Nations Unies

CCPR/C/131/D/2635/2015

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

14 mai 2021

Français

Original : anglais

Comité des droits de l ’ homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2635/2015 * , ** , ***

Communication présentée par :

Vladimir Ivanov (non représenté par un conseil)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteur

État partie:

Fédération de Russie

Date de la communication:

17 janvier 2015 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise en application de l’article 92 du règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 22 juillet 2015 (non publiée sous forme de document)

Date de l ’ adoption des constatations:

18 mars 2021

Objet:

Droit de réunion pacifique ; non‑discrimination

Question(s) de procédure:

Épuisement des recours internes

Question(s) de fond:

Restrictions injustifiées au droit de réunion pacifique ; discrimination à l’égard des personnes lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres

Article(s) du Pacte:

21 et 26

Article(s) du Protocole facultatif:

5 (par. 2 b))

1.L’auteur de la communication est Vladimir Ivanov, ressortissant de la Fédération de Russie, né en 1945. Il affirme être victime d’une violation par la Fédération de Russie des droits qu’il tient des articles 21 et 26 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour la Fédération de Russie le 1er janvier 1992. L’auteur n’est pas représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur est un réalisateur de films documentaires, militant des droits des lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres en Fédération de Russie. Avec d’autres militants, il a tenté à de nombreuses reprises d’organiser des rassemblements pacifiques en faveur des droits des lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres à Moscou, ce qui lui a été refusé pendant neuf années consécutives. Le 10 avril 2014, avec d’autres militants, il a informé l’autorité administrative du district Leninsky à Sébastopol de son intention d’organiser une marche de la Gay Pride le 23 avril 2014, en indiquant les objectifs de cette marche, son lieu et sa durée, ainsi que le nombre de participants (pas plus de 200 personnes). Les organisateurs ont également indiqué qu’ils étaient prêts à accepter toute proposition des autorités si des modifications du parcours de la marche étaient jugées nécessaires.

2.2Le 14 avril 2014, le chef de l’autorité administrative du district Leninsky a refusé d’autoriser la marche de la Gay Pride, invoquant des considérations d’ordre public et en invoquant les lois relatives à la protection de la moralité des mineurs et à l’interdiction de diffuser de la propagande en faveur de relations sexuelles non traditionnelles auprès de mineurs.

2.3Le 29 avril 2014, l’auteur a déposé une plainte auprès du tribunal du district Golovinskiy à Moscou, contestant la décision de l’autorité administrative du district Leninsky. Il y faisait valoir que la législation russe n’imposait pas une interdiction générale de tenir un rassemblement pacifique et que si les autorités avaient estimé que la marche de la Gay Pride pouvait déclencher des émeutes, elles auraient dû assurer une protection policière aux participants ou prévoir un itinéraire de remplacement. Il a également fait valoir que la décision était discriminatoire. À l’appui de son argumentation, l’auteur renvoyait à l’affaire Alekseyev c. Russie et aux constatations du Comité dans l’affaire Fedotova c. Fédération de Russie.

2.4Le 20 mai 2014, le tribunal du district Golovinskiy a rejeté le recours et confirmé la décision de l’autorité administrative du district Leninsky. Le 28 juin 2014, l’auteur a formé un recours devant le tribunal municipal de Moscou, lequel l’en a débouté le 18 août 2014. Le 6 décembre 2014, il a introduit un recours en cassation contre les décisions des juridictions inférieures devant le Présidium du tribunal municipal de Moscou, qui a été rejeté le 16 décembre 2014.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme qu’il y a eu violation des droits qu’il tient de l’article 21 du Pacte, car en lui refusant l’autorisation d’organiser la marche de la Gay Pride, les autorités ont incontestablement porté atteinte à son droit de réunion pacifique.

3.2L’auteur affirme qu’il y a eu une violation de l’article 26, lu conjointement avec l’article 21 du Pacte, du fait des motifs discriminatoires pour laquelle l’organisation de la marche a été refusée. La référence faite à la loi fédérale interdisant la diffusion de propagande en faveur de relations sexuelles non traditionnelles auprès de mineurs semble indiquer que les autorités n’autoriseraient aucune manifestation publique organisée par des minorités sexuelles en raison de l’opposition de la majorité de la société et de la nécessité de protéger la moralité des mineurs. Les autorités n’ont pu apporter aucune justification objective et raisonnable pour expliquer la différence de traitement découlant de l’orientation sexuelle des participants à la marche et des personnes intéressées par celle-ci et des idées que cette manifestation publique visait à promouvoir.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Par une note verbale en date du 6 mai 2016, l’État partie a contesté la recevabilité de la communication. Il y affirme que pour avoir épuisé tous les recours internes, l’auteur aurait dû, à la suite du premier recours en cassation formé au niveau régional devant le Présidium du tribunal municipal de Moscou, introduire un recours en cassation devant la Cour suprême, dont il affirme qu’il constitue un recours utile selon décision rendue par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Abramyan et autres c. Russie. L’État partie demande que la communication soit déclarée irrecevable pour non-épuisement des recours internes.

4.2Dans une note verbale en date du 23 mai 2016, l’État partie a présenté ses observations sur le fond de la communication. Il indique que la décision du tribunal de première instance était guidée par l’article 31 de la Constitution, qui garantit le droit de réunion pacifique, lequel peut faire l’objet de restrictions dans le but de protéger la morale, la santé publique et les droits et libertés d’autrui. L’État partie affirme que cette disposition est conforme à l’article 20 (par. 1) de la Déclaration universelle des droits de l’homme, à l’article 21 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et à l’article 11 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l’homme).

4.3Pour étayer cette affirmation, l’État partie renvoie à l’article 21 du Pacte et aux articles 10 (par. 2) et 11 (par. 2) de la Convention européenne des droits de l’homme, qui disposent que le droit de réunion pacifique peut faire l’objet de restrictions imposées conformément à la loi et qui sont nécessaires dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique ou de l’ordre public, ou pour protéger la santé ou la moralité publiques ou les droits et les libertés d’autrui. À cet égard, l’État partie renvoie également à la jurisprudence du Comité, notamment aux affaires Poliakov c. Bélaruset Sekerko c. Bélarus,ainsi qu’à son observation générale no 34 (2011).

4.4L’État partie rappelle en outre les faits de l’affaire et souligne que, selon l’auteur, le but de la marche de la Gay Pride était d’attirer l’attention du public et des autorités sur les droits humains des personnes d’orientation homosexuelle, et sur la discrimination, l’homophobie, le fascisme et la xénophobie. Toutefois, le tribunal a conclu qu’organiser une marche pour promouvoir la tolérance envers les minorités sexuelles dans des espaces récréatifs utilisés par des personnes ayant des enfants et situés à proximité d’établissements d’enseignement, comme les participants en avaient l’intention, aurait était contraire aux restrictions prescrites par la loi. La décision de refuser d’autoriser la tenue de la marche de la Gay Pride a été prise par l’administration du district Leninsky et confirmée par le tribunal de première instance, eu égard aux possibles violations de la loi fédérale no 436 de 2010 relative à la protection des enfants contre les informations préjudiciables à leur santé et à leur développement et de la loi fédérale no 124 de 1998 sur les garanties fondamentales relatives aux droits de l’enfant. Le tribunal a appliqué les dispositions de ces lois pour empêcher la diffusion d’informations susceptibles d’amener des mineurs à estimer que les relations de mariage traditionnelles et non traditionnelles ont une valeur égale sur le plan social, les mineurs n’étant pas en mesure d’apprécier de telles informations de manière critique et indépendante. En raison de leur immaturité physique et intellectuelle, les enfants ont besoin d’une protection et de soins particuliers, notamment d’une protection juridique appropriée. Pour parvenir à sa décision, le tribunal a pris en considération le fait que plusieurs établissements éducatifs et scolaires étaient situés à proximité immédiate du parcours de la marche. Cette décision de justice visait à protéger les mineurs contre des informations, de la propagande et des troubles nuisibles à leur santé et à leur développement moral et spirituel.

4.5L’État partie indique également que la date choisie pour la marche, à savoir le 23 avril 2014, se situait dans une période de célébration d’une fête religieuse − Pâques −, et coïncidait avec la date du soixante-dixième anniversaire de la libération de la ville de Sébastopol des envahisseurs germano-fascistes. Pour ces raisons, le tribunal a estimé que la date et le parcours choisis pour cette marche étaient inopportuns.

4.6Enfin, l’État partie indique que le tribunal a jugé sans fondement l’allégation de l’auteur concernant les motifs discriminatoires du refus d’autoriser la tenue de la marche de la Gay Pride. Il rappelle que, conformément à l’article 21 du Pacte, et comme l’a indiqué le Rapporteur spécial sur les droits à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, le droit de réunion pacifique n’est pas absolu. Ce droit est soumis à toutes les restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique ou de l’ordre public, ou pour protéger la santé ou la moralité publiques ou les droits et les libertés d’autrui. Aussi, en l’espèce, le refus d’autoriser la marche de la Gay Pride était la seule mesure qu’il était possible de prendre pour protéger des enfants d’informations et de propagande préjudiciables à leur santé et à leur développement moral et spirituel.

4.7L’État partie indique que cette décision du tribunal de première instance a été confirmée par des juridictions supérieures, qui ont estimé qu’elle était conforme à la loi et fondée, puisqu’elle visait à protéger les mineurs de l’influence négative de la propagande homosexuelle sur leur développement. L’État partie approuve la position des tribunaux et soutient que les droits que l’auteur tient du Pacte n’ont pas été violés.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

5.1Dans une note en date du 11 juillet 2016, l’auteur a soumis ses commentaires sur les observations de l’État partie. Il conteste l’affirmation de l’État partie selon laquelle le recours en cassation devant la Cour suprême serait un recours utile en l’espèce. Il reconnaît que dans l’affaire Abramyan et autres c. Russie, la Cour européenne des droits de l’homme a considéré que le recours en cassation prévu par la nouvelle procédure pouvait être utile, à condition qu’il permette, non seulement en théorie mais aussi en pratique, de soumettre un grief tiré d’une violation et d’obtenir réparation. Il fait observer que dans l’affaire susmentionnée, l’appréciation de la question de l’épuisement de toutes les voies de recours internes était liée à la règle du délai : la Cour devait déterminer la date à laquelle la décision définitive avait été rendue aux fins du délai des six mois. L’auteur souligne en outre que, selon la Cour européenne, il appartient à l’État partie de prouver qu’un recours est utile, tant en théorie qu’en pratique. Il soutient que les juges de l’instance de cassation, y compris ceux de la Cour suprême, ne sont pas en mesure de remédier à la violation de ses droits. L’auteur affirme en conséquence que le recours en cassation devant la Cour suprême ne serait pas utile.

5.2L’auteur renvoie également à l’affaire Kocherov et Sergeyeva c. Russie, dans laquelle la Cour européenne des droits de l’homme a considéré que, lorsqu’une requête lui avait été adressée avant qu’elle ne reconnaisse la procédure réformée de recours en cassation à deux degrés comme un recours effectif, le requérant n’était pas tenu d’avoir épuisé cette procédure avant de déposer sa requête.

5.3L’auteur rappelle qu’il a soumis sa communication au Comité le 17 janvier 2015, c’est-à-dire, comme c’était le cas dans l’affaire Kocherov et Sergeyeva c. Russie, avant que la Cour européenne des droits de l’homme ne reconnaisse l’utilité du nouveau recours. Aussi, il invite le Comité à considérer la reconnaissance par la Cour européenne des droits de l’homme de la procédure réformée de recours en cassation à deux degrés comme un recours utile à la lumière de l’interprétation de cette conclusion faite dans l’affaire Kocherov et Sergeyeva c. Russie.

5.4L’auteur affirme en outre que les tentatives faites de former un recours auprès de la Cour suprême, tant au titre de la procédure de cassation qu’à celui de la procédure de contrôle, dans des affaires similaires concernant les droits des lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres dans la Fédération de Russie, ont échoué car la Cour suprême a confirmé les décisions des juridictions inférieures par lesquelles celles-ci refusaient l’autorisation de tenir de telles manifestations publiques.

5.5L’auteur indique que deux autres requêtes introduites devant la Cour européenne des droits de l’homme regroupaient les griefs de plusieurs organisateurs concernant le refus d’autoriser plus de 250 manifestations publiques dans plusieurs villes de l’État partie entre 2008 et 2014, manifestations qui étaient toutes en faveur des droits des minorités sexuelles et de genre et qui visaient à promouvoir la tolérance. Il souligne que dans ses observations en date du 8 juin 2016 concernant ces requêtes, l’État partie n’a pas soulevé la question de l’épuisement des recours internes, bien que dans la majorité de ces cas les auteurs n’aient pas introduit un recours en cassation devant la Cour suprême. Dans les cas où un tel recours a été introduit, il a été rejeté.

5.6Dans une lettre en date du 23 juillet 2016, l’auteur reprend intégralement ses commentaires précédents. À l’appui de ses affirmations, il renvoie à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, notamment à ses décisions dans l’affaire Alekseyev c. Russie, concernant le refus des autorités de la ville de Moscou d’autoriser les marches de la Gay Pride en 2006, 2007 et 2008, dans lesquelles la Cour a jugé que les autorités avaient violé le droit de réunion pacifique et l’interdiction de la discrimination. Il renvoie également à la jurisprudence du Comité, notamment aux affaires Fedotova c. Fédération de Russie et Alekseev c. Fédération de Russie, et à l’« Avis sur l’interdiction de la “propagande de l’homosexualité” à la lumière de la législation récente dans certains États membres du Conseil de l’Europe » rendu par la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise).

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel les auteurs n’ont pas épuisé les recours internes, plus précisément la nouvelle procédure de recours en cassation devant la Cour suprême. Le Comité a pris note de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en ce qui concerne les changements introduits par le Code de procédure civile, tel que modifié par la loi fédérale no 353 de 2010, et de la conclusion de la Cour européenne relative à l’utilité de la nouvelle procédure de cassation. Il prend également note de l’argument de l’auteur selon lequel il a bien saisi le Présidium du tribunal de la ville de Moscou d’un recours en cassation, mais n’a pas épuisé la nouvelle procédure de cassation pour plusieurs raisons (voir par. 5.1 ci-dessus). Le Comité renvoie à ce sujet à sa jurisprudence selon laquelle l’auteur d’une communication doit se prévaloir de tous les recours internes pour satisfaire à l’obligation énoncée à l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif, pour autant que ces recours semblent utiles dans son cas particulier et lui soient ouverts de facto. Le Comité rappelle également que de simples doutes quant à l’utilité des voies de recours internes n’exonèrent pas l’auteur d’une communication de l’obligation d’épuiser ces recours.

6.4En l’espèce, l’auteur ne prétend pas qu’il n’a pas eu accès à la nouvelle procédure de cassation, qui lui était ouverte de facto. Il conteste toutefois l’utilité de cette procédure dans son cas particulier, à savoir dans le cas de l’organisation de manifestations publiques par la communauté des lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres, dans un contexte d’opposition générale de l’État à de telles manifestations. À cet égard, le Comité prend note de l’affirmation de l’auteur, non contestée par l’État partie, selon laquelle, entre 2008 et 2014, au moins 252 manifestations publiques ayant pour objet des questions liées aux lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres dans plusieurs villes de l’État partie n’ont pas pu être organisées en raison des refus persistants des autorités et qu’à ce jour, il n’y a pas eu un seul jugement d’un tribunal annulant une décision négative des autorités municipales concernant un rassemblement lié à des questions touchant les lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres.

6.5S’agissant d’apprécier l’utilité de la nouvelle procédure de cassation en ce qui concerne la présente communication, le Comité fait observer que cette procédure, introduite par la loi fédérale no 353 de 2010, entrée en vigueur le 1er janvier 2012, permet de faire examiner, sur des points de droit uniquement, des décisions judiciaires ayant force de chose jugée. La décision de renvoyer ou non une affaire en cassation est de nature discrétionnaire et est prise par un juge unique. Ces éléments ont amené le Comité à estimer que cet examen en cassation s’apparente à certains égards à un recours extraordinaire. En outre, le Comité note que, dans le cadre de la procédure de cassation, seules des violations importantes des règles de fond ou de procédure peuvent motiver l’annulation ou la modification d’un jugement contraignant. L’État partie doit donc montrer qu’il y a des chances raisonnables qu’une telle procédure constituerait un recours utile dans les circonstances de l’espèce. Le Comité constate que dans les affaires dont il a été saisi, les autorités municipales et les juridictions internes ont systématiquement refusé aux auteurs et à d’autres militants la possibilité d’organiser des rassemblements, en s’appuyant sur la législation interdisant la promotion de relations sexuelles non traditionnelles auprès de mineurs. À cet égard, le Comité renvoie au paragraphe 10 d) des observations finales qu’il a adoptées concernant le septième rapport périodique de la Fédération de Russie, dans lesquelles il s’est dit préoccupé de ce que cette législation renforçait encore les stéréotypes négatifs dont les personnes lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres faisaient l’objet et constituait une restriction disproportionnée de leurs droits au regard du Pacte. Dans ses observations, il évoquait en particulier deux arrêts de la Cour constitutionnelle (no 151-O-O, en date du 19 janvier 2010, et no 24-P, en date du 23 septembre 2014) qui avaient confirmé la constitutionnalité de cette législation. Le Comité considère que l’application systématique par les autorités de cette législation aux rassemblements concernant les lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres, et l’appui apporté à cette pratique par les tribunaux, en particulier la Cour constitutionnelle de l’État partie, font qu’il est peu probable que la procédure de recours en cassation aboutisse dans le cas de l’auteur. En l’absence d’informations de l’État partie sur les modifications apportées à la législation ou à la pratique administrative en la matière et sur l’utilité potentielle de la nouvelle procédure de recours en cassation pour ce qui est de contester l’application de cette législation, et en l’absence d’exemples de décisions judiciaires ayant annulé des décisions administratives refusant l’autorisation de tenir des rassemblements concernant les lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres depuis 2015, le Comité conclut que, dans les circonstances de l’espèce, la procédure de cassation prévue par le Code de procédure civile ne doit pas être considérée comme un recours que l’auteur était tenu d’épuiser aux fins de la recevabilité. En conséquence, le Comité estime que les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la communication.

6.6Le Comité prend note des griefs de l’auteur selon lesquels les droits qu’il tient des articles 21 et 26 du Pacte ont été violés en ce qu’il a été privé de la possibilité d’organiser une marche de la Gay Pride et a été victime d’une discrimination fondée sur son orientation sexuelle. Le Comité considère que ces griefs ont été suffisamment étayés aux fins de la recevabilité. Il les déclare donc recevables et passe à leur examen quant au fond.

Examen au fond

7.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2Le Comité a pris note de l’affirmation de l’auteur selon lequel il a été victime d’une violation des droits qu’il tient des articles 21 et 26 du Pacte. Le Comité rappelle que le droit de réunion pacifique protège la capacité de chacun à exercer son autonomie tout en étant solidaire d’autrui. Associé à d’autres droits connexes, il forme le socle même des systèmes de gouvernance participative fondés sur la démocratie, les droits de l’homme, l’état de droit et le pluralisme. De plus, les États doivent veiller à ce que leurs lois et l’interprétation et l’application qui en sont faites n’entraînent pas de discrimination dans la jouissance du droit de réunion pacifique, fondée par exemple sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre.

7.3Le Comité rappelle que l’article 21 protège les réunions pacifiques, qu’elles se déroulent à l’extérieur, à l’intérieur ou en ligne, dans l’espace public ou dans des lieux privés. Une restriction du droit de réunion pacifique n’est licite que si elle est : a) imposée conformément à la loi ; b) nécessaire dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique ou de l’ordre public, ou pour protéger la santé ou la moralité publiques ou les droits et libertés d’autrui. Les États parties sont tenus de justifier la limitation du droit protégé à l’article 21 du Pacte et de montrer qu’elle ne constitue pas un obstacle disproportionné à l’exercice de ce droit.

7.4Le Comité considère que les autorités doivent être en mesure de démontrer que toute restriction répond à l’exigence de légalité, et qu’elle est à la fois nécessaire et proportionnée à au moins un des motifs de restriction autorisés énumérés à l’article 21. Les restrictions ne doivent pas être discriminatoires, ni porter atteinte à l’essence du droit visé ; elles ne doivent pas non plus avoir pour but de décourager ou de dissuader la population de participer à des réunions. Lorsque cette preuve n’est pas faite, il y a violation de l’article 21.

7.5Le Comité souligne en outre que les États parties ont l’obligation positive de faciliter la tenue des réunions pacifiques et de permettre aux participants d’atteindre leurs objectifs. Les États doivent promouvoir un environnement propice à l’exercice du droit de réunion pacifique sans discrimination et doivent mettre en place un cadre juridique et institutionnel dans lequel ce droit puisse être exercé effectivement. Dans certains cas, les autorités peuvent avoir à prendre des mesures particulières. Elles peuvent, par exemple, être obligées de bloquer des rues, de dévier la circulation ou de veiller à la sécurité. Lorsque cela s’impose, les États doivent aussi protéger les participants contre certains abus que pourraient commettre des acteurs non étatiques, tels que des interventions ou des actes de violence d’autres membres du public, de contre-manifestants ou de prestataires de services de sécurité privés.

7.6En l’espèce, le Comité constate que l’État partie et l’auteur s’accordent à considérer que le refus d’autoriser la tenue d’une marche de la Gay Pride à Moscou le 23 avril 2014 constituait une entrave à l’exercice par l’auteur de son droit de réunion pacifique, mais que les parties ne sont pas du même avis quant à la licéité de cette restriction.

7.7Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel sa décision de refuser la tenue d’une marche ayant l’objectif déclaré − la promotion des droits et libertés des minorités sexuelles − était nécessaire et proportionnée, ainsi que de son affirmation selon laquelle elle constituait la seule mesure susceptible d’être prise dans une société démocratique pour protéger les mineurs contre des informations préjudiciables à leur développement moral et spirituel et à leur santé. Le Comité prend également note de l’affirmation de l’État partie selon laquelle il n’était pas possible de tenir la marche du fait qu’elle aurait coïncidé avec la célébration d’une fête religieuse − Pâques −, ainsi qu’avec celle du soixante-dixième anniversaire de la libération de Sébastopol de l’occupation germano-fasciste. Le Comité prend note de l’affirmation de l’auteur selon laquelle il était désireux d’exercer son droit de réunion pacifique dans le but annoncé, et il avait garanti qu’il ne troublerait pas l’ordre public ni n’enfreindrait les règles de la moralité publique et avait indiqué aux autorités qu’il était disposé à modifier l’itinéraire de la marche.

7.8Le Comité souligne que des restrictions à la tenue de réunions pacifiques « pour protéger la moralité publique » ne devraient être imposées qu’à titre exceptionnel. Si toutefois ce motif était invoqué, il ne devrait pas l’être dans le but de défendre une conception de la morale procédant exclusivement d’une tradition sociale, philosophique et religieuse unique, et toute restriction de cette nature doit être interprétée à la lumière de l’universalité des droits de l’homme, du pluralisme et du principe de non-discrimination. Le Comité rappelle que des restrictions fondées sur ce motif ne peuvent pas être imposées, par exemple, pour empêcher l’expression de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre.

7.9Les restrictions imposées à un rassemblement au motif de la protection des « droits et libertés d’autrui » peuvent concerner la protection des droits garantis par le Pacte ou d’autres droits dont jouissent les personnes qui ne participent pas au rassemblement. En l’espèce, le Comité considère que rien ne permet de penser que la « simple mention de l’homosexualité », ou l’expression publique du statut d’homosexuel, ou l’appel au respect des droits des homosexuels, puisse avoir des effets préjudiciables pour les mineurs.

7.10Le Comité rappelle en outre que les participants à un rassemblement pacifique sont libres d’en déterminer l’objet, de mettre en avant des idées et des aspirations dans la sphère publique et de déterminer le degré de soutien ou d’opposition que celles-ci suscitent. L’exigence que les restrictions imposées au droit de réunion pacifique soient neutres quant au contenu de la réunion et ne soient donc, en principe, pas liées au message que celle-ci véhicule est un élément central de la réalisation de ce droit. Si elle n’est pas respectée, cela empêche la réalisation de l’objet même des réunions pacifiques, qui est d’être un outil de participation politique et sociale. Le Comité considère qu’en l’espèce, les restrictions imposées par l’État partie au droit de réunion de l’auteur étaient directement liées à l’objectif et à l’objet du rassemblement, à savoir l’affirmation de l’homosexualité et les droits des homosexuels. Il conclut donc que l’État partie n’a pas démontré que la restriction imposée aux droits de l’auteur était nécessaire dans une société démocratique dans l’intérêt de la protection de la santé ou de la moralité publiques ou de la protection des droits et libertés d’autrui. En conséquence, le Comité considère que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits que l’auteur tient de l’article 21 du Pacte.

7.11Le Comité prend note du grief de l’auteur selon lequel en interdisant la marche, les autorités lui ont fait subir une discrimination fondée sur son orientation sexuelle, en violation de l’article 26. Il prend également note de l’affirmation de l’État partie selon lequel l’interdiction d’organiser la marche n’était pas motivée par une quelconque intolérance à l’égard des personnes ayant une orientation sexuelle non traditionnelle, et qu’elle ne visait qu’à protéger les droits des mineurs.

7.12Le Comité rappelle que l’article 26 dispose que toutes les personnes sont égales devant la loi et ont droit à une égale protection de la loi, et que la loi doit interdire toute discrimination et garantir à toutes les personnes une protection égale et efficace contre toute discrimination fondée, notamment, sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, l’opinion politique ou autre, l’origine nationale ou sociale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. En ce qui concerne sa jurisprudence, le Comité rappelle que l’interdiction de la discrimination prévue à l’article 26 s’étend également à la discrimination fondée sur l’orientation et l’identité sexuelles.

7.13Le Comité considère que les autorités étaient opposées à l’objet de la marche, à savoir l’homosexualité, et ont expressément établi une distinction fondée sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre, ce qui constitue une différence de traitement fondée sur des motifs proscrits par l’article 26.

7.14Le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle toute différence de traitement fondée sur les motifs énoncés à l’article 26 du Pacte ne constitue pas nécessairement une discrimination, pour autant qu’elle repose sur des critères raisonnables et objectifs et qu’elle vise un but légitime au regard du Pacte. Dans les circonstances de l’espèce, l’État partie avait pour obligation de protéger l’auteur dans l’exercice des droits qu’il tient du Pacte et non de porter atteinte à ces droits. Le Comité rappelle qu’il a déjà conclu par le passé que les lois qui interdisent dans l’État partie la promotion de relations sexuelles non traditionnelles auprès des mineurs renforçaient les stéréotypes négatifs à l’égard des personnes lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres et restreignaient les droits qu’elles tiennent du Pacte de manière disproportionnée, et a demandé que ces lois soient abrogées. Le Comité considère par conséquent que l’État partie n’a pas établi que la restriction imposée au droit de réunion pacifique de l’auteur reposait sur des critères raisonnables et objectifs et visaient un but légitime au regard du Pacte. L’interdiction du rassemblement a donc constitué une violation des droits que l’auteur tient de l’article 26 du Pacte.

8.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des droits que l’auteur tient des articles 21 et 26 du Pacte.

9.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés, y compris une indemnisation adéquate. L’État partie est également tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour que des violations analogues ne se reproduisent pas. À cet égard, le Comité rappelle que l’État partie devrait, conformément aux obligations qui lui incombent au titre de l’article 2 (par. 2) du Pacte, revoir sa législation et sa pratique en vue de garantir la pleine jouissance sur son territoire des droits énoncés à l’article 21 du Pacte, notamment du droit d’organiser et de tenir des réunions pacifiques, ainsi qu’à l’article 26.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans sa langue officielle.

Annexe

Opinion individuelle (concordante) de Gentian Zyberi

1.Je souscris à la décision par laquelle le Comité, sur le fond, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des articles 21 et 26 du Pacte. Comme c’était le cas de mon opinion concordante dans l’affaire Alekseev c. Fédération de Russie (CCPR/C/130/D/2727/2016, annexe), la présente opinion individuelle concordante met l’accent sur la situation illicite générale dont nous sommes saisis, puisque la violation s’est produite dans la ville de Sébastopol (Ukraine), dont l’annexion militaire au début de 2014 par la Fédération de Russie reste une question litigieuse sur le plan international. La plainte visant la Fédération de Russie a été soumise le 17 janvier 2015, et l’auteur prévoyait d’organiser la marche de la Gay Pride le 23 avril 2014. Bien que le Comité soit guidé à juste titre par son souci premier de veiller à ce que les droits civils et politiques consacrés par le Pacte soient protégés en tout temps et en tout lieu, y compris dans les territoires occupés, cette situation illicite mérite quelque attention. Ce constat découle de plusieurs résolutions de l’Assemblée générale sur la situation des droits de l’homme dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine), et de considérations générales de droit international public.

2.Dans plusieurs résolutions adoptées entre mars 2014 et décembre 2020, l’Assemblée générale a abordé la situation dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine) et affirmé son attachement à la souveraineté, à l’indépendance politique, à l’unité et à l’intégrité territoriale de l’Ukraine à l’intérieur de ses frontières internationalement reconnues. Dans sa résolution 68/262, elle a souligné que le référendum organisé dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol, le 16 mars 2014, n’ayant aucune validité, il ne saurait servir de fondement à une quelconque modification du statut de la République autonome de Crimée ou de la ville de Sébastopol. En outre, elle a demandé à tous les États, organisations internationales et institutions spécialisées de s’abstenir de tout acte ou contact susceptible d’être interprété comme valant reconnaissance d’une telle modification de statut.

3.L’Assemblée générale, au fil des ans, a redit les difficultés qui se posent en matière de protection des droits de l’homme dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine). Dans sa résolution 72/190, elle a prié la Fédération de Russie de respecter les obligations que lui impose le droit international en respectant les lois qui étaient en vigueur en Crimée avant l’occupation. Dans sa résolution 75/192, elle a demandé, comme elle l’avait déjà fait dans ses résolutions 73/263 et 74/168, à toutes les organisations internationales et institutions spécialisées des Nations Unies d’employer, pour désigner la Crimée dans leurs documents, communications, publications, informations et rapports officiels, y compris dans leurs documents relatifs aux données statistiques de la Fédération de Russie ou fournies par celle-ci, ainsi que dans les données figurant ou utilisées dans les ressources et les plateformes officielles en ligne de l’Organisation des Nations Unies, la dénomination « la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine) temporairement occupées par la Fédération de Russie », et a engagé tous les États et les autres organismes internationaux à faire de même.

4.Étant donné que le Comité des droits de l’homme fait partie du système des Nations Unies et qu’il rend compte chaque année de ses activités à l’Assemblée générale, il doit tenir compte des résolutions et recommandations pertinentes de celle-ci dans le cadre de ses travaux. C’est pourquoi je suis d’avis que le Comité, chaque fois qu’il examine une communication émanant d’un particulier ayant trait à la Crimée, devrait inclure, dans la section « examen de la recevabilité », une brève explication indiquant que l’affaire concerne « la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine) temporairement occupées par la Fédération de Russie ».

5.Le Comité suivrait ainsi les recommandations formulées par l’Assemblée générale dans plusieurs résolutions, ainsi que les prescriptions générales du droit international relatives à la non-reconnaissance d’une situation illicite.