Nations Unies

CCPR/C/131/D/2952/2017

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

18 novembre 2021

Français

Original : anglais

Comité des droits de l ’ homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2952/2017 * , ** , ***

Communication présentée par :

Matanat Baliyar Gizi Gurbanova et Saadat Baliyar Gizi Muradhasilova (représentées par des conseils, Daniel Pole et Petr Muzny)

Victime(s) présumée(s) :

Les auteures

État partie :

Azerbaïdjan

Date de la communication :

7 février 2017 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 15 février 2017 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

16 mars 2021

Objet :

Arrestation, placement en détention et condamnation à une amende pour avoir mené des activités religieuses de Témoins de Jéhovah

Question ( s ) de procédure :

Recevabilité − défaut manifeste de fondement

Question ( s ) de fond :

Arrestation et détention arbitraires ; discrimination ; liberté d’expression ; liberté de religion ; minorités − droit d’avoir sa propre vie culturelle

Article(s) du Pacte :

9 (par. 1), 18 (par. 1 et 2), 19 (par. 1 et 2), 26 et 27

Article(s) du Protocole facultatif :

2

1.Les auteures de la communication sont Matanat Baliyar Gizi Gurbanova et Saadat Baliyar Gizi Muradhasilova, de nationalité azerbaïdjanaise, nées en 1963 et 1966. Elles affirment que l’État partie a violé les droits qu’elles tiennent des articles 9 (par. 1), 18 (par. 1 et 2), 19 (par. 1 et 2), 26 et 27 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 27 février 2002. Les auteures sont représentées par des conseils.

Rappel des faits présentés par les auteures

2.1Les auteures, qui sont sœurs, vivent dans le district de Zagatala. Elles appartiennent aux Témoins de Jéhovah, mouvement chrétien dont les membres prêchent publiquement. En Azerbaïdjan, où la population est majoritairement musulmane, les Témoins de Jéhovah sont une minorité religieuse. Les auteures ne sont pas membres de la communauté religieuse des Témoins de Jéhovah, organisation religieuse enregistrée dont l’adresse légale est à Bakou. Dans les événements qui font l’objet de la présente communication, elles ont agi à titre personnel.

2.2Le 9 novembre 2014, les auteures ont eu une brève et agréable conversation sur la religion avec une personne rencontrée dans la rue. Elles ont été invitées chez cette personne, où elles sont allées poursuivre la conversation, puis elles sont parties. C’est alors qu’elles ont été arrêtées dans la rue par des policiers du commissariat du district de Zagatala, qui s’étaient rendus sur place après avoir reçu une dénonciation anonyme. Elles ont été emmenées au commissariat, où elles ont passé quatre heures en garde à vue et ont été informées qu’elles faisaient l’objet d’une enquête pour distribution de publications illégales. La police les a agressées verbalement, les a sermonnées et leur a dit de lire le Coran. Les publications qu’elles avaient en leur possession ont été confisquées et envoyées au Comité d’État pour le travail avec les associations religieuses. Finalement libérées, les auteures ont reçu l’ordre de se présenter au commissariat le lendemain, ce qu’elles ont dû continuer de faire pendant plusieurs jours, jusqu’à ce qu’elles soient accusées d’une infraction administrative.

2.3La police s’est ensuite rendu compte qu’elle avait fait une erreur en saisissant les publications que les auteures avaient en leur possession (parmi lesquels la Sainte Bible) car ces publications avaient été approuvées par le Comité d’État pour le travail avec les associations religieuses et n’étaient donc pas interdites. Le 29 décembre 2014, la procédure engagée contre les intéressées a donc été suspendue. Le même jour, les auteures ont déposé plainte contre le commissariat de Zagatala auprès du tribunal de district et ont demandé des dommages-intérêts en réparation du préjudice causé par leur arrestation, leur placement en garde à vue et leur mise en accusation. À une date non précisée, leur demande a été rejetée.

2.4Après l’expiration du délai de prescription de deux mois, les auteures ont été accusées par la police d’avoir exercé une activité religieuse ailleurs qu’à une adresse expressément désignée à cet effet, en violation de l’article 299.0.4 du Code des infractions administratives en vigueur jusqu’au 1er mars 2016. La procédure engagée contre Mme Muradhasilova a repris le 22 avril 2015 ; celle engagée contre Mme Gurbanova, le 1er mai 2015.

2.5Le 15 mai 2015, le tribunal de district de Zagatala a déclaré les auteures coupables d’une violation de l’article 299.0.4 du Code des infractions administratives et leur a infligé à chacune une amende de 1 500 manats (environ 1 255 euros au taux de change officiel de la Banque centrale de l’Azerbaïdjan en vigueur à l’époque), somme d’autant plus importante que les intéressées étaient au chômage et le revenu annuel par habitant en Azerbaïdjan ne dépassait pas 10 597 manats. Alors pourtant que les auteures n’étaient pas membres de la communauté religieuse des Témoins de Jéhovah, les tribunaux nationaux ont retenu que la législation interne interdisait aux associations religieuses de mener des activités religieuses ailleurs qu’à leur siège et, partant, jugé que les intéressées avaient enfreint la loi.

2.6Au cours de leur procès, les auteures ont invoqué le droit de manifester ses croyances religieuses. Le 23 juin 2015, elles ont fait appel de leurs déclarations de culpabilité devant la chambre criminelle de la cour d’appel de Chaki, qui les a déboutées le 15 juillet 2015. Elles soutiennent qu’elles n’ont plus aucune voie de recours interne à leur disposition.

Teneur de la plainte

3.1Les auteures soutiennent que le fait de les avoir arrêtées, placées en garde à vue, accusées d’une infraction et condamnées à une amende parce qu’elles avaient mené des activités religieuses ailleurs qu’au siège d’une association religieuse constitue une violation, par l’État partie, des droits qu’elles tiennent des articles 9 (par. 1), 18 (par. 1 et 2), 19 (par. 1 et 2), 26 et 27 du Pacte.

3.2En violation de l’article 9 (par. 1) du Pacte, la police a arrêté les auteures puis les a gardées à vue pendant plus de quatre heures parce qu’elles avaient eu une conversation sur la religion à une adresse qui n’était pas le siège d’une organisation religieuse enregistrée. Les intéressées n’ont été relâchées qu’à la condition qu’elles reviennent se présenter au commissariat, ce qu’elles ont fait pendant les deux jours qui ont suivi leur libération. Ainsi, pendant plus de trois jours, elles ont été privées de liberté et soumises à l’autorité et au contrôle de la police. Elles n’ont pas volontairement participé à une enquête et n’étaient pas libres de partir.

3.3L’arrestation des auteures était illégale. Il découle de l’article 9 (par. 1) du Pacte que l’arrestation ou la détention destinée à sanctionner l’exercice légitime de droits garantis par le Pacte est arbitraire. C’est le cas même lorsque la mesure est autorisée par le droit interne si la loi applicable est inadéquate. Dans le cas présent, les arrestations avaient en réalité pour but de punir les auteures et de les empêcher d’exercer librement leur droit à la liberté de religion et d’expression, comme le montre clairement le fait que la police a harcelé les intéressées pendant leur garde à vue, notamment en les sermonnant parce qu’elles avaient prêché sans en avoir la permission et en leur disant de lire le Coran.

3.4La garde à vue des auteures n’était pas justifiée car l’État partie n’avait aucune raison légitime de s’immiscer dans les activités des intéressées. Les autorités n’ont pas justifié pourquoi celles-ci avaient dû passer du temps en garde à vue au commissariat trois jours durant sachant qu’elles n’avaient fait qu’exercer pacifiquement les libertés garanties par le Pacte.

3.5L’État partie a violé les droits que les auteures tiennent de l’article 18 (par. 1 et 2) du Pacte en ce qu’il a arrêté les intéressées pour avoir manifesté leurs convictions religieuses en en discutant ; a tenté, pendant qu’elles étaient en garde à vue, de les intimider et de les encourager à abandonner ces convictions et à se convertir à l’islam ; et les a retenues coupables d’une infraction parce qu’elles avaient exprimé leurs croyances religieuses ailleurs qu’au siège d’une association religieuse.

3.6Le pouvoir qu’a l’État de n’autoriser l’exercice d’activités religieuses qu’au siège d’une association religieuse doit être apprécié à la lumière des conséquences qui en découlent pour les personnes qui partagent les convictions de ces associations. Pour les auteures, ce pouvoir a eu pour conséquence qu’elles ont été arrêtées, intimidées par la police, poursuivies en justice à plusieurs reprises, reconnues coupables d’une infraction et condamnées à une lourde amende. De surcroît, l’État partie n’a pas agi comme prévu par la loi, qui impose aux tribunaux d’empêcher toutes violations des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Il ne poursuivait pas un objectif légitime, rien ne permettant de penser que les auteures avaient de quelque manière que ce soit menacé l’ordre public, et il n’a pas expliqué pourquoi il était nécessaire, dans une société démocratique, d’interdire l’exercice d’activités religieuses ailleurs qu’au siège d’une association religieuse.

3.7L’État partie a violé les droits que les auteures tiennent de l’article 19 (par. 1 et 2) du Pacte en appliquant à mauvais escient le Code des infractions administratives et en interdisant aux intéressées d’exprimer leurs convictions religieuses ailleurs qu’au siège d’une association religieuse. Cette interdiction est lourde de conséquences et est susceptible d’emporter une restriction du droit de tous les Azerbaïdjanais de transmettre et de recevoir des idées. En effet, si l’État partie incriminait systématiquement les propos tenus par les membres de telle ou telle religion ailleurs que dans un lieu donné, il serait illégal d’exprimer des idées religieuses par Internet, à la radio et à la télévision et de lancer des appels à la prière.

3.8La restriction des droits que les auteures tiennent de l’article 19 du Pacte n’était ni nécessaire ni proportionnée. Les activités des intéressées ne constituaient pas une menace pour l’ordre public, et une dénonciation anonyme à la police ne justifiait pas d’engager des poursuites. Au contraire, la police a le devoir de protéger les personnes appartenant à des minorités contre les actes d’intolérance. En outre, la restriction imposée par l’État partie n’était pas prescrite par la loi, ne poursuivait pas un objectif légitime et n’était pas nécessaire dans une société démocratique, ainsi qu’il est exposé plus haut.

3.9En refusant aux auteures le droit de professer et de pratiquer leur religion, la police a violé les droits que les intéressées tiennent des articles 26 et 27 du Pacte. L’exercice de la liberté de religion et d’expression ne peut pas être limité à un lieu géographique donné. L’État partie a puni les auteures pour leur appartenance à une minorité religieuse dans le but de restreindre les activités de la minorité en question. Or, la minorité religieuse qui est privée du droit de communiquer et d’exprimer ses croyances sans entrave ne peut pas véritablement exister.

3.10Les Témoins de Jéhovah ont été victimes d’intolérance de la part de l’État partie à plusieurs égards. Il est arrivé que la police fasse irruption dans leurs réunions religieuses, et leurs publications ont été censurées.

Observations de l’État partie sur le fond

4.1Dans des observations datées du 24 octobre 2017, l’État partie avance que, du fait de sa situation géographique, de son histoire et de sa composition ethnique, l’Azerbaïdjan est un territoire où se côtoient diverses confessions religieuses, notamment le paganisme, le zoroastrisme, le judaïsme, le christianisme et l’islam. Il y a toujours eu une grande tolérance entre les différents groupes ethniques et religieux, la tolérance étant d’ailleurs la principale caractéristique de la population du pays. Chaque année depuis 1995, le 16 novembre, l’Azerbaïdjan célèbre la Journée internationale pour la tolérance ; Bakou accueille le Forum mondial annuel sur le dialogue interculturel ; et les églises, les synagogues et de nombreux établissements d’enseignement chrétiens et juifs exercent leurs activités en toute liberté et bénéficient de tout l’appui nécessaire de la part des autorités. Les autorités azerbaïdjanaises considèrent la défense et la promotion de la tolérance comme un objectif prioritaire aux niveaux tant national qu’international, comme le montrent la manière dont sont traitées les personnes des différentes confessions religieuses, la nature du système juridique national et le fait que le Gouvernement restaure les monuments religieux et historiques et organise des conférences internationales sur la question de la tolérance.

4.2Environ 96 % de la population de l’Azerbaïdjan est musulmane, les 4 % restants étant composés de membres d’autres religions, parmi lesquels des chrétiens, des juifs, des bahaïs et des adeptes de Krishna. Presque toutes les formes de christianisme sont représentées dans le pays, qui compte plus de 2 000 mosquées, 13 églises et 7 synagogues en activité et plus de 650 communautés religieuses.

4.3L’article 1er de la loi sur la liberté de religion prévoit, dans sa partie pertinente, que la liberté de religion ne peut faire l’objet que des seules restrictions nécessaires pour protéger la sécurité nationale, l’ordre public et les droits et libertés d’autrui, conformément aux engagements internationaux pris par l’Azerbaïdjan. L’article 5 de cette loi consacre la séparation de la religion et de l’État et dispose que toutes les religions sont égales devant la loi. L’article 22 porte que toute organisation religieuse doit nécessairement, avant d’exercer des activités, avoir été enregistrée par l’autorité compétente, être inscrite au registre national des organisations religieuses et avoir désigné un ministre chargé d’officier dans le lieu de culte qu’elle a désigné comme siège. L’article 299.0.4 du Code des infractions administratives en vigueur à l’époque punit d’une amende de 1 500 à 2 000 manats l’exercice d’activités religieuses ailleurs qu’au siège d’une organisation religieuse.

4.4Le 9 novembre 2014, les auteures ont enfreint les règles de conduite applicables aux organisations religieuses en menant des activités religieuses ailleurs qu’au siège de la communauté religieuse des Témoins de Jéhovah. En effet, le siège de la communauté était à Bakou, et les auteures ont prêché dans la ville de Zagatala.

4.5Le 15 décembre 2014, le groupe d’enquête du commissariat du district de Zagatala a décidé d’engager une procédure contre les auteures. Le 26 décembre 2014, des procès‑verbaux d’infraction administrative ont été établis et envoyés au tribunal de district pour examen. Les 26 et 29 décembre 2014, respectivement, Mme Muradhasilova et Mme Gurbanova ont déposé plainte devant le tribunal et demandé l’annulation de la décision du groupe d’enquête. Aux mêmes dates, le tribunal a suspendu les actions administratives engagées contre elles. Le 12 janvier 2015, le tribunal a rejeté les plaintes des intéressées et confirmé la décision prise par le groupe d’enquête le 15 décembre 2014. Le 8 avril 2015, la cour d’appel de Chaki a rejeté l’appel des auteures et confirmé la décision du tribunal de district.

4.6En exécution des décisions rendues par le tribunal de district de Zagatala les 22 avril et 1er mai 2015, les procédures engagées contre les auteures ont repris. Le 15 mai 2015, le tribunal a déclaré les intéressées coupables d’avoir porté atteinte à l’article 299.0.4 du Code des infractions administratives, en vigueur jusqu’au 1er mars 2016, et les a chacune condamnées à une amende de 1 500 manats. Le 15 juillet 2015, la cour d’appel de Chaki a débouté les auteures de leur appel.

4.7En ce qui concerne le grief tiré de l’article 18 du Pacte, les sanctions administratives infligées aux auteures constituaient une restriction autorisée à l’exercice du droit à la liberté de religion. Le paragraphe 3 de l’article 18 dispose que cette liberté ne peut faire l’objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires dans une société démocratique pour protéger la sécurité, l’ordre, la santé ou la moralité publics ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui. En l’espèce, la restriction était prévue par l’article 299.0.4 du Code des infractions administratives. Les auteures étaient au courant de l’existence de ce texte, qui leur était accessible et était formulé de manière suffisamment claire pour qu’elles puissent prévoir les conséquences de leurs actes.

4.8La restriction imposée était proportionnée à l’objectif légitime consistant à protéger l’ordre public et les droits et libertés d’autrui et à permettre la coexistence pacifique de différents groupes. Le siège de l’organisation des Témoins de Jéhovah était à Bakou, à quelque 450 kilomètres de Zagatala, où les auteures se trouvaient.

4.9La restriction imposée était nécessaire dans une société démocratique. Chacun est libre d’avoir ou de ne pas avoir des convictions religieuses et de pratiquer ou non une religion. Or, bon nombre des « opinions » exprimées par les Témoins de Jéhovah sont offensantes à l’égard des communautés chrétienne et juive, qui font partie intégrante de la société azerbaïdjanaise. Il fallait donc protéger les membres d’autres religions contre l’expression de propos insultants par les Témoins de Jéhovah en dehors de leur lieu de culte. Dans les sociétés démocratiques où vivent côte-à-côte des personnes de diverses confessions, il peut être nécessaire de limiter la liberté de manifester sa religion ou ses convictions pour concilier les différents intérêts en présence et garantir le respect des croyances de chacun, dans le droit fil des articles 2 et 18 (par. 3) du Pacte. Le rôle de l’État partie est d’être le garant neutre et impartial de la liberté de pratiquer telle ou telle religion, non d’apprécier la légitimité ou le mode d’expression des croyances de chacun. Les autorités ne sauraient donc supprimer les causes de tension entre différents groupes en éliminant le pluralisme, et doivent au contraire promouvoir la tolérance mutuelle. Le pluralisme, la tolérance et l’ouverture d’esprit sont les caractéristiques d’une société démocratique. Les intérêts individuels doivent certes parfois être subordonnés aux intérêts collectifs, mais la démocratie n’est pas pour autant un régime dans lequel les opinions de la majorité doivent toujours prévaloir. Il faut trouver un équilibre permettant de garantir le traitement équitable des personnes issues de minorités et d’éviter qu’un groupe dominant abuse de sa position. Si les droits et libertés d’autrui sont protégés par le Pacte, alors il faut admettre que la nécessité de protéger certains droits et libertés peut amener un État partie à restreindre l’exercice de certains autres. C’est précisément cette recherche constante d’un équilibre entre les droits fondamentaux de chacun qui constitue le fondement d’une société démocratique.

4.10Les autorités de l’État partie sont mieux placées qu’un tribunal international pour apprécier la situation et les besoins nationaux. Lorsque sont en jeu des questions de politique générale, questions sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans une société démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national. Les questions relatives à la relation entre l’État et la religion entrent dans ce cadre. Partant, en ce qui concerne l’article 18 du Pacte, l’État devrait disposer d’une large marge d’appréciation pour ce qui est de décider si et, le cas échéant, dans quelle mesure il est nécessaire de limiter le droit de manifester sa religion ou ses convictions. Dans l’affaire Şahin c. Turquie, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que cette marge d’appréciation s’étendait au port de symbole religieux dans les établissements d’enseignement. La Cour a jugé qu’il n’était pas possible de discerner à travers l’Europe une conception uniforme de la signification de la religion dans la société et que le sens et les conséquences des actes correspondant à l’expression publique d’une conviction religieuse n’étaient pas les mêmes suivant les époques et les contextes. Elle a constaté que la réglementation en la matière pouvait donc varier d’un pays à l’autre en fonction des traditions nationales et des exigences imposées par la protection des droits et libertés d’autrui et le maintien de l’ordre public et conclu que le choix quant à l’étendue et aux modalités d’une telle réglementation devait, par la force des choses, être dans une certaine mesure laissé à l’État concerné.

4.11L’État partie renvoie en outre à l’affaire Otto-Preminger-Institut c. Autriche, dans laquelle la Cour européenne des droits de l’homme a décidé que les autorités autrichiennes avaient agi légitimement pour protéger la paix religieuse dans une région donnée et empêcher que certains se sentent attaqués dans leurs sentiments religieux de manière injustifiée et offensante. La Cour a estimé qu’il appartenait aux autorités nationales, mieux placées que le juge international, d’évaluer la nécessité de prendre telles ou telles mesures à la lumière de la situation locale.

4.12La préservation de la paix religieuse et la prévention de toute discrimination à l’égard de telle ou telle religion ou tel ou tel groupe religieux et de toute attaque contre les croyances religieuses d’autrui participent des fonctions fondamentales de l’État. Des membres de nombreuses religions et de nombreux groupes ethniques différents vivent côte-à-côte sur le territoire de l’État partie. Par ailleurs, on retiendra que l’une des auteures ne s’est pas acquittée des obligations qui lui ont été imposées par les tribunaux nationaux et n’a pas payé l’amende à laquelle elle avait été condamnée.

Commentaires des auteures sur les observations de l’État partie concernant le fond

5.1Dans des commentaires datés du 21 novembre 2018, les auteures font valoir que l’État partie n’a pas contesté certaines allégations fondamentales formulées dans leur lettre initiale. L’argument de l’État partie selon lequel les opinions exprimées par les Témoins de Jéhovah sont à certains égard offensants à l’égard des communautés chrétienne et juive est faux ; d’ailleurs, aucun élément de preuve ne vient l’étayer. De fait, les publications religieuses confisquées aux auteures avaient été examinées et approuvées par le Comité d’État pour le travail avec les associations religieuses. Partant, rien ne permet de penser qu’elles contenaient des propos offensants. En outre, rien ne vient non plus indiquer que les auteures elles-mêmes aient eu des paroles offensantes pour telle ou telle communauté religieuse. Les accusations gratuites que l’État partie porte contre les Témoins de Jéhovah sont en soi une manifestation d’intolérance religieuse. Les Témoins de Jéhovah agissent suivant le principe biblique qui veut que l’on honore les hommes de toutes sortes et suivent le commandement de Jésus‑Christ d’aimer son prochain comme soi-même. Cela signifie qu’ils s’attachent à traiter les personnes de toutes races, nationalités et religions avec amour et un profond respect.

5.2C’est à tort que l’État partie soutient que les auteures tenaient une assemblée religieuse. Aucun élément factuel ne vient corroborer cette allégation. Les intéressées n’ont fait que discuter pacifiquement de leurs croyances religieuses dans un cadre privé, avec une personne qui les avait invitées chez elle. Une conversation privée entre trois personnes ne saurait être considérée comme une « assemblée religieuse ». Les auteures suivaient simplement le commandement de Jésus-Christ de répandre la Bonne Nouvelle sur le Royaume de Dieu.

5.3L’argument selon lequel l’État partie est tolérant envers les minorités religieuses est contredit par ce que des organisations internationales ont observé ces dernières années. Dans un rapport de 2011, la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance a constaté que, en Azerbaïdjan, les adeptes de religions minoritaires non enregistrées, notamment les Témoins de Jéhovah, étaient victimes d’intolérance et de discrimination et étaient traités brutalement par la police. Le Comité s’est lui-même dit préoccupé par les informations selon lesquelles les autorités s’immisçaient dans les activités religieuses et harcelaient les membres d’associations religieuses, y compris les Témoins de Jéhovah, ainsi que par l’augmentation du nombre d’arrestations, de placements en garde à vue et de sanctions administratives ou pénales dont ces personnes font l’objet.

5.4L’État partie n’a pas répondu aux griefs formulés par les auteures au titre des articles 9, 19, 26 et 27 du Pacte. En ce qui concerne l’article 18 du Pacte, il n’a pas expliqué comment les auteures, qui ne sont pas membres de l’association religieuse enregistrée à Bakou, auraient pu prévoir que l’article 299.0.4 du Code des infractions administratives s’appliquerait à une conversation privée sur la religion tenue à Zagatala. C’est à tort qu’il soutient que les intéressées avaient connaissance de cette disposition, qui, de surcroît, vise clairement les activités des personnes morales enregistrées et non les expressions personnelles de croyances religieuses. Selon l’interprétation que l’État partie fait de l’article 299.0.4, tout Azerbaïdjanais qui exprime ses opinions religieuses dans le cadre d’une conversation privée s’expose à une sanction, sauf si la conversation a lieu au siège d’une association religieuse enregistrée, ce qui signifie que la personne se réclamant d’une religion non représentée par une association enregistrée ayant un siège en Azerbaïdjan n’est pas autorisée à exprimer ses opinions religieuses. Cette interprétation est contraire à l’esprit même des articles 18 et 19 du Pacte. Les auteures ne sont pas membres d’une association religieuse ayant le statut de personne morale, ce que nul ne conteste. Ellesn’ont pas agi au nom d’une communauté religieuse enregistrée et n’ont fait que discuter de la religion avec un tiers à titre personnel. L’article 299.0.4 du Code des infractions administratives n’est donc pas formulé avec suffisamment de précision pour que les auteures aient pu prévoir que, en discutant de leurs croyances religieuses à titre privé, elles s’exposaient à une sanction. Partant, la mesure dont les intéressées ont fait l’objet n’était pas prescrite par la loi.

5.5De surcroît, la mesure prise contre les auteures ne poursuivait pas un objectif légitime. Les intéressées ont été sanctionnées pour avoir eu une conversation pacifique avec un tiers dans un cadre entièrement privé. L’État partie n’explique pas en quoi cette conversation menaçait l’ordre public et nécessitait qu’il intervienne pour protéger les droits et libertés d’autrui. Il est faux de dire que les opinions des Témoins de Jéhovah sont à certains égards offensantes, et cette thèse n’est d’ailleurs retenue ni dans les décisions rendues par les tribunaux nationaux, ni dans les documents fournis par l’État partie. Contrairement à ce qu’il affirme, l’Azerbaïdjan a bel et bien apprécié la légitimité des convictions religieuses des auteures et la manière dont ces convictions étaient exprimées. Les intéressées ont été jugées et reconnues coupables d’une infraction au seul motif qu’elles avaient manifesté leurs convictions religieuses en dehors d’un lieu de culte, ce qui traduit une intolérance flagrante envers les religions minoritaires.

5.6Il n’était pas nécessaire, dans une société démocratique, de punir les auteures alors qu’elles n’avaient rien fait d’autre qu’avoir une conversation pacifique. On peine à comprendre comment l’interdiction d’exprimer des convictions religieuses personnelles en dehors d’un lieu de culte peut être compatible avec les principes démocratiques de pluralisme, de tolérance et d’ouverture d’esprit. L’État partie invoque l’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Kokkinakis c. Grèce, qui concernait des faits comparables à ceux de l’espèce, mais le raisonnement suivi par la Cour dans cette affaire vient contredire ses arguments. De surcroît, les amendes imposées aux auteures étaient exorbitantes et disproportionnées, ce qui montre que les tribunaux nationaux étaient hostiles à l’égard des intéressées.

5.7En ce qui concerne le fait que l’une des auteures ne se serait pas acquittée de l’amende qui lui avait été infligée, le 9 septembre 2016, Mme Gurbanova a payé le montant maximum qu’elle pouvait se permettre de payer, soit 50 manats. Le 31 mars 2017, le tribunal de district de Zagatala l’a condamnée à effectuer 200 heures de travail d’intérêt général en lieu et place du paiement du reste de l’amende, et elle s’est exécutée. Mme Muradhasilova ne s’est pas acquittée de l’amende parce qu’elle n’a pas les moyens de le faire. Néanmoins, le jugement du tribunal est exécutoire et l’autorité d’exécution des peines peut à tout moment demander au tribunal de sanctionner le défaut de paiement. Selon le Code des infractions administratives, cela pourrait valoir à l’intéressée une peine d’emprisonnement.

5.8L’État partie argue de sa marge d’appréciation sans tenir compte du fait que, en l’espèce, la question est de savoir si les autorités peuvent s’immiscer dans une conversation privée sur la religion. Il a déclaré les auteures coupables d’une infraction et les a punies parce qu’elles avaient exprimé des opinions religieuses minoritaires et a aussi réprimandé leur interlocuteur, qui avait pourtant participé volontairement à la conversation. En pareilles circonstances, la marge d’appréciation accordée à l’État partie devrait être étroite.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité constate que l’État partie ne nie pas que les auteures ont satisfait à la condition posée à l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif et épuisé tous les recours internes disponibles. Il constate également que, dans les recours malheureux qu’elles ont formés devant la cour d’appel, les auteures ont fait valoir les griefs qu’elles tirent du Pacte. En conséquence, il estime que les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) ne font pas obstacle à l’examen de la communication.

6.4Le Comité estime que les auteures n’ont pas fourni suffisamment d’informations à l’appui des griefs tirés des articles 26 et 27 du Pacte, en particulier les allégations concernant la différence de traitement dont elles auraient fait l’objet par rapport aux personnes appartenant à d’autres religions qui mènent les mêmes activités. Partant, il estime que ces griefs ne sont pas suffisamment étayés aux fins de la recevabilité et les déclare irrecevables au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.5Le Comité note que l’État partie n’a pas contesté la recevabilité de la communication et estime que les auteurs ont suffisamment étayé les griefs de violation des articles 9 (par. 1), 18 (par. 1 et 2) et 19 (par. 1 et 2) aux fins de la recevabilité. Par conséquent, il déclare ces griefs recevables, et va maintenant procéder à leur examen au fond.

Examen au fond

7.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2S’agissant du grief que les auteures tirent de l’article 18 (par. 1 et 2) du Pacte, le Comité rappelle que, selon son observation générale no 22, la liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires pour protéger la sécurité, l’ordre et la santé publics, ou la morale ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions peut être exercée individuellement ou en commun, tant en public qu’en privé. De surcroît, l’article 18 (par. 3) doit être interprété au sens strict et les restrictions à cette liberté ne doivent être appliquées qu’aux fins pour lesquelles elles ont été prescrites et doivent être en rapport direct avec l’objectif particulier qui les inspire et proportionnelles à celui-ci.

7.3Le Comité prend note de l’argument des auteures, qui soutiennent que l’État partie a porté atteinte au droit de manifester ses convictions religieuses garanti à l’article 18 (par. 1 et 2) du Pacte, en les arrêtant au motif qu’elles avaient exprimé leurs convictions religieuses en privé au domicile d’un tiers et en sanctionnant (au moyen de l’ancien article 299.0.4 du Code des infractions administratives) l’expression de croyances religieuses ailleurs qu’au siège d’une organisation religieuse. Il prend note également de l’argument de l’État partie, selon lequel l’article 299.0.4 visait à promouvoir l’objectif légitime consistant à protéger l’ordre public et à permettre la coexistence harmonieuse des différentes religions représentées dans le pays. Il note en outre que l’État partie soutient que, dans une société démocratique, il est nécessaire de restreindre les activités religieuses pouvant être menées ailleurs que dans un lieu de culte enregistré car bon nombre des opinions des témoins de Jéhovah sont offensantes à l’égard des communautés chrétienne et juive, qui font partie intégrante de la société azerbaïdjanaise. Enfin, il note que l’État partie soutient que, si l’on veut garantir le respect des croyances de chacun, il faut protéger les personnes appartenant à d’autres religions que le mouvement des Témoins de Jéhovah contre les opinions offensantes exprimées par ceux-ci en dehors de leurs lieux de culte.

7.4Le Comité constate que l’État partie n’apporte aucun élément permettant de démontrer qu’en manifestant pacifiquement leurs convictions religieuses, les auteures ont perturbé de quelque manière que ce soit la stabilité sociale en Azerbaïdjan. Il note que, selon les auteures, les publications distribuées par les Témoins de Jéhovah ne contiennent pas d’informations offensantes pour les communautés chrétienne et juive. Il note également que l’État partie n’a pas démontré que les auteures, ou les Témoins de Jéhovah en général, avaient tenu des propos offensants à l’égard de personnes d’autres confessions religieuses ou distribué des publications contenant pareils propos. Il constate que les décisions par lesquelles le tribunal de district a déclaré les auteures coupables d’une infraction administrative ne font aucunement mention de propos offensants ou hostiles tenus par les intéressées au cours de leur conversation sur la religion ou contenus dans les supports qu’elles avaient distribués et que, d’après les documents qui lui ont été fournis, la police a reconnu que les ouvrages religieux confisqués aux auteures le jour de leur arrestation avaient été examinés par les autorités nationales compétentes, qui en avaient autorisé la distribution. Enfin, il constate que l’État partie argue de la nécessité de préserver la paix et l’harmonie dans une société multireligieuse, mais ne fait état d’aucune circonstance particulière permettant de penser que le comportement des auteures aurait pu créer un climat de graves tensions, voire d’hostilité et de haine, entre les communautés religieuses en Azerbaïdjan, ou exacerber des tensions existantes au point de menacer la sécurité, l’ordre, la santé ou la moralité publics au sens de l’article 18 (par. 3) du Pacte.

7.5Le Comité constate que l’État partie n’exprime aucune préoccupation particulière relativement à la personne qui a invité les auteures chez elle pour discuter de leur foi. Il constate aussi, par exemple, que rien n’indique que cette personne se soit opposée à ce que les intéressées entrent chez elle et lui parlent de leur religion, n’ait pas été capable de raisonner ou ait eu avec les auteures une relation de dépendance ou de hiérarchie telle qu’elle aurait pu se sentir contrainte, forcée ou indûment influencée par elles.

7.6Le Comité estime que, quand bien même l’État partie pourrait démontrer que le comportement des auteures représentait une menace particulière et grave pour la sécurité et l’ordre publics, la preuve n’a pas été faite que les mesures prises contre les intéressées étaient proportionnées à l’objectif consistant à préserver la sécurité et l’ordre publics. Plus précisément, il estime que, en déclarant les auteures coupables d’une infraction et en leur imposant à chacune une amende (équivalente à 1 255 euros environ), l’État partie a considérablement limité la capacité des intéressées de manifester leurs croyances religieuses. De surcroît, l’État partie n’a pas cherché à prouver que les mesures prises par la police et la justice étaient les mesures les moins restrictives pouvant être adoptées pour protéger la liberté de religion ou de conviction. Le Comité estime que la sanction imposée aux auteures a constitué une restriction au droit de manifester sa religion, garanti au paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte, et que ni les autorités nationales ni l’État partie n’ont démontré que cette restriction était une mesure proportionnée et nécessaire pour atteindre l’objectif légitime visé au paragraphe 3 de cet article. Partant, il conclut que, en arrêtant les auteures, en les plaçant en garde à vue, en les déclarant coupables d’une infraction administrative et en leur imposant une amende au motif qu’elles avaient mené des activités religieuses en dehors d’un lieu de culte, l’État partie a violé les droits que les intéressées tiennent du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte.

7.7Le Comité note que les auteures soutiennent qu’elles ont été conduites dans un commissariat et gardées à vue pendant quatre heures pour avoir parlé de religion ailleurs que dans un lieu officiellement désigné à cet effet et qu’elles ont dû retourner au commissariat en question pendant deux jours. Il prend note de la déclaration personnelle produite par l’une des auteures dans le cadre de la procédure interne, dont il ressort qu’avant de quitter le commissariat en début de soirée, le jour de leur arrestation, les auteures ont dû signer une déposition et qu’elles devaient se présenter de nouveau au commissariat le lendemain. Le lendemain, on leur a demandé de signer une nouvelle déposition, et ce n’est que lorsqu’elles se sont présentées une nouvelle fois au commissariat le surlendemain qu’un policier leur a dit que leurs actes leur vaudraient peut-être d’être inculpées d’une infraction pénale et probablement d’être condamnées à une amende administrative. Le Comité note également que les intéressées soutiennent qu’elles n’ont pas participé volontairement à une quelconque enquête et qu’à aucun moment, lorsqu’elles se trouvaient au commissariat, elles n’étaient libres de partir.

7.8Le Comité doit d’abord déterminer si les auteures ont été privées de liberté au sens de l’article 9 (par. 1) du Pacte. Il rappelle que, selon son observation générale no 35 (2014), pour qu’il y ait privation de liberté, il faut qu’il y ait absence de consentement libre, et que les individus qui se présentent spontanément au poste de police pour participer à une enquête et qui savent qu’ils sont libres de partir à tout moment ne sont pas privés de liberté. Or, en l’espèce, il constate que les auteures soutiennent qu’elles n’ont pas accompagné les policiers de leur plein gré au commissariat et qu’une fois en garde à vue, elles n’ont pas pu quitter le commissariat pendant quatre heures, durant lesquelles la police les a sermonnées et leur a dit de lire le Coran. Elles ont, certes, été remises en liberté en fin de journée, mais ont dû se présenter de nouveau au commissariat pendant les deux jours qui ont suivi, alors qu’elles n’avaient pas été inculpées. Étant donné que l’État partie n’a pas invoqué de motif légitime justifiant que les auteures aient été placées en garde à vue et retenues au commissariat pendant quatre heures, ni démontré que les intéressées auraient pu ne pas suivre les policiers au commissariat ou, une fois sur place, s’en aller à tout moment sans que cela ait des conséquences négatives pour elles, le Comité conclut que les auteures ont été contraintes d’accompagner les policiers au commissariat et de rester sur place jusqu’à ce qu’on les relâche, et qu’elles ont donc été privées de liberté.

7.9Concernant l’argument selon lequel les auteures ont été arrêtées puis placées en garde à vue pendant quatre heures, le Comité renvoie à son observation générale no 35, où il est dit que le terme « arrestation » désigne l’interpellation d’une personne qui constitue le début de la privation de liberté et le terme « détention » désigne la privation de liberté qui commence avec l’arrestation et dure de l’interpellation à la remise en liberté. Il s’ensuit que l’article 9 du Pacte n’exige pas que la détention dure au moins un certain temps pour pouvoir être considérée comme arbitraire ou illégale. De surcroît, le Comité rappelle qu’il peut y avoir arrestation au sens de l’article 9 sans qu’il y ait arrestation au sens de la législation nationale. Partant, il estime que les auteures ont été soumises à une arrestation et à une détention au sens de l’article 9 du Pacte.

7.10Sachant que l’article 9 (par. 1) du Pacte prévoit que la privation de liberté ne doit pas être arbitraire et doit être conforme aux règles de droit, le Comité doit déterminer si l’arrestation et la détention des auteures ont été arbitraires ou illégales. Il rappelle que les protections contre la détention arbitraire doivent être appliquées de manière générale et que l’adjectif « arbitraire » n’est pas synonyme de « contraire à la loi » et doit être interprété dans un sens plus large comme englobant les notions de caractère inapproprié, d’injustice, de manque de prévisibilité et de non-respect des garanties judiciaires. Il rappelle également que sont arbitraires l’arrestation et la détention qui visent à sanctionner une personne pour l’exercice légitime des droits protégés par le Pacte, comme le droit à la liberté d’opinion et d’expression. Il note que les auteures soutiennent, et que l’État partie n’a pas contesté, qu’au commissariat, on leur a dit qu’elles étaient visées par une enquête pour distribution de publications illégales ; qu’elles ont été relâchées à la condition qu’elles se présentent au commissariat les deux jours suivants ; et que, deux jours après leur libération, les policiers les ont présentées devant un juge et les ont accusées d’une infraction administrative. Il rappelle que, si les auteures se sont vu confisquer les publications religieuses qu’elles avaient en leur possession au moment de l’arrestation, la procédure engagée contre elles a néanmoins été suspendue après que la police a déterminé que ces publications n’étaient pas illégales et avaient en fait été approuvées par les autorités nationales compétentes. Dans ces circonstances, le bien-fondé de l’arrestation et de la détention des auteures est incertain, et le Comité estime que la police s’est comportée d’une manière qui n’était ni appropriée ni prévisible et a fait fi des garanties d’une procédure régulière. En conséquence, il conclut que les auteures ont été arbitrairement arrêtées et détenues, en violation des droits garantis à l’article 9 (par. 1) du Pacte.

7.11Compte tenu de ce qui précède, le Comité n’estime pas nécessaire d’examiner la question de savoir si les faits dénoncés constituent aussi une violation de l’article 19 du Pacte.

8.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, estime que les faits dont il est saisi font apparaître une violation, par l’État partie, des droits que les auteures tiennent des articles 9 (par. 1) et 18 du Pacte.

9.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer aux auteures un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, il est tenu, entre autres, d’accorder aux auteurs une indemnisation adéquate, notamment de restituer à Mme Gurbanova la somme dont elle s’est acquittée au titre de l’amende imposée, d’annuler la condamnation de Mme Gurbanova et de Mme Muradhasilova à une amende et de leur rembourser à toutes deux les frais de justice liés à l’affaire. Il est également tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher que ce type de violation se reproduise, et notamment de revoir ses lois, règlements et pratiques.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.

Annexe

Opinion conjointe (partiellement dissidente) de Photini Pazartzis, José Manuel Santos Pais et Gentian Zyberi

1.Nous souscrivons à la conclusion selon laquelle l’État partie a violé les droits que chacune des auteures tient de l’article 18 (par. 1) du Pacte. Toutefois, nous ne sommes pas d’accord qu’il y a eu violation de l’article 9 (par. 1).

2.Le Comité a conclu à une violation de l’article 9 (par. 1) du Pacte parce qu’il a retenu l’argument selon lequel les auteures ont été arrêtées et gardées à vue pendant quatre heures le 9 novembre 2014, puis ont été obligées de se présenter au commissariat les deux jours suivants. Il a estimé que les auteures avaient été privées de liberté et que la police s’était comportée d’une manière qui n’était ni appropriée ni prévisible et avait fait fi des garanties d’une procédure régulière. Quoi que nous comprenions ce raisonnement de la majorité, il ne semble pas cadrer avec les faits de l’affaire.

3.La conclusion du Comité repose sur le constat que la police a conduit les auteures au commissariat et les a placées en garde à vue parce qu’elles avaient discuté de religion chez un particulier, et donc à une adresse qui n’était pas celle d’une organisation religieuse enregistrée. Puisque les intéressées n’étaient apparemment pas libres de quitter le commissariat, il s’ensuit qu’elles ont fait l’objet d’une arrestation arbitraire. Toutefois, ce raisonnement est vicié en ce qu’il suppose comme vraie la proposition qu’il s’agit de démontrer, le Comité ayant principalement déduit la violation de l’article 9 du Pacte de la violation constatée de l’article 18.

4.Les autorités nationales ont mené une enquête après avoir reçu une dénonciation anonyme (par. 2.2). Toutefois, l’affaire relevait non pas du droit pénal (voir note 9), mais du droit administratif (par. 4.5). Ainsi que l’État partie le fait observer (par. 4.4), elles ont enfreint les règles de conduite applicables aux organisations religieuses en prêchant ailleurs qu’au siège de la communauté religieuse des Témoins de Jéhovah, enregistrée à Bakou, ce qui n’est pas prévu par la loi sur la liberté de croyance religieuse. En effet, elles ont prêché dans la ville de Zagatala et n’étaient pas membres de la communauté religieuse en question, comme elles l’ont du reste reconnu (par. 2.1 et note 1). Les auteures ont donc été mises en cause pour avoir exercé des activités religieuses ailleurs qu’à une adresse expressément désignée à cet effet (par. 2.4) et ont en fin de compte été reconnues coupables d’avoir enfreint la loi en exprimant leurs convictions religieuses en dehors d’un siège d’une organisation religieuse (par. 2.5 et 4.4 et note 10). Partant, l’intervention de la police était à première vue légitime, même si le Comité a conclu à juste titre que les restrictions imposées aux droits que les auteures tiennent de l’article 18 (par. 1) du Pacte n’étaient pas proportionnées (par. 7.6).

5.En outre, la police était fondée à conduire les auteures au commissariat étant donné qu’elles étaient soupçonnées d’une infraction et avaient d’ailleurs pratiquement été appréhendées en flagrant délit. Dans de nombreux pays, en pareille situation, les suspects sont tenus d’accompagner la police pour qu’elle contrôle leur identité et dresse tous les actes légaux nécessaires à un éventuel procès.

6.En ce qui concerne les quelques heures que les auteures ont passées en garde à vue au commissariat dans l’après-midi, des procès-verbaux d’infraction administrative ont été établis et signés par les intéressées, comme l’une d’elle au moins le confirme (par. 7.7). L’établissement de ces procès-verbaux (par. 4.5) était essentiel à la protection des droits des auteures en ce qu’il a permis aux intéressés, lorsqu’elles ont pris acte du contenu des documents, d’être informées des raisons de l’intervention de la police, de savoir quel était leur statut au regard de la loi et donc de commencer à préparer leur défense. La durée de la garde à vue − nettement inférieure à quatre heures − semble raisonnable dans les circonstances, sachant que le travail de police peut prendre beaucoup de temps.

7.Les auteures ont signé une nouvelle déclaration le lendemain de leur arrestation et, le surlendemain, elles ont été dûment informées qu’elles allaient être inculpées d’une infraction administrative et seraient peut-être condamnées à une amende. Cela étant, elles étaient libres d’aller et de venir. Leur situation n’était donc pas différente de celle de toute autre personne amenée à coopérer avec la police en tant que témoin, victime ou défendeur.

8.On attend généralement de la personne respectueuse de la loi qu’elle apporte son concours aux enquêtes menées par les forces de l’ordre, surtout si elle est prise en flagrant délit d’infraction. Dans le cadre de ses investigations, la police peut procéder à des interrogatoires de routine au commissariat pour établir les faits et vérifier la véracité des allégations portées à son attention, et ces interrogatoires ne constituent pas pour autant une privation arbitraire ou illégale de liberté. La personne convoquée au tribunal ou au commissariat n’est pas nécessairement arrêtée ou détenue, mais elle est maintenue à la disposition des autorités jusqu’à ce que l’objectif qui a motivé sa convocation soit atteint. C’est ce qui s’est passé dans la présente affaire, où les auteures ont pu quitter le commissariat une fois les actes légaux nécessaires rédigés et signés.

9.À notre avis, il n’a pas été démontré que le comportement de la police pendant l’enquête a outrepassé les limites de ce qu’il était raisonnable de faire pour vérifier si une infraction avait été commise. Par conséquent, ce comportement n’était pas arbitraire, et nous aurions conclu que l’État partie n’a pas violé les droits que les auteures tiennent de l’article 9 (par. 1) du Pacte.