Nations Unies

CERD/C/89/D/52/2012

Convention internationale sur l ’ élimination de toutes les formes de discrimination raciale

Distr. générale

8 juin 2016

Original: français

Comité pour l ’ élimination de la discrimination raciale

Opinion adoptée par le Comité en vertu de l’article 14 de la Convention, au sujet de la communication no 52/2012 * , **

Communication p résentée par:

Laurent Gabre Gabaroum (représenté par Me Cathy Farran, avocate)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

France

Date de la communication:

19 mars 2012 (date de la lettre initiale)

Date de la décision:

10 mai 2016

Référence s:

Opinion adoptée en vertu de la règle XVIII des règles de procédure du Comité. La communication a été transmise à l’État partie le 13 décembre 2012.

Objet:

Discrimination dans l’accès à l’emploi, droit à l’égalité de traitement devant les tribunaux et autres autorités judiciaires, protection et voies de recours effectives contre un acte de discrimination raciale, renversement de la charge de la preuve

Question(s) de fond:

Discrimination fondée sur l’origine nationale ou ethnique, renversement de la charge de la preuve

Question(s) de procédure:

Fondement des griefs

Article(s) de la Convention:

2 à 6

1.L’auteur de la communication datée du 19 mars 2012 est Laurent Gabre Gabaroum, de nationalité française, né au Tchad le 11 août 1950. Il est représenté par un conseil, Me Cathy Farran. L’auteur soutient qu’il est victime d’une violation par la France des articles 2, 3, 4, 5 et 6 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après « la Convention »).

Exposé des faits

2.1L’auteur a été engagé par la société Renault le 15 septembre 1975 en qualité d’agent productif (catégorie B). Le 1er avril 1980, il a été nommé au poste de surveillant de nuit et a ensuite changé plusieurs fois d’emploi au sein de l’entreprise. Les pratiques discriminatoires menées à son encontre par la société ont commencé en avril 1982, lorsque l’auteur a affiché sa volonté de postuler à un poste de cadre. L’auteur avait alors décidé de poursuivre ses études universitaires afin de pouvoir prétendre à des postes plus qualifiés une fois son diplôme obtenu.

2.2L’auteur considère que la société Renault a commencé à entraver sa volonté de progresser au sein de l’entreprise lorsqu’il a souhaité effectuer un stage d’études. L’entreprise a refusé qu’il effectue son stage à la maison mère, l’obligeant à se rapprocher d’une des filiales de Renault, la société CAT. Bien que n’étant pas partie à la convention de stage, Renault est intervenue pour proroger unilatéralement le stage de l’auteur pendant trois mois, en violation des clauses relatives à la durée maximale de stage fixées par la convention. Ce stage, qui n’a pas été validé par l’Université, a donc permis que l’auteur exerce des fonctions de cadre sans en obtenir de bénéfice.

2.3Alors que l’auteur avait regagné son poste de surveillant de nuit le 1er janvier 1983, tout en continuant sa formation universitaire, Renault lui notifiait le 1er février 1983 une mutation forcée en équipe de jour, l’empêchant ainsi de suivre sa formation la journée. Afin de pouvoir concilier ses études et son emploi au sein de l’entreprise Renault, l’auteur a alors formulé une demande de congé individuel de formation en mai 1983, autorisée seulement cinq mois plus tard. En mars 1984, la société a refusé à l’auteur la possibilité de réaliser un stage d’encadrement qu’il avait l’obligation de réaliser dans le cadre de ses études, l’empêchant ainsi de les poursuivre normalement. Ce n’est que le 15 mai 1984, et grâce au soutien de son université, qu’il a réussi à effectuer ce stage, avec plusieurs mois de retard par rapport aux autres étudiants de sa promotion.

2.4Les 26 juin et 17 septembre 1984, l’auteur a envoyé à Renault des lettres demandant une réévaluation de sa situation au regard des diplômes obtenus. En l’absence de réponse, l’auteur a fait part de sa situation aux syndicats de l’entreprise par lettre du 27 septembre 1984. L’auteur affirme que cette démarche a été suivie de réactions racistes de la part de ses supérieurs hiérarchiques. Il soutient que l’un des responsables de l’entreprise, M. B., lui a dit : « Je comprends que notre confort de vie puisse faire des envieux mais je ne peux pas me permettre d’endosser l’habit du traître qui assurerait la promotion d’un Noir au statut de cadre […]. Être diplômé de l’enseignement supérieur est une chose et exercer le pouvoir de commandement sur des salariés blancs en est une autre […]. Je vous propose si vous êtes d’accord un poste d’ETAM (employés, techniciens et agents de maîtrise) ce qui pour un Noir n’est déjà pas rien. Vous avez 48 heures […] ». L’auteur a finalement été promu au statut de cadre le 1er janvier 1985. Il devenait ainsi le premier salarié d’origine africaine à occuper un tel statut au sein de l’entreprise. L’auteur considère que cette promotion était considérée comme un affront par les ressources humaines de la société, qui ont alors mis en place une stratégie pour se débarrasser de lui. Sur les 130 personnes titularisées au sein de l’entreprise, il a ainsi été le seul à être placé en tant que « personnel non affecté », alors que l’importance de ses diplômes laissait l’embarras du choix à son employeur pour l’affecter à un poste réel, avec des fonctions et responsabilités claires.

2.5En 1986, en raison d’une conjoncture économique difficile, la société Renault a initié un plan de restructuration économique entraînant la suppression de centaines d’emplois, y compris celui de l’auteur. D’après l’auteur, la société Renault a exercé des pressions en lui faisant croire qu’elle avait obtenu l’autorisation de le licencier dans le cadre du plan social mis en œuvre en raison de cette crise économique. L’auteur indique que le 8 avril 1986 la société Renault lui a proposé de renoncer à sa nationalité française et d’accepter une aide au retour vers le Tchad, son pays d’origine. Cette aide au retour est réservée aux travailleurs immigrés, alors que l’auteur est français. L’auteur a alors demandé par lettre du 18 juin 1986 le soutien du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP) qui, par une lettre datée du 24 juin 1986, a interpellé Renault sur plusieurs actes de discrimination à l’encontre de l’auteur. Par lettre du 8 juillet 1986, Renault n’a pas contesté les faits constitutifs de discrimination, se contentant seulement de soutenir qu’aucun poste n’avait pu lui être trouvé parce que ses diplômes « sont dans un domaine de technicité très éloigné de la vocation industrielle de la régie Renault ». L’auteur affirme que, confronté aux pressions de Renault pour accepter une proposition d’aide au retour au Tchad, il s’est engagé dans un « jeûne pour la dignité » en s’installant dans une caravane devant la direction de Renault. Son action a reçu le soutien de l’Église catholique, des syndicats et de certains parlementaires. D’après l’auteur, devant cette médiatisation, la société Renault a reconnu avoir proposé l’aide au retour à l’auteur bien qu’il soit de nationalité française. Elle justifiait ce qu’elle a qualifié d’erreur humaine par le fait qu’un employé de la société avait conclu à la nationalité étrangère de l’auteur du fait de sa couleur de peau. Le 5 novembre 1986, suite à la grève de la faim entamée par l’auteur, un accord a été signé entre celui-ci et la société Renault, selon lequel la société mettait fin à la procédure de licenciement de l’auteur et s’engageait à lui proposer un stage d’environ un an et à lui réserver un emploi au sein de l’entreprise.

2.6L’auteur allègue que, face aux pressions extérieures, la société Renault a réuni d’éminents sociologues spécialistes de l’immigration pour faire une étude de la personnalité de l’auteur accusé d’être incapable en raison de son origine raciale de s’adapter aux valeurs et aux codes de la société française. D’après l’auteur, le jury l’a jugé parfaitement compétent pour exercer un poste à responsabilité et a recommandé à Renault de l’affecter à la Paie ou à la Bourse de l’emploi au sein de la société. Il ajoute que Renault n’a pas suivi ces recommandations et a prétendu qu’elle ne pourrait garder l’auteur que s’il était affectéà lasection de l’entreprise travaillant dans la recherche. En décembre 1986, en exécution de l’accord qui a mis fin à la grève de la faim de l’auteur, la société lui a proposé de faire une recherche auprès du Centre de recherche sur le bien–être (CEREBE), association de recherche sur le multiculturalisme, rattachée au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). En janvier 1987, Renault a envoyé à l’auteur une convention pour le détacher auprès du CEREBE pendant un an pour faire une étude sur le développement d’un réseau agricole au Cameroun et en Côte d’Ivoire. L’auteur affirme qu’il n’a pas eu d’autre choix que d’accepter cette mission.

2.7L’auteur est rentré en France le 3 mai 1989. La société Renault ne lui a alors proposé aucun poste en adéquation avec ses compétences mais lui a imposé un nouveau stage de longue durée. Le 12 mars 1991, la société a ordonné la titularisation de l’auteur en l’affectant au poste d’attaché de communication, avec pour seule tâche de rédiger une revue de presse hebdomadaire. Il a ainsi été « mis au placard » subissant un harcèlement moral discriminatoire pendant 9 ans. En 1997, la société lui a fait savoir qu’il lui serait vain d’espérer un avenir professionnel dans l’entreprise. L’auteur soutient que ses demandes de mobilité professionnelle soutenues par ses superviseurs ont été systématiquement rejetées par le comité de carrière, alors que les cadres changent d’affectation en moyenne tous les trois ans. Il affirme que le comité de carrière de Renault est sous le contrôle d’une frange extrémiste, raciste et xénophobe, et ne recourt pas à des critères objectifs préalablement définis et contrôlables pour permettre la mobilité professionnelle ou octroyer des promotions ou augmentations de salaire.

2.8Le 1er juin 2000, l’auteur a été affecté à un poste de cadre 3A, nécessitant peu de qualifications. À ce poste, il était moins bien payé que ses collègues exerçant les mêmes fonctions. Le 1er juillet 2000, l’auteur a été affecté à un poste en tant que chargé de mission auprès de la Direction des ventes spéciales exportation (DVSE) de manière non officielle et donc irrégulière. Il s’agissait en fait d’un poste fantôme sans tâches précises. L’officialisation de sa mission – première fois que sa fiche de mission a été mise par écrit – n’est intervenue que le 16 janvier 2001, lors de son entretien annuel d’évaluation. L’auteur était donc le seul cadre de ce niveau à être volontairement maintenu sans tâches précises à effectuer dans des conditions humiliantes. Comme l’a relevé le conseil des prud’hommes de Paris, il était considéré comme « exclu du processus de production » par la société. En décembre 2002, l’auteur a été élu conseiller prud’homal. À partir de cette date, sa situation s’est dégradée puisqu’il n’a plus reçu aucune tâche.

2.9Le 19 mars 2003, l’auteur a engagé une action en justice contre la société Renault tendant à faire reconnaître la discrimination professionnelle à caractère raciste dont il était victime depuis 1982. Par jugement du 11 janvier 2005, le conseil des prud’hommes de Paris a condamné la société Renault à payer une amende d’un montant de 120 000 euros (soit 60 000 euros en exécution provisoire) à l’auteur, à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi en raison de « l’inexécution loyale » du contrat de travail par l’employeur. Le conseil des prud’hommes a considéré qu’il n’y a eu aucune manifestation de discrimination raciale de la part de la société Renault à l’encontre de l’auteur avant 1991. Le conseil a toutefois considéré que des « phénomènes troublants » ont eu lieu à partir de cette date, laissant supposer que l’auteur a fait l’objet d’un traitement défavorable de la part de son employeur, notamment reflété par le développement relativement lent de sa carrière, la limitation des primes qui lui ont été versées, la quantité limitée de tâches qui lui ont été attribuées et le fait qu’il n’a pu bénéficier du programme de mobilité qu’au bout de neuf ans de travail dans l’entreprise, alors qu’il demandait régulièrement des promotions et comptait à cette fin sur le soutien de sa hiérarchie. Le conseil des prud’hommes a néanmoins considéré que rien ne permettait de qualifier ce traitement de défaveur comme étant constitutif d’une discrimination raciale, car aucun élément concret, aucun fait objectif, aucun document ne venait étayer cette accusation.

2.10Considérant que le jugement n’avait manifestement pas pris en compte la dimension de la discrimination raciale qu’il avait subie en violation de l’article L122-45 du Code du travail, l’auteur a interjeté appel dudit jugement. Compte tenu du retentissement médiatique du cas de l’auteur, notamment en raison de son « jeûne pour la dignité », plusieurs associations et mouvements de lutte contre les discriminations raciales sont intervenus volontairement dans la procédure. Par arrêt du 12 septembre 2006, la cour d’appel de Paris a infirmé le jugement, a débouté l’auteur de l’ensemble de ses demandes et l’a condamné à rembourser 60 000 euros. La cour a considéré qu’aucun élément de discrimination apparente n’a été établi pour la période allant de 1975 à 1985. Elle affirme aussi qu’aucune preuve n’a été présentée pour démontrer que l’auteur aurait subi une mise à l’écart depuis avril 1985. De même, la cour indique que le dossier de l’auteur ne contenait aucune pièce qui témoigne des remarques désobligeantes ou des injures à caractère raciste auxquelles il est fait référence. La cour a donc considéré que les allégations de l’auteur selon lesquelles il a été l’objet d’une « culture d’intolérance raciale » au sein de l’entreprise restent des invectives générales non étayées.

2.11La cour a par ailleurs constaté que l’auteur a eu la possibilité de faire les études de son choix, qu’il a été promu cadre interne et a eu une carrière correcte dont il n’est pas démontré qu’elle n’aurait pas été conforme à ses évaluations annuelles. Si la cour a estimé que la durée pour obtenir une titularisation « paraît longue », elle a considéré que cette circonstance s’explique par le parcours de l’auteur, et que celui-ci a fait l’objet d’une procédure de licenciement due aux difficultés économiques de la société en 1986 et qui a été interrompue dans le cas de l’auteur suite à un accord entre lui et la société. En ce qui concerne les allégations de l’auteur selon lesquelles aucune tâche précise ne lui a été assignée lorsqu’il travaillait en tant que cadre 3A dans la DVSE, la cour a considéré que les évaluations de l’auteur pour les années 2001 et 2002 qui ont été présentées à la cour démontrent l’existence d’un poste réel. La cour a également conclu qu’il appartient à l’auteur d’établir l’existence d’un régime de défaveur par tout moyen, notamment par une comparaison utile de sa situation avec celle de ses collègues. En l’occurrence, la cour a considéré qu’aucun des éléments apportés au cours de la procédure ne permet de conclure que l’auteur a été victime de discrimination par rapport à ses collègues dans le cadre du développement de sa carrière. La cour a finalement considéré que le fait que l’auteur ait, à plusieurs reprises, accusé publiquement la société Renault de discrimination raciale et le fait qu’il ne soit pas satisfait du déroulement de sa carrière ne suffisent pas à établir la réalité d’une discrimination à son encontre.

2.12L’auteur a ensuite présenté un pourvoi en cassation. Par ordonnance du 11 octobre 2007, la société Renault a obtenu la radiation du pourvoi au motif que l’auteur n’avait pas effectué le remboursement du montant de 60 000 euros auquel il avait été condamné en appel. Par ordonnance du 4 mars 2011, la Cour de cassation a autorisé la réinscription de l’affaire après le versement de la somme requise. Le 22 septembre 2011,la Cour de cassation a finalement déclaré le pourvoi non admis, en application de l’article 1014 du Code de procédure civile, lui permettant de rejeter les pourvois non fondés.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur allègue la violation par l’État partie de l’article 2 de la Convention car il estime que la France n’a pas pris de mesures efficaces pour incriminer tous les comportements racistes et xénophobes ou pour combattre la tendance de la société Renault à stigmatiser et à stéréotyper les Français d’ascendance africaine sur la base de leur couleur ou de leur origine nationale ou ethno-raciale, en violation des principes de la Convention.

3.2L’auteur considère également que l’État partie a violé l’article 3 de la Convention en ignorant ces pratiques, qui peuvent avoir des répercussions négatives sur l’emploi des personnes africaines par d’autres entreprises. L’auteur affirme avoir subi une grande souffrance psychologique en raison de l’obligation qui lui a été faite d’accepter sa mise à disposition auprès de sociétés tierces comme SCOA (dont le nom est associé à l’ancienne pratique de l’esclavage), ou en Afrique, ou en raison des difficultés qu’il a rencontrées pour poser sa candidature à certains postes au sein de la société.

3.3L’auteur considère également que tous les comportements discriminatoires et notamment les propos racistes dont il a été victime lui ont fait subir une grande souffrance psychologique, en violation de l’article 4 de la Convention.

3.4L’auteur allègue qu’il a enduré une grande souffrance psychologique et morale liée à la gestion de sa carrière sur la base de critères discriminatoires en lien avec son origine nationale et ethno-raciale ayant pour objet de perpétuer un « modèle dominant », à savoir : l’impossibilité d’avoir un poste qui soit conforme à ses compétences et qualifications ; l’obligation qui lui a été faite de réaliser un stage de longue durée lors de son retour en France en 1989 ; son placement à un poste de cadre sans fonction, alors même que des postes compatibles avec ses qualifications étaient disponibles ; sa « mise au placard » de 1991 à 2000 et depuis juillet 2000 au sein de la DVSE ; et une rémunération de 10 % inférieure à la moyenne de celle des cadres, en violation de l’article 5 de la Convention. L’auteur considère aussi que l’État partie a violé l’article 5 de la Convention parce qu’il n’a pas pris des mesures efficaces pour modifier, abroger ou annuler des lois qui créent ou perpétuent la discrimination raciale, notamment les articles 1009-1 et 1014 du Code de procédure civile sur le pourvoi en cassation, qui caractérisent le déni de justice.

3.5L’auteur soutient finalement que l’État partie a manqué à ses obligations contenues à l’article 6 de la Convention. D’une part, l’État partie a failli à son obligation de mettre à disposition des individus un recours utile pour les violations subies et, d’autre part, à son obligation de prendre toutes les mesures nécessaires afin d’assurer la pleine impartialité du juge français. L’auteur considère que les dispositions légales qui auraient pu permettre une condamnation de la société Renault n’ont pas été appliquées, notamment l’article L122-45 du Code du travail, introduit par la loi no 2001-1066 qui a renversé la charge de la preuve en faveur de l’employé, et l’article 225 du Code pénal qui définit et sanctionne la discrimination comme un délit. En ce qui concerne la décision du conseil des prud’hommes du 11 janvier 2005 et l’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris le 12 septembre 2006, l’auteur considère qu’ils n’ont pas pris en compte ses allégations sur la discrimination raciale dont il aurait fait l’objet.

3.6L’auteur demande que l’État partie soit obligé de s’acquitter de ses obligations internationales, notamment en garantissant des voies de recours effectives contre la discrimination raciale devant les tribunaux. Il considère en ce sens que les plaintes ne doivent pas être simplement classées sans suite grâce à une décision de « pourvoi non admis ». Il requiert également que l’État partie prenne toutes les mesures nécessaires pour empêcher que des décisions résultant en actes de discrimination et d’incitation à la haine raciale soient de nouveau prises à son encontre, en obligeant notamment la société Renault à s’abstenir de tout acte d’intimidation, de pression, de mesures de rétorsion et de manœuvres dilatoires de nature à le dissuader d’exercer son droit à un recours effectif devant un tribunal.

3.7L’auteur considère que les juridictions françaises tendent à avoir une perception viciée des éléments de l’affaire du fait du statut d’actionnaire de l’État partie dans l’entreprise. Il considère également que la France ne se dote pas de moyens efficaces pour lutter contre la discrimination raciale. À ce titre, il n’a pas introduit de recours auprès de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde), car cette instance n’est pas un moyen efficace de lutte contre les discriminations : malgré l’expansion du nombre de réclamations pour cause de discrimination raciale auprès de cette instance, le nombre de condamnations judiciaires en la matière n’a pas augmenté. De plus, la Halde souffrirait d’un manque d’impartialité car M. L.S., nommé premier président de la Halde en 2005, était parallèlement président du Conseil d’administration de l’entreprise Renault depuis 2005 après en avoir été le Directeur général.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Le 4 mars 2013, l’État partie a présenté ses observations sur la recevabilité et sur le fond de la communication. Il indique que les pièces de la procédure devant la juridiction interne ont été restituées aux parties. En conséquence, l’État partie ne peut pas fournir au Comité les documents produits par la société Renault devant les tribunaux nationaux.

Sur la recevabilité

4.2L’État partie considère que l’auteur n’étaye pas son grief tiré de la violation de l’article 3 de la Convention, car il se contente d’affirmer que l’État partie a ignoré les pratiques de ségrégation raciale commises par la société Renault lors de la mise en place du système ESCADRE II, sans apporter la moindre preuve à l’appui de ces allégations. L’État partie ajoute que si le Comité estime que les allégations de l’auteur sur ce sujet sont suffisamment étayées, il considère qu’elles devraient être déclarées irrecevables pour non-épuisement des voies de recours internes, car l’auteur n’a jamais soulevé la violation de l’article 3 de la Convention devant les juridictions internes.

Sur le fond

4.3En ce qui concerne les allégations de l’auteur sur la violation des articles 2, 4, 5 et 6 de la Convention, l’État partie note que, contrairement à ce que prétend l’auteur, il a bénéficié du droit à un tribunal impartial et de toutes les garanties y attachées lors des procédures devant les tribunaux nationaux.

4.4L’État partie indique que l’allégation selon laquelle les juridictions nationales se refuseraient, par principe, à condamner la société Renault pour des faits de discrimination raciale, étant donné ses liens historiques avec l’État et le fait que le président-directeur général de la société Renault entre 1992 et 2005, M. L.S., est devenu en 2005 le président de la Halde, n’a aucun fondement. L’État partie note que la Halde est une autorité indépendante et qu’elle n’a aucun pouvoir d’ingérence dans les décisions des tribunaux. L’État partie indique par ailleurs que la société Renault a déjà été condamnée par la justice interne pour des faits de discrimination raciale et syndicale.

4.5En ce qui concerne l’allégation selon laquelle l’auteur aurait été victime d’un déni de justice par la Cour de cassation qui a rejeté son pourvoi et aurait été privé d’une voie de recours effective, l’État partie note que, d’après la jurisprudence du Comité, il n’est pas exigé des États parties que l’auteur de la communication puisse faire valoir ses griefs en cassation. L’État partie souligne que la décision du 22 septembre 2011, par laquelle la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé par l’auteur, a été prise sur la base de l’article 1014 du Code de procédure civile qui permet à la formation restreinte de la chambre sociale de déclarer l’inadmissibilité des pourvois irrecevables ou non fondés sur un moyen sérieux de cassation.

4.6Concernant les allégations de l’auteur selon lesquelles le conseil des prud’hommes et la cour d’appel auraient écarté ses allégations de discrimination raciale sans prendre en compte les éléments de preuve la démontrant, l’État partie affirme que le Comité n’est pas compétent pour examiner la manière dont les juridictions internes interprètent les faits et la législation nationale, à moins que les décisions aient été manifestement arbitraires ou aient constitué un déni de justice. Dans le cas présent, l’État partie considère que l’arrêt de la cour d’appel a été particulièrement étoffé et nuancé et que l’auteur ne peut donc pas remettre en cause le sens de cette décision au seul motif qu’elle lui est défavorable.

4.7En outre, l’État partie indique que la plainte de l’auteur a été examinée en première instance par le conseil des prud’hommes et en deuxième instance par la cour d’appel avec diligence et conformément à la législation interne en vigueur à l’époque des faits. Les deux juridictions ont constaté que la discrimination raciale n’avait pas été établie par l’auteur et l’État partie s’est acquitté de ses obligations conventionnelles.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Le 13 mai 2013, l’auteur a présenté ses commentaires aux observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond de sa plainte. Faisant référence à la jurisprudence antérieure du Comité, l’auteur soutient que sa plainte au titre de l’article 3 est recevable. Il considère qu’il a démontré que les violations des articles 3 et 6 de la Convention étaient liées, car malgré le fait qu’il a soumis aux tribunaux nationaux que le programme ESCADRE II constituait une politique d’apartheid social et de ségrégation professionnelle visant à bloquer l’ascension professionnelle des Français d’ascendance africaine, les tribunaux ne se sont pas prononcés sur le sujet. L’auteur indique aussi qu’au regard des principes de droit international généralement reconnus auxquels renvoie l’article 11.3 de la Convention et la jurisprudence du Comité, la règle de l’épuisement des voies de recours internes n’impose pas que l’auteur ait expressément invoqué devant les juridictions nationales les dispositions de la Convention dont il dénonce la violation. Donc, il suffit que la requête présentée au Comité corresponde à l’objet de la procédure nationale, ce qui a été fait dans le cas présent.

5.2En ce qui concerne la violation des articles 2, 4, 5 et 6 de la Convention, l’auteur indique que l’État partie se retranche derrière la motivation retenue par la cour d’appel dans sa décision du 22 septembre 2011, qui a considéré qu’il n’avait pas démontré comment sa situation personnelle avait été affectée par les actions de la société Renault. Il soutient avoir présenté sa requête au Comité pour établir que la cour d’appel a délibérément écarté les éléments de preuve qu’il a présentés en considérant qu’aucun élément concret, aucun document et aucun fait objectif ne permettaient d’étayer ses réclamations. Il considère que cette décision constitue un déni de justice.

5.3L’auteur réitère ses arguments selon lesquels la discrimination dont il a fait l’objet de la part de la société Renault s’est manifestée tout au long de sa carrière. Pour ce qui est de ses allégations selon lesquelles il a quasiment été licencié pour des motifs économiques sans que la Direction départementale du travail et de l’emploi n’ait donné l’autorisation de son licenciement à Renault, l’auteur se réfère à un document qu’il fournit au Comité selon lequel l’autorisation de licenciement couvrait 415 salariés du centre industriel de Billancourt et 113 salariés du siège social. Il considère que la société Renault a délibérément entretenu une confusion entre « personnel d’encadrement » et « personnel du siège social » et en déduit qu’il n’était pas inclus dans la liste des personnes dont le licenciement avait été autorisé. L’auteur réitère également qu’il existe une politique de discrimination institutionnalisée au sein de la société Renault.

5.4En ce qui concerne les observations de l’État partie selon lesquelles les tribunaux nationaux ont déjà adopté des décisions condamnant la société Renault, l’auteur estime que toutes les décisions judiciaires citées par l’État partie sauf une se réfèrent à la reconnaissance d’une discrimination syndicale, et non d’une discrimination raciale. La seule décision qui porte sur une discrimination raciale a été prise dans un cas similaire au sien, et est postérieure à la décision adoptée dans son cas. Il considère que son « combat » a ouvert le chemin à des causes similaires et confirme l’existence d’une politique de discrimination raciale dans la société Renault.

5.5L’auteur soutient également que le conseil des prud’hommes et la cour d’appel ont manqué d’impartialité dans son cas et que, par conséquent, leurs décisions ont été arbitraires et constituent un déni de justice.

5.6 L’auteur affirme aussi que la cour d’appel n’a pas appliqué les règles relatives à la charge de la preuve en matière de discrimination, ce qui constitue un déni de justice. D’après le Code du travail (art. L1134-1), c’est l’employeur qui doit apporter la preuve qu’il ne s’est pas fondé sur un critère illégitime pour justifier une disparité de traitement. Or, la cour n’a pas cherché à trouver une explication à la différence de traitement subie par l’auteur. La cour ne s’est ainsi pas interrogée sur les raisons pour lesquelles l’auteur a été le seul salarié d’ascendance africaine parmi les 130 promus en 1985, et le seul cadre à être placé d’office à un poste de « personnel non affecté » sans « fonction exercée », alors que de nombreux postes compatibles avec ses qualifications étaient disponibles. L’auteur considère également que la cour ne s’est pas interrogée sur les raisons pour lesquelles l’auteur a été le seul cadre visé par le projet de licenciement pour motifs économiques. De même, la cour ne s’est pas préoccupée de l’aide au « retour au pays » proposée à l’auteur, alors qu’il est de nationalité française. La cour n’a pas demandé non plus d’explications à Renault quant à ses demandes de mobilité qui pendant neuf ans sont restées sans réponse, alors que les autres cadres bénéficiaient d’une mobilité de poste tous les trois ans en moyenne.

5.7Finalement, l’auteur réitère que la Cour de cassation a commis un déni de justice à son encontre à cause du rejet non motivé de son pourvoi. Il cite une étude d’après laquelle les pourvois en matière de discrimination aboutissent, dans des proportions beaucoup plus importantes que dans les autres cas, à des décisions de non-admission ou rejet.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité détermine, en application du paragraphe 7 a de l’article 14 de la Convention, si la communication est recevable.

6.2Le Comité note que l’État partie a contesté la recevabilité de la plainte concernant la violation de l’article 3 de la Convention au motif que l’auteur n’a pas suffisamment étayé ses allégations et pour non-épuisement des voies de recours internes. Le Comité note aussi les allégations de l’auteur selon lesquelles l’État partie a ignoré les pratiques de la société Renault visant à stigmatiser et à stéréotyper les Français d’ascendance africaine sur la base de leur couleur. Il soutient que ces pratiques peuvent avoir des répercussions négatives sur l’emploi des personnes africaines par d’autres entreprises, en violation de l’article 3 de la Convention. Le Comité note toutefois que l’auteur se contente de présenter des affirmations générales et qu’il ne fournit aucune information ou élément de preuve à l’appui de ses allégations. Il considère donc que le grief de l’auteur concernant l’article 3 de la Convention n’a pas été suffisamment étayé et qu’il est irrecevable en vertu du paragraphe 7 a de l’article 14 de la Convention.

6.3Le Comité note que l’État partie n’a soumis aucune autre objection quant à la recevabilité des allégations concernant les articles 2, 4, 5 et 6 de la Convention, et procède donc à leur examen sur le fond.

Examen au fond

7.1Conformément au paragraphe 7 a de l’article 14 de la Convention, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été soumises par l’auteur et l’État partie.

7.2Le Comité prend note de la position de l’auteur selon laquelle l’employeur aurait dû apporter la preuve qu’il ne s’était pas fondé sur un critère illégitime pour justifier une disparité de traitement à son encontre. Le Comité rappelle à cet égard qu’il ne peut être exigé des victimes présumées de discrimination raciale de démontrer l’intention discriminatoire à leur encontre. En l’espèce, le Comité note que la cour d’appel a indiqué qu’il appartenait à l’auteur de rapporter la preuve du régime de défaveur qu’il avait subi par tout moyen, y compris par des comparaisons utiles de sa situation professionnelle. Le Comité prend note aussi du grief de l’auteur selon lequel, lors de la procédure devant les juridictions internes, y compris devant la cour d’appel, il a apporté des éléments de preuve indiquant l’existence de pratiques discriminatoires à son encontre, et qu’en conséquence, il s’est acquitté de son obligation d’apporter l’information nécessaire pour que la charge de la preuve soit renversée. Le Comité considère que le fait que les tribunaux, en particulier la cour d’appel, aient persisté à demander à l’auteur de prouver l’intention discriminatoire est contraire à l’interdiction, consacrée dans la Convention, de tout comportement ayant un effet discriminatoire, ainsi qu’à la procédure de renversement de la charge de la preuve prévue par l’article L-1134-1 (ancien article L122-45) du Code du travail. L’État partie ayant lui-même adopté cette procédure, le fait qu’il ne l’applique pas correctement constitue une violation du droit de l’auteur à un recours utile. En conséquence, le Comité conclut que les droits reconnus à l’auteur en vertu des articles 2 et 6 de la Convention ont été violés.

7.3Au vu de ce qui précède, le Comité n’examinera pas séparément les griefs de l’auteur au titre des articles 4 et 5 de la Convention.

8.Dans les circonstances de l’espèce, le Comité, agissant en vertu du paragraphe 7 a de l’article 14 de la Convention, considère que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des articles 2 et 6 de la Convention.

9.Le Comité recommande à l’État de faire en sorte que le principe de renversement de la charge de la preuve soit pleinement appliqué a) en améliorant les procédures judiciaires ouvertes aux victimes de discrimination raciale, notamment par une application stricte du principe du renversement de la charge de la preuve ; b) en diffusant des informations claires au sujet des recours internes ouverts aux victimes présumées de discrimination raciale. L’État partie est aussi prié de diffuser largement l’opinion du Comité, notamment auprès des instances judiciaires.

10.Le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de quatre-vingt-dix jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à son opinion.