Comité contre la torture
Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 857/2017 * , **
Communication présentée par : |
Cevdet Ayaz (représenté par deux conseils, Nikola Kovačević et Ana Trkulja, Centre pour les droits de l’homme de Belgrade) |
Victime(s) présumée(s) : |
Le requérant |
État partie : |
Serbie |
Date de la requête : |
7 décembre 2017 (date de la lettre initiale) |
Références : |
Décision prise en application de l’article 115 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 11 décembre 2017 (non publiée sous forme de document) |
Date de la présente décision : |
2 août 2019 |
Objet : |
Risque de torture en cas d’expulsion vers le pays d’origine (non-refoulement) ; prévention de la torture |
Question(s) de fond : |
Expulsion du requérant de la Serbie vers la Turquie |
Question(s) de procédure : |
Néant |
Article(s) de la Convention : |
3 et 15 |
1.1Le requérant est Cevdet Ayaz, un ressortissant turc d’origine kurde, né en 1973. Au moment de la présentation de la communication, il risquait d’être extradé vers la Turquie. Il affirmait que cette extradition constituerait une violation, par la Serbie, de l’article 3, lu conjointement avec l’article 15, de la Convention. La Serbie a fait la déclaration prévue à l’article 22 de la Convention le 12 mars 2001. Le requérant est représenté par deux conseils.
1.2Le 11 décembre 2017, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a prié l’État partie de ne pas expulser le requérant vers la Turquie tant que la requête serait à l’examen. Le 5 novembre 2018, l’État partie a informé le Comité que sa demande de mesures provisoires n’avait pas été portée à l’attention du Ministère serbe de la justice en temps utile pour empêcher l’extradition du requérant : la demande avait été transmise le 18 décembre 2018, alors que la décision d’extrader le requérant avait été prise le 15 décembre 2018.
Rappel des faits présentés par le requérant
2.1Le requérant est un militant politique kurde depuis la fin des années 1980. À l’âge de 18 ans, il a adhéré au Parti populaire du travail et est devenu un proche de Vedet Aydin, le président de la section de Diyarbakir de ce parti, tué par une unité spéciale de la gendarmerie le 7 juillet 1991. Plus tard la même année, en raison d’un regain de violence dans le sud-est de la Turquie et des violations des droits de l’homme commises sur une grande échelle contre la minorité kurde sous prétexte d’opérations antiterroristes, le requérant à décider de gagner l’Iraq. Il s’est installé à Erbil et est devenu membre du YEKBUN, un parti politique kurde qui a cessé d’exister en 1994. Il est resté en Iraq jusqu’en 1997, lorsque la situation en Turquie s’est légèrement améliorée. Il dit n’avoir jamais pris part à aucune opération miliaire, utilisé d’armes ni recouru à la violence pour atteindre ses objectifs politiques. Il n’a jamais été un partisan de groupes enclins à la violence (comme le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK)) ni membre d’un parti politique déclaré illégal ou terroriste par le Gouvernement turc.
2.2À son retour en Turquie, le requérant a vécu paisiblement à Diyarbakir, où il avait ouvert un magasin de fournitures de bureau. Il n’était pas politiquement actif et, en 2000, il est allé faire son service militaire obligatoire dans l’armée turque à Malatya. Le 6 avril 2001, alors qu’il regagnait sa base à Malatya après une permission, l’autocar dans lequel il se trouvait a été arrêté par des gendarmes et membres des forces antiterroristes et le requérant a été emmené au poste de police d’Elazig, où il a passé la nuit. Il n’a pas été informé des raisons de sa arrestation et n’a pas été autorisé à contacter un avocat ni à informer sa famille ou quiconque de l’endroit où il se trouvait. Le lendemain, il a été emmené au Département antiterroriste à Diyarbakir où il a été détenu au secret jusqu’au 18 avril 2001.
2.3Du 6 et le 18 avril 2001, alors qu’il était détenu au secret, le requérant a subi les traitements suivants : il a reçu des gifles ainsi que des coups de poing, de pied et de matraque ; il avait les yeux bandés la plupart du temps ; il a été soumis à la « pendaison palestinienne » ; il a reçu des décharges électriques sur les organes génitaux et les mamelons alors qu’il était maintenu au sol ; il a été aspergé d’eau froide sous pression ; des menaces d’exécution ou de blessures graves ont été constamment proférées à son encontre et à l’encontre des membres de sa famille ; et il a été insulté en raison de ses origines kurdes.
2.4Après des jours de torture, le requérant a été forcé, les yeux bandés, de signer des aveux dans lesquels il reconnaissait, comme il s’en est rendu compte plus tard, être membre et même un des dirigeants du Parti révolutionnaire du Kurdistan (le PSK). Après avoir signé ces aveux, il a été conduit dans un service médical où il a dit au médecin qu’il avait été torturé mais celui-ci, en présence des policiers qui l’avaient torturé, lui a dit qu’il allait bien et a demandé aux policiers de l’emmener. Le requérant affirme qu’il n’a jamais entendu parler du Parti révolutionnaire du Kurdistan et que ce parti n’existe pas. Le 18 avril 2001, le requérant a comparu devant le tribunal de Diyarbakir où il a pour la première fois été autorisé à voir un avocat. À l’audience, il a dit au juge qu’il avait été torturé et forcé de signer des aveux, mais ni le juge ni le procureur ne l’ont interrogé à ce sujet et le tribunal a ordonné son maintien en détention provisoire. Le requérant a été remis en liberté au bout de dix mois, mais la procédure pénale engagée contre lui et 36 autres personnes associées à son parti s’est poursuivie.
2.5En 2006, la Cour européenne des droits de l’homme a examiné le cas du requérant et conclu à une violation du droit à la liberté et à la sécurité garanti par l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme (détention illégale et arbitraire par des agents de la direction de la sûreté de Diyarbakir sans pouvoir contacter un avocat ni faire examiner la légalité de sa détention par un tribunal).
2.6Le 27 novembre 2012, après onze ans d’enquête, le tribunal de Diyarbakir a condamné le requérant et cinq de ses coaccusés à quinze ans d’emprisonnement pour participation à une organisation armée, à savoir le Parti révolutionnaire du Kurdistan (PSK) qui, d’après le jugement rendu par le tribunal, vise à détruire l’État turc tel qu’actuellement organisé et à établir à sa place, dans l’est et le sud-est de l’Anatolie, un État kurde socialiste indépendant (le « Kurdistan »). Le procès s’est limité à quelques audiences consacrées à l’administration de la preuve, auxquelles le requérant n’a pas assisté faute d’avoir été cité à comparaître. Il n’était pas présent lors du prononcé de la peine mais a été informé du verdict par son avocat.
2.7Le requérant a interjeté appel devant la Cour suprême de Turquie, en invoquant toutes les violations commises à son encontre pendant l’enquête préliminaire (torture, extorsion d’aveux, privation de l’assistance d’un conseil). Le 6 avril 2016, la Cour suprême a rejeté cet appel. Le requérant a alors fui la Turquie et traversé plusieurs pays (Azerbaïdjan, Fédération de Russie, Monténégro, République islamique d’Iran et Ukraine) pour tenter de gagner l’Allemagne.
2.8Le requérant a été arrêté le 30 novembre 2016 à la frontière entre la Serbie et la Bosnie-Herzégovine sur la base d’un mandat d’arrêt international émis en Turquie. Le même jour, il a été entendu par un juge du tribunal de district de Šabac en présence d’un avocat commis d’office. Toutefois, comme le requérant ne parlait pas serbe, le tribunal a invité un commerçant local qui avait des relations d’affaires en Turquie à lui servir d’interprète. Cette personne parlait mal le turc et a dû, pendant l’audience, consulter son associé en Turquie par téléphone, lequel a dû à son tour reformuler les questions du juge pour le requérant. Pour cette même raison, l’avocat commis d’office n’a pu s’entretenir confidentiellement avec le requérant. Le tribunal de district de Šabac a décidé de maintenir le requérant en détention en attendant son extradition.
2.9Le 2 décembre 2016, le requérant a fait appel de sa détention. Le 6 décembre 2016, le tribunal de district de Šabac a rejeté cet appel. Le 7 décembre 2016, les autorités turques ont présenté au Ministère serbe de la justice une demande d’extradition concernant le requérant. Le 19 janvier 2017, le tribunal de district de Šabac a jugé que toutes les conditions énoncées aux articles 7 et 16 de la loi sur l’entraide judiciaire en matière pénale étaient réunies et que le requérant pouvait donc être expulsé vers la Turquie. Il n’a pas procédé à un examen rigoureux des risques de traitement contraire à l’article 3 de la Convention. Il a fondé sa décision sur les documents transmis par la Turquie au sujet du requérant, lesquels n’avaient pas été convenablement traduits en serbe et étaient par conséquent illisibles. Ils avaient en effet été traduits dans un mélange de serbe et de macédonien, et d’alphabets cyrillique et latin. Ces mêmes traductions ont été utilisées pendant toute la procédure d’extradition.
2.10Le 3 février 2017, le requérant a interjeté appel de la décision d’extradition devant la Cour d’appel de Novi Sad. Le 23 février 2017, celle-ci a annulé la décision du tribunal de district de Šabac, considérant que celui-ci n’avait pas recouru à des services d’interprétation adéquats lors du procès ni établi de quelle infraction pénale le requérant avait été reconnu coupable en Turquie.
2.11Le 17 mars 2017, le tribunal de district de Šabac a rendu une décision identique à sa décision précédente sans avoir dûment interrogé le requérant, fait convenablement traduire les documents reçus de la Turquie ni convenablement examiné les risques de refoulement. Le 22 mars 2017, le requérant a une nouvelle fois fait appel devant la Cour d’appel de Novi Sad.
2.12Le 12 avril 2017, la Cour d’appel de Novi Sad a tenu une audience au cours de laquelle le requérant a déclaré qu’il avait été victime d’actes de torture et que la procédure pénale engagée contre lui était politiquement motivée. Le même jour, elle a de nouveau ordonné au tribunal de district de Šabac d’interroger convenablement le requérant et de faire traduire correctement les documents reçus de la Turquie.
2.13Le 12 octobre 2017, pour la troisième fois, le tribunal de district de Šabac a décidé que rien ne s’opposait à l’extradition du requérant vers la Turquie. Le 20 octobre 2017, le requérant a de nouveau fait appel de cette décision devant la Cour d’appel de Novi Sad.
2.14Une audience de la Cour d’appel de Novi Sad était prévue le 22 novembre 2017 mais, le 9 novembre, l’avocate du requérant a reçu un appel téléphonique de l’un des juges de la Cour d’appel l’informant que l’audience avait été avancée au 15 novembre 2017. Selon le juge, ce changement avait été demandé par le Ministère de la justice, qui insistait pour que l’affaire soit jugée avant le 30 novembre parce que la détention en attente d’extradition ne pouvait durer plus d’un an. Ce changement était donc nécessaire pour que le Ministre de la justice puisse rendre en temps utile sa décision finale sur l’extradition.
2.15Le 15 novembre 2017, la Cour d’appel de Novi Sad a une nouvelle fois annulé la décision du tribunal de district de Šabac et ordonné à celui-ci de tenir une audience conformément au Code de procédure pénale et de faire traduire les documents reçus de la Turquie pour qu’il soit possible de déterminer précisément de quelle infraction pénale le requérant avait été accusé et déclaré coupable.
2.16Le 22 novembre 2017, le Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés est intervenu pour rappeler aux autorités de l’État partie qu’une procédure de demande d’asile était en cours et qu’il importait d’examiner au fond les allégations de persécution formulées par le requérant.
2.17Le 30 novembre 2017, le tribunal de district de Šabac a tenu une audience lors de laquelle l’avocate du requérant a rappelé que celui-ci avait demandé l’asile en Serbie et que, parce que la détention provisoire de son client avait atteint la durée maximum prévue par la loi (une année venait à échéance ce jour-là), l’intéressé devait être remis en liberté et envoyé au camp pour demandeurs d’asile de Banja Koviljača. Après l’audience, le requérant et ses avocats ont été informés qu’une décision mettant fin à la détention serait transmise en fin de journée à l’établissement pénitentiaire de Šabac où le requérant était détenu, après quoi celui-ci serait remis en liberté.
2.18Cependant, plus tard ce même jour, alors que son avocate attendait devant la prison que le requérant soit libéré, la police a secrètement transféré ce dernier au centre de détention pour étrangers de Padinska Skela. En ayant été informée par le personnel de la prison, l’avocate s’est rendue au centre de détention et y est arrivée le 1er décembre à 00 h 30 ; elle a demandé à voir la décision relative à la détention du requérant mais a essuyé un refus. Le 1er décembre 2017 à 9 heures, elle a reçu la décision d’extradition rendue le même jour par le tribunal de district de Šabac, qui stipulait que toutes les conditions étaient réunies pour que le requérant puisse être expulsé vers la Turquie en application des articles 7 et 16 de la loi sur l’entraide judiciaire en matière pénale.
2.19Plus tard dans la journée du 1er décembre 2017, l’avocate du requérant s’est une nouvelle fois rendue au centre de détention pour rendre visite à son client et obtenir la décision relative à sa détention, mais elle a seulement été autorisée à prendre connaissance d’une lettre signée par le président du tribunal de district de Šabac dans laquelle celui-ci informait la direction du centre de détention pour étrangers que la détention du requérant avait été annulée et remplacée par une autre mesure, à savoir l’interdiction de quitter son lieu de résidence temporaire à Banja Koviljača. Dans la même lettre, le président du tribunal expliquait que, parce que le centre pour demandeurs d’asile de Banja Koviljača était complet, il était nécessaire de détenir le requérant à Padinska Skela. L’avocate n’a pas été autorisée à faire une copie de cette lettre, bien que le directeur du centre de détention l’ait informée que c’était sur la base de cette lettre que le requérant était détenu au centre. Aux termes de la loi sur les étrangers, le centre de détention pour étrangers est un établissement qui accueille les étrangers qui ne sont pas autorisés à entrer dans le pays ou qui doivent en être expulsés.
2.20Le 4 décembre 2017, le requérant a introduit devant la Cour européenne des droits de l’homme une demande de mesures provisoires que la Cour a rejetée le 6 décembre 2017.
Teneur de la plainte
3.À la date de présentation de la communication, le requérant affirmait que son extradition vers la Turquie constituerait une violation des droits qu’il tenait de l’article 3 de la Convention, puisqu’il avait été condamné en Turquie à quinze ans d’emprisonnement pour une infraction politique et sur la base d’aveux extorqués par la torture. Il affirme que le risque de torture et de mauvais traitements est même plus élevé en Turquie depuis la tentative de coup d’État militaire de juillet 2016, car les personnes soupçonnées d’être des opposants politiques au régime en place ont été soumises à la torture et à d’autres mauvais traitements et détenues au secret dans des conditions inhumaines et des prisons surpeuplées.
Informations complémentaires présentées par le requérant
4.1Le 19 juin 2018, le requérant a présenté des informations complémentaires au sujet des procédures judiciaires le concernant en Serbie, de la procédure relative à sa demande d’asile et de celle concernant son extradition vers la Turquie. Il a produit des traductions de diverses pièces de procédure. Il a également fait valoir que son extradition violerait l’article 3, lu conjointement avec l’article 15 de la Convention, parce que les autorités serbes n’avaient pas tenu compte du fait que sa condamnation en Turquie était fondée sur des aveux extorqués par la torture.
4.2Le 4 décembre 2018, le requérant a fait appel devant la Cour d’appel de Novi Sad de la décision du 1er décembre du tribunal de district de Šabac. Dans son acte d’appel, il réaffirmait que, faute de traductions adéquates, le tribunal de première instance n’avait pu établir correctement et totalement les faits de l’affaire le concernant, que c’était pour des raisons politiques qu’il était poursuivi en Turquie et que la procédure relative à sa demande d’asile était toujours en cours, et il demandait à la Cour d’appel de renvoyer l’affaire au tribunal de première instance pour réexamen.
4.3Le 8 décembre 2018, le Bureau du Procureur de Novi Sad a présenté à la Cour d’appel de Novi Sad des conclusions dans lesquelles il déclarait que, même si le tribunal de première instance avait recouru à un interprète compétent lors de sa dernière audience, il n’avait pas suivi les instructions de la juridiction supérieure concernant la traduction des documents transmis par la Turquie, et il proposait donc d’annuler la décision de première instance et de renvoyer l’affaire au tribunal de district de Šabac.
4.4Le 14 décembre 2017, la Cour d’appel de Novi Sad a tenu une audience lors de laquelle l’avocat du requérant a présenté la note verbale du Comité, ainsi que sa traduction en serbe, et demandé à l’État partie de ne pas expulser le requérant vers la Turquie. La Cour d’appel a toutefois confirmé la décision d’extradition rendue par le tribunal de district de Šabac. Dans son arrêt, la Cour d’appel indiquait que, nonobstant la demande du Comité de surseoir à l’expulsion du requérant vers la Turquie, en l’espèce l’extradition était régie par les dispositions du paragraphe 1 de l’article 3 de la Convention européenne d’extradition et celles du paragraphe 1 de l’article 3 du Traité d’extradition entre la Serbie et la Turquie. Elle a jugé que l’extradition ne serait pas autorisée si la personne visée par la demande d’extradition bénéficiait de l’asile sur le territoire de l’État requis et qu’en application du paragraphe 4 de l’article 7 de la loi sur l’entraide judiciaire en matière pénale, c’était au Ministre serbe de la justice et non aux tribunaux qu’il appartenait de décider si l’infraction ayant motivé la demande d’extradition était politique ou non.
4.5Le 15 décembre 2017, le Ministre de la justice a rendu une décision indiquant que la loi sur l’entraide judiciaire en matière pénale autorisait l’extradition du requérant vers la Turquie et que les tribunaux avaient établi que l’infraction pour laquelle l’extradition était demandée constituait également une infraction pénale au regard du droit serbe, à savoir celle de complot aux fins d’activités inconstitutionnelles. Le requérant fait observer que le Ministre de la justice n’a pas examiné les questions de savoir si l’infraction en cause était politique ni si le requérant risquait d’être soumis à la torture, ou s’il avait été torturé et condamné sur la base de déclarations obtenues par la torture.
4.6Par une lettre datée du 14 décembre 2017, l’avocat du requérant a informé le Ministère de l’intérieur, la Direction de la police et l’administration de la police des frontières que, le 11 décembre 2017, le Comité avait demandé des mesures provisoires dans le cas du requérant et que l’expulsion de ce dernier vers la Turquie constituerait une violation des obligations internationales de l’État partie. Cette même lettre a été transmise au Ministère de la justice le 18 décembre 2017. Malgré cela, le requérant a été extradé vers la Turquie dans la nuit du 25 décembre 2017.
4.7S’agissant de la procédure relative à sa demande d’asile, le requérant indique que le 26 janvier 2017, il avait exprimé son intention de demander l’asile dans l’État partie. Il a présenté sa demande d’asile officielle le 9 mai 2017 et un entretien y relatif a eu lieu le 2 août 2017. Lors de cet entretien, le requérant a fait un compte rendu détaillé des activités politiques qu’il avait menées avant son arrestation, de cette arrestation et des tortures qu’il avait subies en 2011, de sa condamnation en Turquie et de sa fuite de ce pays. Il a également présenté des traductions correctes des documents liés à l’instance engagée contre lui en Turquie ainsi qu’une analyse juridique de ceux-ci, montrant que sa condamnation reposait exclusivement sur ses aveux. Il a aussi présenté l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme le concernant, ainsi que des rapports publiés entre 1989 et 2017 par diverses organisations internationales dont il ressortait que les autorités turques avaient largement recouru à la torture pendant cette période.
4.8Le requérant a demandé au Bureau de l’asile d’examiner sa demande sur le fond, sans appliquer automatiquement le concept de « pays tiers sûr », afin que les autorités puissent évaluer le risque de torture existant dans son pays d’origine. Toutefois, le 22 septembre 2017, le Bureau de l’asile a rejeté la demande d’asile du requérant en indiquant que la responsabilité de cette procédure incombait au Monténégro. Selon le Bureau de l’asile, puisque le Monténégro, l’État depuis lequel le demandeur d’asile était entré en Serbie, était sur la liste des pays tiers sûrs en vertu d’une décision du Gouvernement serbe datée du 17 août 2009, et était donc un État respectant les principes relatifs à la protection des réfugiés énoncés dans la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés et son Protocole de 1967, des motifs valides justifiaient le rejet de la demande d’asile sur le fondement du paragraphe 1 6) de l’article 33 de la loi sur l’asile.
4.9À une date indéterminée, le requérant a fait appel de la décision du Bureau de l’asile devant la Commission de l’asile. Le 22 novembre 2017, celle-ci a rejeté cet appel au motif que le Monténégro avait signé et ratifié de nombreux traités relatifs aux droits de l’homme et les appliquait dans la pratique conformément aux normes internationales, et qu’il s’agissait donc d’un pays tiers sûr pour le requérant.
4.10Le requérant soutient qu’il a été extradé vers la Turquie avant d’avoir pu faire appel de la décision de la Commission de l’asile devant le tribunal administratif. Le droit interne prévoit un délai de trente jours à compter de la réception de la décision de la Commission pour faire appel devant le tribunal administratif. Or le requérant a été extradé quatorze jours après que la décision a été transmise à son avocat.
4.11Le requérant fait valoir que nonobstant les attendus de sa décision, le Bureau de l’asile savait que le requérant ne serait pas renvoyé au Monténégro. Il a donc laissé aux autorités compétentes en matière d’extradition le soin d’apprécier comme il se doit, avant l’extradition du requérant, le risque que courait celui-ci de subir des mauvais traitements en Turquie, alors que les tribunaux et le Ministère de la justice n’avaient même pas fait traduire convenablement les documents concernant le requérant reçus de la Turquie.
4.12Le requérant soutient en outre que des rapports et conclusions émanant du Conseil de l’Europe, de titulaires de divers mandats au titre des procédures spéciales et d’organes conventionnels démontrent l’existence en Turquie depuis trente ans d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme graves, flagrantes ou massives. Il fait valoir que les autorités compétentes de l’État partie en matière d’asile et d’extradition auraient dû considérer les informations sur le pays d’origine et sa situation personnelle, à savoir son origine ethnique, ses opinions politiques et le fait qu’il avait été torturé, comme des motifs sérieux de croire qu’il courrait un risque prévisible, personnel, actuel et réel d’être torturé ou victime de mauvais traitements s’il était extradé vers la Turquie.
Observations de l’État partie sur le fond
5.1Le 5 novembre 2018, l’État partie a fait part de ses observations sur le fond. Il fait observer que le 5 décembre 2016, le Ministère de la justice a informé le Gouvernement turc de l’arrestation du requérant sur la base du mandat d’arrêt international émis par l’Organisation internationale de police criminelle (Interpol), et a demandé qu’une demande d’extradition, accompagnée des documents nécessaires, lui soit présentée. Le 29 décembre 2016, le Ministère de la justice a reçu la demande d’extradition ainsi que les documents nécessaires, traduits en serbe. Le lendemain, ces documents ont été transmis au tribunal de district de Šabac (des documents supplémentaires ont suivi les 6 et 9 janvier 2017). Le 9 mai 2017, le tribunal de district de Šabac a renvoyé les documents au Ministère de la justice au motif que « la traduction [était] incompréhensible ». Le 12 mai 2017, le Ministère de la justice a transmis les documents qui lui avaient été retournés à un traducteur turc agréé et la nouvelle traduction a été transmise au tribunal de district de Šabac le 21 juillet 2017. Par une lettre datée du 15 août 2017, le tribunal de district de Šabac a demandé des éclaircissements quant à l’infraction pénale commise par le requérant. Les informations demandées lui ont été communiquées par le Ministère de la justice les 4 et 5 octobre 2017. Le 27 novembre 2017, le Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés est intervenu pour demander que le requérant ne soit pas extradé avant que les autorités se soient prononcées de manière définitive sur sa demande d’asile. Cette intervention a été transmise au tribunal de district de Šabac le 6 décembre 2017. Le 1er décembre 2017, le Ministère de la justice a reçu la décision de la Commission de l’asile rejetant l’appel du requérant. Le 15 décembre 2017, le tribunal de district de Šabac a transmis au Ministère de la justice la décision définitive sur la demande d’extradition du requérant, décision que la Cour d’appel de Novi Sad avait confirmée le 14 décembre 2017. Le 15 décembre 2017, le Ministre de la justice a pris une décision autorisant l’extradition du requérant vers la Turquie. Le 18 décembre 2017, cette décision a été notifiée au Bureau d’Interpol à Belgrade. Le même jour, le Ministère de la justice a reçu, par l’intermédiaire de la Mission permanente de la Serbie auprès de l’Office des Nations Unies à Genève, les documents relatifs à la communication du requérant.
5.2L’État partie rejette l’allégation du requérant selon laquelle les documents reçus de Turquie n’ont pas été traduits convenablement pendant plus d’un an. Il souligne que lorsque le tribunal a demandé une traduction révisée des documents en cause, le Ministère de la justice a engagé localement un traducteur turc agréé.
5.3L’État partie fait en outre observer que ni la Convention européenne d’extradition ni aucun autre accord bilatéral ou multilatéral relatif à l’extradition n’impose à l’État partie qui reçoit une demande d’extradition l’obligation de traduire dans sa langue l’intégralité du dossier de l’affaire. Seuls les documents visés à l’article 12 de la Convention européenne d’extradition, à laquelle la Serbie et la Turquie sont toutes deux parties, doivent être joints à la demande d’extradition, puisque aucun État n’est autorisé à apprécier et examiner une procédure judiciaire conduite dans un autre État.
5.4L’État partie rejette l’allégation du requérant selon laquelle il n’aurait pas respecté le principe de la séparation des pouvoirs en recommandant aux tribunaux de mener la procédure à bien avant que la détention du requérant n’atteigne la durée maximum d’un an. Il fait observer que conformément au Code serbe de procédure pénale, d’autres mesures que la détention permettent de s’assurer de la présence d’une personne dans une procédure d’extradition.
5.5S’agissant de la Turquie et de ses violations des droits de l’homme, l’État partie indique qu’il a inscrit la Turquie sur sa liste des pays d’origine sûrs et des pays tiers sûrs. Il fait également observer que la Croatie et la Bulgarie considèrent aussi la Turquie comme un pays d’origine sûr, et il a été proposé d’inscrire la Turquie sur la liste de pays d’origine sûrs de l’Union européenne. En outre, dans sa décision, l’État partie a explicitement subordonné l’extradition à l’obligation pour la Turquie de respecter tous les droits de l’homme et libertés fondamentales du requérant, conformément aux conventions internationales applicables.
5.6L’État partie affirme que le Ministère de l’intérieur est l’autorité nationale chargée des procédures d’extradition et que le Ministère de la justice n’est généralement informé des extraditions qu’une fois qu’elles ont eu lieu.
5.7L’État partie fait observer, s’agissant de la procédure relative à la demande d’asile du requérant, que la décision de la Commission de l’asile n’est pas considérée comme définitive et est susceptible de recours.
5.8S’agissant de l’allégation du requérant selon laquelle l’État partie n’a pas tenu compte de la demande de mesures provisoires du Comité, l’État partie fait observer qu’il n’a pris connaissance de cette demande que le 18 décembre 2017, soit trois jours après que la décision d’extradition eu été prise. Une copie de la lettre du Comité était accompagnée d’une lettre de représentants du Centre pour les droits de l’homme de Belgrade, lesquels n’ont pas prouvé qu’ils étaient autorisés à représenter le requérant devant les autorités de l’État partie.
Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie
6.1Le 4 janvier 2019, le requérant a fait part de ses commentaires sur les observations de l’État partie sur le fond. Il souligne que l’État partie a ignoré pendant près d’un an les invitations du Comité à présenter ses observations sur la recevabilité et sur le fond de la requête, ce qui, selon lui, illustre l’attitude du Gouvernement face aux obligations que lui impose la Convention.
6.2Le requérant relève que les observations de l’État partie contiennent uniquement celles du Ministère de la justice, mais ne donnent aucune information émanant d’autres autorités de l’État, ou sur ce qui a conduit à la violation du principe de non-refoulement consacré à l’article 3, lu conjointement avec l’article 15, de la Convention. Il ajoute que cela montre que l’État partie n’a pas établi de mécanisme pour communiquer comme il convient avec les organes conventionnels de l’Organisation des Nations Unies. Il demande au Comité de se pencher sur l’absence dans l’État partie d’un mécanisme ou organe étatique composé de professionnels formés qui serait chargé de communiquer avec les organes conventionnels, car la mise en place d’un tel organe permettrait d’éviter les retards injustifiés dans les procédures individuelles et les problèmes de communication entre les différentes autorités de l’État partie.
6.3Le requérant réitère sa position, à savoir qu’il a été extradé sans que les tribunaux aient fait traduire convenablement les documents reçus de la Turquie. Il fait observer que le 8 décembre 2018, le Bureau du Procureur de Novi Sad a présenté à la Cour d’appel de Novi Sad les conclusions dans lesquelles il indiquait que, même si le tribunal de première instance avait recouru à un interprète compétent lors de sa dernière audience, il n’avait pas suivi les instructions de la juridiction supérieure concernant la traduction des documents transmis par la Turquie, et proposait d’annuler la décision du tribunal de première instance et de renvoyer l’affaire à celui-ci. Le requérant admet qu’il n’était pas nécessaire de traduire l’intégralité du dossier de la procédure turque le concernant, mais il soutient que les autorités de l’État partie n’ont fait traduire adéquatement aucun des documents reçus de la Turquie.
6.4Le requérant réaffirme en outre que le Ministère de la justice a influencé la décision de la Cour d’appel en obligeant celle-ci à avancer au 15 novembre 2017 l’audience qu’elle avait prévue de tenir le 22 novembre 2017 afin que l’affaire soit intégralement réglée avant que la détention du requérant atteigne la durée maximum d’un an autorisée par la loi en matière de détention en attente d’extradition. Le requérant ne s’étonne pas de cette pratique dans la mesure où l’indépendance du pouvoir judiciaire dans l’État partie pose depuis longtemps problème, comme le montrent les conclusions récentes du Comité contre la torture et d’autres comités de défense des droits de l’homme.
6.5Le requérant conteste l’argument de l’État partie selon lequel la Turquie figure sur la liste des pays sûrs et fait observer que la décision de l’État partie sur les pays d’origine sûrs et les pays tiers sûrs a été annulée après l’entrée en vigueur, en juin 2018, de la nouvelle loi sur l’asile et la protection provisoire. Les articles 44 et 45 de cette loi exigent que la question de savoir si un pays d’origine ou pays tiers donné est sûr soit tranchée au cas par cas. Ainsi, en invoquant automatiquement la liste susmentionnée, l’État partie a manqué à son obligation d’évaluer, dans le cadre d’un examen rigoureux, le risque que comportait le refoulement.
6.6Enfin, le requérant fait observer que son cas a également été porté à l’attention du Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, qui a envoyé une lettre urgente (no 3/2017) au Ministre serbe des affaires étrangères. Le Rapporteur spécial n’a apparemment jamais reçu de réponse à sa lettre.
Délibérations du Comité
Sur le fait que l’État partie n’a pas coopéré et n’a pas tenu compte de la demande de mesures provisoires que lui a adressée le Comité en application de l’article 114 de son règlement intérieur
7.1Le Comité note que l’adoption de mesures provisoires de protection en application de l’article 114 de son règlement intérieur, conformément à l’article 22 de la Convention, est un aspect essentiel du rôle conféré au Comité par cet article. Le fait de ne pas prendre les mesures provisoires demandées par le Comité, en particulier en expulsant une victime présumée, compromet la protection des droits consacrés par la Convention.
7.2Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel il n’a eu connaissance de la demande de mesures provisoires que le 18 décembre 2017, alors que la décision d’extradition avait été prise le 15 décembre 2017. Le Comité note également que, dans ses observations, l’État partie n’indique pas quand exactement le requérant a été extradé vers la Turquie. Dans le même temps, le Comité constate que selon le requérant, son extradition a eu lieu le 25 décembre 2017.
7.3Le Comité fait observer que tout État partie qui fait la déclaration prévue au paragraphe 1 de l’article 22 de la Convention reconnaît la compétence du Comité pour recevoir et examiner des communications présentées par des particuliers qui affirment être victimes d’une violation des dispositions de la Convention. En faisant cette déclaration, les États parties s’engagent implicitement à coopérer de bonne foi avec le Comité en lui donnant les moyens d’examiner les communications qui lui sont soumises et, après l’examen, de faire part de ses observations à l’État partie et au requérant. En ne respectant pas la demande de mesures provisoires qui lui a été adressée le 11 décembre 2017, l’État partie a manqué aux obligations que lui impose l’article 22 de la Convention parce qu’il a fait obstacle à l’examen exhaustif par le Comité d’une requête alléguant une violation de la Convention et l’a empêché de prendre, s’il avait conclu à une violation de l’article 3 de la Convention, une décision susceptible de bloquer effectivement l’extradition du requérant vers la Turquie.
Examen de la recevabilité
8.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit déterminer si la communication est recevable au regard l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme le paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention lui en fait l’obligation, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.
8.2Le Comité rappelle que, conformément au paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention, il n’examine aucune communication d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci a épuisé tous les recours internes disponibles. Il note qu’en l’espèce, l’État partie n’a pas contesté la recevabilité de la requête.
8.3Ne voyant aucun autre obstacle à la recevabilité, le Comité déclare la requête recevable au regard de l’article 22 de la Convention s’agissant de la violation alléguée de l’article 3, et va procéder à son examen au fond.
Examen au fond
9.1Conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, le Comité a examiné la requête en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.
9.2En l’espèce, le Comité doit déterminer si l’extradition du requérant vers la Turquie a constitué une violation de l’obligation incombant à l’État partie en vertu du paragraphe 1 de l’article 3 de la Convention de ne pas extrader une personne vers un autre État lorsqu’il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risquerait d’être soumise à la torture. Le Comité rappelle avant tout que l’interdiction de la torture est absolue et qu’il ne peut y être dérogé, et qu’aucune circonstance exceptionnelle ne peut être invoquée par un État partie pour justifier des actes de torture.
9.3Le Comité rappelle que pour déterminer s’il existe des motifs sérieux de croire que la victime présumée risque d’être soumise à la torture, les États parties doivent,en application du paragraphe 2 de l’article 3 de la Convention, tenir compte de toutes les considérations pertinentes, y compris de l’existence dans l’État requérant d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme graves, flagrantes ou massives.Le but de cette analyse est toutefois de déterminer si la personne concernée risque personnellement d’être soumise à la torture si elle est extradée vers cet État.L’existence d’un ensemble de violations systématiquesdes droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives dans un pays ne constitue pas en soi une raison suffisante pour conclure qu’une personne donnée risquerait d’être soumise à la torture en cas d’extradition vers ce pays ; des motifs supplémentaires doivent être invoqués pour démontrer que l’intéressé courrait personnellement un risque. Inversement, l’absence d’un ensemble de violations systématiques flagrantes des droits de l’homme ne signifie pas qu’une personne ne risque pas d’être soumise à la torture dans la situation particulière qui est la sienne.
9.4Le Comité rappelle qu’aux termes de son observation générale no 4 (2017), sur l’application de l’article 3 de la Convention dans le contexte de l’article 22, l’obligation de non‑refoulement existe chaque fois qu’il y a des « motifs sérieux » de croire que l’intéressé risque d’être soumis à la torture dans l’État vers lequel il doit être expulsé, que ce soit à titre individuel ou en tant que membre d’un groupe susceptible d’être torturé dans l’État de destination. Le Comité a pour pratique, dans ce contexte, de considérer que des « motifs sérieux » existent chaque fois que le risque de torture est « prévisible, personnel, actuel et réel ». Les facteurs de risque personnel peuvent comprendre, notamment : l’origine ethnique du requérant ; l’affiliation politique ou les activités politiques du requérant et/ou des membres de sa famille ; les actes de torture subis antérieurement ; la détention au secret ou une autre forme de détention arbitraire et illégale dans le pays d’origine ; et la fuite clandestine du pays d’origine suite à des menaces de torture. Le Comité rappelle également qu’il accorde un poids considérable aux constatations de fait des organes de l’État partie concerné. Il n’est toutefois pas lié par ces constatations et apprécie librement les informations dont il dispose, conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, compte tenu de toutes les circonstances pertinentes dans chaque cas.
9.5En l’espèce, le Comité prend note de l’allégation du requérant selon laquelle son extradition vers la Turquie l’exposerait à un risque sérieux d’y être placé en détention, persécuté et torturé parce qu’il y est considéré comme un membre et l’un des dirigeants du Parti révolutionnaire du Kurdistan. À cet égard, le Comité note qu’en 2012 le requérant a été condamné à quinze ans d’emprisonnement pour appartenance à ce parti, dont il nie être membre et même connaître l’existence, et qu’il affirme avoir été torturé pendant les douze jours de sa détention au secret et forcé à signer des aveux. Le Comité note également qu’en 2006, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que le requérant avait été victime d’une violation par la Turquie des droits qu’il tenait des paragraphes 3 et 4 de l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme, parce qu’il avait été détenu illégalement et arbitrairement par des agents de la direction de la sûreté de Diyarbakir en 2001 sans pouvoir contacter un avocat ni faire examiner la légalité de sa détention par un tribunal.
9.6Le Comité doit prendre en compte la situation actuelle des droits de l’homme en Turquie, notamment l’impact de l’état d’urgence (levé en juillet 2018). Il note que les prorogations systématiques de cet état d’urgence ont entraîné des violations graves des droits de l’homme de centaines de milliers de personnes, telles que des privations arbitraires du droit au travail et de la liberté d’aller et venir, des actes de torture et autres mauvais traitements, des détentions arbitraires et des atteintes aux libertés d’association et d’expression.
9.7Le Comité rappelle ses observations finales sur le quatrième rapport périodique de la Turquie publiées en 2016, dans lesquelles il constatait avec préoccupation que « bien que l’État partie ait modifié sa loi et rendu les actes de torture imprescriptibles, il ne lui a[vait] pas communiqué suffisamment d’informations sur les poursuites engagées pour actes de torture, y compris dans le contexte des affaires concernant des allégations de torture qui [avaient]donné lieu à des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme. Il not[ait] aussi avec préoccupation qu’il exist[ait] un écart important entre le nombre élevé d’allégations de torture signalées par les organisations non gouvernementales et les données fournies par l’État partie dans son rapport périodique […], ce qui laiss[ait] supposer que toutes les allégations de torture n’[avaient] pas fait l’objet d’une enquête pendant la période considérée. ». Le Comité soulignait qu’il était préoccupé par les « récents amendements au Code de procédure pénale, qui donn[aient] à la police plus de pouvoirs pour détenir des individus sans contrôle judiciaire pendant leur garde à vue ». Il regrettait en outre « l’absence d’informations complètes sur les suicides et autres morts subites dans des lieux de détention durant la période considérée ». Les observations finales en question sont certes antérieures à la déclaration de l’état d’urgence, mais le Comité constate que des rapports publiés depuis cette déclaration sur la situation des droits de l’homme et la prévention de la torture en Turquie indiquent que les préoccupations qu’il exprimait alors demeurent pertinentes.
9.8En l’espèce, le Comité note que la demande d’asile présentée par le requérant a été rejetée par la Serbie au motif que c’est au Monténégro qu’il incombait d’en connaître. Il y avait donc lieu de supposer que le requérant serait renvoyé au Monténégro, où les autorités locales examineraient sa demande d’asile quant au fond ou, s’il était extradé, les tribunaux de l’État partie évalueraient le risque de torture auquel cette extradition l’exposerait compte tenu de la situation générale des droits de l’homme en Turquie et de sa situation personnelle. Le Comité constate en conséquence que ni le Bureau de l’asile ni les tribunaux n’ont procédé à une évaluation du risque de torture auquel le requérant serait exposé s’il était extradé vers la Turquie. Les documents dont le Comité est saisi montrent que le Ministre serbe de la justice, avant de signer la décision d’extradition du requérant, n’a pas examiné si les accusations portées contre celui-ci avaient un caractère politique, comme il aurait dû le faire en application d’une décision de la Cour d’appel de Novi Sad et de la loi sur l’entraide judiciaire en matière pénale. Le Comité conclut donc que les autorités de l’État partie ont manqué à leur obligation de procéder à une évaluation individualisée du risque avant de renvoyer le requérant en Turquie.
9.9Le Comité prend de plus note du grief du requérant selon lequel l’État partie n’a pas tenu compte du fait que la peine d’emprisonnement à laquelle il a été condamné en Turquie reposait sur des aveux extorqués par la torture, et ce, parce que les documents relatifs à cette condamnation n’avaient pas été adéquatement traduits. Le Comité relève que lorsque le tribunal a demandé une traduction révisée des documents en question, le Ministère de la justice a fait appel à un traducteur turc agréé pour les traduire.Le Comité note toutefois que l’acte d’appel introduit le 4 décembre 2017 par le requérant et les conclusions déposées le 8 décembre 2017 par le Bureau du Procureur de NoviSaddevant la Cour d’appel de NoviSad portent à croire que lorsque le requérant a été extradé, l’État partie n’avait toujours pas fait adéquatement traduire les documents relatifs à sa condamnation en Turquie. Le Comité est donc d’avis que les autorités de l’État partie n’ont pas établi si cette condamnation reposait ou non sur des aveux extorqués par la torture.
9.10Compte tenu de ce qui précède, le Comité conclut qu’en l’espèce, en expulsant le requérant vers la Turquie, l’État partie a violé l’article 3 de la Convention. Compte tenu de cette conclusion, le Comité n’examinera aucun des autres griefs formulés par le requérant.
10.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention, conclut que l’extradition du requérant vers la Turquie a constitué une violation de l’article 3 de la Convention. S’agissant du non-respect par l’État partie de la demande de mesures provisoires que le Comité lui a adressée le 11 décembre 2017 afin que le requérant ne soit pas extradé et de l’expulsion de celui-ci vers la Turquie le 25 décembre 2017, le Comité, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention, décide que les faits dont il est saisi constituent une violation par l’État partie de l’article 22 de la Convention, dans la mesure où l’État partie n’a pas coopéré de bonne foi avec le Comité, empêchant ainsi celui‑ci d’examiner effectivement la présente communication. Le Comité note également que l’État partie n’a pas fourni suffisamment de détails précis sur le point de savoir s’il avait effectué un quelconque suivi après avoir expulsé le requérant et s’il avait pris des mesures pour faire en sorte que ce suivi soit objectif, impartial et fiable.
11.Le Comité considère que l’État partie est tenu d’accorder réparation au requérant, notamment en l’indemnisant adéquatement pour le préjudice non pécuniaire, à savoir le préjudice matériel et moral, qui lui a été causé.L’État partie devrait rechercher les moyens d’observer dans quelles conditions le requérant est détenu en Turquie pour faire en sorte qu’il ne soit pas soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention, et informer le Comité des résultats de ce suivi.
12.Le Comité, conformément au paragraphe 5 de l’article 118 de son règlement intérieur, prie instamment l’État partie de l’informer, dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises pour y donner suite. Il prie instamment l’État partie de prendre des mesures afin de prévenir des violations similaires de l’article 22 à l’avenir et de faire en sorte que, lorsque le Comité demande l’adoption de mesures provisoires, les requérants ne soient pas expulsés de sa juridiction avant que le Comité ait rendu sa décision.