Nations Unies

CCPR/C/131/D/2835/2016

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

9 décembre 2021

Original : français

Comité des droits de l ’ homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2835/2016 * , ** , ***

Communication présentée par :

Eugénie Chakupewa et consorts (représentées par un conseil, de TRIAL International)

Victime(s) présumée(s) :

Les auteures

État partie :

République démocratique du Congo

Date de la communication :

26 juillet 2016 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 25 octobre 2016 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

25 mars 2021

Objet :

Torture et non-paiement de la compensation ordonnée par jugement

Question(s) de procédure :

Défaut de coopération de l’État partie

Question(s) de fond :

Droit à un recours utile ; peine ou traitement cruel, inhumain ou dégradant ; procès équitable ; discrimination fondée sur le sexe

Article(s) du Pacte :

2 (par. 1 et 3), 3, 7, 14 (par. 1) et 26

Article(s) du Protocole facultatif :

2, 3 et 5 (par. 2)

1.Les auteures de la communication sont Eugénie Chakupewa, née en 1975, Tahusi Nambushwa Mawazo, née en 1975, Furaha Namahinga, née en 1987, Christine Chekanabo Nambuswa, née en 1980, Fatuma Sungunepa, née en 1980, Sada Mapendo, née en 1984, et Katarina Victorina, née en 1977, toutes de nationalité congolaise. Elles prétendent être victimes d’une violation par l’État partie de leurs droits protégés au titre des articles 7 et 14 (par. 1), lus seuls et conjointement avec l’article 2 (par. 3), et des articles 2 (par. 1), 3 et 26 du Pacte. La République démocratique du Congo a adhéré au Protocole facultatif se rapportant au Pacte le 1er novembre 1976. Les auteures sont représentées par un conseil de l’organisation non gouvernementale TRIAL International.

Rappel des faits présentés par les auteures

2.1Les Forces démocratiques de libération du Rwanda sont un groupe armé constitué par des rebelles d’origine hutue qui ont trouvé refuge sur le territoire de la République démocratique du Congo, à la suite du génocide au Rwanda en 1994. Depuis, ce groupe armé représente un important facteur d’insécurité dans les provinces de l’est du pays, parce que ses membres mènent régulièrement des raids militaires et commettent de nombreuses exactions contre la population civile. Pendant l’été 2009, le Gouvernement congolais a lancé l’opération militaire Kimia II dans la province du Sud-Kivu afin de traquer les éléments des Forces démocratiques de libération du Rwanda présents dans la région. Le 83e bataillon de la 8e brigade d’infanterie de Sange a été envoyé dans la localité de Mulenge. Le 14 août 2009, vers 6 heures du matin, de violents affrontements ont éclaté entre les Forces démocratiques de libération du Rwanda et les Forces armées de la République démocratique du Congo, poussant les habitants de la localité à fuir dans le village voisin de Mugaja.

2.2Quelques jours plus tard, alors que les maigres provisions qu’elles avaient à leur disposition étaient épuisées, de nombreuses familles déplacées se sont concertées et ont pris la décision d’organiser une expédition vers Mulenge, en vue de récolter de la nourriture dans les champs et de récupérer les réserves de nourriture restées dans les maisons. Les auteures faisaient partie du groupe parti le 18 août 2009 au matin à Mulenge pour aller récupérer des provisions. Une fois arrivé dans le centre de Mulenge, le groupe s’est séparé en petits sous‑groupes, chacun allant dans des directions différentes. Chacune des sept auteures a pris la direction de son domicile ou du champ qu’elle cultivait autour du village. De petits groupes de membres des Forces armées de la République démocratique du Congo les ont surprises aux différents endroits, les ont menacées à l’aide des armes qu’ils portaient, les ont prises de force, déshabillées et leur ont imposé des rapports sexuels. La majorité des auteures ont été violées par différents soldats à tour de rôle.

2.3Blessées et livrées à elles-mêmes, certaines des sept auteures ont été retrouvées inconscientes par leurs proches sur les lieux des faits, alors que les autres ont réussi à reprendre la route et à rentrer de leur propre chef au village. Dans les jours suivants, accompagnées par leurs proches et une organisation non gouvernementale locale de défense des droits de l’homme, elles se sont toutes rendues au centre de santé de Ndegu, où elles ont pu bénéficier de soins appropriés pendant plusieurs jours. Pourtant, les auteures ressentent encore des douleurs et souffrent de nombreuses séquelles physiques et psychiques engendrées par les violences subies. Elles se sentent fragilisées et rejetées, compte tenu de la discrimination et de l’exclusion sociale dont elles font l’objet depuis les attaques. Elles souffrent d’une grande précarité sociale et économique. En raison de la stigmatisation dont font l’objet les victimes de violences sexuelles en République démocratique du Congo, certaines ont changé de nom. L’une des auteures est par ailleurs tombée enceinte à la suite des viols subis et, par conséquent, son mari l’a abandonnée.

2.4Après la dénonciation de ces crimes auprès du chef de leur localité, le lendemain des événements, soit le 19 août 2009, une enquête a été ouverte par les autorités de poursuites militaires. Le commandant du 83e bataillon a fait pression pour que les responsables de la 3e compagnie − responsable de la localité de Mulenge aux moments des faits − soumettent à la justice les militaires impliqués dans ces attaques. Cinq militaires parmi une quinzaine ont alors été identifiés et soumis à la justice pour confrontation devant le magistrat instructeur les 11 et 18 juin 2010. À la conclusion de cette enquête, un procès a été ouvert devant le tribunal militaire de garnison d’Uvira pour crimes contre l’humanité par viol massif commis le 18 août 2009, crimes sanctionnés par les articles 5, 6, 165 et 169 (al. 7) du Code pénal militaire et par l’article 7 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale. Les audiences du procès ont été tenues du 11 au 13 octobre 2010.

2.5Le 30 octobre 2010, le tribunal militaire de garnison a condamné cinq prévenus à la peine de servitude pénale (emprisonnement) à perpétuité, sans admission de circonstances atténuantes, pour l’infraction de crime contre l’humanité par viol massif au titre des articles 165 et 169 (al. 7) du Code pénal militaire. En outre, en ce qui concerne l’action civile, le tribunal a considéré comme valide la constitution des sept auteures en tant que parties civiles et a condamné les prévenus, in solidum avec l’État partie, à verser la somme de 50 000 dollars des États-Unis à chacune d’entre elles à titre de dommages et intérêts pour tous préjudices subis et confondus.

2.6Par suite de l’appel des prévenus, le 7 novembre 2011, la Cour militaire du Sud-Kivu a confirmé le jugement de première instance ainsi que l’attribution des dommages et intérêts aux parties civiles. Le jugement de la Cour n’ayant pas fait l’objet de pourvoi en cassation, il est passé en force de chose jugée.

2.7Malgré la nature finale et irrévocable du jugement, la réparation pécuniaire ordonnée par le tribunal militaire de garnison n’a pas été exécutée dans les années suivantes. En 2015, les auteures ont donc décidé d’entreprendre la procédure d’exécution du jugement pour l’obtention de leur compensation. L’arrêt du 7novembre 2011 a été signifié à l’État congolais par l’entremise du Gouverneur de province du Sud-Kivu, avec ordre de procéder au paiement de la compensation due à chacune des auteures en exécution de la décision judiciaire.

2.8Il a fallu ensuite procéder à l’enregistrement des décisions auprès du Ministère de la justice et des droits humains à Kinshasa en juin 2015. À partir de là, un suivi mensuel a été effectué par le conseil des auteures auprès du Service du contentieux du Ministère. En septembre 2015, une rencontre a été tenue à Kinshasa par le conseil avec le Directeur du Service du contentieux du Ministère. Lors de l’entretien, ce dernier a semblé ne pas avoir connaissance du dossier alors qu’il avait bel et bien reçu le courrier et les décisions judiciaires, comme l’atteste l’accusé de réception de la correspondance. Après cette discussion avec le conseil des auteures, le Directeur du Service du contentieux a donné l’instruction au Chef du Service du contentieux de procéder à la vérification du courrier et des décisions. Ce dernier a alors exigé le dépôt de copies de l’accusé de réception et des deux décisions judiciaires, qui avaient déjà été déposées en date du 29 juin 2015, ce qui laisse supposer une négligence dans la gestion des communications reçues ou un manque de volonté de donner suite auxdites communications. Des copies des décisions et de l’accusé de réception ont de nouveau été déposées en septembre 2015. Par suite de ce dépôt, le conseil des auteures a de nouveau rencontré le Directeur ainsi que le Chef du Service du contentieux. Ces derniers ont alors laissé entendre que le paiement effectif des indemnisations judiciaires dépendait de la volonté discrétionnaire du Ministre de la justice. Afin d’assurer un suivi continu et régulier du dossier, le conseil des auteures passait toutes les deux semaines au Ministère afin de s’enquérir de l’avancement de la procédure, laquelle ne connaissait aucune avancée significative.

2.9Avant janvier 2016, les interlocuteurs du Ministère de la justice demandaient aux auteures d’attendre l’approbation du budget étatique pour 2016, qui aurait pu permettre le déboursement des compensations. Or, même après l’approbation du budget, le Ministère de la justice a continué de ne pas autoriser l’exécution du budget. À ce stade, il est devenu évident que, malgré le fait que l’ensemble des exigences procédurales ont été remplies, la réussite de cette procédure en exécution dépend essentiellement d’une bonne volonté politique et demeure à la discrétion du Gouvernement. Devant ce constat d’impuissance et cette impasse procédurale, les auteures se sont résolues à dénoncer la situation, par courriers datés du 10 novembre 2015, auprès de la Commission nationale des droits de l’homme et de la Conseillère spéciale du Chef de l’État en matière de lutte contre les violences sexuelles. Aucune suite n’a toutefois été donnée à ces correspondances, et la procédure demeure bloquée.

Teneur de la plainte

3.1Les auteures invoquent une violation par l’État partie des articles 7 et 14 (par. 1), lus seuls et conjointement avec l’article 2 (par. 3), ainsi que des articles 2 (par. 1), 3 et 26 du Pacte. Elles exigent une réparation appropriée, notamment l’exécution du jugement de la Cour militaire du Sud-Kivu daté du 7 novembre 2011, ainsi qu’une prise en charge médicale et une réhabilitation psychologique gratuites, et des mesures de réinsertion sociale et économique.

3.2Les auteures ont fait l’objet d’agressions sexuelles d’une extrême gravité, notamment des crimes de viol, commis par des représentants de l’État, soit des membres de l’armée congolaise (Forces armées de la République démocratique du Congo), sous prétexte qu’il s’agissait de femmes des Forces démocratiques de libération du Rwanda. Elles font valoir que dans sa jurisprudence, le Comité a reconnu le viol et d’autres formes de violences sexuelles comme une violation de l’article 7 du Pacte. En l’espèce, les auteures considèrent que l’État partie est responsable d’une violation continue de l’article 7 du Pacte puisque, malgré les différentes démarches entreprises par les autorités judiciaires congolaises pour mener une enquête efficace et sanctionner les auteurs des crimes, les victimes n’ont jamais obtenu le versement de leur indemnisation pour les crimes subis. L’indemnisation étant considérée comme l’un des moyens prévus par le Comité pour respecter l’obligation de prévention de la torture, les auteures soutiennent que l’État partie a violé l’article 7 du Pacte.

3.3Les auteures soutiennent également que devant toutes allégations de violations graves, les États parties ont l’obligation d’accorder un recours utile aux personnes dont les droits protégés par le Pacte ont été violés, ce qui comprend l’exécution des décisions faisant droit à un tel recours et, notamment, l’obligation d’accorder une réparation appropriée. Elles font valoir que le Comité a confirmé que lorsqu’un État faillit à son obligation d’octroyer réparation, sous la forme d’une indemnisation, aux victimes de violations graves des droits de l’homme, celui-ci est considéré en violation de son obligation d’offrir un recours utile. Les auteures considèrent que l’obligation de fournir un recours utile en vertu de l’article 2 (par. 3) du Pacte comprend l’obligation pour l’État de veiller à ce que la victime obtienne effectivement réparation. Par conséquent, le fait pour l’État partie de ne pas avoir respecté cette obligation par rapport aux crimes de torture subis par les auteures donne lieu à une violation de l’article 2 (par. 3) du Pacte, lu conjointement avec l’article 7.

3.4De surcroît, les auteures soutiennent que l’État partie a violé leur droit à un procès équitable, de par l’absence de mise en œuvre de la décision de la Cour militaire du Sud-Kivu en ce qui concerne les réparations pécuniaires, en violation de l’article 14 (par. 1), lu seul et conjointement avec les obligations positives de l’article 2 (par. 3) du Pacte. Les auteures expliquent que le panel mandaté par la Haute-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme pour étudier le fonctionnement des moyens de recours et de réparation à la disposition des victimes de violences sexuelles en République démocratique du Congo a conclu, quant aux « victimes de violences sexuelles qui ont été à même de surmonter les multiples difficultés liées à la saisine de la justice, et l’obtention de la condamnation de leur(s) violeur(s) et des réparations sous la forme de dommages et intérêts », que « les indemnisations ne sont jamais payées, même dans les cas dans lesquels la responsabilité solidaire de l’État a été reconnue ». Par ailleurs, en juillet 2013, le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes a réaffirmé sa préoccupation par rapport aux lacunes concernant l’exécution des décisions de justice et le non-versement des indemnités accordées dans les affaires de violences sexuelles commises par des agents de l’État dans les zones touchées par le conflit.

3.5Enfin, les auteures invoquent leur droit de ne pas être soumises à la discrimination, en conformité avec les articles 2 (par. 1), 3 et 26 du Pacte. Le Comité a déjà indiqué que l’obligation de garantir à tous les individus les droits reconnus dans le Pacte supposait l’élimination des obstacles entravant l’exercice de ces droits dans des conditions d’égalité. L’application du principe d’égalité peut alors donner lieu à l’adoption par l’État de mesures particulières en faveur de groupes vulnérables ou désavantagés. Plusieurs experts des Nations Unies ont fait état d’une situation particulièrement alarmante sur la systématisation de la violence faite aux femmes, sur la stigmatisation des victimes de violences sexuelles dans la culture congolaise et sur la privation du droit à l’indemnisation des victimes de violence sexuelle. Il est donc allégué que le fait de ne pas verser l’indemnisation qui leur est due aux victimes de violences sexuelles ne fait qu’aggraver la situation de stigmatisation dont celles-ci font l’objet. À cet égard, les auteures soutiennent que l’État partie, en ayant failli à son obligation de verser les dommages et intérêts octroyés par la Cour militaire du Sud-Kivu le 7 novembre 2011, a participé et contribué à leur stigmatisation et, par conséquent, a violé leur droit de ne pas être soumises à la discrimination, en violation des articles 2 (par. 1), 3 et 26 du Pacte.

Défaut de coopération de l’État partie

4.Les 25 octobre 2016, 25 mai 2018 et 8 octobre 2019, le Comité a demandé à l’État partie de lui communiquer ses observations concernant la recevabilité et le fond de la communication. Le Comité regrette que l’État partie n’ait donné aucune information quant à la recevabilité ou au fond des allégations des auteures. Il rappelle que l’article 4 (par. 2) du Protocole facultatif oblige les États parties à examiner de bonne foi toutes les allégations portées contre eux et à communiquer au Comité toutes les informations dont ils disposent. En l’absence de réponse de la part de l’État partie, il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations des auteures, dans la mesure où celles-ci ont été étayées.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

5.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

5.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

5.3Le Comité note que les auteures disent avoir épuisé toutes les voies de recours internes utiles qui leur étaient ouvertes. En l’absence d’objection de la part de l’État partie, il estime que les conditions énoncées à l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif sont remplies.

5.4Le Comité note que les auteures ont soulevé une violation continue de l’article 7 du Pacte, du fait que l’État partie a failli à son obligation de leur verser les indemnisations ordonnées par les cours internes après leur avoir reconnu la qualité de victimes de l’infraction de crime contre l’humanité par viol massif. Vu la décision définitive et irrévocable des cours internes de reconnaître aux auteures la qualité de victimes de viol massif − un acte clairement prohibé par l’article 7 du Pacte −, le Comité constate que les garanties de l’article 7 requièrent non seulement l’obligation de mener une enquête effective, mais également l’octroi d’une réparation adéquate. Or, vu qu’à ce jour, les auteures ne se sont pas vu octroyer les dédommagements établis par décisions judiciaires, elles conservent toujours leur qualité de victimes de violation de l’article 7 du Pacte.

5.5Pour ce qui est de la violation alléguée de l’article 2 (par. 1) du Pacte en lien avec la stigmatisation des victimes de violences sexuelles dans la culture congolaise, le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle les dispositions de l’article 2 énoncent des obligations générales à la charge des États parties et ne sauraient par elles-mêmes fonder un grief distinct au regard du Protocole facultatif, du fait qu’elles ne peuvent être invoquées que conjointement avec d’autres articles substantiels du Pacte. Par conséquent, le Comité considère que le grief des auteures au titre de l’article 2 (par. 1) du Pacte est irrecevable au regard de l’article 3 du Protocole facultatif.

5.6Le Comité estime en revanche que les auteures ont suffisamment étayé les autres allégations aux fins de la recevabilité, et procède à l’examen quant au fond des griefs formulés au titre de l’article 7 lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3), de l’article 14 (par. 1) lu conjointement avec l’article 2 (par. 3), ainsi que des articles 3 et 26 du Pacte.

Examen au fond

6.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

6.2Le Comité note les allégations des auteures selon lesquelles l’État partie a violé l’article7 du Pacte, du fait du non-paiement de l’indemnisation ordonnée par les cours internes en 2011 après leur avoir reconnu la qualité de victimes de viol massif. Le Comité note ensuite qu’en 2015, les auteures ont entamé la procédure d’exécution du jugement de compensation et ont notifié en ce sens un commandement de payer à l’État partie. Pourtant, après plus de cinq ans, aucune compensation n’a été payée aux auteures. Le Comité considère que l’absence de compensation malgré une reconnaissance expresse de la qualité de victime diminue l’effet de la sanction, crée une apparence d’impunité pour les personnes accusées d’actes contraires à l’article 7 du Pacte, et, qui plus est, enlève l’effet dissuasif du système pénal de répression de crimes, ce qui nuit à la confiance des victimes en l’effectivité de l’enquête. En l’absence de toute réfutation de la part de l’État partie, le Comité accorde le crédit voulu aux allégations des auteures et considère que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte.

6.3Le Comité note ensuite que, bien que la Cour militaire du Sud-Kivu ait confirmé l’octroi d’une réparation aux auteures, à ce jour, celles‑ci n’ont pas pu obtenir l’exécution de la décision. L’État partie n’a pas expliqué pourquoi, plus de neuf ans après la décision judiciaire rendue le 7 novembre 2011, les auteures n’ont toujours pas reçu les sommes en compensation. En conséquence, étant donné que le droit d’accès à un tribunal, prévu à l’article 14 (par. 1) du Pacte, resterait illusoire si une décision judiciaire définitive et obligatoire demeurait inopérante au détriment d’une partie, et que la mesure visant à garantir la bonne suite donnée par les autorités compétentes à tout recours qui aura été reconnu justifié, prévue à l’article 2 (par. 3 c)) du Pacte, resterait également illusoire, le Comité considère qu’en n’exécutant pas la décision susmentionnée, l’État partie a violé les droits garantis aux auteures par l’article 14 (par. 1) lu conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte.

6.4Enfin, le Comité note l’allégation des auteures selon laquelle le non-paiement de la compensation ordonnée à leur égard, en tant que victimes d’un viol massif, par les instances internes ne fait qu’aggraver la systématisation de la violence faite aux femmes et la stigmatisation des victimes de violences sexuelles dans la culture congolaise, ce qui est contraire aux articles 3 et 26 du Pacte. Le Comité rappelle que de par leur nature, les violences sexuelles touchent spécialement les femmes, que les femmes sont particulièrement vulnérables en période de conflit armé interne ou international et que, dans de telles circonstances, les États doivent prendre toutes les mesures voulues pour les protéger contre le viol, l’enlèvement et toutes autres formes de violence fondée sur le sexe. Parmi ces mesures, les États doivent s’assurer que les victimes de violences sexuelles aient un accès effectif à la justice, y compris à des mesures adéquates de réparation. Ces mesures sont d’autant plus importantes dans des situations consécutives à des conflits, car elles permettent de prévenir une revictimisation de victimes de viols massifs comme dans le cas d’espèce. Au vu du contexte dans lequel se sont produits les viols massifs dont les auteures ont été victimes, qui ont été qualifiés par les juridictions internes de l’État partie de crimes contre l’humanité, ainsi que de l’absence totale d’exécution des décisions de justice accordant aux auteures une indemnisation, et de l’absence de réponse de l’État partie, le Comité considère que ce dernier a aggravé leur situation d’extrême vulnérabilité ainsi que la stigmatisation et la marginalisation dont elles font l’objet en tant que victimes de violences sexuelles. En outre, le fait pour un État de ne pas indemniser les femmes victimes de violence pourrait constituer une permission ou un encouragement tacites à agir de la sorte, aggravant ainsi leur vulnérabilité. Le Comité estime donc que l’État partie a manqué à son obligation de protéger les auteures contre la discrimination fondée sur leur genre, au titre des articles 3 et 26 du Pacte.

7.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3), de l’article 14, lu conjointement avec l’article 2 (par. 3), ainsi que des articles 3 et 26 du Pacte.

8.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer aux auteures un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux personnes dont les droits reconnus par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu : a) de procéder à l’exécution intégrale de la décision judiciaire rendue le 30 octobre 2010 et confirmée le 7 novembre 2011 ; b) de tenir compte de tous les éléments appropriés pour actualiser cette décision au jour de son exécution, notamment du préjudice subi par les auteures du fait du retard excessif dans l’exécution de l’indemnisation ; c) de prendre des mesures de satisfaction appropriées en faveur des auteures pour le préjudice moral causé par les violations subies ; et d) de veiller à ce que les auteures bénéficient des mesures de réadaptation psychologique nécessaires et d’un traitement médical adéquat, ainsi que de mesures de réinsertion sociale et économique. L’État partie est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas.

9.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.

Annexe I

[Original : anglais]

Opinion conjointe (concordante) de Arif Bulkan et Hélène Tigroudja

1.Nous souscrivons à l’opinion majoritaire selon laquelle les faits de l’espèce font apparaître une violation par l’État partie des articles 7 et 14 du Pacte, lus seuls et conjointement avec l’article 2 (par. 3), ainsi que des articles 3 et 26 du Pacte. Le thème principal de la communication à l’examen, qui est aussi l’élément central des conclusions du Comité pour chacun des droits concernés, est celui de la responsabilité de l’État. En concluant dans chaque cas à une violation, le Comité montre par son raisonnement comment la non-exécution de décisions contribue à l’impunité, qui à son tour laisse la violation substantielle sans réponse. Une victime n’obtient véritablement justice pour ses droits lésés que si l’ensemble du processus d’enquête, de poursuite et de sanction/réparation est mené à son terme ; lorsque le processus est interrompu ou abandonné − et ce, même au stade final − l’établissement de la responsabilité pour la violation est « illusoire » (par. 6.3).

2.Nous nous attendons cependant à ce que des questions soient soulevées en rapport avec la constatation de violation de l’article 26 que fait le Comité sur la base des faits de l’espèce, fondées sur l’argument selon lequel les auteures n’ont pas démontré que des victimes masculines ont été indemnisées dans le cadre de procédures nationales alors que les victimes féminines ne l’ont pas été. En effet, l’approche traditionnelle des griefs tirés de l’article 26 consiste à faire des comparaisons entre personnes se trouvant dans une situation similaire, et permet de conclure à une discrimination uniquement si la différence de traitement n’est pas fondée sur des critères « raisonnables et objectifs ». Trouver un élément de comparaison qui se trouve dans une situation similaire fait partie intégrante de cette analyse et, pour déterminer si cet élément existe, le Comité s’en remet à l’appréciation des juridictions nationales. Nous sommes toutefois d’avis que le droit en matière de non‑discrimination est sorti de ce cadre restrictif et nous abordons dans la présente opinion concordante une notion plus large de l’égalité qui serait manifestement applicable dans la communication à l’examen. Nous observons au passage que, comme le montrent la jurisprudence croissante du Comité et ses récentes observations générales, la manière la plus constructive d’interpréter le Pacte en tant que traité mondial relatif aux droits de l’homme relève d’une approche dynamique, tenant compte de la nature évolutive du sujet et attentive aux évolutions observées dans d’autres organes internationaux.

3.Le droit international des droits de l’homme a été critiqué comme étant androcentrique en raison de son orientation générale vers les intérêts masculins, une appréciation que mettent très nettement en lumière les approches formelles de la discrimination fondée sur le sexe qui insistent sur le nécessité de trouver un élément de comparaison masculin se trouvant dans une situation similaire et bénéficiant d’un traitement plus favorable. Il est évident qu’une telle exigence prend la norme masculine comme point de départ. Lorsqu’il n’existe pas d’équivalent masculin comparable, cette insistance complique la capacité à reconnaître et à traiter le préjudice subi par une femme en raison de son sexe.

4.La stérilité d’une analyse purement formelle de la discrimination, en particulier dans des circonstances où il n’y a pas d’équivalence factuelle, apparaît très clairement dans l’argument d’un État partie qui, dans une affaire, a nié que la répression pénale de l’avortement puisse constituer une discrimination fondée sur le sexe puisque toute différence de traitement résultait inévitablement des différences biologiques entre les hommes et les femmes. De même, une femme qui se plaint de violences obstétricales ne pourra jamais trouver un élément de comparaison masculin pour démontrer l’inégalité du traitement qu’elle a pu subir ; ainsi, l’importance d’adopter une approche plus large des plaintes pour discrimination fondée sur le genre est évidente.

5.Conscients des limites d’un modèle formel de l’égalité, un nombre significatifd’auteurs soulignent la nécessité de mettre l’accent sur l’effet du traitement, lorsque le désavantage social ou l’oppression sociétale persistante sont établis. Le caractère « intensément individualiste » des notions formelles d’égalité, selon lesquelles le désavantage associé au statut ou au groupe particulier n’est pas pris en compte dans l’analyse, a été constaté. La simple recherche d’une équivalence entre les hommes et les femmes pose problème parce qu’elle ignore les différences structurelles qui sont à l’origine de l’inégalité et perpétue le désavantage associé au groupe. C’est pourquoi, pour remplacer cette approche, le nouveau modèle se fonde sur une notion substantielle d’égalité qui vise un résultat plus transformateur, en d’autres termes l’élimination des désavantages sociaux.

6.Les différences entre l’égalité formelle et l’égalité réelle, telles que décrites ci-dessus, sont bien illustrées dans les faits de cette communication. Une analyse formelle qui se contenterait de comparer le traitement de victimes masculines et qui s’arrêterait là si aucune différence n’était prouvée, néglige de manière flagrante le caractère éminemment genré du problème de la violence à l’égard des femmes, qui a été décrit comme un phénomène mondial d’expérience partagée par les femmes et les filles à travers les périodes historiques, les pays et les cultures. Les femmes et les filles sont soumises à la violence précisément parce qu’elles sont femmes et filles, un désavantage ancien renforcé par les attitudes sociétales et systématiquement toléré par les structures institutionnelles. Le risque de violence est accru en temps de guerre ou de conflit, lorsque les femmes sont délibérément visées, à la fois dans le but de renforcer la domination masculine et d’humilier l’ensemble de la communauté. Pourtant, comme le montre la présente communication, la réalité est que les femmes courent des risques non seulement du fait de forces hostiles, mais aussi du fait des personnes qui sont censées les protéger. Pour ces raisons, le droit international des droits de l’homme considère la violence à l’égard des femmes comme une question de discrimination fondée sur le genre.

7.Deux éléments de la jurisprudence sur l’égalité en rapport avec la question de la violence faite aux femmes sont particulièrement pertinents ici, et chacun d’eux est constitutif du principe de diligence raisonnable. Le premier, qui a été mis en évidence par le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, énonce la responsabilité des États d’agir avec la diligence voulue à l’égard des victimes « pour enquêter sur des actes de violence, les punir et les réparer », y compris des actes privés. Comme évoqué dans Jessica Lenahan (Gonzales) et al. v. United States of America, l’affaire emblématique de la Commission interaméricaine des droits de l’homme sur la diligence raisonnable, le droit international souligne le rapport existant entre le devoir d’agir avec la diligence requise et l’obligation des États de garantir aux victimes et aux membres de leur famille lorsqu’ils subissent des actes de violence l’accès à des recours judiciaires adéquats et effectifs. Le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, appliquant les normes contre la discrimination sexuelle, a montré que les autorités de l’État pouvaient, selon la façon dont elles traitaient les cas de violence fondée sur le genre, renforcer les stéréotypes préjudiciables et ainsi provoquer une revictimisation des victimes. Dans des circonstances similaires, la Cour interaméricaine des droits de l’homme qualifie la passivité des autorités étatiques de forme de « violence institutionnelle ». Pour la Cour, l’État devient un « second agresseur ».

8.En l’espèce, l’État partie a reconnu que les viols étaient des crimes contre l’humanité et certains auteurs de ces viols ont été déclarés coupables et emprisonnés. Néanmoins, il est incontesté que plus de la moitié des soldats impliqués n’ont pas été identifiés et que l’indemnisation ordonnée n’a jamais été versée aux auteures de la communication. Ces manquements signifient que la responsabilité n’a été que partiellement établie ; dans le contexte de ces graves crimes, le refus obstiné des autorités nationales de payer l’indemnisation ordonnée est révélateur du désavantage social et de l’oppression auxquels les auteures font face en tant que femmes. Comme déjà expliqué, le climat d’impunité qui résulte inévitablement de la non-exécution des jugements dans les cas de violence encourage, ou du moins facilite, la répétition des comportements concernés. C’est précisément l’avis de la majorité dans cette affaire, qui a conclu à une violation des articles 3 et 26 du Pacte, en consdiérant que le non-paiement de l’indemnisation aggravait le problème de la violence à l’égard des femmes et stigmatisait les victimes de cette violence en République démocratique du Congo.

9.Nous observons que l’impunité dans ce contexte est un problème aigu et bien connu dans l’État partie. À l’instar d’autres personnes, Rashida Manjoo, ancienne Rapporteuse spéciale sur la violence contre les femmes, ses causes et ses conséquences, a constaté les « niveaux alarmants » de violence fondée sur le genre en République démocratique du Congo, en dépit de nombreuses mesures législatives et autres. Selon un membre des forces de maintien de la paix des Nations Unies, en République démocratique du Congo, il est plus dangereux d’être femme que soldat dans un conflit armé. Des études successives de la situation ont révélé que la violence subie par les femmes dans l’État partie était particulièrement brutale (viols collectifs, viols avec des objets tels que des baïonnettes et blessures sexuelles intentionnelles telles que la mutilation des seins) et infligée par des forces militaires étatiques et non étatiques, des milices étrangères et même les forces de maintien de la paix des Nations Unies. En 2009, le Secrétaire général a indiqué que plus de 200 000 cas de violences sexuelles s’étaient produits en République démocratique du Congo depuis 1996, tout en estimant que le chiffre réel était bien plus élevé puisque tous les cas n’étaient pas signalés. Dans ce contexte connu de violences sexuelles à l’égard des femmes en République démocratique du Congo, et compte tenu des principes que nous avons exposés dans la présente opinion, les omissions de l’État partie à l’égard des auteures sont incontestablement des manquements à la diligence raisonnable, qui constituent une discrimination fondée sur le genre.

10.Le deuxième élément concernant l’égalité en rapport avec la question de la violence faite aux femmes est la responsabilité de l’État, découlant du principe de diligence raisonnable, de commencer par prévenir la violence. Comme l’a dit le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, se fondant à la fois sur sa recommandation générale no 19 (1992) et sur l’article premier de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, il ne suffit pas de punir les auteurs de violences ; tous les maillons du système de justice pénale doivent contribuer à prévenir la violence à l’égard des femmes. Selon le Comité :

Le fait pour un État partie de ne pas prendre des mesures appropriées pour prévenir les actes de violence sexiste à l’égard des femmes quand ses autorités ont connaissance ou devraient avoir connaissance d’un risque de violence, ou de manquer à son obligation de mener des enquêtes, d’engager des poursuites, de prendre des sanctions et d’indemniser les victimes de tels actes, constitue une permission ou un encouragement tacite à agir de la sorte.

Les faits de l’espèce révèlent que l’État partie n’a pas respecté cette norme et protégé les auteures, en dépit des vulnérabilités connues et accrues auxquelles elles étaient soumises. Ce faisant, il n’a pas agi avec la diligence voulue et a manqué à son obligation de ne pas soumettre les auteures à une discrimination, en violation des articles 3 et 26 du Pacte.

11.Au moment des faits, les auteures, toutes des femmes rurales, essayaient seulement de se procurer de la nourriture dans les villages qu’elles avaient été forcées d’abandonner, dans un environnement de danger connu créé par l’incursion des soldats rebelles des Forces démocratiques de libération du Rwanda. Compte tenu des vulnérabilités propres aux femmes, l’État partie avait envers elles une obligation accrue de diligence raisonnable pour les protéger de la violence ; ce nonobstant, elles ont été brutalisées par les soldats qui étaient censés les protéger. Tant les violences que l’indifférence ensuite montrée par l’État partie à l’égard de leurs demandes d’indemnisation sont le produit du désavantage social auquel les femmes sont soumises précisément en raison de leur sexe. C’est en raison de ces manifestations d’oppression structurelle que nous considérons que les auteures sont victimes de discrimination fondée sur le genre, indépendamment d’une indemnisation que leurs homologues masculins auraient ou non pu recevoir de l’État partie. Le constat de violation des articles 3 et 26 du Pacte que fait la majorité par rapport aux faits de l’espèce est donc, à notre avis, solidement fondé sur les normes internationales des droits de l’homme qui ont été élaborées en ce qui concerne l’égalité.

Annexe II

[Original : anglais]

Opinion conjointe (partiellement dissidente) de Furuya Shuichi, Photini Pazartzis et Vasilka Sancin

1.Nous écrivons cette opinion distincte parce que nous sommes en désaccord avec l’approche du Comité sur les questions de la recevabilité et de la violation des articles 3 et 26 du Pacte (voir par. 5.6 et 6.4).

2.En l’espèce, la question principale porte sur le non-paiement des indemnités ordonnées par les juridictions internes en faveur des plaignantes (sept femmes), considérées par les tribunaux de l’État partie comme victimes de violences sexuelles et de crimes contre l’humanité, des crimes documentés par des organismes internationaux. Nous sommes d’accord avec les motifs sous-tendant la constatation de violation manifeste de l’article 7 du Pacte, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3) (par. 6.2). Conformément aux paragraphes 15 et 16 de l’observation générale no 31 (2004), les États parties sont tenus d’accorder réparation aux personnes dont les droits reconnus par le Pacte ont été violés. Ils ne se sont pas acquittés de l’obligation d’offrir un recours approprié tant qu’il n’y a pas eu de réparation. Dans le cas présent, il est évident que le fait que l’État ne verse pas les indemnités accordées aux victimes non seulement diminue l’effet de la sanction mais renforce également une culture d’impunité pour des crimes aussi graves.

3.Cependant, nous ne comprenons pas pourquoi le Comité, après avoir conclu à une violation des articles 7 (et 14) du Pacte, conclut également à une violation des articles 3 et 26. Sans remettre en cause la gravité des crimes commis et l’effet continu de la stigmatisation et de la revictimisation causées par le non-paiement de l’indemnisation aux victimes, nous considérons que les auteures n’ont pas suffisamment expliqué, en l’espèce, où il y a eu différence de traitement − par rapport aux autres victimes de violences sexuelles et de crimes contre l’humanité − et dans quelle mesure cette différence était fondée sur l’un des motifs interdits énoncés à l’article 26.

4.Les auteures de la communication dénoncent une différence de traitement en soulignant la situation particulière des femmes en tant que victimes d’abus sexuels et la nécessité de tenir compte de la situation particulière des femmes. Cependant, elles n’ont donné aucune information pertinente indiquant que d’autres victimes (y compris des hommes et des enfants) ont été dûment indemnisées, alors qu’elles-mêmes ne l’ont pas été. En l’absence de telles informations, nous aurions jugé cette partie de la communication irrecevable et sommes d’avis que la constatation d’une violation distincte des articles 3 et 26 du Pacte dans ce contexte particulier pourrait envoyer un mauvais signal concernant la réparation due à toutes les victimes de violations graves des droits de l’homme.

Annexe III

[Original : anglais]

Opinion conjointe (dissidente) de Marcia V. J. Kran et Imeru Tamerat Yigezu

1.Nous souscrivons aux conclusions du Comité selon lesquelles le fait de ne pas verser l’indemnisation due aux auteures en tant que victimes reconnues de violences sexuelles diminue l’effet de la sanction, crée une apparence d’impunité et rend illusoire le droit d’accès à un tribunal. Cette situation est inacceptable, car les crimes commis contre des femmes, y compris les crimes de violence sexuelle, en particulier dans les situations de conflit armé et de transition post-conflit, constituent de graves violations des droits humains qui doivent être traitées et auxquelles il faut remédier de toute urgence. C’est pourquoi, nous convenons tout à fait que les faits font apparaître une violation par l’État partie des articles 7 et 14 du Pacte, lus seuls et conjointement avec l’article 2 (par. 3). Plus généralement, il est essentiel de garantir les droits des femmes pour transitionner avec succès d’une période de conflit et d’instabilité vers une période de stabilité durable et de gouvernance respectant l’état de droit, les droits de l’homme et la démocratie.

2.En revanche, en désaccord avec la majorité, nous considérons que les griefs relatifs aux violations alléguées des articles 3 et 26 du Pacte ne sont pas recevables.

3.Les auteures soutiennent que le fait de ne pas verser l’indemnisation qui leur est due en tant que victimes de violences sexuelles ne fait qu’aggraver la situation de stigmatisation dont elles font l’objet. Elles soutiennent que l’État partie, en ne s’acquittant pas de son obligation de verser les dommages et intérêts octroyés par la Cour militaire du Sud-Kivu le 7 novembre 2011, a participé et contribué à leur stigmatisation et, de ce fait, a violé leur droit de ne pas être soumises à la discrimination, en violation des articles 3 et 26 du Pacte.

4.Au paragraphe 7 de son observation générale no 18 (1989), le Comité précise que le terme « discrimination », tel qu’il est utilisé dans le Pacte, doit être compris comme s’entendant de toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée notamment sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, les opinions politiques ou autres, l’origine nationale ou sociale, la fortune, la naissance ou toute autre situation, et ayant pour effet ou pour but de compromettre ou de détruire la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice par tous, dans des conditions d’égalité, de l’ensemble des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Au paragraphe 10 de cette même observation générale, le Comité souligne que l’application du principe d’égalité suppose parfois de la part des États parties l’adoption de mesures en faveur de groupes désavantagés, visant à atténuer ou à supprimer les conditions qui font naître ou contribuent à perpétuer la discrimination interdite par le Pacte. En outre, au paragraphe 30 de son observation générale no 28 (2000), le Comité a déclaré que les États parties devraient s’attaquer à la manière dont les cas de discrimination touchent particulièrement les femmes.

5.Néanmoins, pour être recevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif, une communication doit être suffisamment étayée. Les auteurs doivent donner des éléments suffisants indiquant que l’un des droits protégés par le Pacte a été violé.

6.En l’espèce, les auteures n’ont fourni aucune information sur la manière dont l’absence d’indemnisation par l’État partie a aggravé la stigmatisation dans la situation personnelle qui était la leur. En revanche, elles ont soutenu que le non-paiement de l’indemnisation aggravait la stigmatisation des victimes de violences sexuelles en général. Ainsi, il n’y a pas suffisamment d’informations sur la manière dont la stigmatisation vécue par les auteures a été aggravée ou perpétuée par le non-paiement de l’indemnisation.

7.La situation des auteures est sans aucun doute extrêmement difficile, mais le Comité, pour pouvoir considérer qu’un grief a été suffisamment étayé, doit disposer de faits précis concernant le cas particulier dont il est saisi. En l’absence de tels faits, et bien que conscients de la situation générale difficile qui est celle des auteures, nous devons conclure que les griefs tirés des articles 3 et 26 n’ont pas été suffisamment étayés et sont donc irrecevables au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.