NATIONS UNIES

CCPR

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr.RESTREINTE*

CCPR/C/91/D/1422/200513 novembre 2007

FRANÇAISOriginal: ANGLAIS

COMITÉ DES DROITS DE L’HOMMEQuatre-vingt-onzième session15 octobre-2 novembre 2007

CONSTATATIONS

Communication n o  1422/2005

Présentée par:

Edriss El Hassy (représenté par l’Organisation mondiale contre la torture)

Au nom de:

L’auteur et son frère (Abu Bakar El Hassy)

État partie:

Jamahiriya arabe libyenne

Date de la communication:

29 juillet 2005 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du Règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 7 septembre 2005 (non publiée sous forme de document)

Date de l’adoption des constatations:

24 octobre 2007

Objet: arrestation illégale, détention au secret, mauvais traitements, disparition forcée

Questions de procédure: défaut de coopération de l’État

Questions de fond: droit à la vie, interdiction de la torture et des traitements cruels et inhumains, droit à la liberté et à la sécurité de la personne, arrestation et détention arbitraires, respect de la dignité inhérente à la personne humaine

Articles du Pacte: 2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9 (par. 1 à 5) et 10 (par. 1)

Article du Protocole facultatif: 5 (par. 2 b))

Le 24 octobre 2007, le Comité des droits de l’homme a adopté le texte ci‑après en tant que constatations concernant la communication no 1422/2005 au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif.

[ANNEXE]

ANNEXE

CONSTATATIONS DU COMITÉ DES DROITS DE L’HOMME AU TITRE DU PARAGRAPHE 4 DE L’ARTICLE 5 DU PROTOCOLE FACULTATIF SE RAPPORTANT AU PACTE INTERNATIONAL RELATIF AUX DROITS CIVILS ET POLITIQUES

Quatre ‑vingt ‑onzième session

concernant la

Communication n o  1422/2005 *

Présentée par:

Edriss El Hassy (représenté par l’Organisation mondiale contre la torture)

Au nom de:

L’auteur et son frère (Abu Bakar El Hassy)

État partie:

Jamahiriya arabe libyenne

Date de la communication:

29 juillet 2005 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 24 octobre 2007,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1422/2005, présentée par Edriss El Hassy au nom de son frère, Abu Bakar El Hassy, en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.L’auteur de la communication est Edriss El Hassy, de nationalité libyenne, né en 1970 et résidant actuellement au Royaume‑Uni. Il présente la communication en son nom propre et au nom de son frère, Abu Bakar El Hassy, également de nationalité libyenne, né en 1967, qui aurait disparu en Libye en 1995. L’auteur se dit victime d’une violation par la Jamahiriya arabe libyenne de l’article 7, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, et déclare que son frère est victime d’une violation du paragraphe 3 de l’article 2, du paragraphe 1 de l’article 6, de l’article 7, des paragraphes 1 à 5 de l’article 9 et du paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte. Il est représenté par l’Organisation mondiale contre la torture. Le Pacte et son Protocole facultatif sont entrés en vigueur pour la Jamahiriya arabe libyenne le 15 août 1970 et le 16 août 1989, respectivement.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur est le frère cadet d’Abu Bakar El Hassy. À l’époque de la monarchie, la famille El Hassy était une famille influente qui a ensuite fait l’objet de brimades et vexations de la part du régime politique actuel. Le père, ancien maire d’Al‑Bayda, a été contraint de démissionner après le coup d’État militaire du colonel Kadhafi. Après la mort du père en 1974, le frère de l’auteur est devenu le principal soutien de la famille. C’était un homme d’affaires prospère, considéré comme une personne respectable dans sa communauté, qui servait de médiateur dans les litiges privés et faisait des donations à des organisations charitables.

2.2Au début des années 90, le frère de l’auteur s’est vu interdire de quitter sa ville natale par la police de la sûreté intérieure libyenne. Entre 1993 et 1995, il était tenu de se présenter régulièrement dans les bureaux de la sûreté intérieure, où il était interrogé sur ses activités. Il a parfois été contraint de passer deux ou trois jours sur place pour répondre aux questions. Aucune charge n’a jamais été officiellement retenue contre lui. En juillet 1993, la sûreté intérieure a perquisitionné à son domicile sans mandat et saisi tous ses livres et ses possessions personnelles. Il a été menotté, conduit à Tripoli et maintenu en détention pendant deux mois environ. Il a ensuite été remis en liberté et il est rentré chez lui. Là encore, il n’a jamais été officiellement inculpé.

2.3Au début de l’année 1995, le frère de l’auteur a été de nouveau arrêté, envoyé à Tripoli et détenu pendant un mois. Après sa libération, il devait se présenter à la police tous les jours. Le 25 mars 1995, ou à peu près à cette date, une unité de police s’est présentée à son domicile pour l’arrêter, et lui a passé un sac noir sur la tête. Sa mère et certains de ses frères et sœurs ont assisté à l’arrestation. Le même jour, l’auteur a lui‑même été arrêté également à Benghazi alors qu’il suivait un cours à l’université.

2.4Le frère de l’auteur a été conduit à la prison d’Abu Salim, à Tripoli, et a été placé dans ce que l’on appelle «l’unité militaire». En attendant qu’on lui attribue une véritable cellule, il a été placé dans une zone de toilettes jouxtant la cellule de l’auteur. Lorsqu’un gardien de la prison a découvert que les deux frères pouvaient communiquer par un trou dans le mur, il a roué de coups le frère de l’auteur. Selon les témoignages d’autres détenus qui ont parlé à l’auteur en mars et en avril 1995, le frère de l’auteur était constamment interrogé et systématiquement passé à tabac par les fonctionnaires pénitentiaires. Il a commencé à avoir des problèmes de santé à cause de ces mauvais traitements et des mauvaises conditions de détention, à savoir notamment le manque d’eau et de nourriture et l’humidité, la chaleur et l’absence de ventilation dans les cellules. Le 20 mai 1995, approximativement, il a été libéré et a quitté la prison d’Abu Salim. Il est retourné chez lui mais est resté soumis à une étroite surveillance avec obligation de se présenter chaque jour à la sûreté intérieure.

2.5Le 24 août 1995, ou à peu près à cette date, le frère de l’auteur a été de nouveau arrêté et conduit à la prison d’Abu Salim, où il a été placé dans «l’unité centrale» pendant dix jours environ puis transféré à «l’unité militaire». L’auteur explique que «l’unité militaire» est réservée aux membres de l’armée qui purgent des peines de prison, encore qu’il y ait des exceptions à cette règle. Les dissidents politiques étaient détenus dans l’unité centrale, où les conditions de détention étaient bien pires. Un jour, le frère de l’auteur a été amené par erreur dans la cellule de l’auteur et ce dernier a pu constater que son frère était dans un très mauvais état de santé, en raison des passages à tabac et des mauvaises conditions carcérales.

2.6Au début du mois de mai 1996, le frère de l’auteur a été transféré de nouveau à l’unité centrale avec une vingtaine d’autres détenus. En juin 1996, les conditions de détention à l’unité centrale (à savoir, le manque d’eau et de nourriture correcte, les tabassages constants, le surpeuplement et la chaleur) ont été à l’origine de troubles qui ont ensuite été qualifiés par les autorités d’«émeute». Les conditions carcérales qui ont fait éclater l’«émeute» d’Abu Salim ont été abondamment décrites par les grandes organisations non gouvernementales et par le Rapporteur spécial sur la torture. Après l’«émeute», les gardiens de prison habituels ont été remplacés par une unité militaire spéciale. À la fin du mois de juin 1996, les forces militaires spéciales ont pris d’assaut l’unité centrale et ont tué un grand nombre de détenus. Pendant plusieurs jours, les détenus de l’autre unité, parmi lesquels l’auteur, ont entendu des coups de feu et les cris des détenus que l’on massacrait.

2.7L’auteur n’a eu aucune nouvelle de son frère, et ne l’a pas vu non plus depuis ces événements. L’auteur lui‑même a été détenu à Abu Salim pendant quatre ans encore jusqu’en juillet 2000: a priori, si son frère avait survécu, il l’aurait rencontré ou aurait eu de ses nouvelles. Cela n’ayant pas été le cas, l’auteur a de bonnes raisons de croire que son frère a été tué lors du massacre. Néanmoins, les autorités libyennes n’ont donné à la famille de l’auteur aucune information sur le sort du frère de l’auteur ou l’endroit où il se trouverait. Elles n’ont pas non plus confirmé sa mort ni restitué le corps pour qu’il soit enterré. C’est pourquoi l’auteur ne peut être tout à fait certain de la mort de son frère, et il continue de vivre dans cet état affreusement douloureux d’incertitude. Toutes les tentatives faites par la famille pour se renseigner sur le sort du frère de l’auteur sont restées vaines. L’un de ses frères s’est même rendu à la prison d’Abu Salim pour prendre de ses nouvelles et les responsables de la prison lui ont bien fait savoir qu’il ne devait plus jamais poser de telles questions.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que son frère est victime d’une violation du paragraphe 3 de l’article 2. Il invoque l’Observation générale no 6, dans laquelle le Comité déclare que «les États doivent mettre en place des moyens et des procédures efficaces pour mener des enquêtes approfondies sur les cas de personnes disparues dans des circonstances pouvant impliquer une violation du droit à la vie». Il rappelle que, si la victime disparue est décédée en détention, il incombe à l’État partie d’expliquer comment la victime a trouvé la mort et d’informer la famille du lieu où se trouve le corps. En l’espèce, l’État partie n’a pris aucune mesure pour mener une enquête sur la disparition du frère de l’auteur et n’a fourni aucune information à la famille sur l’endroit où il se trouve ni sur son sort depuis plus de dix ans. Aucun agent de l’État n’a été poursuivi et aucune indemnité n’a jamais été versée à la famille. Si le frère de l’auteur est décédé, ce qui est probablement le cas, l’État partie a également manqué à son devoir d’informer la famille sur la manière dont il est mort ou sur l’endroit où se trouvent ses restes. L’auteur fait donc valoir que les faits de la cause font apparaître une violation du droit à un recours garanti au paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte.

3.2L’auteur fait valoir que l’on peut supposer que son frère a été arbitrairement privé de la vie en violation de l’article 6 du Pacte. Il estime qu’il n’était pas raisonnablement nécessaire de tuer tant de prisonniers à la prison d’Abu Salim en 1996 pour protéger des vies ou empêcher des évasions. Selon les estimations, il y aurait encore pas moins de 250 détenus portés disparus. À lui seul, le nombre de prisonniers tués pendant l’incident indique que l’intervention de l’État partie était disproportionnée à tout objectif légitime de maintien de l’ordre. L’État partie a tenté de se dérober à toute responsabilité dans le massacre en bloquant toute enquête internationale et intérieure sur le déroulement des faits. Cela autorise à penser que le Gouvernement veut dissimuler quelque chose.

3.3L’auteur affirme que son frère est également victime de violations de l’article 7 et du paragraphe 1 de l’article 10. Premièrement, son frère a été détenu à plusieurs reprises au secret, dont deux fois à la prison d’Abu Salim, c’est-à-dire du 25 mars 1995 environ au 20 mai 1995, puis du 24 août 1995 jusqu’à maintenant. À aucun moment pendant sa détention il n’a eu la possibilité de s’entretenir avec un avocat ou avec sa famille, ou avec qui que ce soit du monde extérieur. L’auteur estime que les détentions successives et prolongées au secret imposées à son frère, dont la seconde à la prison d’Abu Salim aura duré dix ans s’il est encore en vie ou environ dix mois s’il a été tué en 1996, constituent une torture et un traitement cruel et inhumain et qu’il y a violation de l’article 7 et du paragraphe 1 de l’article 10. Deuxièmement, l’auteur rappelle que son frère a été systématiquement tabassé pendant les interrogatoires et une autre fois aussi pour avoir tenté de communiquer avec son frère. Les récits qu’ont faits à l’auteur des témoins oculaires à la prison, ainsi que la dégradation physique que l’auteur a pu observer lui‑même ensuite sur son frère, concordent avec ce que l’on sait des pratiques de torture et des mauvais traitements infligés aux prisonniers à la prison d’Abu Salim dans les années 90. Troisièmement, l’auteur fait valoir que son frère a été détenu dans des conditions mettant la vie en danger, à savoir des cellules très surpeuplées, une mauvaise ventilation, une alimentation insuffisante et irrégulière, l’absence de soins médicaux et des conditions d’hygiène insuffisantes. Il rappelle que le Comité a toujours conclu que de telles conditions constituaient une violation de l’article 7.

3.4L’auteur affirme que son frère est victime de violations de l’article 9. En ce qui concerne le paragraphe 1 de l’article 9, son frère a été arrêté à plusieurs reprises sans mandat et détenu au secret pendant des périodes prolongées, mais n’a jamais été inculpé ni reconnu coupable d’un crime ou d’une autre infraction. En ce qui concerne le paragraphe 2 de l’article 9, il n’a jamais été informé des motifs de ses arrestations multiples ni des charges retenues contre lui. En ce qui concerne le paragraphe 3 de l’article 9, il n’a jamais été déféré devant un juge. En ce qui concerne le paragraphe 4 de l’article 9, les autorités l’ont mis dans l’impossibilité de contester la légalité de sa détention en le «faisant disparaître». En ce qui concerne le paragraphe 5 de l’article 9, les autorités l’ont mis dans l’impossibilité de demander réparation pour les arrestations et détentions illégales dont il a fait l’objet.

3.5L’auteur pour sa part se dit victime d’une violation de l’article 7, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, en raison de l’angoisse qu’a provoquée chez lui la disparition de son frère. Cette angoisse a été exacerbée par le fait que l’auteur a été témoin de la dégradation physique et psychologique de son frère en prison avant sa disparition, sachant qu’il était soumis à la torture. En outre, il était présent à la prison d’Abu Salim lorsque les forces militaires spéciales ont pris d’assaut l’unité où son frère était détenu et il a pu entendre les coups de feu et les cris des prisonniers qui étaient massacrés.

3.6En ce qui concerne la question de l’épuisement des recours internes, l’auteur rappelle que depuis qu’il était sorti de la prison d’Abu Salim en juillet 2000, il était tenu de se présenter régulièrement au commissariat de police local, où il était régulièrement menacé d’être remis en détention au cas où il aurait l’intention de déposer une plainte en justice. Il affirme qu’il n’existe pas de recours en cas de violation des droits de l’homme en Libye, car le pouvoir judiciaire n’est pas indépendant de l’exécutif. Il n’y a pratiquement aucun cas de poursuite contre des fonctionnaires du Gouvernement pour violation des droits de l’homme qui ait abouti et le régime ne s’est jamais expliqué sur le sort des personnes disparues et n’a jamais fait d’enquête ni poursuivi les fonctionnaires responsables de ces disparitions. L’auteur affirme en outre qu’il n’était pas en mesure de s’adresser au système judiciaire pour demander une enquête sur le sort de son frère porté disparu car cela l’aurait exposé, lui et sa famille, à un risque élevé de représailles de la part d’agents de l’État, d’autant plus, spécialement, qu’il avait été en détention pendant plus de cinq ans et que sa famille et lui ont été menacés à plusieurs reprises par la sûreté intérieure. L’auteur cite plusieurs cas de personnes qui ont été tuées après avoir cherché à se renseigner sur le sort d’un proche détenu. Il rappelle aussi que l’un de ses frères s’est rendu à la prison d’Abu Salim pour s’enquérir du sort du frère disparu, ce qui lui a valu des menaces.

3.7L’auteur demande au Comité de recommander à l’État partie de mener une enquête approfondie sur les circonstances de la disparition de son frère et d’en communiquer rapidement les résultats à la famille, et de le libérer immédiatement s’il est toujours détenu à la prison d’Abu Salim ou de restituer ses restes à la famille s’il est mort, de traduire en justice les responsables des mauvais traitements subis par son frère, de sa disparition et de sa mort; d’adopter les mesures nécessaires pour que l’auteur et sa famille reçoivent une réparation intégrale pour les violations subies et les mesures nécessaires pour que des violations analogues ne se reproduisent pas.

Défaut de coopération de l’État partie

4.Le 9 mai 2006, le 20 septembre 2006 et le 28 novembre 2006, l’État partie a été prié de communiquer des informations sur la recevabilité et le fond de la communication. Le Comité note qu’il n’a pas reçu les informations demandées. Il regrette que l’État partie n’ait apporté aucune information au sujet de la recevabilité ou du fond des griefs de l’auteur. Il rappelle qu’aux termes du Protocole facultatif, l’État partie concerné est tenu de soumettre par écrit au Comité des explications ou déclarations éclaircissant la question et indiquant, le cas échéant, les mesures qu’il pourrait avoir prises pour remédier à la situation. En l’absence d’une réponse de l’État partie, le Comité doit accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur, dans la mesure où elles sont suffisamment étayées.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

5.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son Règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

5.2Le Comité s’est assuré que la même question n’est pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement, aux fins du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif.

5.3En ce qui concerne l’épuisement des recours internes, le Comité rappelle avec préoccupation que, malgré les trois rappels qui lui ont été envoyés, l’État partie ne lui a fait parvenir aucune information ou observation sur la recevabilité ou le fond de la communication. Le Comité en conclut que rien ne s’oppose à ce qu’il examine la communication conformément au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif. Ne voyant aucune autre raison de considérer la communication comme irrecevable, il passe à l’examen quant au fond des griefs présentés par l’auteur au titre de l’article 6, de l’article 7, de l’article 9, du paragraphe 1 de l’article 10 et du paragraphe 3 de l’article 2. Il note également que des questions peuvent se poser au regard de l’article 7 concernant la disparition du frère de l’auteur.

Examen au fond

6.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations soumises par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

6.2En ce qui concerne l’allégation de détention au secret du frère de l’auteur, le Comité reconnaît le degré de souffrance qu’implique une détention sans contact avec le monde extérieur pendant une durée indéfinie. Il rappelle son Observation générale no 20 relative à l’article 7, dans laquelle il recommande aux États parties de prendre des dispositions pour interdire la détention au secret. Il note que l’auteur affirme que son frère a été détenu au secret à plusieurs reprises, dont deux fois à la prison d’Abu Salim, du 25 mars 1995 environ au 20 mai 1995, puis de nouveau du 24 août 1995 jusqu’à maintenant. Le Comité note que l’auteur a été détenu dans la même prison et a vu son frère à plusieurs occasions, mais n’a pas été autorisé à communiquer avec lui. Dans ces conditions, et en l’absence de toute explication fournie par l’État partie à ce sujet, il convient d’accorder tout le crédit voulu aux allégations de l’auteur. Le Comité conclut que le fait de maintenir le frère de l’auteur en captivité et de l’empêcher de communiquer avec sa famille et le monde extérieur constitue une violation de l’article 7 du Pacte.

6.3En ce qui concerne les passages à tabac auquel le frère de l’auteur aurait été soumis, le Comité note que des témoins oculaires, à la prison, ont informé l’auteur que son frère était battu violemment et systématiquement pendant les interrogatoires. En outre, l’auteur lui‑même a été témoin de la dégradation de l’état de santé de son frère. Dans ces conditions, et là encore en l’absence de toute explication fournie par l’État partie à ce sujet, le Comité doit accorder tout le crédit voulu aux allégations de l’auteur. Le Comité conclut que le traitement auquel le frère de l’auteur a été soumis à la prison d’Abu Salim constitue une violation de l’article 7.

6.4En ce qui concerne les griefs relatifs aux conditions de détention à Abu Salim, le Comité note les allégations de l’auteur selon lesquelles les conditions de détention infligées à son frère mettaient sa vie en danger. Il réaffirme que les personnes privées de liberté ne doivent pas subir de privations ou de contraintes autres que celles qui sont inhérentes à la privation de liberté et qu’elles doivent être traitées avec humanité et dans le respect de leur dignité. En l’absence d’informations fournies par l’État partie sur les conditions de détention à la prison d’Abu Salim, où le frère de l’auteur a été détenu, le Comité conclut à une violation du paragraphe 1 de l’article 10.

6.5Pour ce qui est du grief de violation de l’article 9, les informations dont le Comité est saisi montrent que le frère de l’auteur a été arrêté à plusieurs reprises par des agents de l’État partie sans mandat et détenu au secret sans être jamais informé des motifs de ses arrestations ni des charges retenues contre lui. Le Comité rappelle que le frère de l’auteur n’a jamais été présenté à un juge et n’a jamais pu contester la légalité de sa détention. En l’absence de toute explication pertinente fournie par l’État partie, le Comité conclut à une violation de l’article 9.

6.6En ce qui concerne l’allégation de disparition du frère de l’auteur, le Comité rappelle la définition de la disparition forcée donnée au paragraphe 2 i) de l’article 7 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale: «Par “disparitions forcées”, on entend les cas où des personnes sont arrêtées, détenues ou enlevées par un État ou une organisation politique ou avec l’autorisation, l’appui ou l’assentiment de cet État ou de cette organisation, qui refuse ensuite d’admettre que ces personnes sont privées de liberté ou de révéler le sort qui leur est réservé ou l’endroit où elles se trouvent, dans l’intention de les soustraire à la protection de la loi pendant une période prolongée.». Tout acte conduisant à une disparition de ce type constitue une violation d’un grand nombre de droits consacrés dans le Pacte, notamment le droit de tout individu à la liberté et à la sécurité de sa personne (art. 9), le droit de ne pas être soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (art. 7) et le droit de toute personne privée de sa liberté d’être traitée avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine (art. 10). Il viole en outre le droit à la vie ou le met gravement en danger (art. 6). Dans le cas à l’examen, la disparition de son frère remontant à juin 1996, l’auteur invoque le paragraphe 3 de l’article 2.

6.7Le Comité note que l’État partie n’a pas répondu aux allégations de l’auteur concernant la disparition forcée de son frère. Il réaffirme que la charge de la preuve ne doit pas incomber uniquement à l’auteur d’une communication, d’autant plus que l’auteur et l’État partie n’ont pas toujours un accès égal aux éléments de preuve et que souvent seul l’État partie dispose des renseignements nécessaires. Il ressort implicitement du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif que l’État partie est tenu d’enquêter de bonne foi sur toutes les allégations de violations du Pacte portées contre lui et ses représentants et de transmettre au Comité les renseignements qu’il détient. Dans les cas où les allégations sont corroborées par des éléments crédibles apportés par l’auteur et où tout éclaircissement supplémentaire dépend de renseignements que l’État partie est seul à détenir, le Comité peut considérer ces allégations comme suffisamment étayées si l’État partie ne les réfute pas en apportant des preuves et des explications satisfaisantes.

6.8Dans la présente affaire, le conseil a informé le Comité que le frère de l’auteur a disparu en juin 1996 à la prison d’Abu Salim où l’auteur et d’autres détenus l’ont vu pour la dernière fois, et que sa famille ne sait toujours pas ce qui lui est arrivé. En l’absence de toute observation de l’État partie sur la disparition du frère de l’auteur, le Comité considère que cette disparition constitue une violation de l’article 7.

6.9L’auteur invoque le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, qui fait aux États parties obligation de garantir à toute personne des recours accessibles, utiles et exécutoires pour faire valoir les droits garantis dans le Pacte. Le Comité attache de l’importance à la mise en place par les États parties de mécanismes juridictionnels et administratifs appropriés pour examiner les plaintes pour violation de droits dans leur ordre juridique interne. Il rappelle son Observation générale no 31, dans laquelle il indique notamment que le fait pour un État partie de ne pas mener d’enquête sur des violations présumées pourrait en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte. En l’espèce, les renseignements donnés au Comité montrent que le frère de l’auteur n’a pas eu accès à un recours utile, ce qui conduit le Comité à conclure que les faits dont il est saisi font apparaître une violation du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, lu conjointement avec l’article 7.

6.10Quant à la violation possible de l’article 6 du Pacte, le Comité note que l’auteur ne l’a pas expressément prié de conclure au décès de son frère. En outre, tout en invoquant l’article 6, l’auteur demande aussi la libération de son frère, indiquant qu’il n’a pas abandonné l’espoir de le voir réapparaître. Le Comité considère qu’en de telles circonstances il ne lui appartient pas de formuler aucune constatation au titre de l’article 6.

6.11En ce qui concerne l’auteur lui‑même, le Comité relève l’angoisse et la détresse que lui a causée la disparition de son frère depuis juin 1996. En conséquence, il est d’avis que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 7 du Pacte à l’égard de l’auteur lui‑même.

7.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, est d’avis que les faits dont il est saisi font apparaître des violations par l’État partie du paragraphe 3 de l’article 2, lu conjointement avec l’article 7, de l’article 7 lu séparément, de l’article 9 et du paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte à l’égard du frère de l’auteur, et de l’article 7 du Pacte à l’égard de l’auteur lui‑même.

8.Conformément au paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile, consistant notamment à mener une enquête approfondie et diligente sur la disparition et le sort du frère de l’auteur, à le remettre immédiatement en liberté s’il est encore en vie, à informer comme il convient sur les résultats de son enquête et à indemniser de façon appropriée l’auteur et sa famille pour les violations subies par le frère de l’auteur. Le Comité estime que l’État partie a le devoir de mener des enquêtes approfondies sur les violations supposées des droits de l’homme, en particulier lorsqu’il s’agit de disparitions forcées et d’actes de torture, et aussi d’engager des poursuites contre les personnes tenues pour responsables de ces violations, de les juger et de les punir. L’État partie est en outre tenu de prendre des mesures pour empêcher que des violations analogues ne se reproduisent à l’avenir.

9.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y a eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingt jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

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