Nations Unies

CAT/C/66/D/729/2016

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

14 juin 2019

Français

Original : anglais

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 729/2016 * ’ **

Communication présentée par :

I. A. (représenté par un conseil, Johan Lagerfelt)

Victime(s) présumée(s) :

Le requérant et ses deux enfants

État partie :

Suède

Date de la requête :

26 janvier 2016 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application des articles 114 et 115 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 10 février 2016 (non publiée sous forme de document)

Date de la présente décision :

23 avril 2019

Objet :

Expulsion vers la Fédération de Russie ; risque pour la vie ; risque de torture

Question(s) de procédure :

Griefs insuffisamment étayés

Question(s) de fond :

Risque pour la vie ou risque de torture ou de traitement inhumain ou dégradant en cas d’expulsion vers le pays d’origine (non-refoulement)

Article(s) de la Convention :

3

1.1Le requérant est I. A., de nationalité russe, né en 1980 ; il présente sa requête en son nom propre et au nom de ses deux enfants mineurs, M. A. et A. A. Il affirme qu’en l’expulsant vers la Fédération de Russie, l’État partie violerait les droits que lui-même et ses deux enfants tiennent de l’article 3 de la Convention. Le requérant est représenté par un conseil.

1.2Le 10 février 2016, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a prié l’État partie de ne pas expulser le requérant tant que la requête serait à l’examen.

1.3Par une note verbale datée du 1er novembre 2018, l’État partie a demandé au Comité de lever sa demande de mesures provisoires. Le 18 mars 2019, par l’intermédiaire de son Rapporteur chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires de protection, le Comité a décidé de maintenir sa demande de mesures provisoires.

Rappel des faits présentés par le requérant

2.1Le requérant vivait dans le village d’Asinovskaya, en Tchétchénie, depuis 1996. En 2007, son cousin, T. C., a rejoint les forces rebelles tchétchènes, et le requérant l’a aidé de temps à autre en lui fournissant de la nourriture et des vêtements. À une date non précisée en 2007, la maison du requérant a été prise d’assaut par des personnes en tenue de camouflage qui ont tenté de l’enlever, mais les supplications de son épouse les en ont dissuadées. En 2009, T. C. a tué un agent de la police locale dans la ville de Grozny avant d’être lui-même tué. Quelque temps plus tard, au milieu de la nuit, deux hommes sont venus chez le requérant et l’ont blessé avec un couteau. Quand la famille s’est réveillée, les deux hommes se sont enfuis. Le requérant a appris peu après que la famille du policier tué par son cousin avait déclaré une vendetta. Avec son père, il a tenté d’engager une médiation, mais sans succès. Le requérant ne s’est pas adressé aux autorités, car il savait qu’elles ne feraient rien.

2.2Le requérant ne précise pas la date de son arrivée en Suède. Il y a demandé l’asile le 2 septembre 2013. Dans sa demande d’asile, il faisait valoir qu’il ne pouvait pas se réinstaller ailleurs en Fédération de Russie parce que la famille du policier tué par son cousin avait des contacts dans la police et pourrait le retrouver n’importe où, et qu’il n’avait pas de famille ailleurs dans le pays. Il y expliquait également qu’il avait par le passé aidé son cousin en lui fournissant de la nourriture et des vêtements pour les rebelles.

2.3Le 12 septembre 2014, l’Office suédois des migrations a rejeté la demande du requérant. L’Office a admis que le requérant était sous la menace d’une vendetta et qu’il ne pouvait pas s’adresser aux autorités tchétchènes, mais il a considéré qu’en tant que victime d’une vendetta, le requérant ne relevait pas de la définition du terme « réfugié » énoncée dans la loi relative aux étrangers (qui est comparable à celle qui figure à l’article premier (A) de la Convention relative au statut des réfugiés et s’étend aux acteurs non étatiques). L’Office a également conclu que, comme le requérant n’intéressait pas les autorités, il pouvait se réinstaller dans une des petites villes côtières de la Fédération de Russie telles que Mourmansk, Saratov, Volgograd ou Samara. Le 16 mars 2015, le Tribunal de l’immigration a rejeté le recours du requérant et confirmé la décision de l’Office des migrations. Le 11 mai 2015, la Cour d’appel de l’immigration a refusé d’autoriser le requérant à interjeter appel de la décision du Tribunal de l’immigration.

Teneur de la plainte

3.Le requérant affirme que son expulsion vers la Fédération de Russie violerait les droits qu’il tient de l’article 3 de la Convention contre la torture et autres traitements cruels, inhumains ou dégradants car il courrait personnellement le risque d’être persécuté, torturé et maltraité à son retour. L’auteur affirme qu’un tel risque existe du fait de la vendetta déclarée à son encontre et de ses liens avec les rebelles tchétchènes.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Par une note verbale datée du 1er juillet 2016, l’État partie a présenté ses observations sur la recevabilité et sur le fond, tout en rappelant les faits de l’espèce et en produisant des extraits de la législation interne pertinente. Il soutient que la situation du requérant a été examinée au regard de la loi de 2005 relative aux étrangers. Les autorités de l’immigration, après examen des faits, ont conclu que le requérant n’avait pas démontré qu’il avait besoin d’une protection.

4.2L’État partie produit ses propres traductions des documents afférents aux procédures menées devant les autorités suédoises de l’immigration afin d’exposer le raisonnement qui l’a amené à décider d’expulser le requérant. Les conclusions de ces autorités confirment que le requérant n’a pas besoin d’une protection et peut être expulsé vers la Fédération de Russie. Le requérant a demandé l’asile le 2 septembre 2013 et sa demande a été rejetée le 12 septembre 2014. Cette décision a fait l’objet d’un recours devant le Tribunal de l’immigration, qui l’a rejeté le 16 mars 2015. Le 11 mai 2015, la Cour d’appel de l’immigration a refusé d’autoriser le requérant à faire appel et la décision de l’expulser est devenue définitive.

4.3Le 5 juin 2015, le requérant a affirmé devant l’Office suédois des migrations qu’il existait « des obstacles » à l’exécution de la décision d’expulsion le visant et a demandé le réexamen de sa situation. Cette demande a été rejetée le 21 juillet 2015. L’Office des migrations s’est ensuite entretenu avec le requérant de la possibilité d’un retour volontaire de celui-ci et de ses enfants. Conformément aux dispositions de l’article 22 1) du chapitre 12 de la loi relative aux étrangers, la décision d’expulsion sera prescrite le 11 mai 2019. Il est donc de la plus haute importance pour l’État partie qu’en l’espèce le Comité se prononce avant mai 2019.

4.4L’État partie ne conteste pas que le requérant a épuisé tous les recours internes. Toutefois, l’intéressé n’a pas suffisamment étayé ses griefs et sa requête doit donc être déclarée irrecevable en application du paragraphe 2 de l’article 22 de la Convention.

4.5En ce qui concerne le fond de la communication, l’État partie explique que, dans le cadre de l’examen de la présente affaire, il a étudié la situation générale des droits de l’homme en Fédération de Russie et s’est en particulier demandé si le requérant courrait personnellement un risque d’être soumis à la torture s’il y était renvoyé. L’État partie fait observer qu’il incombe au requérant d’établir, en présentant des arguments défendables, qu’il court personnellement un risque réel et prévisible d’être soumis à la torture. De plus, si le risque de torture doit être évalué en fonction d’éléments qui ne se limitent pas à de simples supputations, il n’est pas nécessaire de montrer qu’il est hautement probable.

4.6En ce qui concerne la situation actuelle des droits de l’homme en Fédération de Russie, en particulier dans le Caucase du nord, l’État partie est conscient de la situation et renvoie à des rapports publiés récemment, par exemple par l’International Crisis Group, Amnesty International et Human Rights Watch. On peut résumer brièvement ces rapports comme suit : la violence dans le Caucase du nord a considérablement diminué au cours des deux dernières années ; de nombreux groupes radicaux ont quitté la Fédération de Russie pour se rendre en Iraq et en République arabe syrienne ; bien que la violence ait reculé, des violations des droits de l’homme continuent de se produire ; les services de police et de sécurité sont responsables de disparitions forcées et de détentions illégales et soumettent les détenus à la torture et à des mauvais traitements.

4.7L’État partie conclut, « sans vouloir sous-estimer » la préoccupation légitime que suscite la situation des droits de l’homme dans le Caucase du nord, que la situation actuelle en Fédération de Russie n’est pas telle qu’il existe un besoin général de protéger les demandeurs d’asile de ce pays. Le non-respect actuel des droits de l’homme n’est pas suffisant en soi : le requérant doit montrer qu’il court personnellement un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention.

4.8L’État partie fait valoir que plusieurs dispositions de la loi relative aux étrangers reflètent les principes énoncés à l’article 3 de la Convention et que, par conséquent, ses autorités appliquent des critères similaires quand elles examinent les demandes d’asile. Selon les articles 1 à 3 du chapitre 12 de la loi relative aux étrangers, un demandeur l’asile ne peut pas être renvoyé dans un pays lorsqu’il existe des motifs raisonnables de penser qu’il risque d’y être soumis à la peine de mort, à des châtiments corporels, à la torture ou à d’autres peines ou traitements dégradants.

4.9L’Office des migrations a eu plusieurs entretiens oraux avec le requérant et ses enfants. Un entretien préalable a eu lieu le 3 septembre 2013. Le 4 octobre 2013, l’Office a procédé à un nouvel entretien et à un « entretien parental axé sur l’enfant » avec le requérant et ses deux enfants. Le 10 octobre 2013, un autre entretien, de près de quatre heures, a eu lieu. Conformément à l’article 10 du chapitre 1 de la loi relative aux étrangers, une attention particulière a été accordée à la « santé et l’épanouissement » et à l’intérêt supérieur des enfants. Le requérant était représenté par un avocat commis d’office et communiquait par l’intermédiaire d’un interprète. Possibilité lui a également été donnée d’examiner et de commenter les comptes rendus écrits de tous les entretiens.

4.10L’État partie affirme donc que l’Office des migrations et le Tribunal de l’immigration ont disposé d’informations suffisantes pour procéder en toute connaissance de cause à une évaluation du risque transparente et raisonnable. L’État partie tient à rappeler que, conformément à l’observation générale no 1 du Comité, relative à l’application de l’article 3 dans le contexte de l’article 22, il convient de tenir dûment compte des constatations de fait des organes de l’État partie intéressé.

4.11L’État partie relève d’importantes incohérences dans les déclarations du requérant. Par exemple, il a déclaré que le dernier contact qu’il avait eu avec les autorités tchétchènes remontait à 2007. Or, devant le Tribunal de l’immigration, il a affirmé qu’après son départ de la Fédération de Russie, les autorités l’avaient convoqué pour un interrogatoire et avaient menacé sa femme et confisqué les documents de voyage de celle-ci. Dans sa demande adressée à l’Office des migrations le 5 juin 2015, le requérant a déclaré qu’après qu’il eut parlé à son père au téléphone, celui-ci avait été agressé par la police, qui avait incendié sa maison. Le requérant n’a toutefois produit aucune pièce pour étayer ces affirmations. Une copie d’un certificat daté du 10 décembre 2014 était jointe à la demande d’asile, attestant que le requérant était recherché en Tchétchénie en raison de ses liens avec les rebelles armés qu’il avait aidés de 2012 à 2014. Or le requérant a lui-même déclaré qu’il n’avait aidé que son cousin, et ce, en 2008, et que celui-ci avait été tué en 2009.

4.12Dans sa requête au Comité, le requérant déclare que ce sont les supplications de sa femme qui ont dissuadé les policiers de l’emmener. Or il avait précédemment déclaré devant l’Office des migrations que c’était sa mère qui avait empêché les policiers de l’enlever. Dans l’ensemble, les incohérences dans le récit du requérant et la présentation tardive de pièces supplémentaires jettent un doute sur la crédibilité générale de ce récit.

4.13En ce qui concerne les allégations du requérant concernant les risques liés aux proches du policier décédé, l’État partie confirme qu’il n’est pas contesté que les autorités nationales ne protégeront pas le requérant contre cette vendetta en Tchétchénie. Par conséquent, il faut apprécier s’il est « raisonnable et pertinent » que le requérant se réfugie dans une autre région de son pays d’origine. Le requérant affirme qu’où qu’il aille en Fédération de Russie, il sera enregistré par les autorités locales, et qu’il n’a aucun proche hors de Tchétchénie. Il produit une lettre du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) datée du 4 février 2011 dans laquelle celui-ci déclare que la possibilité de fuite interne doit être évaluée au cas par cas, à la lumière des circonstances individuelles. Selon le HCR, s’agissant des demandeurs d’asile tchétchènes fuyant les persécutions, la fuite interne ne saurait être considérée comme une possibilité.

4.14L’État partie souligne que la menace alléguée par le requérant émane d’acteurs non étatiques. L’article premier de la Convention définit la torture comme une douleur ou des souffrances infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. Par conséquent, les risques émanant d’acteurs non étatiques ne relèvent pas du champ d’application de l’article 3 de la Convention. Le requérant déclare qu’étant donné que le défunt était un policier, il soupçonne les autorités d’être complices des menaces proférées contre lui et sa famille. L’existence d’un risque de torture doit toutefois être appréciée selon des éléments qui ne se limitent pas à de simples supputations ou soupçons. Les soupçons du requérant ne sont pas suffisants pour conclure que son expulsion vers la Fédération de Russie constituerait une violation de la Convention.

4.15L’État partie rappelle la décision dans laquelle le Comité a estimé qu’un requérant qui n’avait pas établi l’existence d’un risque personnel, actuel et prévisible d’être torturé n’avait pas démontré qu’il lui serait impossible de mener une vie à l’abri de la torture. Si la réinstallation du requérant dans son pays d’origine peut constituer une épreuve pour lui et sa famille, elle ne constitue pas en soi une torture. Il est nécessaire de déterminer dans quelles régions du pays le requérant pourrait rentrer en toute sécurité.

4.16La possibilité de fuite interne est un principe reconnu aux niveaux international et national. Selon la loi suédoise sur l’immigration, la possibilité de fuite interne doit être « pertinente », ce qui signifie que le demandeur d’asile doit pouvoir bénéficier d’une protection efficace dans la partie du pays autre que celle de son propre domicile dans laquelle il retourne. Il doit également être « raisonnable » de demander à l’intéressé de s’y installer. À la lumière des informations pertinentes, les autorités suédoises de l’immigration ont conclu que le requérant pouvait s’enregistrer dans une autre région de la Fédération de Russie où il pourrait trouver un emploi et scolariser ses enfants, et que rien n’indiquait que cela constituerait une épreuve excessive pour lui et ses enfants.

4.17De plus, l’État partie relève que la lettre du HCR que le requérant a obtenue date de 2011, et il affirme que la situation a sensiblement changé ces dernières années et qu’il est de plus en plus fréquent que des habitants du Caucase du nord déménagent dans d’autres régions de la Fédération de Russie. En ce qui concerne l’affirmation du requérant selon laquelle les autorités le retrouveraient même s’il s’enregistrait dans une autre localité de la Fédération de Russie, l’État partie affirme que le requérant n’a pas démontré de manière plausible l’existence à son encontre d’« une menace personnelle et réelle » émanant des autorités tchétchènes.

4.18Le requérant n’a pas démontré qu’il y avait des motifs sérieux de croire qu’il courrait personnellement un risque prévisible et réel d’être torturé s’il était renvoyé en Fédération de Russie. Puisque le requérant n’a pas apporté le minimum d’éléments de preuve requis, la communication devrait être déclarée irrecevable parce que manifestement mal fondée.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie

5.1En réponse aux observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond, le requérant soutient qu’au lieu d’examiner le fond de la communication, l’État partie argue que la mesure d’expulsion qui le frappe sera prescrite à compter du 11 mai 2019. Si l’État partie avait mené une enquête en bonne et due forme conformément à sa propre législation, la question aurait été tranchée en faveur du requérant et n’aurait pas été portée à l’attention du Comité.

5.2L’État partie admet lui-même que les services de police et de sécurité de la Fédération de Russie recourent à des disparitions forcées et des détentions illégales, ainsi qu’à la torture et à d’autres mauvais traitements, mais il poursuit sans tenir compte de ses propres constatations. Il relève des incohérences dans le témoignage du requérant, mais ces incohérences sont mineures et s’expliquent facilement par le traumatisme subi par le requérant lors de ses contacts avec les autorités. Selon la Classification internationale des maladies et des problèmes de santé connexes, la prévalence de l’état de stress post‑traumatique peut atteindre 80 % dans la population réfugiée.

5.3En ce qui concerne le certificat que le requérant a produit pour établir qu’il est recherché par les autorités, l’État partie en souligne le « caractère rudimentaire », sans s’apercevoir que c’est ainsi que se présentent les certificats en Fédération de Russie. S’agissant de l’absence de pièces documentant l’agression dont le père du requérant a fait l’objet, il est de notoriété publique que de telles agressions ne sont pratiquement jamais consignées dans une plainte officielle aux autorités.

5.4Le HCR estime que, parce qu’ils sont régulièrement victimes de discrimination dans les autres régions de la Fédération de Russie, les Tchétchènes n’ont pas de possibilité de fuite ou de réinstallation interne. Malgré cela, l’État partie soutient que le requérant a des possibilités de fuite interne, ce qui pourrait constituer un « déni de justice ». De plus, bien qu’il affirme qu’il suffit de déterminer dans quelles régions le requérant pourrait se réinstaller en toute sécurité, l’État partie ne le fait pas. Il soutient que la lettre du HCR est ancienne, mais n’indique pas si le HCR a modifié son appréciation.

5.5L’État partie avance en outre que la douleur et les souffrances que le requérant risque de subir seraient infligées par des acteurs non étatiques. Toutefois, comme le risque découle du meurtre d’un policier, c’est-à-dire d’un agent de l’État, cet argument n’est pas recevable. En outre, en Fédération de Russie, de tels comportements bénéficient toujours de l’acquiescement passif, sinon du consentement actif, des autorités.

5.6Le requérant estime avoir démontré qu’il risque d’être soumis à des persécutions, à la torture ou à des traitements cruels ou dégradants, qu’il court personnellement ce risque, qui est prévisible et réel, et que dès lors son expulsion vers la Fédération de Russie constituerait une violation de l’article 3 de la Convention.

Observations complémentaires de l’État partie

6.Dans une note verbale datée du 1er novembre 2018, l’État partie réitère sa position et demande que la communication soit examinée rapidement, au motif que la décision d’expulser le requérant sera prescrite le 11 mai 2019. Si une nouvelle demande est soumise à l’Office des migrations, la situation du requérant sera de nouveau examinée et la décision prise pourra faire l’objet d’un recours devant le Tribunal de l’immigration puis la Cour d’appel de l’immigration. Par conséquent, une fois la décision d’expulsion prescrite, la requête sera irrecevable pour non-épuisement des recours internes.

Commentaires du requérant sur les observations complémentaires de l’État partie

7.Le requérant rejette l’argument de l’État partie selon lequel la communication devrait être examinée dès que possible. La principale préoccupation en l’espèce devrait être de faire justice au requérant, et l’État partie aurait dû mener une enquête en bonne et due forme sur ses griefs. Le requérant espère que s’il présente une nouvelle demande d’asile, celle-ci sera examinée avec plus de rigueur, mais d’ici là, les mesures provisoires de protection devraient être maintenues.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit déterminer s’il est recevable au regard l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme le paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention lui en fait l’obligation, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.2Le Comité rappelle que, conformément au paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention, il n’examine aucune communication d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci a épuisé tous les recours internes disponibles. Il note qu’en l’espèce l’État partie n’a pas contesté que le requérant avait épuisé tous les recours internes disponibles. Le Comité conclut donc qu’il n’est pas empêché par le paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention d’examiner la communication.

8.3Le Comité observe que, selon l’État partie, la requête est manifestement dénuée de fondement et donc irrecevable au regard du paragraphe 2 de l’article 22 de la Convention. Il considère cependant que la requête soulève au regard de l’article 3 de la Convention des questions importantes qui doivent être examinées au fond. Ne voyant aucun autre obstacle à la recevabilité, le Comité déclare la communication soumise en vertu de l’article 3 de la Convention recevable et il va procéder à son examen au fond.

Examen au fond

9.1Conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

9.2En l’espèce, le Comité doit déterminer si le renvoi du requérant et de ses enfants en Fédération de Russie constituerait une violation de l’obligation incombant à l’État partie en vertu de l’article 3 de la Convention de ne pas expulser ou refouler une personne vers un autre État où il y a des motifs de croire qu’elle risquerait d’être soumise à la torture.

9.3Le Comité doit apprécier s’il existe des motifs sérieux de croire que le requérant risque personnellement d’être soumis à la torture s’il était renvoyé en Fédération de Russie. Pour ce faire, conformément au paragraphe 2 de l’article 3 de la Convention, il doit tenir compte de tous les éléments pertinents, y compris l’existence éventuelle d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme graves, flagrantes ou massives. Le Comité rappelle toutefois que le but de cette analyse est de déterminer si l’intéressé court personnellement un risque prévisible et réel d’être soumis à la torture dans le pays où il serait renvoyé. Il s’ensuit que l’existence, dans un pays, d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives ne constitue pas en soi une raison suffisante pour conclure qu’une personne donnée risquerait d’être soumise à la torture à son retour dans ce pays ; des motifs supplémentaires doivent être invoqués pour démontrer que l’intéressé courrait personnellement un risque. Inversement, l’absence d’un ensemble de violations flagrantes et systématiques des droits de l’homme ne signifie pas qu’une personne ne puisse pas être soumise à la torture dans la situation particulière qui est la sienne.

9.4Le Comité rappelle son observation générale no 4 (2017), relative à l’application de l’article 3 de la Convention dans le contexte de l’article 22, aux termes de laquelle il apprécie l’existence de « motifs sérieux » et considère que le risque de torture est prévisible, personnel, actuel et réel lorsqu’il existe, au moment où il adopte sa décision, des faits démontrant que ce risque en lui-même aurait des incidences sur les droits que le requérant tient de la Convention en cas d’expulsion.

9.5Le Comité note l’affirmation du requérant selon laquelle la famille du policier décédé a déclaré une vendetta à son encontre, qu’il a tenté en vain une médiation et qu’il a peur d’être persécuté et torturé. Il note également que l’État partie reconnaît la réalité de la vendetta et admet aussi que les autorités de la Fédération de Russie ne peuvent assurer la protection du requérant dans de telles affaires. Le Comité note en outre que l’État partie argue que les menaces émanent d’acteurs non étatiques et affirme de plus que le requérant devrait se prévaloir de la possibilité de fuite interne − une pratique bien acceptée − pour se réinstaller dans d’autres régions de la Fédération de Russie que la Tchétchénie, sans pour autant préciser dans quelle région.

9.6Le Comité observe que l’État partie, partant de l’hypothèse que le requérant avait une possibilité de fuite interne, n’a pas pleinement examiné ses allégations concernant les menaces potentielles dues à ses activités passées, notamment la déclaration de vendetta. Le Comité rappelle à cet égard que la possibilité de fuite ou de réinstallation dans une autre région du pays ne constitue pas une solution fiable et durable lorsque l’absence de protection est généralisée et exposerait l’intéressé à un risque supplémentaire de persécution ou de préjudice grave. En outre, également parce qu’il postulait l’existence d’une possibilité de fuite interne, l’État partie n’a pas accordé le poids voulu au certificat produit par le requérant attestant qu’il est recherché par les autorités russes, le qualifiant de « rudimentaire ».

9.7En outre, le Comité rappelle qu’aux termes du paragraphe 30 de son observation générale no 4, les États parties devraient s’abstenir d’expulser des personnes vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elles risqueraient d’être soumises à la torture ou à d’autres mauvais traitements par des entités non étatiques, y compris des groupes qui commettent illégalement des actes de nature à causer une douleur ou des souffrances aiguës à des fins proscrites par la Convention, sur lesquels les autorités de l’État concerné n’exercent de fait aucun contrôle ou [exercent] seulement un contrôle partiel ou dont elles ne sont pas en mesure de contrer l’impunité. Le Comité considère que la « possibilité de fuite à l’intérieur du pays », c’est-à-dire l’expulsion d’une personne ou d’une victime de la torture vers une région d’un État où elle ne courrait pas de risque d’être torturée, contrairement à ce qui serait le cas dans d’autres régions du même État, n’est pas une option fiable ou utile. Le Comité considère donc qu’en rejetant les demandes d’asile du requérant au motif qu’il existerait une possibilité de fuite à l’intérieur du pays, sans accorder suffisamment de poids à la question de savoir si le requérant et ses enfants risqueraient d’être persécutés par des entités non étatiques sur lesquelles l’État n’exerce de fait aucun contrôle ou exerce seulement un contrôle partiel, l’État partie a manqué aux obligations que lui impose l’article 3 de la Convention.

10.Compte tenu de ce qui précède, le Comité, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention, conclut que l’expulsion du requérant et de ses deux enfants mineurs vers la Fédération de Russie constituerait une violation de l’article 3 de la Convention.

11.Le Comité est d’avis que, conformément à l’article 3 de la Convention, l’État partie est tenu de s’abstenir de renvoyer de force le requérant et ses deux enfants mineurs en Fédération de Russie ou dans tout autre pays où ils courraient un risque réel d’être expulsés vers la Fédération de Russie ou renvoyés dans ce pays. Conformément au paragraphe 5 de l’article 118 de son règlement intérieur, le Comité invite l’État partie à l’informer, dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises pour donner suite aux observations ci-dessus.