Nations Unies

CAT/C/67/D/813/2017

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

31 octobre 2019

Français

Original : anglais

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 813/2017 * , ** , ***

Communication présentée par :

M. Z. (représenté par un conseil, Wolfgang Kaleck, Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits de l’homme)

Victime(s) présumée(s) :

Le requérant

État partie :

Belgique

Date de la requête :

11 janvier 2017 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 115 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 17  mars 2017 (non publiée sous forme de document)

Date de la présente décision :

2 août2019

Objet :

Complicité d’actes de torture commis alors que le requérant était détenu à Guantanamo ; absence d’enquête

Question (s) de procédure :

Recevabilité − même question ; recevabilité − épuisement des recours internes disponibles ; recevabilité − griefs manifestement dénués de fondement

Question (s) de fond :

Torture et peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants pendant la détention ; absence de prévention ; absence d’enquête adéquate

Article(s) de la Convention :

2, 6 (par. 1 et 2), 7 (par. 1), 10, 12, 13 et 14

1.1Le requérant est M. Z., de nationalités belge et marocaine, né le 3 août 1978. Il se dit victime d’une violation des droits qu’il tient des articles 2, 6 (par. 1 et 2), 7 (par.1), 10, 12, 13 et 14 de la Convention en relation avec sa détention à Guantanamo. L’État partie (la Belgique) a reconnu la compétence du Comité contre la torture pour recevoir et examiner des communications émanant de particuliers conformément à l’article 22 de la Convention le 25 juin 1999. Le requérant est représenté par un conseil, Wolfgang Kaleck, du Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits de l’homme.

1.2Le 17 mai 2017, l’État partie a demandé que la recevabilité de la requête soit examinée séparément du fond. Le 6 mars 2018, en application du paragraphe 3 de l’article 115 de son règlement intérieur, le Comité a décidé d’examiner la recevabilité de la requête en même temps que le fond.

Rappel des faits présentés par le requérant

2.1Le requérant affirme qu’il a été détenu sur la base militaire des États-Unis d’Amérique à Guantanamo Bay (ci-après « Guantanamo »), à Cuba, du 15 février 2002 au 25 avril 2005. Il explique que, durant sa détention, il a subi des actes de torture et mauvais traitements divers tels que : des violences physiques, notamment des coups portés à la tête et à la nuque avec des chaises métalliques, des coups de bâton sur les mains et les pieds et des coups à la tête contre un mur et contre le sol ; des violences psychologiques, notamment des menaces de mort, des humiliations et des allégations relatives à son comportement sexuel ; des privations sensorielles par le bandage des yeux, et l’exposition à des températures extrêmes et à une musique assourdissante, le maintien dans des positions pénibles et la privation de sommeil. Il indique qu’il souffre depuis lors de troubles de stress post‑traumatique chronique ainsi que de paranoïa et d’autres symptômes psychotiques.

2.2Le requérant affirme que le centre de détention de Guantanamo a été conçu comme un lieu où la loi ne s’applique pas et que le programme de détention était orchestré par des hauts fonctionnaires des États-Unis.

2.3Le requérant explique qu’il a été détenu à Guantanamo sans être inculpé, qu’on ne lui a jamais dit pourquoi il était détenu et qu’il ne savait pas quand il serait libéré ni s’il le serait. Il ajoute qu’il n’a jamais été examiné par un médecin pendant toute la durée de sa détention et que les cinq lettres qu’il a reçues de membres de sa famille ont toutes été lourdement censurées.

2.4Le requérant indique qu’un officier de liaison de la Police fédérale belge, Luc Clareboets, est venu le voir à Guantanamo les 16 et 17 avril 2002. À compter d’avril 2002, ce dernier etHilde Van der Voorde, une magistrate fédérale, savaient que le requérant était détenu à Guantanamo et ont participé à ses interrogatoires.

2.5Le requérant indique que son conseil s’est enquis à maintes reprises de ses conditions de détention auprès du Ministère belge des affaires étrangères et des services de la Sûreté de l’État belge. Son conseil a aussi demandé aux autorités belges de prier les États‑Unis de le transférer en Belgique, et dénoncé le fait que le requérant n’avait pas accès à un avocat et qu’il lui était impossible de communiquer avec ses proches.

2.6Le 3 décembre 2002 et les 16 et 19 février 2004, M. Clareboets a interrogé le requérant à Guantanamo avec l’accord du Parquet fédéral belge. Le requérant affirme que les autorités belges ont communiqué aux autorités des États-Unis des informations incriminantes non vérifiées à son sujet.

2.7Le requérant indique qu’il a finalement été libéré de la base navale de Guantanamo par les autorités des États-Unis le 25 avril 2005 et renvoyé en Belgique. À son arrivée, il a été arrêté et déféré devant le juge d’instruction Daniel Fransen, puis a été interrogé toute la nuit par le Parquet fédéral sans avoir été informé de ses droits. Le 26 avril 2005, le juge Fransen a ordonné sa libération conditionnelle. Le 30 avril 2009, une ordonnance de non‑lieu a été rendue en sa faveur par le tribunal de première instance de Bruxelles.

2.8Le requérant explique que le 28 avril 2005, M. Clareboets a été interrogé par le juge d’instruction belge au sujet des interrogatoires que lui-même et un autre détenu belge avaient subis à Guantanamo (dans le cadre d’une instruction pénale ouverte contre le requérant). Selon M. Clareboets, les deux détenus s’étaient plaints de conditions de détention particulièrement difficiles : ils ne savaient pas pourquoi ils étaient détenus à Guantanamo ni pendant combien de temps ils le seraient ; ils n’avaient été inculpés d’aucune infraction, mais avaient été interrogés à maintes reprises par les forces des États‑Unis ; et ils n’avaient pas eu accès à un avocat pendant toute la durée de leur détention.

2.9Le requérant affirme qu’aucune des autorités belges concernées n’a pris de mesures effectives en vue de sa libération ni mené de véritable enquête sur ses allégations de torture par les autorités des États-Unis alors qu’elles savaient qu’il était détenu illégalement à Guantanamo et disposaient d’informations à ce sujet. Il ajoute qu’il n’a pas été libéré de Guantanamo alors même que M. Clareboets avait indiqué aux autorités belges qu’il ne constituerait pas une menace pour la sécurité nationale s’il était renvoyé en Belgique.

2.10Le requérant affirme avoir épuisé tous les recours internes disponibles. Le 22 novembre 2011, il a déposé, entre les mains du juge d’instruction du tribunal de première instance de Bruxelles, une plainte avec constitution de partie civile contre M. Clareboets et contre des personnes non identifiées (désignées dans la plainte par la lettre « X »). Le requérant dénonçait le fait que les autorités belges étaient restées passives pendant des années alors qu’elles étaient clairement tenues d’intervenir puisqu’elles avaient connaissance des actes de torture perpétrés contre lui à Guantanamo. Par deux décisions rendues les 18 janvier et 5 octobre 2012, cette plainte a été déclarée irrecevable, au motif que l’un des suspects non identifiés désignés par la lettre « X » dans la plainte était manifestement un membre du Parquet fédéral bénéficiant d’un « privilège de juridiction ».

2.11Le requérant explique que le juge d’instruction a ordonné que le dossier soit transmis au Procureur du Roi pour suite à donner et qu’il semble que celui-ci ait transmis le dossier au Procureur fédéral. Le 8 août 2013, le Procureur fédéral a demandé au tribunal de première instance de Bruxelles de déclarer la plainte irrecevable, de dessaisir le juge d’instruction et de confier l’enquête au Parquet fédéral.

2.12À l’audience du 10 décembre 2013 devant le tribunal de première instance de Bruxelles, les conseils du requérant ont fait valoir qu’une décision dessaisissant le juge d’instruction et transmettant le dossier au Parquet fédéral constituerait une violation des articles 3, 6 et 13 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (la Convention européenne des droits de l’homme) puisqu’il reviendrait alors au Parquet fédéral d’enquêter sur ses propres actes.

2.13Le 7 janvier 2014, le tribunal de première instance de Bruxelles, invoquant dans ses attendus « le privilège de juridiction », a déclaré la plainte irrecevable et décidé de dessaisir le juge d’instruction du dossier pour le transmettre au Parquet fédéral.

2.14Le requérant ajoute que, le 20 mars 2014, la Chambre des mises en accusation de Bruxelles a partiellement rejeté le recours qu’il avait formé contre la décision du tribunal de première instance de Bruxelles. Elle a confirmé l’irrecevabilité de la plainte mais a conclu que le dossier devait être transmis au Procureur général près la Cour d’appel et non au Procureur fédéral, au motif que celui ne devait pas enquêter sur ses propres actes.

2.15Le requérant appelle l’attention sur le fait qu’un nouveau Procureur général a été nommé le 3 avril 2014 et qu’il s’agit du même magistrat (Johan Delmulle) qui a exercé la fonction de Procureur fédéral de 2007 à 2014 ; il y a donc conflit d’intérêts.

2.16Le requérant précise que le 6 octobre 2015, sa plainte a été classée sans suite par le Procureur général au motif que rien ne permettait de conclure qu’une infraction pénale avait été commise par les inculpés ou par quiconque. Il affirme qu’il n’existe en droit belge aucun recours contre ce type de décision.

2.17Le requérant indique que le 4 avril 2016, il a introduit une requête contre la Belgique devant la Cour européenne des droits de l’homme, invoquant la violation par l’État partie de ses obligations au titre des articles 3 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme. Le 2 juin 2016, la Cour, siégeant en formation de juge unique, a déclaré cette requête irrecevable au regard des articles 34 et 35 de la Convention européenne des droits de l’homme. Cette décision ne donne aucune précision ni aucune raison particulière pour justifier le rejet.

2.18Le requérant soutient que sa requête n’a pas été et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

Teneur de la plainte

3.1Le requérant affirme que l’État partiea manqué à plusieurs égards aux obligations que lui impose la Convention. Il affirme tout d’abord que l’État partie n’a pas pris toutes les mesures efficaces pour prévenir et/ou faire cesser les actes de torture commis contre lui pendant sa détention à Guantanamo, en violation de l’article 2 de la Convention.

3.2Il affirme également que l’État partie n’a pas enquêté sur les fonctionnaires belges qui étaient complices des actes de torture qu’il a subis pendant sa détention à Guantanamo ni engagé de poursuites contre eux alors même que les intéressés se trouvaient et se trouvent encore sur son territoire, en violation des articles 6 (par. 1 et 2) et 7 (par. 1) de la Convention.

3.3De plus, le requérant considère que l’État partie n’a pas veillé, en violation de l’article 10 de la Convention, à ce que l’enseignement et l’information concernant l’interdiction de la torture fassent partie intégrante de la formation du personnel civil ou militaire chargé de l’application des lois, des agents de la fonction publique et des autres personnes qui interviennent dans la garde, l’interrogatoire ou le traitement de tout individu arrêté, détenu ou emprisonné de quelque façon que ce soit.

3.4Le requérant considère en outre que l’État partie n’a pas non plus veillé à ce que ses autorités compétentes procèdent immédiatement à une enquête impartiale alors qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que des actes de torture avaient été commis sur un territoire et contre une personne − le requérant − relevant de sa juridiction, conformément à l’article 12 de la Convention.

3.5L’État partie n’a pas non plus garanti au requérant le droit de porter plainte devant les autorités compétentes pour qu’elles examinent immédiatement et impartialement ses allégations de torture en application de l’article 13 de la Convention, en dépit de demandes répétées en ce sens.

3.6Le requérant affirme que l’État partie n’a pas garanti, dans le cadre de la législation belge, qu’il ait accès à des recours utiles et obtienne réparation pour les actes de torture subis à Guantanamo, y compris parce que les autorités de l’État partie n’ont pas mené immédiatement une enquête impartiale sur ses allégations de torture dès son retour en Belgique, en violation de l’article 14 de la Convention.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Le 17 mai 2017, l’État partie a fait valoir que, comme la même question avait été examinée par la Cour européenne des droits de l’homme, la requête devrait être déclarée irrecevable.

4.2L’État partie rappelle qu’aux termes du paragraphe 5) a) de l’article 22 de la Convention, « le Comité n’examin[e] aucune communication d’un particulier conformément au présent article sans s’être assuré que la même question n’a pas été et n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement ».

4.3L’État partie fait observer que, le 2 juin 2016, la Cour européenne des droits de l’homme a déclaré irrecevable une requête introduite par le requérant qui portait les mêmes faits que sa requête au Comité. La Cour a conclu qu’au vu de tous les éléments, les conditions de recevabilité énoncées aux articles 34 et 35 de la Convention n’étaient pas remplies.

4.4L’État partie affirme que, compte tenu de la pratique de la Cour européenne des droits de l’homme, on peut présumer que la requête a été déclarée irrecevable pour des raisons liées au fond de l’affaire et non pour des motifs procéduraux. Il considère par conséquent que la Cour a examiné les griefs formulés par le requérant au sens du paragraphe 5) a) de l’article 22 de la Convention.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie

5.1Le 11 septembre 2017, le requérant a confirmé que sa requête devant la Cour européenne des droits de l’homme avait été rejetée le 2 juin 2016 par un juge unique. Dans sa décision, la Cour s’est bornée à indiquer que les conditions de recevabilité énoncées aux articles 34 et 35 de la Convention n’étaient pas remplies. Elle a également indiqué que la décision était définitive et n’était pas susceptible d’appel devant la Grande Chambre.

5.2En ce qui concerne l’argument selon lequel la requête n’est pas recevable au regard du paragraphe 5) a) de l’article 22 de la Convention en raison de la décision rendue par la Cour européenne des droits de l’homme, le requérant affirme que celle-ci n’empêche pas le Comité d’examiner sa requête dès lors que le « rejet en bloc » de l’affaire par un juge unique de la Cour n’équivaut pas à un examen de la question au sens du paragraphe 5) a) de l’article 22 de la Convention. Il renvoie à la décision rendue par le Comité le 27 janvier 2017 dans l’affaire S. c. Suède. Dans cette affaire également, la Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en formation de juge unique, avait rendu une décision en suivant le même raisonnement, et le Comité avait estimé qu’un tel « raisonnement succinct […] ne permet[tait] pas de déterminer dans quelle mesure la Cour [avait] examiné la demande de la requérante, notamment si elle [avait] procédé à une analyse approfondie des éléments liés au fond de l’affaire ». Il en avait conclu qu’il n’était pas empêché par le paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention d’examiner l’affaire en question. Le requérant considère qu’il devrait conclure de même en l’espèce.

5.3Le requérant soutient en outre que sa cause n’a pas été examinée au sens du paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention puisque sa requête a été rejetée uniquement pour des motifs procéduraux sans qu’il soit statué sur le fond. Il renvoie à la jurisprudence du Comité des droits de l’homme selon laquelle une affaire ne peut être considérée comme ayant été examinée « quand une plainte adressée à un autre organe international, comme la Cour européenne des droits de l’homme, a été rejetée pour des motifs de procédure sans avoir été examinée au fond ». C’est uniquement lorsque la Cour européenne des droits de l’homme fonde une décision d’irrecevabilité non seulement sur des motifs procéduraux mais également sur des motifs impliquant un certain examen de l’affaire au fond que le Comité est empêché par le paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte relatif aux droits civils et politiques d’examiner l’affaire.

5.4Le requérant affirme qu’il est nécessaire de déterminer si des considérations touchant le fond de l’affaire figuraient parmi les motifs de la décision d’irrecevabilité rendue par la Cour européenne des droits de l’homme. En l’espèce, la Cour a rejeté sa requête en déclarant de manière générale qu’elle ne satisfaisait pas aux conditions de recevabilité énoncées aux articles 34 et 35 de la Convention européenne des droits de l’homme. Le requérant explique que ces articles énoncent divers critères de recevabilité, notamment et principalement des critères formels tels que l’épuisement des recours internes, mais aussi des critères impliquant un examen de l’affaire au fond. Il affirme qu’il est impossible de déterminer si sa requête a été déclarée irrecevable par la Cour uniquement pour des motifs procéduraux ou si elle l’a été aussi pour des raisons de fond.

5.5Enfin, le requérant fait valoir que la décision de la Cour européenne des droits de l’homme ne concerne pas la « même question », au sens du paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention, que celle sur laquelle porte sa requête au Comité. Il renvoie à la jurisprudence du Comité selon laquelle une affaire concerne « la même question » si elle se rapporte aux « mêmes parties, aux mêmes faits et aux mêmes droits substantiels ». Le requérant affirme que sa requête au Comité invoque à la charge de l’État partie des violations plus diverses que celles portées à l’attention de la Cour européenne des droits de l’homme, soulignant qu’il y invoque aussi une violation de l’article 10 de la Convention alors que la Convention européenne des droits de l’homme ne contient pas de disposition similaire.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

6.1Le 6 août 2018, l’État partie a présenté ses observations sur la recevabilité et sur le fond, rappelant que le requérant a été détenu à Guantanamo du 15 février 2002 au 25 avril 2005.

6.2Selon l’État partie, le requérant affirme que la Belgique n’a pas pris les mesures nécessaires pour prévenir et faire cesser les actes de torture qui lui ont été infligés et pour enquêter sur ceux-ci, qu’elle n’a pas enquêté sur les fonctionnaires impliqués dans ces actes de torture ni ne les a poursuivis, et qu’elle n’a pris aucune mesure pour dispenser un enseignement ou une formation au personnel intervenant dans la garde, l’interrogatoire ou le traitement des personnes détenues ou emprisonnées. Le requérant allègue également une violation des articles 12 et 13 de la Convention, au motif que les autorités belges n’ont pas procédé immédiatement à une enquête impartiale sur les actes de torture commis contre un particulier relevant de la juridiction de l’État partie, ainsi qu’une violation de l’article 14 de la Convention, au motif que ce dernier ne lui a pas octroyé, en sa qualité de ressortissant belge, une réparation adéquate pour ces actes de torture.

6.3Le requérant prie le Comité de constater une violation desdits articles de la Convention, de demander des explications sur le comportement des autorités belges qui ont pris part à la décision de ne pas enquêter sur les actes de torture allégués, et de demander aux autorités belges de mener immédiatement une enquête impartiale sur ces actes, notamment en rouvrant la procédure pénale contre les personnes soupçonnées d’en avoir été complices, et de lui accorder une indemnisation intégrale, y compris des moyens de réadaptation.

6.4L’État partie relève que le requérant a été libéré par les autorités des États-Unis le 24 avril 2005, suite à un accord conclu le 20 avril de la même année, puis est rentré en Belgique. Le 18 juin 2010, le docteur Audenaert a établi un certificat médical indiquant que le requérant souffrait d’un syndrome de stress post-traumatique, de paranoïa et de troubles psychotiques qui pouvaient être attribuables aux mauvais traitements qu’il avait subis à Guantanamo.

6.5L’État partie réaffirme que la requête est irrecevable au regard du paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention étant donné que le 2 juin 2016, la Cour européenne des droits de l’homme a déclaré irrecevable une requête introduite devant elle par le requérant. Il déduit de cette décision que la Cour s’est fondée sur des motifs liés au fond et non des motifs procéduraux, puisque la Belgique n’exerçant aucun pouvoir ni contrôle concret sur le centre de détention de Guantanamo, la Convention européenne des droits de l’homme ne s’applique pas. Pour l’État partie, la Cour européenne des droits de l’homme n’admet qu’exceptionnellement l’exercice extraterritorial de la juridiction, par exemple lorsqu’un contrôle effectif est exercé sur un territoire étranger. Elle conclut généralement à l’irrecevabilité des requêtes dans des circonstances analogues, en raison de l’absence de lien juridictionnel entre la victime des violations alléguées et l’État défendeur lorsque celui‑ci n’a pas exercé sa juridiction extraterritorialement. L’État partie souligne par ailleurs que la requête n’a pas pu être déclarée irrecevable pour des motifs strictement procéduraux puisque les recours internes avaient été dûment épuisés et que la requête avait été introduite dans le délai de six mois. Il réaffirme par conséquent que la Cour européenne des droits de l’homme a examiné la requête au fond.

6.6L’État partie affirme en outre que les allégations du requérant sont dénuées de fondement.

6.7En ce qui concerne les griefs tirés de l’article2, l’État partie dément avoir encouragé ou autorisé les actes de torture ou mauvais traitements subis par le requérant à Guantanamo. Iln’a jamais eu d’influence sur la chaîne de commandement à l’origine de ces actes et il n’avait aucun moyen d’obtenir la libération du requérant avant sa remise en liberté par les autorités des États-Unis le 20 avril 2005. Qui plus est, les autorités belges n’ont joué aucun rôle, direct ou indirect, dans l’arrestation du requérant ou sa remise aux autorités des États‑Unis. La présente affaire est nettement différente des affaires Abu Zubayda h c. Lituanie, Al Nashiri c. Roumanie et El- Masri c. l’e x-République yougoslave de Macédoine, dans lesquelles les États parties concernés avaient exercé leur juridiction en procédant à l’arrestation et au transfert des requérants. Le fait que l’officier de liaison de la Police fédérale belge, M.Clareboets, ait officiellement interrogé le requérant à trois reprises entre avril 2002 et février 2004 ne peut être considéré comme l’exercice direct ou indirect d’un contrôle effectif sur celui-ci. De plus, les autorités des États-Unis ont rejeté toutes les demandes de visite des autorités consulaires belges, à deux exceptions près, et ont uniquement accepté les visites de policiers, de magistrats et d’agents des services de renseignement belges. Étant donné que d’autres efforts ont été déployés sur le plan diplomatique pour rendre visite au requérant, le fait que les autorités belges ne soient pas parvenues à obtenir sa remise en liberté ne saurait être considéré comme constitutif de complicité de torture par omission.

6.8De plus, le 12 novembre 2002, l’Avocat général a adressé aux autorités des États‑Unis une lettre à laquelle était jointe une demande de l’avocat du requérant, qui sollicitait des éclaircissements sur les circonstances de la détention du requérant et les garanties dont celui-ci bénéficiait. Le Département d’État des États-Unis a éludé ces questions, se bornant à répondre de manière générale que les « combattants ennemis » étaient traités avec humanité, dans le respect des principes des Conventions de Genève de 1949, et que des représentants du Comité international de la Croix‑Rouge pouvaient leur rendre régulièrement visite et s’entretenir avec eux individuellement et confidentiellement. L’État partie affirme que, fin 2002, les conditions de détention comme celles qu’a connues le requérant n’étaient pas encore de notoriété publique.

6.9L’État partie convient que le fait que le requérant n’ait pas eu accès à un avocat et ait été détenu sans avoir été inculpé pourrait apparaître comme une violation des droits de la défense. Il ne saurait toutefois être tenu responsable en tant que complice des actes de torture commis. La création de la catégorie des « combattants ennemis » hors du cadre des Conventions de Genève n’allait pas à l’encontre des dispositions de la troisième Convention de Genève de 1949 (art. 99 à 108). Tout prisonnier est soit un prisonnier de guerre soit un prisonnier (détenu) de droit commun. Il serait irréaliste de considérer que la Belgique pouvait contraindre les États-Unis de modifier cette doctrine, qui avait déjà été fortement critiquée. L’État partie n’était pas en mesure d’exiger des États-Unis qu’ils garantissent l’accès du requérant à un conseil, et ses autorités pouvaient seulement demander à leurs homologues des informations concernant l’évolution de la situation du requérant et essayer d’obtenir que ses droits soient respectés.

6.10Dans sa réponse datée du 16 mars 2004, le Ministère belge des affaires étrangères a décrit ce qui avait été fait pour assurer l’assistance consulaire, notamment pour discuter d’un éventuel retour en Belgique du requérant et d’un autre ressortissant belge détenu à Guantanamo, pour suivre l’état de santé du requérant et pour demander qu’il puisse voir un dentiste. Dans sa lettre du 11 août 2004, le Ministre belge des affaires étrangères a confirmé que la question du rapatriement du requérant faisait l’objet de discussions, sans évoquer son éventuelle extradition, et indiqué que celui-ci ne figurait pas sur la liste des personnes devant être transférées au Maroc. Les chances du requérant d’être transféré en Belgique se sont améliorées après que la Cour suprême des États-Unis eut rendu sa décision dans l’affaire Hamdi. Le 13 décembre 2004, le Ministre belge des affaires étrangère a annoncé qu’ une commission administrative évaluerait la possibilité de libération ou de transfert d’un ou de plusieurs des ressortissants belges détenus à Guantanamo.

6.11Le requérant fonde ses griefs sur le fait que M. Clareboets a communiqué les informations qu’il avait recueillies lors des interrogatoires du requérant à Guantanamo aux autorités des États-Unis et belges pour étayer son allégation de complicité de la Belgique en violation de l’article 2 de la Convention. Il nie en revanche que le rapport de M. Clareboets ait été établi dans son intérêt, en vue d’obtenir sa remise en liberté ou son transfert, et qu’il ait été joint à la communication de la famille du requérant. De plus, la commissionadministrative a confirmé que le requérant n’avait pas d’antécédents judiciaires en Belgique. Le rapport de M. Clareboets visait par conséquent à aider le requérant en demandant son rapatriement. Après avoir interrogé l’intéressé le 28 avril 2005, M. Clareboets a constaté ce qui suit : « Il a décrit les nombreux interrogatoires auxquels l’ont soumis les Américains et les conditions très dures dans lesquelles il était détenu, et s’est plaint de ne pas avoir été informé de la durée probable de sa détention. De plus, il n’a pas été informé des charges retenues contre lui ni de ses droits, et il n’a pas bénéficié du droit à l’assistance d’un avocat. À cet égard, nous lui avons toujours assuré que les autorités belges seraient à ses côtés. ».

6.12En avril 2004, la délégation belge de haut niveau reçue par le Département d’État des États‑Unis a fait part de l’intention de la Belgique de placer le requérant et un autre détenu sous surveillance s’ils étaient remis en liberté. En septembre 2004, les autorités des États‑Unis ont suspendu les négociations et examiné la possibilité de transférer le requérant dans son second pays de nationalité, le Maroc, ayant découvert que son frère Ahmed était en contact avec la direction d’Al Qaïda. Les deux détenus ont été libérés le 25 avril 2005, suite à une intervention du Premier Ministre belge, Guy Verhofstad, auprès du Président des États-Unis, George Bush. L’État partie ajoute que ses autorités ont été en contact régulier, notamment par téléphone, avec le conseil du requérant.

6.13En ce qui concerne les griefs tirés des paragraphes 1 et 2 de l’article 6 et du paragraphe 1 de l’article 7 de la Convention, l’État partie affirme que les prétendus suspects belges sont restés sur le territoire de la Belgique. Il conteste l’affirmation selon laquelle il serait tenu de mener une enquête en l’absence de plainte pour torture. Il indique que le requérant a déposé plainte en se constituant partie civile contre les deux magistrats belges − Mme Van de Voorde et Daniel Bernard − qui avaient demandé que M. Clareboets lui rende visite à Guantanamo. Cette plainte a toutefois été rejetée au motif qu’elle ne relevait pas de la compétence de la juridiction judiciaire et les enquêtes sur les magistrats concernés ont été closes sans que le Chef de l’unité antiterroriste de la Police fédérale belge ou l’officier de liaison qui avait rendu visite au requérant aient été entendus. L’État partie rejette comme manifestement infondées les allégations du requérant selon lesquelles les autorités belges ont contribué par leur passivité à ce qu’il soit soumis à la torture parce qu’elles auraient exercé de facto un contrôle partiel sur l’intéressé durant cette visite. Les plaintes déposées par le requérant contre M. Clareboets et le Parquet fédéral ont été transmises deux fois au Procureur du Roi mais le tribunal de première instance a conclu, par une décision en date du 18 janvier 2012, que les enquêtes devaient être menées par le Parquet fédéral. L’État partie conteste l’argument du requérant selon lequel le retard de deux ans dans l’enquête peut être considéré comme constituant un déni de justice. Suite au recours formé par le requérant, l’enquête a finalement été transférée au Parquet fédéral le 2 juillet 2014.

6.14L’État partie affirme que les deux juges ont communiqué leurs déclarations écrites au Procureur fédéral. Le 6 octobre 2015, la Cour d’appel a confirmé que les juges fédéraux et l’agent de liaison n’étaient pas impliqués dans les actes de torture allégués et que leur responsabilité pénale ne pouvait donc être engagée. L’enquête a été menée par un juge d’instruction du tribunal de première instance dans le strict respect des principes d’indépendance et d’impartialité. Les conclusions relatives aux enquêtes ont été formulées par deux institutions judiciaires distinctes − la Chambre du Conseil et la Chambre des mises en accusation. Le requérant a aussi mis en doute l’indépendance du Procureur fédéral en faisant valoir, sans étayer son affirmation, que celui-ci ne pouvait pas enquêter efficacement sur la plainte déposée contre les membres du Parquet fédéral. L’État partie fait valoir que l’existence d’un lien hiérarchique entre les procureurs ne permet pas de conclure à un manque d’impartialité et il conteste que l’enquête ait reposé sur les déclarations écrites des deux juges fédéraux qui ont rejeté cette allégation de partialité. De plus, l’État partie conteste l’affirmation selon laquelle les enquêtes et les conclusions du Procureur n’auraient pas été complètes ni objectives. Il considère au contraire que les allégations du requérant à ce sujet reposent sur des conjectures puisque que ses griefs concernant le caractère tardif et incomplet des enquêtes n’ont pas été étayés, alors que lesdites enquêtes ont été ouvertes en 2014 et qu’une importance égale a été accordée aux déclarations des fonctionnaires et du requérant.

6.15Enfin, l’État partie nie que le Gouvernement ait manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de la Convention en utilisant le droit belge comme prétexte pour ne pas établir sa compétence à l’égard des suspects belges, en ne procédant pas immédiatement à une enquête impartiale et en n’engageant pas de poursuites contre les intéressés en tant que complices des actes de torture.

6.16En ce qui concerne l’article 10 de la Convention, l’État partie affirme que des informations sur l’interdiction absolue de la torture ont été diffusées dans le cadre de l’enseignement général sur les droits de l’homme et de la formation sur l’usage approprié de la force par les agents de la force publique. Les questions relatives à la détection et à l’interdiction de la torture et des mauvais traitements font partie intégrante de la formation initiale et continue des policiers. La formation des personnels de police fait l’objet d’un plan annuel, et la police continue de s’employer à renforcer la formation à tous les niveaux, y compris en ce qui concerne l’interdiction de la torture. De plus, le respect des droits de l’homme par la police est régulièrement évalué et, si des carences sont constatées, elles sont sanctionnées dans le cadre des procédures d’évaluation prévues par la loi ou des procédures disciplinaires et pénales existantes. L’interdiction de la torture fait aussi partie de la déontologie policière. L’État partie ne peut donc partager l’avis du requérant concernant l’absence de formation des agents de l’État, puisque M. Clareboets n’a pas décelé que le requérant avait été soumis à la torture.

6.17En ce qui concerne les allégations de violation de l’article 14, l’État partie conteste l’affirmation selon laquelle il n’a pas donné au requérant la possibilité d’obtenir une réparation adéquate, y compris des moyens de réadaptation, pour les tortures subies pendant sa détention, en n’enquêtant pas efficacement sur ses allégations. Le requérant a affirmé avoir été détenu à Guantanamo du 15 février 2002 au 25 avril 2005 sans qu’aucune charge ait été retenue contre lui et sans avoir été informé des raisons de sa détention ni de la durée de celle-ci. En application de l’article 14 de la Convention, les États parties sont tenus de mener rapidement une enquête impartiale sur les allégations de torture et de prendre officiellement acte de cette obligation afin de pouvoir présenter des excuses au nom des autorités responsables, d’engager des poursuites contre les auteurs présumés et d’offrir des moyens de réadaptation ou une indemnisation pour le préjudice subi. Bien que le requérant se soit constitué partie civile devant le juge d’instruction du tribunal de première instance de Bruxelles, aucune forme d’indemnisation ne lui a été accordée depuis qu’il est rentré en Belgique, et le juge d’instruction a déclaré sa plainte irrecevable en raison du privilège de juridiction dont jouissaient les juges concernés. La demande d’enquête pénale formée par le requérant concernant les actes de torture a également été rejetée par le Procureur général au motif que le requérant avait été débouté de ses actions civiles contre les juges fédéraux. Le requérant souhaite obtenir une réparation intégrale de la Belgique pour complicité des fonctionnaires belges, notamment M. Clareboets, Mme Van de Voorde et M. Bernard. L’État partie se dit offensé d’être accusé d’avoir été complice des actes de torture subis par le requérant à Guantanamo alors qu’il n’exerçait aucun contrôle, direct ou indirect, sur le territoire étranger concerné. Il n’y a aucune raison de remettre en question les décisions d’irrecevabilité rendues par le juge d’instruction, qui a rejeté la demande d’enquête pénale sur les allégations de torture après avoir dûment entendu les juges fédéraux visés par l’action civile. Étant donné que ses agents n’ont pas été complices de la détention du requérant, l’État partie considère que la requête est manifestement infondée et irrecevable. Il en conclut que sa responsabilité au titre de la Convention ne peut être engagée et réaffirme que la requête est dénuée de fondement.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie

7.1Dans une note verbale datée du 20 février 2019, le requérant réaffirme que l’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme le 2 juin 2016 n’empêche pas le Comité d’examiner la présente communication au regard du paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention.

7.2Le requérant rappelle que la Cour européenne des droits de l’homme a rejeté sa requête sans indiquer de motifs précis, se contentant d’invoquer de manière générale les articles 34 et 35 de la Convention. L’État partie fait donc erreur lorsqu’il suppose que la Cour a déclaré la requête irrecevable pour des raisons liées au fond de l’affaire et non pour des motifs purement procéduraux. Il déduit erronément que la Cour a examiné l’affaire au fond du fait qu’aucun des motifs d’irrecevabilité de nature procédurale visés aux paragraphes 1 et 2 de l’article35 de la Convention européenne des droits de l’homme ne s’appliquait.

7.3De plus, l’État partie affirme erronément que la Cour européenne des droits de l’homme a finalement déclaré la requête du requérant irrecevable au regard de l’alinéa a) du paragraphe 3 de l’article 35 parce que le cas du requérant ne relevait pas de la Convention. Ses arguments selon lesquels le requérant n’était pas sous sa juridiction pendant qu’il était détenu à Guantanamo ne sont pas pertinents aux fins de la recevabilité. Son raisonnement semble être une tentative contradictoire de se soustraire à l’obligation juridique absolue que lui impose la Convention de veiller à ce qu’il n’y ait pas, dans la protection des droits de l’homme, de solution de continuité découlant de limitations inappropriées et artificielles de la juridiction territoriale.

7.4L’État partie n’introduit aucun élément nouveau à l’appui de son argument selon lequel le Comité est empêché par le paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention d’examiner la communication. En outre, il ne conteste pas les faits initialement présentés. Le requérant réaffirme qu’une décision générale d’irrecevabilité rendue par un autre organisme de défense des droits de l’homme ne signifie pas que l’affaire a été examinée sur le fond, c’est-à-dire examinée au sens du paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention, comme le confirme la jurisprudence du Comité. Dans l’affaire H. A. c. Suède , le Comité a conclu que « le caractère succinct du raisonnement de la Cour européenne des droits de l’homme ne lui permet[tait] pas de vérifier dans quelle mesure la Cour a[vait] examiné la requête du requérant, notamment si elle a[vait] procédé à une analyse approfondie du fond de l’affaire ». Une telle position est conforme à la jurisprudence bien établie d’autres organes conventionnels de l’Organisation des Nations Unies, dont le Comité des droits de l’homme. En outre, la présente communication ne concerne pas la « même question » aux fins de la recevabilité devant le Comité, car l’éventail des violations alléguées par le requérant est plus large que celui des griefs soumis à la Cour européenne des droits de l’homme. Étant donné que celle-ci ne s’est pas prononcée au fond sur la situation du requérant ni sur les violations par la Belgique de ses obligations internationales, la présente communication doit être considérée comme recevable.

7.5Sur le fond, le requérant fait valoir que ses griefs relèvent de la juridiction de l’État partie aux fins de l’article 2 de la Convention, et rejette l’argument de l’État partie selon lequel la juridiction extraterritoriale resterait une exception en droit international des droits de l’homme. Le Comité a estimé que la notion de territoire au sens de l’article 2 devait inclure les situations dans lesquelles un État partie exerce, directement ou indirectement, en fait ou en droit, un contrôle sur des personnes en détention, ce qui renforce les dispositions du paragraphe 1 b) de l’article 5 exigeant que l’État partie prenne les mesures nécessaires pour exercer sa compétence « quand l’auteur présumé de l’infraction est un ressortissant dudit État ». Le « territoire de l’État » ne doit pas s’entendre comme étant limité à son étendue physique ou géographique, mais revêt aussi une dimension extraterritoriale pour inclure la compétence personnelle de l’État à l’égard des personnes en détention. Le requérant fait valoir que la décision rendue dans l’affaire Hicks c. Australie n’est pas pertinente en l’espèce, puisque le caractère absolu et indérogeable de l’interdiction de la torture est reconnu en droit international coutumier. De plus, les interrogatoires menés à Guantanamo par les enquêteurs fédéraux belges chargés de la lutte antiterroriste dans le cadre de leurs fonctions officielles constituent des « activités de renseignement » menées par la Belgique, qui engagent pleinement la responsabilité de l’État.

7.6En ce qui concerne l’argument selon lequel les autorités belges n’avaient aucun moyen de faire libérer le requérant avant l’accord du 20 novembre 2005, ni aucun pouvoir direct ou indirect, en fait ou en droit, leur permettant d’obtenir son transfert de Guantanamo, le requérant réaffirme que l’État partie a violé les obligations qui lui incombent en vertu des paragraphes 1 et 2 de l’article 2 de la Convention. Les autorités belges savaient que le requérant, ressortissant belge, était soumis à des actes de torture alors qu’il était détenu à Guantanamo, mais elles n’ont pris aucune mesure pour empêcher ou faire cesser ces actes, notamment, à tout le moins, pour demander le rapatriement du requérant. Elles ont même participé à l’interrogatoire illégal du requérant et aux actes de torture commis à l’occasion de celui-ci par les autorités des États-Unis, car les enquêteurs belges ont immédiatement communiqué à celles-ci toutes les informations recueillies auprès du requérant. De manière générale, les interrogatoires menés par les enquêteurs belges à Guantanamo n’étaient aucunement motivés par la volonté de faire libérer ou transférer le requérant ou de s’assurer qu’il était bien traité.

7.7Le requérant réfute en outre l’allégation de l’État partie selon laquelle les autorités belges n’avaient aucune raison de croire que les États-Unis torturaient le requérant, et souligne que, dès novembre 2001, le Comité avait rappelé à la Belgique l’obligation non susceptible de dérogation qu’elle était tenue d’honorer en tant qu’État partie à la Convention, au vu des diverses mesures prises face aux événements du 11 septembre 2001. Comme expliqué précédemment, les autorités belges savaient que le requérant avait été arrêté par les autorités pakistanaises et remis aux États-Unis. La Belgique a également été rapidement informée des circonstances illégales de sa détention à Guantanamo. En outre, elle savait que les États-Unis tentaient de se soustraire à leurs obligations internationales lorsqu’ils transféraient des détenus sur un territoire autre que le leur et déclaraient nuls les traités et principes du droit humanitaire souscrits de longue date.

7.8Bien que la Belgique n’ait rien fait pour empêcher que le requérant soit soumis à la torture ou faire cesser de tels actes, elle explique que des fonctionnaires belges ont effectué plusieurs visites, mené des interrogatoires et eu des contacts fréquents avec les autorités des États‑Unis, et insiste sur le fait que toutes ces démarches étaient « en faveur » du requérant et visaient à le faire libérer ou transférer. L’État partie souligne en particulier que l’enquêteur fédéral chargé de la lutte antiterroriste, M. Clareboets, a communiqué des informations recueillies lors des interrogatoires du requérant à Guantanamo aux autorités des États‑Unis et belges pour favoriser le transfert ou le rapatriement du requérant. Il semble inexplicable si tel est le cas que tant d’efforts diplomatiques, qui auraient été déployés pendant plus de trois ans, n’aient pas permis d’obtenir le transfert ou la libération du requérant de Guantanamo. La Belgique n’a apparemment pris aucune mesure significative pour empêcher ses propres autorités ou d’autres personnes agissant à titre officiel de donner leur consentement exprès ou tacite aux actes de torture ou aux mauvais traitements perpétrés à Guantanamo, et elle a de fait participé à la torture du requérant en l’interrogeant, en violation de l’article 2 de la Convention.

7.9Les autorités belges se sont rendues complices d’actes de torture, d’abord en dépêchant à Guantanamo des agents du service de renseignement belge spécialisés dans la lutte antiterroriste pour participer aux interrogatoires du requérant, puis en communiquant des informations non vérifiées et incriminantes aux autorités des États-Unis, au lieu de chercher véritablement à agir sur le terrain diplomatique. À l’invitation des autorités des États‑Unis, et avec l’autorisation du Procureur fédéral belge, l’officier de liaison de la Police fédérale et spécialiste de la lutte antiterroriste en poste à Washington, M. Clareboets, a interrogé le requérant à plusieurs reprises au cours de ses trois visites à Guantanamo entre avril 2002 et février 2004. Dans des affaires similaires, l’implication de fonctionnaires d’autres États a été considérée comme une forme de complicité des mauvais traitements et actes de torture infligés à des détenus à l’étranger. Dans son rapport intérimaire de 2015, le Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants a estimé que la complicité elle-même pouvait être extraterritoriale, par exemple lorsque la victime d’une violation se trouve sur un territoire hors du « contrôle de l’État complice » et sous le contrôle de l’État auteur. Étant donné que M. Clareboets a communiqué les informations qu’il avait recueillies lors des interrogatoires du requérant à Guantanamo aussi bien aux autorités des États-Unis qu’aux autorités belges, en liaison directe avec le Parquet fédéral belge, l’affirmation selon laquelle il aurait communiqué ces informations afin d’obtenir la libération du requérant n’est pas étayée. Il semble au contraire, eu égards aux éléments de preuve factuels, que des informations confidentielles, non vérifiées et préjudiciables ont été communiquées.

7.10 Le requérant réaffirme que l’État partie a violé les obligations qui lui incombent en vertu des paragraphe 1 et 2 de l’article 6 et du paragraphe 1 de l’article 7, lus seuls et conjointement avec les articles 12 et 13 de la Convention, en ne faisant pas en sorte que les agents de l’État belges qui se sont rendus complices des actes de torture commis contre le requérant pendant sa détention à Guantanamo fassent l’objet d’une enquête et de poursuites alors qu’ils se trouvaient et se trouvent encore sur le territoire belge. L’État partie a également violé les articles 12 et 13 de la Convention parce que ses autorités compétentes n’ont pas procédé immédiatement à une enquête impartiale malgré l’existence de motifs raisonnables de croire que des actes de torture avaient été commis contre une personne relevant de sa juridiction et parce qu’il n’a pas donné suite aux demandes répétées du requérant tendant à ce que sa cause soit examinée rapidement et impartialement par les autorités compétentes.

7.11Le requérant explique qu’il n’a pu se constituer partie civile qu’en 2011, après avoir reçu un rapport psychiatrique daté du 18 juin 2010 sur les séquelles des traitements qu’il avait subis. L’État partie n’a pas pris les mesures nécessaires pour enquêter sur les actes de torture commis contre le requérant et en poursuivre leurs auteurs, car ni la magistrate fédérale, Mme Van de Voorde, ni le Procureur fédéral, M. Bernard, ni le juge d’instruction, M. Fransen, n’ont mené de véritable enquête sur les allégations du requérant concernant les actes de torture que les autorités des États-Unis lui avaient infligés à Guantanamo. En outre, le requérant fait valoir que lorsqu’il a tenté d’obtenir justice en Belgique : a) ses actions se sont heurtées à des obstacles procéduraux et juridictionnels inutiles et complexes et à l’absence de responsabilité des autorités judiciaires ; b) aucune de ses demandes n’a été examinée de manière indépendante, l’examen de sa plainte visant deux membres duParquet fédéral ayant d’abord été confié à ce même parquet, puis au Procureur général qui venait d’être transféré du Parquet fédéral ; c) ses griefs n’ont pas été examinés de manière approfondie étant donné, notamment, qu’aucune des personnes en cause n’a été interrogée ni n’a fait l’objet d’une enquête ; d) le Procureur général a décidé de classer l’affaire sur le seul fondement des observations écrites des deux magistrats fédéraux visés par la plainte, sans entendre les deux suspects ni le requérant. Une enquête en bonne et due forme n’a été ouverte qu’en septembre 2014, soit plus de douze ans après le début de la détention du requérant et neuf ans après son rapatriement en Belgique. Les autorités belges ne sont devenues actives qu’après que le requérant se fut constitué partie civile en novembre 2011.

7.12Le requérant ajoute que l’État partie a violé les obligations qui lui incombent en vertu de l’article 10 de la Convention parce qu’il n’a pas sensibilisé, formé et informé le personnel chargé de l’application des lois, les agents de la fonction publique et les autres personnes intervenant dans la garde, l’interrogatoire ou le traitement de tout individu arrêté, détenu ou emprisonné de quelque façon que ce soit au sujet de l’interdiction absolue de la torture − eu égard en particulier à sa détention, aux interrogatoires et aux traitements inhumains auxquels il a été soumis à Guantanamo. L’État partie a également violé les obligations qui lui incombent en vertu de l’article 14 de la Convention en ce qu’il n’a pas permis au requérant d’obtenir réparation, y compris des moyens de réadaptation, pour les actes de torture qui lui ont été infligés pendant sa détention à Guantanamo, notamment parce que les autorités belges n’ont pas mené une enquête en bonne et due forme sur ses allégations de torture.

7.13En conclusion, le requérant affirme qu’il n’a jamais été reconnu comme victime de la torture par la Belgique, État qui avait le devoir de le protéger, mais a au contraire été traité comme un ennemi. Cela a commencé à Guantanamo, où il a été injustement qualifié de « combattant ennemi illégal » et traité comme tel, et cela se poursuit encore aujourd’hui en Belgique, où il est stigmatisé en tant qu’« ancien détenu de Guantanamo ». Le seul désir du requérant est d’essayer de se reconstruire et de mener une vie normale avec sa famille. Il demande à l’État partie de lui accorder une réparation intégrale en tant que victime d’actes de torture bien établis pour lesquels la Belgique porte une lourde responsabilité.

Observations complémentaires de l’État partie

8.1Le 5 avril 2019, l’État partie a informé le Comité que le 31 décembre 2018, le requérant avait introduit devant le tribunal de première instance de Bruxelles une action en responsabilité civile extracontractuelle contre la Belgique au motif que celle-ci avait collaboré activement avec les autorités des États-Unis et ne lui avait apporté aucune assistance effective pendant toute la période où il était détenu arbitrairement et soumis à des traitements inhumains à Guantanamo, en violation des articles 3 et 5 de la Convention. Le requérant fait aussi valoir que l’État partie n’a pas procédé à une enquête pénale pour établir la responsabilité de ses agents de 2011 à 2016, en violation de l’article 3, lu conjointement avec l’article 13, de la Convention européenne des droits de l’homme.

8.2Le requérant a demandé une indemnité provisionnelle de 200 000 euros, à majorer du montant des intérêts et des dépens. Lors de la première audience, tenue le 11 janvier 2019, un calendrier a été établi pour les échanges de vues entre les parties et une audience plénière a été fixée au 5 juin 2020. L’État partie fait valoir qu’étant donné que le requérant a saisi le tribunal de première instance de Bruxelles des mêmes griefs, la requête devrait être déclarée irrecevable.

Commentaires supplémentaires du requérant

9.1 Le 15 mai 2019, le requérant a soumis des commentaires supplémentaires en réponse aux observations du Gouvernement belge sur la recevabilité en date du 5 avril 2019.

9.2Le requérant conteste l’argument de l’État partie selon lequel la communication est irrecevable au motif qu’une action en responsabilité civile extracontractuelle engagée contre la Belgique est actuellement pendante. Selon l’État partie, l’action civile introduite le 31 décembre 2018 serait prescrite au motif que le délai de cinq ans pour demander des dommages‑intérêts au titre de la responsabilité extracontractuelle a expiré. De l’avis du requérant, l’État partie cherche à faire en sorte que les deux procédures donnent lieu à une décision d’irrecevabilité plutôt que de reconnaître le préjudice subi par le requérant durant sa détention illégale à Guantanamo.

9.3La tentative de l’État partie visant à faire rejeter la requête doit être repoussée car elle ne trouve aucun fondement dans les dispositions de la Convention. Aux termes du paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention, le Comité n’examine aucune communication sans s’être assuré que « la même question n’a pas été et n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement ». Cela signifie que seules les procédures portant sur la même question en vertu des instruments internationaux ou régionaux relatifs aux droits de l’homme font obstacle à l’examen d’une communication, l’action civile introduite devant les juridictions internes par le requérant ne relevant pas de cette disposition.

9.4Le paragraphe 5 b) de l’article 22 dispose que le particulier doit avoir épuisé tous les recours internes disponibles et précise que cette règle ne s’applique pas si les procédures de recours excèdent des délais raisonnables ou s’il est peu probable qu’elles donneraient satisfaction à la victime. Le requérant a développé ce point dans ses commentaires du 11 septembre 2017, et l’État partie a reconnu que le requérant avait épuisé tous les recours internes dans ses observations du 6 août 2018 (voir supra p. 6). En outre, le Comité a jugé précédemment que si l’État concerné ne soulève aucune objection à ce sujet, il supposera que tous les recours disponibles ont été épuisés.

9.5Le Comité a également jugé que lorsque plusieurs recours sont disponibles, il suffit que l’un d’entre eux ait été épuisé sans succès. La victime n’est pas tenue, pour pouvoir soumettre une requête au Comité, d’exercer de multiples recours, par exemple par les voies tant pénales que civiles, qui auraient essentiellement le même objectif. Par conséquent, la plainte pénale déposée par le requérant est suffisante et adéquate pour satisfaire aux conditions procédurales qui doivent être remplies pour qu’une requête puisse être soumise au Comité, lesquelles n’exigent pas que les recours civils aient été également épuisés.

9.6Le paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention exige des requérants qu’ils épuisent les recours utiles, le Comité ayant déclaré qu’il était compétent pour déterminer si les recours internes étaient « appropriés aux fins recherchées par l’auteur ». Le requérant fait valoir que l’action civile en réparation pécuniaire introduite contre la Belgique ne lui aurait pas permis d’atteindre l’objectif qu’il visait à l’époque, à savoir faire traduire en justice les responsables des mauvais traitements qui lui avaient été infligés. En outre, seuls les « recours utiles » doivent être épuisés. La jurisprudence en matière de torture exige que l’affaire soit portée à l’attention des autorités afin qu’une enquête puisse être ouverte et que le ministère public puisse engager des poursuites, ce qui était exactement le but de l’action pénale intentée par le requérant ; pour des infractions aussi graves, le requérant n’est donc pas tenu d’intenter une action en dommages-intérêts, car cette procédure n’est pas suffisante pour constituer un recours utile.

9.7Lorsqu’il s’agit d’actes de torture, le Comité peut déclarer une communication recevable − même si le requérant n’a pas épuisé les recours internes − si les tribunaux de l’État partie ont été informés et savent qu’une personne a été torturée. Conformément à l’article 12 de la Convention, les États parties ont l’obligation, lorsqu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis, d’engager des poursuites d’office, c’est-à-dire même en l’absence de plainte de la victime.

9.8En conclusion, la procédure civile engagée par le requérant n’est ni une procédure internationale d’enquête ou de règlement au sens de l’alinéa a) du paragraphe 5 de l’article 22 ni un recours qui doit être épuisé en application de l’alinéa b) du paragraphe 5 de l’article 22 de la Convention.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

10.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit déterminer s’il est recevable au regard de l’article 22 de la Convention.

10.2Le Comité rappelle que, conformément au paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention, il n’examine aucune communication sans s’être assuré que la même question n’a pas été examinée et n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement. Le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle l’examen par la Cour européenne des droits de l’homme constitue une telle procédure.

10.3Le Comité considère qu’une communication a été ou est actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement si l’examen par l’autre instance portait ou porte sur la même question au sens du paragraphe 5 a) de l’article 22. Par la « même question », il faut entendre une question qui concerne les mêmes parties, les mêmes faits et les mêmes droits. Le Comité relève que le 4 avril 2016, le requérant a introduit une requête (enregistrée sous le no 20232/16) devant la Cour européenne des droits de l’homme contre la Belgique, invoquant la violation des articles 3 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme, requête que la Cour, siégeant en formation de juge unique, a déclaré irrecevable le 2 juin 2016 (voir supra par. 2.17 et 4.3). Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la même question a déjà été examinée puisque la Cour européenne des droits de l’homme a déclaré la requête irrecevable pour des raisons touchant au fond de l’affaire et non pour des motifs procéduraux (voir supra par. 4.1 à 4.4). L’État partie fait valoir que la Cour européenne des droits de l’homme conclut généralement à l’irrecevabilité si l’État défendeur n’a pas exercé sa compétence extraterritoriale, en affirmant que les conditions procédurales formelles de recevabilité de la requête ont été remplies (voir supra par. 6.5). Le Comité prend d’autre part note de l’argument du requérant selon lequel la Cour européenne des droits de l’homme a déclaré sa requête irrecevable au motif que les conditions de recevabilité énoncées aux articles 34 et 35 de la Convention européenne des droits de l’homme n’étaient pas remplies, sans expliquer les raisons précises qui l’avaient amenée à une telle conclusion. Le requérant affirme qu’un tel « rejet en bloc » ne saurait être considéré comme un examen de l’affaire au regard du paragraphe 5 a) de l’article 22, et qu’il est impossible de déterminer si sa requête a été déclarée irrecevable par la Cour européenne des droits de l’homme uniquement pour des raisons procédurales ou également pour des motifs liés au fond (voir supra par. 5.1 à 5.5 et 7.2 à 7.4). Le Comité relève que la requête introduite par le requérant devant la Cour européenne des droits de l’homme semble porter, à l’exception des griefs tirés de l’article 10 de la Convention, sur les mêmes faits, à savoir les actes de torture et l’absence d’enquête, que ceux qui font l’objet de la présente communication (voir supra par. 2.17 et 5.5). Dans ce contexte, le Comité rappelle qu’il est lié par les allégations factuelles du requérant et les preuves qu’il produit, tout en conservant son pouvoir discrétionnaire s’agissant d’apprécier les griefs juridiques découlant de la requête.

10.4Tout en relevant que dans sa décision la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas expliqué en détail pourquoi elle avait conclu à l’irrecevabilité, le Comité fait observer que la requête no 20232/16 a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme par le même requérant, qu’elle reposait sur les mêmes faits et que, pour l’essentiel, elle invoquait les mêmes droits substantiels que ceux invoqués dans la présente communication. Dans ces conditions, le Comité considère que la même question a été examinée par une autre instance internationale au sens du paragraphe 5 a) de l’article 22, qui l’a déclarée irrecevable parce qu’elle n’était pas étayée. En conséquence, le Comité considère qu’en l’espèce la condition énoncée au paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention n’est pas remplie et que la requête est donc irrecevable.

10.5Ayant ainsi conclu à l’irrecevabilité, le Comité n’estime pas nécessaire d’examiner séparément les arguments de l’État partie selon lesquels la communication est également irrecevable au motif que des recours internes sont encore pendants ou que les griefs du requérant sont manifestement dénués de fondement.

10.6Le Comité décide en conséquence :

a)Que la communication est irrecevable au regard du paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention ;

b)Que la présente décision sera communiquée au requérant et à l’État partie.

Annexe

[Original : français]

Opinion individuelle (dissidente) d’Abdelwahab Hani

1.Je ne suis pas d’accord avec la décision d’irrecevabilité de cette requête, qui dévie de la jurisprudence du Comité et menace la cohérence de ses décisions.

2.Conformément au paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention, le Comité n’examine aucune requête sans s’être assuré que la même question n’a pas été examinée et n’est pas en cours d’examen par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

3.Le Comité a forgé sa jurisprudence sur le principe selon lequel une requête a été ou est actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement si l’examen par cette instance portait ou porte sur la même question au sens du paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention. Par la « même question », il faut entendre une question qui concerne les mêmes parties, les mêmes faits et les mêmes droits.

4.Le 2 juin 2016, soit moins de deux mois après l’introduction de la demande du requérant devant la Cour européenne des droits de l’homme, cette dernière, siégeant en formation de juge unique, a déclaré cette demande irrecevable, au motif que les conditions de recevabilité prévues par les articles 34 et 35 de la Convention européenne des droits de l’homme n’étaient pas remplies, sans expliquer son analyse ni les raisons précises qui l’avaient conduite à une telle conclusion.

5.Il n’est donc pas possible pour le Comité de savoir dans quelle mesure la Cour européenne des droits de l’homme a examiné la demande du requérant, notamment si elle a procédé à une analyse approfondie des éléments liés au fond de l’affaire, ce qui est essentiel pour déterminer si la « même question » a été examinée.

6.C’est la motivation claire de la décision de la Cour européenne des droits de l’homme qui aurait pu permettre au Comité de juger si la requête avait déjà été examinée, et non le « soupçon » d’examen basé sur une vague référence sommaire et abstraite aux articles procéduraux 34 et 35 de la Convention européenne des droits de l’homme.

7.En basant sa décision sur un « soupçon d’examen » par la Cour européenne des droits de l’homme, le Comité dévie de sa jurisprudence et menace la cohérence de ses décisions.

8.La Convention est assez claire dans la distinction entre les deux phases de recevabilité et d’examen de fond. Le paragraphe 1 de l’article 22 définit « la compétence du Comité pour recevoir et examiner des communications », tandis que le paragraphe 5 a) du même article précise que « la même question n’a pas été et n’est pas en cours d’examen ». Ce n’est que lorsque la même question a été dûment examinée ou est en cours d’examen, au fond donc, que le principe de litispendance s’applique au Comité.

9.Subsidiairement, la Convention couvre dans ses dispositions un spectre plus large de droits autonomes et d’obligations spécifiques, invoqués par le requérant, que l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme.

10.Dans ces conditions, le Comité aurait dû déclarer la requête recevable et procéder à son examen quant au fond.

11.En ce qui a trait au fond de l’affaire, pour des raisons de limite de mots, seule la conformité aux articles 2 et 14 de la Convention sera évoquée.

12.Pour évaluer la conformité à l’article 2 de la Convention, le Comité doit déterminer si l’État partie a exercé directement ou indirectement, de fait ou de droit, un contrôle sur le requérant et les autres nationaux détenus à Guantanamo (dans un autre territoire), et si les représentants de l’État partie qui ont autorisé l’interrogatoire du requérant à Guantanamo et y ont participé exerçaient un contrôle suffisant sur lui, par extension de la compétence personnelle de l’État partie à l’égard de ses nationaux détenus par une puissance étrangère.

13.Ayant à l’esprit les préoccupations qu’il exprime depuis 2002 concernant le régime juridique et le traitement des détenus de Guantanamo, le Comité réaffirme que si les autorités de l’État partie, ou toute autre personne agissant à titre officiel ou au nom de la loi, savent ou ont des motifs raisonnables de penser que des actes de torture ou des mauvais traitements sont infligés et n’exercent pas la diligence voulue pour prévenir de tels actes, mener une enquête ou engager une action contre leurs auteurs afin de les punir conformément à la Convention, l’État partie est tenu pour responsable et ses agents devraient être considérés comme les auteurs, les complices ou les responsables d’une quelconque autre manière, en vertu de la Convention, pour avoir consenti, expressément ou tacitement, à la commission d’actes interdits.

14.Dans les circonstances de l’espèce, l’État partie n’a pas fait preuve de la diligence voulue pour empêcher que le requérant soit soumis à la torture par les autorités des États‑Unis en toute impunité, ce qui peut être considéré comme une permission de fait assimilable à une complicité.

15.L’État partie devrait être tenu partiellement responsable de l’absence de mesures efficaces visant à empêcher que le requérant soit soumis à la torture, en violation des paragraphes 1 et 2 de l’article 2 de la Convention.

16.Enfin, les autorités belges ne sont sorties de l’inaction qu’après le dépôt d’une plainte au civil en novembre 2011, et aucune réparation n’a été accordée au requérant, qui n’a disposé d’aucun recours utile, ce qui constitue une violation de l’article 14 de la Convention.