Nations Unies

CRC/C/88/D/106/2019

Convention relative aux droits de l’enfant

Distr. générale

10 novembre 2021

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’enfant

Décision adoptée par le Comité au titre du Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant établissant une procédure de présentation de communications, concernant la communication no 106/2019 * , **

Communication présentée par :

Chiara Sacchi et consorts (représentés par des conseils, Scott Gilmore et autres (Hausfeld LLP) et Ramin Pejan et autres (Earthjustice))

Victime(s) présumée(s) :

Les auteurs

État partie :

France

Date de la communication :

23 septembre 2019 (date de la lettre initiale)

Date de la décision :

22 septembre 2021

Objet :

Non-prévention des changements climatiques et non-atténuation de leurs conséquences

Question(s) de procédure :

Compétence ; qualité de victime ; épuisement des recours internes ; fondement des griefs

Question(s) de fond :

Droit à la vie ; droit de l’enfant de jouir du meilleur état de santé possible ; droit de l’enfant d’avoir sa propre vie culturelle ; intérêt supérieur de l’enfant

Article(s) de la Convention :

6, 24 et 30, lus conjointement avec l’article 3

Article(s) du Protocole facultatif :

5 (par. 1) et 7 (al. e) et f))

1.1Les auteurs de la communication sont Chiara Sacchi, de nationalité argentine, Catarina Lorenzo, de nationalité brésilienne, Iris Duquesne, de nationalité française, Raina Ivanova, de nationalité allemande, Ridhima Pandey, de nationalité indienne, David Ackley III, Ranton Anjain et Litokne Kabua, de nationalité marshallienne, Deborah Adegbile, de nationalité nigériane, Carlos Manuel, de nationalité palaosienne, Ayakha Melithafa, de nationalité sud-africaine, Greta Thunberg et Ellen-Anne, de nationalité suédoise, Raslen Jbeili, de nationalité tunisienne, et Carl Smith et Alexandra Villaseñor, ressortissants des États-Unis d’Amérique. Au moment où ils ont soumis leur plainte, les auteurs avaient tous moins de 18 ans. Ils affirment qu’en ne prévenant pas les changements climatiques et n’atténuant pas leurs conséquences, l’État partie a violé les droits qu’ils tiennent des articles 6, 24 et 30 de la Convention, lus conjointement avec l’article 3. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 29 décembre 2017.

1.2Le 20 novembre 2019, le Groupe de travail des communications, agissant au nom du Comité et se fondant sur l’article 8 du Protocole facultatif et l’article 18 (par. 4) du règlement intérieur du Comité au titre du Protocole facultatif, a demandé à l’État partie de soumettre ses observations sur la recevabilité de la communication séparément de ses observations sur le fond.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.Les auteurs affirment qu’en provoquant et en faisant perdurer les changements climatiques, l’État partie n’a pas pris les mesures de prévention et de précaution nécessaires pour respecter, protéger et mettre en œuvre leurs droits à la vie, à la santé et à la culture. Ils soulignent que la crise climatique n’est pas une menace lointaine et abstraite. L’augmentation de 1,1 °C de la température mondiale moyenne provoque actuellement des vagues de chaleur dévastatrices, des incendies de forêt, des phénomènes météorologiques extrêmes, des inondations et l’élévation du niveau de la mer et favorise la propagation de maladies infectieuses, portant ainsi atteinte aux droits humains de millions de personnes dans le monde. Parce qu’ils font partie des plus vulnérables, physiologiquement et psychologiquement, face à ces effets potentiellement mortels, les enfants subiront les préjudices causés par les changements climatiques bien davantage et bien plus longtemps que les adultes.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs affirment que chaque jour de retard dans l’adoption des mesures nécessaires pèse sur le « budget carbone » restant, c’est-à-dire la quantité de carbone qui peut encore être émise avant que les changements climatiques n’atteignent un point de basculement irréversible pour l’environnement et la santé humaine. Ils ajoutent que l’État partie, comme d’autres États, crée un risque imminent car les occasions perdues d’atténuer les changements climatiques ne pourront pas être rattrapées et il sera impossible d’assurer des moyens de subsistance durables et sûrs aux générations futures.

3.2Les auteurs avancent que la crise climatique est une crise des droits de l’enfant. Les États parties à la Convention sont tenus de respecter, de protéger et de mettre en œuvre le droit inaliénable des enfants à la vie, dont tous les autres droits découlent. L’atténuation des changements climatiques est un impératif au regard des droits de l’homme. Dans le contexte de la crise climatique, les obligations découlant du droit international des droits de l’homme sont fondées sur les règles et principes du droit international de l’environnement. Les auteurs affirment que l’État partie n’a pas respecté l’obligation que lui fait la Convention : a) de prévenir les violations prévisibles des droits de l’homme que les changements climatiques peuvent causer, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de son territoire ; b) de coopérer au niveau international pour faire face à l’urgence climatique mondiale ; c) d’appliquer le principe de précaution pour protéger la vie dans un contexte d’incertitude ; d) de garantir une justice intergénérationnelle, pour les enfants et pour la postérité.

Article 6

3.3Les auteurs soutiennent que les actes et omissions de l’État partie qui font perdurer la crise climatique les ont déjà exposés pendant toute leur enfance aux risques prévisibles et potentiellement mortels des changements climatiques causés par l’homme, qu’il s’agisse de la chaleur, des inondations, des tempêtes, des sécheresses, des maladies ou de la pollution de l’air. Les scientifiques s’accordent à dire que les risques potentiellement mortels auxquels les auteurs sont exposés s’aggraveront tout au long de leur vie si la température de la planète augmente de 1,5 °C ou plus par rapport à l’ère préindustrielle.

Article 24

3.4Les auteurs affirment que les actes et les omissions de l’État partie qui font perdurer la crise climatique ont déjà porté préjudice à leur santé mentale et physique, avec des effets allant de l’asthme au traumatisme émotionnel. Ces préjudices, qui s’aggraveront à mesure que la planète continuera de se réchauffer, constituent des atteintes au droit à la santé qu’ils tiennent de l’article 24 de la Convention. À Paradise, en Californie (États-Unis d’Amérique), la fumée des feux de forêt a provoqué une dangereuse poussée d’asthme chez Alexandria Villaseñor, qui a dû être hospitalisée. À Lagos (Nigéria), Deborah Adegbile est régulièrement hospitalisée pour des crises d’asthme déclenchées par la pollution liée à la chaleur. Les auteurs subissent de plus les effets de la propagation et de l’intensification des maladies à transmission vectorielle. À Lagos, Deborah souffre à présent du paludisme plusieurs fois par an. Aux Îles Marshall, Ranton Anjain a contracté la dengue en 2019. David Ackley III a contracté le chikungunya, maladie apparue dans l’archipel en 2015. Les vagues de chaleur extrême, dont la fréquence a augmenté sous l’effet des changements climatiques, menacent gravement la santé de plusieurs des auteurs. Les températures élevées ne sont pas seulement mortelles ; elles peuvent avoir de nombreux effets sur la santé, notamment causer des crampes, des coups de chaleur, de la fièvre et un épuisement, et peuvent aussi aggraver rapidement des problèmes de santé préexistants. De surcroît, pour plusieurs auteurs, dont Raslan Jbeili, Catarina Lorenzo et Ayakha Melithafa, la sécheresse menace la sécurité de l’approvisionnement en eau.

Article 30

3.5Les auteurs affirment que, en contribuant comme il l’a fait à la crise climatique, l’État partie a déjà mis en péril les pratiques millénaires de subsistance des peuples autochtones de l’Alaska (États-Unis), des Îles Marshall et du Sápmi (Suède), auxquels appartiennent certains des auteurs. Ces pratiques ne sont pas seulement la principale source de subsistance de ces peuples, elles sont aussi directement liées à une façon d’être, de voir le monde et de se comporter qui fait intrinsèquement partie de leur identité culturelle.

Article 3

3.6En favorisant des politiques climatiques qui retardent la décarbonation, l’État partie reporte sur les enfants et sur les générations futures l’énorme fardeau et les coûts considérables des changements climatiques. Ce faisant, il a manqué à son devoir de garantir l’exercice des droits de l’enfant pour la postérité et a ignoré le principe d’équité intergénérationnelle. Les auteurs font observer que, si leur plainte porte sur la violation des droits que leur reconnaît la Convention, les effets de la crise climatique ne se limitent pas aux préjudices subis par un petit nombre d’enfants. En fin de compte, ce sont les droits de tous les enfants, partout dans le monde, qui sont en jeu. Si l’État partie, agissant seul et de concert avec d’autres États, ne prend pas immédiatement les mesures disponibles pour mettre fin à la crise climatique, les effets dévastateurs des changements climatiques réduiront à néant la capacité de la Convention à protéger les droits des enfants, où que ce soit dans le monde. Aucun État qui agirait rationnellement dans l’intérêt supérieur de l’enfant n’imposerait ce fardeau à un enfant en choisissant de retarder l’adoption de telles mesures. La seule analyse coûts-avantages qui justifierait les politiques menées par les États concernés est une analyse qui ne tiendrait pas compte de la vie des enfants et ferait primer les intérêts économiques à court terme sur les droits de l’enfant. En accordant, dans son action climatique, une valeur inférieure à l’intérêt supérieur des auteurs et des autres enfants, l’État partie viole directement l’article 3 de la Convention.

3.7Les auteurs demandent au Comité de constater : a) que la crise climatique est une crise des droits de l’enfant ; b) que l’État partie, avec d’autres États, a provoqué cette crise et la fait perdurer en ignorant délibérément les données scientifiques disponibles concernant les mesures à prendre pour prévenir et atténuer les changements climatiques ; c) que, en faisant perdurer les changements climatiques, qui représentent un danger mortel, l’État partie viole les droits des auteurs à la vie et à la santé et le principe selon lequel l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une priorité, ainsi que les droits culturels des auteurs issus de communautés autochtones.

3.8Les auteurs demandent également au Comité de recommander à l’État partie : a) d’examiner et, au besoin, de modifier ses lois et ses politiques en vue d’accélérer les efforts d’atténuation et d’adaptation dans toute la mesure des ressources disponibles et sur la base des meilleures preuves scientifiques disponibles pour protéger les droits des auteurs et faire en sorte que l’intérêt supérieur de l’enfant soit une considération primordiale, en particulier dans le cadre de la répartition de la charge et des coûts liés à l’atténuation des changements climatiques et à l’adaptation à ces changements ; b) d’entreprendre des actions en coopération avec la communauté internationale − et de renforcer les actions de coopération existantes − en vue d’adopter des mesures contraignantes et exécutoires visant à atténuer la crise climatique, à protéger les auteurs et les autres enfants contre tout nouveau préjudice et à garantir leurs droits inaliénables ; c) de garantir, conformément à l’article 12 de la Convention, le droit de l’enfant d’être entendu et d’exprimer librement son opinion sur toutes les actions entreprises aux niveaux international, national et infranational en vue d’atténuer la crise climatique ou de s’y adapter, ainsi que sur toutes les actions entreprises pour donner suite à la présente communication.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans une note datée du 23 janvier 2020, l’État partie a soumis des observations sur la recevabilité de la communication. Tout d’abord, il rappelle qu’il est engagé de longue date dans la lutte contre les changements climatiques et dit qu’il est conscient que l’origine du réchauffement de la planète et ses conséquences sur la biodiversité sont scientifiquement établies. Il rappelle également que, à l’occasion de l’adoption de la loi sur l’énergie et le climat, en novembre 2019, l’Assemblée nationale a décrété un « état d’urgence écologique et climatique ». Tant cette loi que le projet de loi relatif à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire visent à accélérer la réduction des émissions de gaz à effet de serre et à faire en sorte que la France atteigne la neutralité carbone à l’horizon 2050. L’État partie a adopté un deuxième plan national d’adaptation aux changements climatiques en décembre 2018, et il s’emploie à établir des « plans canicules » pour faire face aux chaleurs extrêmes attendues dans les décennies à venir. Il se félicite donc que la population soit davantage sensibilisée au problème des changements climatiques et partage les préoccupations des auteurs.

4.2L’État partie soutient néanmoins que la communication est irrecevable. En ce qui concerne l’allégation de violation de l’article 30 de la Convention, il rappelle qu’il a émis une réserve à cet article. En ce qui concerne les allégations de violation des articles 6 et 24 de la Convention, lus conjointement avec l’article 3, il soutient que les allégations sont irrecevables pour défaut de compétence et non épuisement des ressources internes et que les griefs sont manifestement mal fondés et insuffisamment étayés.

4.3En ce qui concerne le défaut de compétence, l’État partie ne conteste pas que la Convention puisse, dans certains cas précis, avoir une application extraterritoriale. Les juridictions européenne et interaméricaine des droits de l’homme et le Comité ont d’ailleurs considéré que c’était le cas, mais uniquement dans des situations exceptionnelles, par exemple lorsque la personne alléguant la violation de ses droits se trouve sur un territoire sur lequel l’État défendeur exerce un contrôle effectif et les actes dénoncés ont été accomplis par un agent de l’État ou par une entité non étatique sur laquelle l’État exerce un contrôle. L’État partie soutient néanmoins qu’Iris Duquesne − Française qui indique avoir subi la canicule de 2003 dans les tous premiers jours de sa vie − ne relève pas de sa juridiction car, depuis 2019, elle ne vit plus en France mais aux États-Unis. Les autres auteurs de la communication ne résident pas non plus sur son territoire et ne relèvent pas de sa compétence extraterritoriale. L’État partie n’exerce aucun contrôle effectif sur eux ni sur les États dans lesquels ils résident. En outre, la compétence extraterritoriale ne s’applique pas non plus dans le cadre de la notion développée par le Comité des droits de l’homme dans son observation générale no 36 (2018) selon laquelle un État partie a l’obligation de garantir le droit à la vie à toutes les personnes, y compris les personnes se trouvant à l’extérieur de tout territoire effectivement contrôlé par l’État mais dont le droit à la vie est néanmoins affecté par ses activités militaires ou autres de manière directe et raisonnablement prévisible. L’État partie soutient que la communication n’a pas trait, par exemple, aux conséquences de la construction d’infrastructures dans un pays étranger (dommages transfrontières). Il affirme que les changements climatiques sont un phénomène complexe et mondial qui est dû à une combinaison de facteurs et à une multiplicité d’acteurs et dont l’origine est l’activité humaine, plus particulièrement l’émission de gaz à effet de serre, depuis le début de l’ère industrielle, par des acteurs tant étatiques que non étatiques. Partant, ces changements ne sauraient être considérés comme participant d’une « pollution » localisée directement imputable à un État donné, d’autant que, comme les auteurs eux-mêmes le reconnaissent, les États parties visés par les communications ne sont pas les principaux émetteurs de gaz à effet de serre.

4.4L’État partie avance en outre que la communication est irrecevable aussi parce que les recours internes n’ont pas été épuisés. Les auteurs auraient pu saisir le tribunal administratif pour dénoncer l’inaction présumée des autorités face aux changements climatiques, mais ont décidé de ne pas le faire. Or, il ne leur suffit pas de dire qu’un recours a peu de chances d’aboutir pour être dispensés de l’obligation de saisir les juridictions nationales. Les tribunaux administratifs de Paris, de Lyon et de Lille, en particulier, ont déjà examiné des demandes visant à faire reconnaître la responsabilité de l’État et à obtenir réparation pour le préjudice causé à des particuliers par la pollution atmosphérique. De la même manière, leConseil d’État a constaté que l’État n’avait pas fait tout le nécessaire pour lutter contre la pollution atmosphérique et a enjoint au Premier Ministre et au Ministre chargé de l’environnement, du développement durable et de l’énergie de prendre toutes les mesures nécessaires pour que soient mis en œuvre des plans relatifs à la qualité de l’air. Dans l’affaire dite « du Siècle », qui était examinée par le tribunal administratif de Paris au moment de la soumission de la communication, plusieurs associations demandaient au tribunal d’affirmer les obligations de l’État partie en matière d’environnement, de constater les manquements de celui-ci dans le domaine de la lutte contre les changements climatiques et d’enjoindre aux autorités compétentes d’y mettre un terme. En outre, le Conseil d’État examine une plainte tendant à ce que les autorités se voient ordonner de prendre toute mesure utile pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. L’État partie signale de surcroît que la notion de préjudice écologique est reconnue en droit français depuis l’adoption de la loi no 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages. Pour ce qui est du coût prétendument excessif des procédures administratives, l’État partie indique que toute personne dont les revenus le justifient peut bénéficier de l’aide juridictionnelle. S’agissant des délais, il s’écoule en moyenne vingt-six mois et vingt-cinq jours du stade de la première instance à celui de la cassation, ce qui n’est pas déraisonnable.

4.5L’État partie avance enfin que la communication est insuffisamment étayée, car les auteurs mettent l’accent sur des conséquences générales actuelles et futures des changements climatiques sans démontrer en quoi ces conséquences leur ont directement porté préjudice. De surcroît, la communication est manifestement dénuée de fondement en ce que les auteurs cherchent non pas à faire reconnaître des violations de leurs droits, mais à amener le Comité à se prononcer sur la question générale de l’existence des changements climatiques et de leurs conséquences.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

5.1Dans un courrier daté du 4 mai 2020, les auteurs ont soumis leurs commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité de la communication. Ils soutiennent que la communication est recevable et réaffirment que le Comité est compétent pour examiner la plainte, que celle-ci est suffisamment étayée et que rien ne servirait d’utiliser les voies de recours internes.

5.2En ce qui concerne la compétence, les auteurs soutiennent que l’État partie exerce un contrôle effectif sur les émissions provenant de son territoire. Il est le seul à pouvoir réduire ces émissions étant donné qu’il a le pouvoir souverain de réglementer les activités, de délivrer des licences, d’imposer des amendes et de percevoir des impôts. Parce que l’État partie exerce un contrôle exclusif sur les activités qui sont à l’origine de préjudices, les victimes prévisibles des répercussions de ces activités, dont les auteurs, relèvent de sa juridiction. Pour ce qui est de l’argument selon lequel les changements climatiques sont un problème mondial dont l’État partie ne saurait être tenu responsable, les auteurs avancent qu’en vertu du droit international coutumier, lorsque deux ou plusieurs États contribuent à un résultat dommageable, chacun de ces États est responsable de ses propres actes, nonobstant la participation d’autres États. Aux termes de l’article 47 des articles de la Commission du droit international sur la responsabilité de l’État, « [l]orsque plusieurs États sont responsables du même fait internationalement illicite, la responsabilité de chaque État peut être invoquée par rapport à ce fait ». Dans les situations de ce genre, la responsabilité de chaque État participant est établie séparément, sur la base du comportement de l’État en question et au regard de ses propres obligations internationales.

5.3Les auteurs réaffirment qu’ils ont établi que chacun d’eux avait subi un préjudice et était exposé au risque de subir de nouveaux préjudices irréparables du fait des changements climatiques résultant en grande partie de l’incapacité de l’État partie de réduire les émissions. Les conséquences des actes et omissions de l’État partie en matière de lutte contre les changements climatiques lèsent directement et personnellement les auteurs et les exposent à des risques prévisibles. Quand bien même d’autres enfants dans le monde seraient dans la même situation ou seraient exposés à des risques similaires, la plainte pour préjudice dû aux changements climatiques ne constitue pas une actio popularis.

5.4Les auteurs réaffirment que rien ne servirait d’utiliser les recours internes, car ils n’auraient aucune chance réelle d’aboutir. Ils soutiennent que les tribunaux nationaux ne peuvent pas statuer sur leurs griefs relatifs à l’obligation de coopération internationale et ne peuvent pas déterminer si l’État partie a fait ou non usage des moyens juridiques, économiques et diplomatiques à sa disposition pour convaincre d’autres États membres du G20 et des entreprises qui exploitent des combustibles fossiles de réduire leurs émissions. L’État partie n’a pas d’instance compétente pour examiner les griefs formulés et se prononcer sur les mesures de réparation demandées, la plainte portant sur des violations des droits de l’homme causées par les actions de multiples États dont les effets se font sentir à travers de multiples frontières. L’immunité de juridiction rend vaine toute action en réparation pour les dommages transfrontières causés par des États tiers. Les auteurs ajoutent que les mesures de réparation qu’ils demandent ne sont pas du ressort des tribunaux ou que, à tout le moins, il est très peu probable qu’elles soient ordonnées. Les tribunaux nationaux sont peu susceptibles, voire incapables, d’ordonner aux pouvoirs législatif et exécutif de respecter leurs obligations internationales dans le domaine du climat et de réduire les émissions. De plus, il est probable que les tribunaux nationaux accordent une grande latitude au parlement et au gouvernement pour ce qui est de déterminer ce qui constitue une politique climatique appropriée. En l’espèce, les mesures de réparation demandées supposent aussi l’adoption de décisions politiques en matière de relations internationales. Les tribunaux nationaux ne peuvent pas enjoindre au gouvernement de coopérer avec la communauté internationale pour lutter contre les changements climatiques. En résumé, aucun tribunal n’obligerait le gouvernement à prendre des mesures de précaution efficaces permettant d’éviter que les auteurs ne subissent de nouveaux préjudices.

5.5En ce qui concerne les recours nationaux mentionnés par l’État partie, les auteurs soutiennent que leurs griefs ne sont pas du ressort des tribunaux français. Les tribunaux administratifs français ne feraient pas respecter les droits à la vie et à la santé consacrés par la Convention, celle-ci n’ayant pas d’effet direct dans le droit interne français. La Constitution française ne protège pas le droit à la vie et, quand bien même les auteurs feraient valoir les droits qui leur sont reconnus par la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l’homme), aucun tribunal français n’a jamais reconnu les droits à la vie et à la santé dans le contexte de la protection de l’environnement. Bon nombre d’autres facteurs rendent les recours devant les tribunaux français ineffectifs. Il existe en France une stricte séparation des pouvoirs qui empêche la justice d’exercer le même pouvoir général d’appréciation et de décision que celui accordé au Parlement et contraint les tribunaux à faire preuve d’une certaine déférence envers le pouvoir politique, et la justice accorde à l’État une grande latitude pour ce qui est de s’acquitter des obligations positives découlant des conventions internationales, y compris les traités relatifs aux droits de l’homme. De surcroît, les tribunaux administratifs français ne sont pas habilités à se pencher sur le fait que le Parlement n’introduit pas ou ne vote pas les lois voulues et n’ont retenu la responsabilité de l’exécutif dans des affaires relatives à l’environnement que lorsqu’il était établi que l’administration avait l’obligation légale et expresse d’agir, ce qui n’est pas le cas en ce qui concerne les changements climatiques. Les auteurs soutiennent que, même s’ils parvenaient à surmonter tous ces obstacles, ils auraient peu de chances de l’emporter sur le fond, car les tribunaux administratifs français appliquent des critères de causalité très stricts dans les affaires portant sur l’environnement. L’État partie ne pourrait être tenu responsable de la violation de leurs droits que si ses politiques climatiques inadéquates étaient la « cause prépondérante » des dommages subis. Or, étant donné que de nombreux États contribuent à ces changements et que ni la France ni aucun autre État n’en sont à eux seuls la cause prépondérante, il est peu probable qu’un plaignant dénonçant un préjudice dû aux changements climatiques puisse obtenir gain de cause contre l’État partie.

5.6Les auteurs affirment en outre que, en raison du caractère unique de leurs griefs, les recours internes seraient déraisonnablement longs, car il leur faudrait engager une procédure dans chacun des cinq États parties visés et chacune de ces procédures prendrait plusieurs années. L’État partie ne pourrait pas garantir l’octroi d’une réparation dans les délais voulus et tout retard dans la réduction des émissions pèse sur le budget carbone restant et rend l’objectif consistant à limiter le réchauffement à 1,5 °C encore plus hors de portée.

5.7Les auteurs prennent note de l’argument selon lequel la réserve que l’État partie a émise à l’article 30 de la Convention empêche le Comité d’examiner toute communication déposée contre la France pour violation du droit à la culture. Aux termes de la réserve, « [l]e Gouvernement de la République déclare, compte tenu de l’article 2 de la Constitution de la République française, que l’article 30 n’a pas lieu de s’appliquer en ce qui concerne la République ». Les auteurs soutiennent toutefois que cette réserve est incompatible avec l’objet et le but de la Convention et que, quand bien même elle serait applicable, elle ne concernerait que les Français.

5.8Les auteurs notent que l’article 51 de la Convention dispose qu’« [a]ucune réserve incompatible avec l’objet et le but de la [...] Convention n’est autorisée ». Au sujet des réserves aux traités, la Commission du droit international a déclaré : « [u]ne réserve est incompatible avec l’objet et le but du traité si elle porte atteinte à un élément essentiel du traité, nécessaire à son économie générale, de telle manière que sa raison d’être se trouve compromise ». Plus précisément, « un “élément essentiel” peut consister en une norme, un droit ou une obligation qui, interprété dans son contexte, est indispensable à l’économie générale du traité et dont l’exclusion ou la modification en compromet la raison d’être elle‑même ». Un État ne peut pas s’abriter derrière son droit interne pour, en réalité, n’accepter aucune obligation internationale nouvelle alors que le but du traité vise à une modification de la pratique des États parties au traité. Les auteurs soutiennent que les droits culturels sont au cœur de l’objet et du but de la Convention, dont le préambule précise qu’elle a notamment pour objectif de garantir « le développement harmonieux » de l’enfant, ce pour quoi les États parties doivent tenir « dûment compte de l’importance des traditions et valeurs culturelles de chaque peuple ». Aux termes de l’article 4 de la Convention, les États parties sont tenus de prendre toutes les mesures législatives, administratives et autres qui sont nécessaires pour mettre en œuvre les droits reconnus dans la Convention, parmi lesquels il faut inclure le droit à la culture. Plus précisément, dans le cas des droits économiques, sociaux et culturels, les États parties prennent ces mesures dans toutes les limites des ressources dont ils disposent et, s’il y a lieu, dans le cadre de la coopération internationale. Au paragraphe 5 de son observation générale no 11 (2009), le Comité indique que les références spécifiques aux enfants autochtones dans la Convention montrent qu’il est reconnu que ces enfants ont besoin de mesures spéciales pour exercer pleinement leurs droits. Les auteurs affirment que, si l’on examine l’observation générale du Comité et la Convention « dans son ensemble, de bonne foi, globalement », il est évident que le droit de l’enfant à la culture est un élément essentiel de la Convention. Ils observent que le Comité a recommandé à plusieurs reprises à l’État partie de retirer sa réserve à l’article 30. De surcroît, quand bien même le Comité admettrait la réserve, il devrait en limiter l’application aux nationaux de l’État partie se trouvant en France métropolitaine et dans les territoires français. En effet, la réserve ne saurait exempter l’État de l’obligation que lui fait la Convention de respecter et de garantir le droit à la culture des peuples, y compris les peuples autochtones, qui se trouvent en dehors d’un territoire qui relève de sa juridiction.

Intervention de tiers

6.Le 1er mai 2020, David R. Boyd, Rapporteur spécial sur la question des obligations relatives aux droits de l’homme se rapportant aux moyens de bénéficier d’un environnement sûr, propre, sain et durable, et John H. Knox, ancien titulaire de ce mandat, ont soumis une intervention en tant que tiers au Comité.

Observations de l’État partie sur l’intervention de tiers

7.1Le 30 juillet 2020, l’État partie a présenté des observations sur l’intervention. Il réaffirme que la communication est irrecevable et exprime son désaccord avec le principe que le Comité des droits de l’homme a formulé dans l’observation générale no 36 (2018) et selon lequel les États sont tenus de garantir le droit à la vie de toutes les personnes qui sont touchées de manière directe et raisonnablement prévisible par ses activités militaires ou autres, y compris les personnes qui se trouvent en dehors de leur territoire.

7.2L’État partie réaffirme que ses émissions de gaz à effet de serre ne sont pas la cause directe des changements climatiques, qui sont le résultat de multiples facteurs. Par ailleurs, il soutient que, s’il est vrai que la France a pris des engagements en matière de lutte contre les changements climatiques, notamment dans le cadre de l’Accord de Paris, le Comité n’a pas compétence pour vérifier le respect de ces engagements.

Audition

8.1À l’invitation du Comité et conformément à l’article 19 de son règlement intérieur au titre du Protocole facultatif, les représentants des deux parties se sont présentés devant le Comité le 17 septembre 2021 par vidéoconférence, ont répondu aux questions des membres du Comité sur leurs positions et ont fourni des éclaircissements.

Commentaires présentés oralement par les auteurs

8.2Les auteurs réaffirment qu’ils n’auraient pas accès à un recours utile dans l’État partie. Ils font valoir que deux affaires emblématiques ont clairement montré que la justice ne peut contraindre le gouvernement à adopter des objectifs de réduction des émissions correspondant à une réduction du réchauffement à 1,5 °C. Tout ce qu’un tribunal peut faire, c’est déterminer si le gouvernement atteint les objectifs qu’il s’est lui-même fixés. Premièrement, dans « l’affaire du siècle », des organisations non gouvernementales ont engagé une procédure contre le gouvernement, demandant l’une des principales réparations demandées par les auteurs dans leur communication. Elles ont demandé au tribunal administratif de Paris d’ordonner au gouvernement de réduire les émissions de manière à rester dans la limite de 1,5 °C. Néanmoins, le tribunal a uniquement pu se prononcer sur la question de savoir si l’État partie avait atteint ses propres objectifs nationaux et les objectifs fixés par l’Union européenne. Les auteurs font valoir que les tribunaux de l’État partie ne peuvent examiner la pertinence de ces objectifs au regard du droit des droits de l’homme parce que l’État partie ne donne pas d’effet direct aux droits consacrés dans la Convention relative aux droits de l’enfant, y compris au principe de l’intérêt supérieur de l’enfant. Ils font observer que, dans l’affaire Grande-Synthe, une municipalité a engagé une procédure contre le Gouvernement, affirmant qu’en ne réduisant pas davantage ses émissions, celui-ci avait violé la Convention européenne des droits de l’homme et d’autres dispositions du droit national et du droit européen. Dans sa première décision, en novembre 2020, le Conseil d’État a dit ne pas avoir compétence pour ordonner au gouvernement de promulguer une législation plus ambitieuse sur le climat et pouvoir seulement déterminer si le gouvernement atteignait ses propres objectifs climatiques au regard du code français de l’énergie et des règlements de l’Union européenne. En juillet 2021, dans sa décision sur le fond, il a jugé que l’État partie ne s’était pas conformé à sa propre réglementation et a ordonné au gouvernement de prendre toutes les mesures nécessaires pour atteindre l’objectif de 40 % de réduction des émissions gaz à effet de serre fixé dans le droit français comme dans le droit européen. Les auteurs font valoir que, si une réduction de 40 % peut sembler importante, elle conduirait en réalité, selon les modèles de la répartition équitable, à un réchauffement climatique dévastateur de 3 à 4 °C. Même les objectifs les plus ambitieux de l’Union européenne annoncés dans les contributions déterminées au niveau national telles que révisées en 2020 et dans la loi européenne de 2021 sur le climat devraient aboutir à un réchauffement de 3 °C. La réalisation des objectifs fixés au niveau national comme au niveau européen ne mettrait donc un terme ni aux émissions excessives de l’État partie ni à sa contribution au préjudice subi par les auteurs.

Commentaires présentés oralement par l’État partie

8.3L’État partie fait savoir que, s’il partage pleinement les préoccupations des auteurs concernant les effets du réchauffement climatique, la procédure de présentation de communications émanant de particuliers n’est pas le cadre juridique approprié pour traiter des conséquences du réchauffement climatique pour les enfants.

8.4L’État partie répète que la communication devrait être considérée irrecevable pour défaut de compétence. Il fait valoir que la compétence est avant tout territoriale et que la reconnaissance de la compétence extraterritoriale doit rester exceptionnelle. Il fait remarquer qu’aucun des auteurs ne réside en France et fait valoir qu’il n’exerce de contrôle effectif sur aucun d’entre eux. Il note que, dans son observation générale no36 (2018), le Comité des droits de l’homme indique qu’une personne peut relever de la juridiction d’un État même lorsqu’elle se trouve en dehors de son territoire si son droit à la vie est affecté par une des activités de l’État en question. L’État partie rappelle qu’il est vivement opposé à cette interprétation de la compétence extraterritoriale, étant donné que : a)les critères utilisés sont vagues et imprécis et sont donc source d’incertitude juridique ; b)une telle interprétation conduirait à une application quasi-universelle des conventions internationales, qui irait bien au-delà de l’engagement pris par les États ; c)cela créerait, pour les États qui ont accepté la procédure de présentation de communications, un afflux massif de communications qui devraient viser des États qui n’ont pas accepté cette procédure. L’État partie fait valoir que les auteurs n’ont pas établi qu’il existait, entre ses actes ou omissions et le préjudice qu’ils disent avoir subi, un lien de causalité qui pourrait être considéré comme direct et raisonnablement prévisible, pour employer les termes de l’observation générale no36 (2018) (par.22).

8.5L’État partie répète également que la communication devrait être considérée irrecevable pour non-épuisement des recours internes. Il fait valoir que plusieurs procédures administratives ont été menées avec succès en France concernant le réchauffement climatique, ce qui montre qu’il existe des recours internes utiles dont les auteurs auraient dû se prévaloir avant de saisir le Comité. Il renvoie aux décisions rendues dans deux affaires engagées en 2019, qui selon lui montrent que des recours internes utiles sont disponibles: une décision du 3février 2021 par laquelle le tribunal administratif de Paris a jugé que la responsabilité de l’État était engagée car les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre fixés pour la période 2015-2018 n’avaient été que partiellement atteints, et une décision du 1erjuillet 2021 par laquelle le Conseil d’État a enjoint au Gouvernement de prendre des mesures supplémentaires d’ici le 31 mars 2022 afin de s’acquitter de ses engagements en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Il argue que la durée des procédures administratives, à savoir vingt-six mois et vingt-cinq jours en moyenne, appels compris, est raisonnable. L’engagement de telles procédures est gratuit et les plaignants n’ont pas l’obligation de se faire représenter par un conseil s’ils ne demandent pas d’indemnisation ou si la demande concerne l’annulation d’un acte administratif. Il est possible de bénéficier de l’aide juridictionnelle. Les enfants, s’ils sont représentés par leurs parents, peuvent aussi saisir le tribunal administratif. L’État partie fait valoir que, si les relations internationales ne peuvent en soi faire l’objet d’un contrôle juridictionnel, la justice contrôle le respect des obligations internationales qu’il a contractées, y compris au titre de la Convention, même si ces obligations n’ont pas été transposées en droit interne, à condition qu’elles aient un effet direct. Il fait valoir que le Conseil d’État, en établissant l’obligation d’interpréter le droit interne à la lumière de l’Accord de Paris, a donné un effet direct à cet accord. Il répète que sa réserve à l’article30 de la Convention ne saurait être considérée comme contraire à l’objet et au but de la Convention.

Audition des auteurs

9.Le 28 mai 2021, à l’invitation du Comité et en application de l’article19 de son règlement intérieur au titre du Protocole facultatif, 11 des auteurs se sont présentés devant le Comité en vidéoconférence, en séance privée, sans la présence des représentants de l’État. Ils ont décrit les effets des changements climatiques sur leur vie quotidienne et exprimé leur avis sur ce que devraient faire les États visés pour répondre aux changements climatiques et sur les raisons pour lesquelles le Comité devrait examiner leurs griefs.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

10.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 20 de son règlement intérieur au titre du Protocole facultatif, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

Compétence

10.2Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la communication est irrecevable pour défaut de compétence au motif que les auteurs ne résident pas sur le territoire français et ne relèvent pas autrement de sa juridiction car il n’exerce pas de contrôle effectif sur eux. Il note que l’État partie soutient que les changements climatiques ne sauraient être considérés comme participant d’une « pollution » localisée directement imputable à un État donné, d’autant que, comme les auteurs eux-mêmes le reconnaissent, l’État parties ne fait pas partie des principaux émetteurs de gaz à effet de serre. Le Comité note également que les auteurs avancent qu’ils relèvent de la juridiction de l’État partie en ce qu’ils sont victimes des conséquences prévisibles des actes par lesquels, à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières, l’État partie contribue aux changements climatiques, ainsi que des conséquences prévisibles des émissions polluantes de dioxyde de carbone sciemment produites, autorisées ou favorisées par l’État partie à l’intérieur de son territoire. Il note en outre que, selon les auteurs, les actes et omissions de l’État partie qui contribuent à faire perdurer la crise climatique les ont déjà exposés pendant toute leur enfance aux risques prévisibles et potentiellement mortels des changements climatiques causés par l’homme.

10.3Aux termes de l’article 2 (par. 1) de la Convention, les États parties ont l’obligation de respecter et de garantir les droits de tout enfant relevant de leur juridiction. En vertu de l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a compétence pour recevoir et examiner les communications présentées par des particuliers ou des groupes de particuliers ou au nom de particuliers ou de groupes de particuliers relevant de la juridiction d’un État partie qui affirment être victimes d’une violation par cet État partie de l’un quelconque des droits énoncés dans la Convention. Il observe que, si ni la Convention ni le Protocole facultatif ne font référence au « territoire » dans le contexte de la juridiction, la notion de juridiction extraterritoriale devrait être interprétée de manière restrictive.

10.4Le Comité prend note de la jurisprudence pertinente du Comité des droits de l’homme et de la Cour européenne des droits de l’homme concernant la compétence extraterritoriale. Néanmoins, cette jurisprudence concerne des situations factuelles qui sont très différentes de celles de l’affaire à l’examen. La communication des auteurs soulève de nouveaux problèmes de compétence en ce qui concerne les dommages transfrontières liés aux changements climatiques.

10.5Le Comité prend également note de l’avis consultatif OC-23/17 de la Cour interaméricaine des droits de l’homme sur l’environnement et les droits de l’homme, qui est particulièrement pertinent pour la question de la compétence en l’espèce en ce qu’il précise la portée de la compétence extraterritoriale en relation avec la protection de l’environnement. Dans cet avis, la Cour a noté que, lorsqu’un dommage transfrontalier portait atteinte à des droits garantis par un traité, les personnes se trouvant en dehors du territoire de l’État d’origine étaient réputées relever de la juridiction de cet État dès lors qu’il existait un lien de causalité entre l’acte commis sur le territoire de l’État en question et les violations constatées (par. 101). Il y a exercice de la juridiction lorsque l’État d’origine exerce un contrôle effectif sur les activités qui ont causé le dommage et les violations des droits de l’homme qui y ont fait suite (par. 104, al. h)). La notion de juridiction de l’État d’origine en cas de dommage transfrontières est fondée sur le principe selon lequel c’est l’État sur le territoire ou sous la juridiction duquel les activités ont été menées qui exerce un contrôle effectif sur celles‑ci et est en mesure d’éviter qu’elles causent un dommage transfrontière qui aurait des effets sur l’exercice des droits de l’homme à l’extérieur de son territoire. Les victimes potentielles des conséquences négatives de ces activités relèvent de la juridiction de l’État d’origine, dont la responsabilité peut être engagée pour manquement à l’obligation de prévenir les dommages transfrontières (par. 102). La Cour a noté que l’on pouvait donc conclure que l’obligation de prévenir des dommages ou atteintes transfrontières à l’environnement était une obligation reconnue par le droit international de l’environnement et que les États pouvaient être tenus responsables de tout dommage significatif causé à des personnes se trouvant hors de leurs frontières par des activités ayant leur origine sur leur territoire ou relevant de leur autorité ou de leur contrôle effectif (par. 103).

10.6Le Comité rappelle que, dans la déclaration conjointe sur les droits de l’homme et les changements climatiques qu’il a publiée avec quatre autres organes conventionnels, il est souligné que le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat a confirmé dans un rapport publié en 2018 que les changements climatiques menaçaient gravement l’exercice des droits de l’homme protégés par la Convention, notamment le droit à la vie, le droit à une alimentation adéquate, le droit à un logement convenable, le droit à la santé, le droit à l’eau et les droits culturels (par. 3). Il serait contraire aux obligations des États relatives aux droits de l’homme de ne pas prévenir des atteintes prévisibles aux droits de l’homme provoquées par les changements climatiques ou de ne pas réglementer les activités qui contribuent à de telles atteintes (par. 10).

10.7Compte tenu de ce qui précède, le Comité estime que le critère approprié en ce qui concerne l’établissement de la juridiction en l’espèce est celui retenu par la Cour interaméricaine des droits de l’homme dans son avis consultatif sur l’environnement et les droits de l’homme. Cela signifie que, lorsqu’un dommage transfrontière se produit, les enfants sont sous la juridiction de l’État sur le territoire duquel se trouve la source des émissions aux fins de l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif s’il y a un lien de causalité entre les actes ou omissions de l’État en question et les effets négatifs produits sur les droits d’enfants se trouvant en dehors de son territoire, lorsque l’État d’origine exerce un contrôle effectif sur la source des émissions en question. Le Comité considère que, si les éléments requis pour établir la responsabilité de l’État constituent une question de fond, il faut, même aux fins de l’établissement de la juridiction, que les dommages que les victimes disent avoir subis aient été raisonnablement prévisibles pour l’État partie au moment de ses actes ou omissions.

10.8Le Comité note que les auteurs affirment que, si les changements climatiques et les dommages environnementaux et les atteintes aux droits de l’homme qu’ils entraînent sont un problème collectif qui concerne l’ensemble de la planète et nécessite une solution mondiale, il n’en reste pas moins que les États parties sont individuellement responsables de leurs propres actes ou omissions s’agissant de ces changements et de la manière dont ils y contribuent. Il note aussi que les auteurs avancent que l’État partie exerce un contrôle effectif sur la source des émissions de carbone située sur son territoire et que ces émissions ont des effets transfrontières.

10.9Le Comité considère qu’il est généralement accepté et corroboré par des preuves scientifiques que les émissions de carbone générées dans l’État partie contribuent à l’aggravation des changements climatiques et que les changements climatiques ont des effets néfastes à la fois sur le territoire de l’État partie et au-delà. Il considère que, étant donné qu’il a la capacité de réglementer les activités qui sont la source de ces émissions et de faire respecter les réglementations adoptées, l’État partie exerce un contrôle effectif sur les émissions.

10.10Conformément au principe des responsabilités communes mais différenciées, tel qu’énoncé dans l’Accord de Paris, le Comité estime que le caractère collectif de la cause des changements climatiques n’exonère pas l’État partie de sa responsabilité individuelle qui pourrait découler du dommage que pourraient causer à des enfants, où qu’ils se trouvent, les émissions générées sur son territoire.

10.11En ce qui concerne la prévisibilité, le Comité prend note de l’argument des auteurs, que l’État partie n’a pas contesté, selon lequel l’État partie est conscient des effets préjudiciables de ses contributions aux changements climatiques depuis des décennies et a signé la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques en 1992 et l’Accord de Paris en 2016. À la lumière des preuves scientifiques existantes qui montrent les conséquences de l’effet cumulatif des émissions de carbone pour la jouissance des droits de l’homme, y compris les droits consacrés par la Convention, le Comité considère que les effets potentiellement préjudiciables des actes ou omissions de l’État partie concernant les émissions de carbone générées sur son territoire étaient raisonnablement prévisibles pour l’État partie.

10.12Ayant conclu que l’État partie exerce un contrôle effectif sur les sources d’émissions qui contribuent à causer des dommages raisonnablement prévisibles à des enfants vivant hors de son territoire, le Comité doit maintenant déterminer si le lien de causalité entre les dommages que disent avoir subis les auteurs et les actes ou omissions de l’État partie est suffisant pour établir la juridiction. À cet égard, il observe, dans le droit fil de la position de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, que, dans les affaires de dommages transfrontières, tous les effets négatifs n’engagent pas la responsabilité de l’État sur le territoire duquel ont eu lieu les activités ayant causé le dommage transfrontière, que les raisons pour lesquelles la juridiction pourrait être établie doivent être étayées compte tenu des circonstances particulières de l’espèce et que le dommage doit être « significatif ». À cet égard, le Comité note que la Cour interaméricaine a observé que, dans les articles sur la prévention des dommages transfrontières résultant d’activités dangereuses, la Commission du droit international faisait référence uniquement aux activités qui pouvaient causer un dommage transfrontière significatif et qu’il devait être entendu que « significatif » est plus que « détectable » mais sans nécessairement atteindre le niveau de « grave » ou « substantiel ». La Cour a en outre indiqué que le dommage devait se solder par un effet préjudiciable réel sur des choses telles que la santé de l’homme, l’industrie, les biens, l’environnement ou l’agriculture dans d’autres États et que ces effets préjudiciables devaient pouvoir être mesurés à l’aide de critères factuels et objectifs.

Qualité de victime

10.13Dans les circonstances particulières de l’espèce, le Comité prend note des griefs des auteurs qui affirment que les droits qu’ils tiennent de la Convention ont été violés par les États parties visés, qui, par leurs actes et leurs omissions, contribuent aux changements climatiques, et que le préjudice s’aggravera à mesure que la planète continuera de se réchauffer. Il prend note des griefs des auteurs qui affirment : que la fumée des feux de forêts et la pollution liée à la chaleur sont responsables de l’aggravation de l’asthme dont souffrent certains d’entre eux, qui nécessite des hospitalisations ; que la propagation et l’intensification des maladies à transmission vectorielle a aussi eu des répercussions sur les auteurs, certains d’entre eux ayant contracté le paludisme à de multiples reprises au cours d’une année ou ayant été atteints de la dengue ou du chikungunya ; que les auteurs ont été exposés à des vagues de chaleurs extrêmes qui ont gravement menacé la santé de beaucoup d’entre eux; que, pour certains des auteurs, la sécheresse compromet la sécurité de l’approvisionnement en eau ; que certains des auteurs ont été exposés à des tempêtes et des inondations extrêmes ; que le niveau de subsistance des auteurs autochtones est compromis ; qu’en raison de l’élévation du niveau de la mer, les Îles Marshall et les Palaos risquent de devenir inhabitables dans quelques dizaines d’années ; que les changements climatiques ont nui à la santé mentale des auteurs, dont certains disent souffrir d’anxiété liée au climat. Le Comité considère que, en tant qu’enfants, les auteurs sont particulièrement touchés par les changements climatiques, non seulement en raison des effets qu’ils ont sur eux, mais aussi parce que ces changements risquent d’avoir des conséquences pour eux tout au long de leur vie, en particulier si des mesures ne sont pas prises immédiatement. Sachant que les changements climatiques ont des effets particuliers sur les enfants et que ceux-ci ont le droit à des garanties spéciales, en particulier à une protection juridique appropriée, les États ont une obligation accrue de protéger les enfants contre les dommages prévisibles.

10.14Compte tenu de ce qui précède, le Comité conclut que les auteurs ont suffisamment démontré, aux fins de l’établissement de la juridiction, que les atteintes aux droits qui leur sont reconnus par la Convention qui résultent des actes ou omissions de l’État partie concernant les émissions de carbone trouvant leur source sur son territoire étaient raisonnablement prévisibles. Il conclut également que, pour démontrer leur qualité de victimes, les auteurs ont établi à première vue qu’ils ont personnellement subi un dommage réel et significatif. En conséquence, il conclut qu’il n’est pas empêché par l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif d’examiner la communication.

Épuisement des recours internes

10.15Le Comité prend note l’argument de l’État partie selon lequel la communication devrait être jugée irrecevable pour non-épuisement des recours internes. Il note que l’État partie soutient que les auteurs auraient pu engager une procédure administrative en France et que des tribunaux administratifs français, notamment ceux de Paris, de Lyon et de Lille, ont déjà examiné des requêtes introduites par des particuliers qui souhaitaient faire reconnaître la responsabilité de l’État et obtenir réparation pour des préjudices subis du fait de dommages causés à l’environnement. Il note également que l’État partie fait valoir que le Conseil d’État a jugé que la France n’avait pas pris les mesures voulues pour lutter contre la pollution atmosphérique et que le tribunal administratif de Paris examine actuellement l’affaire dite « du Siècle », dans le cadre de laquelle plusieurs associations lui demandent de reconnaître les obligations faites à l’État partie en matière de lutte contre les changements climatiques. Il note en outre que l’État partie avance que toute personne peut, si ses revenus le justifient, bénéficier d’une aide juridictionnelle pour engager une procédure interne, et que le délai moyen de traitement d’une affaire devant les tribunaux administratifs est, de la première instance à la cassation, de vingt-six mois et vingt-cinq jours. Il prend note de l’argument selon lequel les griefs des auteurs ne sont pas du ressort des tribunaux français car, comme la Convention n’emporte pas d’effets directs en droit français, les tribunaux administratifs, s’ils étaient saisis, ne feraient pas respecter les droits à la vie et à la santé qu’elle garantit. Il prend note également de l’argument des auteurs selon lesquels de nombreux facteurs font que la justice française ne leur offre pas de recours effectifs, à savoir que : a) en France, la séparation des pouvoirs est stricte et les tribunaux n’ont donc pas le même pouvoir général d’appréciation et de décision que le Parlement ; b) les tribunaux accordent à l’État une grande latitude pour ce qui est de s’acquitter des obligations positives découlant des conventions internationales, y compris les traités relatifs aux droits de l’homme ; c) les tribunaux administratifs ne peuvent pas se pencher sur le fait que le Parlement n’introduit pas ou ne vote pas les lois voulues et n’ont retenu la responsabilité de l’exécutif dans des affaires relatives à l’environnement que lorsqu’il était établi que l’administration avait l’obligation légale et expresse d’agir, ce qui n’est pas le cas en ce qui concerne les changements climatiques.

10.16Le Comité rappelle qu’un auteur doit avoir exercé toutes les voies de recours judiciaires et administratives qui peuvent lui offrir une perspective raisonnable de réparation. Il estime qu’il n’est pas nécessaire d’avoir épuisé les recours internes si ceux-ci n’ont objectivement aucune chance d’aboutir, par exemple dans les cas où la législation interne applicable entraînerait inévitablement le rejet de la demande ou lorsque la jurisprudence établie des plus hautes instances judiciaires exclut toute issue positive. Toutefois, il fait observer que de simples doutes ou supputations quant à l’utilité des recours internes ou leurs chances d’aboutir ne suffisent pas à dispenser les auteurs d’épuiser ces recours.

10.17En l’espèce, le Comité note que les auteurs n’ont pas tenté d’engager de procédure dans l’État partie. Il note également que les auteurs affirment qu’ils se heurteraient à des obstacles considérables s’ils devaient épuiser les recours internes, car les procédures seraient excessivement lourdes, déraisonnablement longues et peu susceptibles de leur permettre d’obtenir une réparation effective. Il note en outre qu’ils soutiennent qu’il est fort probable que les tribunaux internes rejetteraient leurs demandes, qui portent sur l’obligation d’un État de coopérer avec d’autres États, en raison de la non-justiciabilité de la politique étrangère et de l’immunité de juridiction étrangère de l’État. Il considère néanmoins que la question des manquements de l’État partie pour ce qui est de la coopération internationale est soulevée en relation avec la forme d’action en réparation particulière envisagée par les auteurs et que ceux-ci n’ont pas suffisamment démontré qu’une telle action était nécessaire pour obtenir une réparation effective. Il note que l’État partie soutient que les auteurs auraient pu engager une procédure devant les tribunaux administratifs, ce que les intéressés ne contestent pas. Il note en outre que, dans la décision qu’il a rendue le 3 février 2021 dans l’affaire dite « du Siècle », le tribunal administratif de Paris a reconnu le préjudice écologique lié aux changements climatiques et dit que l’État partie était responsable de ne pas avoir pleinement atteint ses objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre. En outre, dans sa décision du 1er juillet 2021, le Conseil d’État a enjoint au Gouvernement de prendre des mesures supplémentaires d’ici le 31 mars 2022 pour respecter ses engagements en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Les auteurs n’ayant pas expliqué pourquoi ils n’avaient pas essayé d’exercer ces recours, si ce n’est en déclarant qu’ils doutaient pouvoir obtenir gain de cause de quelque manière que ce soit, le Comité estime qu’ils n’ont pas épuisé tous les recours internes effectifs et disponibles dont ils pouvaient raisonnablement se prévaloir pour dénoncer une violation présumée des droits garantis par la Convention.

10.18Concernant l’argument des auteurs selon lequel l’immunité de juridiction étrangère de l’État les empêcherait d’épuiser les recours disponibles dans l’État partie, le Comité note que la question de l’immunité de juridiction étrangère de l’État ne se pose qu’en relation avec l’action particulière que les auteurs auraient engagée en poursuivant d’autres États et l’État partie devant les tribunaux internes de celui-ci. Il considère que les auteurs n’ont pas suffisamment démontré, au regard de l’article 7 (al. e)) du Protocole facultatif, que ces recours seraient peu susceptibles de leur permettre d’obtenir une réparation effective.

10.19Le Comité note en outre que les auteurs soutiennent qu’exercer les recours internes entraînerait des procédures déraisonnablement longues. Toutefois, faute d’informations précises venant étayer cet argument et compte tenu des renseignements fournis par l’État partie sur la durée des procédures internes, et du fait que les auteurs n’ont pas tenté de saisir les tribunaux de l’État partie, le Comité estime que les intéressés n’ont pas démontré qu’utiliser les recours internes disponibles dans l’État partie entraînerait des procédures d’une durée déraisonnable au sens de l’article 7 (al. e)) du Protocole facultatif.

10.20En conséquence, le Comité déclare la communication irrecevable au regard de l’article 7 (al. e)) du Protocole facultatif au motif que les recours internes n’ont pas été épuisés.

11.En conséquence, le Comité décide :

a)Que la communication est irrecevable au regard de l’article 7 (al. e)) du Protocole facultatif ;

b)Que la présente décision sera communiquée aux auteurs de la communication et, pour information, à l’État partie.