NATIONS UNIES

CCPR

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr.RESTREINTE*

CCPR/C/93/D/1461,1462,1476&1477/200631 juillet 2008

FRANÇAISOriginal: ANGLAIS

COMITÉ DES DROITS DE L’HOMMEQuatre‑vingt‑treizième session7‑25 juillet 2008

CONSTATATIONS

Communication s n o s 1461/2006, 1462/2006, 1476/2006 et 1477/2006

Présentées par:

Zhakhongir Maksudov et Adil Rakhimov (représentés par un conseil, Mme Khurnisa Makhaddinova); Yakub Tashbaev et Rasuldzhon Pirmatov (représentés par un conseil, M. Nurlan Abdyldaev)

Au nom de:

Les auteurs

État partie:

Kirghizistan

Date des communications:

2 mars 2006 (Maksudov et Rakhimov), 7 juin 2006 (Tashbaev) et 13 juin 2006 (Pirmatov) (date des lettres initiales)

Références:

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 92/97 du Règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 6 mars 2006 (Maksudov et Rakhimov), le 8 juin 2006 (Tashbaev) et le 13 juin 2006 (Pirmatov) (non publiée sous forme de document)

Date de l’adoption des constatations:

16 juillet 2008

Objet: Extradition du Kirghizistan vers l’Ouzbékistan de quatre personnes reconnues comme des réfugiés, en dépit d’une demande de mesures provisoires de protection

Questions de fond: Peine de mort; torture et peine ou traitement cruel, inhumain ou dégradant; non-refoulement; détention arbitraire; droit d’être présenté dans le plus court délai devant un juge; droit de disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense

Questions de procédure: Griefs non étayés; incompatibilité ratione materiae

Articles du Pacte: 6, 7 lu conjointement avec l’article 2 (par. 3), 9 (par. 1 et 3), 14 (par. 3 b))

Articles du Protocole facultatif: 2 et 3

Le 16 juillet 2008, le Comité des droits de l’homme a adopté le texte ci-après en tant que constatations concernant les communications nos 1461/2006, 1462/2006, 1476/2006 et 1477/2006 au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif.

[ANNEXE]

ANNEXE

CONSTATATIONS DU COMITÉ DES DROITS DE L ’ HOMME AU TITRE DU PARAGRAPHE 4 DE L ’ ARTICLE 5 DU PROTOCOLE FACULTATIF SE RAPPORTANT AU PACTE INTERNATIONAL RELATIF AUX DROITS CIVILS ET POLITIQUES

Quatre ‑vingt ‑treizième session

concernant l es

Communication s n o s 1461/2006, 1462/2006, 1476/2006 et 1477/2006**

Présentées par:

Zhakhongir Maksudov et Adil Rakhimov (représentés par un conseil, Mme Khurnisa Makhaddinova); Yakub Tashbaev et Rasuldzhon Pirmatov (représentés par un conseil, M. Nurlan Abdyldaev)

Au nom de:

Les auteurs

État partie:

Kirghizistan

Date des communications:

2 mars 2006 (Maksudov et Rakhimov), 7 juin 2006 (Tashbaev) et 13 juin 2006 (Pirmatov) (date des lettres initiales)

Le Comité des droits de l ’ homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 16 juillet 2008,

Ayant achevé l’examen des communications nos 1461/2006, 1462/2006, 1476/2006 et 1477/2006 présentées au nom de Zhakhongir Maksudov, Adil Rakhimov, Yakub Tashbaev et Rasuldzhon Pirmatov en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par les auteurs des communications et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l ’ article 5 du Protocole facultatif

1.1Les auteurs des communications sont Zhakhongir Maksudov, Adil Rakhimov, Yakub Tashbaev et Rasuldzhon Pirmatov, tous de nationalité ouzbèke, nés en 1975, 1974, 1956 et 1959 respectivement. Quand ils ont présenté leurs communications, tous s’étaient vu accorder le statut de réfugié par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et se trouvaient dans un centre de détention préventive (SIZO) à Osh, au Kirghizistan, en attendant d’être extradés vers l’Ouzbékistan à la demande du Bureau du Procureur général de ce pays. Les quatre hommes se déclarent victimes de violations par le Kirghizistan des droits garantis à l’article 6, à l’article 7 lu conjointement avec l’article 2 (par. 3), à l’article 9 (par. 1 et 3) et à l’article 14 (par. 3 b)) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Ils sont représentés par Mme Khurnisa Makhaddinova pour MM. Maksudov et Rakhimov, et M. Nurlan Abdyldaev pour MM. Tashbaev et Pirmatov.

1.2Le 6 mars 2006 (pour MM. Maksudov et Rakhimov), le 8 juin 2006 (pour M. Tashbaev) et le 13 juin 2006 (pour M. Pirmatov), le Comité des droits de l’homme, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, et en application de l’article 92 de son règlement intérieur, a prié l’État partie de ne pas expulser les auteurs tant que leurs communications seraient à l’examen. Aucune réponse de l’État partie concernant cette demande de mesures provisoires de protection n’est parvenue au Comité. Le 11 août 2006, les conseils ont fait savoir au Comité que tous les auteurs avaient été remis aux autorités ouzbèkes le 9 août 2006, en application d’une décision du Bureau du Procureur général du Kirghizistan.

1.3Conformément à l’article 94 de son règlement intérieur, le Comité a décidé d’examiner conjointement les quatre communications car elles portent toutes sur les mêmes faits et soulèvent les mêmes griefs.

Rappel des faits présentés par les auteurs

Affaire Zhakhongir Maksudov

2.1Le 13 mai 2005 vers 5 ou 6 heures du matin, alors qu’il se rendait à son travail à Andijan, en Ouzbékistan, M. Maksudov a appris qu’une manifestation avait lieu sur la place principale de la ville. Il est arrivé aux abords de la place vers 7 ou 8 heures et a observé les gens qui protestaient contre la pauvreté, la répression exercée par le Gouvernement et la corruption généralisée. Lui-même n’a pas pris la parole. Au bout d’un moment, des soldats ont commencé à tirer aveuglément sur la foule. Pris de panique et redoutant d’être persécuté par les autorités, M. Maksudov s’est réfugié au Kirghizistan le 14 mai 2005.

2.2M. Maksudov et 524 autres personnes qui avaient fui Andijan le 13 mai 2005 ont été hébergés dans un camp de toile installé par le HCR au Kirghizistan, à la frontière ouzbèke, dans le district de Suzak près de Djalal‑Abad, et administré par le Département de l’immigration du Kirghizistan, qui relève du Ministère des affaires étrangères.

2.3Le 28 mai 2005, le Bureau du Procureur général d’Ouzbékistan a délivré une autorisation pour le placement en détention de M. Maksudov et ordonné son transfert au centre de détention du Ministère de l’intérieur dans la province d’Andijan. Le même jour, M. Maksudov a été inculpé par contumace des infractions suivantes: terrorisme (art. 155, partie 3, du Code pénal ouzbek), tentative de renversement par la violence de l’ordre constitutionnel (art. 159, partie 3), sabotage (art. 161), association de malfaiteurs (art. 242, partie 2), émeute (art. 244), acquisition illégale d’armes à feu, de munitions, d’explosifs et d’engins explosifs (art. 247, partie 3), et meurtre avec préméditation (art. 97, partie 2).

2.4D’après la décision du 28 mai 2005, M. Maksudov était accusé d’avoir participé à un complot criminel qui avait abouti à l’attaque du poste de police du Département de l’intérieur de la province d’Andijan dans la nuit du 12 au 13 mai 2005. Après avoir tué plusieurs agents de la force publique et s’être emparés d’un grand nombre d’armes à feu et de munitions, des «terroristes» avaient forcé les portes de la prison d’Andijan pour libérer les prisonniers, à qui ils avaient donné des armes. Ils avaient ensuite lancé des attaques armées contre les locaux du Département de la sécurité nationale de la province d’Andijan et de l’Administration provinciale. Au cours de ces actes terroristes, M. Maksudov aurait pris en otage le Procureur municipal d’Andijan et d’autres fonctionnaires de haut rang de l’Administration provinciale, puis les aurait torturés et tués. La prise d’otages a été confirmée par des photographies obtenues dans le cadre de l’enquête préliminaire.

2.5Début juin 2005, les autorités ouzbèkes ont demandé au Kirghizistan l’extradition de 33 personnes, dont M. Maksudov, qui avaient toutes été inculpées en vertu de différents articles du Code pénal ouzbek (voir par. 2.3). La demande d’extradition était fondée sur la Convention de Minsk de 1993 sur l’entraide judiciaire et les relations judiciaires en matière civile, pénale et familiale (Convention de Minsk de 1993) et sur l’Accord d’entraide judiciaire en matière civile, pénale et familiale conclu en 1996 entre le Kirghizistan et l’Ouzbékistan (Accord de 1996).

2.6Le 9 juin 2005, M. Maksudov a demandé l’asile au Kirghizistan. Le même jour, il a reçu du Département de l’immigration une attestation confirmant l’enregistrement de sa demande.

2.7Le 16 juin 2005, des agents de la force publique kirghizes ont conduit M. Maksudov et 16 autres personnes au pavillon de détention provisoire du Département de l’intérieur de la province de Djalal‑Abad (Kirghizistan), sur la base de la décision du 28 mai 2005 par laquelle le Bureau du Procureur général d’Ouzbékistan avait qualifié ces personnes de «terroristes». Le mandat d’arrêt contre M. Maksudov avait été délivré le 29 mai 2005 par le Procureur provincial d’Andijan (Ouzbékistan). En violation du Code de procédure pénale kirghize, la légalité du placement en détention n’a pas été examinée par un procureur de rang supérieur ni par un tribunal.

2.8Le 16 juin 2005, deux avocats kirghizes, Mme Makhaddinova et M. Abdyldaev, ont essayé de rendre visite à M. Maksudov au pavillon de détention provisoire pour l’informer qu’il pouvait être représenté par un conseil. Ils n’ont pas été autorisés à le rencontrer au motif, apparemment, qu’ils n’avaient pas l’autorisation nécessaire du Procureur provincial de Djalal‑Abad. Plus tard, M. Abdyldaev a réussi à obtenir de M. Maksudov qu’il demande à être représenté par sa collègue et lui-même, mais la direction du pavillon de détention provisoire l’a empêché d’avoir un entretien avec son client. À une date non précisée, M. Maksudov a été transféré au centre de détention préventive (SIZO) d’Osh (Kirghizistan). Là, les deux conseils ont encore tenté en vain de le voir. Le 22 juin 2005, ils ont réussi à obtenir une autorisation de visite du Bureau du Procureur spécialisé interprovincial chargé des provinces d’Osh, de Djalal‑Abad et de Batken, et le 24 juin 2005 Mme Makhaddinova a enfin pu s’entretenir avec M. Maksudov.

2.9Les deux conseils ont demandé au Bureau du Procureur provincial de Djalal‑Abad l’autorisation de consulter le dossier d’extradition, mais cela leur a été refusé. Le Procureur provincial adjoint de Djalal‑Abad leur a expliqué que le Code de procédure pénale ne prévoyait pas la possibilité que les dossiers d’extradition soient consultés par les intéressés ou leurs représentants.

2.10Le Département de l’immigration a examiné la demande d’asile de M. Maksudov du 9 juin au 26 juillet 2005. Le 19 juillet 2005, il a établi que cette demande était fondée, puisque M. Maksudov risquait d’être persécuté en Ouzbékistan du fait qu’il avait été acteur et témoin oculaire des événements d’Andijan. Il a reconnu que M. Maksudov répondait à la définition de «réfugié» au sens de l’article premier (sect. A, par. 2) de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés et de l’article premier de la loi kirghize relative aux réfugiés. Il a ensuite examiné les informations communiquées par le Département de l’intérieur de la province de Djalal‑Abad (Kirghizistan) et par le Bureau du Procureur provincial de Djalal‑Abad concernant plusieurs personnes accusées d’avoir commis des infractions graves sur le territoire ouzbek, dont M. Maksudov. On lui avait montré une photographie où il apparaît, avec trois autres individus, en train d’escorter le Procureur municipal d’Andijan sur le chemin du bâtiment de l’Administration provinciale pris d’assaut, mais M. Maksudov a affirmé ne pas connaître le Procureur municipal et ignorer dans quelles circonstances celui-ci avait été mêlé à la manifestation. Il a ajouté n’avoir pas remarqué la présence d’individus armés en tenue civile pendant la manifestation, bien que cela eût été confirmé par de nombreux témoignages recueillis par des organisations non gouvernementales (ONG) internationales. Le Département de l’immigration en a déduit que M. Maksudov cherchait à dissimuler des informations sur la manifestation et sur sa participation. Il a conclu que M. Maksudov relevait de la clause d’exclusion prévue à l’article premier (sect. F, al. b) de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés, et que sa demande d’asile devait donc être rejetée. Le 26 juillet 2005, il a rejeté la demande d’asile de M. Maksudov sur le fondement de l’article premier (sect. F, al. b) de la Convention de 1951.

2.11Le 3 août 2005, le conseil de M. Maksudov a fait appel de la décision du Département de l’immigration devant le tribunal interprovincial de la municipalité de Bichkek, en faisant valoir ce qui suit:

a)Il y avait d’importantes divergences entre le questionnaire rempli par les agents du Département de l’immigration au cours d’un entretien avec M. Maksudov concernant sa demande d’asile, le 28 juin 2005, et les notes prises par les représentants du HCR présents à cet entretien. Ces divergences avaient eu une incidence négative sur la décision rendue le 26 juillet 2005 par le Département de l’immigration;

b)Ni le Département de l’immigration ni le Bureau du Procureur n’avaient apporté la preuve que M. Maksudov avait participé personnellement à l’attaque du poste de police ou à l’assaut du bâtiment de l’Administration provinciale d’Andijan;

c)Le témoignage de M. Maksudov, qui avait déclaré n’avoir pas remarqué la présence d’individus armés en tenue civile pendant la manifestation, était fondé sur ce qu’il avait vu de ses propres yeux, alors que ceux recueillis par les ONG d’autres témoins parmi les manifestants donnaient à penser qu’il y avait des individus armés. M. Maksudov avait seulement confirmé l’absence de personnes armées autour de lui, mais n’avait pas parlé de la manifestation en général. En outre, les représentants du HCR présents à l’entretien du 28 juin 2005 avaient approuvé sa description des faits;

d)La photographie produite par le Département de l’immigration et le Bureau du Procureur ne prouvait pas que M. Maksudov avait pris une part directe au meurtre de la personne qui y figurait. Les éléments recueillis pendant l’enquête préliminaire et communiqués par les autorités ouzbèkes ne comprenaient aucune information détaillée sur la participation directe de M. Maksudov aux actes qui lui étaient imputés, ni aucune preuve de cette participation.

2.12Le 11 août 2005, le conseil de M. Maksudov a demandé au juge d’autoriser son client à assister à l’audience devant le tribunal, mais la demande a été rejetée. Par conséquent, M. Maksudov n’a pu prendre part à aucune des audiences le concernant. Le 18 août 2005, le tribunal interprovincial de la municipalité de Bichkek a annulé la décision du 26 juillet 2005 du Département de l’immigration, estimant que l’appel de M. Maksudov était fondé. Le 14 octobre 2005, le Département de l’immigration a contesté la décision du tribunal interprovincial de la municipalité de Bichkek par un pourvoi en cassation devant la chambre judiciaire chargée des affaires économiques et administratives du tribunal municipal de Bichkek (le tribunal municipal de Bichkek).

2.13Le 28 octobre 2005, M. Maksudov s’est vu accorder le statut de réfugié par le HCR. Dans une note verbale adressée le 28 octobre 2005 à la Mission permanente du Kirghizistan auprès de l’Office des Nations Unies à Genève, le HCR a expliqué que cette décision avait été prise après un examen approfondi de toutes les circonstances de l’affaire, y compris une appréciation des informations sur l’extradition de M. Maksudov et des autres éléments utilisés pour invoquer les clauses d’exclusion, dont le HCR concluait qu’elles n’étaient pas applicables. Dans cette même note, le HCR informait les autorités kirghizes qu’il était disposé à apporter une solution durable au cas de M. Maksudov, en réinstallant celui-ci dans un pays tiers s’il était libéré.

2.14Le 31 octobre 2005, le conseil de M. Maksudov a soulevé des objections au pourvoi en cassation formé par le Département de l’immigration devant le tribunal municipal de Bichkek.

2.15Le 13 décembre 2005, le tribunal municipal de Bichkek a annulé la décision du 18 août 2005 du tribunal interprovincial de la municipalité de Bichkek, estimant que le pourvoi en cassation du Département de l’immigration était fondé. Le 28 décembre 2005, le conseil de M. Maksudov a introduit une requête devant la Cour suprême afin que celle‑ci examine la décision du tribunal municipal de Bichkek, en invoquant notamment la décision du 28 octobre 2005 par laquelle le HCR avait accordé le statut de réfugié à son client. Le 16 février 2006, la Cour suprême a confirmé la décision du 13 décembre 2005 du tribunal municipal de Bichkek. Aux termes du paragraphe 1 de l’article 359 du Code de procédure civile kirghize, «toute décision rendue par une juridiction de contrôle devient exécutoire dès son adoption, est définitive et non susceptible d’appel».

Affaire Adil Rakhimov

3.1Le 13 mai 2005, M. Rakhimov a appris par ses voisins qu’une manifestation avait lieu sur la place principale de la ville. Il s’y est rendu vers 8 ou 9 heures du matin. Il voulait prendre la parole mais n’a pas pu le faire. Les autres faits de l’affaire le concernant sont les mêmes que ceux décrits aux paragraphes 2.1 à 2.9.

3.2Le Département de l’immigration a examiné la demande d’asile de M. Rakhimov du 10 juin au 26 juillet 2005. Le 19 juillet 2005, il a établi que cette demande était fondée, puisque M. Rakhimov risquait d’être persécuté en Ouzbékistan du fait qu’il avait été acteur et témoin oculaire des événements d’Andijan. Il a reconnu que M. Rakhimov répondait à la définition de «réfugié» au sens de l’article premier (sect. A, par. 2) de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés et de l’article premier de la loi kirghize relative aux réfugiés. Il a ensuite examiné les informations communiquées par le Département de l’intérieur de la province de Djalal‑Abad (Kirghizistan) et par le Bureau du Procureur provincial de Djalal‑Abad concernant plusieurs personnes accusées d’avoir commis des infractions graves sur le territoire ouzbek, dont M. Rakhimov. Dans ses réponses au questionnaire du Département de l’immigration, le 28 juin 2005, M. Rakhimov a affirmé qu’il ne connaissait pas le Procureur municipal d’Andijan et qu’il n’avait pas vu cet homme en particulier le 13 mai 2005. Dans un interrogatoire conduit le 18 juin 2005, il avait déclaré avoir vu le Procureur municipal d’Andijan en train de parler à des manifestants le 13 mai 2005, et avoir ensuite aidé à protéger le Procureur de ces manifestants. Le Département de l’immigration détenait une photographie montrant M. Rakhimov et d’autres personnes en compagnie du Procureur municipal d’Andijan. M. Rakhimov a également affirmé n’avoir pas remarqué la présence d’individus armés en tenue civile pendant la manifestation, bien que cela eût été confirmé par de nombreux témoignages recueillis par des ONG. Le Département de l’immigration en a déduit que M. Rakhimov cherchait à dissimuler des informations sur la manifestation et sur sa participation. Il a conclu que M. Rakhimov relevait de la clause d’exclusion prévue à l’article premier (sect. F, al. b) de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés et que sa demande d’asile devait donc être rejetée. Le 26 juillet 2005, il a rejeté la demande d’asile de M. Rakhimov sur le fondement de l’article premier (sect. F, al. b) de la Convention de 1951.

3.3Le 10 août 2005, le conseil de M. Rakhimov a fait appel de la décision du Département de l’immigration devant le tribunal interprovincial de la municipalité de Bichkek, en faisant valoir les mêmes arguments que pour M. Maksudov (voir par. 2.11).

3.4À une date non précisée, le conseil de M. Rakhimov a demandé au juge d’autoriser son client à assister à l’audience devant le tribunal, mais la demande a été rejetée. Par conséquent, M. Rakhimov n’a pu prendre part à aucune des audiences le concernant. Le 8 septembre 2005, le tribunal interprovincial de la municipalité de Bichkek a annulé la décision du 26 juillet 2005 du Département de l’immigration, estimant que l’appel de M. Rakhimov était fondé. Le 6 octobre 2005, le Département de l’immigration a contesté la décision du tribunal interprovincial de la municipalité de Bichkek devant le tribunal municipal de Bichkek.

3.5Le 28 octobre 2005, M. Rakhimov s’est vu accorder le statut de réfugié par le HCR. La teneur de la note verbale du HCR était la même que dans l’affaire Maksudov (voir par. 2.13).

3.6Le 31 octobre 2005, le conseil de M. Rakhimov a soulevé des objections au pourvoi en cassation formé par le Département de l’immigration devant le tribunal municipal de Bichkek.

3.7Le 13 décembre 2005, le tribunal municipal de Bichkek a annulé la décision du 8 septembre 2005 du tribunal interprovincial de la municipalité de Bichkek, estimant que le pourvoi en cassation du Département de l’immigration était fondé. Le 28 décembre 2005, le conseil de M. Rakhimov a introduit une requête devant la Cour suprême afin que celle-ci examine la décision du tribunal municipal de Bichkek, en invoquant notamment la décision du 28 octobre 2005 par laquelle le HCR avait accordé le statut de réfugié à son client. Le 16 février 2006, la Cour suprême a confirmé la décision du 13 décembre 2005 du tribunal municipal de Bichkek.

Affaire Yakub Tashbaev

4.1Dans la nuit du 12 au 13 mai 2005, M. Tashbaev a été libéré de la prison d’Andijan par des inconnus, en même temps que d’autres détenus. À cette date, il exécutait une peine de quatorze ans d’emprisonnement, à laquelle il avait été condamné le 3 mai 2005 pour possession de drogues (art. 273, partie 5, du Code pénal ouzbek) et fraude (art. 168, partie 1). Une fois libre, M. Tashbaev a participé à la manifestation qui avait lieu sur la place principale d’Andijan. Il n’y a pas pris la parole. Les autres faits de l’affaire le concernant sont les mêmes que ceux décrits aux paragraphes 2.1, 2.2 et 2.6.

4.2Le 23 mai 2005, le Bureau du Procureur général d’Ouzbékistan a délivré une autorisation pour le placement en détention de M. Tashbaev et ordonné son transfert au centre de détention du Ministère de l’intérieur dans la province d’Andijan. Le 21 mai 2005, M. Tashbaev avait été inculpé par contumace de terrorisme (art. 155, partie 3, du Code pénal ouzbek) et d’évasion (art. 222, partie 2).

4.3D’après la décision du 23 mai 2005, M. Tashbaev était accusé d’avoir participé à un complot criminel avec les membres du groupe extrémiste illégal Akramiya, ce qui l’avait conduit à s’évader de la prison d’Andijan et à participer à des attaques armées contre un certain nombre de bâtiments administratifs d’Andijan, attaques qui s’étaient soldées par la mort de plusieurs personnes.

4.4À la suite d’une demande d’extradition adressée par les autorités ouzbèkes à leurs homologues kirghizes (voir par. 2.5), M. Tashbaev a été placé en détention le 9 juin 2005. Les autres faits de l’affaire le concernant sont les mêmes que ceux décrits aux paragraphes 2.6 et 2.7. Le 22 juin 2005, son conseil a réussi à obtenir une autorisation de visite du Bureau du Procureur spécialisé interprovincial chargé des provinces d’Osh, de Djalal‑Abad et de Batken, et a pu s’entretenir avec lui le même jour.

4.5Le Département de l’immigration a examiné la demande d’asile de M. Tashbaev du 10 juin au 26 juillet 2005. Le 19 juillet 2005, il a établi que cette demande était fondée, puisque M. Tashbaev risquait d’être persécuté en Ouzbékistan du fait qu’il avait été acteur et témoin oculaire des événements d’Andijan. Il a reconnu que M. Tashbaev répondait à la définition de «réfugié». Il a ensuite examiné les informations communiquées par le Département de l’intérieur de la province de Djalal‑Abad (Kirghizistan) et par le Bureau du Procureur provincial de Djalal‑Abad, desquelles il ressortait que M. Tashbaev avait été condamné à une peine de quatorze ans d’emprisonnement pour possession de drogues et fraude, et qu’il était un récidiviste particulièrement dangereux. Le 21 mai 2005, M. Tashbaev avait été inculpé en outre de terrorisme et d’évasion. Au cours d’un entretien conduit le 21 juin 2005, M. Tashbaev a admis qu’il avait déjà exécuté antérieurement une peine d’emprisonnement pour possession de drogues, de 1996 à 2003. Il a cependant ajouté qu’au moment de son évasion de la prison d’Andijan, dans la nuit du 12 au 13 mai 2005, il n’avait pas encore été jugé pour possession illégale de drogues et fraude. Il a déclaré également n’avoir pas remarqué la présence d’individus armés en tenue civile pendant la manifestation, bien que cela eût été confirmé par de nombreux témoignages recueillis par des ONG. Le Département de l’immigration en a déduit qu’il cherchait à dissimuler des informations sur la manifestation et sur sa participation. Il a conclu que M. Tashbaev relevait de la clause d’exclusion prévue à l’article premier (sect. F, al. b) de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés, et que sa demande d’asile devait donc être rejetée. Le 26 juillet 2005, il a rejeté la demande d’asile de M. Tashbaev sur le fondement de l’article premier (sect. F, al. b) de la Convention de 1951.

4.6Le 3 août 2005, le conseil de M. Tashbaev a fait appel de la décision du Département de l’immigration devant le tribunal interprovincial de la municipalité de Bichkek, en faisant valoir ce qui suit:

a)Pendant l’entretien qu’il avait eu avec les fonctionnaires du Département de l’immigration au sujet de sa demande d’asile, le 21 juin 2005, M. Tashbaev n’avait pas été assisté d’un interprète et aucun document dans le dossier de l’affaire ne confirmait qu’il avait refusé ce service. Le questionnaire du Département de l’immigration était incomplet, de nombreuses questions et réponses n’ayant pas été consignées. L’absence de ces informations avait eu une incidence négative sur la décision rendue le 26 juillet 2005 par le Département de l’immigration;

b)Ni le Département de l’immigration ni le Bureau du Procureur n’avaient apporté la preuve que M. Tashbaev avait participé personnellement à l’attaque du poste de police ou à l’assaut du bâtiment de l’Administration provinciale d’Andijan. En outre, les fonctionnaires du Département de l’immigration n’avaient pas établi avec suffisamment de clarté si des individus armés étaient présents ou non au moment où M. Tashbaev avait été libéré de la prison d’Andijan;

c)Le témoignage de M. Tashbaev, qui avait déclaré n’avoir pas remarqué la présence d’individus armés en tenue civile pendant la manifestation, était fondé sur ce qu’il avait vu de ses propres yeux, alors que ceux recueillis par les ONG d’autres témoins parmi les manifestants donnaient à penser qu’il y avait des individus armés. M. Tashbaev avait seulement confirmé l’absence de personnes armées autour de lui et n’avait pas parlé de la manifestation en général;

d)Les éléments communiqués par le Bureau du Procureur provincial de Djalal‑Abad ne comprenaient aucune information détaillée sur la participation directe de M. Tashbaev aux actes de terrorisme, ni aucune preuve de cette participation.

4.7Le 15 août 2005, le conseil de M. Tashbaev a demandé au juge d’autoriser son client à assister à l’audience devant le tribunal, mais la demande a été rejetée. Par conséquent, M. Tashbaev n’a pu prendre part à aucune des audiences le concernant.

4.8Le 28 octobre 2005, M. Tashbaev s’est vu accorder le statut de réfugié par le HCR. La teneur de la note verbale du HCR était la même que dans l’affaire Maksudov (voir par. 2.13).

4.9Le 26 décembre 2005, le tribunal interprovincial de la municipalité de Bichkek a confirmé la décision du 26 juillet 2005 du Département de l’immigration et débouté M. Tashbaev. Le 18 janvier 2006, le conseil de M. Tashbaev a fait appel de cette décision devant le tribunal municipal de Bichkek, en invoquant notamment la décision du 28 octobre 2005 par laquelle le HCR avait accordé le statut de réfugié à son client.

4.10Le 2 mars 2006, le tribunal municipal de Bichkek a rejeté l’appel de M. Tashbaev et confirmé la décision du 26 décembre 2005 du tribunal interprovincial de la municipalité de Bichkek. Le 4 avril 2006, le conseil de M. Tashbaev a introduit une requête devant la Cour suprême afin que celle-ci examine la décision du 26 décembre 2005 du tribunal municipal de Bichkek. Le 25 mai 2006, la Cour suprême a confirmé cette décision.

Affaire Rasuldzhon Pirmatov

5.1Le 13 mai 2005, M. Pirmatov s’est rendu pour affaires à Andijan. Parti d’un village voisin vers 8 heures, il se dirigeait vers le marché d’Andijan quand il a appris qu’une manifestation se tenait sur la place principale de la ville. Il a rejoint les manifestants et a attendu son tour pour prendre la parole mais n’a pas pu le faire. Les autres faits de l’affaire le concernant sont les mêmes que ceux décrits aux paragraphes 2.1 à 2.3 et 2.6.

5.2D’après la décision du 28 mai 2005, M. Pirmatov était accusé d’avoir participé à un complot criminel qui avait abouti à l’attaque du poste de police du Département de l’intérieur de la province d’Andijan dans la nuit du 12 au 13 mai 2005. Après avoir tué plusieurs agents de la force publique et s’être emparé d’un grand nombre d’armes à feu et de munitions, des «terroristes» avaient forcé les portes de la prison d’Andijan pour libérer les détenus, à qui ils avaient donné des armes. Ils avaient ensuite lancé des attaques armées contre les locaux du Département de la sécurité nationale de la province d’Andijan et de l’Administration provinciale.

5.3À la suite de la demande d’extradition adressée au Kirghizistan par les autorités ouzbèkes (voir par. 2.5), M. Pirmatov a été placé en détention le 16 juin 2005. Les autres faits de l’affaire le concernant sont les mêmes que ceux décrits aux paragraphes 2.7 à 2.9.

5.4Le Département de l’immigration a examiné la demande d’asile de M. Pirmatov du 9 juin au 26 juillet 2005. Le 19 juillet 2005, il a établi que cette demande était fondée, puisque M. Pirmatov risquait d’être persécuté en Ouzbékistan du fait qu’il avait été acteur et témoin oculaire des événements d’Andijan. Il a reconnu que M. Pirmatov répondait à la définition de «réfugié». Il a ensuite examiné les informations communiquées par le Département de l’intérieur de la province de Djalal‑Abad (Kirghizistan) et par le Bureau du Procureur provincial de Djalal‑Abad concernant les personnes accusées d’avoir commis des infractions graves sur le territoire ouzbek, dont M. Pirmatov. En outre, d’après le procès‑verbal de l’interrogatoire, M. Pirmatov avait déclaré qu’il se trouvait chez lui dans la nuit du 12 au 13 mai 2005, alors qu’au cours d’un entretien conduit le 1er juillet 2005 dans le cadre de sa demande d’asile, il avait déclaré avoir passé la nuit dans son magasin. Selon le Département de l’immigration, M. Pirmatov a fait des déclarations contradictoires qui ont conduit les autorités à le soupçonner de dissimuler d’autres informations sur les événements survenus dans la nuit du 12 au 13 mai 2005 et en particulier sur sa participation à ces événements. En outre, M. Pirmatov a affirmé qu’il connaissait le Procureur municipal d’Andijan parce qu’ils étaient de la même région, et que le 13 mai 2005 il avait donc tenté de le protéger des manifestants. Il a affirmé l’avoir tiré hors de la foule et poussé derrière la grille de l’Administration provinciale d’Andijan. Le Département de l’immigration détenait une photographie montrant M. Pirmatov avec trois autres individus, en compagnie du Procureur municipal d’Andijan sur le chemin du bâtiment de l’Administration pris d’assaut. Pendant l’entretien du 28 juin 2005, M. Pirmatov a déclaré avoir vu seulement cinq ou six individus armés en tenue civile dans la foule, alors que le 1er juillet 2005, il a affirmé les avoir vu arriver de la droite du bâtiment de l’Administration. Il ne savait rien au sujet des otages, bien que la présence d’otages ait été corroborée par de nombreux témoignages recueillis par des ONG. Le Département de l’immigration en a déduit que M. Pirmatov cherchait à dissimuler des informations sur la manifestation et refusait de coopérer. Il a conclu que M. Pirmatov relevait de la clause d’exclusion prévue à l’article premier (sect. F, al. b) de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés et que sa demande d’asile devait donc être rejetée. Le 26 juillet 2005, il a rejeté la demande d’asile de M. Pirmatov sur le fondement de l’article premier (sect. F, al. b) de la Convention de 1951.

5.5Le 2 août 2005, le conseil de M. Pirmatov a fait appel de la décision du Département de l’immigration devant le tribunal interprovincial de la municipalité de Bichkek, en faisant valoir les mêmes arguments que pour M. Maksudov (voir par. 2.11, les arguments a), b) et d)). En outre, le conseil a affirmé que M. Pirmatov avait expliqué, lors de l’entretien complémentaire, pourquoi ses déclarations au sujet du lieu où il se trouvait la nuit du 12 au 13 mai 2005 avaient varié. M. Pirmatov avait notamment dit qu’il était perturbé pendant l’interrogatoire, qu’il s’était trompé en répondant mais n’avait pas osé corriger la réponse lorsque le procès‑verbal lui avait été lu. En outre, les représentants du HCR présents à l’entretien du 28 juin 2005 avaient conclu que sa description des faits était exacte.

5.6Le 16 août 2005, le conseil de M. Pirmatov a demandé au juge d’autoriser son client à assister à l’audience devant le tribunal mais la demande a été rejetée. Par conséquent, M. Pirmatov n’a pu prendre part à aucune des audiences le concernant. Le 14 octobre 2005, le conseil a demandé au juge de différer l’examen de l’affaire Pirmatov jusqu’à ce que le changement de statut du Département de l’immigration, devenu la Commission d’État de l’immigration et de l’emploi, soit achevé.

5.7Le 28 octobre 2005, M. Pirmatov s’est vu accorder le statut de réfugié par le HCR. La teneur de la note verbale du HCR était la même que dans l’affaire Maksudov (voir par. 2.13).

5.8Le 29 décembre 2005, le tribunal interprovincial de la municipalité de Bichkek a confirmé la décision du Département de l’immigration en date du 26 juillet 2005 et a débouté M. Pirmatov. Cette décision a été prise en l’absence des deux conseils de M. Pirmatov, alors que ceux‑ci avaient demandé, le 29 décembre 2005, que l’audience soit renvoyée car aucun d’eux ne pourrait y assister. Le 13 janvier 2006, le conseil de M. Pirmatov a interjeté appel de la décision du tribunal interprovincial de la municipalité de Bichkek devant le tribunal municipal de Bichkek. Il a invoqué notamment la décision du 28 octobre 2005 par laquelle le HCR avait accordé le statut de réfugié à son client.

5.9Le 2 mars 2006, le tribunal municipal de Bichkek a confirmé la décision du tribunal interprovincial de la municipalité de Bichkek en date du 29 décembre 2005 et a débouté M. Pirmatov. Le 4 avril 2006, le conseil de M. Pirmatov a introduit une requête devant la Cour suprême afin que celle‑ci examine la décision du tribunal municipal de Bichkek. Le 13 juin 2006, la Cour suprême a confirmé cette décision.

6.Dans leur communication initiale, les auteurs affirmaient que le Bureau du Procureur général de l’Ouzbékistan avait communiqué aux autorités kirghizes des documents montrant qu’ils avaient été inculpés par contumace, respectivement, de terrorisme (Tashbaev) et de meurtre avec préméditation et terrorisme (Maksudov, Rakhimov et Pirmatov), infractions emportant la peine de mort en droit ouzbek. Aucun de ces documents, cependant, n’apportait une quelconque preuve que les auteurs avaient pris une part directe aux infractions qui leur étaient reprochées. En outre, les auteurs contestent l’authenticité de ces documents étant donné que l’Ouzbékistan a présenté au total 253 demandes d’extradition visant des hommes du camp de réfugiés de Suzak et fondées sur des accusations presque identiques.

Teneur de la plainte initiale

7.1Quand les tribunaux kirghizes ont examiné les affaires des auteurs, le Président kirghize avait prolongé le moratoire sur la peine de mort en attendant son abolition définitive, alors que cette peine existait encore en Ouzbékistan. Selon les auteurs, le Département de l’immigration et par la suite tous les tribunaux kirghizes ont conclu que la vie et la liberté des auteurs étaient en danger s’ils étaient renvoyés en Ouzbékistan. Les auteurs affirment qu’en les extradant dans ces circonstances vers l’Ouzbékistan sans vérifier l’authenticité des documents produits par les autorités ouzbèkes et alors que leur vie est réellement menacée, le Kirghizistan contreviendrait aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 6 du Pacte. Ils renvoient à la jurisprudence du Comité dans l’affaire Charles Chitat Ng c. Canada.

7.2Les auteurs rappellent que l’interdiction de la torture est absolue. Les clauses d’exclusion de la Convention de 1951 ne s’appliquent pas lorsqu’il existe un risque que la personne renvoyée soit soumise à la torture. Les auteurs se réfèrent à de nombreux rapports d’ONG et d’organismes des Nations Unies confirmant que la torture est courante en Ouzbékistan. Selon le rapport de la mission au Kirghizistan du Haut‑Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme concernant les événements survenus à Andijan (Ouzbékistan) les 13 et 14 mai 2005, «[i]l est aussi urgent que nécessaire de surseoir à l’éloignement vers l’Ouzbékistan des demandeurs d’asile et témoins oculaires ouzbeks des événements d’Andijan, qui courent le risque d’être torturés en cas de rapatriement».

7.3Les auteurs affirment que le risque qu’ils soient soumis à la torture et jugés en violation des garanties d’un procès équitable s’ils sont extradés vers l’Ouzbékistan est élevé. Même si les autorités kirghizes recevaient de leurs homologues ouzbeks l’assurance officielle que les auteurs ne seraient pas torturés après leur extradition, ce ne serait pas suffisant. Étant donné que les autorités kirghizes ont dû transporter par avion 450 demandeurs d’asile d’Ouzbékistan en vue de les réinstaller dans des pays tiers parce qu’elles ne pouvaient pas garantir leur sécurité sur le territoire kirghize, il existe de sérieux doutes quant à leur capacité de garantir la sécurité des auteurs sur le territoire ouzbek. En outre, l’État partie a l’obligation de procéder à une enquête indépendante s’il y a lieu de soupçonner qu’une personne a été soumise à la torture après avoir été extradée.

7.4Les auteurs affirment qu’il y a violation de l’article 6 et de l’article 7 du Pacte, lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, parce que le principe du non‑refoulement ne figure pas sur la liste limitative des motifs de rejet d’une demande d’extradition établie par le Code de procédure pénale kirghize, la Convention de Minsk de 1993 et l’Accord de 1996. Ce principe est garanti par l’article 11 de la loi sur les réfugiés, mais celui‑ci n’est pas appliqué dans la pratique. En outre, en vertu de l’article 435 du Code de procédure pénale, les décisions relatives à l’extradition de ressortissants étrangers sont prises par le Procureur général du Kirghizistan qui se fonde sur la demande d’extradition. La décision d’extradition est d’exécution immédiate et il n’existe pas de recours utile permettant de la contester. Le Code de procédure civile kirghize prévoit un recours contre les actions des agents publics qui enfreignent la loi mais cette procédure ne peut être engagée qu’une fois que l’infraction en question a été commise.

7.5Les auteurs ont été placés en détention au Kirghizistan sur la base des mandats d’arrêt décernés par le Procureur d’Ouzbékistan et de la lettre du Procureur provincial de Djalal‑Abad. En vertu de l’article 435 du Code de procédure pénale kirghize, dès réception d’une demande d’extradition, la personne réclamée est placée en détention conformément à la procédure prévue à l’article 110 du Code de procédure pénale. Celui‑ci dispose que le placement en détention peut être décidé par un enquêteur ou par le procureur, sous réserve de l’approbation d’un procureur de rang supérieur et en présence d’un avocat de la défense, pour les infractions passibles d’une peine de trois ans d’emprisonnement au minimum. Selon les auteurs, cette procédure n’a pas été respectée puisque leur placement en détention n’a pas été autorisé par le ministère public kirghize et a été décidé en l’absence de leurs conseils. En vertu de l’article 435 (partie 3) du Code de procédure pénale, la personne dont l’extradition a été demandée doit être remise en liberté si elle n’a pas été extradée dans les trente jours qui suivent son placement en détention. Les auteurs affirment également que l’article 110 du Code de procédure pénale est incompatible avec le paragraphe 3 de l’article 9 du Pacte parce qu’il n’exige pas que tout détenu soupçonné d’une infraction pénale soit présenté sans délai devant un juge. Ils font valoir qu’il y a eu violation des paragraphes 1 et 3 de l’article 9 parce que chacun d’eux a été détenu pendant plus d’un an sans être déféré devant un juge.

7.6Enfin, les auteurs font valoir qu’il y a eu violation du paragraphe 3 b) de l’article 14 parce qu’ils n’ont pas été autorisés à communiquer avec le conseil de leur choix entre la date de leur placement en détention et le 22 juin 2005 (Tashbaev) et le 24 juin 2005 (Maksudov, Rakhimov et Pirmatov).

Autres questions apparues à la suite de la demande de mesures provisoires de protection faite par le Comité

8.1Le 11 août 2006, le Comité a été informé par un des conseils que les quatre auteurs avaient été remis aux autorités ouzbèkes le 9 août 2006. Par une lettre du 14 août 2006 adressée à la Mission permanente du Kirghizistan auprès de l’Office des Nations Unies à Genève, le Comité, sans préjuger de l’exactitude des allégations de l’avocat, a rappelé aux autorités de l’État partie qu’il considérait le non‑respect par un État partie des mesures provisoires officiellement demandées comme un manquement grave aux obligations qui incombent à l’État partie en vertu du Protocole facultatif. Il leur a demandé de l’informer sans délai de la situation des auteurs et, si l’enquête menée par l’État partie établissait que les allégations de l’avocat étaient exactes, de lui donner des explications le plus rapidement possible.

8.2Dans une réponse à la demande d’explications du Comité, datée du 23 août 2006, l’État partie a noté que, par des arrêts du 16 février 2006 (Maksudov et Rakhimov), du 25 mai 2006 (Tashbaev) et du 13 juin 2006 (Pirmatov), la Cour suprême du Kirghizistan avait approuvé les conclusions du tribunal municipal de Bichkek qui avait confirmé la décision prise par le Département de l’immigration de ne pas accorder le statut de réfugié aux auteurs.

8.3L’État partie fait valoir que d’après les éléments de preuve produits par les autorités ouzbèkes, M. Tashbaev avait été condamné à seize ans d’emprisonnement en 1996. En 2005, il avait été reconnu coupable de trafic de drogues et condamné à quatorze ans d’emprisonnement. Il avait également été reconnu coupable de récidive. Pendant les événements d’Andijan, il s’était évadé et s’était joint à ceux qui demandaient l’asile au Kirghizistan. MM. Pirmatov, Rakhimov et Maksudov étaient accusés d’avoir pris le Procureur municipal d’Andijan en otage pendant les émeutes d’Andijan. Plus tard, l’otage a été assassiné.

8.4Conformément au droit kirghize et aux obligations qui incombent à l’État partie en vertu des accords bilatéraux et multilatéraux sur l’entraide judiciaire et en vertu des conventions des Nations Unies, le Bureau du Procureur général du Kirghizistan a décidé, le 8 août 2005, d’accueillir la demande faite par le Bureau du Procureur général d’Ouzbékistan en vue de renvoyer dans leur pays les ressortissants ouzbeks en question. Les autorités ouzbèkes dresseraient les actes d’inculpation correspondant aux infractions qu’ils avaient commises avant d’arriver au Kirghizistan.

8.5L’État partie fait valoir que cette décision était fondée sur une analyse complète et objective de tous les éléments présentés par les autorités ouzbèkes, qui montrent que les auteurs avaient commis des infractions pénales graves en Ouzbékistan. Si le droit pénal kirghize leur était appliqué, les auteurs seraient accusés d’avoir commis des actes qui constituent des infractions graves emportant la privation de liberté, de sorte que leur extradition vers l’État requérant est pleinement justifiée. La décision prise par le Bureau du Procureur général du Kirghizistan est conforme à la Convention relative au statut des réfugiés car les dispositions de cet instrument ne s’appliquent pas aux personnes dont on a des raisons sérieuses de penser qu’elles ont commis une grave infraction de droit commun en dehors du pays de refuge avant d’y être admises.

8.6L’État partie explique que les engagements pris par le Kirghizistan dans le cadre de la Communauté d’États indépendants, de l’Organisation de Shanghai pour la coopération et des accords bilatéraux ont également étayé sa décision de renvoyer les auteurs en Ouzbékistan. En particulier, la demande officielle des autorités ouzbèkes a été traitée conformément aux obligations qui incombent au Kirghizistan en vertu de la Convention de Minsk de 1993, de l’Accord de 1996, de l’Accord de 1994 sur l’entraide judiciaire et la coopération entre le Bureau du Procureur général du Kirghizistan et le Bureau du Procureur général d’Ouzbékistan, et de la Convention de Shanghai sur la lutte contre le terrorisme, le séparatisme et l’extrémisme, adoptée le 15 juin 2001.

8.7Le Bureau du Procureur général du Kirghizistan a reçu de son homologue ouzbek l’assurance qu’une enquête complète et objective serait menée sur toutes ces affaires et qu’aucun des auteurs ne subirait de persécutions pour des raisons politiques ni ne serait soumis à la torture. L’Ouzbékistan est partie à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, qui lui fait obligation de prendre des mesures législatives, administratives, judiciaires et autres mesures efficaces pour empêcher que des actes de torture soient commis.

8.8En ce qui concerne les allégations de violation des droits de l’homme pendant la procédure d’extradition, en particulier du droit d’asile, l’État partie rappelle que ce droit ne peut pas être invoqué lorsque des poursuites sont engagées pour des infractions de droit commun. Le paragraphe 2 de l’article 33 de la Convention relative au statut des réfugiés dispose que le bénéfice de cette disposition ne pourra toutefois être invoqué par un réfugié qu’il y aura des raisons sérieuses de considérer comme un danger pour la sécurité du pays où il se trouve ou qui, ayant été l’objet d’une condamnation définitive pour un crime ou délit particulièrement grave, constitue une menace pour la communauté dudit pays. L’État partie affirme que la détermination d’une menace pour la sécurité nationale est son droit souverain et relève entièrement de sa compétence nationale, conformément au paragraphe 7 de l’Article 2 de la Charte des Nations Unies.

8.9Comme l’ont expliqué les représentants du Bureau du Procureur général du Kirghizistan lors de la conférence de presse tenue le 11 août 2006, ni le droit kirghize ni les conventions internationales n’obligent l’État partie à aviser le HCR et les conseils des auteurs de l’imminence des extraditions. En outre, le HCR a décidé d’accorder aux auteurs le statut de réfugié sans attendre que la Cour suprême du Kirghizistan statue sur les recours introduits contre le rejet de la demande de statut de réfugié.

Absence de coopération de l ’ État partie

9.Sous couvert de notes verbales datées du 6 mars 2006 (Maksudov et Rakhimov), du 8 juin 2006 (Tashbaev) et du 13 juin 2006 (Pirmatov), du 5 septembre 2006 (Maksudov, Rakhimov, Tashbaev et Pirmatov), du 1er février 2007 (Maksudov), du 5 février 2007 (Rakhimov, Tashbaev et Pirmatov) et du 10 août 2007 (Maksudov, Rakhimov, Tashbaev et Pirmatov), le Comité a prié l’État partie de lui communiquer des informations sur la recevabilité et le fond des communications. Il note qu’il n’a pas reçu les informations demandées. Le Comité prend acte de la réponse de l’État partie, en date du 23 août 2006 (par. 8.2 à 8.9) concernant la demande de mesures provisoires mais regrette que l’État partie n’ait apporté les informations demandées au sujet de la recevabilité ou du fond des griefs des auteurs. Il rappelle qu’en vertu du Protocole facultatif, l’État partie est tenu de lui soumettre par écrit des explications ou déclarations éclaircissant la question et indiquant, le cas échéant, les mesures qu’il pourrait avoir prises pour remédier à la situation. En l’absence d’une réponse de l’État partie, le Comité doit accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur, dans la mesure où elles ont été suffisamment étayées.

Délibérations du Comité

Non ‑respect de la demande de mesures provisoires adressée par le Comité

10.1Le Comité note que l’État partie a extradé les auteurs alors que leurs communications avaient été enregistrées au titre du Protocole facultatif et qu’il avait reçu une demande de mesures provisoires de protection. Il rappelle qu’en adhérant au Protocole facultatif, les États parties au Pacte reconnaissent que le Comité a compétence pour recevoir et examiner des communications émanant de particuliers qui prétendent être victimes de violations de l’un quelconque des droits énoncés dans le Pacte (préambule et art. 1). En adhérant au Protocole facultatif, les États parties s’engagent implicitement à coopérer de bonne foi avec le Comité pour lui permettre et lui donner les moyens d’examiner les communications qui lui sont soumises et, après l’examen, de faire part de ses constatations à l’État partie et au particulier (art. 5, par. 1 et 4). Pour un État partie, l’adoption d’une mesure, quelle qu’elle soit, qui empêche le Comité de prendre connaissance d’une communication et d’en mener l’examen à bonne fin, et l’empêche de faire part de ses constatations, est incompatible avec ses obligations.

10.2Indépendamment de toute violation du Pacte qui lui est imputée dans une communication, l’État partie contrevient gravement aux obligations qui lui incombent en vertu du Protocole facultatif s’il prend une mesure qui empêche le Comité de mener à bonne fin l’examen d’une communication faisant état d’une violation du Pacte, ou qui rend l’action du Comité sans objet et l’expression de ses constatations sans valeur et de nul effet. Dans les communications à l’examen, les auteurs ont affirmé qu’ils seraient victimes de violations des droits énoncés à l’article 6 et à l’article 7 du Pacte s’ils étaient extradés vers l’Ouzbékistan. Ayant été notifié des communications, l’État partie a contrevenu à ses obligations en vertu du Protocole facultatif en extradant les auteurs avant que le Comité n’ait mené l’examen à bonne fin et n’ait pu formuler ses constatations et les communiquer. Il est particulièrement regrettable que l’État partie ait agi ainsi après que le Comité lui eut demandé, en application de l’article 92 du Règlement intérieur, de s’abstenir de le faire.

10.3Le Comité rappelle que l’adoption de mesures provisoires en application de l’article 92 du Règlement intérieur, adopté conformément à l’article 39 du Pacte, est essentielle au rôle qui lui a été confié en vertu du Protocole facultatif. Le non‑respect de cet article, en particulier par une action irréparable comme, en l’espèce, l’extradition des auteurs, compromet la protection des droits consacrés dans le Pacte assurée par le Protocole facultatif.

Examen de la recevabilité

11.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

11.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire, conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que les mêmes affaires n’étaient pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement. En l’absence d’objection de la part de l’État partie à ce sujet, il considère que les conditions énoncées au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif sont réunies.

11.3Le Comité a noté que les auteurs invoquaient le paragraphe 3 b) de l’article 14 du Pacte. Le Comité n’estime pas nécessaire de se prononcer sur la question de la recevabilité des communications sur le fondement du paragraphe 3 b) de l’article 4, en tant que tel, parce que les principes qui sous‑tendent cette disposition sont pris en considération dans l’examen des autres griefs des auteurs.

11.4Le Comité estime que les autres griefs des auteurs, qui soulèvent des questions au regard de l’article 6 et de l’article 7 du Pacte, lus séparément et lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, et au regard de l’article 9, ont été suffisamment étayés aux fins de la recevabilité et les déclare donc recevables.

Examen au fond

12.1Le Comité des droits de l’homme a examiné les communications à la lumière de toutes les informations qui lui ont été transmises par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

12.2Sur la question de savoir si le placement en détention des auteurs a été effectué dans le respect des conditions énoncées au paragraphe 1 de l’article 9 du Pacte, le Comité note que la privation de liberté est licite uniquement lorsqu’elle est appliquée «pour des motifs et conformément à la procédure prévus par le droit interne» et lorsqu’elle n’est pas arbitraire. En d’autres termes, le Comité doit déterminer en premier lieu si la privation de liberté imposée aux auteurs était conforme à la législation de l’État partie. Les auteurs ont fait valoir que, contrairement à l’article 110 du Code de procédure pénale kirghize, leur placement en détention n’avait pas été autorisé par le Procureur et avait été effectué en l’absence de leurs conseils, en violation des dispositions pertinentes du droit interne. En l’absence de réponse de l’État partie, il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations des auteurs dans la mesure où elles ont été étayées, et de considérer que les faits se sont déroulés comme les auteurs l’ont décrit. Le Comité conclut donc à une violation du paragraphe 1 de l’article 9 du Pacte.

12.3Vu les circonstances ci‑dessus et étant donné qu’il a constaté une violation du paragraphe 1 de l’article 9, le Comité n’estime pas nécessaire d’examiner séparément les griefs tirés du paragraphe 3 de l’article 9.

12.4Quant à savoir si l’extradition des auteurs du Kirghizistan en Ouzbékistan les a exposés à un risque réel de torture ou d’autres mauvais traitements dans l’État requérant, en violation de l’interdiction du refoulement établie à l’article 7 du Pacte, le Comité fait observer que la réalité de ce risque doit être évaluée à la lumière des informations que détenaient ou auraient dû détenir les autorités de l’État partie au moment de l’extradition, et n’exige pas qu’il soit prouvé que des actes de torture ont été commis par la suite, même si les informations ayant trait à des événements ultérieurs sont pertinentes pour évaluer le risque initial. Pour déterminer ce risque en l’espèce, le Comité doit examiner tous les éléments pertinents. L’existence d’assurances, leur teneur et l’existence et la mise en œuvre de mécanismes d’exécution sont autant d’éléments utiles pour déterminer si, dans la pratique, il existait un risque réel de mauvais traitements interdits. À ce propos, le Comité rappelle que les États parties ne doivent pas exposer des individus à un risque de torture ou de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants en les renvoyant dans un autre pays en vertu d’une mesure d’extradition, d’expulsion ou de refoulement. Ce principe ne saurait être mis en balance avec des considérations relatives à la sécurité nationale ou à la nature du comportement criminel dont une personne est accusée ou soupçonnée.

12.5Le Comité affirme d’emblée que les autorités de l’État partie savaient, ou auraient dû savoir, au moment où elles ont extradé les auteurs, qu’il existait des rapports publics, crédibles et remarqués indiquant que le recours à la torture contre les détenus était systématique et généralisé en Ouzbékistan et que le risque de torture était en général élevé dans le cas de personnes détenues pour des raisons politiques et de sécurité. De l’avis du Comité, ces éléments pris dans leur ensemble montrent que les auteurs risquaient réellement d’être soumis à la torture en Ouzbékistan s’ils étaient extradés. De plus, les infractions pour lesquelles l’Ouzbékistan demandait l’extradition des auteurs emportaient la peine capitale dans ce pays. Étant donné le risque d’une condamnation à la peine de mort obtenue par un traitement incompatible avec l’article 7, il y avait aussi un risque tout aussi élevé de violation du paragraphe 2 de l’article 6 du Pacte. Le fait que le Bureau du Procureur général d’Ouzbékistan ait donné des assurances qui, d’ailleurs, ne prévoyaient aucun mécanisme d’application concret, ne suffisait pas à protéger les auteurs contre ce risque. Le Comité réaffirme qu’à tout le moins, les assurances données doivent prévoir un mécanisme permettant de vérifier qu’elles sont bien respectées et être garanties par des dispositions prises en dehors de la lettre des assurances pour assurer une application effective de l’accord.

12.6Le Comité rappelle que si un État partie renvoie une personne se trouvant sous sa juridiction vers une autre juridiction et s’il existe des motifs sérieux de croire qu’il y a un risque de préjudice irréparable dans cette autre juridiction, tel le préjudice envisagé aux articles 6 et 7 du Pacte, l’État partie lui‑même peut avoir violé le Pacte. Étant donné que l’État partie n’a pas montré que les assurances obtenues de l’Ouzbékistan étaient suffisantes pour écarter entièrement le risque de torture et d’une condamnation à la peine de mort prononcée dans le respect des conditions du paragraphe 2 de l’article 6 et de l’article 7, le Comité conclut que l’extradition des auteurs a constitué une violation du paragraphe 2 et d’article 6 du Pacte et de l’article 7.

12.7Pour ce qui est de l’absence de recours utile contre la décision d’extradition rendue le 8 août 2006 par le Procureur général du Kirghizistan, compte tenu de l’existence d’un risque réel de torture et d’application de la peine de mort, le Comité relève que l’article 2 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 2 de l’article 6 et l’article 7, oblige les États parties à assurer un recours utile en cas de violation de ces articles. À ce propos, il note que toutes les actions concernant les auteurs engagées devant les tribunaux de l’État partie portaient sur l’asile et non sur la procédure d’extradition. Il note également que le droit kirghize ne permet pas un réexamen judiciaire des décisions d’extradition prises par le Procureur avant que l’extradition n’ait lieu et qu’en l’espèce, ces décisions ont été exécutées le lendemain. Le Comité rappelle que, par définition, pour que le réexamen d’une décision d’extradition soit effectif, il doit pouvoir avoir lieu avant le renvoi afin d’éviter un préjudice irréparable à l’individu, faute de quoi il est inutile et vide de sens. En ne donnant pas la possibilité de faire réexaminer de façon effective et indépendante la décision d’extradition dans le cas des auteurs, l’État partie a donc commis une violation du paragraphe 2 de l’article 6 et de l’article 7, lus conjointement avec l’article 2 du Pacte.

13.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, est d’avis que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par le Kirghizistan des droits énoncés au paragraphe 1 de l’article 9, au paragraphe 2 de l’article 6 et à l’article 7, lus séparément et lus conjointement avec l’article 2 du Pacte. Il réaffirme que l’État partie a également manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article premier du Protocole facultatif.

14.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie a l’obligation d’assurer aux auteurs un recours utile, sous la forme d’une indemnisation appropriée. L’État est prié de mettre en place des mesures effectives pour suivre la situation des auteurs de la communication. Il est instamment engagé à fournir périodiquement au Comité des renseignements actualisés sur la situation des auteurs. Il est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent.

15.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre‑vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est également prié de rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

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