Nations Unies

CCPR/C/120/D/2267/2013

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

21 septembre 2017

Original : français

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2267/2013 * , * *

Communication présentée par:

Lounis Khelifati (représenté par le Collectif des familles de disparu(e)s en Algérie)

Au nom de:

Youcef Khelifati (fils de l’auteur) et l’auteurlui-même

É tat partie:

Algérie

Date de la communication:

8 mars 2013 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise en application des articles 92 et 97 du règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 11 juillet 2013 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations:

28 juillet 2017

Objet:

Disparition forcée

Question(s) de procédure:

Épuisement des recours internes

Question(s) de fond:

Droit à un recours utile ; interdiction de la torture et des traitements cruels, inhumains et dégradants ; droit à la liberté et à la sécurité de la personne ; respect de la dignité inhérente à la personne humaine ; reconnaissance de la personnalité juridique

Article(s) du Pacte :

2 (par. 2 et 3), 6, 7, 9, 10 et 16

Article(s) du Protocole facultatif :

2 et 5 (par. 2 b))

1.L’auteur de la communication, datée du 8 mars 2013, est Lounis Khelifati, de nationalité algérienne, domicilié à Dellys, wilaya de Boumerdès (Algérie). Il fait valoir que son fils, Youcef Khelifati, né le 9 octobre 1967, de nationalité algérienne également, est victime d’une disparition forcée imputable à l’État partie, en violation des articles 2 (par. 2 et 3), 6, 7, 9, 10 et 16 du Pacte. L’auteur soutient, quant à lui, être victime d’une violation de l’article 2 (par. 2) et de l’article 7 lu conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte. Le Pacte et le Protocole facultatif s’y rapportant sont entrés en vigueur pour l’État partie le 12 décembre 1989. L’auteur est représenté par le Collectif des familles de disparu(e)s en Algérie.

Rappel des faits tels que présentés par l’auteur

2.1Le 20 juin 1994, vers 5 h 30 du matin, un grand nombre d’agents de police ont encerclé la maison de la famille Khelifati. Ces derniers étaient armés, cagoulés, portaient des tenues de combat « ninja » et appartenaient au service de la brigade antiterroriste. Quatre d’entre eux sont entrés dans la cour de la maison en passant par le jardin. Ils ont trouvé Youcef Khelifati qui était en train de faire ses ablutions pour la prière dans la cour, se sont jetés sur lui et ont menacé de le tuer s’il bougeait. Ils ont pris un drap qui était étendu devant la maison et l’ont mis sur la tête de la victime. Réveillé par le bruit, l’auteur est alors descendu demander aux agents de police les raisons de l’arrestation de son fils. Ces derniers lui ont ordonné de rentrer en menaçant de lui tirer dessus. Ce dernier a alors reconnu la voix de B., commissaire de police du commissariat de la brigade mobile de la police judiciaire de Dellys.

2.2Un témoin a assisté à la scène. Les agents de police sont partis à pied en emmenant Youcef Khelifati jusqu’à l’école Mesrour Ali, devant laquelle était garée une Peugeot 205 blanche. Ils ont mis la victime dans le coffre arrière de la voiture et sont partis. Deux autres voisins ont été témoins de l’arrestation.

2.3Le jour même, à 7 heures du matin, l’auteur s’est rendu au commissariat de Dellys pour connaître les raisons de l’arrestation de son fils. La Peugeot 205 blanche y était garée. L’auteur a reconnu le commissaire B., qui portait les mêmes vêtements que pendant l’arrestation. Ce dernier a totalement nié l’arrestation de Youcef Khelifati.

2.4Le lendemain, les mêmes agents de police qui avaient procédé à l’arrestation de Youcef sont revenus avec des unités de l’armée pour ratisser le quartier, la forêt, et perquisitionner la maison. Au cours des années suivantes, les policiers sont revenus perquisitionner le domicile familial environ tous les dix jours, sans donner la moindre explication à la famille sur l’objet ou le but de leurs recherches, et ce, jusqu’à l’an 2000.

2.5À plusieurs reprises, des habitants de Dellys ont été convoqués et interrogés au sujet de Youcef Khelifati à la caserne de Ben Aknoun par des officiers de police en civil. Pour l’auteur, cela démontre que la police a transféré Youcef au Département de renseignement et de la sécurité – la police politique en Algérie, plus connue sous le nom de « sécurité militaire ».

2.6Le 11 octobre 1994, l’auteur a reçu un télex de l’Observatoire national des droits de l’homme (l’institution nationale des droits de l’homme), l’informant que, selon la Direction générale de la sûreté nationale, Youcef Khelifati, « terroriste actif », avait été abattu en juillet 1994 par les services de sécurité dans les montagnes de Dellys. L’auteur a toujours contesté cette déclaration, qu’il considère comme mensongère puisque son fils a été arrêté sous ses yeux.

2.7La détermination de l’auteur à rechercher la vérité a été dommageable pour l’ensemble de sa famille. Les autorités algériennes se sont acharnées contre la famille à travers une série d’actes de harcèlement et d’intimidation. Ainsi, le local où travaillait la victime a été détruit sur ordre de la mairie. L’alimentation en eau du domicile familial a également été coupée inopinément. Par ailleurs, les autorités s’en sont pris à Mohamed Khelifati, jeune frère de Youcef, âgé de 15 ans au moment des faits, qui a subi un véritable harcèlement judiciaire. Mohamed a été arrêté à plusieurs reprises, enlevé et interrogé par des militaires, membres de la marine. Il a fait l’objet de violences physiques lors desquelles on l’a menacé, tout en lui assenant des coups, de lui « faire la même chose qu’à [son] frère ». Selon l’auteur, l’ensemble de ces mesures de représailles sont les conséquences directes de sa volonté de connaître le sort qui a été réservé à son fils Youcef Khelifati. L’auteur ajoute que les pressions continuent aujourd’hui et qu’il reçoit très fréquemment des courriers de diverses autorités, notamment du Wali de Boumerdès, l’incitant fortement à demander une indemnisation. Le Wali, sachant que l’auteur est analphabète, a même essayé de le duper en tentant de lui faire signer un acte de décès pour son fils disparu. L’auteur refuse catégoriquement, à ce jour, de constituer un dossier d’indemnisation dans ce sens, qui supposerait de reconnaître le décès de la victime.

2.8L’auteur a contacté les plus hautes instances de son pays afin de retrouver son fils. Juste après l’arrestation de la victime, il a adressé une plainte à l’Observatoire national des droits de l’homme. Il a également adressé, le 18 avril 1998, une plainte à l’ancien Président de la République, Liamine Zeroual, trois plaintes au Médiateur de la République et une plainte au Ministre de la justice. L’auteur a reçu plusieurs réponses de diverses autorités. Il a ainsi été convoqué par l’Observatoire national des droits de l’homme le 30 décembre 1998, puis par son successeur, la Commission nationale consultative pour la protection et la préservation des droits de l’homme, le 4 février 2003. Il a aussi reçu deux lettres du Président de la daïra de Dellys (datées des 24 avril 2006 et 11 avril 2007). Le Chef du Gouvernement lui a aussi écrit le 20 novembre 2006, l’informant que sa demande avait été transmise à la Commission.

2.9Le 20 février 2008, l’auteur a adressé une nouvelle lettre au Président de la République, Abdelaziz Bouteflika. Le 12 mars 2008, il a écrit aux Ministres de la justice et de l’intérieur, au Wali de Boumerdès et à la Commission nationale consultative pour la protection et la préservation des droits de l’homme. À part un courrier du Chef du Gouvernement en date du 18 mai 2008, l’informant que sa lettre avait été transmise à la Commission, l’auteur n’a reçu aucune réponse pertinente, et toutes ses démarches sont demeurées vaines.

2.10L’auteur a également fait usage des voies juridictionnelles. Le 18 avril 1998, il a adressé des plaintes au Procureur général de la cour de justice d’Alger et au Procureur de la République près le tribunal de Dellys, pour demander que des recherches soient effectuées pour retrouver Youcef Khelifati.

2.11À la suite de ces plaintes, Lounis Khelifati a été convoqué le 7 juin 1998 par le Procureur de la République près le tribunal de Dellys par un courrier daté du 31 mai 1998. La plainte n’a toutefois pas abouti. Le dossier a été transféré au juge d’instruction du tribunal militaire de Blida, suite à quoi l’auteur a été convoqué devant ce tribunal le 20 février 2000. Cependant, l’auteur devait apprendre par un procès-verbal du 10 février 2001 qu’il pouvait passer récupérer sous vingt-quatre heures un jugement de non-lieu dans l’affaire.

2.12Le 1er février 2003, une convocation du Procureur général près la cour de justice d’Alger a été adressée à Lounis Khelifati. Ce dernier s’est présenté, mais aucune suite n’a été accordée à l’affaire.

2.13Le 2 juin 2007, le Wali de Boumerdès a adressé un courrier à l’auteur, dans lequel il l’enjoignait d’accepter les indemnités offertes et de ne plus demander d’informations sur le sort de son fils. Le 27 juin 2007, l’auteur a répondu en indiquant son refus catégorique de percevoir toute indemnité tant qu’il n’aurait pas obtenu la vérité sur le sort de son fils. Le 29 août 2007, le cabinet du Président de la République lui a également adressé un courrier, l’invitant à se rapprocher du tribunal le plus proche de son domicile afin de constituer un dossier en vue de percevoir des indemnités. Deux télex ont suivi, de la part du Wali de Boumerdès, les 7 février et 13 juin 2009, dans lesquels il lui était demandé de se rendre au bureau d’accueil et d’orientation pour constituer un dossier d’indemnisation. L’auteur trouve cet acharnement d’autant plus inacceptable qu’il s’est rendu à plusieurs reprises, en personne, devant ces instances pour leur signifier de vive voix qu’il ne voulait aucune indemnité, la seule chose qui lui importait étant de connaître le sort qui avait été réservé à son fils.

2.14Un constat de disparition a été délivré à l’auteur le 27 août 2006 par le commissariat de Dellys. Deux nouvelles plaintes ont ensuite été déposées devant le Procureur de la République près le tribunal de Dellys, les 20 juin 2007 et 12 mars 2008. Cependant, le Procureur de la République a décidé de classer la plainte sans suite. Le 29 novembre 2011, suite au décès du commissaire B., qui avait participé à l’arrestation de la victime le 20 juin 1994, le Procureur de la République a décidé de classer l’affaire sans suite.

2.15Le cas de Youcef Khelifati a été soumis au Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires le 9 décembre 2002.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur allègue que Youcef Khelifati est victime d’une disparition forcée imputable à l’État partie telle que définie par l’article 2 de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. L’auteur estime que la disparition forcée de son fils depuis le 20 juin 1994 constitue : a) une violation des articles 2 (par. 2), 2 (par. 3), 6, 7, 9, 10 et 16 du Pacte à l’égard de Youcef Khelifati et b) une violation de l’article 2 (par. 2) et de l’article 7 lu conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte à l’égard de l’auteur et de sa famille.

3.2L’auteur estime que l’ordonnance no 06-01 du 27 février 2006 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale constitue un manquement à l’obligation générale consacrée à l’article 2 (par. 2) du Pacte en ce sens que ladite disposition implique une obligation négative pour les États de ne pas adopter de mesures contraires au Pacte. En adoptant l’ordonnance no 06-01, l’État partie aurait donc pris une mesure d’ordre législatif privant d’effets les droits reconnus dans le Pacte, et particulièrement le droit d’avoir accès à un recours effectif contre des violations des droits de l’homme. L’auteur allègue que lui et son fils ont été victimes de cette disposition législative et que l’article 2 (par. 2) du Pacte a été concrètement violé en l’espèce.

3.3Rappelant que toutes les voies de recours internes, tant judiciaires qu’administratives, ont été épuisées, sans aucun résultat ou enquête réelle menée, l’auteur allègue qu’en vertu de l’article 2 (par. 3), l’État partie avait l’obligation de protéger son fils, Youcef Khelifati, des violations de ses droits par des agents de l’État. En se référant à la jurisprudence du Comité, il affirme également que l’absence d’enquête sur des violations présumées peut en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte, et que la simple négation de l’implication des services de sécurité ne saurait remplir l’obligation qui incombait à l’État partie au titre de l’article 2 (par. 3), sachant que les autorités sollicitées n’ont apporté pour toute réponse que le silence ou un non-lieu. L’auteur conclut que l’article 2 (par. 3) du Pacte a été violé à l’égard de Youcef Khelifati.

3.4Au titre de l’article 6, l’auteur relève que, depuis son arrestation en 1994 et en l’absence de toute information, les chances de retrouver Youcef Khelifati s’amenuisent de jour en jour et que son absence prolongée laisse à penser qu’il a perdu la vie. La détention au secret constitue qui plus est un risque élevé d’atteinte au droit à la vie en ce que les détenus, comme les geôliers, échappent à tout contrôle. En relevant que la jurisprudence du Comité a évolué dans le cadre des disparitions forcées et que, désormais, ce dernier reconnaît la responsabilité de l’État pour violation du droit à la vie dans certains cas où la mort de la victime n’a pas été établie, l’auteur allègue que l’État partie a failli à son obligation de protéger le droit à la vie de son fils et qu’en conséquence l’article 6 du Pacte a été violé.

3.5Rappelant les circonstances entourant la disparition de son fils, à savoir l’absence totale d’informations sur sa détention ou son incarcération éventuelles et son état de santé, et l’absence de communication avec sa famille et le monde extérieur, l’auteur affirme que Youcef Khelifati a été soumis à une forme de traitement inhumain ou dégradant. En outre, et se référant à la jurisprudence du Comité, l’auteur souligne également que l’angoisse, l’incertitude et la détresse provoquées par la disparition de Youcef Khelifati constituent une forme de traitement inhumain ou dégradant pour la famille. L’intéressé allègue que l’État partie est responsable d’une violation de l’article 7 à l’égard de Youcef Khelifati et d’une violation de l’article 7 lu conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte à son égard ainsi qu’à l’égard de sa famille.

3.6Rappelant que Youcef Khelifati a été arrêté le 20 juin 1994 par des agents de la brigade antiterroriste de la police sans mandat, puis détenu au secret sans avoir accès à un avocat, sans être informé des motifs de son arrestation ou des charges retenues contre lui, que sa détention n’a pas été mentionnée dans les registres de garde à vue et qu’il n’y a aucune trace officielle de sa localisation ou de son sort, l’auteur affirme que Youcef Khelifati a été privé de son droit à la liberté et à la sécurité, et que les enquêtes ont manqué du caractère efficace et effectif requis. En conséquence, l’auteur soutient que l’État partie est responsable d’une violation de l’article 9 du Pacte à l’égard de Youcef Khelifati.

3.7Du fait de la disparition et de l’absence d’enquête sérieuse, et observant que la disparition forcée est souvent suivie d’une détention au secret, l’auteur considère que l’État partie s’est également rendu coupable d’une violation de l’article 10 du Pacte à l’égard de Youcef Khelifati.

3.8Rappelant que les autorités algériennes n’ont jamais fourni d’informations claires sur le sort de Youcef Khelifati, qu’elles ont soustrait intentionnellement à la protection de la loi, l’auteur affirme que la dignité et la personnalité juridique de la victime ont été bafouées, en violation du droit à la reconnaissance de sa personnalité juridique garanti par l’article 16 du Pacte.

3.9L’auteur demande au Comité d’ordonner à l’État partie : a) de constater que l’Algérie a violé les articles 2 (par. 2), 2 (par. 3), 6, 7, 9, 10 et 16 du Pacte à l’égard de Youcef Khelifati, et l’article 2 (par. 2) et l’article 7 lu conjointement avec l’article 2 (par. 3) à l’égard de l’auteur et de sa famille ; b) de retrouver Youcef Khelifati ; c) de déferrer les auteurs de cette disparition forcée devant les autorités civiles compétentes pour qu’ils fassent l’objet de poursuites ; d) d’offrir à Youcef Khelifati, s’il est encore en vie, ainsi qu’à sa famille une réparation adéquate, effective et rapide du préjudice subi incluant une indemnisation appropriée et proportionnée à la gravité de l’espèce, une réadaptation pleine et entière et des garanties de non-répétition.

Défaut de coopération de l’État partie

4.Les 11 juillet 2013, 28 février 2014, 17 juin 2014 et 20 novembre 2014, l’État partie a été invité à présenter ses observations concernant la recevabilité et le fond de la communication. Le Comité note qu’il n’a reçu aucune information à ce titre. Il regrette le refus de l’État partie de communiquer toute information concernant la recevabilité et/ou le fond des griefs de l’auteur. Il rappelle que l’État partie concerné est tenu, en vertu du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif, de soumettre par écrit au Comité des explications ou déclarations éclaircissant la question et indiquant, le cas échéant, les mesures qu’il pourrait avoir prises pour remédier à la situation.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

5.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

5.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement. Le Comité note que la disparition a été signalée au Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires. Toutefois, le Comité rappelle que les procédures ou mécanismes extraconventionnels du Conseil des droits de l’homme dont les mandats consistent à examiner et à faire rapport publiquement sur la situation des droits de l’homme dans un pays ou territoire, ou sur des phénomènes de grande ampleur de violation des droits de l’homme dans le monde, ne relèvent généralement pas d’une procédure internationale d’enquête ou de règlement au sens du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif. En conséquence, le Comité estime que l’examen du cas de Youcef Khelifati par le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires ne rend pas la communication irrecevable en vertu de cette disposition.

5.3En ce qui concerne l’épuisement des recours internes, le Comité rappelle que l’État partie a non seulement le devoir de mener des enquêtes approfondies sur les violations supposées des droits de l’homme portées à l’attention de ses autorités, en particulier lorsqu’il s’agit d’atteintes au droit à la vie, mais aussi de poursuivre quiconque est présumé responsable de ces violations, de procéder à son jugement et de prononcer une peine à son encontre.La famille de Youcef Khelifati a, à de nombreuses reprises, alerté les autorités compétentes de la disparition de la victime, mais l’État partie n’a procédé à aucune enquête approfondie et rigoureuse sur cette allégation grave. En outre, l’État partie n’a pas apporté les éléments permettant de conclure qu’un recours efficace et disponible était ouvert, alors que l’ordonnance no 06-01 du 27 février 2006 continue d’être appliquée en dépit des recommandations du Comité visant à la mettre en conformité avec le Pacte (voir CCPR/C/DZA/CO/3, par. 7, 8 et 13).Le Comité se déclare également préoccupé par le fait que, malgré les trois rappels qui lui ont été envoyés, l’État partie ne lui a adressé aucune information ou observation sur la recevabilité ou le fond de la communication. Dans ces circonstances, le Comité estime que rien ne s’oppose à ce qu’il examine la communication conformément au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

5.4Le Comité note que l’auteur a soulevé une violation de l’article 2 (par. 2) du Pacte à son égard comme à l’égard de Youcef Khelifati. Le Comité rappelle que les dispositions de l’article 2 du Pacte énoncent une obligation générale à l’intention des États parties et ne peuvent être invoquées isolément dans une communication. Par conséquent, cette partie de la communication est irrecevable au titre de l’article 3 du Protocole facultatif.

5.5Le Comité considère que les allégations qui soulèvent des questions au regard des articles 6, 7, 9, 10 et 16 lus seuls et conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte sont suffisamment étayées et qu’il n’existe pas d’obstacle à leur recevabilité. Le Comité procède donc à l’examen de ces allégations quant au fond.

Examen au fond

6.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées. Il note que l’État partie n’a pas répondu aux allégations de l’auteur, auxquelles, dans les circonstances, il convient d’accorder le crédit voulu, dans la mesure où elles sont suffisamment étayées.

6.2Le Comité prend note de l’affirmation de l’auteur selon laquelle, le 20 juin 1994, Youcef Khelifati a été appréhendé par des agents de police en uniforme, appartenant à la brigade antiterroriste, devant des témoins. Depuis ce jour, la famille de Youcef Khelifati est demeurée sans nouvelle de la victime, malgré ses démarches ininterrompues devant des instances administratives et juridictionnelles (voir les paragraphes 2.8 et suivants), entamées le jour même de la disparition de Youcef Khelifati.

6.3Le Comité a, en outre, pris note des mesures de représailles auxquelles la famille de Youcef Khelifati a été exposée pour avoir cherché à clarifier les circonstances de la disparition de la victime. Le Comité renvoie à sa jurisprudence et rappelle que l’État partie ne saurait opposer les dispositions de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale à des personnes qui invoquent les dispositions du Pacte ou qui ont soumis ou pourraient soumettre des communications au Comité. Le Pacte exige de l’État partie qu’il se soucie du sort de chaque personne et qu’il traite chaque personne avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine. Le Comité rappelle en outre qu’en l’absence des modifications recommandées par le Comité, l’ordonnance no 06-01 contribue dans le cas présent à l’impunité et ne peut donc, en l’état, être jugée compatible avec les dispositions du Pacte.

6.4Le Comité renvoie à sa jurisprudence, dans laquelle il a établi que la charge de la preuve ne peut pas incomber seulement aux auteurs de la communication, en particulier lorsque les auteurs et l’État partie n’ont pas les mêmes possibilités d’accès aux éléments de preuve et que, fréquemment, l’État partie est seul à détenir les informations pertinentes, telles que celles concernant l’arrestation et la disparition de Youcef Khelifati. Le Comité constate que l’État partie n’a fourni aucun élément permettant de clarifier le sort qui a été réservé à Youcef Khelifati, alors qu’il a été vu pour la dernière fois aux mains de membres réguliers de la police nationale algérienne le 20 juin 1994. Malgré les recherches effectuées sans relâche par l’auteur, aucune autorité n’a confirmé le lieu de sa détention, ni établi officiellement les circonstances exactes du décès éventuel de Youcef Khelifati. L’information vague, indirecte et laconique, relayée par l’Observatoire national des droits de l’homme le 11 octobre 1994, selon laquelle Youcef Khelifati aurait été abattu par les services de sécurité en juillet 1994 (par. 2.6), n’a été suivie d’aucune enquête, ni de la remise de la dépouille à sa famille. Le Comité rappelle que, dans le cas des disparitions forcées, le fait de priver une personne de liberté puis de refuser de reconnaître cette privation de liberté ou de dissimuler le sort réservé à la personne disparue revient à soustraire cette personne à la protection de la loi et fait peser sur sa vie un risque constant et grave, dont l’État est responsable. Au vu du grand nombre d’années écoulées depuis la disparition de Youcef Khelifati et de l’information reçue relative à son exécution, il est fort probable que ce dernier ait été victime d’une exécution sommaire, ou qu’il soit décédé en détention, et l’État partie a manifestement manqué à l’obligation qui lui incombait de protéger la vie de Youcef Khelifati. Le Comité conclut à une violation de l’article 6 (par. 1) du Pacte.

6.5Le Comité reconnaît le degré de souffrance qu’implique une détention sans contact avec le monde extérieur pendant une durée indéfinie. Il rappelle son observation générale no 20 (1992) sur l’interdiction de la torture et des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, dans laquelle il recommande aux États parties de prendre des dispositions pour interdire la détention au secret. Il note en l’espèce que l’auteur et la famille de Youcef Khelifati n’ont jamais eu la moindre information sur le sort ou le lieu de détention de ce dernier. En l’absence de toute explication de la part de l’État partie, le Comité considère que cette disparition constitue une violation de l’article 7 du Pacte à l’égard de Youcef Khelifati.

6.6Au vu de ce qui précède, le Comité n’examinera pas séparément les griefs tirés de la violation de l’article 10 du Pacte.

6.7Le Comité prend acte également de l’angoisse et de la détresse que la disparition de son fils cause à l’auteur et à sa famille. Il prend aussi note de l’allégation de l’auteur, selon laquelle son deuxième fils, Mohamed Khelifati, jeune frère de Youcef Khelifati, a été exposé, en représailles, à des arrestations, des poursuites, et de la violence et des menaces par des membres de l’armée. Le Comité note que l’État partie n’a pas réfuté ces informations, et considère que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 7 lu conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte à l’égard de l’auteur et de sa famille.

6.8En ce qui concerne les griefs de violation de l’article 9, le Comité prend note des allégations de l’auteur selon lesquelles Youcef Khelifati a été arrêté arbitrairement, sans mandat, et n’a pas été inculpé ni présenté devant une autorité judiciaire auprès de laquelle il aurait pu contester la légalité de sa détention. L’État partie n’ayant communiqué aucune information à ce sujet, le Comité considère qu’il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur et conclut donc à une violation de l’article 9 à l’égard de Youcef Khelifati.

6.9Le Comité est d’avis que la soustraction délibérée d’une personne à la protection de la loi constitue un déni du droit de cette personne à la reconnaissance de sa personnalité juridique, en particulier si les efforts déployés par les proches de la victime pour exercer leur droit à un recours effectif ont été systématiquement entravés. Dans le cas présent, le Comité note que l’État partie n’a fourni aucune explication convaincante sur le sort de Youcef Khelifati, ni sur le lieu où il se trouverait, en dépit des multiples demandes que l’auteur a faites en ce sens. Le Comité conclut que la disparition forcée de Youcef Khelifati depuis plus de vingt-trois ans a soustrait celui-ci à la protection de la loi et l’a privé du droit à la reconnaissance de sa personnalité juridique, en violation de l’article 16 du Pacte.

6.10L’auteur invoque également l’article 2 (par. 3) du Pacte, qui impose aux États parties l’obligation de garantir à toute personne des recours accessibles, utiles et exécutoires pour faire valoir les droits garantis dans le Pacte. Le Comité rappelle qu’il attache de l’importance à la mise en place par les États parties de mécanismes juridictionnels et administratifs appropriés pour examiner les plaintes faisant état de violations des droits garantis par le Pacte. Il rappelle son observation générale no 31 (2004) sur la nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte, dans laquelle il indique notamment que le fait pour un État partie de ne pas mener d’enquête sur des violations présumées pourrait en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte. En l’espèce, la famille de Youcef Khelifati a alerté les autorités compétentes de la disparition de ce dernier, notamment le Procureur général de la cour de justice d’Alger et le Procureur de la République près le tribunal de Dellys, mais aucune suite n’a été donnée à ses plaintes, et l’État partie n’a pas procédé à une enquête approfondie, rigoureuse et impartiale sur cette disparition. Les autorités ont d’abord nié l’arrestation de la victime (par. 2.3), puis l’auteur a reçu, de source indirecte, une information selon laquelle Youcef Khelifati aurait été abattu par les services de sécurité en juillet 1994 (par. 2.6), sans qu’il soit procédé à une quelconque enquête, ni que la dépouille de la victime soit remise à sa famille. Le Comité relève qu’au lieu de procéder à une telle enquête, l’État partie s’est acharné contre l’auteur pour qu’il déclare le décès de Youcef Khelifati et qu’il cesse ses démarches visant à obtenir la vérité et la justice sur le sort de son fils. En outre, l’impossibilité légale de recourir à une instance judiciaire après la promulgation de l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale continue de priver l’auteur et sa famille de tout accès à un recours utile, puisque cette ordonnance interdit le recours à la justice pour faire la lumière sur les crimes les plus graves comme les disparitions forcées (voir CCPR/C/DZA/CO/3, par. 7). Le Comité en conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 2 (par. 3), lu conjointement avec les articles 6 (par. 1), 7, 9 et 16, à l’égard de Youcef Khelifati et de l’article 2 (par. 3), lu conjointement avec l’article 7, à l’égard de l’auteur et de sa famille.

7.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître des violations par l’État partie des articles 6 (par. 1), 7, 9 et 16 du Pacte, ainsi que de l’article 2 (par. 3), lu conjointement avec les articles 6 (par. 1), 7, 9 et 16 à l’égard de Youcef Khelifati. Il constate en outre une violation par l’État partie de l’article 7, lu conjointement avec l’article 2 (par. 3), à l’égard de l’auteur et de sa famille.

8.En vertu du paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Cela exige que les États parties accordent réparation intégrale aux personnes dont les droits reconnus par le Pacte ont été violés. En l’espèce, l’État partie est tenu, entre autres :a) de mener une enquête approfondie, rigoureuse et impartiale sur la disparition de Youcef Khelifati et de fournir à l’auteur et à sa famille des informations détaillées quant aux résultats de cette enquête ; b) de libérer immédiatement Youcef Khelifati s’il est toujours détenu au secret ; c) dans l’éventualité où Youcef Khelifati serait décédé, de restituer sa dépouille à sa famille ; d) de poursuivre, juger et punir les responsables des violations commises ; e) d’indemniser de manière appropriée l’auteur pour les violations subies, ainsi que Youcef Khelifati s’il est en vie ; et f) de fournir des mesures de satisfaction appropriées à l’auteur et à sa famille. Nonobstant l’ordonnance no 06-01, l’État partie devrait également veiller à ne pas entraver le droit à un recours utile pour les victimes de crimes tels que la torture, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées. L’État partie est en outre tenu de prendre des mesures pour empêcher que des violations analogues ne se reproduisent à l’avenir. À cet effet, le Comité est d’avis que l’État partie devrait revoir sa législation en fonction de l’obligation qui lui est faite au paragraphe 2 de l’article 2, et en particulier réexaminer l’ordonnance no 06-01, afin que les droits consacrés par le Pacte puissent être pleinement exercés dans l’État partie.

9.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations et à les diffuser largement dans les langues officielles.