Nations Unies

CCPR/C/130/D/3000/2017

Assemblée générale

Distr. générale

4 février 2021

Français

Original : anglais

Conseil des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 3000/2017 * , **

Communication présentée par :

Kazybek Usekeev (représenté par un conseil, Rysbek Adamaliyev du Centre des droits de l’homme Kylym Shamy)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteur

État partie :

Kirghizistan

Date de la communication :

10 mars 2017 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 92 du règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 6 juillet 2017 (non publiée sous forme de document)

Date de s constatations :

6 novembre 2020

Objet :

Torture commise par des membres des forces de l’ordre ; défaut d’enquête effective ; détention arbitraire

Question(s) de procédure :

Fondement des griefs ; épuisement des recours internes

Question(s) de fond :

Interdiction de la torture ; droit à un recours utile ; arrestation et détention arbitraires ; extorsion d’aveux

Article(s) du Pacte :

2 (par. 3 a)), 7, 9 (par. 1 et 2) et 14 (par. 3 g))

Article(s) du Protocole facultatif :

1, 2 et 5 (par. 2 b))

1.L’auteur de la communication est Kazybek Usekeev, de nationalité kirghize, né en 1973. Il affirme que le Kirghizistan a violé les droits qui lui sont reconnus par l’article 7 du Pacte, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3 a)), et par l’article 9 (par. 1 et 2) et l’article 14 (par. 3 g)) du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour le Kirghizistan le 7 janvier 1995. L’auteur est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 27 décembre 2010 vers 17 heures, l’auteur, son frère et plusieurs autres personnes ont été arrêtés parce qu’ils étaient soupçonnés d’avoir organisé un attentat terroriste à Bichkek le 30 novembre 2010. Ils ont été arrêtés au domicile du frère de l’auteur par un groupe d’agents armés, encagoulés et vêtus de tenues de camouflage militaire. Après l’arrestation, les agents ont fait monter l’auteur dans une camionnette et l’ont conduit vers une destination inconnue. L’auteur a dû patienter pendant deux heures dans la camionnette tandis qu’il était procédé à des recherches concernant d’autres personnes.

2.2Le même jour, vers 19 h 30, l’auteur a été emmené au bureau du Comité d’État à la sécurité nationale. On l’a fait entrer dans une des pièces, où un groupe d’agents encagoulés en tenue de camouflage l’ont roué de coups pour tenter de le forcer à avouer qu’il avait participé à l’attentat terroriste. Selon l’auteur, les agents l’ont battu pendant huit à neuf heures, alors qu’il avait les mains menottées dans le dos et les pieds attachés à sa chaise. Pour lui extorquer des aveux, les agents l’ont frappé à de nombreuses reprises sur différentes parties du corps ; ils l’ont roué de coups de poing et de pied, en particulier au ventre, aux bras, aux jambes, à la tête et dans le bas du dos, et lui ont administré des décharges électriques. À plusieurs reprises, ils lui ont enfilé un sac sur la tête, le faisant suffoquer et s’évanouir. N’ayant pas pu obtenir d’aveux de sa part, ils l’ont laissé enfermé dans le bureau sans lui donner à boire jusqu’à ce qu’il soit libéré vers 17 heures, le 29 décembre 2010. Avant de le libérer, ils lui ont fait signer un document écrit par lequel il s’engageait à ne pas porter plainte. Sa détention n’a jamais été enregistrée, et ce, bien que la loi exige que le placement en détention fasse l’objet d’un procès-verbal dans les trois heures suivant l’arrestation, et l’auteur n’a jamais été informé des motifs de son arrestation.

2.3Entre le 4 et le 12 janvier 2011, l’auteur a été hospitalisé au Centre de recherche scientifique en traumatologie et orthopédie à Bichkek. Il a été déterminé qu’il présentait des contusions dans la région lombaire et au thorax, ainsi que des contusions et des abrasions aux membres et au torse.

2.4Le 4 janvier 2011, l’auteur a déposé une demande au centre des droits de l’homme Kylym Shymy de Bichkek en vue de bénéficier de l’assistance d’un avocat comme suite aux mauvais traitements subis. Le même jour, on l’a photographié pour recueillir des preuves de ses blessures et, sur les conseils d’un avocat, il a saisi le Procureur général pour qu’une action pénale soit exercée comme suite aux mauvais traitements dont il avait été victime. Le dossier a été confié au service des enquêtes no 7 de la police, rattaché au bureau du Ministère de l’intérieur du district de Pervomai, à Bichkek. Le 6 janvier 2011, un enquêteur a demandé que les blessures de l’auteur soient examinées par un médecin. Il a été consigné dans un rapport d’expertise médicale (rapport no 12) en date du 10 janvier 2011 que l’auteur présentait des brûlures au dos, une contusion dans la région lombaire et au thorax et des contusions et des abrasions aux membres et au torse. Les blessures étaient qualifiées de légères. Cette conclusion a par la suite été confirmée dans le rapport d’un groupe d’experts médico-légaux (rapport no 372, daté du 22 octobre 2012).

2.5Le 26 janvier 2011, l’auteur a adressé une plainte au Président du Kirghizistan lui signalant que les autorités n’avaient pas pris les mesures nécessaires pour enquêter sur les mauvais traitements qu’il avait subis.

2.6Par la suite, à une date non précisée, la plainte déposée par l’auteur pour mauvais traitements a été renvoyée au parquet militaire afin que celui-ci effectue un complément d’enquête. Le 14 février 2011, l’enquêteur du parquet militaire a décidé de classer l’enquête sans suite, faute d’éléments matériels permettant de conclure à une infraction. Il a notamment fait savoir dans sa décision que, selon les investigations internes effectuées par le Comité d’État à la sécurité nationale sur la base de la plainte déposée par l’auteur, l’auteur et son frère avaient résisté à leur arrestation, forçant les agents à avoir recours à la force physique et à des moyens de contrainte, ce qui avait causé les brûlures sur le dos de l’auteur. Après leur arrestation, l’auteur et son frère avaient été conduits au bureau du Comité d’État à la sécurité nationale pour que l’on puisse procéder à leur identification. Comme l’indiquait le registre des visiteurs du Comité d’État, l’auteur était resté dans ce bureau de 9 h 20 à 9 h 50 le 29 décembre 2010, avant d’être libéré. Il a fallu attendre le 3 juin 2011 pour que la décision de l’enquêteur, datée du 14 février 2011, soit communiquée à l’auteur, après que le conseil de celui-ci eut adressé deux requêtes au procureur militaire.

2.7Le 30 juin 2011, l’auteur a saisi le tribunal militaire de la garnison de Bichkek d’un recours contre la décision de l’enquêteur en date du 14 février 2011, affirmant que les autorités n’avaient pas enquêté comme il se devait sur les mauvais traitements qu’il avait subis au cours de ses interrogatoires au bureau du Comité d’État à la sécurité nationale ni sur sa détention non enregistrée du 27 au 29 décembre 2010. Il a également fait valoir que l’enquêteur avait omis non seulement de l’informer des résultats de l’expertise médicale réalisée mais aussi de lui notifier en temps voulu la décision contestée du 14 février 2011. L’auteur n’a donc pas été tenu au courant de l’évolution de la procédure ouverte comme suite à sa plainte. Le 2 septembre 2011, le tribunal a annulé la décision du 14 février 2011, qu’il a qualifiée de prématurée, ayant conclu qu’il n’avait en aucun cas été prouvé que l’auteur avait résisté à son arrestation. Le tribunal a également estimé que plusieurs témoins, que l’enquêteur n’avait pas interrogés, auraient pu attester que l’auteur avait été détenu du 27 au 29 décembre 2010 au bureau du Comité d’État à la sécurité nationale. Le 27 septembre 2011, le tribunal militaire du Kirghizistan a confirmé la décision du tribunal de garnison. Les pièces du dossier ont été renvoyées à l’enquêteur pour qu’il poursuive son enquête.

2.8Cinq décisions de classement sans suite ont été rendues, respectivement en 2011, à une date non précisée, puis les 1er février 2012, 13 avril 2012, 18 juillet 2012 et 14 novembre 2012, au motif qu’il était impossible d’identifier les agents qui avaient placé l’auteur en détention et lui avaient fait subir de mauvais traitements. Comme suite aux recours formés par le conseil de l’auteur, ces décisions ont été annulées, respectivement, les 21 janvier 2012, 2 avril 2012, 26 juin 2012, 27 août 2012, 21 décembre 2012 et 18 janvier 2013 par le procureur chargé de superviser l’enquête, qui les a jugées prématurées et dénuées de fondement. Chaque fois, l’ouverture d’une nouvelle enquête a été demandée.

2.9Le 1er février 2013, l’enquêteur a rendu une nouvelle décision de classement sans suite, se fondant sur les informations obtenues auprès des policiers qui avaient arrêté l’auteur et l’avaient placé en détention au bureau du Comité d’État à la sécurité nationale. Tous ont confirmé que l’auteur avait été arrêté le 27 décembre 2010 au cours d’une opération de police ; ils ont néanmoins nié avoir eu recours à la force au cours de l’arrestation et de l’interrogatoire de l’intéressé.

2.10Le 24 février 2012 puis le 3 mai 2013, l’avocate de l’auteur a déposé plainte auprès du procureur militaire au motif qu’elle n’avait pas accès aux pièces du dossier et qu’il lui était impossible d’obtenir des photocopies desdites pièces. Les 15 mars 2012 et 16 mai 2013, elle a reçu des réponses expliquant qu’il était possible de photocopier les pièces d’un dossier dans le cadre d’une procédure pénale en cours, ce qui n’était en revanche pas le cas lorsque l’enquête préliminaire était classée sans suite.

2.11Le 14 mai 2013, l’auteur a saisi le tribunal de garnison d’un recours contre la décision de classement sans suite du 1er février 2013. Le 24 mai 2013, le tribunal de garnison a rejeté le recours, estimant que toutes les mesures nécessaires avaient été prises et que l’enquête préliminaire avait été menée à bonne fin. L’auteur a fait appel de cette décision. Le 29 juillet 2013, le tribunal militaire a annulé la décision du 1er février 2013, la jugeant prématurée et dénuée de fondement. Ayant estimé que l’enquête avait été entachée de graves irrégularités, du fait notamment que les enquêteurs n’avaient pas pris certaines mesures essentielles pour déterminer les circonstances dans lesquelles l’auteur avait été blessé, y compris pour retrouver des témoins de la détention de l’auteur et des mauvais traitements subis par celui-ci, le tribunal a ordonné que les pièces du dossier soient renvoyées à l’enquêteur pour qu’il poursuive son enquête.

2.12Le 3 septembre 2013, l’enquêteur a une nouvelle fois classé l’enquête sans suite, jugeant peu plausibles les griefs de l’auteur concernant les mauvais traitements qu’il avait subis. Sur la foi des informations recueillies auprès des policiers et autres témoins interrogés au cours de l’enquête préliminaire, selon lesquelles il n’y avait pas eu recours à la force physique à l’égard de l’auteur, l’enquêteur a conclu que les mauvais traitements dénoncés par celui-ci n’étaient pas corroborés par des éléments de preuve. En outre, il ressortait de la décision rendue que l’intéressé lui-même n’avait pas été en mesure d’identifier les auteurs des violences dont il disait avoir été victime, ni de donner des informations sur la plaque d’immatriculation du véhicule dans lequel il avait été conduit au Comité d’État à la sécurité nationale ; il ne s’était pas plaint des mauvais traitements subis auprès des autorités immédiatement après les faits présumés mais avait au contraire attendu dix jours pour déposer sa requête auprès du Procureur général. Dans sa décision, l’enquêteur faisait également référence au frère de l’auteur, qui avait été accusé d’avoir pris part à des activités terroristes en tant que membre d’une organisation terroriste. Toutes ces circonstances entamaient la crédibilité du récit fait par l’auteur des événements survenus, et il n’y avait donc pas matière à poursuite.

2.13Le 9 septembre 2013, l’auteur a saisi le tribunal de garnison d’un recours contre la décision du 3 septembre 2013. Le 17 septembre 2013, il a été déboutée de son recours pour les mêmes motifs que ceux qui avaient été avancés par l’enquêteur. Le 11 octobre 2013, le tribunal militaire a confirmé la décision du tribunal de garnison en appel. L’auteur a introduit un pourvoi devant la Cour suprême, pourvoi qui a été rejeté le 4 décembre 2013.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur soutient que le paragraphe 7, lu seul et conjointement avec le l’article 2 (par. 3 a)), l’article 9 (par. 1 et 2) et le l’article 14 (par. 3 g)) du Pacte ont été violés étant donné que des agents de l’État partie lui ont fait subir des mauvais traitements et l’ont illégalement privé de liberté et que les autorités nationales n’ont pas enquêté efficacement sur les faits.

3.2Au titre de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, et eu égard également à l’article 14 (par. 3 g)) du Pacte, l’auteur affirme que, le 27 décembre 2010, des policiers lui ont fait subir des mauvais traitements, le rouant de coups pour le forcer à faire des aveux. Il soutient également qu’aucune enquête effective n’a été menée sur les mauvais traitements qu’il a subis. Les autorités chargées d’enquêter n’ont pas procédé à une enquête digne de ce nom sur les faits, faisant systématiquement abstraction des blessures physiques qui lui avaient été causées, et qui étaient attestées par des rapports médicaux. En outre, les autorités n’avaient pas tenu l’auteur et son conseil informés du déroulement de l’enquête préliminaire ni des décisions procédurales déterminantes rendues en l’espèce.

3.3L’auteur soulève également des griefs au titre de l’article 9 (par. 1 et 2) du Pacte, soutenant que sa détention, entre le 27 décembre 2010 à 16 heures et le 29 décembre 2010 à 17 heures, était illégale. Son arrestation n’a pas fait l’objet d’un procès-verbal et il n’a pas été informé des motifs de sa privation de liberté, ni n’a pu bénéficier des services d’un avocat pendant toute la durée de sa détention.

3.4L’auteur demande au Comité de constater une violation de l’article 7, lu conjointement avec l’article 2 (par. 3 a)), de l’article 9 (par. 1 et 2) et de l’article 14 (par. 3 g)) du Pacte et de recommander à l’État partie de lui assurer un recours utile en enquêtant sur les mauvais traitements qu’il a subis, en sanctionnant les responsables, en lui accordant une indemnisation suffisante et en veillant à ce qu’il bénéficie de mesures de réadaptation. Il demande que des mesures soient prises pour garantir qu’aucune violation de ce type ne soit plus commise, avec la création d’un mécanisme d’enquête indépendant conforme à la législation nationale et aux normes internationales, chargé notamment de veiller à ce que chaque privation de liberté soit officiellement enregistrée dès le placement en détention.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

4.1Par une note verbale datée du 17 janvier 2018, l’État partie a fait part de ses observations, dans lesquelles il affirme que les griefs de l’auteur sont sans fondement. Il donne des renseignements sur le frère de l’auteur, sa participation aux activités d’une organisation criminelle, et l’enquête judiciaire dont il a fait l’objet. Il fait observer que l’auteur vivait avec son frère. Le frère de l’auteur a été arrêté le 29 décembre 2010. Le 7 avril 2011, il a été inculpé de multiples infractions. Son procès pénal s’est ouvert le 15 avril 2011.

4.2L’État partie récapitule les arguments de l’auteur, selon lesquels il a été arrêté le 27 décembre 2010, puis victime de mauvais traitements au bureau du Comité d’État à la sécurité nationale, et renvoie aux rapports d’expertise médico-légale décrivant les blessures de l’intéressé. Il fait observer que l’auteur a attendu le 6 janvier 2011, soit dix jours après les mauvais traitements présumés, pour déposer une requête auprès du parquet. Il fait également observer que, selon le registre du Comité d’État à la sécurité nationale, l’auteur et son frère ont été conduits au bureau du Comité d’État le 29 décembre 2010 à 9 h 20, et l’auteur a été libéré à 9 h 50. Ces faits sèment le doute quant aux allégations de l’auteur.

4.3De nombreuses vérifications effectuées par le parquet militaire se sont soldées par un classement sans suite faute d’éléments matériels permettant de conclure à une infraction. Des décisions de classement sans suite ont été prises les 14 février et 2décembre 2011, 1erfévrier, 13avril, 18juillet et 14novembre 2012, et 4janvier et 1erfévrier 2013. Unedernière a été rendue le 3septembre 2013. Le recours formé par l’auteur contre cette décision a été rejeté, la décision en cause ayant été jugée légale par le tribunal de garnison de Bichkek le 17septembre 2013, par le tribunal militaire le 11octobre 2013 et enfin par la Cour suprême le 4décembre 2013.

4.4Par une note verbale datée du 18septembre 2018, l’État partie a réitéré ses observations, relevant que la décision du tribunal militaire datée du 11octobre 2013 pouvait être réexaminée par la Cour suprême au titre du contrôle juridictionnel et que l’auteur n’avait donc pas épuisé toutes les voies de recours internes.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

5.1Le 20 mars 2018, l’auteur a fait part de ses commentaires sur les observations de l’État partie. Il explique qu’il a tardé à porter plainte auprès des autorités pour les mauvais traitements subis parce qu’il avait peur et que les agents du Comité d’État à la sécurité nationale lui avaient fait signer un document dans lequel il déclarait n’avoir aucune doléance. La plainte initiale qu’il a déposée auprès du Procureur général date néanmoins du 4 janvier, et non du 6 janvier 2011, comme l’affirme l’État partie. De plus, dans le cadre des obligations positives qui leur incombent, les États sont tenus de faire en sorte que des enquêtes indépendantes et approfondies soient menées dans les plus brefs délais, quelle que soit la date de la plainte. Le parquet n’a pas tenu compte des conclusions des rapports d’expertise médico-légale, dont il ressortait que les brûlures, contusions et abrasions constatées sur le dos de l’auteur auraient pu être infligées au moment indiqué par celui-ci. L’État partie n’a du reste jamais donné aucune explication quant à l’origine des blessures causées à l’auteur.

5.2Le parquet n’a jamais interrogé les cinq témoins désignés par l’auteur, qui étaient ses voisins et pouvaient attester qu’il était rentré chez lui deux jours après son arrestation. Les autorités n’ont pas non plus tenu compte de la demande de l’auteur tendant à ce que l’on interroge un défenseur des droits de l’homme qu’il avait contacté le 4 janvier 2011. L’État partie, alors qu’il avait la possibilité d’enquêter sur les faits, n’a pas identifié ni retrouvé les témoins, ni demandé à l’auteur où ceux-ci se trouvaient.

5.3Les policiers qui ont arrêté l’auteur et l’ont conduit au bureau du Comité d’État à la sécurité nationale n’ont jamais été identifiés. Les autorités n’ont pas davantage déterminé quels moyens de contrainte ont été employés au cours de l’arrestation de l’auteur. L’auteur a désigné deux agents du Comité d’État à la sécurité nationale qui avaient participé à ses interrogatoires et a demandé à être confronté à eux. Il a également prié le parquet de demander au Comité d’État la liste des noms des agents qui l’avaient interrogé. Ces demandes, tout comme d’autres, sont restées lettre morte. Le parquet s’est contenté de procéder à une enquête préliminaire ; il n’a jamais enquêté de façon exhaustive sur les faits dénoncés par l’auteur.

5.4La première décision de classement sans suite, datée du 14 février 2011, a été communiquée à l’auteur avec quatre mois de retard, soit le 3 juin 2011. Le rapport d’expertise médicale no 12 du 10 janvier 2011 (voir par. 2.4) ne lui a jamais été transmis.

5.5Les décisions de classement sans suite comportent des contradictions. Dans la décision du 14 février 2011, le procureur renvoie à une enquête interne menée par le Comité d’État à la sécurité nationale, dont il ressort que l’auteur a résisté à son arrestation, ce qui a contraint les policiers à avoir recours à la force (voir par. 2.6). Dans d’autres décisions, ultérieures, les procureurs indiquent que, selon les policiers qui ont perquisitionné au domicile de l’auteur et ont procédé à son arrestation, celui-ci n’a pas opposé de résistance et a été arrêté dans le but de contrôler son identité (voir par. 2.9).

5.6L’auteur avance une nouvelle fois l’argument selon lequel aucune accusation n’a été portée contre lui au moment de son arrestation, l’arrestation n’a pas été enregistrée et, partant, sa détention était contraire à l’article 9 (par. 1 et 2) du Pacte.

5.7L’auteur affirme avoir suffisamment étayé ses griefs et estime qu’il appartient désormais à l’État partie d’exercer une action pénale, d’enquêter sur les faits et de prouver qu’il n’a pas été victime de mauvais traitements.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel l’auteur n’a pas épuisé toutes les voies de recours internes utiles qui lui étaient ouvertes puisqu’il n’a pas saisi la Cour suprême d’un recours en révision de la décision rendue par le tribunal militaire le 11octobre 2013. Il observe que, dans ses observations initiales du 17janvier 2018, l’État partie a indiqué que la décision citée avait été réexaminée par la Cour suprême, qui avait débouté l’auteur de son pourvoi le 4décembre 2013. Le Comité estime donc que l’auteur a effectivement épuisé toutes les voies de recours internes qui lui étaient ouvertes. Il considère par conséquent que les dispositions du l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la présente communication.

6.4Le Comité note que, selon l’auteur, en tentant de le forcer à faire des aveux, les agents du Comité d’État à la sécurité nationale ont commis une violation de l’article 14 (par. 3 g)) du Pacte. Toutefois, il fait observer que cet article s’applique aux témoignages et aveux retenus pour décider du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre une personne. Étant donné qu’en l’espèce aucune accusation n’a été portée contre l’auteur, ce grief n’entre pas dans le champ de l’article 14 (par. 3 g)) et est irrecevable au regard de l’article premier du Protocole facultatif.

6.5Le Comité estime que l’auteur a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, les griefs soulevés au titre de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3 a)), et de l’article 9 (par. 1 et 2) du Pacte. Il déclare donc cette partie de la communication recevable et procède à son examen au fond.

Examen au fond

7.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2Le Comité prend note du grief soulevé par l’auteur au titre de l’article 7 du Pacte, lu seul, selon lequel il a été arrêté et détenu du 27 au 29 décembre 2010 au bureau du Comité d’État à la sécurité nationale où, le 27 décembre 2010, il a été roué de coups et torturé par des agents du Comité d’État qui cherchaient à lui extorquer des aveux. À ce propos, le Comité note que non seulement l’auteur décrit précisément les différents actes de torture qu’il a subis, mais il produit également des photographies prises par le personnel du centre des droits de l’homme Kylym Shymy de Bichkek, ainsi qu’un exemplaire du rapport d’expertise médico-légale no 292 du Centre de recherche scientifique en traumatologie et orthopédie de Bishkek attestant ses blessures et donnant une estimation du moment où elles pourraient avoir été causées, qui coïncide avec la période pendant laquelle il a été détenu au bureau du Comité d’État à la sécurité nationale (voir par. 2.4). Le Comité note également que le tribunal militaire de la garnison de Bichkek, dans sa décision du 2 septembre 2011, a conclu que plusieurs témoins, que l’enquêteur n’avait pas interrogés, auraient pu attester que l’auteur avait été détenu au bureau du Comité d’État à la sécurité nationale du 27 au 29 décembre 2010 (voir par. 2.7), et qu’une enquête ultérieure menée par les autorités de l’État partie a effectivement permis de confirmer que l’auteur avait été placé en détention le 27 décembre 2010, comme il l’affirme (voir par. 2.9). Le Comité observe, à ce propos, que l’État partie nie toute responsabilité pour les blessures en cause, expliquant qu’elles ont pu être causées après la libération de l’auteur des locaux du Comité d’État à la sécurité nationale. L’État partie reconnaît toutefois l’existence de ces blessures, attestées par un expert médical le 10 janvier 2011, puis par un groupe d’experts médico-légaux (voir par. 2.4), mais ne donne aucune explication plausible quant à leur origine exacte.

7.3Le Comité rappelle qu’un État partie est responsable de la sécurité de toute personne placée en détention et que, lorsqu’une personne en détention présente des blessures, c’est à lui qu’il incombe de produire des preuves l’exonérant de toute responsabilité. Il a affirmé à plusieurs reprises qu’en pareil cas, la charge de la preuve ne saurait incomber uniquement à l’auteur de la communication, d’autant que l’État partie est souvent le seul à disposer des renseignements voulus. L’État partie n’ayant produit aucun élément plausible permettant de réfuter les allégations de l’auteur concernant les mauvais traitements que lui ont fait subir les agents du Comité d’État à la sécurité nationale, et compte tenu des éléments de preuve produits par l’auteur à l’appui de ces griefs, le Comité décide qu’il convient d’accorder le poids voulu aux allégations détaillées faites par celui-ci concernant l’origine de ses blessures. En conséquence, il décide que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits que l’auteur tient de l’article 7 du Pacte, lu seul.

7.4Quant à l’obligation qu’a l’État partie de faire procéder à une enquête en bonne et due forme sur les allégations de torture formulées par l’auteur, le Comité renvoie à sa jurisprudence, dont il ressort qu’une enquête judiciaire suivie de poursuites est indispensable pour remédier aux violations de droits de l’homme tels que ceux qui sont protégés par l’article 7 du Pacte. Il rappelle en outre que toute plainte déposée pour mauvais traitements contraires à l’article 7 doit faire l’objet, dans les meilleurs délais, d’une enquête impartiale de la part des autorités de l’État partie pour garantir l’utilité du recours.

7.5En l’espèce, le Comité note que, le 4 janvier 2011, l’auteur a porté plainte auprès du Procureur général, affirmant avoir été victime de torture, ses blessures ont été examinées par un médecin le jour même et il a été hospitalisé au Centre de recherche scientifique en traumatologie et en orthopédie, à Bichkek. Il constate que les autorités ont pris une première mesure le 6 janvier 2011, lorsqu’elles ont ordonné un examen médico-légal des blessures de l’auteur. La première enquête a été close le 14 février 2011. Le Comité relève toutefois que le fait que l’auteur ait dû contester à plusieurs reprises des décisions de classement sans suite prématurées et dénuées de fondement, à la suite de quoi les tribunaux ont plusieurs fois annulé ces décisions, a fort probablement nuit à la rapidité et à l’efficacité de l’enquête (voir par. 2.7, 2.8 et 2.11). Bien que l’auteur ait sollicité le Procureur général et les tribunaux à de multiples reprises pour demander que l’on prenne des mesures concrètes pour enquêter efficacement et de façon approfondie sur les faits en cause, un grand nombre de ses demandes sont restées sans suite, en particulier sa demande tendant à ce que l’on interroge certains témoins et à ce qu’une confrontation soit organisée avec les agents du Comité d’État à la sécurité nationale ayant participé à ses interrogatoires, qu’il a désignés nommément.

7.6Le Comité note que, selon la décision de classement sans suite du 14 février 2011, les blessures de l’auteur lui ont été causées par les policiers qui l’ont arrêté, ceux-ci ayant dû recourir à la force pour le maîtriser, puisqu’il tentait de résister à son arrestation (voir par. 2.6). Il est indiqué dans cette décision que l’usage de la force par les policiers était nécessaire ; aucune précision n’est donnée, toutefois, sur la manière dont l’auteur a résisté à son arrestation ni sur la nature exacte des moyens de contrainte utilisés. Par la suite, les enquêteurs se sont écartés de cette conclusion, affirmant que l’auteur n’avait pas résisté à son arrestation et qu’il n’avait pas été fait usage de la force à son égard, tant au moment de l’arrestation que pendant la détention (voir par. 2.9). Aucune des huit enquêtes successives ne s’est attachée à déterminer l’origine exacte des blessures de l’auteur, attestées par des rapports médicaux. Compte tenu de ce qui précède, le Comité conclut que l’État partie n’a pas mené dans les meilleurs délais une enquête impartiale et efficace sur les circonstances des actes de torture infligés à l’auteur et n’a donc pas assuré à celui-ci un recours utile, en violation de l’article 7 lu conjointement avec l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte.

7.7Le Comité note que, selon l’auteur, sa détention du 27 au 29 décembre 2010, qui n’a pas été enregistrée, était arbitraire et illégale, et a constitué une violation de l’article 9 (par. 1 et 2) du Pacte. Il note que l’État partie nie que l’auteur ait été détenu à ces dates et affirme que selon le registre du Comité d’État à la sécurité nationale, il n’a été maintenu en détention que de 9 h 20 à 9 h 50 le29 décembre 2010. L’État partie ne produit toutefois aucun document permettant d’étayer ses arguments, et l’une au moins des enquêtes menées par les autorités de l’État partie a effectivement permis d’établir qu’au contraire, l’auteur avait été placé en détention le 27 décembre 2010, ainsi qu’il l’affirme (voir par. 2.9). Le Comité décide par conséquent qu’il convient d’accorder un poids important aux allégations détaillées de l’auteur, qui affirme qu’il n’y a aucune trace officielle de son arrestation et de sa détention du 27 au 29 décembre 2010, et qu’il n’a jamais été informé des motifs de son arrestation. Il note que, selon le paragraphe 23 de son observation générale no 35 (2014), les États parties sont tenus de se conformer aux règles de la législation nationale qui prévoient des garanties importantes pour les détenus, comme l’établissement d’un procès-verbal d’arrestation. Au vu des éléments versés au dossier, leComité conclut que l’auteur a été victime d’une violation des droits qui lui sont reconnus par l’article 9 (par. 1 et 2) du Pacte, au motif que son arrestation et sa détention n’ont pas été enregistrées et que l’État partie ne l’a pas informé des motifs de son arrestation.

8.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des droits que l’auteur tient de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3 a)), et de l’article 9 (par. 1 et 2) du Pacte.

9.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, de prendre les mesures voulues pour : a) faire procéder dans les meilleurs délais à un enquête efficace, approfondie, indépendante, impartiale et transparente sur les actes de torture dont l’auteur a été victime, poursuivre les responsables et, si les soupçons sont confirmés, les punir ; b) tenir l’auteur régulièrement informé de l’état d’avancement de l’enquête ; c) accorder à l’auteur une indemnisation suffisante pour les souffrances qu’il a subies et la violation de ses droits et le faire bénéficier, si besoin, de mesures de réadaptation adéquates. L’État partie est également tenu de prendre toutes les mesures voulues pour éviter, à l’avenir, que des violations analogues soient commises.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.