Nations Unies

CCPR/C/130/D/3778/2020

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

5 mars 2021

Français

Original : espagnol

Comité des droits de l’homme

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 3778/2020 * , **

Communication présentée par:

M. J. B. B., M. J. Z. S., M. J. F. Z., M. del C. del R. M., F. M. H. et M. N. S. V. (représentées par un conseil, Diego Fernández Fernández)

Victime(s) présumée(s):

Les auteures

État partie:

Espagne

Date de la communication:

8 octobre 2015 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 2 juillet 2020 (non publiée sous forme de document)

Date de la décision:

6 novembre 2020

Objet :

Accès à la fonction publique

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes

Question(s) de fond:

Égalité devant les tribunaux et les cours de justice ; égalité devant la loi ; discrimination ; égale protection de la loi ; égalité d’accès à la fonction publique

Article(s) du Pacte:

14 (par. 1), 25 et 26

Article(s) du Protocole facultatif:

2 et 5 (par. 2 a))

1.Les auteures sont M. J. B. B., M. J. Z. S., M. J. F. Z., M. del C. del R. M., F. M. H. et M. N. S. V., toutes de nationalité espagnole. Elles affirment que l’Espagne a violé les droits qu’elles tiennent des articles 14 (par. 1), 25 et 26 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 25 avril 1985. Les auteures sont représentées par un conseil.

Rappel des faits présentés par les auteures

2.1Les auteures se sont présentées à un concours de recrutement d’auxiliaires de justice organisé en application d’un arrêté pris par le Ministère de la justice le 17 novembre 1997. À l’issue de la procédure de sélection, le Secrétariat d’État à la justice a approuvé et publié la liste des lauréats, dans une décision en date du 4 novembre 1998. Les auteures ne figuraient pas sur cette liste. Elles n’ont toutefois pas contesté la décision, car elles croyaient que l’évaluation des différents candidats avait été réalisée en bonne et due forme.

2.2Entre 2007 et 2009, à la faveur des dizaines de recours présentés par d’autres candidats, les auteures ont découvert que le calcul des points aurait été entaché d’irrégularités. Le concours comportait deux exercices. Pour le premier, le jury unique, en vertu des pouvoirs que lui conférait l’article 9.1 du règlement du concours, avait décidé qu’il fallait avoir répondu correctement à au moins 78 questions (après déduction de toutes les réponses incorrectes) pour réussir l’épreuve. Cependant, au lieu d’attribuer 78 points pour 78 bonnes réponses, le jury avait décidé d’octroyer 50 points pour les 78 premières réponses correctes et d’ajouter 2,5 points pour chaque bonne réponse supplémentaire, selon la formule mathématique suivante : note = ((bonnes réponses-78) x 2,5) + 50. Le second exercice a été noté convenablement, en octroyant un point par bonne réponse. Il découle de ce qui précède que, pour le premier exercice, la note des personnes ayant moins de 78 bonnes réponses a été sous-évaluée et celle des personnes ayant plus de 78 bonnes réponses a été surévaluée, ce qui a avantagé le second groupe de personnes par rapport au premier.

2.3Entre 2005 et 2011, la chambre du contentieux administratif de la Cour suprême a rendu plus de 30 arrêts dans lesquels elle estimait que la formule mathématique utilisée était discriminatoire, en violation des articles 14 et 23 de la Constitution. Par conséquent, la Cour suprême a décidé que les personnes qui avaient déposé les recours devaient figurer parmi les lauréats du concours de 1998, a réaffirmé leur droit d’être nommées fonctionnaires du corps des auxiliaires de justice et a demandé qu’un poste leur soit proposé au sein de cette institution.

2.4Au vu de ces premiers arrêts, le Défenseur du peuple a émis une recommandation dans laquelle il réaffirmait que la formule utilisée pour la notation favorisait certaines personnes au détriment des autres et que cela violait le droit d’accéder à la fonction publique dans des conditions d’égalité. Ayant pris connaissance de cette recommandation, les auteures ont écrit au Ministère de la justice, entre 2007 et 2009, pour lui demander que la décision dans laquelle figurait la liste des lauréats soit déclarée nulle de plein droit.

2.5Face au silence de l’administration, les auteures ont à leur tour déposé, entre 2009 et 2011, des recours devant la chambre du contentieux administratif de l’Audiencia nacional afin de dénoncer la violation de leur droit à l’égalité devant la loi et à l’égalité d’accès à la fonction publique. Elles ont demandé à être considérées comme lauréates et à ce que ce statut produise les effets économiques et administratifs associés depuis la date à laquelle elles auraient dû être nommées d’après la note qu’elles auraient obtenue si la formule mise en cause n’avait pas été utilisée (la note finale de chacune des auteures était supérieure à la note de bon nombre des personnes à qui l’on avait déjà proposé un poste en raison de la note calculée avec la formule mathématique contestée). Entre juin 2009 et janvier 2011, la chambre a rejeté, selon un traitement identique, les recours de chacune des auteures, considérant qu’il était impossible de déclarer la nullité de plein droit de la décision, compte tenu du fait que plus de dix ans s’étaient écoulés depuis l’adoption de la décision contestée et de la nécessité de garantir la sécurité juridique.

2.6Face à ces rejets, les auteures se sont pourvues en cassation devant la Cour suprême, demandant à nouveau que la décision de l’administration soit déclarée nulle. Entre février et septembre 2012, la chambre du contentieux administratif de la Cour suprême a infirmé toutes les décisions rendues par les juridictions inférieures au motif que les demandes étaient recevables quel que soit le temps écoulé. Elle a toutefois rejeté tous les recours sur le fond, car, à ce moment-là, l’administration avait déjà révisé la liste des lauréats en tenant compte des notes qu’ils auraient obtenues si la formule mise en cause n’avait pas été utilisée. Dans la liste révisée, l’administration a reclassé par ordre décroissant les candidats qui n’avaient pas été reçus initialement, et ceux-ci se sont vu proposer des postes en fonction du nombre de postes vacants annoncé par le concours.

2.7Les auteures ont formé des recours en annulation contre les arrêts de la Cour suprême, affirmant que compte tenu de l’élimination de la formule mathématique discriminatoire, tous les candidats ayant réussi le concours auraient dû se voir proposer un poste. Elles estimaient qu’attribuer des postes en fonction uniquement du nombre de postes vacants avait eu pour conséquence que de nombreux candidats dont la note était inférieure à la leur occupaient un poste d’auxiliaire de justice soit parce qu’un poste leur avait été proposé comme suite à la publication de la première liste en 1998 − et à l’utilisation de la formule invalidée − soit parce qu’un poste leur avait été proposé en application d’une décision de justice postérieure. Les recours en annulation ont été rejetés par la Cour suprême entre juin 2012 et juin 2013.

2.8Entre juillet et septembre 2012, les auteures ont saisi le Tribunal constitutionnel de recours en amparo dans le cadre de leurs affaires respectives, recours que le Tribunal a rejetés in limine entre octobre 2012 et juillet 2014.

2.9Le 8 avril 2013, B. B., Z. S., F. C. et R. M. ont saisi la Cour européenne des droits de l’homme d’une requête contre l’État partie. Celle-ci a été rejetée le 13 novembre 2014 et les intéressées ont été informées par courrier que leur demande ne remplissait pas les conditions de recevabilité prévues aux articles 34 et 35 de la Convention européenne des droits de l’homme. Le 6 mai 2014, M. H. a, à son tour, saisi la Cour européenne des droits de l’homme d’une requête contre l’État partie, requête qui a été rejetée le 19 juin 2014 pour les mêmes motifs que celle des autres auteures.

Teneur de la plainte

3.1Les auteures estiment que la trentaine de décisions de justice rendues par la Cour suprême ont entraîné une violation des droits qu’elles tiennent des articles 14 (par. 1) (égalité devant les tribunaux et cours de justice) et 26 (égalité devant la loi et non‑discrimination) du Pacte, ainsi que leur droit d’accéder à la fonction publique dans des conditions d’égalité, qui est garanti par l’article 25 du Pacte.

3.2Les auteures affirment que la chambre du contentieux administratif de la Cour suprême elle-même a estimé que la formule mathématique utilisée était discriminatoire à l’égard de certains candidats et que cela constituait une violation des articles 14 et 23 de la Constitution. Dans ces circonstances, la Cour ou l’administration auraient dû déclarer nulle de plein droit la décision du 4 novembre 1998 et établir une nouvelle liste, et tous les lauréats inscrits sur cette liste auraient dû se voir proposer un poste, quel que soit le nombre de postes vacants annoncé dans la décision de 1998.

3.3Les auteures soutiennent que la violation du droit à l’égalité et du droit d’accéder à la fonction publique dans des conditions d’égalité est flagrante, étant donné qu’en raison de diverses circonstances indépendantes de l’aptitude à exercer les fonctions concernées, de nombreuses personnes ayant obtenu des notes inférieures aux leurs se sont vu offrir un poste. Comme le recrutement des personnes qui n’apparaissaient pas sur la liste initiale des lauréats a été fonction uniquement du nombre de postes vacants, l’inaction des autorités de l’État partie a eu pour conséquence que bon nombre des candidats ayant obtenu un poste étaient moins qualifiés que les auteures, si l’on se fonde sur l’évaluation correcte de leurs compétences.

3.4Les auteures affirment qu’il ressort tant de l’observation générale no 18 (1989) que de la jurisprudence du Comité qu’une différence de traitement est discriminatoire si elle n’est pas fondée sur un motif objectif et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne vise pas un but légitime et s’il n’existe pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but recherché. Faisant référence à la jurisprudence du Tribunal constitutionnel, elles expliquent que si des candidats sont exclus d’un processus de sélection en raison de l’application d’un critère d’évaluation erroné, l’administration est objectivement tenue d’accorder le même traitement à tous les candidats lorsque cette erreur est corrigée comme suite à un recours formé par des tiers. Le fait que tous les candidats ne soient à nouveau pas traités de la même manière entraîne une violation autonome et distincte qui ouvre droit à réparation.

3.5Les auteures soulignent que, dans leur cas, le Tribunal suprême a décidé qu’un poste serait octroyé à tous les candidats dont le recours avait été tranché avant 2012, année au cours de laquelle l’administration a finalement révisé la liste et attribué des postes sur la base du nombre de postes vacants annoncé pour le concours de 1998. De ce fait, la violation du droit des auteures à l’égalité est double, puisqu’elle existe par rapport aux personnes qui ont obtenu un poste en 1998 et aussi par rapport à celles qui ont décroché un poste en application des décisions du Tribunal suprême rendues avant 2012, et n’a ni motif objectif et raisonnable ni but légitime.

3.6Les auteures prient le Comité de constater la violation des articles du Pacte susmentionnés et de remédier à cette violation en demandant à l’État partie de déclarer la nullité de plein droit de toutes les décisions les concernant. À titre subsidiaire, elles le prient d’ordonner à l’État partie de leur verser une indemnisation équitable pour les violations subies.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

4.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

4.2Le Comité prend note de la réserve formulée par l’État partie à l’égard de l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, excluant la compétence du Comité pour connaître des communications soulevant une question qui est en cours d’examen ou a déjà été examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement. Cinq des six auteures ont certes saisi la Cour européenne des droits de l’homme de la même affaire, mais le Comité constate que la Cour a déclaré leurs requêtes irrecevables au motif qu’elles ne remplissaient pas les conditions de recevabilité prévues aux articles 34 et 35 de la Convention européenne des droits de l’homme. Il rappelle sa jurisprudence selon laquelle une affaire ne saurait être considérée comme ayant été examinée par une instance internationale d’enquête ou de règlement si la décision d’irrecevabilité la concernant est fondée uniquement sur des motifs procéduraux et n’a impliqué aucun examen quant au fond. La décision de la Cour ne lui permettant pas d’écarter la possibilité que celle-ci ait rejeté les requêtes des auteures pour des motifs purement formels et sans avoir examiné, même de manière limitée, le fond de l’affaire, le Comité conclut qu’il n’existe pas d’obstacle à sa compétence au regard de l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif.

4.3Le Comité considère que les auteures ont épuisé les recours internes disponibles et que leurs griefs sont recevables au regard de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif.

4.4Le Comité prend note de l’argument des auteures selon lequel elles ont fait l’objet d’une discrimination s’agissant de leur accès à la fonction publique, d’une part parce que la Cour suprême a octroyé des postes à tous les candidats dont le recours avait eu une issue favorable avant 2012, et d’autre part parce que l’administration, lorsqu’elle a finalement révisé la liste des lauréats, n’a attribué des postes que dans la limite du nombre de postes vacants annoncé pour le concours de 1998. Le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle il appartient généralement aux juridictions des États parties d’examiner les faits et éléments de preuve et d’appliquer ou d’interpréter les dispositions de la législation nationale. En l’espèce, il estime que les auteures n’ont pas démontré que l’action des autorités administratives et judiciaires nationales, en particulier leur application de critères de différenciation objectifs et raisonnables, avait été arbitraire ou avait constitué une erreur manifeste ou un déni de justice. Les auteures n’ont pas non plus suffisamment justifié, aux fins de la recevabilité, en quoi le fait qu’elles n’aient pas pu accéder à la fonction publique, parce qu’elles n’ont pas formé un recours judiciaire à temps ou parce qu’elles n’avaient pas obtenu une note suffisamment élevée lors de la révision de la liste des lauréats, aurait constitué une discrimination fondée sur les motifs énoncés à l’article 26 du Pacte. En conséquence, le Comité conclut que les auteures n’ont pas suffisamment étayé leurs griefs aux fins de la recevabilité et les déclare irrecevables au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

5.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide :

a)Que la communication est irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif ;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie et aux auteures de la communication.