Nations Unies

CCPR/C/130/D/2664/2015

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

23 avril 2021

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2664/2015 * , **

Communication présentée par :

Aliya Ismagulova et Rozlana Taukina (représentées par un conseil, Gulmira Birzhanova)

Victime(s) présumée(s) :

Les auteures

État partie :

Kazakhstan

Date de la communication :

25 mai 2015 (date de la lettre initiale)

Références :

Décisions prises en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquées à l’État partie le 2 novembre 2015 et le 16 mars 2016 (non publiées sous forme de documents)

Date des constatations :

22 octobre 2020

Objet :

Multiples sanctions infligées au propriétaire d’un organe de presse écrite pour des motifs prétendument politiques

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes ; défaut de fondement ; statut de victime

Question(s) de fond :

Droit à un procès équitable ; droit à la liberté d’expression

Article(s) du Pacte :

14 (par. 3 b), d) et e)) et 19

Article(s) du Protocole facultatif :

2, 3 et 5

1.1Les auteures de la communication sont Aliya Ismagulova (première auteure), de nationalité kazakhe, née en 1991, et sa tante, Rozlana Taukina (deuxième auteure), de nationalité kazakhe, née en 1955. La première auteure affirme que l’État partie a violé les droits qu’elle tient des articles 14 (par. 3 b), d) et e)) et 19 du Pacte. La deuxième auteure affirme être victime d’une violation par l’État partie de l’article 19 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 30 septembre 2009. Les auteures sont représentées par un conseil.

1.2Le 16 mars 2016, en application de l’article 93 (par. 1) de son règlement intérieur, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a décidé d’examiner la recevabilité de la communication en même temps que le fond.

Rappel des faits présentés par les auteures

2.1La deuxième auteure est une journaliste renommée qui publie depuis plusieurs années des articles critiques à l’égard des autorités du Kazakhstan. Son travail de journaliste et ses prises de position en faveur de la liberté d’expression et de la liberté de la presse lui ont valu de se voir infliger régulièrement des amendes administratives. En 2009 et 2011, elle a demandé auprès du Ministère de la culture et de l’information l’enregistrement d’une publication, la Pravdivaya Gazeta (« Le journal de la vérité »). Les deux fois, sa demande d’enregistrement a été rejetée pour des raisons de forme, notamment au motif qu’il existait apparemment déjà une entité du même nom. Elle a voulu faire enregistrer d’autres publications, mais leur enregistrement a été refusé pour des raisons de procédures. Le 27 mars 2013, elle a fait enregistrer la Pravdivaya Gazeta au nom de la première auteure. D’un commun accord, la première auteure a donné à la deuxième auteure plein contrôle et toute autorité sur l’administration du journal. La deuxième auteure exerçait de facto les fonctions de rédactrice en chef. Le premier numéro du journal a paru le 23 avril 2013.

2.2Le 24 avril 2013, le Département de la police intérieure de l’akimat (mairie) d’Almaty a intenté des poursuites administratives contre la première auteure au titre de l’article 350 (par. 1)du Code des infractions administratives au motif qu’aucune information sur la fréquence de parution de la Pravdivaya Gazeta ne figurait dans l’en-tête du journal. Le même jour, le tribunal administratif interdistrict spécialisé d’Almaty a déclaré la première auteure coupable au titre de l’article 350 (par. 1) du Code des infractions administratives, l’a condamnée à une peine d’amende d’un montant équivalant à 20 fois l’indice de calcul mensuel, soit 34 620 tenge et a ordonné la saisie de tous les exemplaires du premier numéro du journal.

2.3Le 6 août 2013, le Département de la police intérieure d’Almaty a intenté des poursuites administratives contre la première auteure au titre de l’article 350 (par. 2) du Code des infractions administratives au motif que deux numéros de la Pravdivaya Gazeta indiquaient un tirage de 8 000 exemplaires alors que seuls 7 000 exemplaires avaient en fait été imprimés. D’après le procès-verbal établi par le Département de la police intérieure, la procédure avait été ouverte en réponse à une lettre du « citoyen B. », qui avait demandé des éclaircissements au sujet des nombres mentionnés. Le 7 août 2013, le tribunal interdistrict spécialisé d’Almaty a déclaré la première auteure coupable au titre de l’article 350 (par. 2) du Code des infractions administratives et ordonné la suspension pour trois mois des activités de la Pravdivaya Gazeta. La deuxième auteure a expliqué au juge que le nombre d’exemplaires imprimés correspondait au nombre qui avait été demandé par les diffuseurs, que l’écart de 1 000 exemplaires n’avait causé aucun préjudice aux lecteurs ou à l’État, et que le journal ne contenait pas de publicité et ne poursuivait pas d’intérêt commercial. La deuxième auteure a fait observer que B. ne pouvait pas connaître le nombre exact d’exemplaires imprimés. Les auteures ont demandé au tribunal de convoquer B. en qualité de témoin mais cette demande a été rejetée. B. ne pouvait pas être identifié car ses coordonnées ne figuraient pas dans sa plainte.

2.4Le 14 août 2013, la première auteure a fait appel de cette décision. Elle a affirmé que le tribunal avait interprété trop largement l’article 350 du Code des infractions administratives, qui, selon elle, ne s’appliquait pas aux médias imprimés. Elle a soutenu que l’inspection du journal effectuée par l’akimat d’Almaty avait été illégale parce qu’elle avait fait suite à une plainte anonyme. Le 22 août 2013, la chambre judiciaire d’appel du tribunal municipal d’Almaty a confirmé la décision rendue par le tribunal de première instance. Au lieu d’examiner les violations alléguées par la première auteure, le tribunal a déclaré que les constatations de la juridiction de première instance correspondaient aux circonstances réelles de l’espèce et étaient fondées sur des éléments de preuve qui avaient été examinés à une audience. La première auteure affirme que l’audience d’appel s’est déroulée en son absence parce que la citation à comparaître avait été envoyée à une adresse inconnue. En février 2014, elle a adressé au Bureau du Procureur d’Almaty une requête au titre de la procédure de contrôle. Elle a fait valoir que l’inspection du journal avait été effectuée en violation de la législation nationale et que l’akimat, en décidant d’infliger d’emblée la peine maximale (suspension du journal) et non un avertissement, avait bafoué le principe voulant que toute sanction soit précédée d’un avertissement. Elle a également dénoncé une violation de son droit à la liberté d’expression au titre de l’article 19 du Pacte. Le 26 mai 2014, le Bureau du Procureur d’Almaty a rejeté sa requête. Le 28 mai 2014, la première auteure a saisi le Bureau du Procureur général, dénonçant une violation de ses droits à un procès équitable et à la liberté d’expression au titre des articles 14 et 19 du Pacte et faisant valoir que la suspension de la Pravdivaya Gazeta était une forme de pression politique exercée sur un média indépendant. Par une lettre du 14 juillet 2014, le Bureau du Procureur général a rejeté son recours. Cette lettre mentionnait la possibilité de restreindre la liberté d’expression en vertu de l’article 19 (par. 3) du Pacte mais n’expliquait ni la nécessité ni la proportionnalité des restrictions.

2.5Le 20 novembre 2013, le Département de la police intérieure d’Almaty a engagé deux procédures administratives contre la première auteure. Dans la première, celle-ci était accusée, au titre de l’article 342.1 du Code des infractions administratives, d’avoir publié le numéro 17 de la Pravdivaya Gazeta daté du 22 novembre, le 20 novembre, c’est-à-dire deux jours avant la fin de la période de suspension de trois mois du journal ordonnée dans le cadre de l’action judiciaire antérieure. La seconde procédure a été engagée au titre de l’article 350.1 du Code des infractions administratives au motif que l’adresse et le numéro d’enregistrement du journal n’étaient pas indiqués clairement dans l’en-tête du numéro 17, comme l’exige l’article 15 (par. 1) de la loi sur les médias.

2.6Le 5 décembre 2013, le tribunal administratif interdistrict spécialisé d’Almaty a adopté deux décisions. Par sa première décision, il a déclaré la première auteure coupable au titre de l’article 342 (par. 1) du Code des infractions administratives pour diffusion d’un produit de presse écrite dont la parution était suspendue. Il lui a infligé une amende de 50 fois l’indice de calcul mensuel, soit 86 550 tenge, et a ordonné la saisie du numéro 17 de la Pravdivaya Gazeta. Le jugement se référait à une lettre de l’imprimeur indiquant que le journal avait été imprimé dans la nuit du 19 au 20 novembre 2013, et à des notes explicatives d’un « lecteur ordinaire, B. » et d’un vendeur de journaux, I., déclarant tous deux que le numéro 17 de la Pravdivaya Gazeta était en vente le 20 novembre. Les auteures soutiennent que le vendeur de journaux en question n’existe pas. Dans sa seconde décision, le tribunal a déclaré la première auteure coupable d’infraction au titre de l’article 350 (par. 2) du Code des infractions administratives (Parution d’un périodique dont l’en-tête contient des mentions légales peu claires ou délibérément inexactes) et a ordonné la suspension du journal pour trois mois. Ces deux décisions ont été adoptées en l’absence de la première auteure, la citation à comparaître ayant une nouvelle fois été envoyée à une adresse incorrecte.

2.7Le 19 décembre 2013, la première auteure a fait appel devant le tribunal municipal d’Almaty des deux décisions du 5 décembre 2013. Elle dénonçait une violation de son droit à un procès équitable garanti à l’article 587 (par. 4) du Code des infractions administratives au motif qu’elle n’avait pas été dûment informée de la tenue des audiences et qu’au moment de l’appel, elle n’avait toujours pas reçu les décisions de première instance qu’elle contestait. Elle a produit des éléments prouvant que le numéro 17 de la Pravdivaya Gazeta avait été mis en vente le 22 novembre 2013 seulement, que le manque de clarté de l’en-tête dans les exemplaires imprimés le 20 novembre 2013 était dû à un défaut technique de la plaque d’impression et que l’imprimeur y avait remédié en réimprimant le numéro 17 dans la nuit du 21 novembre 2013. Le 28 décembre 2013, la chambre judiciaire d’appel en matière civile et administrative du tribunal municipal d’Almaty a confirmé les deux décisions du 5 décembre 2013 sans examiner les griefs de la première auteure. L’audience s’est déroulée en présence des deux auteures, de leurs avocats et de nombreux observateurs. E., le diffuseur, a témoigné que le journal avait été mis en vente le 22 novembre. L’imprimeur n’avait pas de signatures attestant du reçu du tirage le 20 novembre. Le 13 mars 2014, la première auteure a adressé des requêtes au Bureau du Procureur d’Almaty lui demandant de contester les décisions des juridictions de première et seconde instances et dénonçant l’exercice de pressions politiques et d’une censure sur le journal, en violation des articles 14 et 19 du Pacte. Le 5 avril 2014, ses requêtes ont été rejetées. Le 11 mai 2014, elle a adressé des requêtes au Bureau du Procureur général de la République du Kazakhstan, dénonçant des violations des articles 14 et 19 du Pacte. Le 14 juillet 2014, le Bureau du Procureur général a rejeté les deux requêtes, se référant de façon générale aux restrictions qu’autorise l’article 19 (par. 3) du Pacte et indiquant que le fait que les audiences de première instance se soient déroulées par défaut ne justifiait pas la demande d’une procédure de contrôle étant donné que la première auteure et son conseil étaient présents aux audiences d’appel.

2.8Le 10 janvier 2014, le Procureur du district Bostandyksky d’Almaty a engagé des poursuites contre la Pravdivaya Gazeta, demandant la fermeture du journal au motif qu’il n’avait pas été mis fin aux infractions ayant conduit à sa suspension. Le 12 février 2014, la première auteure a adressé une demande au Ministère de la culture et de l’information pour qu’il se porte partie à la procédure en qualité de tiers. Le 21 février 2014, elle a déposé deux requêtes devant le tribunal pour qu’il demande au Conseil constitutionnel de se prononcer sur la constitutionalité et l’interprétation de l’article 13 (par. 4) de la loi sur les médias et pour qu’il ordonne la réalisation d’une analyse philologique de ces dispositions. Le 21 février 2014, la première auteure a déposé une demande reconventionnelle, invoquant le défaut de fondement de l’action du Procureur. Le 24 février 2014, le tribunal du district Bostandyksky a ordonné la cessation de la parution de la Pravdivaya Gazeta au titre de l’article 13 (par. 4) de la loi sur les médias, aux motifs que l’en-tête du journal avait à de multiples reprises contenu des erreurs et que le journal avait été imprimé et diffusé pendant la période de sa suspension. Le 26 février 2014, le tribunal du district Bostandyksky a rejeté la demande reconventionnelle de la première auteure, considérant qu’il avait déjà été statué sur l’action du Procureur.

2.9Le 7 mars 2014, la première auteure a fait appel de cette décision, faisant valoir, entre autres points, que l’audience de première instance s’était déroulée en l’absence de ses représentants, que le Ministère de la culture et de l’information n’avait pas été dûment informé de la tenue de l’audience et que le tribunal avait refusé illicitement d’examiner sa demande reconventionnelle et n’avait pas examiné ses requêtes en récusation du juge. Le 10 avril 2014, la première auteure a saisi le tribunal de deux requêtes, afin qu’il ordonne une expertise philologique des dispositions pertinentes de la loi sur les médias et demande un examen de leur constitutionnalité par le Conseil constitutionnel. Le 11 avril 2014, elle a présenté une requête complémentaire aux fins de la récusation du juge, motivée par des doutes quant à son impartialité.Le 18 avril 2014, la chambre judiciaire d’appel en matière civile et administrative du tribunal municipal d’Almaty a confirmé la décision rendue le 24 février 2014 par le tribunal du district Bostandyksky. Le 18 juin 2014, sa décision a été confirmée par la chambre judiciaire de cassation du tribunal municipal d’Almaty. Le 21 août 2014, la Cour suprême a refusé d’engager une procédure de contrôle. Le 3 septembre 2014, la première auteure a adressé une requête au Procureur général pour qu’il saisisse la Cour suprême d’une demande de contrôle des décisions susmentionnées. Sa requête a été rejetée le 24 septembre 2014. Les auteures produisent plusieurs déclarations émanant d’organisations non gouvernementales, de représentants de la société civile et du Représentant de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe pour la liberté des médias, qui dénoncent la suspension et la cessation d’activités de la Pravdivaya Gazeta.

Teneur de la plainte

3.1Les auteures affirment que l’État partie a violé leur droit à la liberté d’expression, en particulier leur droit de répandre des informations et des idées sous une forme imprimée, prévu à l’article 19 du Pacte. Elles font observer que les poursuites judiciaires visaient la première auteure mais que c’est la deuxième auteure qui était la rédactrice en chef, l’administratrice et la propriétaire de facto du journal. C’est aussi elle qui a acquitté tous les frais de justice et toutes les amendes. C’est donc surtout à elle qu’ont été imposées les restrictions ayant visé le journal.

3.2Les auteures affirment que l’imposition des amendes administratives, la saisie du tirage, la suspension de la publication du journal et la cessation de ses activités sur décision de justice ont constitué une restriction importante de leur droit à la liberté d’expression, restriction incompatible avec l’article 19 (par. 3) du Pacte. Renvoyant à l’observation générale no 34 (2011) du Comité, elles font observer que cette restriction n’était pas fixée par la loi puisque, aux fins de l’article 19 (par. 3), pour être considérée comme une « loi » une norme doit être libellée avec suffisamment de précision pour permettre à un individu d’adapter son comportement en fonction de la règle et elle doit être accessible pour le public. Les lois doivent énoncer des règles suffisamment précises pour permettre aux personnes chargées de leur application d’établir quelles formes d’expression sont légitimement restreintes (par. 25). Les auteures affirment que l’article 13 (par. 4) de la loi sur les médias, sur lequel était fondé l’ordre de cessation de la publication de la Pravdivaya Gazeta, ne remplit pas ces conditions parce que sa formulation est vague et excessivement large, qu’il permet une interprétation subjective et qu’il peut être invoqué dans le but de suspendre un organe de presse écrite « pour des erreurs d’impression mineures ». Les auteures ajoutent que les autorités nationales n’ont invoqué aucun des buts légitimes prévus à l’article 19 (par. 3) pour justifier la restriction imposée à leur liberté d’expression. Le seul but de cette restriction, qui était politiquement motivée, était d’empêcher la diffusion de la Pravdivaya Gazeta à cause du caractère critique de ses articles. Selon les auteures, même si le Comité devait estimer que les restrictions poursuivaient un but légitime, celles-ci devraient être considérées comme disproportionnées. Les auteures précisent que les poursuites visant le journal ont commencé dès le lendemain de la publication du premier numéro. Elles affirment que les infractions à la législation dont le journal a été accusé auraient pu être corrigées par des mesures moins restrictives, par exemple par une demande de rectification ou un simple avertissement. L’imposition de lourdes amendes et la suspension du journal n’étaient ni nécessaires ni proportionnées à un but quelconque.

3.3Les auteures affirment que bien que la Constitution de l’État partie garantisse le droit à la liberté d’expression et n’autorise des restrictions à ce droit « que dans la mesure nécessaire à la protection du système constitutionnel, à la défense de l’ordre public, des droits et des libertés de l’homme, de la santé et de la moralité publiques » (art. 20 et 39), la liberté d’expression au Kazakhstan est systématiquement bafouée. Face aux mesures d’intimidation et aux pressions, les journalistes pratiquent l’autocensure et l’activité des médias indépendants et d’opposition est rendue pratiquement impossible. Les auteures renvoient au rapport établi par le Rapporteur spécial sur l’indépendance des juges et des avocats à l’issue de sa visite au Kazakhstan en 2004, selon lequel « la liberté d’expression serait étroitement contrôlée par les pouvoirs publics » et « plusieurs actions judiciaires contre des membres de l’opposition politique, des journalistes ou d’autres militants […] feraient apparaître des abus commis par le pouvoir judiciaire pour contrôler l’opposition politique ou les opinions dissidentes, menaçant l’état de droit ». Les auteures renvoient aux rapports de plusieurs organisations qui montrent comment les activités des médias indépendants sont régulièrement restreintes au moyen de procédures judiciaires.

3.4La première auteure dénonce une violation de son droit à un procès équitable au titre de l’article 14 (par. 3 b), d) et e)) du Pacte. Elle affirme que les deux procédures judiciaires du 5 décembre 2013 étaient manifestement inéquitables. Ni elle ni son représentant légal n’ont été informés du moment et du lieu des audiences, les citations à comparaître ayant été envoyées à une adresse incorrecte. Aucune convocation n’a été envoyée à l’adresse de son domicile, à l’adresse où elle était enregistrée en tant qu’entrepreneur privé, à l’adresse de son avocat ou à l’adresse de la Pravdivaya Gazeta. L’adresse incorrecte avait été communiquée au secrétaire du tribunal par le Département de la police intérieure d’Almaty. Selon la première auteure, le greffe connaissait sa véritable adresse puisque le tribunal s’en servait pour d’autres affaires en cours.

3.5Rappelant la jurisprudence du Comité, à savoir qu’il ne lui appartient pas d’apprécier les faits et les éléments de preuve dans un cas d’espèce, sauf s’il peut être établi que l’appréciation des juridictions nationales a été manifestement arbitraire ou a représenté un déni de justice, la première auteure indique que les violations de fond susmentionnées, le fait que les audiences se soient déroulées en son absence parce qu’elle n’avait pas été dûment informée de leur tenue, et le refus des juridictions internes d’enquêter en bonne et due forme sur les circonstances de l’espèce et d’examiner les éléments de preuve, qui a conduit à leur appréciation abusive, ont représenté un déni de justice.

3.6La première auteure soutient que bien que l’article 14 (par. 3) du Pacte se réfère à la détermination du bien-fondé d’une « accusation en matière pénale », les garanties procédurales qu’il prévoit s’appliquent en l’espèce. Elle renvoie à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qui dit que les indications fournies par le droit interne pour classer les infractions selon qu’elles ressortissent au droit administratif ou au droit pénal « n’ont qu’une valeur relative ». Pour déterminer le caractère pénal ou administratif d’une infraction, il y a lieu plutôt de prendre en considération la nature et le degré de sévérité de la sanction. La première auteure s’est vu infliger une amende administrative de 50 fois l’indice de calcul mensuel, soit le double du montant de l’amende minimale prévue par le Code pénal. L’intégralité du tirage du numéro 17 de la Pravdivaya Gazeta a été saisie et le journal a été frappé d’une interdiction de parution de trois mois, ce qui, selon les auteurs, l’a « complètement paralysé ». La sanction l’a empêché de dégager des recettes de ventes pour alimenter son budget, notamment pour la rémunération des employés. Compte tenu de ce qui précède, l’auteure fait valoir que la sanction avait une valeur punitive d’une sévérité comparable à celle d’une sanction pénale, et, sachant que cette décision a ensuite servi de fondement pour interdire le journal, elle équivaut à une sanction pénale. L’auteure appelle l’attention sur le fait que, par le passé, le Comité a constaté une violation de l’article 14 (par. 3 b), d) et e)) du Pacte dans une affaire où l’auteur n’avait pas été dûment informé des procédures judiciaires et, de ce fait, s’était vu infliger une amende administrative par décision de justice.

3.7Les auteures demandent que le Comité constate les violations du Pacte qu’elles dénoncent, qu’il oblige l’État partie à leur offrir des réparations effectives, notamment le remboursement des amendes acquittées et des frais de justice encourus, un réexamen de la décision ordonnant la cessation d’activité de la Pravdivaya Gazeta et l’annulation de son enregistrement, et à prendre des mesures pour empêcher que des violations analogues se reproduisent, en modifiant la loi sur les médias et le Code des infractions administratives conformément au droit international des droits de l’homme.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.Le 28 décembre 2015, l’État partie a contesté la recevabilité de la communication. Il indique que, conformément à sa législation, il est possible de faire réexaminer des décisions administratives en demandant au Procureur général ou à ses substituts de saisir la Cour suprême d’une requête au titre de la procédure de contrôle. Il affirme que les décisions judiciaires mentionnées dans la communication n’ont pas été contestées devant la Cour suprême. Le Bureau du Procureur général a requis des éléments au sujet de ces procédures et l’analyse juridique qu’il en fera sera transmise dans les observations de l’État partie sur le fond. Les recours internes disponibles n’ayant pas été épuisés, l’État partie considère que la communication est irrecevable au regard de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif.

Commentaires des auteures sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

5.1Dans leurs commentaires du 28 décembre 2015, les auteures déclarent qu’elles ont épuisé tous les recours internes disponibles. Les décisions adoptées en première instance le 7 août 2013 et le 5 décembre 2013 ont été contestées en appel. Selon la loi en vigueur au moment des faits, la cour d’appel était la juridiction de dernière instance en matière administrative. Bien que la procédure de contrôle ne constitue pas un recours utile, les auteures ont adressé des requêtes au Bureau du Procureur d’Almaty et au Bureau du Procureur général de la République du Kazakhstan, mais ces requêtes ont été rejetées. Les auteures ont également contesté devant toutes les instances supérieures la décision du 24 février 2014 du tribunal du district Bostandyksky d’Almaty en matière civile.

5.2Les auteures affirment que l’État partie n’a pas garanti leur droit à la liberté d’expression, en particulier le droit de répandre des informations et des idées sous une forme imprimée, ni leur droit à un procès équitable, en particulier le droit de disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense, d’être présent à son procès, d’interroger ou de faire interroger les témoins à charge et d’obtenir la comparution et l’interrogatoire des témoins à décharge. Les auteures réitèrent leurs demandes concernant les réparations qu’elles considèrent nécessaires dans leur cas.

Observations complémentaires de l’État partie sur la recevabilité et observations sur le fond

6.1Dans ses observations du 19 juillet 2016, l’État partie fait remarquer que la première auteure, en application des articles 385 et 388 du Code de procédure civile, aurait pu demander au Procureur général de contester les décisions judiciaires définitives devant la Cour suprême. Le délai à cet effet est prolongé si la demande est adressée au procureur dans le délai légal mais ne donne pas rapidement lieu à une décision. Les auteures pouvaient également, en application des articles 404 à 409 du Code de procédure civile, demander au tribunal du district Bostandyksky d’Almaty de revoir sa décision du 24 février 2014 en raison de circonstances nouvelles. Selon l’État partie, les auteures n’ont pas suffisamment expliqué en quoi le dépôt d’une requête auprès du Procureur général n’aurait pas constitué un recours utile dans leur cas. Se référant à la décision adoptée par le Comité dans l’affaire T . K . v . France(communication no 220/1987), l’État partie affirme que le fait qu’un auteur ait des doutes quant à l’utilité des recours internes ne le dispense pas de l’obligation de les épuiser. S’agissant des décisions judiciaires concluant à la responsabilité administrative de la première auteure, l’État partie indique que, conformément à l’article 849 (par. 1) du Code des infractions administratives, le Procureur général, ses substituts et les procureurs régionaux peuvent contester des décisions judiciaires définitives visées à l’article 847 dudit Code. Par conséquent, les auteures n’ont pas épuisé les recours internes utiles dont elles disposaient. L’État partie cite en exemple une requête du Procureur général à l’issue de laquelle la Cour suprême avait annulé en 2014 les décisions des juridictions inférieures et reconnu que l’akimat d’Almaty avait privé illicitement deux personnes de leur droit de faire une grève de la faim dans leur appartement.

6.2Sur le fond, l’État partie indique que l’article 20 de la Constitution garantit la liberté d’expression et la liberté de recevoir et de répandre des informations, et interdit la censure. Le respect de ces droits constitutionnels est assuré par des dispositions juridiques sanctionnant administrativement et pénalement le fait de faire obstacle aux activités professionnelles licites des journalistes et autres professionnels des médias. L’État partie fait observer que, conformément à l’article 12 de la Constitution, la jouissance des droits et des libertés de l’homme ne doit pas entraîner de violation des droits et libertés d’autrui ni d’atteinte à l’ordre constitutionnel ou à la moralité publique. L’article 39 de la Constitution dispose que les droits et les libertés de l’homme ne peuvent faire l’objet que des restrictions qui sont prévues par la loi et qui sont nécessaires à la protection de l’ordre constitutionnel, de l’ordre public, des droits et des libertés de l’homme, de la santé et de la moralité publiques. Ces dispositions sont compatibles avec les restrictions autorisées par l’article 19 du Pacte. Conformément à l’article 15 (par. 1) de la loi sur les médias, chaque numéro d’une publication périodique doit contenir des informations sur la fréquence de sa publication et de sa diffusion. L’article 25 (par. 2) de la loi dispose que le propriétaire, le diffuseur et le rédacteur en chef sont tenus pour responsables de toute infraction à la loi. Son article 13 (par. 4) prévoit que le fait de ne pas remédier rapidement aux raisons ayant conduit à la suspension d’une publication de presse est un motif justifiant que la cessation d’activité soit ordonnée. Le Code des infractions administratives prévoit des sanctions pour les médias qui contreviennent à la réglementation régissant les informations devant figurer dans l’en-tête du journal.

6.3L’État partie fait observer qu’en violation de l’article 15 (par. 1 à 5) de la loi sur les médias, le numéro 1 de la Pravdivaya Gazeta du 23 avril 2013 ne contenait pas, dans son en‑tête, l’indication concernant la fréquence de parution du journal, ce dont sa propriétaire et rédactrice en chef a été reconnue coupable par un jugement rendu le 24 avril 2013 par le tribunal administratif interdistrict spécialisé d’Almaty. Entre le 11 juin et le 30 juillet 2013, six numéros du journal (les numéros 6 à 12) ont paru avec un tirage de 6 000 à 7 000 exemplaires alors que les informations contenues dans l’en-tête indiquaient 8 000 exemplaires. D’après les explications fournies par la première auteure, le tirage avait été réduit faute de moyens financiers mais les informations figurant dans l’en-tête n’avaient pas été modifiées afin de ne pas nuire à l’image du journal. Pour cette seconde infraction aux dispositions de la loi sur les médias régissant les informations devant figurer dans l’en-tête du journal, la première auteure a été reconnue coupable le 7 août 2013 au titre de l’article 350 (par. 2) du Code des infractions administratives, et la publication du journal a été suspendue jusqu’au 22 novembre 2013. L’État partie réfute le grief des auteures selon lequel aucune raison valable ne justifiait l’inspection du journal. Il fait observer que, conformément à l’article 16 (par. 1) de la loi sur les médias, les propriétaires d’une publication périodique doivent remettre aux autorités compétentes des exemplaires gratuits du journal le jour de sa parution. Les infractions commises ont été constatées par les autorités dans le cadre d’un contrôle de routine. En violation de l’article 623 (par. 5) du Code des infractions administratives définissant le mode de détermination de la durée de la suspension, le numéro 17 de la Pravdivaya Gazeta a été diffusé le 20 novembre 2013, c’est-à-dire deux jours avant l’expiration de la période de suspension. De plus, le numéro d’enregistrement du journal n’était pas clairement indiqué (les indications du numéro et de la date comportaient des erreurs typographiques), en violation de l’article 15 (par. 1 à 4) de la loi sur les médias. Conformément à l’article 25 (par. 2) de cette loi, les directeurs des organes publics et autres organismes, les propriétaires, les diffuseurs et les rédacteurs en chef sont responsables en cas d’infraction à la législation relative aux médias ; le tribunal n’a donc pas retenu le grief de l’auteure faisant valoir que l’erreur technique d’impression devait être mise sur le compte de l’imprimeur. Par conséquent, le 5 décembre 2013, le tribunal administratif interdistrict spécialisé a déclaré la première auteure coupable au titre des articles 342 (par. 1) et 350 (par. 2) du Code des infractions administratives, lui a infligé une amende de 50 fois l’indice de calcul mensuel et a ordonné la saisie du numéro concerné du journal et la suspension de celui-ci pour trois mois. L’État partie souligne que la première auteure et son conseil étaient présents à l’audience d’appel le 28 décembre 2013. La parution du journal ayant été suspendue à deux reprises (le 22 août 2013 et le 28 décembre 2013) et au regard de l’article 13 (par. 4 et 5) de la loi sur les médias qui dispose que le fait de ne pas remédier aux raisons ayant conduit à la suspension d’une publication de presse peut entraîner une ordonnance portant cessation d’activité, le tribunal du district Bostandyksy d’Almaty, par sa décision du 24 février 2014, a mis fin à la publication du journal. L’État partie conclut que la première auteure a été reconnue coupable d’une infraction administrative pour avoir violé la procédure − au demeurant « pas compliquée » − applicable aux publications de la presse écrite, et non pas à cause de la teneur des informations publiées dans le journal. Il considère par conséquent comme sans fondement l’allégation des auteures selon laquelle il n’aurait pas respecté leur droit à la liberté d’expression.

6.4L’État partie demande au Comité de déclarer la communication irrecevable et sans fondement au regard des articles 2, 3 et 5 du Protocole facultatif.

Commentaires des auteures sur les observations complémentaires de l’État partie concernant la recevabilité et ses observations concernant le fond

7.1Le 27 décembre 2017, les auteures ont affirmé que les amendes administratives, la saisie du tirage, la suspension et la fermeture du journal avaient constitué une restriction importante de leur droit à la liberté d’expression, incompatible avec les restrictions autorisées à l’article 19 du Pacte et à l’article 39 de la Constitution. Les auteures soulignent que la Constitution interdit toute limitation des droits et libertés des citoyens pour des motifs politiques.

7.2Les auteures affirment que même si les sanctions imposées étaient prévues par la loi, la restriction de leur droit à la liberté d’expression était disproportionnée au regard des infractions qui leur étaient imputées. Ces sanctions étaient imprévisibles parce que les dispositions législatives applicables manquaient de clarté et pouvaient être interprétées par les autorités de poursuite et de justice de telle façon que même des infractions mineures ponctuelles à la réglementation régissant les informations devant figurer dans l’en-tête du journal, auxquelles il avait été immédiatement remédié, ont entraîné la suspension et la fermeture du journal. Les auteures soutiennent que le principe de la proportionnalité concerne non seulement la manière dont la législation prévoit les restrictions autorisées mais aussi la manière dont les autorités administratives et judiciaires appliquent la législation. À aucun stade des procédures administratives et judiciaires les autorités n’ont invoqué d’autre fondement à la restriction de leurs droits que les prescriptions procédurales concernant l’en‑tête du journal. Les auteures concluent que les seules raisons qui ont provoqué la « persécution » de la Pravdivaya Gazeta, l’imposition d’amendes à sa propriétaire et rédactrice en chef, la saisie de deux numéros du journal, la suspension de sa parution pour six mois et sa fermeture étaient le fait que dans l’en-tête, la fréquence de parution n’avait pas été précisée et le tirage avait été surestimé de 1 000 à 2 000 exemplaires, et le fait que, à cause d’une erreur technique de l’imprimeur rectifiée avant la diffusion du journal, ces indications avaient manqué de clarté. Ni les autorités exécutives ni les tribunaux n’ont envisagé d’adopter des mesures moins restrictives, comme par exemple adresser un avertissement ainsi que le prévoit la législation nationale. Au contraire, les mesures prises avaient pour but d’empêcher la diffusion du journal et d’aboutir à sa fermeture. Sachant que la Pravdivaya Gazeta publiait des articles critiques à l’égard des autorités, ces mesures avaient clairement des motivations politiques.

7.3Quant à l’argument de l’État partie disant que le dépôt d’une requête devant le Bureau du Procureur général constitue un recours interne utile, les auteures font observer que, selon la législation en vigueur au moment des faits, la cour d’appel était la plus haute instance judiciaire en matière administrative. Les auteures ont déposé des requêtes auprès du Bureau du Procureur d’Almaty et du Bureau du Procureur général, mais ces requêtes ont été rejetées au motif qu’une requête en révision relève du pouvoir discrétionnaire du procureur et ne peut donc pas être considéré comme un recours utile. De plus, les auteures font observer que le Bureau du Procureur était lui-même partie requérante dans la procédure ayant conduit à la fermeture du journal et donc que, compte tenu de son évidente partialité, il était inutile de faire appel devant lui. Les auteures soutiennent ensuite que le recours en révision pour circonstances nouvelles au titre des articles 404 à 409 du Code de procédure civile n’est pas non plus un recours utile parce qu’il n’y a pas dans leur cas de circonstances nouvelles au sens de l’article 404 du Code ; elles ne peuvent donc pas se prévaloir d’un tel recours. Les auteures contestent par conséquent l’argument de l’État partie disant que la communication est irrecevable au regard des articles 2, 3 et 5 du Protocole facultatif.

7.4Les auteures demandent de nouveau au Comité de constater une violation par l’État partie de son obligation de garantir leur droit à la liberté d’expression s’agissant du droit de répandre des informations et des idées sous une forme imprimée, et de son obligation de garantir leur droit à un procès équitable, tout spécialement le droit de disposer de suffisamment de temps pour préparer sa défense, le droit d’être présent à son procès et le droit d’interroger ou de faire interroger les témoins à charge et d’obtenir la comparution et l’interrogatoire des témoins à décharge. Les auteures renouvellent leurs demandes concernant les réparations nécessaires en l’espèce.

Nouvelles observations de l’État partie

8.1Dans ses observations du 7 mars 2017, l’État partie affirme que la communication ne contient pas d’arguments exhaustifs montrant en quoi les sanctions légales infligées à la première auteure ont porté directement atteinte aux droits de la deuxième auteure.

8.2L’État partie réitère sa position au sujet de la communication puisque les derniers commentaires des auteures ne contiennent pas d’arguments véritablement nouveaux. Il rappelle que la première auteure a enfreint les dispositions de la loi sur les médias en ne respectant pas l’obligation qui lui était faite de donner des informations exactes sur la diffusion et la fréquence de publication du journal. C’est pourquoi, conformément à la loi, le journal a été suspendu pour trois mois sur décision de justice. Or, au mépris de cette décision, la première auteure a fait paraître un nouveau numéro, enfreignant qui plus est une nouvelle fois la réglementation régissant les informations devant figurer dans l’en-tête du journal. Selon la loi sur les médias, le fait de ne pas remédier aux raisons ayant conduit à la suspension d’une publication peut entraîner la cessation de ses activités, ce qui explique que la Pravdivaya Gazeta a été fermée sur décision de justice. L’État partie fait observer que les auteures ne produisent aucun élément à l’appui de leurs griefs selon lesquels la fermeture du journal avait des motivations politiques et leur liberté d’expression avait fait l’objet d’une restriction substantielle. Le journal a été fermé parce que la réglementation légale, qui s’applique à tous les médias sans exception, a été violée.

8.3L’État partie considère que le grief des auteures dénonçant la lourdeur excessive des sanctions n’est pas fondé puisque la première fois que la première auteure a enfreint la réglementation régissant les informations devant figurer dans l’en-tête, elle a fait l’objet d’une amende. Après les deuxième et troisième infractions, le journal a été suspendu pour trois mois. L’amende administrative et la suspension du journal ordonnées par le tribunal étaient des sanctions à caractère d’avertissement, mais la première auteure les a ignorées. De ce fait, le tribunal, dans le strict respect des dispositions du Code des infractions administratives, a décidé de fermer le journal.

Commentaires des auteures sur les nouvelles observations de l’État partie

9.Dans leurs commentaires du 22 mai 2017, les auteures répondent à l’allégation de l’État partie selon laquelle le journal a été publié avant la fin de la période de suspension de trois mois et répètent que l’imprimeur a reconnu son erreur dans la production des exemplaires comportant des en-têtes peu claires. L’akimat d’Almaty a uniquement pu se procurer la version défectueuse du numéro directement auprès de l’imprimeur. Comme les auteures l’ont indiqué dans leur requête au Procureur d’Almaty, la rédactrice en chef n’avait reçu le tirage que le 22 novembre et celui-ci n’avait pas été diffusé avant la fin de la période de suspension. À ce moment-là, toutes les erreurs constatées dans l’en-tête avaient été corrigées. À l’audience d’appel, les représentants du journal ont produit la preuve qu’aucun exemplaire du journal n’avait été diffusé avant le 22 novembre et que le manque de clarté dans l’en-tête était dû à un défaut de production dont l’imprimeur était responsable et qu’il avait rapidement corrigé. La dernière version, imprimée le 21 novembre, comportait un en‑tête clair et exact. La cour d’appel a ignoré les arguments de la rédactrice en chef et confirmé la décision du tribunal de première instance. Par conséquent, les auteures considèrent que la restriction de leur droit à la liberté d’expression n’était ni nécessaire ni proportionnée.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

10.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

10.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

10.3Le Comité prend note du grief de la deuxième auteure selon lequel les procédures administratives et judiciaires intentées contre la Pravdivaya Gazeta avaient pour objet de restreindre sa liberté d’expression parce qu’elle était de facto l’administratrice, la rédactrice en chef et la propriétaire du journal. Le Comité note que la deuxième auteure affirme être une journaliste et une militante des droits de l’homme renommée ayant fait plusieurs fois l’objet de sanctions administratives à cause de ses activités. Il prend note également de l’affirmation des auteures selon laquelle la Pravdivaya Gazeta a été enregistrée au nom de la première auteure parce que son enregistrement et celui d’autres publications au nom de la deuxième auteure avaient été refusés. Le Comité prend note de l’affirmation des auteures, étayée par des éléments figurant au dossier, selon laquelle la deuxième auteure a pris une part active aux procédures administratives et judiciaires engagées contre la première auteure et la Pravdivaya Gazeta . Il observe que l’État partie ne réfute aucune de ces affirmations, se bornant à affirmer, d’une façon générale, que la communication ne contient pas d’arguments exhaustifs montrant en quoi les sanctions légales imposées à la première auteure ont porté directement atteinte aux droits de la deuxième auteure. Compte tenu de tout ce qui précède, le Comité considère que la deuxième auteure a suffisamment démontré que ses propres droits individuels au titre de l’article 19 du Pacte ont été affectés par les mesures prises par l’État partie. Le Comité considère donc que l’article premier du Protocole facultatif n’est pas un obstacle à la recevabilité de la communication puisque les deux auteures ont justifié leur statut de victimes.

10.4Le Comité prend note de l’affirmation de l’État partie selon laquelle les recours internes n’ont pas été épuisés puisqu’il reste possible de saisir la Cour suprême par l’intermédiaire du Bureau du procureur au titre de la procédure de contrôle et de faire réexaminer les décisions de justice pour circonstances nouvelles. Le Comité rappelle sa jurisprudence et souligne que le dépôt d’une requête auprès d’un procureur en vue d’obtenir le réexamen, subordonné au pouvoir discrétionnaire d’un procureur, de décisions judiciaires devenues exécutoires, constitue un recours extraordinaire et que l’État partie doit montrer qu’il y a une chance raisonnable qu’une telle requête constituera un recours utile dans les circonstances de l’espèce. Le Comité note que la première auteure a déposé, devant le Bureau du Procureur d’Almaty et devant le Bureau du Procureur général, des requêtes aux fins du réexamen de toutes les décisions judiciaires concernant sa responsabilité administrative, et que toutes ces requêtes ont été rejetées. Le Comité note ensuite que la première auteure a également soumis une requête au Bureau du Procureur général à l’effet de faire réexaminer les décisions rendues en matière civile qui avaient conduit à la fermeture du journal, mais que cette requête a elle aussi été rejetée. Le Comité considère que l’État partie n’a pas montré que le dépôt auprès des autorités de poursuites d’autres requêtes au titre de la procédure de contrôle aurait constitué un recours utile dans le cas de la première auteure. Il souscrit à la position des auteures selon laquelle le réexamen de décisions judiciaires définitives pour circonstances nouvelles, prévu aux articles 404 à 409 du Code de procédure civile, ne peut être considéré comme un recours interne utile à épuiser en l’espèce dès lors qu’aucune circonstance nouvelle n’est survenue depuis que ces décisions ont acquis un caractère définitif. Par conséquent, le Comité considère que les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la présente communication.

10.5S’agissant des griefs que la première auteure tire de l’article 14 (par. 3) du Pacte, le Comité rappelle que la notion d’« accusation en matière pénale » aux fins de cette disposition a une signification autonome, indépendante des classifications utilisées par le système judiciaire des États parties. Le Comité renvoie au paragraphe 15 de son observation générale no 32 (2007), dans laquelle il dit que le droit à l’égalité devant les tribunaux et les cours de justice et le droit à un procès équitable s’étend à des mesures de nature pénale s’agissant de sanctions qui, indépendamment de leur qualification en droit interne, doivent être considérées comme pénales en raison de leur finalité, de leur caractère ou de leur sévérité. Il prend note des arguments des auteures selon lesquels les sanctions imposées à la première auteure visaient à réprimer, par des peines, des infractions qui lui avaient été imputées et à exercer un effet dissuasif sur autrui − objectifs analogues à la finalité générale du droit pénal. Le Comité prend note également de la sévérité des sanctions imposées à la première auteure, sous la forme notamment d’une amende d’un montant largement supérieur au minimum prévu par le droit pénal national. Le Comité estime que certains des griefs que les auteures tirent de l’article 14 (par. 3) du Pacte soulèvent des questions au regard de l’article 14 (par. 1).

10.6Le Comité prend note des griefs de la première auteure, soulevés au titre de l’article 14 (par. 3 b)) du Pacte, selon lesquels l’État partie a violé son droit de disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et de communiquer avec le conseil de son choix et son droit d’interroger ou de faire interroger les témoins à charge et d’obtenir la comparution et l’interrogatoire des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge. Il considère toutefois que la première auteure n’a pas suffisamment étayé ces griefs aux fins de la recevabilité et qu’aucun d’eux ne semble avoir été soulevé devant les tribunaux nationaux. Ces griefs sont par conséquent irrecevables au regard des articles 2 et 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif.

10.7Le Comité considère néanmoins que les auteures ont suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, leur grief de violation de l’article 14 (par. 1) du Pacte tenant au fait que la première auteure n’aurait pas été convoquée aux audiences dans le cadre du procès concernant les infractions administratives qui lui étaient reprochées, ainsi que leur grief de violation des articles 14 (par. 1) et 19 du Pacte. Par conséquent, il déclare cette partie de la communication recevable et passe à son examen au fond.

Examen au fond

11.1Le Comité prend note du grief des auteures selon lequel les amendes administratives infligées à la première auteure, la saisie du tirage de la Pravdivaya Gazeta, la suspension de sa diffusion et sa fermeture sur décision judiciaire ont constitué une restriction de leur droit de répandre des informations et des idées sous une forme imprimée, incompatible avec l’article 19 (par. 3) du Pacte. Le Comité prend note des arguments des auteures selon lesquels cette restriction ne pouvait pas être considérée comme prévue par la loi aux fins du Pacte à cause de la formulation vague et excessivement large de la loi sur les médias, qu’elle ne poursuivait aucun des buts légitimes prévus à l’article 19 (par. 3) du Pacte et qu’elle était disproportionnée aux infractions reprochées à la première auteure. Le Comité prend note des affirmations de l’État partie selon lesquelles les sanctions ont été imposées conformément au droit interne et n’étaient pas excessivement sévères et que les dispositions de la Constitution relatives aux restrictions autorisées en matière de droits de l’homme sont compatibles avec celles de l’article 19 (par. 3) du Pacte. Le Comité doit donc déterminer si les sanctions imposées à la première auteure et à la Pravdivaya Gazeta, qui ont constitué une restriction du droit des auteures à la liberté d’expression, sont justifiables au regard de l’article 19 (par. 3) du Pacte.

11.2Le Comité renvoie à son observation générale no 34 (2011), dans laquelle il est établi que la liberté d’opinion et la liberté d’expression sont des conditions indispensables au développement complet de l’individu. Elles sont essentielles pour toute société et constituent le fondement de toute société libre et démocratique. Aux termes de l’article 19 (par. 3) du Pacte, l’exercice de la liberté d’expression peut être soumis à certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires : a) au respect des droits ou de la réputation d’autrui ; b) à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. Toutes les restrictions imposées à l’exercice de la liberté d’expression doivent être « prévues par la loi » ; elles ne peuvent être imposées que pour l’un des motifs énoncés aux alinéas a) et b) du paragraphe 3 de l’article 19 ; et elles doivent répondre aux stricts critères de la nécessité et de la proportionnalité. Le principe de la proportionnalité doit être respecté non seulement dans la loi qui institue les restrictions, mais également par les autorités administratives et judiciaires chargées de l’application de la loi. Quand un État partie invoque un motif légitime pour justifier une restriction à la liberté d’expression, il doit démontrer de manière spécifique et individualisée la nature précise de la menace qui pèse sur l’un quelconque des éléments énoncés à l’article 19 (par. 3), et qui l’a conduit à restreindre la liberté d’expression, ainsi que la nécessité et la proportionnalité de la mesure particulière prise, en particulier en établissant un lien direct et immédiat entre l’expression et la menace.

11.3Le Comité rappelle que l’existence d’une presse et d’autres moyens d’information libres, sans censure et sans entraves est essentielle dans toute société pour garantir la liberté d’opinion et d’expression et l’exercice d’autres droits consacrés par le Pacte et constitue l’une des pierres angulaires d’une société démocratique. La communication libre des informations et des idées concernant des questions publiques et politiques entre les citoyens, les candidats et les représentants élus est essentielle. Cela exige une presse et d’autres organes d’information libres, en mesure de commenter toute question publique sans censure ni restriction, et capables d’informer l’opinion publique. Le public a aussi le droit correspondant de recevoir des médias le produit de leur activité. Les États parties devraient faire en sorte que les cadres législatif et administratif en place pour la régulation des médias soient compatibles avec les dispositions de l’article 19 (par. 3) du Pacte. Refuser d’autoriser la publication de journaux et autres médias imprimés dans d’autres cas que les circonstances spécifiques d’application du paragraphe 3 est incompatible avec l’article 19. Ces circonstances ne peuvent jamais entraîner l’interdiction d’une publication particulière à moins qu’un contenu spécifique, qui ne peut pas en être retranché, puisse être légitimement interdit en application de l’article 19 (par. 3). Pénaliser un organe d’information, un éditeur ou un journaliste exclusivement au motif qu’il est critique à l’égard du gouvernement ou du système politique et social épousé par le gouvernement ne peut jamais être considéré comme une restriction nécessaire à la liberté d’expression.

11.4Le Comité relève que l’État partie, tout en affirmant d’une manière générale que les restrictions à la liberté d’expression autorisées par sa Constitution sont compatibles avec la formulation de l’article 19 (par. 3) du Pacte et que les sanctions imposées à la première auteure étaient prévues par la législation nationale, n’a avancé aucun argument pour montrer que les prescriptions constituant des restrictions de fait au droit à la liberté d’expression, qui sont applicables au cas des auteures, étaient compatibles avec les critères de nécessité et de proportionnalité énoncés à l’article 19 (par. 3) du Pacte. L’État partie n’a pas non plus expliqué comment ces critères avaient été pris en compte par les autorités administratives et judiciaires en l’espèce. Par conséquent, le Comité constate que l’État partie n’a pas montré que les sanctions multiples et sévères imposées à la première auteure et à la Pravdivaya Gazeta, qui ont culminé avec la fermeture du journal et la suppression de sa licence, étaient nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi, comme l’exige l’article 19 (par. 3) du Pacte, en particulier compte tenu du caractère technique et parfois trivial des infractions pour lesquelles la première auteure a en définitive été sanctionnée. Le Comité conclut que les droits qui sont garantis aux auteures à l’article 19 du Pacte ont été violés.

11.5Le Comité prend note du grief par lequel la première auteure dénonce une violation de son droit d’être présente à son procès, énoncé à l’article 14 du Pacte, parce que les convocations à l’audience du 22 août 2013 de la chambre judiciaire d’appel du tribunal municipal d’Almaty et aux audiences du 5 décembre 2013 du tribunal administratif interdistrict spécialisé d’Almaty ont été envoyées à une adresse incorrecte. Le Comité prend note du grief de la première auteure selon lequel aucune convocation n’a été envoyée à l’adresse de son domicile, à l’adresse où elle était enregistrée en tant qu’entrepreneur privé, ou à l’adresse de la Pravdivaya Gazeta ou de son conseil. Il prend aussi note du grief de la première auteure selon lequel le greffe du tribunal devait connaître sa véritable adresse puisque le tribunal l’utilisait dans le cadre d’autres procédures en cours. Il observe que l’État partie ne réfute pas ces griefs, se bornant à faire remarquer que la première auteure et son conseil étaient présents aux audiences d’appel le 28 décembre 2013. Le Comité considère qu’en l’absence d’explications de la part de l’État partie, il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteure. Le Comité rappelle que même si les garanties d’une procédure régulière prévues à l’article 14 ne sauraient être interprétées comme interdisant systématiquement les procès par défaut, indépendamment des raisons de l’absence de l’accusé, de tels procès sont compatibles avec l’article 14 (par. 3 d)) uniquement si les mesures nécessaires ont été prises pour demander dans le délai voulu à l’accusé de comparaître et pour l’informer à l’avance de la date et du lieu de son procès et lui demander d’y être présent. Le Comité considère que les garanties prévues à l’article 14 (par. 1) du Pacte s’appliquent à tout procès, que celui-ci puisse ou non être considéré comme étant de nature pénale. Il estime qu’en l’espèce, l’État partie n’a pas montré que les mesures nécessaires avaient été prises pour informer la première auteure de son droit d’être présente au procès. Dans ces circonstances, le Comité considère que les faits tels qu’ils ont été présentés font apparaître une violation des droits que la première auteure tient de l’article 14 (par. 1) du Pacte.

12.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État de l’article 14 (par. 1) du Pacte à l’égard de la première auteure, et de l’article 19 à l’égard des deux auteures.

13.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer aux auteures un recours utile. Il a notamment l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres : a) d’accorder aux auteures une indemnisation suffisante, notamment le remboursement des frais de justice encourus et des amendes administratives acquittées ; b) de faire réexaminer la décision ordonnant la cessation d’activité du journal et l’annulation de son enregistrement. L’État partie est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas.

14.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.