Nations Unies

CCPR/C/130/D/2500/2014

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

22 avril 2021

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2500/2014*, **

Communication présentée par :

Aleksei Eliseev (non représenté par un conseil)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteur

État partie :

Kirghizistan

Date de la communication :

14 mars 2014 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 11 décembre 2014 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

21 octobre 2020

Objet :

Procès par défaut et autres vices de procédure

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes

Question(s) de fond :

Procès équitable, procès par défaut, droit au respect de la vie privée, non-discrimination

Article(s) du Pacte :

14 (par. 1, 2, 3 a), b), d) et e), et 5), 17 (par. 1) et 26

Article(s) du Protocole facultatif :

2 et 5 (par. 2 b))

1.L’auteur de la communication est Aleksei Eliseev, de nationalité kirghize, né en 1976. Il affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient des articles 14 (par. 1, 2 et 3 a)), 17 (par. 1) et 26 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour le Kirghizistan le 7 janvier 1995. L’auteur n’est pas représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur dit être avocat en activité et avoir travaillé dans la fonction publique jusqu’aux événements d’avril 2010. Ses dernières fonctions étaient celles de directeur de l’Agence centrale pour le développement, l’investissement et l’innovation.

2.2Le 7 avril 2010, à la suite d’une série d’émeutes, le Gouvernement kirghize a été renversé. Un gouvernement provisoire a été constitué et, le même jour, le Parlement a été dissous et l’Agence centrale pour le développement, l’investissement et l’innovation a été dissoute. Le 12 avril 2010, la Cour constitutionnelle a également été dissoute. Le 19 juillet 2010, les juges d’un grand nombre de juridictions ont été révoqués avant la fin de leur mandat et de nouveaux juges ont été désignés.

2.3Des membres du Gouvernement provisoire ont publiquement formulé des accusations contre l’auteur sans que l’intéressé ait été informé de l’ouverture d’une enquête contre lui. On retiendra notamment que : a) le 10 avril 2010, le Bureau de la sécurité nationale a annoncé dans les médias qu’il ouvrirait une enquête sur l’auteur ; b) le 20 avril 2010, le nom de l’auteur a été ajouté par le Vice-Président et superviseur des services de justice et de police, A. B., à la liste des ennemis publics et des proches du Président déchu Bakiev ; c) le 3 mai 2010, le Gouvernement provisoire a offert, sur son propre site Web et dans les médias, une récompense à qui fournirait des informations menant à la capture de l’auteur (20 000 à 100 000 dollars) ; d) le 14 mai 2010, le Vice-Président et superviseur des services de justice et de police, A. B., a émis une « communication au peuple » dans laquelle il réaffirmait que l’auteur était impliqué dans des faits qui auraient été commis pendant le mandat du Président Bakiev ; c) le 25 août 2010, le Bureau du Procureur général a fait savoir, par l’intermédiaire d’agences de presse, que l’auteur était mis en cause dans cinq affaires pénales ; 6) le 30 septembre 2010, le Bureau du Procureur général a demandé au Kazakhstan, à la Russie et à l’Ukraine d’arrêter et d’extrader l’auteur.

2.4L’auteur, qui se trouvait à l’extérieur du pays au moment des troubles, n’est pas retourné au Kirghizistan, craignant pour sa sécurité et celle de sa famille, et vit depuis en Lettonie, où il a déposé une demande de permis de séjour le 28 juillet 2010 et a reçu le statut de réfugié le 16 février 2011.

2.5L’auteur a adressé des requêtes au Bureau du Procureur général les 22avril, 7juillet, 27juillet, 24août, 31août et 30novembre 2010. Dans cescommunications, il contestait les allégations formulées publiquement contre lui et demandait à être informé de toute enquête dont il ferait l’objet ou des chefs d’accusation qui seraient retenus contre lui. En outre, il informait le Bureau du Procureur général de son lieu de résidence et lui communiquait les coordonnées de son avocat au Kirghizistan pour qu’il puisse lui adresser des notifications formelles, et demandait que les membres des forces de l’ordre qui avaient illégalement saisi ses biens (un appartement, une maison et un cottage) sans préavis et saccagé les biens immobiliers appartenant aux membres de sa famille fassent l’objet d’une enquête et soient jugés.

2.6Le 4 février 2014, l’avocat de l’auteur a signé une attestation dans laquelle il déclarait que le Bureau du Procureur général n’avait pas donné suite aux demandes d’information adressées par l’auteur. Des représentants de l’État ont continué de s’exprimer dans les médias au sujet de l’implication supposée de l’auteur dans plusieurs infractions, en complicité avec la famille du Président déchu, notamment dans des faits de fraude, de blanchiment d’argent et de corruption liés au projet de mines d’or de Kumtor. L’auteur affirme que le fait qu’il n’ait pas été officiellement inculpé l’a empêché de présenter ses moyens de défense et est constitutif de diffamation.

2.7Le 8 juin 2010, l’auteur a saisi le tribunal de district de Pervomaïsk, à Bichkek, d’une plainte contre le Gouvernement provisoire, le Vice-Président et superviseur des services de justice et de police, A. B., et les médias pour diffamation comme suite à la diffusion d’informations mensongères ayant porté atteinte à son honneur, à sa dignité et à sa réputation professionnelle.

2.8Le 23 juin 2010, le tribunal de district a décidé de ne pas donner suite à la plainte de l’auteur au motif que celui-ci n’avait pas indiqué l’adresse de son lieu de résidence, en violation des dispositions du paragraphe 2 de l’article 132 du Code de procédure civile. Un délai a été accordé à l’auteur, qui avait jusqu’au 30 juin 2010 pour se conformer à cette règle. Le 29 juin 2010, l’avocat de l’auteur a communiqué au tribunal l’adresse permanente de l’auteur à Bichkek, joignant l’acte de propriété officiel de son appartement. Le 30 juin 2010, le tribunal de district a renvoyé la plainte à l’auteur au motif que celui-ci n’avait pas communiqué ses coordonnées en temps voulu.

2.9Le 2 août 2010, l’auteur a fait appel des décisions du tribunal de district en date des 23 et 30 juin 2010 devant le tribunal municipal de Bichkek. Il a soutenu que le paragraphe 2 de l’article 132 du Code de procédure civile exigeait qu’une adresse soit communiquée et qu’il avait indiqué, dans sa plainte, son adresse à Bichkek et celle de son avocat. Il a également dit s’être acquitté, par l’intermédiaire de son avocat, de l’obligation imposée par le tribunal de district de produire un certificat d’enregistrement et de résidence, obligation pourtant injustifiée. Il a ajouté que son absence temporaire du pays ne l’empêchait pas d’exercer son droit de recours. Le 3 décembre 2010, une audience d’appel s’est tenue au tribunal municipal de Bichkek en présence d’un représentant du Bureau exécutif du Président. Les décisions du tribunal de district ont été confirmées par le tribunal municipal.

2.10Le 6 juillet 2010, l’auteur a parallèlement saisi le tribunal de district d’une autre plainte identique pour diffamation visant le Gouvernement provisoire, le Vice-Président et superviseur des services de justice et de police et les médias. Cette fois, il a signé la plainte devant la notaire du tribunal régional de Riga (Lettonie), Kitija Garã. Il a soutenu que sa plainte précédente avait été abusivement déclarée irrecevable sur le fondement d’une règle de procédure selon laquelle il était tenu de produire une preuve de résidence (règle qui n’était pas énoncée dans la loi). Il a communiqué l’adresse de son avocat au Kirghizistan, ainsi que son adresse en Lettonie. Le 2 août 2010, le tribunal a rejeté la plainte au motif que l’auteur n’avait pas rempli les conditions imposées par le tribunal de district dans sa décision du 20 juillet 2010. L’auteur affirme qu’il n’avait pas connaissance de la décision du 20 juillet 2010, qui ne lui avait pas été notifiée. Le 13 août 2010, il a fait appel de la décision du tribunal de district devant le tribunal municipal de Bichkek. Il n’a pas encore été informé des suites données à son recours.

2.11Le 5 décembre 2011, l’auteur a introduit un pourvoi devant la Cour suprême contre les décisions rendues par le tribunal de district les 23 et 30 juin 2010, et la décision du tribunal municipal de Bichkek en date du 3 décembre 2010. Au moment du pourvoi, l’auteur avait déjà obtenu un permis de séjour en Lettonie ; il a transmis à la Cour suprême une attestation officielle de résidence, traduite en russe et notariée. Il s’est plaint de défaut d’accès à la justice et a demandé l’annulation des décisions du tribunal de district et du tribunal municipal, qui étaient fondées sur des règles de procédure abusives et illégales et l’avaient empêché d’exercer son droit à l’égalité d’accès aux tribunaux. Dans son pourvoi, non seulement l’auteur renvoyait au droit interne, mais il rappelait à la Cour suprême l’obligation internationale qui incombait à l’État partie d’assurer des recours utiles et de garantir le droit à l’égalité devant les tribunaux, à la présomption d’innocence et à la non‑discrimination.

2.12Par une lettre datée du 17 janvier 2012, le Vice-Président par intérim de la Cour suprême a débouté l’auteur de son pourvoi. Il a expliqué que l’auteur n’avait pas respecté le délai de recours d’un an prévu par l’article 344 du Code de procédure civile. L’auteur estime que la lettre qui lui a été adressée par le Vice-Président par intérim de la Cour suprême est contraire à la législation nationale, qui prévoit que les décisions de la Cour suprême sont rendues par une formation de trois juges (art. 348 du Code de procédure civile). Il affirme au surplus que les décisions ne devraient pas être notifiées par courrier, puisque seules les décisions de justice formelles sont susceptibles de recours en vertu du paragraphe 3 de l’article 136 et de l’article 348 du Code de procédure civile.

2.13Ces obstacles procéduraux ont empêché l’auteur de faire examiner l’affaire par les juridictions nationales à tous les niveaux.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que l’État partie n’a pas respecté son droit à la présomption d’innocence et l’a privé de son droit d’être traité dans des conditions d’égalité et d’être jugé équitablement par un tribunal indépendant et impartial, en violation des paragraphes 1, 2 et 3 a) de l’article 14 du Pacte. Des représentants de l’État l’ont en effet accusé publiquement de fraude, de blanchiment d’argent et de corruption dans l’exercice d’une fonction publique, sans toutefois qu’il soit condamné, ni informé d’aucun chef d’accusation valide retenu contre lui. Les efforts faits par l’auteur pour tenter d’obtenir des informations en soumettant des communications au Bureau du Procureur général ont été contrariés, et l’auteur n’a donc pas eu la possibilité de présenter ses moyens de défense. Les tribunaux n’ont pas fait preuve d’impartialité, puisqu’ils sont placés sous le contrôle d’un « superviseur » des services de justice et de police, superviseur qui compte justement parmi les défendeurs dans le cadre des procédures intentées par l’auteur ; en outre, l’auteur n’a pas bénéficié du même traitement devant des juridictions du même ordre, puisque les multiples demandes tendant à ce qu’il produise une preuve de résidence et d’enregistrement étaient arbitraires et fondées sur des moyensdeprocédureillégaux.

3.2L’auteur affirme en outre que l’État partie s’est immiscé dans sa vie privée et a porté atteinte à ses biens, en violation du paragraphe 1 de l’article 17 du Pacte, et ne l’a ensuite pas fait bénéficier de mesures de protection et de réparation en ne sanctionnant pas les membres des forces de l’ordre qui, en 2010, avaient illégalement saisi ses biens (un appartement, une maison et un cottage) sans préavis et saccagé les habitations et les locaux professionnels des membres de sa famille.

3.3L’auteur affirme également que l’État partie ne lui a pas garanti une égale protection de la loi, en violation de l’article 26. Étant inscrit sur la liste des « ennemis publics », il a été victime de discrimination fondée sur des motifs sociaux et politiques. Il s’est avéré, en sus, qu’il ne disposait, de fait, d’aucun recours ou que les recours envisageables n’auraient eu a priori aucune chance d’aboutir. En outre, les procédures ont été excessivement longues.

3.4L’auteur souhaite obtenir un arrêt déclaratoire, avoir la possibilité d’user de recours utiles et être indemnisé.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Par une note verbale du 1er décembre 2016, l’État partie a adressé ses observations sur la recevabilité et le fond de la communication.

4.2S’agissant des chefs d’accusation initialement retenus contre lui, l’auteur a été déclaré coupable sur le fondement de l’alinéa 3 du paragraphe 3 de l’article 170 et du paragraphe 2 de l’article 221 du Code pénal et a été condamné, le 6 juin 2013, à une peine de six années et demie d’emprisonnement en régime strict, assortie d’une confiscation de biens. La demande d’autorisation de faire appel introduite par l’auteur a finalement été rejetée par la Cour suprême le 20 février 2014 pour non-respect des délais.

4.3L’auteur, inculpé de chefs supplémentaires sur le fondement du paragraphe 2 de l’article 221 du Code pénal, a été condamné, le 29 avril 2016, à une peine de deux années d’emprisonnement. En comptant la peine à laquelle il avait déjà été condamné le 6 juin 2013, l’auteur était puni, en tout et pour tout, d’une peine de huit années d’emprisonnement, assortie d’une confiscation de biens. La procédure d’appel a été abandonnée, l’auteur s’étant désisté de son recours. Le 29 avril 2016, l’auteur a également été condamné pour diverses infractions réprimées par le Code pénal, le quantum de sa peine s’élevant alors à vingt-cinq années d’emprisonnement. Il n’a fait appel ni du jugement ni de la condamnation.

4.4Le 21 septembre 2016, l’auteur a été reconnu coupable de diverses infractions pénales et condamné à une peine de vingt années d’emprisonnement. En comptant ses condamnations précédentes, l’auteur a été puni, en tout et pour tout, d’une peine de vingt-cinq années d’emprisonnement, assortie d’une confiscation de ses biens. L’auteur n’a fait appel du jugement et de la condamnation que pour contester la confiscation de ses biens immobiliers ; au moment de la soumission des observations de l’État partie, la procédure était en instance. L’auteur a ensuite été inculpé de chefs supplémentaires ; l’affaire était en cours au moment de la soumission des observations.

4.5Dans toutes les affaires pénales précitées, les juridictions de l’État partie ont observé toutes les règles de procédure prévues par la législation applicable. Certaines décisions rendues par des juridictions inférieures ont été réexaminées en appel et dans le cadre de la procédure de contrôle juridictionnel, et certaines sont devenues exécutoires sans avoir été contestées par l’auteur. On notera qu’il est possible qu’un procès se tienne ou que différents actes de la procédure soient accomplis en l’absence du mis en cause, s’il est établi qu’on ne peut assurer la comparution de celui-ci.

4.6Il ressort de la jurisprudence du Comité que celui-ci n’examine pas les affaires dans lesquelles l’auteur n’a pas épuisé les voies de recours internes qui lui étaient ouvertes. Dans le cadre des quatre procédures pénales intentées contre l’auteur qui ont abouti au prononcé d’une décision et d’une condamnation devenues exécutoires, ni l’auteur ni ses avocats n’ont introduit de pourvoi en cassation ni de demande de contrôle juridictionnel. Quant aux affaires pénales en instance dans lesquelles l’auteur est mis en cause, les avocats de celui-ci retardent délibérément le jugement de ces affaires en introduisant une multitude de requêtes futiles. Il est également difficile de mener à bonne fin les enquêtes ouvertes dans ces affaires, puisque certaines procédures exigent la présence de l’auteur, qui est en fuite et refuse de comparaître.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant la recevabilitéet le fond

5.1Les 26 juin et 23 octobre 2017, l’auteur a dit n’avoir jamais été informé des chefs d’accusation retenus contre lui, bien qu’il ait engagé un avocat. Lorsqu’il a eu vent des rumeurs concernant son inculpation, il a adressé des lettres aux autorités de l’État partie pour demander des informations, mais n’a jamais reçu de réponse. Le Bureau du Procureur et les tribunaux de l’État partie connaissaient l’adresse postale et le numéro de téléphone de l’auteur, mais ne l’ont jamais informé d’une quelconque procédure pénale intentée contre lui.

5.2Dans sa réponse, l’État partie n’a en outre pas commenté la plupart des griefs de l’auteur. Celui-ci a intenté en vain plusieurs procédures pour défendre son honneur, sa dignité et sa réputation professionnelle. Le 17 janvier 2012, la Cour suprême a renvoyé sa demande de contrôle juridictionnel sans même l’examiner.

5.3Les autorités de l’État partie ont en outre ignoré les plaintes déposées par l’auteur auprès du Bureau du Procureur entre le 22 avril 2010 et le 30 novembre 2010. L’État partie n’a pas non plus commenté un certain nombre de déclarations prononcées par des représentants de l’État qui ont violé le droit de l’auteur à la présomption d’innocence. Parmi ces déclarations, on peut citer : une annonce publique d’A. B., adjoint au chef du Gouvernement provisoire kirghize et « superviseur » des services de justice et de police ; une déclaration officielle du Gouvernement provisoire, qui offrait une prime à qui arrêterait l’auteur, coupable d’infractions graves ; des déclarations officielles du Bureau du Procureur général, qui faisait savoir que l’auteur avait été inculpé de cinq infractions et était désormais considéré comme un fugitif recherché, et qui le déclarait coupable de corruption et de blanchiment d’argent ; une annonce publique du Ministre de l’économie, qui faisait savoir que l’auteur était corrompu et qu’il agissait en complicité avec le fils du Président déchu, Maksim Bakiev ; une déclaration publique de la Cour suprême, qui expliquait que l’auteur était un criminel qui avait enfreint la loi en complicité avec Maksim Bakiev ; et plusieurs déclarations de membres du Parlement.

5.4L’auteur répète qu’il n’a jamais été informé des chefs retenus contre lui, qu’il ne s’est jamais enfui, et qu’il n’a jamais été assigné à comparaître aux fins d’une quelconque mesure d’instruction. Il a demandé à être informé des chefs retenus contre lui, mais n’a reçu aucune réponse, alors qu’il recevait pourtant des lettres des autorités de l’État partie (sans lien avec son inculpation). Malgré cela, l’État partie a intenté plusieurs procès contre l’auteur et l’a finalement condamné à une peine de vingt-cinq années d’emprisonnement.

5.5L’auteur affirme que son droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal compétent et impartial a été violé en ce qu’il n’a pas été informé des procédures intentées contre lui et, partant, des chefs d’accusation retenus contre lui. Au cours des audiences, l’État partie a fait intervenir un avocat de la défense postiche. Les juridictions et le Bureau du Procureur ont été fortement influencés par le Président kirghize et par le « superviseur » des services de justice et de police, membre du Gouvernement.

5.6L’auteur affirme que l’État partie ne l’a délibérément pas informé des accusations portées contre lui. Il n’a donc pas pu préparer sa défense, communiquer avec l’avocat de son choix, être présent à son procès pour se défendre en personne, et faire entendre et interroger des témoins. Les tribunaux n’ont pas demandé, comme la loi l’exige pourtant, si l’auteur (le mis en cause) avait reçu copie de l’acte d’accusation (ce qui n’est pas le cas). Les décisions qui ont été rendues par les tribunaux contre l’auteur sont tout à fait arbitraires et ont constitué un déni de justice. Les preuves produites devant les tribunaux avaient été falsifiées par l’État partie pour des raisons qui relevaient de la persécution politique. Au cours d’un des procès, par exemple, le juge K. B. B. a retenu sans hésitation et en l’absence de toute preuve le moyen tiré de ce que l’auteur aurait agi en complicité avec des membres des familles qui étaient auparavant à la tête du pays, plus précisément avec le fils de l’ancien Président Bakiev.

5.7L’auteur fait observer que l’État partie ne semble pas contester qu’il ait épuisé les recours internes pour ce qui est des griefs ne concernant pas les infractions pénales qui lui étaient reprochées. Il affirme que les voies de recours pénales ont été épuisées et que celles qui ne l’ont pas été ne lui étaient pas ouvertes. Il dit en outre n’avoir fait aucune démarche pour prolonger intentionnellement les procédures intentées contre lui. Il avait un avocat, S. H. B., qui le représentait avant les événements du 7 avril 2010. Celui-ci n’a toutefois pas été autorisé à communiquer avec lui pour l’informer des chefs d’accusation retenus contre lui. L’auteur n’était représenté par aucun autre avocat au Kirghizistan.

5.8Dans le cadre d’un des procès pénaux intentés contre l’auteur, l’État partie a par exemple désigné un avocat pour représenter l’auteur, sans en informer celui-ci. Cet avocat, N. A. M., n’a introduit aucun recours au nom de l’auteur. L’auteur nie donc avoir introduit des requêtes ou autres demandes qui aient d’une façon quelconque prolongé les poursuites. Si le Code de procédure pénale autorise effectivement la tenue d’un procès en l’absence du mis en cause, cela n’est permis que dans les cas où le mis en cause se trouve à l’étranger et ne comparaît pas devant le tribunal, et à condition qu’il soit dûment informé de la tenue prochaine de l’audience. Cela ne s’applique pas à l’auteur, qui n’avait pas été informé de la tenue des audiences.

5.9L’auteur soutient que, comme suite à sa plainte et à celles d’autres ressortissants kirghizes, la réaction de l’État partie a été de modifier les dispositions de la Constitution relatives à la primauté du droit international sur le droit interne. Plusieurs médias publics ont ouvertement soulevé la question du lien qui existerait entre ces plaintes et la nécessité de préserver la «souveraineté» du pays. Cela met en évidence le caractère systémique de la discrimination exercée par l’État partie à l’égard de l’auteur et des violations des droits de l’auteur que l’État partie commet lorsqu’il désigne celui-ci comme un «ennemi du peuple». L’auteur affirme en outre que le Président Atambaev a personnellement participé à la persécution qu’il a subie de la part des juges, des procureurs et autres représentants de l’État, et que les informations à ce sujet sont tenues secrètes par le Gouvernement. L’un des objectifs de la campagne menée par le Président Atambaev était d’empêcher l’auteur de retourner au Kirghizistan, pour éviter qu’il dévoile au grand jour les crimes qu’il commis par la présidence.

5.10L’auteur affirme que son avocat, S. H. B., a pris attache avec lui le 12 janvier 2017 et l’a informé qu’à l’été 2013, il avait appris par des « sources non officielles » et par hasard que, le 6 juin 2013, le tribunal municipal d’Och avait déclaré l’auteur coupable et l’avait condamné à une peine de six années et demie d’emprisonnement. Bien que l’auteur et son avocat n’aient eu aucun contact depuis le mois d’avril 2010, l’avocat s’était « senti obligé » de le représenter. Le 26 septembre 2013, S. H. B. avait introduit au nom de l’auteur un recours dans lequel il relevait plusieurs vices de procédure et autres violations graves. L’auteur soutient que les autorités avaient renvoyé l’affaire à plusieurs reprises pour assurer sa comparution et la présence de son avocat. Il avait finalement été décidé, néanmoins, que le procès se tiendrait en l’absence de l’auteur, et un conseil, N. A. M., avait été désigné pour représenter celui-ci. L’auteur soutient en outre qu’un exemplaire de l’acte d’accusation aurait dû lui être remis, comme prévu par le Code de procédure pénale et la disposition correspondante du Pacte, à savoir le paragraphe 3 a) de l’article 14. Le procès s’était poursuivi en son absence. L’auteur affirme que l’issue du procès était prévisible dès le début, le tribunal ne statuant pas en toute indépendance.

5.11L’auteur soutient que l’avocat commis d’office, N. A. M., n’a pas introduit de recours en son nom. Son autre avocat, S. H. B., a eu vent de l’affaire par hasard et a immédiatement formé un recours. Puisqu’il avait dépassé le délai de recours de dix jours à la suite du prononcé du jugement et de la condamnation par le tribunal de première instance, l’avocat a également introduit devant la cour d’appel une demande d’autorisation de faire appel, à laquelle il a initialement été fait droit, le 30 septembre 2013. Le 9 octobre 2013, toutefois, le procureur a porté plainte pour contester cette décision, à la suite de quoi celle-ci a été annulée. Dans la décision d’annulation, la cour a expliqué que l’auteur était représenté par un conseil, N. A. M., au cours de son procès et que cet avocat n’avait pas jugé nécessaire d’introduire un recours. L’auteur soutient que cet avocat n’a pas assisté à certaines audiences, notamment à la dernière, tenue le 6 juin 2013. La cour n’a pas davantage retenu le moyen tiré de ce que l’auteur était en réalité représenté par S. H. B., l’avocat qui avait introduit la demande d’autorisation de faire appel. Cette décision était arbitraire et constitutive d’un déni de justice, puisque l’auteur avait signé avec S. H. B. une convention datée du 17 février 2009 qui était encore valable.

5.12Un pourvoi a été introduit contre la décision susdite devant la Cour suprême au titre de la procédure de contrôle juridictionnel, mais ce pourvoi a été rejeté le 20 février 2014. Dans le même temps, S. H. B. cherchait à retrouver l’auteur. Le Bureau du Procureur, qui disposait pourtant d’informations complètes sur le lieu de résidence de l’auteur, lui a indiqué qu’il ne savait pas où se trouvait celui-ci. S. H. B. a contesté cette réponse jusque devant la Cour constitutionnelle, dénonçant, notamment, une violation du paragraphe 3 d) de l’article 14 du Pacte, mais la décision initiale a été confirmée.

5.13L’auteur affirme qu’à la suite de la déclaration de culpabilité prononcée contre lui et de sa condamnation à une peine d’emprisonnement, les tribunaux ont également décidé d’ordonner la confiscation de tous ses biens. L’ordonnance de confiscation a été émise le 5 juillet 2013, mais là encore, l’auteur n’en a pas été informé. Elle concernait une importante somme d’argent et l’intégralité des actions possédées par l’auteur. La maison, l’appartement et la résidence d’été de l’auteur ont également été saisis. Sa maison a par la suite été réaménagée pour être utilisée par la Cour suprême.

5.14L’auteur affirme en outre que l’État partie a « manigancé » la tenue de nouvelles audiences et de nouveaux procès, une fois encore sans l’en informer et sans aviser son représentant officiel dans le pays. Au cours du deuxième procès pénal intenté contre l’auteur, son avocat, S. H. B., est intervenu au stade de l’enquête préliminaire et a introduit plusieurs recours au nom de l’auteur ; tous ces recours ont cependant été rejetés, et l’auteur a été condamné le 11 juillet 2013. Dans le cadre d’une autre procédure intentée le 24 mars 2014, S. H. B. a introduit plusieurs recours, portant l’affaire jusque devant la Cour suprême, laquelle a toutefois confirmé la décision de la juridiction inférieure le 12 mai 2014.

5.15L’auteur soutient que l’ensemble de ses griefs devraient être déclarés recevables puisqu’un grand nombre de procédures de recours ne lui étaient pas ouvertes, n’auraient pas eu de chance d’aboutir, ou étaient excessivement longues. S’agissant des griefs soulevés au titre du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte, les tribunaux de l’État partie l’ont débouté de ses recours ou n’ont pas dûment examiné ceux-ci. L’auteur réitère ses allégations concernant la présomption d’innocence, rappelant qu’il avait été désigné comme un « ennemi du peuple », un « criminel » et une « personne recherchée » avant même que les tribunaux aient statué. Il rappelle également les griefs tirés de la violation du paragraphe 3 a) de l’article 14, expliquant une fois encore qu’il n’avait pas été informé de son inculpation. L’État partie a en outre violé le droit de l’auteur au respect de sa vie privée, et à la protection de son honneur et de dignité en diffusant des informations mensongères sur son compte. Les droits que l’auteur tient du paragraphe 1 de l’article 17 ont également été violés lorsqu’une perquisition a été effectuée à son domicile et que ses effets personnels ont été saisis.

5.16L’auteur demande au Comité de constater la violation des articles du Pacte et d’obliger l’État partie à faire droit aux recours qu’il a introduits en matière civile aux fins de la protection de son honneur, de sa dignité et de sa réputation. Il lui demande également d’inviter l’État partie à annuler tous les jugements et toutes les condamnations prononcés contre lui, et à mettre fin à toutes les procédures pénales intentées contre lui qui sont en instance. Il demande en outre que les biens qui lui ont été confisqués lui soient restitués, qu’il soit annoncé officiellement et publiquement qu’il a été blanchi de toute accusation et qu’une indemnité suffisante lui soit versée.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel l’auteur n’a pas épuisé les recours internes en ne se pourvoyant pas en cassation et en n’introduisant pas de demande de contrôle juridictionnel. Il prend également note de l’argument de l’auteur selon lequel il n’a pas été informé de son inculpation, de ses procès ni des déclarations de culpabilité et des condamnations prononcées contre lui à l’issue de ceux-ci, et n’a donc pas pu se défendre correctement et se pourvoir en cassation, le délai de pourvoi étant bref. En outre, la demande d’autorisation de faire appel introduite par l’avocat de l’auteur a été rejetée et l’avocat lui-même n’a pas été reconnu comme étant le représentant de l’auteur. L’auteur était représenté, dans certains cas, par un avocat commis d’office qui n’a introduit aucun recours. Dans ces circonstances, telles qu’elles sont relatées, et en l’absence de toute autre information ou explication pertinente de la part de l’État partie, le Comité estime que les dispositions du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner au fond cette partie des griefs soulevés par l’auteur.

6.4Le Comité prend note, en outre, des griefs que l’auteur tire de la violation du paragraphe 1 de l’article 17 et de l’article 26 du Pacte. Compte tenu de l’absence, dans le dossier, d’autres renseignements à ce sujet, il estime que l’auteur n’a pas suffisamment étayé ses griefs aux fins de la recevabilité. En conséquence, il déclare cette partie de la communication irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.5Le Comité estime que l’auteur a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, les griefs tirés de la violation des droits qui lui sont reconnus par les paragraphes 1, 2 et 3 a) de l’article 14 du Pacte. Il prend note de l’argument selon lequel l’auteur a été victime d’une violation qui lui sont reconnus par les alinéas b), d) et e) du paragraphe 3 et le paragraphe 5 de l’article 14. Il estime que les griefs de l’auteur sont suffisamment étayés aux fins de la recevabilité, les déclare recevables et passe à leur examen quant au fond.

Examen au fond

7.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui avaient communiquées les parties.

7.2Le Comité note que les griefs de l’auteur reposent, pour l’essentiel, sur le fait qu’il n’a pas été informé de plusieurs procédures pénales intentées contre lui. L’auteur affirme notamment que cela a constitué une violation de son droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, énoncé au paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte, ainsi que de toute une série de droits procéduraux visant à assurer un procès équitable et garantis par l’article 14 du Pacte, parmi lesquels le droit de l’auteur d’être informé de la nature et des motifs de l’accusation portée contre lui en matière pénale (par. 3 a) de l’article 14 du Pacte), ou d’être présent à son procès (par. 3 d) de l’article 14 du Pacte).

7.3Le Comité rappelle sa jurisprudence, dont il ressort qu’il peut être fait exception au droit du mis en cause d’être présent à son procès dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, par exemple dans les procès par défaut, dans lesquels l’accusé, bien qu’informé des poursuites suffisamment à l’avance, choisit de ne pas exercer son droit d’assister à son procès. Un procès par défaut ne peut avoir lieu que si l’on a pris les mesures nécessaires pour citer l’accusé à comparaître en temps voulu, l’informer à l’avance de la date et du lieu de son procès et lui demander comme il se doit d’y être présent.Le Comité note également que, dans le cas des procès par défaut, le paragraphe 3 a) de l’article 14 exige que, nonobstant l’absence de l’accusé, l’on prenne toutes les mesures voulues pour informer celui-ci des accusations portées contre lui et lui notifier les poursuites dont il est l’objet. Le paragraphe 1 de l’article 14 prévoit également que l’accès à l’administration de la justice doit être effectivement garanti dans tous les cas afin que nul ne soit privé, d’un point de vue procédural, de son droit de demander justice.

7.4Le Comité note qu’en l’espèce, l’État partie n’a donné aucune information sur les mesures prises pour informer l’auteur des chefs retenus contre lui, ou pour lui demander d’assister aux multiples procès intentés contre lui. Sans plus de précisions, l’État partie se contente d’affirmer que ses juridictions « ont observé toutes les règles de procédure prévues par la législation applicable ». Dans les circonstances de l’espèce, telles qu’elles sont décrites par les parties et en l’absence de renseignements utiles et précis de la part de l’État partie concernant les efforts que celui-ci a faits pour retrouver l’auteur et l’informer des chefs retenus et des procédures intentées contre lui, le Comité conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits que l’auteur tient des paragraphe 1 et 3 (al. a) et d)) de l’article 14 du Pacte.

7.5Compte tenu de ces conclusions, le Comité décide qu’il n’examinera pas séparément les autres griefs soulevés par l’auteur au titre des paragraphes 2, 3 (al. b) et e)) et 5 de l’article 14 du Pacte.

8.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits qui sont reconnus à l’auteur par les paragraphes 1 et 3 (al. a) et d)) de l’article 14 du Pacte.

9.Conformément au paragraphe 3a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, d’accorder une indemnisation adéquate à l’auteur. Il est également tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour que des violations analogues ne se produisent pas.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent-quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.