Nations Unies

CCPR/C/120/D/2196/2012

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

8 septembre 2017

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Décision adoptée par le Comité en vertu du Protocole facultatif, concernant la communication no 2196/2012 * , **

Communication présentée par :

K. E. R. (représentée par un conseil, Alyssa Manning)

Au nom de :

L’auteure

État partie :

Canada

Date de la communication :

19 septembre 2012 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 21 septembre 2012 (non publiée sous forme de document)

Date de la décision :

28 juillet 2017

Objet :

Expulsion du Canada vers les États-Unis d’Amérique d’un objecteur de conscience

Question(s) de procédure :

Griefs non étayés ; incompatibilité ratione materiae avec les dispositions du Pacte

Question(s) de fond :

Arrestation ou détention arbitraires ; droit à un procès équitable ; immixtion arbitraire ou illégale dans la famille ou le domicile ; droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; droit à la liberté d’expression ; droit à la vie de famille ; droit à un recours utile

Article(s) du Pacte :

2 (par. 3), 9, 14, 17, 18, 19 et 23

Article(s) du Protocole facultatif :

2 et 3

1.1L’auteure de la communication est K. E. R, une ressortissante des États-Unis née en 1982. Le 6 mars 2007, elle a demandé l’asile au Canada en tant qu’objecteur de conscience au service militaire dans l’armée des États-Unis. À l’époque de la lettre initiale, elle était sous le coup d’une expulsion vers les États-Unis, après que sa demande d’asile eut été rejetée. L’auteure se déclare victime de violations par l’État partie des droits qu’elle tient des articles 2 (par. 3), 9, 14, 17, 18, 19 et 23 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 19 août 1976. L’auteure est représentée par un conseil.

1.2Le 21 septembre 2012, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires et en application de l’article 92 de son règlement intérieur, a informé l’auteure qu’il avait rejeté sa demande de mesures provisoires visant à ce que l’État partie ne l’expulse pas vers les États-Unis tant que la communication serait à l’examen. L’auteure et sa famille ont ultérieurement été expulsés vers les États-Unis, où l’auteure a été reconnue coupable de désertion et condamnée à quatorze mois d’emprisonnement.

Rappel des faits présentés par l’auteure

2.1L’auteure est née en 1982 aux États-Unis. Elle est mariée et mère de quatre enfants mineurs nés en 2002, 2004, 2009 et 2011, respectivement. Les deux aînés sont nés aux États-Unis et les deux plus jeunes au Canada. L’auteure est entrée dans l’armée des États-Unis en 2006. Elle était en poste dans une unité à Fort Carson, dans le Colorado. Elle était une fervente chrétienne lorsqu’elle a rejoint l’armée. À l’époque, elle n’avait pas le sentiment que servir dans l’armée des États-Unis en Iraq serait contraire à ses convictions religieuses et morales. En octobre 2006, elle a été déployée avec son unité en Iraq, où elle a servi jusqu’à ce qu’elle rentre aux États-Unis en janvier 2007 pour une permission de deux semaines. Elle était supposée regagner son poste en Iraq à la fin de sa permission.

2.2Pendant qu’elle était déployée en Iraq, l’auteure a développé de profondes objections morales et religieuses à l’égard des actions menées par les États-Unis dans le conflit et elle a décidé qu’elle ne pouvait plus, en toute conscience, participer aux opérations menées par l’armée des États-Unis en Iraq, qu’elle jugeait immorales, illégales et contraires à ses convictions religieuses profondes. L’auteure indique en outre que son opinion sur l’usage de la force et sur la participation à un conflit armé s’est encore affirmée depuis qu’elle a déserté et s’est installée au Canada. Elle est devenue foncièrement pacifiste et totalement opposée au service militaire. L’usage de la force est contraire à ses convictions religieuses et morales et elle considère de surcroît que dans le cadre des opérations qu’elles menaient en Iraq, les forces des États-Unis ont régulièrement commis des infractions aux Conventions de Genève.

2.3Pendant sa permission de deux semaines aux États-Unis, l’auteure a essayé d’exposer ses objections religieuses à ses supérieurs. Cependant, celles-ci ont été rejetées et l’auteure a été informée qu’elle serait sanctionnée et pourrait être incarcérée si elle ne rejoignait pas son unité en Iraq. Ses options étaient de retourner en Iraq et de poursuivre son service militaire en étant associée à un conflit contraire à ses convictions, de s’exposer à des sanctions en refusant de poursuivre son service militaire en Iraq, ou de s’absenter sans autorisation de son unité. L’auteure a décidé de partir avec sa famille au Canada. Ils y sont entrés le 18 février 2007 et ont demandé l’asile le 6 mars 2007.

2.4Au Canada, l’auteure a exprimé publiquement ses objections profondes à l’égard du service militaire en général et du service militaire dans le conflit en Iraq en particulier. Après son départ pour le Canada, un mandat d’arrêt a été lancé contre elle aux États-Unis pour désertion. Selon l’auteure, alors que 94 % des déserteurs de l’armée des États-Unis ne font pas officiellement l’objet de sanctions, ne sont pas traduits devant un tribunal militaire et ne sont pas incarcérés, les militaires qui font part ouvertement de leurs objections politiques, morales ou religieuses au service militaire font l’objet de poursuites, à l’occasion desquelles des procureurs ont soutenu que l’expression publique de l’objection de conscience au service militaire justifiait une peine plus sévère et une incarcération.

2.5La demande qu’a présentée l’auteure aux fins d’obtenir l’asile dans l’État partie a été rejetée le 26 octobre 2007 par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. La Commission a estimé que si l’auteure devait être poursuivie pour désertion aux États‑Unis, elle bénéficierait, dans le système de justice militaire des États-Unis, de toutes les garanties d’une procédure régulière. L’auteure affirme que la Commission n’a pas examiné si son incarcération à son retour aux États-Unis porterait atteinte aux droits qu’elle tenait des articles 14, 17 et 18 du Pacte ou constituerait une violation de ces droits. L’auteure a saisi la Cour fédérale du Canada pour obtenir le contrôle judiciaire de la décision de la Commission, mais la Cour a rejeté sa demande le 25 mars 2008, sans motiver son refus. L’auteure a ensuite soumis une demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire, qui a été rejetée le 8 décembre 2008, et la demande d’examen des risques avant renvoi qu’elle avait présentée a également abouti à une décision défavorable. L’auteure a soumis une demande de contrôle judiciaire concernant à la fois cette décision et la décision de refus de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire. La décision négative concernant la demande pour considérations d’ordre humanitaire a été rejetée par la Cour fédérale le 12 mars 2009, tandis qu’il a été fait droit, le 10 août 2009, à la demande de contrôle judiciaire de la décision défavorable prise à l’issue de l’examen des risques avant renvoi et que le dossier a été renvoyé à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour réexamen. En août 2009, l’auteure a soumis une seconde demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire. Le 30 août 2012, l’auteure a reçu une réponse défavorable à sa deuxième demande d’examen des risques avant renvoi. L’auteure affirme que l’agent chargé de l’évaluation des risques avant renvoi n’a pas tenu compte du fait que son incarcération constituerait une violation de son droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Elle a soumis une demande de contrôle judiciaire de cette décision, demande qui a été rejetée le 7 février 2013.

Teneur de la plainte

3.1Dans sa lettre initiale datée du 19 septembre 2012, l’auteure affirme que son expulsion vers les États-Unis l’exposerait au risque d’être persécutée en raison de son objection de conscience au service militaire. Elle soutient qu’en cas de renvoi aux États‑Unis, elle serait arrêtée par l’armée des États-Unis et poursuivie pour désertion. Elle encourrait probablement une peine d’emprisonnement pouvant aller de deux à cinq ans. Elle n’aurait aucune chance d’échapper à des sanctions judiciaires, la désertion étant considérée comme une infraction de responsabilité stricte au regard du Code uniforme de justice militaire des États-Unis. L’auteure fait valoir que l’objection de conscience au service militaire fait partie intégrante du droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, qui est protégé par l’article 18 du Pacte. Elle se réfère à la jurisprudence du Comité selon laquelle le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion confère à toute personne le droit de ne pas faire son service militaire, lorsque celui-ci est obligatoire, si ses convictions religieuses ne le permettent pas.

3.2Selon l’auteure, parce qu’elle est objecteur de conscience, elle se verrait infliger une peine plus lourde que celle qui serait imposée à d’autres personnes dans une situation similaire. L’auteure fait observer que la plupart des déserteurs de l’armée des États-Unis ne font pas l’objet de poursuites mais qu’un petit nombre d’entre eux sont poursuivis parce qu’ils sont objecteurs de conscience et qu’ils critiquent l’action militaire des États-Unis en Iraq. L’auteure renvoie au paragraphe 169 de la publication du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés intitulée Guide et principes directeurs sur les procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut des réfugiés, qui reconnaît en tant que persécution la peine plus lourde infligée pour désertion à un soldat en raison de ses convictions religieuses ou de ses opinions politiques. Elle affirme que son renvoi aux États‑Unis, parce que son incarcération et sa condamnation à une peine plus lourde pour avoir refusé d’effectuer son service militaire du fait qu’elle était objecteur de conscience étaient prévisibles au moment de son expulsion, constitue une violation des droits qu’elle tient de l’article 18 du Pacte.

3.3L’auteure souligne que, si elle est pacifiste et globalement opposée à toute participation à un conflit armé, elle refuse tout spécialement d’être associée à une conduite militaire dénoncée comme enfreignant régulièrement les Conventions de Genève. Elle explique qu’à l’origine, elle a refusé de continuer de servir l’armée des États-Unis en Iraq parce que ce service l’obligeait à s’associer à des infractions aux Conventions de Genève. L’auteure invoque le Guide et principes directeurs sur les procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut des réfugiés et affirme qu’infliger une peine pour désertion, lorsque cette dernière est motivée par le refus d’être associé à une conduite militaire dénoncée, constitue une forme de persécution. Elle ajoute que son refus d’être associée à une conduite militaire dénoncée n’est pas un argument qu’elle pourrait faire valoir devant un tribunal militaire pour se défendre contre des accusations de désertion, car le droit des États-Unis permet seulement aux soldats d’utiliser le moyen de défense de l’ordre illicite dans le cas où ils ont refusé d’obéir à des ordres directs de commettre des crimes de guerre, mais pas en cas de refus d’être associé à des infractions aux Conventions de Genève. L’auteure fait valoir en outre qu’aucune solution viable de remplacement au service militaire qui aurait été compatible avec ses objections sincères n’était à sa disposition. Elle ajoute que l’emprisonner pour son refus d’être associée à une conduite militaire dénoncée constituerait une forme de persécution, en violation des droits qu’elle tient de l’article 18 du Pacte.

3.4L’auteure affirme également que les procédures devant les tribunaux militaires des États-Unis ne sont pas indépendantes et impartiales. Selon elle, dans le système de justice militaire des États-Unis, le commandant du soldat qui est traduit devant le tribunal exerce un large contrôle sur l’ensemble de la procédure : l’autorité convocatrice du tribunal militaire (c ourt-martial c onvening a uthority) décide quels soldats sont poursuivis, quelles accusations sont portées et devant quel niveau de juridiction militaire le soldat sera traduit, sélectionne les membres du tribunal militaire [jury], lesquels restent sous son commandement, prend les décisions relatives aux témoins de l’accusation et de la défense et enfin doit viser le jugement rendu par le tribunal et la condamnation prononcée avant que puisse être engagée une éventuelle procédure d’appel. L’auteure considère par conséquent qu’il était prévisible qu’en cas de renvoi aux États-Unis elle serait traduite devant un tribunal qui n’était pas indépendant et impartial, en violation de ses droits au titre de l’article 14 du Pacte.

3.5L’auteure affirme en outre que son expulsion vers les États-Unis entraînerait également l’expulsion de son mari et de ses quatre enfants, et constituerait une immixtion arbitraire et illégale dans sa vie de famille, en violation des articles 17 et 23 du Pacte. À cet égard, elle souligne que ses quatre enfants et son mari ont besoin d’elle dans les activités de leur vie quotidienne. Son mari est une personne handicapée à mobilité réduite et souffre de douleurs chroniques, de dépression chronique, de diabète et d’insuffisance hépatique. Il ne peut donc pas conserver un emploi durablement ni subvenir convenablement à ses besoins et à ceux des enfants sans l’assistance de l’auteure ; celle-ci est le principal référent des enfants sur les plans affectif et éducatif et c’est sur elle que repose la responsabilité de toutes les tâches quotidiennes les concernant. L’auteure explique que sa présence est particulièrement indispensable pour son fils aîné, qui est reconnu comme souffrant de dépression, d’anxiété, d’un déficit d’attention, d’hyperactivité et de troubles de l’apprentissage, et auquel elle doit donc consacrer davantage de temps et d’attention. Elle soutient qu’en cas de renvoi aux États‑Unis, il est prévisible qu’elle serait séparée de sa famille le temps que dureraient son procès et son emprisonnement. Elle ajoute que ses deux aînés sont arrivés au Canada lorsqu’ils avaient respectivement 5 ans et 3 ans, qu’ils ont suivi toute leur scolarité au Canada et qu’ils n’ont aucun lien réel avec une autre communauté que celle dans laquelle ils vivent au Canada. L’auteure fait observer que bien que ses deux plus jeunes enfants aient le droit de rester au Canada puisqu’ils sont citoyens canadiens, ils n’ont concrètement aucun moyen d’exercer ce droit si leurs parents et le reste de la fratrie sont expulsés vers les États-Unis.

3.6L’auteure fait valoir que son renvoi aux États-Unis nuirait considérablement aux intérêts de sa famille et ne serait pas dans l’intérêt supérieur de ses enfants. Elle dit avoir soulevé ces préoccupations dans sa demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire. Il n’avait pas encore été statué sur cette demande à la date prévue de son expulsion vers les États-Unis. L’auteure affirme que son renvoi aux États-Unis constituerait une violation des droits qu’elle tient des articles 14, 17, 18 et 23 du Pacte, et que, du fait qu’elle‑même et sa famille ont été renvoyés de force avant qu’il soit statué sur sa demande de résidence permanente, il y a eu violation de son droit à un recours utile garanti au paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte.

3.7Dans ses commentaires datés du 3 février 2014 concernant les observations formulées par l’État partie sur la recevabilité et le fond de la communication, l’auteure affirme qu’il y a également violation des droits qu’elle tient des articles 9 et 19 du Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans ses observations en date du 8 mars 2013, l’État partie affirme que la communication devrait être déclarée irrecevable au regard des articles 2 et 3 du Protocole facultatif et de l’article 96 b) et d) du règlement intérieur du Comité pour incompatibilité avec les dispositions du Pacte et parce que l’auteure n’a pas suffisamment étayé ses allégations aux fins de la recevabilité. À titre subsidiaire, si le Comité déclarait la communication recevable, l’État partie affirme qu’elle est dénuée de fondement.

4.2L’État partie décrit la procédure qui a été suivie concernant l’examen de la demande d’asile présentée par l’auteure. Il relève que l’auteure et sa famille ont demandé à bénéficier d’une protection en tant que réfugiés en vertu de la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés du 6 mars 2007, en alléguant de craintes fondées d’être persécutés en raison de leur religion, leurs opinions politiques et leur appartenance à un groupe social particulier. Devant les autorités nationales, ils ont également demandé cette protection par crainte que l’auteure, en cas de renvoi aux États-Unis, soit exposée à la torture ou à un risque pour sa vie ou soit soumise à une peine ou un traitement cruels ou inusités.

4.3Le 24 août 2007, les griefs de l’auteure ont été examinés par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. À l’audience, l’auteure et sa famille étaient représentés par un conseil. La Section de la protection des réfugiés est un tribunal indépendant spécialisé et quasi judiciaire qui examine les demandes présentées par des ressortissants étrangers qui craignent d’être persécutés, torturés ou de subir d’autres violations graves de leurs droits de l’homme. Le26 octobre2007, la Section de la protection des réfugiés a rendu sa décision, dans laquelle elle concluait que l’auteure n’était pas une réfugiée au sens de l’article96 de la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et de l’article 1 de la Convention relative au statut des réfugiés, ni une personne à protéger au sens de l’article97 de ladite loi. La Section de la protection des réfugiés a estimé que la légalité du conflit en Iraq n’était pas un facteur pertinent pour établir s’il y avait lieu d’accorder le statut de réfugié dans l’État partie aux déserteurs de l’armée des États-Unis. Elle s’est appuyée sur deux décisions de la Cour fédérale du Canada dans lesquelles celle-ci avait conclu que, bien que dans certaines circonstances des violations alléguées du droit international humanitaire pouvaient être pertinentes pour statuer sur une demande d’asile, la légalité d’un conflit ou d’une guerre dans leur ensemble n’était pas pertinente. La Section de la protection des réfugiés a admis que l’auteure défendait une opinion politique, à savoir une « opposition à la guerre menée par les États-Unis en Iraq ». Elle a néanmoins rejeté la demande de l’auteure au motif qu’aux États-Unis, celle-ci bénéficierait de la protection offerte par l’État. La Section de la protection des réfugiés a en outre relevé que l’auteure n’avait entrepris que des démarches limitées pour s’enquérir de l’existence d’un statut d’objecteur de conscience aux États-Unis, tout en notant qu’il était possible de présenter une demande en vue d’obtenir ce statut auprès de l’armée des États‑Unis. Elle a également conclu que même si l’auteure était condamnée pour désertion, la peine serait conforme à une loi d’application générale et prononcée à l’issue d’un procès militaire durant lequel l’auteure aurait le droit d’être assistée d’un conseil et bénéficierait des garanties d’une procédure régulière.

4.4Le 13 septembre 2007, l’auteure a présenté une demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire. L’État partie indique que les demandes de cette nature sont examinées par le Ministre de l’immigration, des réfugiés et de la citoyenneté ou son délégué afin de déterminer si une personne demandant un visa de résident permanent depuis l’extérieur du Canada se heurterait à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées. Le 8 décembre 2008, la demande de l’auteure et de sa famille a été rejetée. L’agent chargé de l’examiner a estimé que l’auteure n’avait pas démontré qu’elle rencontrerait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées. Il a également considéré que l’auteure disposerait d’une protection adéquate aux États‑Unis puisque, si elle y était renvoyée, elle bénéficierait d’une dispense administrative, recevraitune sanction non judiciaire ou, si elle était traduite devant un tribunal militaire, bénéficierait des garanties d’une procédure régulière. L’agent a également conclu que l’auteure et sa famille n’étaient pas suffisamment intégrés dans la société canadienne pour que cela justifie de leur accorder la résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire. Il a aussi pris en compte l’intérêt supérieur des enfants, notant que la famille toute ensemble serait renvoyée et qu’elle ne serait donc pas séparée et que, même si l’auteure était incarcérée à son retour aux États-Unis, leur père, ainsi que les membres de leur famille élargie aux États-Unis, prendraient soin des enfants et subviendraient à leurs besoins.

4.5Le 5 août 2008, l’auteure et sa famille ont présenté une demande d’examen des risques avant renvoi en vertu de la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Tout ressortissant étranger en instance d’expulsion au Canada qui allègue un risque de préjudice dans le pays de destination peut demander un examen des risques avant renvoi ; il ne sera pas expulsé avant qu’il soit procédé à cet examen. Lorsque la Section de la protection des réfugiés a déjà statué sur la demande d’asile, l’examen des risques avant renvoi se fonde largement sur les faits ou éléments de preuve nouveaux qui peuvent démontrer que la personne court le risque d’être persécutée, torturée, tuée ou soumise à des peines ou traitements cruels ou inusités. Dans sa demande, l’auteure n’a invoqué aucun changement qui serait intervenu dans les risques qu’elle courait depuis que la Section de la protection des réfugiés avait rendu sa décision. Elle a toutefois présenté comme éléments de preuve un certain nombre de documents qui n’avaient pas été soumis à la Section. Le 8 décembre 2008, la demande d’examen des risques avant renvoi présentée par l’auteure et sa famille a été rejetée. L’agent ayant procédé à l’examen a indiqué que les risques allégués dans la demande étaient en substance identiques à ceux qu’avait examinés la Section de la protection des réfugiés. Il a conclu que si elle était traduite devant un tribunal militaire, l’auteure bénéficierait des garanties d’une procédure régulière, y compris quant à la peine qui pourrait être prononcée, qu’elle ne serait pas persécutée en raison de ses opinions politiques si elle était renvoyée aux États‑Unis, et qu’elle n’avait pas démontré qu’elle serait exposée à un risque réel de torture ou de peines ou traitements cruels et inusités, ou à un risque pour sa vie.

4.6L’État partie note que le 10 août 2009, la Cour fédérale a fait droit à la demande présentée par l’auteure en vue du contrôle judiciaire de la décision défavorable rendue à l’issue de l’examen des risques avant renvoi. La Cour a estimé que l’agent chargé de l’examen n’avait pas tenu compte de l’un des risques allégués par l’auteure, à savoir le risque qu’en cas de renvoi aux États-Unis, elle fasse l’objet de poursuites différentes en raison de ses opinions politiques. La demande a donc été renvoyée à un autre agent pour réexamen.

4.7Dans sa deuxième demande d’examen des risques avant renvoi, l’auteure a affirmé qu’elle serait exposée à différents types de risques en cas de renvoi aux États-Unis, tous liés à ses opinions politiques ou à ses convictions religieuses, à savoir : qu’elle n’aurait pas droit à un procès équitable si elle était traduite devant un tribunal militaire ; qu’elle ferait l’objet d’un traitement différent en étant traduite devant un tribunal militaire et subirait une sanction judiciaire différente et disproportionnée ; qu’elle risquerait de faire l’objet d’une sanction non judiciaire disproportionnée, de bizutage [harcèlement] ou de mauvais traitements ; qu’elle risquerait d’être soumise à un traitement cruel et inusité par d’autres militaires ou d’autres personnes ; qu’elle serait soumise à un régime de détention sévère et ne bénéficierait pas de soins médicaux adaptés à ses symptômes de stress post‑traumatique ; qu’elle serait séparée de sa famille du fait de son incarcération, ce qui aurait des conséquences négatives sur le développement de ses enfants, sur la santé mentale de son mari et sur son propre état psychologique ; et qu’elle aurait du mal à trouver un emploi, serait privée de son droit de vote et verrait son accès au crédit limité et ses possibilités de voyager à l’étranger restreintes.

4.8Le 26 juillet 2012, la deuxième demande d’examen des risques avant renvoi soumise par l’auteure et sa famille a été rejetée. L’État partie indique que l’agent chargé d’examiner la demande a estimé que les intéressés n’avaient pas démontré que le système de justice militaire des États-Unis était manifestement inéquitable ni que le risque allégué d’être privé du droit à une procédure régulière équivalait à un risque de persécution. L’agent a indiqué que la peine maximale prévue pour désertion en temps de guerre était la peine capitale, mais que l’imposition de cette peine serait objectivement déraisonnable étant donné qu’aucun soldat des États-Unis n’avait été condamné à mort pour désertion depuis 1945. L’agent a également estimé qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que l’auteure serait soumise, en raison de ses convictions, à des sanctions non judiciaires d’une manière qui s’apparenterait à une persécution ou à une peine ou un traitement cruel et inusité, étant donné que les preuves apportées par l’auteure consistaient en des déclarations non étayées donnant un récit unilatéral des incidents, et que le bizutage était interdit par la réglementation militaire. L’agent a en outre conclu que tous les risques allégués par l’auteure, à savoir subir un traitement cruel et inusité de la part d’autres militaires ou d’autres personnes, avoir du mal à trouver un emploi, être privée du droit de vote et voir son accès au crédit limité et ses possibilités de voyager à l’étranger restreintes, n’équivaudraient pas à une persécution et ne justifieraient pas, par ailleurs, l’octroi d’une protection. L’agent a considéré que l’auteure n’avait pas étayé son allégation selon laquelle elle serait soumise à un régime de détention sévère. Il a relevé qu’il existait aux États-Unis de nombreux programmes d’aide aux soldats souffrant de stress post-traumatique. Enfin, il a conclu que les enfants de l’auteure ne risquaient pas d’être persécutés en cas de renvoi aux États-Unis et que les conséquences que pourrait avoir sur sa famille le fait que l’auteure en soit séparée étaient un facteur qui, s’il était pris en compte dans l’évaluation des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire, ne l’était pas dans l’examen des risques avant renvoi. L’agent a donc conclu que l’auteure et sa famille ne seraient pas persécutés en raison de leurs opinions politiques et ne risquaient pas d’être torturés, tués ou de subir des peines ou traitements cruels et inusités s’ils étaient renvoyés aux États-Unis.

4.9L’État partie affirme que les griefs tirés des articles14, 17, 18 et 23 (par. 1) sont irrecevables ratione materiae. Il considère que les risques allégués par l’auteure n’engagent pas sa responsabilité en tant qu’État expulsant parce qu’ils ne sont pas constitutifs du type de préjudice irréparable qui est envisagé aux articles6 et 7 du Pacte. Àtitre subsidiaire, l’État partie affirme que les griefs de l’auteure sont irrecevables parce que manifestement sans fondement, car elle n’a pas étayé son allégation selon laquelle elle courait un risque prévisible de violations de ses droits au titre du Pacte suffisamment graves pour que l’État partie ait l’obligation de ne pas renvoyer l’auteure et sa famille aux États‑Unis.

4.10L’État partie relève que l’auteure n’a pas allégué qu’il avait directement violé ses droits au titre des articles 14 et 18, mais que ses griefs au titre de ces dispositions étaient fondés sur le traitement auquel il était selon elle prévisible qu’elle serait soumise à son retour aux États-Unis. L’État partie note qu’en vertu de l’article premier du Protocole facultatif se rapportant au Pacte, le Comité peut examiner uniquement des communications émanant de particuliers qui prétendent être victimes d’une violation par un État partie. L’État partie fait valoir que même si l’auteure avait démontré qu’elle serait victime de violations des articles 14 et 18 aux États-Unis − ce qu’il conteste −, cela n’engagerait pas sa responsabilité. L’État partie renvoie au paragraphe 4 de l’observation générale no 31 (2004) du Comité sur la nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte, dans laquelle il est dit que les États parties ont l’obligation de ne pas extrader, déplacer, expulser quelqu’un ou le transférer par d’autres moyens de leur territoire s’il existe des motifs sérieux de croire qu’il y a un risque réel de préjudice irréparable. L’État partie fait valoir que les risques allégués par l’auteure au titre des articles 14 et 18 ne constituent pas un risque tel que celui envisagé aux articles 6 et 7 du Pacte. Il soutient qu’en conséquence, les États parties au Pacte n’ont pas d’obligations s’agissant des violations des droits consacrés par le Pacte ne constituant pas des violations des articles 6 et 7 que pourraient commettre d’autres États. L’État partie renvoie en outre à l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Soering c. Royaume-Uni (requête no 14038/88, décision du 7 juillet 1989, par. 86), aux termes duquel l’article 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ne saurait s’interpréter comme consacrant un principe général selon lequel un État contractant, nonobstant ses obligations en matière d’extradition, ne peut livrer un individu sans se convaincre que les conditions escomptées dans le pays de destination cadrent pleinement avec chacune des garanties de la Convention. L’État partie renvoie également à l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Z. et T. c.Royaume ‑Uni (requête no 27034/05, décision du 28 février 2006), dans laquelle les requérantes, membres d’une minorité chrétienne au Pakistan, affirmaient que les expulser vers le Pakistan constituerait une violation de leur droit à la liberté de religion. La Cour a fait observer que la responsabilité de l’État qui renvoie pourrait être engagée à titre exceptionnel si l’intéressé courait un risque réel de violation flagrante de sa liberté de religion dans le pays de destination, mais également qu’il était difficile d’imaginer une affaire dans laquelle une violation suffisamment flagrante n’impliquerait pas également un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. L’État partie note que la Cour applique un raisonnement similaire en ce qui concerne l’article 6 de la Convention.

4.11Si le Comité décidait que les griefs tirés des articles 14 et 18 ne sont pas irrecevables ratione materiae, l’État partie soutient qu’ils sont irrecevables parce qu’insuffisamment étayés. Il fait valoir qu’avant d’être renvoyée aux États-Unis, l’auteure n’a pas fait la preuve qu’il existait un risque raisonnablement prévisible de violation des articles 14 et 18 du Pacte suffisamment grave pour faire naître à la charge de l’État partie une obligation de ne pas renvoyer l’auteure et sa famille. L’État partie fait observer que les États-Unis sont une démocratie et que le droit à un procès équitable et le droit à la liberté de religion et de conscience y sont garantis par la Constitution. Il observe également que les griefs soulevés par l’auteure dans sa communication ont déjà été évalués par les autorités de l’État partie, qui ont estimé que l’auteure n’avait pas suffisamment étayé ses allégations.

4.12L’État partie fait valoir que les affirmations de l’auteure concernant le système de justice militaire des États-Unis sont générales et ne contiennent aucun élément démontrant qu’elle risquerait personnellement de faire l’objet d’une procédure judiciaire inéquitable. L’État partie observe en outre que les États-Unis possèdent un système de tribunaux indépendants pleinement fonctionnel qui offre des voies de recours judiciaire bien définies, et fait valoir que des allégations générales dénonçant l’absence de droits en matière d’équité procédurale aux États-Unis ne suffisent pas à établir l’existence d’un risque prévisible de violation grave de ces droits en cas de renvoi de l’auteure.

4.13L’État partie fait valoir que la poursuite de l’auteure pour une infraction pénale ne peut pas être considérée comme une forme de persécution ni comme une autre violation de ses droits de l’homme. Il souligne que l’auteure n’a pas demandé à être reconnue comme objecteur de conscience avant son départ des États-Unis, et qu’elle n’a pas demandé à bénéficier d’un quelconque arrangement qui aurait pu lui permettre d’achever son service militaire sans aller à l’encontre de ses opinions politiques et ses convictions religieuses. L’État partie note que l’auteure s’est référée aux constatations du Comité dans les affaires Yoon et Choi c. République de Corée, Jung et consorts c. République de Corée et Jeong et consorts c. République de Corée. L’État partie soutient que le cas de l’auteure diffère de ceux qui faisaient l’objet de ces affaires parce que l’auteure s’est engagée volontairement dans l’armée et que sa communication ne concerne donc pas un cas de service militaire obligatoire. Il soutient également que l’auteure aurait pu demander à bénéficier du statut d’objecteur de conscience avant de quitter l’armée sans autorisation mais a choisi de ne pas le faire, considérant qu’une telle demande n’aboutirait pas, sans expliquer pourquoi le statut d’objecteur de conscience ne lui serait pas accessible. L’État partie prend note de l’allégation de l’auteure selon laquelle si elle était renvoyée aux États-Unis, elle serait soumise à un traitement différent en faisant l’objet de poursuites et recevrait une peine différente en raison de ses opinions politiques et de ses convictions religieuses. Il considère cependant qu’elle n’a fourni aucun élément objectif à l’appui de cette allégation.

4.14L’État partie affirme en outre que les griefs tirés des articles 17 et 23 du Pacte lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 sont irrecevables ratione materiae. Il fait observer que l’auteure n’a pas fait valoir d’immixtion de l’État partie dans son droit à la protection de sa famille. Il ajoute qu’il n’a pas pris de mesures visant à séparer les membres de la famille et note qu’ils ont quitté le Canada tous ensemble. L’État partie fait observer en outre que la séparation alléguée de l’auteure de sa famille n’est pas la conséquence directe de l’expulsion de l’auteure du Canada, car elle ne se produirait que par le fait de l’intervention des États-Unis. L’État partie fait donc valoir que même si l’auteure avait démontré qu’il était prévisible qu’elle serait victime de violations des articles 17 et 23 aux États-Unis, cela n’entraînerait pas d’obligations pour le Canada en vertu du Pacte étant donné que les risques allégués par l’auteure ne constituent pas un risque tel que celui envisagé aux articles 6 et 7 du Pacte.

4.15À titre subsidiaire, si le Comité jugeait queles griefs tirés des articles 17 et 23, lus seuls et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, du Pacte, sont recevables ratione materiae, l’État partie soutient que ces griefs sont irrecevables parce que l’auteure n’a pas fourni d’éléments permettant d’établir prima facie que son expulsion et celle de sa famille étaient illégales ou arbitraires. Il fait valoir que l’auteure et sa famille ont eu accès à plusieurs procédures administratives prévues par la loi, et que toutes les considérations pertinentes ont été prises en compte par les décideurs. L’auteure et sa famille ont bénéficié de toutes les garanties de procédure et de fond disponibles, et les conséquences de l’expulsion sur la famille de l’auteure ont été examinées à de nombreux stades de ces procédures. L’État partie fait également valoir que l’auteure n’a pas étayé son allégation selon laquelle l’expulsion aurait des conséquences démesurées et prévisibles sur ses enfants et sur l’ensemble de la famille. Il ajoute qu’elle n’a pas non plus apporté d’éléments qui prouveraient que son mari et ses enfants ne pourraient pas recevoir le soutien des autres membres de leur famille aux États-Unis ou que les services nécessaires ne seraient pas disponibles.

4.16L’État partie note que l’auteure a également allégué une violation du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte en ce qui concerne son expulsion et celle de sa famille avant qu’une décision soit rendue sur leur deuxième demande pour considérations d’ordre humanitaire. Il fait valoir que si l’affirmation de l’auteure à cet égard doit être comprise comme une allégation de violation indépendante de l’un quelconque des droits substantiels garantis par le Pacte, un tel grief est irrecevable car le caractère accessoire du paragraphe 3 de l’article 2 est bien établi dans la jurisprudence du Comité.

4.17Si le Comité jugeait la communication recevable, l’État partie affirme, sur la base de ses observations sur la recevabilité, qu’elle est entièrement dénuée de fondement.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie

5.1Le 3 février 2014, l’auteure a répondu aux observations de l’État partie. Elle maintient que la communication est recevable et affirme que les obligations de l’État partie en tant qu’État expulsant ne se limitent pas aux articles 6 et 7 du Pacte. L’auteure soutient que les violations alléguées de l’article 18 constituent une forme de persécution et donc de préjudice irréparable, et qu’en conséquence la responsabilité incombant à l’État partie en vertu du Pacte du fait du renvoi de l’auteure aux États-Unis est engagée. L’auteur affirme également être victime d’une violation des droits qu’elle tient des articles 9 et 19 du Pacte. Elle avance à cet égard que lorsque la persécution débouche sur un emprisonnement, la privation de liberté est arbitraire, ce qui constitue une violation de l’article 9 du Pacte. Elle ajoute que lorsqu’il est infligé une sanction différente en raison de l’expression d’objections au service militaire, cela constitue une violation de l’article 19 du Pacte. L’auteure fait valoir qu’à tout le moins, le cumul des violations prévisibles de ses droits au titre des articles 9, 14, 18, 17 et 23 suffisait à engager la responsabilité de l’État partie en vertu du Pacte.

5.2L’auteure fait valoir en outre que les décideurs de l’État partie n’ont pas convenablement examiné ses griefs de violations des articles 14 et 18, ce qui s’apparente à un déni de justice. Elle signale qu’elle a soulevé pour la première fois le grief relatif au manque d’indépendance et d’impartialité des tribunaux militaires des États-Unis, qu’elle tire de l’article 14 du Pacte, dans sa deuxième demande d’examen des risques avant renvoi. Elle ajoute qu’elle a soumis, pour étayer ce grief, une déclaration sous serment établie par un professeur de droit militaire à l’Université Yale, une déclaration d’un autre professeur d’université et d’un juriste, et une déclaration sous serment d’un avocat spécialisé en droit militaire, selon lesquels les tribunaux militaires des États-Unis ne pouvaient pas être considérés comme indépendants et impartiaux au regard des normes internationales. L’auteure note également que la Cour fédérale, dans l’affaire Tindunganc. Canada (décision no 2013 FC 115 du 1er février 2013), a estimé que le système des tribunaux militaires des États-Unis n’était pas compatible avec les normes canadiennes ni avec les normes internationales. Selon elle, cette preuve n’a pas été prise en considération par l’agent chargé de l’examen des risques avant renvoi, qui a estimé que le fait de critiquer l’équité du système de justice militaire des États-Unis et d’affirmer que des améliorations devraient y être apportées et qu’il n’était pas compatible avec les normes canadiennes et internationales ne suffisait pas en soi à rendre ce système inéquitable. L’auteure ajoute qu’il aurait été totalement vain de chercher à faire respecter son droit à un procès équitable en engageant une procédure d’appel aux États-Unis. Elle soutient que les éléments de preuve qu’elle a soumis à l’appui de ses allégations montrent clairement que le système des tribunaux militaires des États-Unis ne répond pas aux critères énoncés à l’article 14 du Pacte. Elle indique qu’à son arrivée aux États-Unis, elle a, de fait, été arrêtée, placée en détention et traduite devant un tribunal militaire. Lorsqu’elle est rentrée à Fort Carson, elle a été soumise à un régime de restriction de septembre 2012 jusqu’à son procès, qui s’est tenu le 29 avril 2013. Au procès, elle a été reconnue coupable de désertion et a condamnée à quatorze mois d’emprisonnement. Du fait d’un arrangement conclu avant le procès, elle n’a dû purger que les dix premiers mois de sa peine et a été libérée le 12 décembre 2013. Elle affirme que ses droits au titre de l’article 14 du Pacte ont été violés du fait de son expulsion vers les États-Unis et que ces violations étaient tout à fait prévisibles.

5.3L’auteure affirme que les autorités de l’État partie n’ont pas entièrement tenu compte de ses griefs tirés de l’article 18 du Pacte. Elle soutient qu’elles n’ont pas répondu à deux de ses arguments à cet égard, à savoir qu’elle ferait l’objet de sanctions pour avoir refusé d’effectuer son service militaire alors que ce refus était motivé par une profonde objection de conscience à ce service et qu’elle ferait l’objet de sanctions pour avoir refusé d’effectuer son service militaire alors que ce refus était motivé par une profonde objection à être associée aux actions militaires condamnées menées en Iraq.

5.4L’auteure soutient qu’en application de la réglementation militaire des États-Unis, elle n’avait pas droit, en 2007, à une dispense au titre du statut d’objecteur de conscience parce que son objection était sélective. Elle avance que même si elle avait présenté une telle demande, elle aurait été renvoyée en Iraq en attendant qu’il soit statué sur sa demande. Elle ajoute que la procédure de demande du statut d’objecteur de conscience aux États-Unis excède des délais raisonnables et que les demandeurs font l’objet d’une discrimination et de mauvais traitements au sein de leur unité pendant le traitement de leur demande. L’auteure affirme qu’il n’existait pas de procédure appropriée au moyen de laquelle elle aurait pu, en 2007, obtenir d’être dispensée du service militaire plutôt que de devoir déserter. Elle soutient que l’expulser vers les États-Unis alors que l’on pouvait raisonnablement prévoir qu’elle y serait incarcérée pour avoir refusé d’effectuer son service militaire, sachant que ce refus était motivé par une objection de conscience sincère au service militaire et qu’elle ne pourrait pas invoquer cette motivation lors de son procès militaire, constitue une violation de ses droits au titre de l’article 18 du Pacte.

5.5L’auteure soutient également qu’il était prévisible qu’elle ferait l’objet d’une sanction différente pour désertion en cas de renvoi aux États-Unis parce qu’elle exprimait publiquement son objection profonde au service militaire. Elle fait valoir qu’aux États‑Unis, les procureurs militaires traitent différemment, dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire de poursuivre, les soldats qui critiquent ouvertement les activités militaires menées par les États-Unis en Iraq ou en Afghanistan. L’auteure affirme que les éléments de preuve qu’elle a présentés aux autorités de l’État partie à cet égard démontraient clairement l’existence d’un risque prévisible qu’elle fasse l’objet de sanctions différentes et plus sévères si elle était renvoyée aux États-Unis. Elle soutient que ce traitement différent équivaut à une persécution et viole ses droits au titre de l’article 18 du Pacte.

5.6L’auteure soutient en outre que son grief de violation des articles 17 et 23 est recevable. Elle se réfère à sa plainte initiale et affirme que l’arrestation et l’incarcération dont elle a fait l’objet à la suite de son renvoi aux États-Unis l’ont, inévitablement et comme il était à prévoir, séparée de sa famille.

5.7Concernant ses griefs au titre de l’article 2 (par. 3) du Pacte, l’auteure renvoie à sa lettre initiale et soutient qu’ils sont recevables au moins dans la mesure où ils sont liés à d’autres violations alléguées du Pacte. Elle ajoute que si le Comité déclarait que l’État partie a violé ses droits en l’expulsant vers les États-Unis, le fait que l’État partie n’ait pas remédié à ces violations équivaut à une violation de ses droits au titre de l’article 2 (par. 3) du Pacte, car les mécanismes procéduraux existant sont inefficaces et ne sauraient par conséquent constituer un recours utile.

5.8L’auteure prie le Comité de recommander que l’État partie lui verse des dommages‑intérêts à titre d’indemnisation pour les mauvais traitements dont elle a fait l’objet par suite de la décision qu’il a prise de l’expulser vers les États-Unis, et que l’auteure et sa famille se voient accorder des permis de résidence les autorisant à retourner dans l’État partie.

Observations supplémentaires de l’État partie

6.1Le 14 juillet 2014, l’État partie a répondu aux commentaires de l’auteure. Il réitère ses observations initiales concernant la recevabilité et le fond de la communication. Il note que dans ses commentaires, l’auteure a soulevé de nouveaux griefs au titre des articles 9 et 19 du Pacte. Il renvoie aux arguments qu’il a formulés dans sa communication initiale au sujet des articles 14 et 18 et affirme que les griefs que l’auteure tire des articles 9 et 19 devraient être déclarés irrecevables pour les mêmes motifs.

6.2L’État partie note que dans ses commentaires, l’auteure affirme qu’au moment de son expulsion vers les États-Unis il existait un risque prévisible qu’elle soit persécutée aux États-Unis et y subisse un préjudice irréparable au sens du droit international des réfugiés. Selon lui, l’auteure n’a pas expliqué pourquoi le fait d’appliquer un traitement équivalent à une forme de persécution reviendrait nécessairement − ou même probablement − à infliger un préjudice irréparable tel que celui qui est envisagé aux articles 6 et 7 du Pacte. L’État partie note en outre que l’auteure n’a pas cité d’observations générales ou de constatations du Comité, de déclarations de rapporteurs spéciaux des Nations Unies ou d’ouvrages de doctrine pour étayer sa position. Il estime que le fait que la question de savoir si certains traitements peuvent être considérés comme une persécution au sens du droit international des réfugiés n’est pas pertinente aux fins de l’interprétation des obligations des États parties au regard du Pacte. Selon lui, il ne faut pas faire l’amalgame entre les différentes protections accordées par différents traités, car elles sont inextricablement ancrées dans des régimes de droit international distincts. Il fait valoir que dans le contexte de la procédure de plaintes individuelles établie par le Protocole facultatif, le Comité a compétence uniquement pour examiner les violations alléguées des droits qu’une personne tient du Pacte et n’est pas compétent pour examiner comment la Convention relative au statut des réfugiés doit être interprétée. L’État partie note en outre que les commentaires de l’auteure contiennent également une analyse détaillée des lois et des procédures judiciaires des États‑Unis ainsi que des mesures prises par les États‑Unis et considère que l’auteure semble chercher à obtenir que le Comité donne son opinion sur l’équité du système de justice militaire de ce pays.

6.3L’État partie soutient que les violations prévisibles alléguées par l’auteure ne constituent pas un préjudice irréparable tel que celui envisagé par les articles 6 et 7 du Pacte.Il fait valoir que l’auteure n’a avancé aucun argument pour expliquer en quoi le fait d’être traduit devant un tribunal militaire pour désertion et d’être condamné à une peine d’emprisonnement après avoir été reconnu coupable constituerait un préjudice irréparable. L’État partie soutient que rien ne permet de considérer que traduire une personne devant un tribunal militaire pour désertion constitue en soi une violation du Pacte, ni que les procès devant un tribunal militaire pour désertion sont en eux-mêmes défectueux du point de vue des droits de l’homme ou visent les objecteurs de conscience tels que l’auteure.

6.4L’État partie considère que la question clef que pose la communication est celle de savoir ce qui était prévisible au moment de l’expulsion, mais soutient que l’auteure ne semble pas avoir réellement subi un préjudice irréparable du fait de son expulsion de l’État partie.

6.5 L’État partie réitère également ses observations sur la recevabilité et le fond de la communication s’agissant des griefs soulevés par l’auteure au titre des articles 17 et 23 du Pacte. Concernant les griefs tirés du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte lu conjointement avec les articles 9, 14, 17, 18, 19 et 23, l’État partie affirme que les allégations de l’auteure selon lesquelles son expulsion du Canada constituait une violation des obligations de l’État partie ne sont pas suffisamment fondées car elles ne relèvent pas des obligations incombant à l’État partie en vertu du Pacte. L’État partie soutient que ses lois et politiques en matière d’immigration et de protection sont conformes aux obligations qui lui incombent au titre du paragraphe 3 de l’article 2 dans le contexte des expulsions et qu’il n’a pas été démontré qu’il y ait eu dysfonctionnement dans le cas de l’auteure.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

7.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.3Le Comité note que l’auteure affirme avoir épuisé tous les recours internes utiles qui lui étaient ouverts. En l’absence de toute objection de l’État partie sur ce point, il considère que les conditions énoncées au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif sont réunies.

7.4Le Comité prend note du grief de l’auteure selon lequel l’État partie a violé les droits qu’elle tient des articles 9, 14, 18 et 19, lus seuls et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, du Pacte, en l’expulsant vers les États-Unis. Il note que l’auteure affirme qu’au moment de son renvoi de l’État partie vers les États-Unis, elle a été exposée à un risque réel et prévisible d’être persécutée en raison de son statut d’objecteur de conscience, d’être traduite devant un tribunal militaire qui n’était pas indépendant et impartial, d’être soumise à un traitement spécial en étant traduite devant un tribunal militaire et en étant condamnée à une peine d’emprisonnement, et de subir une peine différente et plus sévère pour avoir refusé d’effectuer son service militaire en exprimant publiquement son statut d’objecteur de conscience, son opposition à la participation de l’armée des États-Unis au conflit en Iraq et son refus d’être associée à des opérations militaires condamnées. Le Comité prend note également de l’argument de l’État partie qui affirme que ses obligations de non‑refoulement ne s’étendent pas aux cas de violation potentielle des articles 9, 14, 18 et 19 du Pacte et de son argument selon lequel le grief devrait être déclaré irrecevable ratione materiae au regard de l’article 3 du Protocole facultatif, ainsi qu’au regard de l’article 2 du même texte au motif qu’il n’est pas étayé. Le Comité note en outre l’argument de l’auteure selon lequel les obligations de non‑refoulement de l’État partie ne se limitent pas aux cas de violation potentielle des articles 6 et 7 du Pacte et qu’elle a suffisamment étayé ses griefs aux fins de la recevabilité.

7.5Le Comité rappelle le paragraphe 12 de son observation générale no 31, dans lequel il se réfère à l’obligation faite aux États parties de ne pas extrader, déplacer, expulser quelqu’un ou le transférer par d’autres moyens de leur territoire s’il existe des motifs sérieux de croire qu’il y a un risque réel de préjudice irréparable tel que celui envisagé aux articles 6 et 7 du Pacte. Le Comité a aussi précisé que le risque devait être personnel et qu’il fallait des motifs sérieux de conclure à l’existence d’un risque réel de préjudice irréparable. Le Comité rappelle également sa jurisprudence dans l’affaire Ch. H. O c. Canada (communication no 2195/2012, décision adoptée le 3 novembre 2016), dans laquelle il a conclu que l’État partie n’avait pas violé les droits de l’auteur au titre de l’article 18 en l’expulsant vers la République de Corée, où il était prévisible qu’il serait poursuivi et condamné à une peine d’emprisonnement pour avoir refusé d’effectuer le service militaire, parce que l’auteur n’avait pas étayé son grief selon lequel les poursuites et l’emprisonnement constitueraient un préjudice irréparable. Le Comité note que l’auteure n’a pas prétendu que sa vie serait menacée ou qu’elle risquait d’être torturée ou soumise à une peine ou à un traitement cruel, inhumain ou dégradant en cas de renvoi aux États‑Unis. Il relève aussi que l’auteure n’avance aucun argument qui lui permettrait de conclure que la traduction devant un tribunal militaire et la condamnation dont elle a fait depuis l’objet constituent un préjudice irréparable tel que celui qui est envisagé aux articles 6 et 7 du Pacte. Par conséquent, le Comité considère que l’auteure n’a pas étayé son grief selon lequel, en l’expulsant vers les États-Unis, l’État partie l’a exposée à un risque de préjudice irréparable tel que celui envisagé aux articles 6 et 7 du Pacte. Il conclut donc que cette partie de la communication est irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

7.6Le Comité note que l’auteure a également affirmé qu’il existait un risque prévisible que l’expulsion vers les États-Unis nuise gravement aux intérêts de sa famille, qu’elle serait séparée de sa famille par son incarcération et que l’expulsion ne serait pas dans l’intérêt supérieur de ses enfants, tous faits qui constitueraient une violation de ses droits au titre des articles 17 et 23, lus seuls et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, du Pacte. Le Comité prend note également de l’argument de l’État partie selon lequel ses obligations de non‑refoulement ne s’étendent pas aux cas de violation potentielle des articles 17 et 23 du Pacte et le grief devrait être déclaré irrecevable ratione materiae au regard de l’article 3 du Protocole facultatif, ainsi qu’au regard de l’article 2 du Protocole facultatif parce qu’infondé.

7.7Le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle il peut y avoir des cas où le refus de l’État partie de laisser un membre d’une famille rester sur son territoire représente une immixtion dans la vie de famille de cette personne. Toutefois, le seul fait que certains membres d’une famille aient le droit de rester sur le territoire d’un État partie ne fait pas forcément de l’expulsion des autres membres de la famille une immixtion du même ordre. Le Comité rappelle également ses observations générales no 16 (1988), sur le droit au respect de la vie privée, et no19 (1990), sur la protection de la famille, et réaffirme que la notion de famille doit être interprétée au sens large. Il rappelle en outre que la séparation d’une personne d’avec sa famille au moyen d’une expulsion peut être considérée comme une immixtion arbitraire dans la famille et une violation de l’article 17 si, dans les circonstances de la cause, la séparation et ses effets sur l’auteur étaient disproportionnés par rapport aux objectifs visés. En l’espèce, le Comité observe que l’auteure et sa famille ont été expulsés vers les États-Unis tous ensemble, que la famille élargie vit aux États-Unis, que l’auteure n’a pas prétendu ne pas disposer aux États-Unis d’un réseau familial qui pourrait venir en aide à sa famille pendant son incarcération, et que la famille n’a résidé dans l’État partie que pendant cinq ans. Étant donné ces circonstances, le Comité estime que l’auteure n’a pas apporté d’arguments qui lui permettraient de conclure que son expulsion et celle de sa famille de l’État partie vers les États-Unis constituerait un préjudice irréparable. Il estime donc que l’auteure n’a pas étayé, aux fins de la recevabilité, ses griefs de violation des articles 17 et 23, lus seuls et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, du Pacte. En conséquence, le Comité déclare que les griefs que l’auteure tire des articles 17 et 23, lus seuls et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, du Pacte, sont irrecevables au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

7.8Le Comité prend note de l’allégation de l’auteure selon laquelle l’État partie a violé le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte en les renvoyant de force, sa famille et elle, avant qu’il soit statué sur leur deuxième demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire. Il prend note également de l’argument de l’État partie selon lequel le grief de l’auteure devrait être déclaré irrecevable étant donné que le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte est accessoire par nature et ne peut pas faire naître un droit indépendant ni faire l’objet d’un grief séparé dans une communication soumise en vertu du Protocole facultatif. Le Comité renvoie à sa jurisprudence, selon laquelle les dispositions de l’article 2 du Pacte énoncent des obligations générales à la charge des États parties et ne peuvent être invoquées isolément dans une communication soumise en vertu du Protocole facultatif. Le Comité estime par conséquent que les griefs soulevés par l’auteure au titre de l’article 2 du Pacte sont irrecevables au regard de l’article 3 du Protocole facultatif.

8.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide :

a)Que la communication est irrecevable au regard des articles 2 et 3 du Protocole facultatif ;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie et à l’auteure de la communication.