Nations Unies

CCPR/C/133/D/2899/2016

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

13 janvier 2022

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2899/2016 * , **

Communication présentée par:

Elena Lutskovich (représentée par un conseil, Leonid Sudalenko)

Victime(s) présumée(s):

L’auteure

État partie:

Bélarus

Date de la communication:

1er juin 2016 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 15 décembre 2016 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations:

19 octobre 2021

Objet :

Imposition d’une amende administrative à l’auteure au motif qu’elle tenait une pancarte

Question(s) de procédure:

Épuisement des recours internes

Question(s) de fond:

Liberté d’expression

Article(s) du Pacte:

2 (par. 2 et 3) et 19

Article(s) du Protocole facultatif:

2 et 5 (par. 2 b))

1.L’auteure de la communication est Elena Lutskovich, de nationalité bélarussienne, née en 1981. Elle affirme que l’État partie a violé les droits qu’elle tient des articles 2 (par. 2 et 3) et 19 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour le Bélarus le 30 décembre 1992. L’auteure est représentée par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteure

2.1Le 30 octobre 2015, l’auteure a tenu seule un piquet dans la rue des socialistes de la ville d’Oktyabrsky, dans la région de Gomel (Bélarus). Elle tenait une banderole portant l’inscription suivante : « J’ai la preuve que les résultats des élections ont été falsifiés », en référence à l’élection présidentielle tenue le 11 octobre 2015. Des policiers l’ont arrêtée et ont dressé un procès-verbal d’infraction administrative sur le fondement de l’article 23.34 (1) du Code des infractions administratives pour non-respect de la procédure régissant l’organisation et la tenue de manifestations de masse. Ils ont noté que l’auteure n’avait pas demandé d’autorisation aux autorités exécutives de la ville pour la tenue de son piquet, elle-même affirmant qu’elle exprimait sa propre opinion et n’organisait pas une manifestation de masse.

2.2Le 4 novembre 2015, le tribunal du district d’Oktyabrsky de la région de Gomel a déclaré l’auteure coupable d’infraction à l’article 23.34 (1) du Code des infractions administratives et l’a condamnée au paiement d’une amende de 2 700 000 roubles bélarussiens. À une date non précisée, l’auteure a fait appel devant le tribunal régional de Gomel. Dans son acte d’appel, elle a contesté les conclusions de la juridiction inférieure. Elle a dit avoir agi dans le cadre des dispositions de la Constitution bélarussienne et n’avoir jamais participé à une « manifestation de masse », comme l’avait prétendu la juridiction inférieure.

2.3Le tribunal régional a rejeté le recours le 27 novembre 2015. Il s’est rangé à l’avis de la juridiction inférieure et s’est appuyé sur les rapports établis par les policiers. Il n’a pas tenu compte des arguments de l’auteure concernant la Constitution bélarussienne et des dispositions du Pacte qu’elle avait mentionnées dans son acte d’appel. Les 23 décembre 2015 et 24 février 2016, l’auteure a demandé un réexamen au titre de la procédure de contrôle, respectivement au Président du tribunal régional de Gomel et au Président de la Cour suprême. Ses recours ont été rejetés les 4 février et 11 avril 2016, les présidents des deux juridictions saisies confirmant intégralement les conclusions des juridictions inférieures.

Teneur de la plainte

3.1L’auteure affirme que les droits qu’elle tient de l’article 19 du Pacte, lu conjointement avec l’article 2 (par. 2 et 3), ont été violés par les restrictions inutiles que les autorités ont imposées à son droit à la liberté d’expression.

3.2L’auteure demande au Comité de constater une violation, par le Bélarus, de l’article 19 du Pacte, lu conjointement avec l’article 2 (par. 2 et 3), et d’exhorter l’État partie à mettre sa législation sur le droit de réunion pacifique en conformité avec les exigences des articles 19 et 21 du Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Par une note verbale du 10 février 2017, l’État partie fait part de ses observations sur la recevabilité et sur le fond de la communication. Il soutient que, si l’auteure a fait appel devant le tribunal régional et la Cour suprême du Bélarus dans le cadre de la procédure de contrôle, elle n’a pas, dans le cadre de cette même procédure, saisi le bureau du Procureur, comme l’exige l’article 12.11 (1) du Code des infractions administratives. Cette omission signifie que l’auteure n’a pas épuisé les recours internes disponibles. Sa communication peut donc être considérée comme un abus du droit de présenter des communications, en vertu de l’article 3 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

4.2L’État partie ajoute qu’en outre, les allégations de l’auteure concernant la violation des droits qu’elle tient des articles 19 et 21 du Pacte, ainsi que de l’article 2 (par. 2 et 3), sont sans fondement. Les articles 33 et 35 de la Constitution bélarussienne garantissent ces droits aux citoyens. La loi du 30 décembre 1997 sur les manifestations publiques prévoit également des garanties complètes pour protéger les droits constitutionnels des citoyens du Bélarus, et l’on ne saurait considérer qu’elle limite les droits que ces derniers tiennent de l’article 19 (par. 3) du Pacte.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie

5.1Le 17 mars 2017, en réponse aux observations de l’État partie, l’auteure avance que la procédure de contrôle n’est pas un recours utile à épuiser. En effet, l’issue de cette procédure relève du pouvoir discrétionnaire des juges et des procureurs, et le Comité considère depuis longtemps que les demandes de réexamen au titre de la procédure de contrôle participent d’une voie de recours inefficace et inutile. L’auteure n’a pas utilisé son droit d’interjeter appel auprès du bureau du Procureur car ce recours n’entraîne pas un examen complet des faits et éléments de preuve, dépend uniquement du pouvoir discrétionnaire du procureur chargé de l’examen, et ne saurait donc être considéré comme un recours utile.

5.2L’auteure souligne que l’État partie ne dit pas dans ses observations qu’il n’a toujours pas donné suite aux conclusions du rapport de la Commission européenne des 16 et 17 mars 2012, dans lequel il lui est recommandé d’apporter un certain nombre de modifications à la loi sur les manifestations publiques. Elle ajoute que l’État partie n’a pas donné suite à de nombreuses constatations du Comité dans lesquelles il lui était demandé d’aligner sa législation sur les normes internationales en matière de droits de l’homme. Elle soutient que la loi, telle qu’elle est actuellement appliquée, conduit à la violation de ses droits.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité prend note de l’affirmation de l’État partie selon laquelle l’auteure n’a pas épuisé les recours internes, en particulier en ce qu’elle n’a pas saisi le bureau du Procureur général d’une demande de réexamen au titre de la procédure de contrôle. Il prend également note de l’argument de l’auteure, qui affirme que lui-même ne considère pas le réexamen aux titre de la procédure de contrôle comme un recours utile. Il note que l’auteure a déposé deux demandes de réexamen au titre de la procédure de contrôle, le 23 décembre 2015 et le 24 février 2016, et qu’elles ont toutes deux été rejetées (voir supra, par. 2.3), par les présidents du tribunal régional et de la Cour suprême. Renvoyant à sa jurisprudence, le Comité rappelle que les demandes de réexamen, au titre de la procédure de contrôle, de décisions judiciaires devenues exécutoires, qui sont subordonnées au pouvoir discrétionnaire d’un procureur, constituent un recours qui n’a pas à être épuisé aux fins de la recevabilité. En conséquence, le Comité considère que les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) ne l’empêchent pas d’examiner la communication.

6.4Le Comité note que l’auteure soutient que l’État partie a violé les droits qu’elle tient de l’article 2 (par. 2) du Pacte, lu conjointement avec l’article 19. Il rappelle que les dispositions de l’article 2 ne peuvent pas être invoquées en conjonction avec d’autres dispositions du Pacte pour fonder une communication soumise en vertu du Protocole facultatif, sauf lorsque le non-respect par l’État partie des obligations énoncées à l’article 2 est la cause immédiate d’une violation distincte du Pacte portant directement atteinte à la personne qui se dit victime. Il note toutefois que l’auteure a déjà allégué une violation des droits qu’elle tient de l’article 19, qui résulterait de l’interprétation et de l’application des lois en vigueur dans l’État partie, et il considère que l’examen de la question de savoir si l’État partie a également violé les obligations générales que lui impose l’article 2 (par. 2) du Pacte, lu conjointement avec l’article 19, n’est pas distinct de l’examen de la violation des droits que l’auteure tient de l’article 19 du Pacte. Il considère donc que cette partie de la communication est incompatible avec l’article 2 du Pacte et, dès lors, irrecevable au regard de l’article 3 du Protocole facultatif.

6.5Le Comité prend également note des griefs que l’auteure tire de l’article 2 (par. 3) du Pacte, lu conjointement avec l’article 19. Cependant, en l’absence de toute autre information pertinente dans le dossier, il considère que l’auteure n’a pas suffisamment étayé ces griefs aux fins de la recevabilité. Par conséquent, il déclare cette partie de la communication irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.6Le Comité considère que les autres griefs de l’auteure, qui soulèvent des questions au regard de l’article 19 du Pacte, ont été suffisamment étayés aux fins de la recevabilité, et passe donc à leur examen au fond.

Examen au fond

7.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2Le Comité prend note du grief de l’auteure selon lequel son droit à la liberté d’expression a été illégalement restreint en ce qu’elle a été reconnue coupable d’une infraction administrative et sanctionnée par une amende de 2 700 000 roubles pour avoir participé à une prétendue manifestation publique, alors que selon elle, elle exprimait simplement son opinion au sujet des élections présidentielles de 2015. Le Comité doit donc déterminer si la sanction que les autorités locales ont imposée à l’auteure constitue une violation des droits qui lui sont reconnus à l’article 19 du Pacte.

7.3Le Comité renvoie à ce sujet à son observation générale no 34 (2011) sur la liberté d’opinion et la liberté d’expression, dans laquelle il affirme notamment que la liberté d’expression est essentielle pour toute société et constitue le fondement de toute société libre et démocratique. Il fait observer que l’article 19 (par. 3) du Pacte autorise l’application de certaines restrictions à la liberté d’expression, y compris à la liberté de diffuser des informations et des idées, dans la seule mesure où ces restrictions sont fixées par la loi et sont nécessaires : a) au respect des droits ou de la réputation d’autrui ; b) à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. Enfin, les restrictions imposées à la liberté d’expression ne doivent pas avoir une portée trop large ; elles doivent constituer le moyen le moins perturbateur parmi ceux qui pourraient permettre d’assurer la fonction de protection recherchée et doivent être proportionnées à l’intérêt à protéger. Le principe de la proportionnalité doit être respecté non seulement dans la loi qui institue les restrictions, mais également par les autorités administratives et judiciaires chargées de l’application de la loi. Quand un État partie invoque un motif légitime pour justifier une restriction à la liberté d’expression, il doit démontrer de manière spécifique et individualisée la nature précise de la menace qui pèse sur les éléments particuliers énoncés à l’article 19 (par. 3) et qui l’a conduit à restreindre la liberté d’expression, ainsi que la nécessité et la proportionnalité de la mesure particulière prise, en particulier en établissant un lien direct et immédiat entre l’expression et la menace. Le Comité rappelle que c’est donc à l’État partie qu’il incombe de démontrer que les restrictions apportées aux droits que l’auteure tient de l’article 19 du Pacte étaient nécessaires et proportionnées.

7.4Le Comité fait observer que le fait d’imposer une amende élevée à l’auteure pour avoir simplement affirmé que les résultats de l’élection présidentielle tenue en 2015 avaient été falsifiés, soulève de sérieux doutes quant à la nécessité et à la proportionnalité des restrictions apportées aux droits que l’auteure tient de l’article 19 du Pacte. Il note, sur ce point, que l’État partie n’a pas donné de motif précis pour justifier la nécessité des restrictions imposées à l’auteure, alors que l’article 19 (par. 3) du Pacte l’exige. L’État partie n’a pas non plus montré que les mesures choisies constituaient le moyen le moins perturbateur d’obtenir le résultat recherché ou qu’elles étaient proportionnées à l’intérêt à protéger. Dans ces circonstances, le Comité considère que, bien qu’elles soient fondées en droit interne, les restrictions imposées à l’auteure n’étaient pas justifiées au regard des dispositions de l’article 19 (par. 3) du Pacte. Il conclut par conséquent que les droits que l’auteure tient de l’article 19 (par. 2) du Pacte ont été violés.

8.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des droits que l’auteure tient de l’article 19 du Pacte.

9.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteure un recours utile et une réparation effective. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, d’accorder à l’auteure une indemnisation appropriée, notamment en lui remboursant le montant de l’amende et les frais de justice engagés. L’État partie est également tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour que des violations analogues ne se reproduisent pas, et notamment de réviser les dispositions et les modalités d’application de la législation sur les manifestations publiques afin de les rendre compatibles avec les obligations mises à sa charge par l’article 2 (par. 2), et d’adopter des mesures propres à donner effet aux droits reconnus par l’article 19 du Pacte.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire ou relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles‑ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.