué par le groupe médical de la section danoise d’Amnesty International ne peut conduire à une appréciation différente de la crédibilité des déclarations des requérants sur les raisons motivant leur demande d’asile.

4.11L’État partie se réfère à la jurisprudence du Comité concernant les cas dans lesquels la Commission de recours n’a pas pu considérer comme un fait établi la déclaration d’un demandeur d’asile sur les raisons motivant sa demande et précise qu’il a connaissance de la décision du Comité dans l’affaire F. K. c. Danemark , dans laquelle le Comité a estimé qu’en rejetant la demande d’asile du requérant sans ordonner un examen médical, l’État partie ne s’était pas suffisamment efforcé de déterminer s’il y avait des motifs sérieux de croire que le requérant risquait d’être soumis à la torture s’il était renvoyé dans son pays d’origine. Il fait valoir que la décision susmentionnée n’implique pas l’obligation générale de procéder à un examen visant à déceler d’éventuels signes de torture lorsque la déclaration d’un demandeur d’asile sur les raisons motivant sa demande ne peut être considérée comme établissant des faits parce qu’elle est jugée non crédible. Le raisonnement suivi dans l’affaire F. K. c. Danemark est très précis. L’État partie fait observer que F. K. c. Danemark diffère de la présente affaire en ce que la Commission a explicitement tenu compte du rapport établi par le groupe médical de la section danoise d’Amnesty International dans sa décision du 27 août 2015 refusant la réouverture de la procédure d’asile, alors que le rapport établi par ce même groupe concernant F. K. n’était pas disponible au moment où l’appel de F. K. a été examiné par la Commission le 30 août 2013 et, par conséquent, il n’a pas été inclus parmi les éléments ayant servi de fondement à la décision par laquelle la Commission a refusé l’asile à F. K.

4.12L’État partie fait observer qu’en l’espèce, comme dans toutes les autres affaires, la Commission a procédé à une évaluation globale de la situation des requérants en se référant aux informations générales sur la Fédération de Russie, y compris le Daghestan. La Commission a conclu que, en dépit des informations générales disponibles, les requérants ne seraient pas exposés personnellement à un risque particulier de mauvais traitements relevant de l’article 3 de la Convention. L’État partie partage l’avis de la Commission.

4.13En outre, l’État partie affirme que la Commission a tenu compte de toutes les informations pertinentes dans ses décisions et que les requérants n’ont présenté aucune nouvelle information au Comité. Il renvoie à l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire R. C. c. Suède, dans lequel la Cour a considéré qu’en règle générale, les autorités nationales sont les mieux placées pour évaluer non seulement les faits mais, plus particulièrement, la crédibilité des témoins, puisque ce sont elles qui ont eu l’occasion de voir et d’entendre la personne concernée et d’évaluer son comportement. Il considère que les requérants tentent d’utiliser le Comité comme organe d’appel et que leur requête reflète simplement le fait qu’ils ne sont pas d’accord avec l’évaluation que la Commission a faite de leur crédibilité. De plus, il relève que les requérants n’ont pas décelé d’irrégularité dans le processus de prise de décisions ni de facteur de risque que la Commission n’aurait pas dûment pris en compte. Il renvoie à la jurisprudence du Comité selon laquelle il appartient aux États parties d’apprécier les faits et les éléments de preuve dans une affaire donnée, sauf s’il peut être établi que la manière dont les éléments de preuve ont été évalués était manifestement arbitraire ou équivalait à un déni de justice. Ainsi, de l’avis de l’État partie, il n’y a aucune raison de mettre en doute, et encore moins d’écarter, l’appréciation de la Commission selon laquelle les requérants n’ont pas démontré qu’il existait des motifs sérieux de croire que I. U. K. risquerait d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention en cas de renvoi des requérants en Fédération de Russie.

4.14Enfin, l’État partie tient à appeler l’attention sur les statistiques relatives à la jurisprudence des autorités danoises de l’immigration, qui montrent, entre autres, les taux d’acceptation des demandes d’asile émanant des 10 principaux groupes nationaux de demandeurs d’asile sur lesquelles la Commission de recours pour les réfugiés a statué entre 2013 et 2015.

Commentaires des requérants sur les observations de l’État partie

5.1Le 30 septembre 2016, les requérants ont soumis leurs commentaires sur les observations de l’État partie, dans lesquels ils affirment qu’ils ont démontré qu’à première vue leur requête est recevable au titre de l’article 3 de la Convention. Ils se réfèrent en particulier à la description détaillée qu’a faite I. U. K. des actes de torture qu’il a subis au Daghestan, dont ils ont fait part à la Commission de recours, ainsi qu’aux conclusions du rapport du groupe médical de la section danoise d’Amnesty International, confirmant que les symptômes physiques et psychologiques de I. U. K. étaient pleinement compatibles avec les conséquences des actes de torture dont il disait avoir été victime. Ils ajoutent qu’une personne qui a été exposée à des persécutions de la gravité de celles que I. U. K. a connues sera dans une situation très difficile si elle est renvoyée au Daghestan, car il existe un risque élevé que les autorités la soumettent à des interrogatoires multiples, accompagnés de torture.

5.2Les requérants renvoient à la décision du Comité dans l’affaire F. K. c. Danemark , dans laquelle le Comité rappelle que le risque de torture doit être apprécié selon des éléments qui ne se limitent pas à de simples supputations ou soupçons mais qu’il n’est pas nécessaire de montrer que le risque couru est hautement probable. Ils soulignent qu’en l’espèce, le risque pour I. U. K. d’être de nouveau soumis à la torture s’il retourne au Daghestan est évident et imminent. Pour eux, il ne s’agit pas seulement d’un risque théorique de torture, mais d’une possibilité très réelle que I. U. K. soit arrêté et torturé s’il est renvoyé dans son pays d’origine après avoir demandé l’asile au Danemark. Cette affirmation est étayée par les rapports décrivant la situation générale au Daghestan et dans le Caucase du Nord, ainsi que par le fait que I. U. K. a déjà subi de graves tortures et agressions sexuelles de la part des autorités, en raison de ses liens avec des personnes soupçonnées d’être des insurgés.

5.3Les requérants réaffirment que des éléments médicaux − le rapport du groupe médical de la section danoise d’Amnesty International − étayent l’affirmation de I. U. K. selon laquelle des actes de torture ou des mauvais traitements lui ont été infligés dans le passé par un agent de la fonction publique ou une autre personne agissant à titre officiel, ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite, que la torture a eu des séquelles, que la situation au Daghestan ne s’est pas améliorée et que I. U. K. s’est livré, contre son gré, à des activités politiques ou autres qui font qu’il court un risque particulier d’être de nouveau soumis à la torture s’il est renvoyé au Daghestan.

5.4Les requérants soutiennent également qu’il n’y a pas d’incohérences factuelles dans leurs explications, mais seulement des différences mineures, qui sont dues soit à l’état mental dans lequel I. U. K. se trouvait après les graves actes de maltraitance qu’il avait subis de la part des autorités du Daghestan, notamment le trouble de stress post-traumatique et des problèmes de mémoire, soit au fait que lui et R. R. K. sont un couple traditionnel du Caucase du Nord, où il est d’usage que les époux ne se disent pas tout. Les requérants soutiennent que les points essentiels des explications d’I. U. K. ont été cohérents tout au long des entretiens, des réunions et des examens médicaux conduits par le groupe médical danois d’Amnesty International. Dans ce contexte, les requérants font valoir que, dans sa décision dans l’affaire F. K. c. Danemark, le Comité a estimé que, même s’il a décelé de graves problèmes de crédibilité, l’État partie a conclu au manque de crédibilité du requérant sans tenir compte d’un aspect fondamental de sa demande.

5.5Les requérants font valoir que I. U. K. aurait dû être examiné aux fins de la recherche de signes de torture par le Département de médecine légale de l’Hôpital universitaire de Copenhague (Rigshospitalet), qui est l’établissement médical officiel pour les enquêtes sur la torture. Quant à l’argument de l’État partie selon lequel la Commission peut procéder à un examen des signes de torture si elle estime qu’un demandeur d’asile est crédible, les requérants font valoir qu’un tel examen est en fait nécessaire pour prouver la crédibilité du demandeur d’asile.

Observations complémentaires de l’État partie

6.1Le 5 mai 2017, l’État partie a fait valoir que les commentaires des requérants en date du 30 septembre 2016 ne contenaient aucune nouvelle information sur leur cas. Il a donc renvoyé à ses observations du 13 avril 2016 et présenté une nouvelle fois les arguments résumés aux paragraphes 4.4 à 4.7 et 4.11 ci-dessus.

6.2Répondant à l’affirmation des requérants selon laquelle la Commission de recours aurait dû faire en sorte que I. U. K. soit examiné par le Département de médecine légale du Rigshospitalet afin que puissent être décelés d’éventuels signes de torture qui viendraient prouver sa crédibilité, l’État partie fait observer qu’un nouvel examen visant à déceler des signes de torture n’aurait pas contribué à l’établissement des faits. Même si un nouvel examen devait déboucher sur les mêmes conclusions que celles présentées dans le rapport du groupe médical de la section danoise d’Amnesty International, il ne permettrait pas nécessairement de déterminer si les blessures de I. U. K. ont été causées par des actes de torture ou bien, par exemple, par des bagarres, des agressions, des accidents ou des actes de guerre. Un nouvel examen ne permettrait pas non plus d’établir la véracité des explications concernant les raisons pour lesquelles I. U. K. a été soumis à des mauvais traitements et concernant les auteurs de ces actes. L’État partie renvoie à cet égard à la décision du Comité dans l’affaire S. A. P. et consorts c. Suisse .

6.3L’État partie prend note de la décision du Comité dans l’affaire M. B.et consorts c. Danemark  , dans laquelle le Comité a notamment déclaré que « [...] la Commission de recours ne pouvait pas se prononcer de façon impartiale et indépendante sur la question de savoir si les divergences relevées dans les déclarations du premier requérant pouvaient s’expliquer par le fait que l’intéressé avait été soumis à la torture sans avoir préalablement fait procéder à [un] examen [visant à déceler d’éventuels signes de torture] ». Il indique qu’il n’est pas d’accord avec le point de vue exprimé par le Comité dans cette décision et estime que le fait qu’un demandeur d’asile puisse demander à subir un examen visant à déceler d’éventuels signes de torture ne crée pas en soi une obligation absolue pour les autorités de l’immigration de procéder à un tel examen, même dans les cas où un demandeur d’asile a produit des renseignements médicaux indiquant qu’il aurait pu être soumis à la torture. L’État partie maintient que la question de savoir s’il y a lieu de procéder à un examen doit être tranchée sur la base d’une évaluation individuelle, y compris une évaluation visant à déterminer si les résultats de l’examen doivent être considérés comme importants pour la décision de la Commission. Enfin, l’État partie fait observer que l’observation générale no 1 (1997) du Comité sur l’application de l’article 3 de la Convention n’implique pas non plus qu’il existe une obligation de procéder à un tel examen pour la simple raison qu’un demandeur d’asile affirme avoir été soumis à la torture. Il rappelle également que, lorsqu’il exerce sa compétence en vertu de l’article 3 de la Convention, le Comité devrait accorder un poids considérable aux constatations de fait des organes de l’État partie concerné.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité doit déterminer si la requête est recevable en vertu de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas été et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.2Le Comité rappelle que, conformément au paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention, il n’examine aucune requête sans s’être assuré que le requérant a épuisé tous les recours internes disponibles. Il note que l’État partie ne conteste pas que tous les recours internes disponibles ont été épuisés en l’espèce et conclut que les dispositions du paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention ne s’opposent pas à ce qu’il examine la communication.

7.3Le Comité rappelle aussi que, pour être recevable en vertu de l’article 22 de la Convention et de l’article 113 b) de son règlement intérieur, une requête doit apporter le minimum de preuves requis aux fins de la recevabilité. Il prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la communication est manifestement dénuée de fondement faute d’être suffisamment étayée. Il considère toutefois que les arguments avancés par le requérant soulèvent des questions importantes au regard de l’article 3 de la Convention et que ces arguments devraient être examinés au fond. Ne voyant aucun autre obstacle à la recevabilité, le Comité déclare la requête recevable et procède à son examen quant au fond.

Examen au fond

8.1Le Comité a examiné la requête en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été soumises par les parties, conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention.

8.2En l’espèce, le Comité doit déterminer si le renvoi des requérants dans la Fédération de Russie constituerait une violation de l’obligation que le paragraphe 1 de l’article 3 de la Convention fait à l’État partie de ne pas expulser ou refouler une personne vers un État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risque d’être soumise à la torture.

8.3Le Comité doit apprécier s’il existe des motifs sérieux de croire que les requérants risqueraient personnellement d’être soumis à la torture à leur retour dans la Fédération de Russie. Pour évaluer ce risque, il doit, conformément au paragraphe 2 de l’article 3 de la Convention, tenir compte de toutes les considérations pertinentes, y compris l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme graves, flagrantes ou massives. Le Comité rappelle toutefois que l’objectif est de déterminer si l’intéressé courrait personnellement un risque prévisible et réel d’être soumis à la torture dans le pays vers lequel il serait renvoyé. Il s’ensuit que l’existence, dans un pays, d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme graves, flagrantes ou massives ne constitue pas en soi une raison suffisante pour conclure qu’une personne donnée risque d’être soumise à la torture à son retour dans ce pays ; il doit exister des motifs supplémentaires de penser que l’intéressé serait personnellement en danger. Inversement, l’absence d’un ensemble de violations flagrantes et systématiques des droits de l’homme ne signifie pas qu’une personne ne risque pas d’être soumise à la torture dans la situation particulière qui est la sienne.

8.4Le Comité rappelle son observation générale no4 (2017) sur l’application de l’article 3 de la Convention dans le contexte de l’article 22, selon laquelle l’obligation de non-refoulement existe chaque fois qu’il y a des « motifs sérieux » de croire qu’une personne risque d’être soumise à la torture dans un État vers lequel elle est menacée d’expulsion, soit à titre individuel, soit en tant que membre d’un groupe qui risque d’être soumis à la torture dans l’État de destination. Il a pour pratique, en de telles circonstances, de considérer que des « motifs sérieux » existent chaque fois que le risque de torture est « prévisible, personnel, actuel et réel ». Les facteurs de risque personnel peuvent comprendre, notamment : l’origine ethnique du requérant ; les actes de torture subis antérieurement ; la détention au secret ou une autre forme de détention arbitraire et illégale dans le pays d’origine ; la fuite clandestine du pays d’origine en cas de menace de torture. Le Comité rappelle également qu’il accorde un poids considérable aux constatations de fait des organes de l’État partie concerné ; toutefois, il n’est pas lié par ces constatations et évalue librement les informations qui lui sont soumises, conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, en tenant compte de toutes les circonstances de chaque affaire.

8.5Pour évaluer le risque de torture en l’espèce, le Comité note que I. U. K. affirme qu’il craint d’être détenu et soumis à la torture par les autorités ou les insurgés s’il retourne au Daghestan. Il prend également note des allégations des requérants selon lesquelles, avant leur arrivée au Danemark, I. U. K. a été détenu et soumis à la torture par des policiers au Daghestan après avoir été menacé à une occasion par des insurgés qui voulaient qu’il les aide à acheter de la nourriture et des médicaments pour eux. Il prend note en outre de l’affirmation des requérants selon laquelle les autorités soupçonnaient I. U. K. de collaborer avec les insurgés et il n’était donc pas possible pour lui de demander la protection des autorités contre les insurgés.

8.6Le Comité prend également note de l’observation de l’État partie selon laquelle les autorités nationales ont estimé que les requérants manquaient de crédibilité parce que leurs déclarations sur des aspects essentiels des motifs d’asile invoqués étaient incohérentes artificielles et semblaient avoir été inventées. En particulier, les requérants ont fait des déclarations incohérentes et/ou contradictoires au sujet de : a) leurs visas pour la Grèce et la Pologne (voir par. 4.4 et 4.5) ; b) l’appel téléphonique de R. R. K. pendant la partie de pêche de I. U. K. (voir par. 4.6) ; c) la raison pour laquelle I. U. K. a fini par habiter chez son beau-frère et la sœur de R. R. K. jusqu’au départ de sa famille de la Fédération de Russie (voir par. 4.6) ; d) la raison donnée par I. U. K. à son épouse pour expliquer leur départ (voir par. 4.7). Le Comité prend note en outre de la conclusion de la Commission de recours selon laquelle les déclarations incohérentes des requérants sur des aspects essentiels des motifs d’asile ne peuvent s’expliquer par le fait que les requérants se trouvaient dans une situation très stressante avant leur départ de la Fédération de Russie ou qu’ils entretenaient une relation traditionnelle dans le cadre de laquelle ils n’échangeaient pas d’informations. Dans ce contexte, la Commission a conclu qu’elle ne pouvait pas, après avoir évalué l’ensemble des déclarations faites par les requérants à la lumière des autres informations se rapportant à l’espèce, considérer comme des faits établis les déclarations des requérants concernant les démêlés qu’ils auraient eus dans leur pays d’origine avant leur départ. À cet égard, le Comité rappelle que les États parties devraient s’abstenir de suivre une procédure normalisée d’évaluation de la crédibilité pour déterminer la validité des demandes de non-refoulement concernant des personnes qui affirment avoir subi des actes de torture ou d’autres mauvais traitements, et qu’ils devraient tenir compte du fait que l’on ne peut guère s’attendre à ce que le récit de victimes de la torture soit d’une parfaite exactitude. Il convient toutefois de noter que, si ces considérations auraient dû atténuer les conclusions défavorables de l’État partie en ce qui concerne la crédibilité de I. U. K., elles ne s’appliquent pas aux préoccupations exprimées au sujet des déclarations faites par R. R. K., l’épouse de I. U. K., qui ne prétend pas avoir été victime de torture.

8.7Le Comité prend également note de l’affirmation du requérant selon laquelle, bien que I. U. K. ait décrit en détail pendant la procédure d’asile les mauvais traitements auxquels il a été soumis au Daghestan avant son arrivée au Danemark, et qu’il ait exigé que la Commission de recours demande un examen médical spécialisé afin de vérifier si les lésions qu’il présentaient résultaient d’actes de torture, la Commission a rejeté sa demande d’asile à deux reprises sans ordonner un tel examen, malgré le rapport du groupe médical de la section danoise d’Amnesty International attestant que « dans l’ensemble, les symptômes physiques et psychologiques que présente [I. U. K.] et les conclusions objectives sont pleinement compatibles avec les conséquences des actes de torture dont il dit avoir été victime ». Il note également que l’État partie affirme qu’un nouvel examen visant à déceler d’éventuels signes de torture n’aurait pas contribué à l’établissement des faits et que, même si un nouvel examen devait déboucher sur les mêmes conclusions que celles présentées dans le rapport du groupe médical de la section danoise d’Amnesty International, il ne permettrait pas nécessairement de déterminer si les blessures de I. U. K. ont été causées par des actes de torture ou bien, par exemple, par des bagarres, des agressions, des accidents ou des actes de guerre. En outre, l’État partie fait observer qu’un nouvel examen ne permettrait pas d’établir la véracité des explications concernant les raisons pour lesquelles I. U. K. a été soumis à des mauvais traitements et les auteurs de ces actes.

8.8Le Comité fait observer qu’en principe et indépendamment de l’appréciation portée par les autorités chargées des demandes d’asile sur la crédibilité d’une personne qui déclare avoir été soumise à la torture, lesdites autorités doivent faire examiner cette personne par un médecin indépendant, gratuitement, conformément au Manuel pour enquêter efficacement sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Protocole d’Istanbul), afin que les autorités qui statuent sur une affaire donnée de renvoi forcé soient en mesure d’apprécier le risque de torture objectivement et de façon qu’il ne subsiste aucun doute raisonnable, en se fondant sur les résultats de cet examen médical. Le Comité note toutefois que, tant dans la présente requête que dans leurs déclarations aux autorités danoises en matière d’asile, les requérants n’ont pas expliqué comment ou pourquoi un examen de I. U. K. effectué par le Département de médecine légale du Rigshospital et dans le but de déceler d’éventuels signes de torture aurait pu conduire à une évaluation différente de leur demande d’asile. Dans ces circonstances, le Comité ne considère pas que le refus d’un examen médical indépendant ait eu pour effet direct de conduire l’État partie à conclure au manque de crédibilité des requérants.

8.9Le Comité observe également que, même s’il faisait abstraction des incohérences dans le récit des requérants sur ce qu’ils ont vécu dans la Fédération de Russie et acceptait leurs déclarations comme véridiques, les requérants n’ont fourni aucune preuve que les autorités du Daghestan ont recherché I. U. K. dans un passé récent ou se sont intéressées à lui. Il rappelle à cet égard que les mauvais traitements subis par le passé ne sont qu’un élément à prendre en considération, la question qui se pose à lui étant de savoir si les requérants courraient actuellement un risque de torture s’ils étaient renvoyés dans la Fédération de Russie. Le Comité note qu’il est fait état de graves violations des droits de l’homme au Daghestan. Il rappelle qu’il a exprimé sa préoccupation dans les observations finales qu’il a formulées à l’issue de l’examen du cinquième rapport périodique de la Fédération de Russie, en 2012, à l’occasion duquel il a fait savoir qu’il était préoccupé par les informations nombreuses, persistantes et concordantes selon lesquelles des violations graves des droits de l’homme étaient commises par des agents de l’État ou d’autres personnes agissant à titre officiel dans le Caucase du Nord, ou à leur instigation ou avec leur consentement exprès ou tacite, y compris des actes de torture ou des mauvais traitements, des enlèvements, des disparitions forcées et des exécutions extrajudiciaires. Le Comité s’est également déclaré préoccupé par le fait que les autorités de la Fédération de Russie n’enquêtaient pas sur ces actes et ne punissaient pas leurs auteurs. Toutefois, il considère que, même à supposer que I. U. K. ait été torturé par les autorités du Daghestan ou avec leur consentement dans le passé, il ne s’ensuit pas automatiquement qu’ils courraient un risque d’être soumis à la torture s’ils retournaient dans la Fédération de Russie aujourd’hui.

8.10Le Comité rappelle que la charge de la preuve incombe aux requérants, qui doivent présenter des arguments défendables, c’est-à-dire des arguments circonstanciés montrant qu’ils courent personnellement et actuellement un risque prévisible et réel d’être soumis à la torture, à moins qu’ils ne se trouvent dans une situation où ils ne peuvent pas apporter de précisions sur leur cas. Compte tenu de ce qui précède et de toutes les informations soumises par les requérants et l’État partie, y compris celles sur la situation générale des droits de l’homme au Daghestan, le Comité estime que les requérants n’ont pas suffisamment démontré qu’il existait des motifs sérieux de croire que le retour de I. U. K. dans la Fédération de Russie l’exposerait à un risque réel, spécifique et personnel d’être soumis à la torture, comme l’exige l’article 3 de la Convention.

9.En conséquence, le Comité contre la torture, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention, conclut que le renvoi des requérants dans la Fédération de Russie ne constituerait pas une violation par l’État partie du paragraphe 1 de l’article 3 de la Convention.

10.Étant donné que les causes de R. R. K. et des trois enfants mineurs des requérants dépendent de celle de I. U. K., le Comité n’estime pas nécessaire de les examiner séparément.