Présentée par:

Walter Hoffman et Gwen Simpson (représentés par un conseil, Brent D. Tyler)

Au nom de:

Les auteurs

État partie:

Canada

Date de la communication:

4 octobre 2003 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision du Rapporteur spécial prise en application de l’article 97, communiquée à l’État partie le 18 novembre 2003 (non publiée sous forme de document)

Date de la présente décision:

25 juillet 2005

Objet: Question de savoir si la règle de la «nette prédominance» du français dans l’affichage public au Québec est conforme au Pacte

Question de procédure: Épuisement des recours internes

Questions de fond: Discrimination fondée sur la langue − liberté d’expression − droits des minorités − droit à un procès équitable − recours utile

Articles du Pacte: Paragraphes 1, 2 et 3 de l’article 2; article 14; paragraphe 2 de l’article 19; articles 26 et 27

Article du Protocole facultatif: Paragraphe 2 b) de l’article 5

[ANNEXE]

ANNEXE

DÉCISION DU COMITÉ DES DROITS DE L’HOMME AU TITRE DU PROTOCOLE FACULTATIF SE RAPPORTANT AU PACTE INTERNATIONAL RELATIF AUX DROITS CIVILS ET POLITIQUES

Quatre-vingt-quatrième session

concernant la

Communication n o  1220/2003 *

Présentée par:

Walter Hoffman et Gwen Simpson (représentés par un conseil, Brent D. Tyler)

Au nom de:

Les auteurs

État partie:

Canada

Date de la communication:

4 octobre 2003 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 25 juillet 2005,

Adopte ce qui suit:

Décision concernant la recevabilité

1.1Les auteurs de la communication, datée du 4 octobre 2003, sont Walter Hoffman et Gwen Simpson, nés respectivement le 24 mars 1935 et le 2 février 1945. Ils affirment être victimes de violations par le Canada des paragraphes 1, 2 et 3 de l’article 2, de l’article 14, du paragraphe 2 de l’article 19 et des articles 26 et 27 du Pacte. Ils sont représentés par un conseil.

1.2Le 26 avril 2004, le membre du Comité qui assumait alors les fonctions de rapporteur spécial pour les nouvelles communications a décidé que la recevabilité et le fond de la communication seraient examinés séparément.

Rappel des faits

2.1Les auteurs, qui sont anglophones, sont les deux actionnaires et directeurs d’une société inscrite au registre du commerce sous l’appellation «Les entreprises W.F.H. Ltée», opérant dans la ville de Lac Brome au Québec et ayant pour raison sociale «The Lyon and the Walrus» et «La Lionne et le Morse». Le 10 juillet 1997, les auteurs ont placé une enseigne à l’extérieur de leur magasin.

Sur un côté de l’enseigne on pouvait lire:

Et sur l’autre côté:

« LA LIONNE ET LE MORSE

« THE LYON AND THE WALRUS

Antiquités

Antiquities

Hot Tubs & Saunas

Hot Tubs & Saunas

Encadrement Gifts»

Cadeaux»

L’enseigne était donc bilingue, sauf pour les mots «Hot Tubs» qui étaient inscrits des deux côtés de l’enseigne. Tous les autres mots couvraient le même espace dans chaque langue et étaient inscrits dans des lettres de même taille.

2.2La société a été inculpée de non‑respect des articles 58 et 205 de la Charte de la langue française, qui requiert une «nette prédominance» du français dans l’affichage public. Tout en reconnaissant les faits constitutifs de l’infraction, les auteurs ont fait valoir que ces dispositions n’étaient pas valides parce qu’elles portaient atteinte à leur droit à la liberté d’expression commerciale et à leur droit à l’égalité reconnus à la fois dans la Charte canadienne des droits et des libertés et dans la Charte québécoise des droits et des libertés de la personne.

2.3Le 20 octobre 1999, la Cour du Québec a acquitté la société des auteurs, acceptant leur argument selon lequel les dispositions en cause de la Charte de la langue française n’étaient pas valides. La Cour a estimé que ces dispositions étaient contraires au droit à la liberté d’expression protégé à la fois par la Charte canadienne des droits et des libertés (art. 2 b)) et la Charte québécoise des droits et des libertés de la personne (art. 3) et que le Procureur général du Québec n’avait pas apporté la preuve que les restrictions en cause étaient raisonnables.

2.4En appel, la Cour supérieure du district de Bedford a invalidé le 13 avril 2000 la décision du tribunal de première instance. Par l’intermédiaire de son conseil, la société des auteurs, estimant que la charge de la preuve incombait au Procureur général, a décliné l’invitation de la Cour à apporter des preuves complètes à l’appui de son affirmation selon laquelle les restrictions prévues à l’article 58 de la Charte n’étaient pas justifiées. Se fondant sur son interprétation d’une décision antérieure de la Cour suprême datant de 1988, la Cour supérieure a jugé qu’il appartenait à la partie qui contestait les restrictions à la liberté d’expression prévues à l’article 58 de démontrer qu’elles n’étaient pas justifiées. Concrètement, il fallait prouver que les considérations invoquées par la Cour suprême dans les affaires de 1988 pour justifier la règle de la «nette prédominance» du français avaient cessé d’être applicables. La société des auteurs ne l’ayant pas fait, elle a été condamnée à une amende de 500 dollars.

2.5Le 29 mars 2001, la Cour d’appel a rejeté une requête du conseil de la société visant à lui permettre de présenter de nouvelles preuves quant aux caractéristiques linguistiques du Québec, estimant que les éléments de preuve en question étaient sans rapport avec le différend tel qu’il avait été présenté par la société devant les juridictions inférieures et en appel. La Cour a noté que la Cour supérieure avait expressément invité les parties à présenter de nouveaux éléments de preuve mais que la position manifeste de ces derniers était qu’il fallait procéder du dossier existant. En outre, la Cour supérieure a estimé que la position des parties était claire et qu’elle s’était acquittée de son devoir d’équité en faisant en sorte qu’aucune des parties ne soit prise au dépourvu.

2.6Le 24 octobre 2001, la Cour d’appel du Québec a rejeté sur le fond les recours de la société des auteurs. Elle a estimé que l’article 58, tel que rédigé en 1993, tenait compte d’un avis de la Cour suprême canadienne selon lequel il serait constitutionnellement acceptable d’accorder une «nette prédominance» au français au regard des caractéristiques linguistiques du Québec. Il incombait donc aux auteurs de démontrer qu’il n’y avait plus de justification suffisante pour des restrictions qui avaient été jusque‑là considérées comme légitimes. De l’avis de la Cour, les arguments des auteurs relatifs au bilinguisme, au multiculturalisme, au fédéralisme, à la démocratie, au constitutionnalisme et à la règle de droit ainsi qu’à la protection des minorités ne sauraient les décharger de cette obligation. La Cour a en outre estimé que les conclusions du Comité à l’existence d’une violation dans l’affaire Ballantyne et consorts c. Canada n’étaient pas pertinentes en l’espèce parce qu’il était plutôt question dans l’affaire susmentionnée de l’utilisation exclusive du français.

2.7La demande d’autorisation spéciale de faire appel devant la Cour suprême canadienne présentée par la société des auteurs a été rejetée le 12 décembre 2002.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs notent tout d’abord que les lois québécoises relatives à la question de la langue ont été examinées par le Comité dans les affaires Ballantyne et consorts c. Canada, McIntyre c. Canadaet Singer c. Canada. Dans l’affaire Ballantyne et consorts, le Comité a estimé que les dispositions de la Charte de la langue française qui, à l’époque, interdisaient la publicité en anglais constituaient une violation du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte, mais pas des articles 26 et 27. Dans l’affaire Singer, le Comité a conclu que des amendements à la Charte exigeant que la publicité extérieure soit en français mais autorisant une publicité interne dans d’autres langues dans certaines circonstances constituaient une violation du paragraphe 2 de l’article 19 dans les circonstances de la cause (en ce qui concerne la publicité extérieure). Les dispositions actuelles relatives à la règle de la «nette prédominance» que les auteurs contestent sont entrées en vigueur après l’enregistrement de l’affaire Singer mais avant la publication des constatations du Comité. Tout en notant alors qu’il ne lui était pas demandé de déterminer si les dispositions actuelles étaient compatibles avec le Pacte, le Comité a conclu que ces dispositions offraient à l’auteur un recours efficace dans les circonstances particulières de sa cause.

3.2Les auteurs affirment que l’obligation d’employer une langue, quelle qu’elle soit, dans l’activité commerciale privée constitue une violation de leur droit à la liberté d’expression garanti au paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte. Selon eux, les restrictions à l’emploi des langues ne sont pas justifiées par le principe de la «nécessité» figurant au paragraphe 3 de l’article 19 et la Cour suprême canadienne a eu tort de considérer des restrictions à l’emploi d’une langue comme raisonnables et justifiées. Ils estiment également que l’obligation d’utiliser le français, en tant que langue ayant une «nette prédominance», dans leur publicité constitue une violation de leur droit à l’égalité garanti par le paragraphe 1 de l’article 2, de leur droit de ne pas être soumis à une discrimination fondée sur la langue, consacré par l’article 26 et, conformément à l’article 27, de leurs droits en tant que membres d’une minorité nationale (la minorité anglophone vivant au Québec).

3.3Pour ce qui est de l’article 14, les auteurs affirment qu’en appel la Cour a estimé qu’il leur incombait de prouver que les mesures législatives spéciales visant à protéger le français n’étaient pas justifiées au regard de la Charte canadienne. Ils font valoir qu’ils ont proposé de soumettre à la Cour d’appel des preuves pour s’acquitter de cette charge (ils n’en avaient présenté aucune au premier degré parce que le juge avait estimé que cette charge incombait à l’État et qu’il ne s’en était pas acquitté) et que la juridiction d’appel a conclu à tort qu’ils ne souhaitaient présenter aucune preuve.

3.4Enfin, les auteurs font valoir que l’État partie ne s’est pas acquitté des obligations qui lui incombent en vertu du Pacte, en violation des paragraphes 2 et 3 de l’article 2, dans la mesure où il n’a pas dûment incorporé les obligations du Pacte dans le droit interne et où les tribunaux compétents dans l’affaire à l’examen n’ont pas examiné comme il convient leur plainte du point de vue du Pacte.

Observations de l’État partie concernant la recevabilité

4.1Dans ses observations datées du 6 avril 2004, l’État partie a contesté la recevabilité de la communication. Tout d’abord, il fait valoir que les droits protégés par le Pacte ne sont pas reconnus aux sociétés. Il fait observer que la société «Les entreprises W.F.H. Ltée» est l’entité poursuivie et reconnue coupable de violation de la Charte de la langue française. En droit canadien, une société est distincte de ses actionnaires et a sa propre personnalité juridique. Les créanciers d’une société ne peuvent recouvrer leurs dettes auprès d’un actionnaire. En outre, les sociétés ne sont pas imposées de la même manière que les personnes physiques. En conséquence, les auteurs ne peuvent affirmer d’abord être des personnes distinctes dans la procédure interne et bénéficier de règles spéciales qui s’appliquent aux sociétés pour ensuite cesser de se servir de l’écran de la société et revendiquer leurs droits en tant qu’individus devant le Comité. L’État partie s’appuie donc sur la jurisprudence du Comité selon laquelle lorsque l’auteur d’une communication est une société ou lorsque la victime de violations présumées est une société la communication est irrecevable.

4.2Deuxièmement, l’État partie fait valoir que même si le Comité considérait qu’une société pouvait jouir de certains droits reconnus par le Pacte cette société ne serait pas pour autant habilitée à soumettre une communication. Le Comité a maintes fois conclu que seuls les particuliers, agissant à titre personnel, pouvaient soumettre une communication. En outre le Comité était chaque fois d’avis que les recours internes avaient été épuisés par la société plutôt que par l’auteur lui‑même. Il en va de même pour le cas d’espèce. Qui plus est, le Comité a estimé que même une société appartenant à une seule personne n’avait pas qualité au regard du Protocole facultatif. En conséquence la communication est irrecevable car il s’agit en fait d’une requête illégitime émanant d’une société.

4.3Troisièmement, l’État partie affirme que les recours internes n’ont pas été épuisés. Il fait observer que la Cour supérieure a rejeté, en premier appel, le jugement du tribunal de première instance selon lequel il appartenait à la partie qui contestait la Charte de la langue française de démontrer, preuves à l’appui, que les restrictions qu’elle imposait n’étaient pas justifiées (plutôt que de faire porter la charge de la preuve au Procureur général). La Cour a ensuite donné aux parties la possibilité de présenter de nouvelles preuves, ce qu’elles ont refusé de faire. Elle a également accordé au conseil de la société des auteurs (qui est aussi le conseil des auteurs devant le Comité) le droit de présenter de nouvelles preuves s’il le souhaitait lors d’un nouveau procès. Le conseil a refusé. Après avoir décliné l’offre de la Cour supérieure tendant à ce qu’il fournisse de nouvelles preuves, le conseil de la société a tenté en vain de le faire devant la Cour d’appel. Cette dernière a estimé que les nouvelles preuves fournies étaient sans rapport avec la cause définie par l’auteur de l’appel lui‑même devant les juridictions inférieures et en appel.

4.4L’État partie souligne que le conseil de la société est un avocat expérimenté spécialisé dans le droit relatif aux questions linguistiques. Par l’intermédiaire de ce conseil, la société a choisi de présenter des preuves restreintes et de donner une définition étroite de la question de droit à l’examen devant les tribunaux nationaux. Cette démarche a échoué et les auteurs ne sauraient chercher à présent à revenir sur les choix stratégiques faits par leur conseil. À présent que la question de la charge de la preuve a été réglée, il subsiste la procédure en cours devant les tribunaux internes concernant la constitutionnalité de l’article 58 de la Charte de la langue française. Le même conseil plaide dans la quasi‑totalité de plusieurs dizaines d’autres affaires, qui ont été ajournées en attendant la décision des tribunaux dans le cas d’espèce, et a indiqué au Procureur général du Québec qu’il y présenterait les éléments de preuve qui n’avaient pas été produits dans l’affaire à l’examen. Par conséquent, tous les moyens de recours sont ouverts pour cette question et une décision de la Cour suprême sera nécessaire pour déterminer concrètement les droits respectifs des parties concernées et, partant, les droits de personnes telles que les auteurs et leur société. L’État partie pense donc que le Comité ne ferait que court‑circuiter la procédure interne s’il exigeait du Québec de lui prouver le bien‑fondé de l’article 58 de la Charte de la langue française avant qu’il n’ait la possibilité de le faire devant les tribunaux nationaux.

4.5Quatrièmement, l’État partie estime que les auteurs ne peuvent pas s’appuyer sur les droits protégés par le Pacte pour étayer leurs affirmations ou pense que ces affirmations sont sans rapport avec ces droits. Pour ce qui est du grief au titre de l’article 14, l’État partie souligne que le Comité se fonde généralement sur l’appréciation par les tribunaux nationaux des faits et des éléments de preuve à moins que cette appréciation ne soit manifestement arbitraire, qu’elle ne constitue un déni de justice ou qu’elle ne fasse apparaître une violation manifeste du principe de l’impartialité de la justice. La société des auteurs n’a jamais soulevé ces questions ni contesté dans son argumentation une telle appréciation, le dossier de l’affaire ayant montré le souci des tribunaux de respecter strictement les garanties d’une procédure équitable. Cette partie de la communication est donc irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif, dans la mesure où les auteurs n’ont pas prouvé qu’il y a eu violation de l’article 14 du Pacte, ou en vertu de l’article 3 du Protocole facultatif, car elle est incompatible avec l’article 14.

4.6Pour ce qui est de la plainte au titre de l’article 19, l’article 58 de la Charte de la langue française a évolué en réponse à des constatations antérieures du Comité et est présenté, sous sa forme actuelle, dans le quatrième rapport périodique de l’État partie. Dans ses observations finales, le Comité n’a fait aucune remarque à ce sujet. Les auteurs n’ont donc pas démontré l’existence d’une violation de l’article 19. Pour ce qui est de l’article 26, l’État partie, se référant à des constatations antérieures du Comité selon lesquelles il n’y avait pas eu de violation de cet article du fait d’une législation plus stricte, affirme que l’on ne saurait conclure à l’existence d’une violation. S’agissant de l’article 27, l’État partie se réfère à des constatations antérieures du Comité selon lesquelles cet article s’applique aux minorités vivant dans un État plutôt qu’à celles qui se trouvent dans une province de cet État; en conséquence, cet article n’est pas applicable en l’espèce. Enfin, le droit reconnu à l’article 2 est un droit accessoire lié à un droit principal et ne peut donc donner lieu à une plainte séparée. Quoi qu’il en soit, les mesures, les politiques et les programmes législatifs et administratifs adoptés par le Canada donnent pleinement effet aux droits reconnus dans le Pacte.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie

5.1Dans une lettre datée du 27 juin 2004, les auteurs contestent les observations de l’État partie. Ils se fondent tout d’abord sur une décision du Comité dans l’affaire Singer portant rejet de l’argument d’irrecevabilité au motif que les droits en cause sont ceux d’une société. Dans l’affaire Singer, le Comité a estimé, en se référant au caractère personnel de la liberté d’expression, que l’auteur lui‑même, et pas seulement sa société, a souffert de la législation en cause. La seule différence entre les deux affaires au regard de la procédure interne étant que l’affaire Singer concernait une procédure visant à obtenir un jugement déclaratoire, alors qu’en l’espèce il s’agit de poursuites entamées par la société des auteurs; ces derniers invitent le Comité à se fonder sur sa décision dans l’affaire Singer. Les auteurs affirment qu’ils ont le droit de diffuser des informations concernant leur société dans la langue de leur choix et qu’ils ont personnellement souffert des restrictions en cause. Ils se réfèrent à des dépositions faites au cours du procès mettant en évidence l’aspect personnel de la publicité dans le cas d’espèce. Enfin, les auteurs font valoir que, si ce motif d’irrecevabilité venait à être accepté, cela aurait pour effet de priver de la protection du Pacte presque toute expression commerciale, dans la mesure où la plupart des personnes engagées dans des activités commerciales le sont par le biais d’une société.

5.2Deuxièmement, s’agissant des recours internes, les auteurs rejettent les arguments de l’État partie. Ils affirment que les remarques de la Cour suprême canadienne dans les affaires Ford et Devine selon lesquelles une «nette prédominance» du français était justifiée dans le contexte de la Charte reposent entièrement sur des considérations relatives à la vulnérabilité de la langue française et au visage linguistique du Québec. Selon les auteurs, ces considérations ne satisfont pas aux exigences cumulées du paragraphe 3 de l’article 19 et sont donc contraires au Pacte.

5.3Les auteurs font valoir qu’ils n’ont pas refusé de présenter de nouvelles preuves concernant la vulnérabilité de la langue française et le visage linguistique du Québec à la Cour supérieure en premier appel. Devant la Cour supérieure ils ont dit qu’ils préféraient présenter de telles preuves à elle plutôt que lors d’un nouveau procès. Selon eux, la Cour supérieure a mal interprété leur position en déduisant qu’ils renonçaient à fournir toute nouvelle preuve, même devant elle. Ils font observer en outre que, dans les affaires Ford et Devine, le Gouvernement québécois a produit des preuves sur la vulnérabilité de la langue française pour la première fois au niveau de la Cour suprême canadienne.

5.4Les auteurs signalent qu’ils ont versé au dossier de nombreuses preuves qui n’avaient pas été soumises à la Cour suprême dans les affaires Ford et Devine, y compris des documents relatifs aux obligations qui incombent au Canada en vertu du Pacte, aux observations des parties et aux décisions du Comité dans les affaires McIntyre et Singer et à la pratique de l’État dans ce domaine. Ils affirment que le jugement de la Cour supérieure, qui a été confirmé en appel, a eu pour effet d’imposer à l’accusé une charge (celle de fournir certaines preuves) sans lui donner la possibilité de s’en acquitter, en violation de l’article 14 du Pacte. En outre, le fait que la règle de la «nette prédominance» soit contestée dans d’autres procédures ne signifie nullement que les auteurs n’ont pas épuisé les recours internes disponibles dans les circonstances de leur cause.

5.5Troisièmement, les auteurs font valoir qu’ils ont plus que suffisamment étayé leurs allégations, plus que suffisamment défini les droits qui leur sont reconnus par le Pacte, et plus que suffisamment décrit le comportement qui constitue une violation de ces droits. Leur communication devrait donc être déclarée recevable.

Commentaires complémentaires de l’État partie

6.1Dans une note datée du 24 août 2004, l’État partie a réitéré ses observations concernant la recevabilité, faisant remarquer en particulier que les auteurs n’étaient pas concernés par le procès devant les tribunaux internes, leur société étant seule partie à la procédure. Le Comité a toujours considéré que seuls les particuliers pouvaient soumettre des communications, et l’irrecevabilité d’une communication n’a pas d’incidence sur la portée de la protection de l’expression commerciale par l’article 19.

6.2L’État partie souligne que la Cour supérieure a invité le conseil de la société à présenter, s’il le souhaitait, de nouvelles preuves dans le cadre d’un nouveau procès. Il a refusé de le faire, préférant obtenir un jugement dont il pourrait faire appel. Après avoir décliné l’invitation de laCour supérieure, il a voulu présenter de nouvelles preuves devant la Cour d’appel, laquelle a refusé de recevoir ces preuves au motif qu’elles étaient sans rapport avec la cause définie par la société elle‑même devant les juridictions inférieures et en appel. Les auteurs ne peuvent donc modifier devant le Comité le choix stratégique de leur conseil consistant à présenter des preuves restreintes et à définir de manière étroite les questions en cause devant les tribunaux nationaux.

6.3L’État partie fait valoir qu’il est clair que les auteurs cherchent uniquement à soulever devant le Comité la question de la charge de la preuve en droit canadien. Cette question a déjà été tranchée par les tribunaux internes qui examinent actuellement la question distincte de laconstitutionnalité de l’article 58 de la Charte de la langue française et, notamment, la règle de la «nette prédominance».

Délibérations du Comité

7.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits del’homme doit, conformément à l’article 93 de son Règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

7.2Le Comité note, en ce qui concerne l’épuisement des recours internes, que la société des auteurs a expressément décliné, devant la Cour supérieure, l’invitation de la Cour tendant à ce qu’elle fournisse des preuves du manque de justification présumé de l’article 58 de la Charte de la langue française, éléments dont la Cour suprême canadienne ne disposait apparemment pas lorsqu’elle avait estimé qu’une «nette prédominance» du français était acceptable. La société s’est en effet contentée de soulever la question de la charge de la preuve. De son côté, la Cour d’appel a rejeté la demande de la société tendant à ce qu’elle soit autorisée à produire des preuves supplémentaires au motif qu’en faisant droit à une telle demande elle serait amenée à examiner une question allant au‑delà de la cause restreinte définie par la société devant lestribunaux inférieurs et en appel. Dans ces circonstances, les auteurs ont, par le biais de leur société, expressément retiré du dossier devant les tribunaux nationaux les éléments factuels et l’appréciation de ces éléments par ces tribunaux, éléments qu’ils cherchent à présent à soumettre au Comité et qui se résument à la question de savoir si la situation actuelle au Québec est de nature à justifier les restrictions des dispositions de l’article 19 imposées par l’article 58 de laCharte de la langue française. Cette question de plus vaste portée, que les auteurs cherchent à présenter au Comité en invoquant les dispositions du Pacte, fait actuellement l’objet de procédures judiciaires devant les tribunaux de l’État partie engagées par le même conseil que celui qui avait soustrait laquestion à l’examen des tribunaux dans le cas des auteurs. Il s’ensuit que les auteurs, agissant par le biais de leur société, n’ont pas épuisé les recours internes; en conséquence, la communication est irrecevable en vertu du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

7.3Compte tenu de la conclusion ci‑dessus, il n’est pas nécessaire que le Comité examine lesautres arguments concernant la recevabilité avancés par l’État partie.

8.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide:

a)Que la communication est irrecevable en vertu du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’auteur et à l’État partie.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement aussi en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

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