NATIONS UNIES

CAT

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr.

RESTREINTE*

CAT/C/41/D/291/2006

26 novembre 2008

Original: FRANÇAIS

COMITÉ CONTRE LA TORTURE

Quarante-et-unième session

(3 - 21 novembre 2008)

DÉCISION

Communication No. 291/2006

Présentée par:Saadia Ali (représentée par un conseil)

Au nom de:La requérante

État partie:Tunisie

Date de la requête:2 mars 2006 (lettre initiale)

Date de la présente décision21 novembre 2008

Objet: torture et mauvais traitements par la police

Questions de fond: surveillance systématique des règles et pratiques d’interrogatoires ; garde et traitement des personnes détenues ou emprisonnées ; enquête impartiale chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis ; droit de porter plainte devant les autorités compétentes ; droit d’obtenir réparation.

Questions de procédure: non épuisement des recours internes; abus du droit de soumission d’une requête.

Articles de la Convention: 2, paragraphe 1 lu conjointement avec l’article1 ; 16, paragraphe 1 ; 11, 12, 13 et 14, seuls ou lus conjointement avec l’article 16, paragraphe 1.

[ANNEXE]

GE.08-45507 ANNEXE

DÉCISION DU COMITÉ CONTRE LA TORTURE AU TITRE DE L’ARTICLE 22 DE LA CONVENTION CONTRE LA TORTURE ET AUTRES PEINES OU TRAITEMENTS CRUELS, INHUMAINS OU DÉGRADANTS

Quarante-et-unième session

Concernant la

Communication No. 291/2006

Présentée par :Saadia Ali (représentée par un conseil)

Au nom de :La requérante

État partie :Tunisie

Date de la requête : 2 mars 2006 (lettre initiale)

Le Comité contre la torture, institué en vertu de l’article 17 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,

Réuni le 21 novembre 2008,

Ayant achevé l’examen de la requête No. 291/2006, présentée au nom de Saadia Ali en vertu de l’article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,

Ayant tenu compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par la requérante et l’État partie,

Adopte ce qui suit :

Décision au titre du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention contre la torture

1.La requérante est Saadia Ali, une ressortissante franco-tunisienne née en 1957, actuellement résidente en France. Elle affirme être victime de violations du paragraphe 1, article 2, lu conjointement avec l’article 1, ou subsidiairement du paragraphe 1, de l’article 16, ainsi que les articles 11, 12, 13 et 14, seuls ou lus conjointement avec le paragraphe 1 de l’article 16 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Elle est représentée par un conseil. L’Etat partie a fait la déclaration au titre de l’article 22 de la Convention le 23 octobre 1988.

Rappel des faits présentés par la requérante

La requérante est née en Tunisie et détient la double nationalité française et tunisienne. Elle réside habituellement en France. Le 22 juillet 2004, lors d’un voyage en Tunisie, la requérante a accompagné son frère au Tribunal de première instance de Tunis pour qu’il retire un document nécessaire pour son mariage à venir. Le fonctionnaire au guichet du rez-de-chaussée a demandé le numéro du dossier à la requérante, qui lui a dit que le numéro avait été perdu. Il lui a alors indiqué qu’elle devait ouvrir un nouveau dossier, une procédure qui allait prendre trois mois. La requérante lui a expliqué que le document était urgent pour le mariage de son frère, et lui a demandé s’il ne pouvait pas trouver le dossier en utilisant le nom, la date de naissance et l’adresse de son frère comme critères de recherches. Le fonctionnaire lui a répondu que non, et lorsqu’elle a insisté, il a ajouté qu’elle devait le laisser travailler. Elle a rétorqué qu’elle voyait qu’il n’était pas en train de travailler, et a ajouté que « si vous voulez la vérité, c’est grâce à nous que vous êtes là. » Le fonctionnaire lui a demandé ses papiers et elle lui a tendu son passeport français, sur quoi il lui a demandé de le suivre. La requérante l’a suivi tout en lui disant « j’espère que vous n’allez pas me causer des problèmes. Je sais que la Tunisie c’est un pays démocratique à moins que ce ne soit une démocratie masquée », sur quoi son frère a supplié le fonctionnaire d’excuser les paroles de sa sœur. Le fonctionnaire lui a affirmé que rien n’arriverait à la requérante.

La requérante a suivi le fonctionnaire au bureau du « Vice Président du Tribunal », dans lequel un homme a commencé à l’interroger. Il lui a demandé de confirmer ce qu’elle avait dit au fonctionnaire, et notamment que « c’est à grâce à nous que vous êtes là », ce qu’elle a confirmé. Il a ensuite écrit quelque chose en arabe sur un papier et lui a demandé de le signer. Ne comprenant pas ce qui était inscrit, elle a refusé de signer le document. L’homme a appelé un policier en civil avec lequel il a échangé des regards, et qui a demandé à la requérante de le suivre. Ils sont redescendus au rez-de-chaussée où ils ont traversé un couloir, et où la requérante a constaté que les gens semblaient la regarder avec inquiétude, ce qui a accru son sentiment d’angoisse. Elle a essayé de téléphoner avec son téléphone portable à l’ACAT (Association des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture) à Paris, dont elle avait le numéro. Elle a réussi à transmettre son nom et à dire qu’elle était en Tunisie, avant que le policier en civil ne prenne son portable et ne l’éteigne.

La requérante affirme lui avoir demandé où ils allaient, mais qu’il lui aurait tordu la main en cachette. A chaque fois qu’elle a protesté, il lui a fait de plus en plus mal. Elle s’est mise alors à craindre sérieusement pour sa sécurité. Il l’a emmenée au sous-sol par des escaliers, jusqu’à un hall d’entrée dans lequel il y avait un bureau et où se trouvait un gardien, qui lui a arraché son sac. Il l’a fait entrer dans un couloir où se trouvaient deux femmes assises. La requérante a demandé où elles se trouvaient, sur quoi la dame lui a répondu en utilisant le mot arabe « eloukouf », précisant en français : « prison ».

Selon la requérante, un autre gardien, grand, très costaud, avec un grand nez, des grosses lèvres et des cheveux frisés est sorti d’une porte dans le couloir et a attaqué la requérante avec des coups de poings et des coups de pied. Il l’a injuriée tout en continuant à lui donner des coups. Par la force des coups, la requérante s’est trouvée plus loin dans le couloir, devant des cellules qui détenaient une cinquantaine d’hommes menottés. Le gardien a violemment arraché son foulard et sa robe. La requérante ne portait pas de soutien-gorge et s’est retrouvée à moitié nue. Il l’a de nouveau frappée et jetée à terre. Il l’a prise par les cheveux et l’a trainée dans une cellule non-éclairée. Il a continué à la frapper sur la tête et sur le corps avec ses poings et ses bottes. La requérante s’est recroquevillée et a demandé pitié, tout en hurlant et en craignant pour sa vie. Le gardien lui a écrasé la tête, son dos, ses fesses, ses jambes, ses genoux et ses pieds, tout en l’injuriant et en émettant des menaces contre sa famille. Déjà à moitié nue, elle a cru que le gardien la violerait. Elle a craint également pour la sécurité de sa famille à Tunis et en France, et pensait qu’elle allait perdre la vie dans la cellule. A force de coups, elle a perdu conscience. Quant elle a repris connaissance, elle a demandé un verre d’eau que le gardien lui a refusé.

La requérante précise que le gardien l’a fait sortir de la cellule et elle est restée à coté des deux femmes dans le couloir, qui ont tenté de la réconforter. Le policier en civil qui avait amené la requérante au sous-sol l’a reconduite au rez-de-chaussée, et elle s’est retrouvée dans un local avec lui et un policier en uniforme. Ils se sont moqués d’elle et l’ont injuriée ainsi que son mari égyptien. La requérante s’est demandée comment ils savaient que son mari était égyptien, et elle a craint pour la sécurité de ce dernier. Le policier en civil l’a emmenée aux escaliers, qu’elle a reconnus comme étant ceux qui descendaient au sous-sol, sur quoi elle l’a supplié de ne pas la ramener là-bas, car elle croyait qu’elle serait battue à mort. Il l’a emmenée dans un bureau où se trouvaient des dames, dont une qui s’est présentée comme juge, et qui lui a demandé de confirmer qu’elle avait bien dit « c’est grâce à nous que vous êtes là. » La requérante n’a pas répondu mais a commencé à pleurer. La juge lui a dit qu’elle aurait trois mois de prison ferme, et que cela devrait lui servir de leçon. La requérante a demandé que sa famille en soit prévenue, ce que la juge a refusé. Le policier en civil est intervenu en sa faveur en disant « je pense qu’elle ne va pas recommencer ». La juge a demandé à la requérante de signer un document en arabe, ce qu’elle a refusé de faire. Le policier en civil lui a rendu son sac et son portable, et lui a demandé de vérifier les contenus. La requérante a remarqué que la bague qu’elle souhaitait offrir à la fiancée de son frère n’était plus dans le sac. Elle a tenté de questionner le policier qui lui a demandé aussitôt si elle les accusait. Elle a dit non par peur de représailles, et s’est précipitée hors du tribunal. Elle a remarqué plus tard qu’il manquait également 700 euros.

La requérante souligne que le lendemain et le surlendemain, elle s’est rendue aux Services d’Urgence à l’Hôpital Charles Nicolle de Tunis pour y être soignée. Elle a obtenu un certificat médical qui atteste qu’elle a été victime de violence le 23 juillet 2004, et non pas à la date correcte du 22 juillet 2004. Elle est rentrée en France le 27 juillet 2004, et a consulté un médecin à Paris le 30 juillet 2004. Les examens médicaux ont confirmé qu’elle a subi des violences et que son corps était couvert de bleus (« des ecchymoses multiples : bras gauche, pied droit, fesse droite ») et de lésions (« contusions », « contusions du poignet droit »). Elle a subi un choc sévère à la tête (« traumatisme crânien »), qui a entrainé des maux de têtes constants (« céphalée »), elle a eu des enflures (« œdème »), et ses blessures ont nécessité quinze jours de repos sauf complication. Les abus et sévices ont causé un sérieux traumatisme, qui se manifeste, entre autre, par une anxiété constante, ainsi que de graves troubles du sommeil et une perte importante de mémoire à court terme. Ceci a occasionné également des problèmes au niveau familial, et la requérante a consulté plusieurs fois un psychologue au Centre Françoise Minkowska à Paris, ainsi qu’un psychiatre qui lui a prescrit des médicaments antidépresseurs délivrés sur ordonnance.

Teneur de la plainte

En ce qui concerne l’épuisement des recours internes, la requérante prétend avoir pris contact avec un avocat à Tunis le lendemain des faits. Il a découvert qu’elle avait été condamnée à trois mois de prison avec sursis pour agression d’un fonctionnaire. Le 30 juillet 2004, l’avocat a déposé plainte au nom de la requérante, rendant compte de sa détention et contenant une description des sévices infligés à celle-ci par les agents des corps de sécurité, sévices qui étaient qualifiés de torture. Il a joint à la plainte des copies des certificats médicaux, et a demandé au Procureur d’ouvrir une enquête criminelle. Dans cette plainte, il a mis en cause « le Président du Centre de Sécurité Nationale au Palais de la Justice, le Tribunal de Première Instance, ainsi que tous ceux qui seront accusés lors de l’enquête ». La plainte a été refusée au Bureau du Procureur de la République au Tribunal de Première Instance sans justification. Aucun document ni tampon du Tribunal n’a pu être obtenu pour attester du refus.

La requérante affirme avoir essayé d’intenter sans succès les recours nationaux disponibles en vertu de la loi tunisienne. Selon elle, il n’existe pas de recours disponibles et efficaces en Tunisie pour les victimes de torture: premièrement, le refus de la plainte de la requérante n’est pas un cas isolé, ce qui a été documenté par plusieurs organisations non-gouvernementales : « de nombreux citoyens rencontrent d’énormes difficultés pour pouvoir déposer plainte contre les agents de police auteurs de violence exercées contre eux. Le dépôt de plainte fait auprès du poste de police ou auprès du poste du Procureur de la République est refusé et c’est parfois l’agent accusé qui est chargé d’instruire l’affaire ». Une telle pratique est contraire aux standards internationalement reconnus concernant l’administration de la justice, et particulièrement l’activité des procureurs. Elle est d’ailleurs contraire aux articles 25 et 26 du Code de procédure pénale de l’Etat partie, qui établissent que le Procureur de la République représente le Ministère Public auprès du Tribunal de Première instance et se charge de « la constatation de toutes les infractions et de la réception des dénonciations qui lui sont faites par les fonctionnaires publics ou les particuliers ainsi que des plaintes des parties lésées » (article 26). Le refus d’enregistrer une plainte constitue la conséquence et la preuve de l’exercice arbitraire des fonctions du Procureur. Etant donné que cette pratique est récurrente et généralisée en ce qui concerne les victimes de torture et traitements cruels, inhumains et dégradants, aux mains de la police et autres corps de sécurité dans l’Etat partie, les recours prévus par la loi ne peuvent être considérés comme effectifs et disponibles.

Selon la requérante, outre les poursuites pénales publiques ordinaires, la victime d’un délit peut déclencher l’action publique en se constituant partie civile. Cependant, le régime légal accompagnant cette voie procédurale la rend illusoire. L’article 36 du Code de procédure pénale permet à la partie lésée d’entamer la procédure pénale en mettant en mouvement l’action publique lorsque le Procureur a classé l’affaire. Si le Procureur n’adopte aucune décision en matière de classement ou de poursuite de l’affaire, la victime ne peut lancer la procédure de sa propre initiative. Le Comité a considéré qu’une inaction de la sorte de la part du procureur constituait « un obstacle insurmontable » pour se prévaloir de cette voie légale, car elle rendait très improbable que la procédure pénale promue par la partie civile puisse apporter satisfaction à la victime. Dans le cas d’espèce, où le dépôt de la plainte a été refusé, il est exclu que le procureur puisse prendre une décision. Par conséquent, selon la requérante, il s’impose de constater que le refus de plainte constitue un obstacle insurmontable qui rend inaccessible le déclenchement par la requérante de l’action publique.

La requérante explique que d’après l’article 45 du Code de procédure pénale, toute personne qui se constitue en partie civile est responsable civilement et pénalement devant l’accusé dans le cas où l’affaire est rejetée. Les critères de non-lieu étant mal définis, et la décision de non-lieu sujette à influence, cette disposition expose le plaignant à d’importants risques de sanction. La requérante note que le Comité a déjà exprimé sa préoccupation par rapport au fait que cette disposition pouvait constituer en soi une violation de l’article 13 de la Convention, car les conditions pour déposer plainte peuvent être perçues comme « de nature à intimider un plaignant potentiel ». A la lumière des risques posés par cette procédure, elle ne peut être considérée comme effective ou accessible.

L’action civile au titre de l’article 7 du Code de procédure pénale est, selon la requérante, dépendante et tributaire de l’action pénale, en ce qu’elle doit être associée à une action pénale ou intentée après qu’une condamnation ait été prononcée par les tribunaux pénaux. Dans le cas d’espèce, la plainte de la requérante a été refusée. L’action pénale n’a pas pu débuter en raison du refus de la plainte par le bureau du Procureur, qui n’a ni classé ni débuté l’examen de l’affaire. L’accès à un recours civil est donc rendu impossible.

D’après la requérante, le climat général d’impunité pour les auteurs de torture et le manque d’indépendance du pouvoir judiciaire en Tunisie rendent tout recours inefficace. La requérante a été victime des dérives arbitraires du système juridique tunisien, car elle a été condamnée à une peine d’emprisonnement à l’issue d’un procès sommaire, au mépris des garanties procédurales. Aucune instruction n’a été menée à bien sur les faits, elle n’a pas été informée des charges retenues à son encontre, elle n’a pas eu accès à un avocat, et le procureur était absent pendant le procès. La juge n’a pas tenu compte des violences subies par la requérante, en dépit du fait que cette dernière se présentait dans un état extrêmement fragile et perturbé. La peine imposée est disproportionnée et sa condamnation ne lui a pas été notifiée formellement, pour avoir simplement reproché à un fonctionnaire sa conduite négligente, des propos qui ont été qualifiés d’ « agression ». Après avoir prononcé une peine de trois mois de prison ferme, la juge a allégé cette peine suite à l’intervention du policier en civil, car la requérante n’ « allait pas recommencer ». Cette immixtion dans l’administration de la justice témoigne de l’absence de séparation entre les pouvoirs judiciaire et exécutif.

En conclusion, la requérante allègue que les lois tunisiennes offrent théoriquement des recours pour des personnes dans sa situation, mais en pratique ils sont vains et inadéquats. Dans ce contexte, la requérante n’a eu accès à aucun recours interne lui permettant d’espérer un quelconque secours, les conditions posées par l’article 22 de la Convention ont été remplies et la requête est recevable.

La requérante affirme qu’en ce qui concerne l’allégation de violation des articles 1 et 2, lus conjointement, l’Etat partie a failli à son obligation de prendre des mesures efficaces pour empêcher des actes de torture et a utilisé ses propres forces de sécurité pour soumettre la requérante à de tels actes, actes qui peuvent être assimilés à la torture. Le but était de la punir et de l’intimider en raison de ses propos au fonctionnaire. La gravité des violences subies, est, de l’avis de la requérante, comparable à d’autres affaires où le Comité a considéré que de tels sévices constituaient des actes de torture. De plus, la requérante a subi des menaces de viol objectivement crédibles contre elle et sa famille, des insultes et des obscénités, qui provoquèrent une souffrance mentale qui constitue en elle-même un acte de torture. Les circonstances et le déroulement des faits, ainsi que les insultes, ne laissent aucun doute quant à l’intention de provoquer des sentiments d’humiliation et d’infériorité. La requérante a été déshabillée de force par une personne du sexe opposé et en présence de nombreuses personnes du sexe opposé. L’arrachage des vêtements ne se justifiait pas pour des besoins de sécurité, mais il visait spécifiquement à l’humilier. Ceci révèle également un écart par rapport à l’Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus, dont l’article 8(a) exige que dans un établissement recevant à la fois des hommes et des femmes, l’ensemble des locaux destinés aux femmes doivent être entièrement séparés.

Selon la requérante, il est clair que les violences en question lui ont été infligées par des membres de l’autorité publique, tel que l’exige la définition de l’article 1, vu qu’elles ont été commises par des fonctionnaires et membres des forces de l’ordre agissant en cette qualité. De plus, ces sévices ont été intentionnellement infligés dans le but de la punir pour ses propos tenus devant un fonctionnaire. Les différents fonctionnaires devant lesquels la requérante a été présentée l’ont questionnée uniquement à propos de ses remarques, et la juge l’a condamnée sur la base de ces propos.

L’Etat partie a, selon la requérante, également manqué à son obligation de prendre des mesures efficaces législatives, administratives, judiciaires ou autres pour empêcher des actes de torture. Depuis plus de dix ans, les organes internationaux de surveillance des droits de l’homme expriment leur préoccupation concernant l’usage répandu de la torture, et ont émis des recommandations pour que l’Etat partie prenne des mesures efficaces afin d’enrayer cette pratique. Toujours selon la requérante, les actes de torture et de mauvais traitements persistent dans les faits, et le Comité a mentionné plusieurs dispositions de l’ordre juridique de l’Etat partie qui ne sont pas appliquées en pratique, dont la durée de la détention avant le procès à dix jours maximum et l’obligation de faire passer un examen médical quand il y a des allégations de torture. Le déni constant de ces allégations par l’Etat partie favorise l’immunité des responsables et encourage la continuation des pratiques mises en cause. Il s’ensuit que l’Etat partie a violé le paragraphe 1 de l’article 2, lu conjointement avec l’article 1.

En ce qui concerne l’allégation de violation de l’article 11, la requérante affirme que les tortures qu’elle a subies ne sont pas un incident ou une bavure isolée. Selon elle, non seulement la pratique généralisée de la torture par les forces de sécurité tunisiennes a été largement documentée, mais les sérieuses inquiétudes exprimées par le Comité et autres organes de surveillance quant aux pratiques concernant les personnes détenues ne semblent pas avoir motivé une révision des normes et méthodes de nature à mettre un terme à ces abus. Un tel fossé entre la loi et la pratique en Tunisie indique, selon la requérante, que l’Etat partie n’exerce pas une surveillance systématique sur les règles, instructions, méthodes et pratiques d’interrogatoire en vue d’éviter tout cas de torture. L’Etat partie est en violation de l’article 11, seul ou en connexion avec le paragraphe 1 de l’article 16.

La requérante affirme ensuite, en ce qui est de l’allégation de violation de l’article 12, que le devoir d’enquête, chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis, a été développé dans la jurisprudence du Comité concernant les cas de torture et de mauvais traitements. Cette obligation existe quelle que soit l’origine des soupçons. La requérante note que le Comité a considéré que les allégations de torture revêtent une telle gravité que dès le moment où il existe des motifs raisonnables permettant de croire que des actes de torture ont été commis, un Etat partie a l’obligation de diligenter automatiquement une enquête impartiale et rapide. Dans les affaires d’allégation de torture, il n’est même pas nécessaire de déposer une plainte, il suffit à la victime de porter les faits à la connaissance des autorités pour faire naître une obligation de diligenter promptement une enquête. Dans le cas d’espèce, la requérante a comparu devant une juge dans un état de bouleversement tel qu’il faisait croire qu’elle avait subi des violences. Ensuite, elle a mandaté un avocat pour qu’il dépose plainte en son nom, où les faits étaient décrits et expressément qualifiés de torture. Deux articles relatifs aux brutalités infligés à la requérante ont également été diffusés. De l’avis de la requérante, l’Etat partie a délibérément refusé de prendre toute mesure visant à faire la lumière sur les accusations portées, ce qui revient à une forme aggravée de violation de l’obligation de mener une enquête qui découle de l’article 12, lu seul ou combiné avec le paragraphe 1 de l’article 16.

La requérante note quant à son allégation au titre de l’article 13, que le Comité a établi qu’il suffit que la victime formule simplement une allégation de torture pour que les autorités soient tenues de l’examiner. Ni la présentation d’une plainte en bonne et due forme, ni même une déclaration expresse de la volonté d’entamer une action pénale n’est requise. Dans le cas d’espèce, l’Etat partie a privé la requérante de tout recours pouvant aboutir à la constatation des faits et la fixation d’une réparation.

La requérante affirme qu’elle est victime de violation de l’article 14. Selon elle, l’Etat partie a nié son droit d’obtenir réparation et des moyens nécessaires à sa réhabilitation, puisqu’il l’a empêchée d’utiliser les voies légales prévues à cet effet. Les tribunaux internationaux ont considéré, dans leur jurisprudence constante, que les allégations de torture contre les autorités de l’Etat partie sont si graves qu’une action civile ne saurait apporter à elle seule une réparation adéquate. Une réparation complète comprend une compensation pour les dommages subis, ainsi que l’obligation pour l’Etat partie d’établir les faits relatifs aux allégations et de punir les auteurs des violations. En ne donnant pas suite à la plainte de la requérante, et en ne procédant à aucune forme d’enquête publique, l’Etat partie l’a privée de la forme de réparation la plus basique et la plus importante, en violation de l’article 14.

Selon la requérante, en ce qui concerne la compensation, même si celle-ci constituait une réparation suffisante pour les victimes de torture, elle a été mise hors de sa portée. Les actions civiles théoriquement à sa disposition sont en l’espèce inaccessibles. La loi tunisienne permet au plaignant d’exercer une action civile, sans qu’aucune action pénale ne soit intentée, mais dans ce cas le plaignant doit renoncer à toute action pénale future (article 7 du Code de procédure pénale). En supposant que la requérante puisse obtenir gain de cause dans un tel cas sans bénéficier d’une action publique, cette forme limitée de réparation ne serait ni juste ni adéquate. S’il était permis à l’Etat partie de fournir une compensation uniquement pécuniaire à la requérante ou à d’autres victimes de torture, et prétendre ainsi avoir rempli les obligations qui lui incombent, cela reviendrait à accepter qu’un Etat partie ait le droit d’échapper à sa responsabilité en échange d’une certaine quantité d’argent. La requérante n’a pas reçu les moyens de sa réhabilitation, alors que les violences subies lui ont laissé des traces psychologiques graves. Elle n’a pas non plus réussi à obtenir une réparation pour les biens qui lui ont été enlevés lors de sa détention. Compte tenu de ces éléments, l’Etat partie a privé la requérante d’une réparation adéquate et de toute forme de réparation, en violation de l’article 14, pris seul ou combiné avec le paragraphe 1 de l’article 16.

La requérante estime qu’en ce qui concerne l’allégation de violation de l’article 16, les graves violences perpétuées à son encontre atteignent le degré de torture. Subsidiairement, si cette qualification ne devait pas être retenue, il est soutenu que lesdits traitements constituent des traitements cruels, inhumains ou dégradants au sens de l’article 16.

En conclusion, la requérante demande au Comité de recommander à l’Etat partie d’adopter les mesures nécessaires pour mener une enquête complète sur les circonstances concernant la torture subie dans son cas, de lui communiquer ces informations, et d’adopter des mesures appropriées pour traduire en justice les responsables. Elle demande également au Comité de recommander que l’Etat partie adopte les mesures nécessaires lui garantissant une réparation adéquate et intégrale pour les dommages subis, notamment les soins médicaux nécessaires à sa réhabilitation et à la valeur de ses biens enlevés.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et commentaires de la requérante

Le 12 décembre 2006, l’Etat partie informe que la requête en question fait l’objet d’une instruction judiciaire auprès du Tribunal de première instance de Tunis sous le no 5873/4. Cette instruction suit encore son cours.

Le 9 février 2007, le conseil de la requérante a indiqué qu’en dépit des neuf mois dont a disposé l’Etat partie pour répondre aux allégations de la requérante, la soumission de l’Etat partie n’y répond pas, que ce soit sur la recevabilité ou le fond de la communication. Sur la recevabilité, l’Etat partie a simplement affirmé que le cas de la requérante fait l’objet d’une procédure judiciaire interne sans même soumettre aucune preuve ou détail de l’existence d’une telle procédure – tels que des dossiers judiciaires, procéduraux ou autres documents officiels – ou encore sans même indiquer le genre et la nature de la procédure ou bien si la procédure était à même d’aboutir à un recours légal qui puisse satisfaire les standards de la Convention, en vertu de l’article 109(9) du Règlement intérieur du Comité. En outre, les observations de l’Etat partie ne fournissent aucun commentaire sur le fond de l’affaire.

Observations additionnelles de l’Etat partie

Le 30 mars 2007, sur la recevabilité de la requête, l’Etat partie indique que toutes les mesures nécessaires ont été prises, à ce stade de la procédure, pour permettre à la requérante de faire valoir les prétentions objet de sa requête. Dès notification faite par le Comité aux autorités tunisiennes de la communication de la requérante, le Ministère de la justice et des droits de l’homme a en vertu de l’article 23 du Code de Procédure Pénale saisi le Procureur de la République près du tribunal de première instance de Tunis. Une enquête préliminaire a été diligentée par le parquet de Tunis qui a procédé aux investigations nécessaires: les éléments recueillis étant insuffisants pour justifier des poursuites, le parquet a décidé, le 27 juin 2006, de l’ouverture d’une instruction préparatoire, et a chargé un juge d’instruction d’instruire sur les faits objet de la requête, notamment les circonstances de l’arrestation de la requérante le 22 juillet 2004 et les faits qui l’auraient accompagnée. L’affaire est enrôlée devant le juge d’instruction sous le numéro 5873/4. Selon les informations recueillies auprès du ministère public, le juge d’instruction a procédé à l’audition de plusieurs témoins et à l’interrogatoire des personnes mises en cause par la requérante, ainsi qu’à la saisie de documents pouvant constituer pièce à conviction. L’affaire suit son cours conformément à la loi en attendant la clôture de l’instruction.

Soucieux de ne pas interférer dans une affaire du ressort de la justice et de ne pas influencer le cours normal de l’instruction, l’Etat partie explique qu’il s’abstient de présenter, à ce stade de la procédure, des commentaires sur le fond de l’affaire, qui seraient en contradiction avec le principe de la non-divulgation du secret d’instruction, principe universel. L’Etat partie s’en tient aux éléments précités en attendant la clôture de l’instruction qui interviendrait, d’après l’état d’avancement de la procédure, prochainement.

L’Etat partie note que l’ouverture d’une instruction judiciaire constitue un recours légal qui satisfait aux standards de la Convention, conformément à l’article 109 du règlement intérieur du Comité. Le juge d’instruction chargé de l’affaire procède, aux termes de l’article 53 du code de Procédure Pénale, dès l’ouverture de l’information judiciaire, à l’audition du plaignant, recueille les déclarations des témoins, interroge les suspects, se transporte, le cas échéant, sur les lieux pour procéder aux constats d’usage, saisit les effets pouvant constituer pièces à conviction, ordonne, s’il y a lieu, des expertises et accomplit tous les actes nécessaires à la recherche de la vérité : statuant tant à charge qu’à décharge de la personne suspectée.

Selon l’Etat partie, le plaignant peut également se constituer partie civile devant le juge d’instruction en cours d’information, ce qui est de nature à lui permettre de suivre la procédure en cours et de présenter, si nécessaire, des conclusions et d’exercer les voies de recours, qui lui sont reconnues à l’encontre des ordonnances du juge d’instruction. Une fois l’instruction clôturée, le juge d’instruction statue par ordonnance par laquelle il peut décider : soit qu’il n’y a pas lieu à poursuivre notamment s’il estime que l’action publique n’est pas recevable, que les faits ne constituent pas une infraction ou qu’il n’existe pas de charges suffisantes contre l’inculpé ; soit de renvoyer le prévenu devant la juridiction compétente notamment s’il est établi qu’il a commis les faits qui lui sont reprochés, qualifiés par la loi de délit ou contravention ; soit, enfin, d’ordonner le renvoi de l’inculpé devant la chambre d’accusation si les faits établis constituent une infraction passible de peines criminelles.

L’Etat partie explique que les ordonnances sont communiquées à la partie civile qui peut, dans les quatre jours à dater de la notification, interjeter appel contre celles qui font griefs à ses intérêts. L’appel est formé par déclaration écrite ou verbale et est reçu par le greffier de l’instruction. La chambre d’accusation statue sur l’objet de l’appel et ses décisions sont immédiatement exécutoires. Si la chambre d’accusation estime que les faits ne constituent pas une infraction ou qu’il n’y a pas de charges suffisantes contre l’inculpé, elle déclare qu’il n’y a pas lieu de poursuivre. Si, au contraire, les présomptions de culpabilité sont suffisantes, elle renvoie l’inculpé devant la juridiction compétente, en l’occurrence le tribunal correctionnel ou la chambre criminelle près le tribunal de première instance. La chambre d’accusation peut également ordonner un complément d’information et en charger l’un de ses conseillers ou le juge d’instruction. Elle peut également, dans le cadre de son pourvoir d’évocation, ordonner des poursuites nouvelles, informer ou faire informer sur des faits n’ayant pas encore fait l’objet d’une instruction. Une fois notifiées, les décisions de la chambre d’accusation peuvent faire l’objet d’un pourvoi en cassation par la partie civile dans les cas suivants : lorsque l’arrêt de la chambre d’accusation décide qu’il n’y a pas lieu à poursuivre ; lorsque l’arrêt déclare l’irrecevabilité de l’action de la partie civile ; lorsque l’arrêt déclare l’action publique prescrite ; lorsque l’arrêt prononce, d’office ou sur déclinatoire des parties l’incompétence de la juridiction saisie ; lorsque l’arrêt omet de statuer sur un des chefs d’inculpation.

L’Etat partie fait valoir que la requérante peut également, s’il est établi qu’elle a souffert d’un dommage causé directement par une infraction, exercer une action civile en dédommagement. Cette action peut être exercée en même temps que l’action publique, ou séparément devant la juridiction civile, comme consacré par l’article 7 du Code de Procédure Pénale. L’action civile devant les juridictions pénales est exercée par le biais de la constitution de partie civile, elle tend lorsqu’elle est portée devant les juridictions des jugements à la réparation du préjudice subi. La constitution de partie civile est faite au moyen d’une requête écrite signée par le plaignant ou son représentant et présentée à la juridiction saisie. Celle-ci apprécie la recevabilité de la constitution de partie civile, et déclare, le cas échéant, cette constitution recevable. La juridiction saisie joint l’incident au fond, et statue par un seul et même jugement. Toutefois, dans le cas où la partie civile agit à titre principal, la juridiction saisie rend une décision immédiate sur l’incident.

En conclusion, l’Etat partie considère qu’aux termes de l’article 22 de la Convention, la présente communication est irrecevable vu que les recours internes disponibles n’ont pas été épuisés. Les recours reconnus par la législation tunisienne à tout plaignant sont efficaces, et peuvent lui permettre de faire valoir les prétentions objet de sa requête de manière satisfaisante. La soumission de cette requête par la requérante au Comité se révèle par conséquent abusive.

Commentaires de la requérante sur les observations de l’Etat partie

7.1 Le 23 avril 2007, la requérante soutient que le lancement d’une enquête par les autorités tunisiennes, uniquement en raison de la requête présentée au Comité, constitue une autre preuve irréfutable de l’inefficacité et de la futilité des recours internes en Tunisie. L’incident qui a fait l’objet de la requête a eu lieu le 22 juillet 2004, et la requérante a immédiatement entrepris de déposer une plainte par le biais de son représentant devant les autorités compétentes le 30 juillet 2004. Se référant à la communication initiale, la requérante rappelle que les autorités tunisiennes ont refusé d’initier une enquête suite à sa plainte et même d’accepter qu’elle soit examinée. Le système judiciaire tunisien n’offre pas de voies de recours aux victimes de torture et mauvais traitements, et il est donc inutile de tenter de les épuiser. Le fait que les autorités tunisiennes n’aient entrepris aucune action durant les 23 mois qui ont suivi la plainte de la requérante et qu’ensuite, comme elles viennent de l’admettre, elles ont lancé une enquête uniquement parce que la requête avait été présentée au Comité, constitue une preuve supplémentaire qu’il est inutile de tenter d’épuiser les voies de recours internes en Tunisie. Les actions entreprises par l’Etat partie en réponse à sa plainte sont symptomatiques des tactiques utilisées par l’Etat partie afin de décourager les plaignants et d’empêcher que leur cas arrive devant le Comité, plutôt que d’une véritable volonté d’enquêter et d’engager des poursuites contre des fonctionnaires de l’Etat partie.

7.2La durée des recours en Tunisie est, selon la requérante, déraisonnablement longue, attendu que l’Etat partie a tardé 23 mois pour entamer une enquête qui en est encore à sa phase préliminaire, notamment au stade de réunion de preuves. Il n’y a eu encore aucune accusation, et a fortiori aucun procès n’a été ouvert. Même dans l’hypothèse où l’investigation serait conduite de bonne foi et déboucherait sur la poursuite des responsables, on peut raisonnablement prévoir un procès très long, peut-être de plusieurs années. Etant donné qu’un délai de 23 mois s’est écoulé avant même que l’enquête soit ouverte, ces faits corroborent la conclusion selon laquelle les recours internes ont une durée déraisonnable. La requérante rappelle la jurisprudence du Comité des droits de l’homme qui a conclu « qu'une durée de plus de trois ans pour juger l'affaire en première instance, sans compter les recours qui pourraient être intentés ultérieurement, "excédait les délais raisonnables" au sens du paragraphe 2 b) de l'article 5 du Protocole facultatif ». Dans le cas présent, il est certain que cette limite de trois ans établie par le Comité des droits de l’homme sera dépassée, étant donné que l’enquête des instances nationales tunisiennes n’est encore qu’à sa phase préliminaire. La requérante réitère que le fait que l’Etat partie a négligé d’entamer une enquête pendant 23 mois constitue une violation de l’article 12 de la Convention.

7.3Selon la requérante, vu le refus persistant de l’Etat partie de faire des commentaires sur le fond de la requête, le Comité devrait statuer sur les faits décrits par elle. Le Comité des droits de l’homme et le Comité contre la torture ont régulièrement soutenu que les allégations d’un plaignant doivent être dûment prises en considération lorsque l’Etat partie ne fournit pas des preuves ou d’explications contradictoires. La requérante réitère que dans son cas, l’Etat partie ne s’est pas prononcé sur le fond ; par contre, la requérante a procédé correctement en étayant ses allégations par une série de documents qui comprenait des copies de son dossier médical, sa plainte auprès des instances judiciaires tunisiennes, des déclarations de témoins, et une grande quantité de documents complémentaires. Elle considère donc que le Comité devrait statuer sur les faits tels qu’elle les a décrits. Quant à l’affirmation de l’Etat partie qu’il ne peut commenter le fond de la requête tant que l’investigation interne est en cours, la requérante affirme que le retard pris par le déroulement de la procédure interne ainsi que le délai d’attente avant sa conclusion sont tous deux le fait de l’Etat partie, puisqu’il n’a pas entrepris d’action en deux ans, et n’a finalement agi que lorsque sa requête a été déposée auprès du Comité. Le retard déraisonnable des procédures internes dû à l’inaction de l’Etat partie ne devrait pas porter préjudice au cas de la requérante devant le Comité. Ce serait faire un tort autant à la requérante qu’à la cause de la justice.

7.4Selon la requérante, l’Etat partie n’a pas pu démontrer que des recours sont effectivement à la disposition des victimes en Tunisie. Elle rappelle qu’en vertu des règles du droit international, le Comité ne juge efficaces que les recours mis à la disposition de la victime en théorie ainsi que dans les faits. Selon elle, en Tunisie, le système judiciaire n’est pas indépendant et en général les tribunaux entérinent les décisions du gouvernement. Dans des situations où il est largement démontré que les tribunaux ferment leurs portes à des personnes comme la requérante, c’est à l’Etat partie que revient la charge de la preuve pour démontrer le contraire. Dans le cas présent, l’Etat partie n’est pas parvenu à assumer cette charge de la preuve parce qu’il n’a fait que décrire la disponibilité théorique des recours sans même contredire les nombreuses preuves apportées par la requérante pour démontrer que ces recours ne sont pas disponibles de fait.

Observations supplémentaires de l’Etat partie et commentaires additionnels de la requérante

8.1Le 27 avril 2007, et quant à la plainte que la requérante allègue avoir déposée le 30 juillet 2004 par son représentant, l’Etat partie indique que les éléments du dossier ne font état d’une quelconque preuve crédible confirmant ses dires. Les règles régissant les modes de preuve interdisent de reconnaître une force probante aux titres et aux actes constitués à soi-même. La consultation des registres des plaintes, des bases de données informatiques et du courrier postal recommandé au bureau d’ordre du parquet de Tunis ne laisse apparaître aucun enregistrement attestant du dépôt de la requête. Le prétendu refus du parquet de recevoir la plainte n’aurait en aucun cas empêché la requérante de déposer la requête par tout moyen laissant une trace écrite.

8.2Le 2 mai 2007, la requérante rappelle que la soumission d’un affidavit écrit constitue une forme de preuve communément admise. Elle réaffirme ses arguments précédents, et affirme que l’Etat partie évite délibérément de créer de tels enregistrements de plaintes pour mauvaise conduite officielle.

Observations supplémentaires de l’Etat partie et commentaires additionnels de la requérante

9.1Le 31 juillet 2007, l’Etat partie fait valoir que la législation tunisienne prévoit des sanctions sévères à l’encontre des auteurs de torture et mauvais traitements. Nombreux exemples démontrent que les recours devant la justice tunisienne, dans des cas similaires, sont non seulement possibles mais efficaces. La justice tunisienne s’est prononcée sur des dizaines de cas d’agents chargés de l’exécution des lois, au titre de divers chefs d’accusation. Les peines infligées varient de l’amende à l’emprisonnement durant plusieurs années, allant jusqu’à dix ans ferme. Des mesures disciplinaires sont prévues à l’encontre des agents chargés de l’exécution des lois, et ils peuvent être également traduits devant le Conseil de discipline du Ministère de l’Intérieur et du développement local. Les statistiques publiées par les services des ministères concernés constituent une preuve de l’absence de pressions et d’intimidations visant à empêcher les victimes de formuler des requêtes, et de l’absence d’impunité.

9.2L’Etat partie rappelle que l’affaire de la requérante est toujours en cours d’examen, et les recours internes ne sont pas de ce fait épuisés. L’Etat partie rappelle qu’il n’a cessé de fournir au Comité toutes les informations disponibles éclaircissant la question, aussi bien sur l’enquête préliminaire diligentée par le parquet de Tunis, que l’instruction préparatoire qui a été confiée à l’un des juges d’instruction près le Tribunal de première instance de Tunis (numéro 5873/4). Le juge d’instruction a communiqué, le 8 mai 2007, au Procureur de la République toute la procédure et ce, après avoir procédé à l’audition de plusieurs témoins et à l’interrogatoire des personnes mises en cause par la requérante, ainsi qu’à la saisie des documents pouvant constituer des pièces à conviction. Le Procureur a, en vertu de l’article 104 du Code de procédure pénale, adressé ses réquisitions écrites pour un supplément d’enquête, notamment la convocation de la requérante à son lieu de résidence actuel en France. Le juge d’instruction a donc entrepris de nouvelles démarches en ordonnant le 29 juin 2007, une commission rogatoire internationale visant la remise d’une convocation à la requérante en France, pour qu’elle se présente le 14 août 2007 devant le juge. L’affaire suit encore son cours. L’Etat partie prie le Comité de surseoir à sa décision sur le fond en attendant la clôture de l’enquête.

10. Le 30 août 2007, la requérante fait valoir qu’aucun argument nouveau n’a été apporté par l’Etat partie. Quant à la contestation de l’Etat partie sur le manque de recours effectif en Tunisie, la requérante note qu’il s’abstient de fournir tout élément de preuve susceptible d’étayer ses allégations. Quant aux arguments de l’Etat partie sur une procédure en cours, la requérante conteste cette affirmation, n’ayant reçu aucune communication à ce sujet. S’il y avait eu des développements au niveau de l’Etat partie, cela lui aurait été communiqué par son avocat tunisien. Ce dernier a confirmé n’être au courant d’aucun développement nouveau, ni avoir été contacté par les autorités tunisiennes dans cette affaire. Par conséquent, les allégations de l’Etat partie au sujet de l’existence des développements supposés qu’aurait connus la procédure nationale doivent aussi être regardées comme privées de toute crédibilité.

Observations additionnelles de l’Etat partie

11.1Le 25 octobre 2007, l’Etat partie présente des copies de jugements démontrant, de manière irréfutable, que les autorités judiciaires tunisiennes n’hésitent pas à poursuivre tout abus de pouvoir de la part des agents d’application de la loi, notamment les actes de violence et de mauvais traitements dont il se rendent capables, et à leur infliger des peines sévères si leur culpabilité est établie. Les poursuites pénales ne préjugeant pas du droit de l’administration d’exercer une action disciplinaire à l’encontre de ses fonctionnaires en application du principe de la dualité des fautes pénales et disciplinaires, les auteurs de tels forfaits sont aussi généralement sujets à des mesures disciplinaires de révocation. L’Etat partie dénombre également les affaires poursuivies contre des agents de la police, de la garde nationale et de l’administration pénitentiaire devant les juridictions tunisiennes pour la période 2000-2006. Il indique qu’il a toujours œuvré à mettre en pratique les mécanismes nécessaires à la protection des droits de l’homme, notamment les mécanismes de contrôle et d’inspection, tout en facilitant l’accès à la justice. Par ailleurs, des cycles de formation en matière des droits de l’homme ciblant les agents chargés de l’application de la loi ont été mis en place. Il ressort de ces informations que les recours internes sont effectifs et efficaces. L’Etat partie rappelle qu’une instruction judiciaire est en cours, et que l’épuisement des recours internes est un principe fondamental du droit international. Il prie le Comité de surseoir à statuer pour un délai raisonnable, de manière à permettre aux juridictions nationales de faire toute la lumière sur les faits objet de la plainte. Devant la persistance de la requérante, l’Etat partie se trouve dans l’obligation de révéler quelques éléments du dossier, qui interrogent quant à la crédibilité de la requérante.

11.2Premièrement, l’Etat partie relève que le certificat médical de la visite de la requérante à l’hôpital Charles Nicole est daté du 24 juillet 2004, et se réfère à des faits en date du 23 juillet 2004, alors que la plainte indique qu’elle se serait rendu à l’hôpital le lendemain des faits allégués, c'est-à-dire le 23 juillet 2004. Cette double contradiction des faits rapportés par la requérante elle-même est de nature à éliminer tout lien de causalité entre les préjudices dont elle allègue et son passage au tribunal de première instance de Tunis. Deuxièmement, d’après le témoignage d’une des codétenues de la requérante, recueilli par le juge d’instruction, celle-ci avait essayé de la soudoyer lui proposant une somme d’argent en contre partie d’un éventuel faux témoignage en sa faveur, dans lequel elle attesterait que la requérante a été victime de violences de la part des agents chargés de l’arrêter. Troisièmement, il ressort de la plainte que dès son interpellation le 22 juillet 2004, elle aurait tout de suite essayé d’user de son téléphone portable pour appeler l’ACAT. Une telle réaction dès l’interpellation est de nature à suggérer un acte prémédité et une stratégie préétablie afin de simuler un incident qui ouvrirait la voie à une plainte contre les autorités tunisiennes. Quatrièmement, il ressort de l’audition des codétenus de la requérante qu’elle n’a pas fait l’objet de mauvais traitements. A cet effet, l’Etat partie se réfère à ses observations du 31 juillet 2007, ainsi qu’à des convocations adressées à la requérante à son domicile en Tunisie et en France. Ceci atteste de la diligence avec laquelle le juge en charge du dossier conduit cette affaire en dépit des tergiversations de la requérante. Il a pu procéder à l’audition des personnes citées dans cette affaire, notamment les agents de police en service à la date des faits objet de la plainte, ainsi que les codétenus dont les noms figuraient aux registres d’écrou tenus au Tribunal de première instance de Tunis.

Délibérations du Comité concernant la recevabilité

A sa trente-neuvième session, le Comité a examiné la question de la recevabilité de la requête et, dans une décision du 7 novembre 2007, déclaré qu’elle était recevable.

Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5 a) de l’article 22, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

Relativement à la question de l'épuisement des voies de recours internes, le Comité a noté que l'État partie contestait la recevabilité de la requête au motif que les recours internes disponibles et utiles n’avaient pas été épuisés. Dans le cas d'espèce, le Comité a constaté que l'État partie avait fourni un descriptif des recours ouverts, en droit, à tout requérant. Il a néanmoins considéré que l’Etat partie n’avait pas suffisamment démontré la pertinence de son argumentation dans les circonstances propres au cas de la requérante. En particulier, le Comité a pris note des renseignements fournis par la requérante sur la plainte qu’elle avait mandaté un avocat de déposer auprès du Bureau du Procureur le 30 juillet 2004. Le Comité a estimé que l’entrave procédurale insurmontable imposée à la requérante, du fait que l’avocat s’est vu refuser l’enregistrement de la plainte, a rendu improbable l’ouverture d’un recours susceptible de lui apporter une réparation utile. Un tel refus a rendu largement sans effet la consultation suggérée par l’Etat partie des registres de la requête. Le Comité a relevé les observations de l’Etat partie qui indiquait qu’une instruction était en cours, sans qu’il n’apporte aucune autre information ou élément lui permettant de juger de l’efficacité potentielle de cette instruction, lancée le 27 juin 2006, soit près de deux ans après les faits allégués par la requérante. Le Comité a conclu que, dans les circonstances, les procédures internes avaient excédé les délais raisonnables, et était d'avis que dans le cas présent il y avait peu de chances que l'épuisement des recours internes donne satisfaction à la requérante.

Le Comité a pris note de l'argument de l'État partie faisant valoir que la soumission de la requête par la requérante au Comité se révélait abusive. Le Comité a estimé que toute dénonciation de torture était grave, et que seul l’examen sur le fond pouvait permettre de déterminer si les allégations sont diffamatoires. Au regard du paragraphe 4 de l’article 22, et de l’article 107 du règlement intérieur du Comité, celui-ci ne voyait pas d’autre obstacle à la recevabilité de la requête.

12.5. En conséquence, le Comité a décidé que la requête était recevable en ce qui concernait le paragraphe 1, article 2, lu conjointement avec l’article 1, ou subsidiairement le paragraphe 1, de l’article 16, ainsi que les articles 11, 12, 13 et 14, seuls ou lus conjointement avec le paragraphe 1 de l’article 16 de la Convention.

Observations de l’État partie sur le fond

13.1Le 23 janvier 2008, l’Etat partie estime que la décision de recevabilité du Comité n’a été fondée que sur les « déclarations fallacieuses » du conseil tunisien de la requérante. Or, les nouveaux éléments de l’instruction ont révélé le caractère infondé de ces déclarations. En effet, lors de son audition du 11 décembre 2007, la requérante a déclaré expressément devant le juge d’instruction chargé de l’affaire « qu’elle n’avait jamais déposé de plainte pour mauvais traitement au procureur de la république de Tunis en raison de son ignorance des procédures et qu’elle n’avait, d’autre part, mandaté aucun avocat pour le faire ». En outre, cette révélation suscite de nombreuses interrogations sur les raisons inavouées de la requérante qui semble être portée sur les recours internationaux plutôt que les recours judiciaires internes. Selon l’Etat partie, les procédures internes n’ont pas excédé les délais raisonnables puisque les autorités judiciaires nationales n’ont jamais reçu de plainte et qu’elles ont décidé sans retard, dès réception le 27 juin 2006, de la notification par le Comité de la communication de la requérante, l’ouverture d’une instruction judiciaire. Dès lors, le conseil tunisien de la requérante a usé d’artifices pour induire le Comité en erreur. Pour tous ces motifs, l’Etat partie invite le Comité à reconsidérer sa décision déclarant la communication de la requérante recevable.

13.2L’Etat partie fournit des éléments complémentaires révélés par l’audition par le juge d’instruction de la requérante, de son frère et de tous les agents de l’ordre en service, le jour de l’incident au Tribunal de première instance de Tunis, et la confrontation de la requérante avec les témoins. Lors de son audition du 11 décembre 2007, la requérante a réitéré sa version des faits, telle que présentée au Comité. Toutefois, elle a reconnu avoir essayé de soudoyer l’une de ses codétenues, l’invitant à témoigner en sa faveur en contrepartie d’un cadeau qu’elle n’aurait pas déterminé. Lors de son audition par le juge d’instruction le 4 janvier 2008, le frère de la requérante a confirmé que celle-ci l’avait accompagné le 22 juillet 2004 au Tribunal de première instance de Tunis. Cependant, il a expliqué qu’il n’était pas présent au moment des faits ayant donné lieu à l’incident, étant donné qu’il avait quitté les lieux pour aller prendre un café, et n’a eu connaissance de l’altercation qu’elle a eue avec le greffier qu’à son retour au tribunal. Il s’est rendu devant le bureau du procureur où il a trouvé sa sœur en attente d’être présentée au procureur. Il a alors décidé de rentrer à la maison. Il a, en outre, déclaré au juge d’instruction que sa sœur ne présentait, à son retour à la maison, aucune trace de violence et qu’elle n’avait informé aucun membre de la famille des mauvais traitements qu’elle aurait subis au tribunal. Par ailleurs, il a ajouté que sa sœur avait eu un comportement normal à son retour du tribunal et n’a pas déclaré s’être présentée à la consultation de l’hôpital pour s’y faire soigner. L’Etat partie rapporte que lors de l’audition des agents de l’ordre en service au Tribunal de première instance de Tunis le 22 juillet 2004, ces agents ont réfuté catégoriquement les allégations de la requérante, affirmant qu’elle n’avait fait l’objet d’aucun mauvais traitement.

13.3Le juge d’instruction a procédé aux confrontations d’usage au cours desquelles la requérante a répété avoir fait l’objet de mauvais traitements, identifiant deux parmi les trois agents de l’ordre, comme étant de service le jour de l’incident. Parmi ces deux agents, l’un n’avait d’après elle aucun rôle dans les faits allégués. Elle a désigné l’autre agent comme étant celui qui l’avait conduite à la geôle du tribunal, la tenant fortement par le bras lui causant des douleurs. Elle a déclaré qu’un troisième agent, autre que celui qui lui a été présenté, était responsable pour les mauvais traitements subis. Cependant, l’agent qui lui a été présenté a déclaré être le troisième agent en service le 22 juillet 2004. Par ailleurs, la requérante a réaffirmé avoir invité l’une de ses codétenues à témoigner en sa faveur en contrepartie d’un cadeau. Elle a aussi reconnu ne pas avoir tenu sa famille informée des mauvais traitements à son retour à la maison. Les codétenus et les agents de l’ordre ont réaffirmé que la requérante n’a fait l’objet d’aucun mauvais traitement lors de son passage à la geôle du tribunal. Le frère de la requérante a réitéré ses déclarations précédentes.

13.4D’après l’Etat partie, les éléments du dossier d’instruction confirment la double contradiction constatée au niveau du certificat médical présenté au Comité par la requérante (voir par.11.2 ci-dessus). Ils confirment également que la requérante n’a pas fait l’objet de mauvais traitements lors de son passage au Tribunal de première instance de Tunis. Par conséquent, l’Etat partie demande au Comité de reconsidérer sa décision déclarant la requête recevable car les recours internes n’ont pas été épuisés, l’instruction suit encore son cours et les éléments relevés par l’instruction quant au fond démontrent le caractère non fondé de la requête.

Commentaires de la requérante sur les observations de l’Etat partie

14.1Le 7 avril 2008, la requérante considère que la question de la recevabilité a été tranchée par la décision du Comité du 7 novembre 2007. Elle précise qu’elle a bien déposé plainte devant les juridictions nationales et elle s’est déplacée à Tunis sur convocation du juge d’instruction du Tribunal de première instance, à deux reprises, afin d’être présente à deux auditions ayant trait à l’enquête sur sa plainte pour torture et mauvais traitements. Les auditions se sont tenues le 11 décembre 2007 et le 7 janvier 2008 au quatrième bureau d’instruction du Tribunal de première instance. Trois autres auditions semblent toutefois avoir été organisées sans que sa présence n’ait été requise, le 30 août 2007, le 31 août 2007 et le 4 janvier 2008.

14.2La requérante note que l’Etat partie a apporté au dossier un compte-rendu partiel de ces auditions sous la forme de huit annexes en arabe. Ces comptes-rendus sont incomplets, confus et de nombreux passages demeurent manquants sans qu’aucune explication n’ait été apportée par l’Etat partie. La requérante explique que ces documents ne sont pas des procès-verbaux en raison du fait qu’ils ne reflètent pas ce qui a été effectivement dit pendant les entretiens entre le juge d’instruction et les témoins : ils ne contiennent pas les déclarations des témoins telles qu’elles ont été faites, mais un prétendu résumé de celles-ci. Les véritables déclarations des témoins demeurent inconnues. Pour ces raisons, ces comptes-rendus n’ont pas de valeur probatoire.

14.3 La requérante note que le 7 janvier 2008, à la fin des auditions, elle a demandé à obtenir une copie du dossier complet avec les comptes-rendus, ce qui lui a été refusé. Elle a donc été privée de l’opportunité de réfuter les arguments de l’Etat partie et de présenter au Comité les pièces du dossier étayant sa plainte. Elle fait valoir que dans son rapport annuel sur les pratiques des droits de l’homme, le Département d’Etat américain s’est inquiété de l’existence de ce type de pratiques en Tunisie. La requérante conteste formellement la véracité des déclarations faites par les témoins durant leur confrontation. Pour cette raison, elle a refusé d’apposer sa signature au compte-rendu d’audition et elle a clairement expliqué au juge d’instruction les raisons pour lesquelles elle refusait de signer.

14.4Selon l’Etat partie, la requérante aurait déclaré « expressément » devant le juge d’instruction qu’elle n’avait jamais déposé plainte pour mauvais traitement. Pourtant, elle note que le compte-rendu de son audition ne fait nullement mention d’une telle déclaration de sa part. De même, l’Etat partie affirme qu’elle a reconnu avoir essayé de soudoyer l’une de ses codétenues. Toutefois, le compte-rendu d’audition ne fait aucune mention d’une telle déclaration de la part de la requérante. Les affirmations de l’Etat partie sont donc fausses et n’ont aucun fondement.

14.5La requérante note que certains des documents soumis par l’Etat partie sont incomplets puisqu’ils se terminent par des phrases inachevées. Elle remarque les observations de l’Etat partie contiennent des imprécisions. D’après l’Etat partie, les codétenus auraient réaffirmé que la requérante n’a fait l’objet d’aucun mauvais traitement lors de son passage à la geôle du tribunal. Cependant, la lecture du compte-rendu de leur audition montre que les témoins ont confirmé qu’ils n’ont pas vu la requérante subir un mauvais traitement.

14.6La requérante insiste qu’elle a bien porté plainte par le biais de son conseil tunisien devant les juridictions nationales. Elle rappelle qu’elle a fait parvenir au Comité une copie de cette plainte. Elle rejette l’allégation selon laquelle elle aurait tenté de soudoyer un témoin. Le juge d’instruction n’a jamais fait témoigner le témoin en question. L’accusation n’est dès lors pas cohérente.

14.7En ce qui concerne le témoignage de son frère, la requérante explique qu’elle était trop choquée et traumatisée par les actes de torture et de mauvais traitements qu’elle venait de subir pour informer sa famille immédiatement de ce qui s’était passé. Les blessures qu’elle a subies n’ont pu être constatées par sa famille car elles se situaient à des endroits de son corps couverts par ses vêtements, en particulier son bras gauche, son pied, ses fessiers, son poignet droit et sa tête (mais pas son visage). Elle a expliqué tout cela au juge d’instruction. Elle explique que la relation qu’elle entretient avec sa famille est tendue et que c’est la raison pour laquelle elle ne s’est pas sentie capable de leur révéler les détails embarrassants des abus qu’elle venait de subir. L’existence de telles tensions dans la famille de la requérante est confirmée par le compte-rendu de l’audition du frère qui considère que sa sœur « a gâché la bonne ambiance de son mariage ».

14.8Enfin, la requérante se réfère à de nouvelles informations récentes attestant de l’existence de nombreuses irrégularités procédurales structurelles dans le système judiciaire tunisien et permettant d’établir que la torture et les mauvais traitements sont des pratiques courantes en Tunisie. En conclusion, la requérante fait valoir qu’elle a été cohérente, a fourni de nombreux détails et est par conséquent crédible dans sa version des événements depuis le début de la procédure. Elle a justifié sa plainte avec de nombreuses preuves. Le fait qu’elle soit allée deux fois en Tunisie afin de pouvoir assister aux auditions démontre sa bonne foi et sa volonté de coopérer avec l’Etat partie pour que cette affaire soit élucidée.

Examen au fond

15.1Le Comité a examiné la communication en tenant dûment compte de toutes les informations qui lui ont été fournies par les parties, conformément au paragraphe 4 de l'article 22 de la Convention.

15.2Le Comité a pris note des observations de l'État partie du 23 janvier 2008 contestant la recevabilité de la requête. Toutefois, il constate que même si une instruction judiciaire a été ouverte le 27 juin 2006, celle-ci n’a toujours pas abouti à une décision. Il prend également note des « procès-verbaux » des auditions et confrontations organisées au cours de cette instruction, tout en remarquant que ces documents produits par l’Etat partie semblent être des comptes-rendus, plutôt que des procès-verbaux des auditions, qu’ils sont incomplets, avec des passages amputés, et que les déclarations imputées à la requérante n'y apparaissent pas. Il considère donc que les éléments mis en avant par l'État partie ne sont pas de nature à exiger le réexamen de la décision de recevabilité du Comité en raison, en particulier, de l'absence d'information nouvelle ou supplémentaire convaincante de l'État partie concernant l’absence de toute décision sur la plainte de la requérante après plus de quatre ans de litispendance ce qui, de l’avis du Comité, justifie la conclusion que l’épuisement des recours internes a été déraisonnablement prolongé (voir paragraphe 12.3 ci-dessus). Le Comité estime donc qu'en l’espèce, il n'a pas à revenir sur sa décision sur la recevabilité.

15.3Le Comité passe donc à l'examen de la requête sur le fond et note que le requérant impute à l'État partie les violations du paragraphe 1, article 2, lu conjointement avec l’article 1, ou subsidiairement le paragraphe 1, de l’article 16, ainsi que des articles 11, 12, 13 et 14, seuls ou lus conjointement avec le paragraphe 1 de l’article 16 de la Convention.

15.4Le Comité fait observer que la requérante a allégué une violation du paragraphe 1 de l’article 2 de la Convention, soutenant que l'État partie a enfreint ses obligations de prévenir et de sanctionner les actes de torture. Ces dispositions sont applicables dans la mesure où les actes dont la requérante a été l’objet sont considérés comme des actes de torture au sens de l’article premier de la Convention. Le Comité prend note à cet égard de la plainte et les certificats médicaux présentés à l’appui, décrivant les coups et blessures auxquelles la requérante a été soumise, qui peuvent être caractérisés comme des douleurs et souffrances aigues infligées intentionnellement par des fonctionnaires afin de la punir pour des paroles qu’elle a prononcées à l’égard du greffier du Tribunal de première instance de Tunis et pour l’intimider. Bien que l’État partie conteste les faits tels qu’ils ont été présentés par la requérante, le Comité ne considère pas les arguments de l’Etat partie comme étant suffisamment étayés. Dans ces circonstances, le Comité conclut que les allégations de la requérante doivent être dûment prises en considération et que les faits, tels qu’ils sont présentés, sont constitutifs de torture au sens de l’article 1 de la Convention.

15.5Ayant constaté la violation de l’article 1 de la Convention, le Comité n’a pas besoin d’examiner s’il y a eu violation du paragraphe 1 de l’article 16 de la Convention, étant donné que le traitement dont la requérante a été reconnu victime en violation de l’article 1 de la Convention est plus grave que celui visé à l’article 16.

15.6S’agissant des articles 2 et 11, le Comité considère qu’il ne ressort des documents qui lui ont été communiqués aucune preuve que l’Etat partie ne s’est pas acquitté des obligations qui lui incombent au titre de ces dispositions de la Convention.

15.7Concernant la violation présumée des articles 12 et 13 de la Convention, le Comité observe que le Procureur n’a jamais indiqué à l’avocat de la requérante, ou à la requérante elle-même, si une enquête était en cours ou avait été effectuée après le dépôt de la plainte le 30 juillet 2004. L’Etat partie a cependant indiqué au Comité que dès la notification par le Comité de la communication de la requérante, les autorités compétentes ont saisi l’affaire et le parquet a décidé en date du 27 juin 2006 de l’ouverture d’une instruction préparatoire. L’Etat partie a également indiqué que l’instruction était toujours en cours, soit plus de quatre ans après les faits allégués, sans préciser les délais éventuels. Le Comité note en outre que le Procureur n’a pas accepté la plainte déposée par l’avocat, et qu’ainsi la requérante a été effectivement empêchée d’engager des poursuites au civil devant un juge. Le Comité considère qu'un délai de 23 mois avant l’ouverture d’une enquête sur des allégations de torture est excessif et n’est pas conforme aux dispositions de l’article 12 de la Convention, qui impose à l’Etat partie l’obligation de procéder immédiatement à une enquête impartiale chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis. L’Etat partie ne s’est pas non plus acquitté de son obligation, imposée par l’article 13 de la Convention, d’assurer à la requérante le droit de porter plainte devant les autorités compétentes qui procéderont immédiatement et impartialement à l’examen de sa cause.

15.8S’agissant de la violation présumée de l’article 14 de la Convention, le Comité note les allégations de la requérante selon lesquelles l’Etat partie a privé la requérante de toute réparation, en ne donnant pas suite à sa plainte et en ne procédant immédiatement à aucune enquête publique. Le Comité rappelle que l’article 14 de la Convention reconnaît non seulement le droit d’être indemnisé équitablement et de manière adéquate, il impose aussi aux États parties l’obligation de veiller à ce que la victime d’un acte de torture obtienne réparation. Le Comité considère que la réparation doit couvrir l'ensemble des dommages subis par la victime, et englobe, entre autres mesures, la restitution, l’indemnisation, la réadaptation de la victime ainsi que des mesures propres à garantir la non-répétition des violations, en tenant toujours compte des circonstances de chaque affaire. Compte tenu du temps écoulé depuis que la requérante a tenté d’engager des poursuites au plan interne, et de l’insuffisance de l’information fournie par l’Etat partie sur la clôture de l’instruction toujours en cours, le Comité conclut que l’Etat partie a également violé les obligations qui lui incombent en vertu de l’article 14 de la Convention.

Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention, est d’avis que les faits dont il a été saisi font apparaître des violations des articles 1, 12, 13 et 14 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

Conformément au paragraphe 5 de l’article 112 de son règlement intérieur, le Comité invite instamment l’Etat partie à conclure l’enquête sur les événements en question, dans le but de poursuivre en justice les personnes responsables des actes infligés à la requérante, et à l’informer, dans un délai de 90 jours à compter de la date de transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises conformément aux constatations ci-dessus, y compris l’indemnisation de la requérante.

[Adopté en français (version originale), en anglais, en espagnol et en russe. Paraîtra ultérieurement aussi en arabe et en chinois dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

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