Nations Unies

CCPR/C/130/D/2757/2016

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

9 juin 2021

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2757/2016* , ** , ***

Communication présentée par :

Nikolai Alekseev

Victime(s) présumée(s) :

L’auteur

État partie :

Fédération de Russie

Date de la communication :

10 février 2016 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 15 février 2016 (non publiée sous forme de document)

Date de s constatations :

5 novembre 2020

Objet :

Droit de réunion pacifique ; non-discrimination

Question(s) de procédure :

Abus du droit de présenter des communications ; défaut de fondement

Question(s) de fond :

Restrictions injustifiées au droit de réunion pacifique ; discrimination à l’égard des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres

Article(s) du Pacte :

21 et 26

Article(s) du Protocole facultatif :

2 et 5

1.L’auteur de la communication est Nikolai Alekseev, de nationalité russe, né en 1977. Il affirme être victime d’une violation par la Fédération de Russie des droits qu’il tient des articles 21 et 26 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 1er janvier 1992. L’auteur n’est pas représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur se présente comme un militant pour les droits des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres et le président du Projet pour les droits de l’homme des personnes LGBT russes. Depuis mai 2006, il a essayé avec d’autres d’organiser à Moscou des manifestations pacifiques (marches de la Gay Pride) qui ont toutes été interdites par les autorités municipales.

2.2Le 26 septembre 2014, l’auteur et d’autres militants ont notifié au maire de Moscou leur intention d’organiser une marche de la Gay Pride pour promouvoir la tolérance et les droits et libertés des homosexuels en Fédération de Russie à l’occasion de la Journée internationale du Coming Out. Dans leur notification, l’auteur indiquait aux autorités l’heure, la date et le lieu de la manifestation et donnait des garanties quant au respect de l’ordre public et des règles de moralité publique. L’auteur a également informé les autorités que les organisateurs de la manifestation étaient prêts à modifier l’itinéraire de la marche. Le 1er octobre 2014, le Département de la sécurité régionale et de la lutte contre la corruption de Moscou a informé les organisateurs qu’il n’autoriserait pas la manifestation au motif que son but était contraire à la législation interdisant la promotion des relations sexuelles non traditionnelles auprès des mineurs, qu’elle porterait atteinte à la moralité des mineurs qui en seraient les témoins, qu’elle heurterait les sentiments religieux et moraux d’autres personnes et qu’elle susciterait une réaction négative de la société. Il était aussi indiqué que la manifestation perturberait la circulation.

2.3Les organisateurs ont donc annulé la marche prévue et, le 10 octobre 2014, ont introduit un recours devant le tribunal de district de Sverdlov à Kostroma, faisant valoir que les lois et règlements ne permettaient pas d’interdire une marche dès lors que son but et son déroulement étaient conformes à la législation. Ils ajoutaient que les autorités pouvaient prendre les dispositions nécessaires pour que la manifestation se déroule pacifiquement et pour protéger les manifestants. Un autre itinéraire pouvait être envisagé. Le même jour, le tribunal a rejeté ce recours, jugeant qu’il n’y avait pas eu infraction à la législation.

2.4Le 25 octobre 2014, l’auteur a saisi le tribunal régional de Kostroma. Le 8 décembre 2014, le tribunal régional a confirmé la décision de première instance. Le recours en annulation introduit par l’auteur auprès du présidium du tribunal régional de Kostroma n’a pas non plus abouti et a été rejeté le 2 février 2015.

2.5L’auteur a alors saisi la Cour suprême de la Fédération de Russie, qui l’a débouté le 17 avril 2015.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que l’État partie, en le privant, lui et d’autres militants, de la possibilité de tenir une marche, a violé les droits qu’il tenait des articles 21 et 26 du Pacte. Il affirme aussi être victime d’une discrimination fondée sur son orientation sexuelle.

3.2L’auteur affirme que l’État partie a commis une violation du droit de réunion pacifique protégé par l’article 21 du Pacte en ce qu’il a appliqué une interdiction d’ordre général à la marche envisagée. Le refus des autorités n’a pas été prononcé conformément à la loi. Plus précisément, la législation nationale n’interdit pas les réunions dont le but et la forme sont légaux et pacifiques. En outre, la restriction imposée n’était pas nécessaire dans une société démocratique et ne poursuivait aucun des buts légitimes énoncés à l’article 21 du Pacte. Le fait que les autorités aient refusé de proposer un autre lieu pour la tenue de la manifestation et affirmé que son déroulement dans un lieu public porterait préjudice à des mineurs et heurterait les sentiments moraux et religieux d’autres personnes montre que leur véritable but était d’empêcher les membres de la communauté gay et lesbienne de la Fédération de Russie de se montrer au grand jour et d’appeler l’attention du public sur leurs préoccupations.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Le 16 juin 2016, l’État partie a fait part de ses observations sur la recevabilité de la communication et demandé que celle-ci soit déclarée irrecevable au regard de l’article 3 du Protocole facultatif en tant qu’abus du droit de présenter des communications.

4.2Selon l’État partie, le fait de présenter une communication au nom des victimes de violations des droits de l’homme que celles dénoncées dans des communications antérieures devrait être considéré comme un abus du droit de présenter des communications. À cet égard, l’État partie fait observer que deux autres plaintes de l’auteur concernant le rejet par les autorités de ses demandes d’autorisation d’organiser des marches de la Gay Pride dans différentes villes de la Fédération de Russie au cours de la période 2009-2015 sont actuellement pendantes par la Cour européenne des droits de l’homme. Celle-ci a en outre déjà statué sur trois requêtes similaires de l’auteur le 21 octobre 2010.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

5.1Le 12 juillet 2016, l’auteur a fait part de ses commentaires sur les observations de l’État partie. Il soutient que sa communication ne peut pas être déclarée irrecevable en tant qu’abus du droit de présenter des communications puisqu’elle concerne le cas particulier du refus d’autoriser la tenue d’une marche de la Gay Pride le 11 octobre 2014 à Moscou. L’auteur indique qu’il a fait appel de ce refus particulier devant les juridictions nationales. Il ajoute que sa plainte portant sur le refus d’autoriser la marche du 11 octobre 2014 n’a pas été examinée devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

5.2L’auteur souligne que la Cour européenne des droits de l’homme a statué sur plusieurs requêtes similaires mais qui portaient sur des faits différents intervenus à des dates différentes.

5.3L’auteur déclare que la position de l’État partie présuppose qu’il ne devrait pas avoir le droit, en tant que militant pour les droits des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres, de présenter des communications sur des violations passées ou futures de ses droits si les violations alléguées sont de nature similaire.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

6.1Le 18 octobre 2016, l’État partie a fait part de ses observations sur la recevabilité et sur le fond de la communication et demandé au Comité de déclarer celle-ci irrecevable au regard de l’article 3 du Protocole facultatif.

6.2L’État partie note que la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie, ayant refusé d’examiner la requête de l’auteur lui demandant de clarifier sa décision no 24-Pdu23 septembre 2014, a déclaré que l’article 6.21 (1) du Code des infractions administratives, relatif à la diffusion, auprès de mineurs, de propagande sur les relations sexuelles non traditionnelles, n’autorisait pas une interprétation large de l’interdiction prévue par cet article. La Cour a également souligné que dans chaque cas particulier il fallait, pour apprécier si la manifestation prévue était conforme à la loi, examiner et évaluer toutes les circonstances.

6.3L’État partie rappelle les faits de l’espèce et dit que la décision de refuser d’autoriser la marche de la Gay Pride a été prise par la municipalité de Moscou eu égard aux risques de violations de la loi relative à la protection des enfants contre les informations préjudiciables à leur santé et leur développement et de la loi relative aux garanties fondamentales des droits de l’enfant, dont les dispositions visent à empêcher la diffusion d’informations susceptibles d’amener des mineurs, qui sont incapables d’évaluer ces informations de façon critique et indépendante, à considérer à tort que les relations maritales non traditionnelles sont socialement équivalentes aux relations maritales traditionnelles. Dans sa décision, la municipalité de Moscou a noté que la manifestation devait se dérouler dans des lieux fréquentés par des familles avec enfants et des groupes de touristes comprenant des enfants. Ceux-ci risquaient donc d’assister malgré eux à la marche de la Gay Pride, ce qui pouvait être préjudiciable à leur moralité. Cette position a été évaluée et examinée par les juridictions nationales compétentes, qui l’ont jugée parfaitement fondée.

6.4L’État partie réitère de nouveau sa position quant à l’irrecevabilité de la communication étant donné que les buts de la marche de la Gay Pride prévue étaient les mêmes que ceux indiqués dans les requêtes introduites par l’auteur devant la Cour européenne des droits de l’homme. Le motif de ces requêtes était lui aussi similaire, à savoir l’interdiction d’une manifestation en faveur des droits et libertés des minorités sexuelles. La communication de l’auteur constitue donc un abus du droit de présenter des communications.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

7.1Le 21 décembre 2016, l’auteur a fait part de ses commentaires sur les observations de l’État partie. Il indique que la Cour européenne des droits de l’homme, dans son arrêt du 21 octobre 2010 dans l’affaire Alekseïev c. Russie, a considéré que le refus d’autoriser les marches de la Gay Pride prévues en 2006, 2007 et 2008 constituait une violation des articles 11 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (la Convention européenne des droits de l’homme). Selon l’auteur, les droits des minorités sexuelles sont systématiquement violés en Fédération de Russie.

7.2L’auteur affirme qu’en l’espèce il n’abuse pas de son droit de présenter des communications puisque sa plainte porte exclusivement sur les faits concernant la marche prévue pour le 11 octobre 2014.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

8.2Le Comité doit s’assurer, conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’est pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement. À cet égard, le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel trois requêtes de l’auteur ont été examinées par la Cour européenne des droits de l’homme, qui a rendu son arrêt le 21 octobre 2010. Ces requêtes portaient sur le refus de l’État partie d’autoriser l’auteur à organiser des marches en faveur des droits des minorités sexuelles. Deux autres requêtes de l’auteur sont pendantes devant la Cour européenne des droits de l’homme. L’État partie fait valoir que les requêtes en question et la présente communication sont de nature similaire puisqu’elles ont été soumises par la même personne, concernent les droits du même groupe (les personnes appartenant à des minorités sexuelles) et visent des décisions des mêmes autorités. Le Comité prend note, d’autre part, de l’explication de l’auteur selon laquelle les requêtes introduites devant la Cour européenne des droits de l’homme concernaient des situations factuelles différentes, à savoir le refus d’autoriser des marches ou des piquets de la Gay Pride entre 2006 et 2015, alors que la présente communication porte sur le refus d’autoriser l’organisation à Moscou, le 11 octobre 2014, d’une marche de la Gay Pride en faveur des droits des minorités sexuelles.

8.3Le Comité rappelle qu’au sens de l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, la formule « la même question » doit s’entendre comme renvoyant aux mêmes auteurs, aux mêmes faits et aux mêmes droits substantiels. Il ressort des informations figurant au dossier que si les requêtes introduites par l’auteur devant la Cour européenne des droits de l’homme concernent la même personne et portent sur les mêmes droits substantiels que la présente communication, elles ne portent toutefois pas sur les mêmes faits, à savoir la manifestation particulière prévue à une date particulière visée dans celle‑ci. En conséquence, le Comité considère que les dispositions de l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la présente communication.

8.4Le Comité note que l’auteur affirme qu’il a épuisé tous les recours internes disponibles. Il note également que l’État partie n’a pas contesté la communication sur ce point. En conséquence, il considère que les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la présente communication.

8.5Le Comité prend note des griefs de l’auteur selon lesquels les droits qu’il tient des articles 21 et 26 du Pacte ont été violés puisqu’il a été privé de la possibilité de tenir une marche de la Gay Pride et a été victime d’une discrimination fondée sur son orientation sexuelle. Le Comité considère que ces griefs sont suffisamment étayés aux fins de la recevabilité. Il les déclare donc recevables et passe à leur examen au fond.

Examen au fond

9.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

9.2Le Comité a pris note des griefs de l’auteur dénonçant une violation des droits qu’il tient des articles 21 et 26 du Pacte. Le Comité rappelle que le droit de réunion pacifique protège la capacité de chacun d’exercer son autonomie tout en étant solidaire d’autrui. Associé à d’autres droits connexes, il forme le socle même des systèmes de gouvernance participative fondés sur la démocratie, les droits de l’homme, l’état de droit et le pluralisme. De plus, les États doivent veiller à ce que leurs lois et l’interprétation et l’application qui en sont faites n’entraînent pas de discrimination dans la jouissance du droit de réunion pacifique, fondée par exemple sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre.

9.3Le Comité rappelle que l’article 21 protège les réunions pacifiques, qu’elles se déroulent à l’extérieur, à l’intérieur ou en ligne, dans l’espace public ou dans des lieux privés. Une restriction du droit de réunion pacifique n’est licite que si elle est : a) conforme à la loi ; et b) nécessaire dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l’ordre public ou pour protéger la santé ou la moralité publiques, ou les droits et les libertés d’autrui. Les États parties sont tenus de justifier la limitation du droit protégé à l’article 21 du Pacte et de montrer qu’elle ne constitue pas un obstacle disproportionné à l’exercice de ce droit. Les autorités doivent être en mesure de démontrer que toute restriction répond à l’exigence de légalité et qu’elle est à la fois nécessaire et proportionnée à au moins un des motifs de restriction autorisés énumérés à l’article 21. Les restrictions ne doivent pas être discriminatoires ni porter atteinte à l’essence du droit visé ; elles ne doivent pas non plus avoir pour but de décourager la participation aux réunions ni avoir un effet dissuasif. Si cette obligation n’est pas respectée, il y a violation de l’article 21.

9.4Le Comité fait observer que les États parties ont en outre l’obligation positive de faciliter les réunions pacifiques et de permettre aux participants de réaliser leurs objectifs. Les États doivent promouvoir un environnement propice à l’exercice du droit de réunion pacifique sans discrimination et doivent mettre en place un cadre juridique et institutionnel se prêtant à l’exercice effectif de ce droit. Des mesures spécifiques peuvent parfois devoir être prises par les autorités. Celles-ci peuvent par exemple être contraintes de bloquer des rues, de rediriger la circulation ou de veiller à la sécurité. Si nécessaire, les États doivent aussi protéger les participants contre certains abus que pourraient commettre des acteurs non étatiques, tels que des interventions ou des actes de violence d’autres membres du public, de contre-manifestants ou de prestataires privés de services de sécurité.

9.5En l’espèce, le Comité constate que l’État partie et l’auteur s’accordent à considérer que le refus d’autoriser la tenue d’une marche de la Gay Pride à Moscou le 11 octobre 2014 a constitué une atteinte au droit de réunion de l’auteur mais ne sont pas du même avis quant à la licéité de cette restriction.

9.6Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel sa décision de refuser d’autoriser la marche en cause − dont l’objectif déclaré était la promotion des droits et libertés des minorités sexuelles − était nécessaire et proportionnée et constituait la seule mesure susceptible d’être prise dans une société démocratique pour réaliser l’objectif social susmentionné, à savoir protéger les mineurs contre des informations préjudiciables à leur développement moral et spirituel et à leur santé. Le Comité prend note également de l’argument de l’État partie selon lequel la marche risquait aussi de heurter les sentiments religieux et moraux d’autres personnes, de susciter une réaction négative de la société, d’amener des personnes ne partageant pas la position de l’auteur à commettre des actes illégaux et de perturber la circulation. Le Comité relève en outre que l’auteur avait fait part de sa volonté d’exercer son droit de réunion pacifique dans le but annoncé tout en garantissant le respect de l’ordre public et des règles de la moralité publique, et qu’il avait informé les autorités qu’il était prêt à modifier l’itinéraire de la marche.

9.7Le Comité fait observer que des restrictions à la tenue de réunions pacifiques ne devraient être imposées qu’à titre exceptionnel pour protéger la « moralité publique ». Si toutefois ce motif est invoqué, il ne doit pas l’être dans le but de défendre une conception de la morale procédant exclusivement d’une tradition sociale, philosophique ou religieuse unique, et toute restriction de cette nature doit être interprétée à la lumière de l’universalité des droits de l’homme, du pluralisme et du principe de non-discrimination. Le Comité rappelle que des restrictions fondées sur ce motif ne peuvent pas être imposées, par exemple, pour empêcher l’expression de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre.

9.8Les restrictions imposées à une réunion pour protéger les droits et libertés d’autrui peuvent concerner la protection de droits garantis par le Pacte ou d’autres droits de personnes ne participant pas à la réunion. Dans un tel cas, le Comité partage la position de la Cour européenne des droits de l’homme en ce qu’il considère que rien ne permet de penser que la « simple mention de l’homosexualité », l’expression publique du statut d’homosexuel ou encore l’appel au respect des droits des homosexuels puisse porter atteinte aux droits et libertés des mineurs.

9.9Le Comité rappelle également que les participants peuvent choisir librement l’objectif d’une réunion pacifique pour promouvoir des idées et des aspirations dans la sphère publique et déterminer le degré de soutien ou d’opposition qu’elles suscitent. L’exigence que les restrictions imposées au droit de réunion pacifique soient en principe de contenu neutre et ne soient donc pas liées aux messages que véhiculent ces réunions est un élément central de la réalisation du droit. Si elle n’est pas respectée, c’est l’objectif même des réunions pacifiques, qui est d’être un outil de participation politique et sociale, qui est contrecarré. Le Comité considère par conséquent que, en l’espèce, les restrictions imposées par l’État partie au droit de réunion de l’auteur étaient directement liées à l’objectif et au thème de la réunion, à savoir l’affirmation de l’homosexualité et les droits des homosexuels.

9.10Le Comité note également que l’État partie justifie son refus d’autoriser la marche en question comme étant nécessaire dans l’intérêt de la sûreté publique. Le Comité fait observer que la liberté de réunion protège les manifestations défendant des idées qui peuvent être considérées comme dérangeantes ou choquantes par d’autres personnes et que, en pareil cas, les États parties sont tenus de protéger contre toute violence extérieure, y compris contre les attaques discriminatoires, ceux qui participent à de telles manifestations conformément à leurs droits. Il fait également observer qu’un risque imprécis et général de contre‑manifestation violente ou la simple possibilité que les autorités ne soient pas en mesure de prévenir ou de neutraliser cette violence ne constitue pas un motif suffisant pour interdire une manifestation.

9.11.Le Comité fait observer de plus que le simple fait que la circulation puisse être perturbée ne constituait pas en soi un motif pour interdire la réunion, d’autant plus que les organisateurs avaient indiqué qu’ils étaient prêts à modifier le lieu de la manifestation.

9.12En l’espèce, l’État partie n’a fourni au Comité aucune information à l’appui de son affirmation selon laquelle une « réaction négative » de membres du public à la marche de la Gay Pride prévue par l’auteur aurait gravement menacé la sécurité des organisateurs et que la police n’aurait pas été en mesure d’endiguer cette menace. Dans ces circonstances, l’État partie avait l’obligation de faciliter l’exercice par l’auteur des droits qu’il tenait du Pacte, et non de contribuer à y faire obstacle. Le Comité conclut par conséquent que l’État partie n’a pas démontré que la restriction imposée au droit de l’auteur était nécessaire, dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sûreté publique, et qu’il a donc violé l’article 21 du Pacte.

9.13Le Comité prend de plus note du grief de l’auteur selon lequel, en interdisant la marche, les autorités lui ont fait subir une discrimination fondée sur son orientation sexuelle, en violation de l’article 26 du Pacte. Il prend également note de l’argument de l’État partie, qui soutient que la marche a été interdite non pas pour des raisons relevant d’une manifestation d’intolérance à l’égard des personnes ayant une orientation sexuelle non traditionnelle, mais uniquement aux fins de la protection des droits des mineurs.

9.14Le Comité rappelle qu’au paragraphe 1 de son observation générale no 18 (1989), il souligne que l’article 26 dispose que toutes les personnes sont égales devant la loi et ont droit à une égale protection de la loi, et que la loi doit interdire toute discrimination et garantir à toutes les personnes une protection égale et efficace contre toute discrimination, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique et de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. Renvoyant à sa jurisprudence, le Comité rappelle que l’interdiction de toute discrimination énoncée à l’article 26 concerne également la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre.

9.15Le Comité considère que les autorités étaient opposées au contenu homosexuel de la marche et ont établi expressément une distinction fondée sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre, ce qui constitue une différenciation fondée sur des motifs proscrits par l’article 26.

9.16Le Comité rappelle aussi sa jurisprudence selon laquelle une différenciation fondée sur les motifs énoncés à l’article 26 du Pacte ne constitue pas nécessairement une discrimination, pour autant qu’elle repose sur des critères raisonnables et objectifs et qu’elle poursuit un but légitime au regard du Pacte. S’il reconnaît le rôle des autorités de l’État partie dans la protection du bien-être des mineurs, il fait observer que l’État partie n’a pas démontré en quoi la restriction imposée au droit de réunion pacifique reposait sur des critères raisonnables et objectifs. De plus, aucun élément tendant à prouver l’existence de facteurs justifiant cette appréciation n’a été avancé.

9.17Dans ces circonstances, l’État partie avait pour obligation de protéger l’exercice par l’auteur des droits que celui-ci tenait du Pacte et de ne pas contribuer à y faire obstacle. Le Comité ajoute qu’il a déjà indiqué par le passé que les lois de l’État partie qui interdisent la promotion auprès des mineurs de relations sexuelles non traditionnelles exacerbaient les stéréotypes négatifs à l’égard de certaines personnes en raison de leur orientation sexuelle et leur identité de genre et représentaient une restriction disproportionnée des droits que ces personnes tiennent du Pacte, et qu’il a appelé à leur abrogation. Le Comité considère par conséquent que l’État partie n’a pas établi que la restriction imposée au droit de réunion pacifique de l’auteur reposait sur des critères raisonnables et objectifs et poursuivait un but légitime au regard du Pacte. L’interdiction a donc constitué une violation des droits garantis à l’auteur à l’article 26 du Pacte.

10.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des droits que l’auteur tient des articles 21 et 26 du Pacte.

11.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés, y compris une indemnisation adéquate. Il est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas. À cet égard, le Comité réaffirme que l’État partie devrait, conformément aux obligations que lui impose l’article 2 (par. 2) du Pacte, revoir sa législation en vue de garantir la pleine jouissance sur son territoire des droits énoncés à l’article 21 du Pacte, notamment du droit d’organiser et de tenir des réunions pacifiques, ainsi qu’à l’article 26.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsque la réalité d’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent-quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans sa langue officielle.

Annexe

Opinion (dissidente) conjointe de Vasilka Sancin et Yuval Shany, membres du Comité

1.Si nous souscrivons à la quasi-totalité de l’analyse de la majorité des membres du Comité en ce qui concerne la recevabilité et le fond, nous ne sommes pas d’accord avec sa position en ce qui concerne la question de l’abus du droit de présenter des communications et nous nous dissocions donc de sa décision sur la recevabilité.

2.L’article 3 du Protocole facultatif oblige le Comité à déclarer irrecevable toute communication qu’il considère être un abus du droit de présenter des communications. Bien qu’à ce jour le Comité ait pour l’essentiel appliqué ce concept en cas de retard injustifié dans la présentation d’une communication, le libellé du Protocole facultatif l’autorise à envisager d’autres formes d’abus, notamment l’exercice du droit de présenter des communications d’une façon qui limite de manière illégitime ou injustifiée la capacité des États parties d’exercer leurs propres droits au titre du Protocole facultatif.

3.Dans la présente espèce, l’État partie a soulevé une objection, alléguant qu’une série d’affaires portant sur des refus similaires d’autoriser des marches de la Gay Pride dans différentes villes de la Fédération de Russie introduites par l’auteur entre 2009 et 2015, une période dont relèvent les dates pertinentes de la présente affaire, étaient déjà pendantes devant la Cour européenne des droits de l’homme. L’État partie fait valoir que ces requêtes allèguent les mêmes violations et que, de ce fait, la présente communication constitue un abus du droit de présenter des communications. L’auteur ne nie pas avoir introduit des requêtes similaires devant la Cour européenne des droits de l’homme mais il fait valoir que l’affaire dont le Comité est saisi est différente puisqu’elle a trait à une demande d’autorisation concernant une marche qui devait avoir lieu le 11 octobre 2014 à Moscou − une demande particulière qui n’était pas visée dans les requêtes introduites devant la Cour.

4.Au paragraphe 8.3 de ses constatations, le Comité déclare ce qui suit :

Il ressort des informations figurant au dossier que si les requêtes introduites par l’auteur devant la Cour européenne des droits de l’homme concernent les mêmes personnes et portent sur les mêmes droits substantiels que la présente communication, elles ne portent toutefois pas sur les mêmes faits, à savoir la manifestation particulière prévue à une date particulière visée dans celle-ci.

5.Nous convenons avec la majorité qu’en l’espèce les conditions énoncées à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif ne sont pas stricto sensu réunies, puisque la communication porte sur des faits qui se sont produits à des dates différentes des dates mentionnées dans les affaires pendantes devant la Cour européenne des droits de l’homme. La communication semble toutefois bien concerner essentiellement la même affaire, puisqu’elle a trait à des faits presque identiques et des questions juridiques identiques, et qu’elle oppose les mêmes parties. S’il ne peut être a priori exclu que les circonstances du refus d’autoriser la tenue d’une marche de la Gay Pride le 11 octobre 2014 présentaient des caractéristiques uniques permettant de distinguer ce refus d’une manière juridiquement significative des autres refus dont la Cour européenne des droits de l’homme est saisie, l’auteur n’a pas indiqué quelles étaient ces caractéristiques, mais a simplement évoqué, en réponse à l’objection de l’État partie, le « cas particulier » du refus d’autoriser la marche du 11 octobre 2014.

6.En termes pratiques, la décision de l’auteur de saisir simultanément la Cour européenne des droits de l’homme et le Comité de ce qui est essentiellement la même affaire aboutit à un résultat juridique qui va à l’encontre de l’objet et du but de l’article 5 (par. 2 a)), à savoir éviter qu’une même plainte de violation des droits de l’homme soit examinée par plus d’une instance internationale compétente. Un double examen de cette nature est préjudiciable au système international de protection des droits de l’homme car il risque d’aboutir à des décisions contradictoires et entraîne une utilisation inefficace de ressources judiciaires ou quasi judiciaires internationales rares pour régler une même affaire de droits de l’homme. Il a de plus pour effet de porter atteinte à l’intérêt juridiquement protégé des États parties au Protocole facultatif à ce qu’une plainte les visant ne fasse pas l’objet de multiples procédures devant des instances différentes.

7.L’auteur n’a pas donné d’explication digne de ce nom de ce qui semble être un choix stratégique de sa part et n’a pas indiqué pourquoi il avait engagé des procédures parallèles en présentant au Comité une communication qui soulève pour l’essentiel la même question que les requêtes dont il a saisi la Cour européenne des droits de l’homme. Il semble qu’il ait délibérément engagé des procédures multiples concernant des questions de fait et de droit essentiellement identiques et ait ce faisant porté atteinte sans raison ni justification valable au droit de l’État partie de ne pas être obligé, dans une même affaire, de se défendre simultanément devant plusieurs instances internationales. Cette démarche de l’auteur constitue à notre avis un abus du droit de présenter des communications qui aurait dû amener le Comité à déclarer la communication irrecevable au regard de l’article 3 du Protocole facultatif.