NATIONS UNIES

CCPR

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr.RESTREINTE*

CCPR/C/95/D/1457/200624 avril 2009

FRANÇAISOriginal: ESPAGNOL

COMITÉ DES DROITS DE L’HOMMEQuatre-vingt-quinzième session16 mars‑3 avril 2009

CONSTATATIONS

Communication n o  1457/2006

Présentée par:

Ángela Poma Poma (représentée par un conseil, Tomás Alarcón)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Pérou

Date de la communication:

28 décembre 2004 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du Règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 28 février 2006 (non publiée sous forme de document)

Date de l’adoption des constatations:

27 mars 2009

Objet: Captage d’eaux qui irriguaient des terres autochtones

Questions de procédure: Soumission de la même plainte à une autre procédure internationale d’enquête ou de règlement; griefs insuffisamment étayés

Questions de fond: Droit à un recours utile; droit à l’égalité devant les tribunaux; droit à la vie privée et à la vie de famille; droit des minorités à leur propre vie culturelle

Articles du Pacte: 1 (par. 2), 2 (par. 3), 17 et 27

Articles du Protocole facultatif: 2 et 5 (par. 2 a))

Le 27 mars 2009, le Comité des droits de l’homme a adopté le texte en annexe en tant que constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif concernant la communication no 1457/2006.

[ANNEXE]

ANNEXE

CONSTATATIONS DU COMITÉ DES DROITS DE L ’ HOMME AU TITRE DU PARAGRAPHE 4 DE L ’ ARTICLE 5 DU PROTOCOLE FACULTATIF SE RAPPORTANT AU PACTE INTERNATIONAL RELATIF AUX DROITS CIVILS ET POLITIQUES

Quatre-vingt-quinzième session

concernant la

Communication n o 1457/2006 **

Présentée par:

Ángela Poma Poma (représentée par un conseil, Tomás Alarcón)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Pérou

Date de la communication:

28 décembre 2004 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l ’ homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 27 mars 2009,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1457/2006 présentée au nom d’Ángela Poma Poma en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l ’ article 5 du Protocole facultatif

1.L’auteur de la communication, datée du 28 décembre 2004, est Ángela Poma Poma, de nationalité péruvienne, née en 1950. Elle se déclare victime d’une violation par le Pérou du paragraphe 2 de l’article 1, du paragraphe 3 a) de l’article 2, du paragraphe 1 de l’article 14 et de l’article 17 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 3 janvier 1981. L’auteur est représentée par un conseil, Tomás Alarcón.

Exposé des faits

2.1L’auteur et ses enfants sont propriétaires de l’exploitation «Parco − Viluyo» dans le district de Palca (province et région de Tacna). Ils vivent de l’élevage de camélidés sud-américains (lamas, alpagas et quelques autres espèces moins répandues), activité qui représente leur unique moyen de subsistance. L’exploitation est située à 4 000 mètres d’altitude sur le haut plateau andin, région dans laquelle ne se trouvent que des pâturages et des sources souterraines qui alimentent les «bofedales», zones humides naturelles de ce haut plateau. La propriété s’étend sur 350 hectares de pâturages et est traversée par un «bofedal», qui correspond à l’ancien lit de l’Uchusuma, cours d’eau dont plus de huit familles sont tributaires.

2.2Dans les années 50, l’État a détourné le cours du fleuve Uchusuma, privant les zones humides situées sur les terres de l’auteur des eaux superficielles qui les irriguaient et permettaient au fourrage de pousser. Les zones humides ont toutefois continué à être alimentées par des affleurements d’eaux souterraines trouvant leur source dans la zone de Patajpujo, en amont de la propriété. Or, dans les années 70, l’État a foré dans la zone de Patajpujo des puits (dits «puits d’Ayro») pour le captage des eaux souterraines, avec pour conséquences une baisse marquée du degré d’humidité des pâturages et l’épuisement des points d’eau servant aux humains et aux animaux. D’après l’auteur, ces forages ont provoqué l’assèchement progressif des «bofedales», endroits où les familles touchées, descendantes du peuple aymara, pratiquent l’élevage des lamas et des alpagas selon des coutumes ancestrales, véritable patrimoine conservé depuis des millénaires.

2.3Dans les années 80, l’État partie a poursuivi la mise en œuvre d’un projet de dérivation de l’eau de la cordillère des Andes vers la côte du Pacifique afin d’approvisionner la ville de Tacna. Au début des années 90, le Gouvernement péruvien a approuvé un nouveau projet appelé «Projet spécial de Tacna» placé sous la conduite de l’Institut national pour le développement (INADE). Il s’agissait de construire 12 nouveaux puits dans la région d’Ayro et il était prévu d’en forer 50 autres par la suite. L’auteur souligne que ce projet a accéléré le processus d’assèchement et de dégradation des 10 000 hectares de pâturages de la communauté aymara, avec pour conséquence la mort de très nombreuses têtes de bétail. Les travaux ont été effectués sans l’approbation préalable des résultats d’une étude d’impact sur l’environnement, pourtant obligatoire en vertu de l’article 5 du Code de l’environnement et des ressources naturelles. Les puits n’ont en outre pas été inscrits au registre des ressources hydriques de l’Institut national des ressources naturelles (INRENA).

2.4En 1994, des membres de la communauté aymara ont manifesté dans la région d’Ayro et ont été réprimés par la police et l’armée. L’auteur affirme que le chef de la communauté, Juan Cruz Quispe, qui avait empêché la construction des 50 puits prévus dans le cadre du Projet spécial de Tacna, a été assassiné dans le district de Palca sans qu’une enquête soit menée sur ce crime.

2.5Selon l’auteur, la vague de protestations des autochtones, qui avaient notamment soumis une plainte collective au Gouvernement le 14 décembre 1997, a abouti à l’arrêt de l’exploitation de 6 des 12 puits construits dans la région d’Ayro, notamment du «puits no 6» considéré particulièrement préjudiciable pour les intérêts des autochtones. Ce puits a été cédé à l’Entreprise de prestations de services d’assainissement de Tacna (EPS Tacna), qui relève de la municipalité.

2.6Le dossier contient une copie d’un mémoire adressé le 31 mai 1999 par l’INADE à l’INRENA, qui relève du Ministère de l’agriculture, dans le prolongement d’une mission consultative effectuée par un membre du Parlement, dans lequel il était indiqué qu’EPS Tacna, avait, en accord avec l’ex-ONERN (devenu l’INRENA), réalisé une étude d’impact sur l’environnement dans laquelle figurait la conclusion suivante: «l’impact prévisible sur l’écosystème est globalement modéré et l’exploitation des ressources en eaux souterraines ne devrait guère être affectée car les prélèvements envisagés sont minimes par rapport au volume des réserves renouvelables calculées ressortant des études hydrogéologiques».

2.7Dans le dossier figure en outre une copie d’un mémoire de l’INRENA, en date d’avril 2000, dans lequel il est constaté que l’Institut n’avait reçu du Projet spécial de Tacna aucune étude d’impact sur l’environnement et, par conséquent, n’avait pas donné son approbation à la mise en service des puits.

2.8L’auteur a en outre transmis au Comité une copie d’un rapport établi en 2000 par le Bureau du Défenseur du peuple, dans lequel il était recommandé au Directeur exécutif du Projet spécial de Tacna de soumettre à l’INRENA une étude d’impact sur l’environnement et des comptes rendus des activités menées au titre du Projet afin que l’Institut puisse procéder à une évaluation et rendre un avis.

2.9En 2002, la société EPS Tacna a remis le puits no 6 en service afin de capter davantage d’eau. Auparavant, l’auteur avait déposé auprès du Procureur du premier tribunal de Tacna une plainte pénale contre le Directeur de cette société pour délit écologique, spoliation et dommages, plainte qui a été rejetée. Le 17 septembre 2003, l’auteur a saisi le Procureur général, qui a ordonné une inspection des puits par le Bureau du Procureur et la police. À l’issue de l’inspection, le Procureur du premier tribunal de Tacna a estimé qu’il existait des indices de délit et a saisi le premier tribunal de Tacna d’une plainte pénale visant le directeur de la société EPS Tacna pour altération du milieu naturel, rural ou urbain, délit écologique visé dans le Code pénal.

2.10Un an environ après le dépôt de la plainte, le juge du premier tribunal de Tacna s’est dessaisi de l’affaire parce que son épouse était le conseil juridique de la société en cause; l’affaire a été confiée au deuxième tribunal pénal de Tacna, lequel a, le 13 juillet 2004, estimé que l’action ne pouvait pas être engagée au motif d’un manquement à une règle de procédure, à savoir l’absence de rapport de l’autorité publique compétente, l’INRENA. En vertu de cette règle légale, une procédure ne peut être engagée tant que l’autorité compétente n’a pas soumis un rapport établissant la présomption de commission d’un délit écologique. L’auteur affirme que le Procureur a insisté pour que l’affaire soit instruite en faisant valoir que le rapport de l’INRENA figurait bien dans les pièces du dossier, mais que le juge a néanmoins classé l’affaire.

2.11Le 10 janvier 2005, le Procureur a ajouté le délit de spoliation d’eaux, visé à l’article 203 du Code pénal, à la plainte dont était saisi le deuxième tribunal pénal. Il a estimé que les eaux superficielles et souterraines de la zone d’Ayro avaient jusque-là été utilisées pacifiquement selon les us et coutumes et que les activités entreprises dans le cadre du Projet spécial de Tacna, qui n’avaient donné lieu ni à des consultations ni à une autorisation par les autorités compétentes, s’étaient traduites par un détournement des eaux de leur cours habituel, portant ainsi préjudice à l’auteur. Cette plainte a été jugée irrecevable. Le Procureur a formé des recours en réexamen et en appel contre cette décision, mais ils ont été déclarés infondés. Par la suite, le Procureur a déposé une plainte, laquelle a été déclarée infondée le 24 juin 2005 au motif qu’il n’avait pas fait appel de la décision du 13 juillet 2004 et que l’adjonction de nouveaux éléments à la plainte de l’auteur était inappropriée.

2.12L’auteur a également saisi l’INADE, qui lui a répondu que les responsables du Projet spécial de Tacna faisaient l’objet d’investigations pour irrégularités car suspectés d’avoir engagé des négociations avec le Chili en vue du partage des eaux souterraines du littoral de Tacna. C’est ainsi que l’auteur a appris qu’il existait des réserves d’eau dans le sous-sol du littoral de Tacna et qu’il n’était donc pas nécessaire de continuer à exploiter les puits d’Ayro. Le 11 novembre 2004, l’INADE a fait savoir qu’il était impossible d’ouvrir une enquête. L’auteur s’est ainsi retrouvée sans la moindre possibilité de faire élucider les faits. Trois ans auparavant, ces faits avaient aussi été portés à l’attention de l’autorité responsable des affaires autochtones du Gouvernement péruvien, la CONAPA, qui n’avait pas adopté la moindre mesure en la matière.

2.13L’auteur fait valoir qu’elle a utilisé toutes les voies de recours internes disponibles sans obtenir que l’affaire soit jugée. Elle ajoute que le Code de procédure constitutionnelle dispose que les recours en amparo ou en habeas corpus ne sont recevables que s’ils sont introduits pour déni de justice, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur fait valoir que l’État partie a commis une violation du paragraphe 2 de l’article 1 du Pacte parce que le détournement des eaux souterraines des terres de la communauté a entraîné la destruction de l’écosystème du haut plateau, la dégradation des terres et l’assèchement des zones humides. De ce fait des milliers de bêtes sont mortes, ce qui a provoqué l’effondrement du seul système de subsistance de la communauté − le pastoralisme et l’élevage de lamas et d’alpagas − et plongé ses membres dans la misère, en les privant de leurs moyens de subsistance.

3.2L’auteur fait valoir également qu’elle a été privée du droit de former un recours utile, en violation du paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte. En exigeant l’établissement d’un rapport par l’autorité publique compétente afin que le juge puisse instruire l’affaire, l’État devient à la fois juge et partie et se prononce sur l’existence ou non d’un délit avant même que le véritable juge ait pu le faire. L’auteur dénonce en outre le fait que le Code pénal ne prévoit pas le délit de spoliation d’eaux utilisées par les autochtones aux fins de leurs activités ancestrales. Enfin, elle affirme avoir épuisé les recours.

3.3L’auteur estime que les faits décrits constituent une ingérence dans sa vie et son activité familiale, en violation de l’article 17 du Pacte. La pénurie d’eau a porté une grave atteinte à son seul mode de subsistance, à savoir le pastoralisme et l’élevage de lamas et d’alpagas. L’État partie ne peut la contraindre ni à changer de mode de vie ni à se tourner vers une activité qui n’est pas la sienne et ne peut pas non plus s’opposer à sa volonté de continuer à vivre sur les terres de ses ancêtres. Sa vie privée et familiale se définit par ses coutumes, ses relations sociales, la langue aymara, les formes de pastoralisme, les soins aux animaux. Le détournement des eaux a compromis tout cela.

3.4L’auteur affirme que les autorités politiques et judiciaires n’ont pas pris en considération les arguments de la communauté et de ses représentants parce qu’il s’agit d’autochtones, ce qui constitue une violation du droit à l’égalité devant les tribunaux reconnu au paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte.

Observations de l ’ État partie sur la recevabilité et le fond

4.1Le 26 mai 2006, l’État partie a adressé des observations concernant la recevabilité et le fond de la communication. Il a fait valoir que la fille de l’auteur avait adressé à la Commission des droits de l’homme des Nations Unies au titre de la procédure 1503 une communication portant sur les mêmes faits, et que, dès lors, le grief serait irrecevable en vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif.

4.2Sur le fond, l’État partie indique que le captage d’eau par EPS Tacna n’était pas subordonné à l’approbation d’une étude d’impact sur l’environnement et se faisait conformément à l’ordre de priorité d’utilisation défini dans la loi générale sur l’eau, laquelle fixait l’ordre de préférence dans l’utilisation de l’eau et classait comme usage prioritaire l’approvisionnement de la population en eau potable. La plupart des puits avaient de plus été forés avant l’entrée en vigueur du Code de l’environnement et des ressources naturelles (décret législatif no 613), promulgué en septembre 1990, texte qui avait rendu obligatoire la réalisation d’une étude d’impact sur l’environnement avant l’exécution de travaux.

4.3Donnant suite aux recommandations du Bureau du Défenseur du peuple, le Projet spécial de Tacna a chargé l’INRENA de réaliser une étude d’impact sur l’environnement, qui a abouti à la formulation de recommandations et de mesures techniques que le Projet spécial de Tacna met en œuvre depuis 1997. Cette étude a en outre été actualisée en décembre 2000 et soumise à l’INRENA pour évaluation. Dans un rapport en date du 12 juillet 2001, le Bureau régional de l’agriculture de Tacna a constaté que la mise en exploitation des eaux souterraines avait effectivement été lancée de façon irrégulière par EPS Tacna, mais que le débit de captage n’affectait pas les réserves naturelles et que le prélèvement de ces ressources hydriques constituait un apport indispensable à la satisfaction des besoins en eau des habitants et de l’agriculture de la vallée de Tacna et devait donc se poursuivre. Par une lettre en date du 20 février 2006, le Bureau du Défenseur du peuple a informé l’auteur des actions entreprises et du fait que le Projet spécial de Tacna avait réalisé une étude d’impact sur l’environnement. Par une nouvelle lettre, en date du 20 mars 2006, le même Bureau a annoncé à l’auteur que l’affaire devait être considérée comme classée.

4.4L’État partie indique que le Projet spécial de Tacna assure l’exploitation des puits aussi bien dans le respect de la Constitution et de la législation en vigueur au Pérou que du Pacte. Il souligne que le Bureau du Défenseur du peuple avait constaté, après la construction des puits, que l’État avait pris des dispositions en vue de la réalisation d’études, raison pour laquelle le Bureau avait mis un terme à son intervention sans avoir mis en évidence de violations de droits fondamentaux par l’État. Dans les cas où l’État a estimé que les activités menées par le Projet spécial de Tacna avaient causé des préjudices, les dénonciations et plaintes ont été prises en considération.

4.5L’État partie ajoute que le présumé dommage infligé à l’écosystème n’a été prouvé ni sur le plan technique ni sur le plan juridique et que la violation des droits de l’auteur, de sa famille et d’autres membres de la Communauté d’Ancomarca n’a pas été démontrée.

4.6En ce qui concerne la violation présumée de l’article 2 du Pacte, l’État partie fait valoir que la plainte pénale déposée par l’auteur a été rejetée pour défaut de fondement technique. Il considère que l’imposition de la règle technique mentionnée ne constitue pas une violation du droit à un recours utile, mais est liée à la nature de l’infraction faisant l’objet de la plainte et réprimée par la loi. Cette règle de procédure repose sur la nécessité de disposer du support technique requis pour donner au ministère public les moyens d’apprécier correctement la situation.

Commentaires de l ’ auteur

5.1Dans des commentaires en date du 12 juillet 2006, l’auteur réaffirme qu’en dépit de la plainte dont le ministère public avait saisi le tribunal pénal de Tacna, ce dernier avait refusé d’engager une action au motif d’une règle de procédure, en faisant valoir qu’il ne pouvait engager de poursuites pénales du chef de délits écologiques qui au moment des faits n’étaient pas encore qualifiés comme tels par l’autorité compétente, c’est-à-dire l’Institut national des ressources naturelles. Or, cet organisme public à caractère administratif est en l’espèce «juge et partie». L’auteur affirme que le juge d’instruction a rendu l’impunité possible en ne permettant pas que soit instruite l’affaire mettant en cause le directeur de l’entreprise concernée, l’auteur ayant ainsi été privée de toute possibilité de saisir la justice. Cette attitude est imputable au fait que l’État lui-même est le plus grand délinquant écologique, avec les organes publics des autorités régionales et municipales.

5.2L’auteur indique que la législation environnementale est le seul instrument dont disposent les communautés autochtones pour préserver l’intégrité de leurs terres et de leurs ressources naturelles. Elle affirme que l’État partie viole la Convention no 169 de l’OIT car le pays ne s’est doté d’aucune loi qui protège les communautés autochtones péruviennes lésées par des projets de développement.

5.3L’auteur a transmis au Comité un rapport intitulé «L’impact environnemental du projet de Vilavilani − quelques aspects géologiques et hydrologiques», établi en 2006 à titre privé par un géologue suisse, à la demande de la communauté. Ce rapport indique, entre autres, que le détournement de l’eau intensifie grandement les processus d’érosion et le transport de sédiments, ce qui a des répercussions sur les infrastructures de captage, d’irrigation et d’eau potable, tout en accentuant les graves problèmes de désertification et de stabilité morphodynamique de la zone, ce qui nuit à l’écosystème de toute la région.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2S’agissant de la question de l’examen de la même question par une autre procédure internationale d’enquête ou de règlement, le Comité prend note de l’objection de l’État partie qui indique que l’affaire aurait été présentée à la Commission des droits de l’homme en application de la procédure établie par la résolution 1503 (XLVIII) du Conseil économique et social, en date du 27 mai 1970. Il rappelle toutefois que cette procédure ne constitue pas une procédure d’examen ou de règlement au sens du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, étant donné que la nature de cette procédure est très différente de celle prévue par le Protocole facultatif en ce qu’elle ne permet pas l’examen de cas individuels et n’aboutit pas à une décision sur le fond.

6.3Le Comité prend note de la plainte déposée par l’auteur qui affirme que le détournement des eaux a provoqué l’assèchement et la dégradation des terres de sa communauté, dont une partie lui appartenait, et la mort du bétail, en violation de son droit de ne pas être privée de ses moyens de subsistance, consacré au paragraphe 2 de l’article premier du Pacte, et de son droit à la vie privée et familiale, protégé par l’article 17 du Pacte. Rappelant sa jurisprudence, il réaffirme que le Protocole facultatif établit une procédure permettant à des particuliers de présenter des allégations de violation de leurs droits individuels, à l’exclusion des droits énoncés à l’article premier du Pacte. Il fait observer en outre qu’en l’espèce les faits tels que les rapporte l’auteur au titre de l’article 17 soulèvent des questions en relation avec l’article 27. À cet égard, il relève que les observations de l’État partie sont de nature générale et ne portent pas sur la violation d’un article spécifique du Pacte.

6.4Le Comité estime que la plainte de l’auteur selon laquelle elle a été privée de son droit à un recours utile a été suffisamment étayée aux fins de la recevabilité dans la mesure où elle soulève des questions au regard de l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, lu conjointement avec l’article 27. En revanche, l’allégation de violation du paragraphe 1 de l’article 14 au motif que les autorités n’auraient pas tenu compte des griefs exposés parce qu’ils concernaient les membres d’une communauté autochtone n’a pas été suffisamment étayée pour être recevable et doit être déclarée irrecevable au titre du paragraphe 2 du Protocole facultatif.

6.5En conséquence, le Comité déclare la communication recevable en ce qui concerne les griefs formulés au titre de l’article 27 du Pacte, lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 a) de l’article 2.

Examen au fond

7.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties. La question à trancher est de savoir si les ouvrages de détournement des eaux ayant entraîné la dégradation des terres de l’auteur ont induit une violation des droits qui sont les siens en vertu de l’article 27 du Pacte.

7.2Le Comité rappelle son observation générale no 23 dans laquelle il est indiqué que l’article 27 du Pacte consacre un droit qui est conféré à des individus appartenant à des groupes minoritaires et qui est distinct ou complémentaire de tous les autres droits dont ils peuvent déjà jouir, conformément au Pacte, en tant qu’individus, en commun avec toutes les autres personnes. À certains égards, les droits reconnus à ces individus par cet article − par exemple le droit d’avoir sa propre vie culturelle − peuvent consister en un mode de vie étroitement associé au territoire et à l’utilisation de ses ressources. Ce pourrait être tout particulièrement le cas des membres des communautés autochtones constituant une minorité. Dans cette observation générale, il est en outre précisé au sujet de l’exercice des droits culturels consacrés à l’article 27 que la culture peut revêtir de nombreuses formes et s’exprimer notamment par un certain mode de vie associé à l’utilisation des ressources naturelles, en particulier dans le cas des populations autochtones. Ces droits peuvent porter sur l’exercice d’activités traditionnelles telles que la pêche ou la chasse et sur la vie dans les réserves protégées par la loi. L’exercice de ces droits peut exiger des mesures positives de protection prescrites par la loi et des mesures garantissant la participation effective des membres des communautés minoritaires à la prise des décisions les concernant. La protection de ces droits vise à assurer la survie et le développement permanent de l’identité culturelle, contribuant ainsi à enrichir l’édifice social dans son ensemble.

7.3Dans des affaires antérieures le Comité a constaté qu’au nombre des droits protégés par l’article 27 figure le droit pour des personnes d’avoir, en commun avec d’autres, des activités économiques et sociales qui s’inscrivent dans la culture de leur communauté. Dans le cas d’espèce, il est indiscutable que l’auteur est membre d’une minorité ethnique et que l’élevage de camélidés constitue un élément essentiel de la culture de la communauté aymara, dont c’est l’un des moyens de subsistance, et qu’il s’agit d’une pratique ancestrale transmise de père en fils. L’auteur elle-même exerce cette activité.

7.4Le Comité reconnaît qu’il est légitime pour un État partie de prendre des mesures visant à promouvoir son développement économique. Il rappelle cependant que cela ne doit pas porter atteinte aux droits consacrés par l’article 27 du Pacte. Ainsi, le degré de liberté de l’État dans ce domaine doit se mesurer à l’aune des obligations lui incombant en vertu de l’article 27. Le Comité rappelle en outre que les mesures ayant pour effet la négation du droit pour une communauté de jouir de sa propre culture sont incompatibles avec l’article 27, tandis que les mesures n’ayant qu’un effet limité sur le mode de vie et les moyens de subsistance des personnes appartenant à une communauté ne constituent pas forcément un déni des droits qu’énonce cet article.

7.5Dans la présente affaire, il s’agit de déterminer si les conséquences du détournement des eaux, autorisé par l’État partie, sur l’élevage de camélidés sont d’une ampleur telle qu’elles nuisent considérablement à l’exercice par l’auteur de son droit de vivre conformément à la culture de la communauté à laquelle elle appartient. À cet égard, le Comité prend note des affirmations de l’auteur qui indique que des milliers de bêtes sont mortes à cause de la dégradation de 10 000 hectares de pâturage appartenant aux Aymaras, dégradation directement imputable à la mise en œuvre du Projet spécial de Tacna dans les années 90, ce qui aurait ruiné son mode de vie et l’économie de la communauté et contraint ses membres à abandonner leurs terres et leur activité économique traditionnelle. Le Comité relève que ces affirmations n’ont pas été contestées par l’État partie, qui s’est borné à démontrer à son sens la légalité de la construction des puits dans le cadre du Projet spécial de Tacna.

7.6Le Comité estime que la légitimité des mesures qui compromettent considérablement les activités économiques culturellement importantes d’une minorité ou d’une communauté autochtone ou les entravent est liée au fait que les membres de cette communauté ont eu la possibilité de participer au processus de prise de décisions ayant abouti à l’adoption de ces mesures et que ces membres continuent de pouvoir exercer leur activité économique traditionnelle. Le Comité considère que la participation au processus de prise de décisions doit être effective, ce qui implique qu’une simple consultation n’y suffit pas et qu’il faut pouvoir justifier du consentement libre, préalable et éclairé des membres de la communauté. En outre, les mesures adoptées doivent respecter le principe de proportionnalité afin qu’elles ne menacent pas les moyens de subsistance de la communauté et de ses membres.

7.7Dans l’affaire à l’examen, le Comité constate que l’auteur, pas plus que la communauté dont elle fait partie, n’a été à aucun moment consultée par l’État partie au sujet du forage des puits. De surcroît, l’État partie n’a pas exigé qu’un organisme compétent et indépendant réalise les études d’impact nécessaires pour prévoir les conséquences que le forage des puits aurait sur les activités économiques traditionnelles, et aucune mesure n’a été prise pour réduire au minimum ses effets nuisibles et indemniser le préjudice subi. Le Comité constate en outre que l’auteur n’a pas pu continuer à exercer son activité économique traditionnelle à cause de l’assèchement des terres et de la perte de son bétail. Il estime donc que l’intervention de l’État partie a considérablement compromis le mode de vie et la culture de l’auteur en tant que membre de sa communauté. Le Comité conclut que les activités menées par l’État partie constituent une violation du droit de l’auteur d’avoir, en commun avec les autres membres de son groupe, sa propre vie culturelle, comme le prévoit l’article 27 du Pacte.

7.8En ce qui concerne le grief de violation du paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, le Comité prend note des démarches entreprises par l’auteur auprès du Procureur du premier tribunal de Tacna et du Procureur général. Il relève que ce dernier a porté plainte contre la société EPS Tacna, mais que la juridiction pénale compétente a refusé d’ouvrir l’instruction en invoquant une erreur de procédure − à savoir l’absence d’un rapport que les autorités devaient fournir elles-mêmes. Au vu de ces circonstances, le Comité estime que l’État partie a empêché l’auteur d’exercer son droit à un recours utile en cas de violation de droits reconnus dans le Pacte, conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2, lu conjointement avec l’article 27.

7.9Compte tenu de ce qui précède, le Comité n’estime pas nécessaire de statuer sur la question d’une éventuelle violation de l’article 7 du Pacte.

8.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 27 et du paragraphe 3 a) de l’article 2 lu conjointement avec l’article 27.

9.En vertu du paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’offrir à l’auteur un recours utile et de prendre les dispositions voulues pour réparer adéquatement le préjudice subi. L’État partie est tenu de prendre des mesures pour que des violations analogues ne se reproduisent pas.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre‑vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en espagnol (version originale), en anglais et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

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