Nations Unies

CCPR/C/130/D/2580/2015

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

11 mars 2021

Original : français

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no2580/2015*,**

Communication p résentée par :

Mohammed Dafar (représenté par un conseil de la Fondation Alkarama)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteur et Fateh Dafar (fils de l’auteur)

État partie :

Algérie

Date de la communication :

25 novembre 2014 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 5 mars 2015 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

16 octobre 2020

Objet :

Exécution sommaire

Question(s) de procédure :

Défaut de coopération de l’État partie

Question(s) de fond :

Droit à un recours utile ; droit à la vie ; peine ou traitement cruel, inhumain ou dégradant

Article(s) du Pacte :

2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9 et 10 (par. 1)

Article(s) du Protocole facultatif :

5 (par. 2 b))

1.L’auteur de la communication est Mohammed Dafar, de nationalité algérienne. Il fait valoir que son fils, Fateh Dafar, né le 6 février 1960, de nationalité algérienne également, a été exécuté sommairement le 3 février 1995, en violation par l’État partie des articles 2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9 et 10 (par. 1) du Pacte. L’auteur soutient par ailleurs que sa famille et lui ont été victimes de violation de l’article 2 (par. 3) lu seul et conjointement avec les articles 6 et 7 du Pacte. Le Pacte et le Protocole facultatif s’y rapportant sont entrés en vigueur pour l’État partie le 12 décembre 1989. L’auteur est représenté par un conseil de la Fondation Alkarama.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur affirme qu’à l’instar de nombreuses villes et campagnes algériennes, la wilaya de Jijel a connu des violations systématiques et massives des droits de l’homme. Jijel est une région montagneuse située à l’est du pays. Au cours des années 1990, des milliers de personnes ont été victimes d’exécutions sommaires, d’arrestations arbitraires et de disparitions forcées. Durant les années du conflit, un climat de terreur généralisée régnait dans cette région isolée, où se trouvait une forte présence militaire. Cela explique qu’en dépit du grand nombre d’exécutions sommaires qui y ont été commises, très peu de cas ont été signalés : la crainte de représailles par les autorités empêchait les familles d’entreprendre des démarches pour retrouver leurs proches disparus.

2.2Fateh Dafar travaillait à la Recette des contributions diverses d’El Aouana, affiliée à la Direction des impôts de la wilaya de Jijel. Selon les témoignages rapportés par sa famille et ses collègues − confirmés par une attestation du Directeur des impôts de la wilaya de Jijel en date du 6 mars 1995 −, il a été arrêté sur son lieu de travail le 26 novembre 1994 par deux agents des services de sécurité. Il a ensuite été emmené au siège de la brigade locale de gendarmerie nationale d’El Aouana, commandée par le capitaine B., où il a été détenu pendant soixante-dix jours − du 26 novembre 1994 au 3 février 1995 − sans être déféré devant une autorité judiciaire compétente et sans que sa famille soit informée des raisons de son arrestation et du lieu de sa détention. Tout au long de cette période de détention au secret, Fateh Dafar a subi des actes de torture.

2.3Le 7 décembre 1994, l’auteur a envoyé un courrier au commandant du secteur militaire de la wilaya de Jijel, pour lui faire part de son inquiétude liée à l’absence d’informations sur le sort de son fils et solliciter son intervention auprès des services de gendarmerie pour en obtenir. Cette démarche est restée vaine.

2.4Le 3 février 1995 vers 22 heures, en représailles d’un attentat commis par un groupe armé d’opposition à El Aouana, le capitaine B. et les gendarmes (darkis) sous ses ordres ont emmené Fateh Dafar ainsi que six autres détenus du siège de leur brigade à la plage de Chalate, à El Aouana. Le déplacement des détenus s’est effectué au vu et au su de nombreux habitants de la commune. Plusieurs personnes présentes à proximité de la plage cette nuit-là ont assisté à l’exécution sommaire des sept détenus par le capitaine B. et les gendarmes l’accompagnant, qui ont abandonné les corps sur place.

2.5Le matin du 4 février 1995, des agents de la protection civile et des pompiers sont arrivés sur les lieux pour récupérer les dépouilles sous la surveillance de gendarmes. Ils les ont ensuite transportées à la morgue de l’hôpital de Jijel. Alertés par certains témoins de la scène, le même matin, plusieurs membres de la famille de Fateh Dafar, dont l’auteur, se sont rendus à la morgue avec les familles de trois autres des détenus afin d’identifier leurs enfants. Le docteur T. A. du secteur sanitaire de Jijel a rédigé un constat de décès concernant une seule des sept victimes, à la demande du père de celle-ci. Ce certificat, daté du 4 février 1995, atteste du décès violent de cette personne dont la boîte crânienne était « complètement défoncée » et qui présentait une plaie par balle au niveau du thorax. Étant donné que le fils de l’auteur a été exécuté en même temps, ce constat peut lui être appliqué par analogie.

2.6Les familles des quatre victimes identifiées se sont ensuite rendues ensemble au tribunal de Jijel pour saisir le Procureur de la République et exiger l’ouverture d’une enquête. Le Procureur a toutefois refusé, « considérant qu’il n’était pas utile pour l’établissement de la vérité de reporter l’inhumation des dépouilles ». Il a donc délivré un permis d’inhumation de Fateh Dafar le 7 février 1995, soit quatre jours après son exécution, sans ordonner d’autopsie, et sans ouvrir d’enquête pénale, en violation de la loi algérienne qui l’y oblige en cas d’homicide. Le même jour, le chef de la sûreté de police de la wilaya de Jijel a rédigé un procès-verbal d’inhumation, et la Direction de l’organisation et de l’administration a autorisé le transport de la dépouille de l’hôpital jusqu’au lieu d’enterrement.

2.7Le 5 septembre 2000, en l’absence d’enquête adéquate et diligente sur les circonstances et les causes du décès de son fils, l’auteur a écrit au Ministre de la justice pour solliciter son intervention auprès des autorités compétentes, afin d’engager des investigations et d’identifier et de poursuivre les personnes responsables. Cette démarche est elle aussi restée vaine. Le 5 mai 2006, à la suite d’une requête déposée par l’auteur demandant que lumière soit faite sur le décès de son fils, un officier du groupement de la gendarmerie nationale d’El Aouana − l’unité même qui a procédé à l’exécution sommaire au cours de laquelle Fateh Dafar a été tué − a délivré un « procès-verbal de constat de disparition dans les circonstances découlant de la tragédie nationale ». L’auteur considère qu’un tel document constitue un faux en écriture publique, crime passible de réclusion perpétuelle au titre de l’article 215 du Code pénal. Le 13 janvier 2007, sur insistance de l’auteur, le même officier a délivré un certificat de décès au nom de son fils, sans pour autant indiquer les causes et les circonstances du décès.

2.8Malgré tous les efforts de l’auteur, aucune enquête n’a été menée et les responsables de l’exécution de son fils n’ont pas été inquiétés. L’auteur souligne qu’il lui est aujourd’hui impossible légalement de recourir à une instance judiciaire, après la promulgation de l’ordonnance no 06-01 du 27 février 2006 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. Les recours internes, qui ont été inutiles et inefficaces, sont donc en plus devenus totalement indisponibles. La Charte pour la paix et la réconciliation nationale dispose que « nul, en Algérie ou à l’étranger, n’est habilité à utiliser ou à instrumentaliser les blessures de la tragédie nationale pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’État, nuire à l’honorabilité de tous ses agents qui l’ont dignement servie, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international » et rejette « toute allégation visant à faire endosser par l’État la responsabilité d’un phénomène délibéré de disparition ». La Charte indique en outre que « les actes répréhensibles d’agents de l’État, qui ont été sanctionnés par la justice chaque fois qu’ils ont été établis, ne sauraient servir de prétexte pour jeter le discrédit sur l’ensemble des forces de l’ordre qui ont accompli leur devoir, avec l’appui des citoyens et au service de la Patrie ».

2.9Selon l’auteur, l’ordonnance no 06-01 interdit sous peine de poursuites pénales le recours à la justice, ce qui dispense les victimes de la nécessité d’épuiser les voies de recours internes. Cette ordonnance interdit en effet toute plainte pour disparition ou autre crime, son article 45 disposant qu’« [a]ucune poursuite ne peut être engagée, à titre individuel ou collectif, à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité de la République, toutes composantes confondues, pour des actions menées en vue de la protection des personnes et des biens, de la sauvegarde de la Nation et de la préservation des institutions de la République algérienne démocratique et populaire ». En vertu de cette disposition, toute dénonciation ou plainte doit être déclarée irrecevable par l’autorité judiciaire compétente. De plus, l’article 46 de la même ordonnance prévoit ce qui suit : « Est puni d’un emprisonnement de trois (3) ans à cinq (5) ans et d’une amende de 250 000 à 500 000 [dinars algériens], quiconque qui, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’État, nuire à l’honorabilité de ses agents qui l’ont dignement servie, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international. Les poursuites pénales sont engagées d’office par le ministère public. En cas de récidive, la peine prévue au présent article est portée au double. ».

2.10L’auteur ajoute que cette loi amnistie de fait les crimes commis durant la décennie passée, y compris les crimes les plus graves comme les exécutions sommaires. Elle interdit aussi, sous peine d’emprisonnement, le recours à la justice pour faire la lumière sur le sort des victimes. Les autorités algériennes, y compris judiciaires, refusent manifestement d’établir la responsabilité de la gendarmerie nationale, dont les agents ont commis l’exécution sommaire de Fateh Dafar et de six autres victimes. Ce refus fait obstacle à l’efficacité des recours exercés par sa famille.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur allègue que Fateh Dafar a été victime d’une exécution extrajudiciaire dans le cadre d’une pratique systématique et généralisée.

3.2L’auteur allègue également que l’exécution extrajudiciaire de son fils à la suite de l’action délibérée des agents de la brigade locale de gendarmerie d’El Aouana, agents de l’État partie, constitue une violation du droit à la vie de Fateh Dafar, au titre de l’article 6 (par. 1) du Pacte.

3.3L’État partie a d’autant plus manqué à ses obligations de garantir le droit à la vie qu’il a manqué à son devoir d’enquête afin de faire la lumière sur l’exécution sommaire de Fateh Dafar. Depuis février 2006, eu égard à l’ordonnance no 05/29, il est désormais interdit de poursuivre des personnes appartenant aux forces de défense et de sécurité algériennes. L’auteur est donc dans l’incapacité de faire valoir son droit à un recours utile, ce qui viole l’article 2 (par. 3) lu seul et conjointement avec les articles 6 et 7 du Pacte.

3.4L’auteur considère également que Fateh Dafar a été victime d’une violation de son droit de ne pas être soumis à des traitements contraires à l’article 7 du Pacte, ainsi que de son droit, en tant que détenu, d’être traité avec humanité conformément à l’article 10 (par. 1). L’auteur rappelle que son fils a été détenu au secret du 26 novembre 1994 au 3 février 1995, soit soixante-dix jours, sans que sa famille soit informée des raisons de sa détention. Sachant que la torture a été systématique dans les centres de détention algériens et a été pratiquée dans un climat d’impunité tout au long du conflit interne des années 1990, l’auteur déduit que son fils a subi des actes de mauvais traitements et de torture au cours de sa détention. En tout état de cause, la souffrance et l’angoisse provoquées par l’exécution sommaire de Fateh Dafar constituent une violation de ses droits au titre des articles 7 et 10 du Pacte.

3.5La situation d’angoisse et de détresse dans laquelle ont été placés l’auteur et sa famille ajoutée au sentiment d’impuissance causé par l’absence de réponse des autorités aux démarches qu’ils ont poursuivies constituent aussi une violation de leurs droits au titre de l’article 7 du Pacte.

3.6L’auteur allègue aussi une violation de l’article 9 (par. 2 et 3) du Pacte à l’égard de Fateh Dafar, étant donné qu’il a été arrêté sans être informé des raisons de son arrestation et qu’il n’a pas été traduit devant une instance judiciaire.

Défaut de coopération de l’État partie

4.Les 5 mars 2015 et 10 décembre 2018, l’État partie a été invité à présenter ses observations concernant la recevabilité et le fond de la communication. Le Comité note qu’il n’a reçu aucune réponse et regrette le refus de l’État partie de communiquer toute information à cet égard. Conformément à l’article 4 (par. 2) du Protocole facultatif, l’État partie est tenu d’examiner de bonne foi toutes les allégations de violations du Pacte portées contre lui et ses représentants, et de transmettre au Comité les renseignements qu’il détient.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

5.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

5.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

5.3En ce qui concerne l’épuisement des recours internes, le Comité rappelle que l’État partie a non seulement le devoir de mener des enquêtes approfondies sur les violations supposées des droits de l’homme portées à l’attention de ses autorités, en particulier lorsqu’il s’agit d’atteintes au droit à la vie, mais aussi celui de poursuivre quiconque est présumé responsable de ces violations, de procéder à son jugement et de prononcer une peine à son égard. La famille de Fateh Dafar a, à de nombreuses reprises, alerté les autorités compétentes sur l’exécution sommaire de la victime, mais l’État partie n’a procédé à aucune enquête sur cette grave allégation. En outre, l’État partie n’a pas apporté d’éléments permettant de conclure qu’un recours efficace et disponible serait ouvert, alors que l’ordonnance no 06-01 continue d’être appliquée en dépit des recommandations du Comité datant de 2007 concernant sa mise en conformité avec le Pacte. Le Comité se déclare également préoccupé par le fait que l’État partie ne lui a adressé aucune information ou observation sur la recevabilité ou le fond de la communication. Dans ces circonstances, le Comité estime que rien ne s’oppose à ce qu’il examine la communication conformément à l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif.

5.4Par ailleurs, le Comité note − compte tenu du changement de cadre légal survenu en 2006 − que l’auteur a été dans l’impossibilité de faire valoir son droit à un recours utile pour dénoncer l’exécution sommaire de son fils en 1995, puisqu’aucun recours n’est disponible à cet effet. Le Comité note également que la présente communication lui a été soumise en 2014. Il rappelle que selon l’article 99 (al. c)) de son règlement intérieur, il peut y avoir abus du droit de plainte si la communication est soumise cinq ans après l’épuisement des recours internes par son auteur. Le libellé de cette disposition accorde une marge de discrétion au Comité, qui est en mesure de déterminer les cas pour lesquels elle ne saurait s’appliquer strictement. Par le passé, le Comité a déjà examiné des affaires d’exécution sommaire à l’encontre de l’État partie. Par exemple, les cas de Nasreddine et Messaoud Fedsi, de Nedjma Bouzaout et de Mohamed Belamrania ont été portés à la connaissance du Comité en 2010 et en 2012, alors que les exécutions sommaires de ces personnes avaient respectivement eu lieu en 1997, en 1996 et en 1995. Le Comité note que dans ces trois affaires − comme dans le cas d’espèce −, l’État partie n’a pas soulevé le caractère abusif de la communication. De plus, le Comité a déjà eu l’occasion de constater en 2007 et en 2018 que l’ordonnance nº 06-01 interdisait toute poursuite contre des éléments des forces de défense et de sécurité, et semblait ainsi promouvoir l’impunité. Le Comité considère que ce climat d’impunité, corroboré par l’interdiction légale de recourir à une instance judiciaire, a un impact négatif indiscutable sur la possibilité pour les victimes de faire valoir leur droit à un recours utile non seulement au plan national, mais aussi au plan international. Déclarer la présente communication irrecevable pour abus de droit pourrait avoir pour effet d’encourager l’État partie à continuer d’entraver le droit à un recours effectif pour les victimes de telles violations graves du droit à la vie. Le Comité ne considère donc pas que dans les circonstances spéciales de l’espèce, la présente communication constituerait un abus de droit.

5.5Le Comité considère que l’auteur a suffisamment étayé ses allégations aux fins de la recevabilité, et procède à l’examen quant au fond des griefs formulés au titre des articles 2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9 et 10 (par. 1) du Pacte.

Examen au fond

6.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées. Il note que l’État partie n’a pas répondu aux allégations de l’auteur, auxquelles, dans les circonstances, il convient d’accorder le crédit voulu, dans la mesure où elles sont suffisamment étayées.

6.2Le Comité prend note de l’attestation délivrée le 6 mars 1995 par le Directeur des impôts de la wilaya de Jijel et indiquant que le 26 novembre 1994, les services de sécurité ont procédé à l’arrestation de Fateh Dafar sur son lieu de travail. Il note également que, selon des témoins de la scène, dans la nuit du 3 février 1995, soit soixante-dix jours après son arrestation, Fateh Dafar a été exécuté par des gendarmes sur une plage d’El Aouana, avec six autres personnes, et que le lendemain matin, l’auteur s’est rendu à la morgue afin d’identifier son fils.

6.3Le Comité relève également l’allégation de l’auteur selon laquelle les autorités n’ont émis de certificat de décès que douze ans après les faits et par suite de son insistance, et que le Procureur de la République près le tribunal de Jijel a émis une autorisation d’inhumation sans qu’aucune autopsie ou enquête ait été menée. Le Comité note également que cette absence d’enquête a persisté malgré les demandes de l’auteur et de sa famille auprès du Procureur pour qu’une enquête soit ouverte, et malgré les affirmations de plusieurs témoins, confirmant avoir vu les gendarmes exécuter sommairement Fateh Dafar et six autres personnes sur une plage d’El Aouana. Par ailleurs, le Comité relève avec préoccupation que, même si tous les éléments au dossier semblent indiquer que Fateh Dafar a été victime d’une exécution extrajudiciaire perpétrée par des gendarmes, et même si le Procureur a délivré un permis d’inhumation de son corps, la brigade de gendarmerie nationale d’El Aouana a délivré un procès-verbal de constat de disparition à la famille de Fateh Dafar le 5 mai 2006.

6.4Le Comité prend note, en outre, de la crainte de l’auteur d’être exposé à des mesures de représailles de la part des autorités, pour avoir cherché à clarifier les circonstances du décès de son fils, au vu des dispositions des articles 45 et 46 de l’ordonnance no 06-01, qui incrimine toute dénonciation ou plainte engagée contre les forces de défense et de sécurité algériennes. Le Comité renvoie à sa jurisprudence et rappelle que l’État partie ne saurait opposer les dispositions de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale à des personnes qui invoquent les dispositions du Pacte ou qui ont soumis ou pourraient soumettre des communications au Comité. Le Pacte exige de l’État partie qu’il se soucie du sort de chaque personne et qu’il traite chacune d’elle avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine. En l’absence des modifications recommandées par le Comité, l’ordonnance no 06-01 contribue dans le cas présent à l’impunité et ne peut donc, en l’état, être jugée compatible avec les dispositions du Pacte.

6.5Le Comité rappelle en outre que, d’après sa jurisprudence, la charge de la preuve ne peut pas incomber seulement aux auteurs de la communication, en particulier lorsque les auteurs et l’État partie n’ont pas les mêmes possibilités d’accès aux éléments de preuve et que, fréquemment, l’État partie est seul à détenir les informations pertinentes, telles que celles concernant l’arrestation et l’exécution de Fateh Dafar. En l’absence de toute réfutation de la part de l’État partie, le Comité accorde le crédit voulu aux allégations de l’auteur et conclut que l’État partie a dénié à Fateh Dafar le droit à la vie dans des circonstances particulièrement graves, puisque ce dernier a manifestement été victime d’une exécution sommaire aux mains d’éléments de la gendarmerie nationale, en violation de l’article 6 (par. 1) du Pacte.

6.6Le Comité prend note des allégations supplémentaires de l’auteur, selon lesquelles Fateh Dafar aurait subi des actes de mauvais traitements et de torture avant son exécution, et qu’il a sans doute été victime d’une détresse psychologique et d’une souffrance morale aiguës avant son exécution. L’État partie n’a apporté aucune information contredisant ces faits. Le Comité conclut à une violation de l’article 7 du Pacte à l’égard de Fateh Dafar.

6.7Au vu de ce qui précède, le Comité n’examinera pas séparément les griefs tirés de la violation de l’article 10 du Pacte.

6.8Le Comité prend acte également de l’angoisse et de la détresse que l’exécution de Fateh Dafar a causées à l’auteur et à sa famille, qui s’ajoutent au sentiment d’impuissance pendant de longues années s’étalant de l’arrestation du fils de l’auteur, en 1994, à l’obtention par l’auteur du certificat de décès de son fils, après moult démarches, en 2007. Le Comité considère que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 7 lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte à l’égard de l’auteur.

6.9En ce qui concerne les griefs de violation de l’article 9 du Pacte, le Comité prend note des allégations de l’auteur − confirmées par une attestation du Directeur des impôts de la wilaya de Jijel en date du 6 mars 1995 − selon lesquelles Fateh Dafar a été arrêté arbitrairement, sans mandat, et n’a été ni inculpé ni présenté devant une autorité judiciaire auprès de laquelle il aurait pu contester la légalité de sa détention. L’État partie n’ayant communiqué aucune information à ce sujet, le Comité considère qu’il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur. Le Comité conclut donc à une violation de l’article 9 du Pacte à l’égard de Fateh Dafar.

6.10L’auteur invoque également l’article 2 (par. 3) du Pacte, qui impose aux États parties l’obligation de garantir à toute personne des recours accessibles, utiles et exécutoires pour faire valoir les droits garantis par le Pacte. Le Comité rappelle qu’il attache de l’importance à la mise en place, par les États parties, de mécanismes juridictionnels et administratifs appropriés pour examiner les plaintes faisant état de violations des droits garantis par le Pacte. Il rappelle son observation générale no 31 (2004), dans laquelle il indique notamment que le fait pour un État partie de ne pas mener d’enquête sur des violations présumées pourrait en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte.

6.11En l’espèce, l’auteur a demandé à plusieurs reprises l’ouverture d’une enquête sur l’exécution de son fils, pour éclaircir les circonstances de son décès. Au lieu de diligenter une telle enquête, et alors que, de toute évidence, il s’agissait d’une exécution extrajudiciaire perpétrée par des membres de la gendarmerie, les autorités algériennes ont refusé l’ouverture d’une enquête. Le 5 mai 2006, la gendarmerie nationale a même délivré un procès-verbal de constat établissant que Fateh Dafar avait disparu. Ensuite, sur insistance de l’auteur, la gendarmerie a délivré le 13 janvier 2007 un certificat de décès, sans pour autant en indiquer les causes et les circonstances, tout en mentionnant que Fateh Dafar avait été trouvé mort sur une plage. Le Comité relève qu’aucune enquête n’a pourtant été diligentée par les instances judiciaires compétentes, alors qu’elles ne pouvaient ignorer les faits. Il relève également que les responsables n’ont pas été poursuivis, alors que les suspects présumés faisaient vraisemblablement partie de la brigade de gendarmerie nationale d’El Aouana, commandée par le capitaine B., et étaient de la sorte facilement identifiables. Le Comité conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 2 (par. 3) lu conjointement avec les articles 6, 7 et 9 du Pacte à l’égard de Fateh Dafar, et de l’article 2 (par. 3) lu conjointement avec l’article 7 du Pacte à l’égard de l’auteur.

7.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître des violations par l’État partie des articles 6, 7 et 9 du Pacte, ainsi que de l’article 2 (par. 3) lu conjointement avec les articles 6, 7 et 9 du Pacte à l’égard de Fateh Dafar. Il constate en outre une violation par l’État partie de l’article 7 lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte à l’égard de l’auteur.

8.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En l’espèce, l’État partie est tenu : a) de mener sans délai une enquête effective, approfondie, rigoureuse, indépendante, impartiale et transparente sur l’exécution sommaire présumée de Fateh Dafar ; b) de fournir à sa famille des informations détaillées quant aux résultats de cette enquête ; c) de poursuivre, de juger et de punir les responsables des violations commises ; et d) de fournir à la famille de la victime une indemnité adéquate. Nonobstant l’ordonnance no 06-01, l’État partie devrait également veiller à ne pas entraver le droit à un recours utile pour les victimes de crimes tels que la torture, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées. Il est en outre tenu de prendre des mesures pour empêcher que des violations analogues se reproduisent à l’avenir. À cet effet, le Comité est d’avis que l’État partie devrait revoir sa législation conformément à l’obligation issue de l’article 2 (par. 2) du Pacte, et en particulier abroger les dispositions de ladite ordonnance qui sont incompatibles avec le Pacte, afin que les droits consacrés par le Pacte puissent être pleinement exercés dans l’État partie.

9.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.