NATIONS UNIES

CAT

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr.RESTREINTE*

CAT/C/42/D/261/200512 mai 2009

FRANÇAISOriginal: ANGLAIS

COMITÉ CONTRE LA TORTUREQuarante-deuxième session(27 avril-15 mai 2009)

DÉCISION

Communication n o 261/2005

Présentée par:

Besim Osmani (représenté par des conseils, le Centre du droit humanitaire, le Centre pour les droits des minorités et le Centre européen pour les droits des Roms)

Au nom de:

Besim Osmani

État partie:

République de Serbie

Date de la requête:

17 décembre 2004 (lettre initiale)

Date de la présente décision:

8 mai 2009

Objet: Brutalités policières subies par le requérant lors de l’exécution d’une décision d’expulsion et impossibilité d’obtenir réparation et d’être indemnisé

Questions de procédure: Épuisement des recours internes (art. 22, par. 5 b))

Questions de fond: Peine ou traitement cruel, inhumain ou dégradant; droit à une enquête immédiate et impartiale chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’une peine ou un traitement cruel, inhumain ou dégradant a été infligé; droit de porter plainte et de voir sa cause examinée immédiatement et impartialement par les autorités compétentes; droit d’être indemnisé équitablement et de manière adéquate

Articles de la Convention: 16 (par. 1), seul ou lu conjointement avec les articles 12 et 13, et 14, seul ou lu conjointement avec l’article 16 (par. 1)

[ANNEXE]

ANNEXE

DÉCISION DU COMITÉ CONTRE LA TORTURE AU TITRE DE L’ARTICLE 22 DE LA CONVENTION CONTRE LA TORTURE ET AUTRES PEINES OU TRAITEMENTS CRUELS, INHUMAINS OU DÉGRADANTS

Quarante-deuxième session

concernant la

Communication n o 261/2005

Présentée par:

Besim Osmani (représenté par des conseils, le Centre du droit humanitaire, le Centre pour les droits des minorités et le Centre européen pour les droits des Roms)

Au nom de:

Besim Osmani

État partie:

République de Serbie

Date de la requête:

17 décembre 2004 (lettre initiale)

Le Comité contre la torture, institué en vertu de l’article 17 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,

Réuni le 8 mai 2009,

Ayant achevé l’examen de la requête no 261/2005, présentée par M. Besim Osmani en vertu de l’article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,

Ayant tenu compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les requérants,

Adopte ce qui suit:

Décision au titre du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention contre la torture

1.Le requérant est M. Besim Osmani, Rom de nationalité serbe, né en 1967 et résidant en République de Serbie. Il affirme être victime de violations par la République de Serbie du paragraphe 1 de l’article 16 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, seul ou lu conjointement avec les articles 12 et 13, et de l’article 14, seul ou lu conjointement avec le paragraphe 1 de l’article 16. Il est représenté par trois organisations non gouvernementales: le Centre du droit humanitaire et le Centre pour les droits des minorités, tous deux établis à Belgrade, et le Centre européen pour les droits des Roms, établi à Budapest.

Exposé des faits

2.1Le requérant était l’un des 107 habitants de la «cité Antena», communauté rom implantée au Nouveau Belgrade (Novi Beograd), quartier situé à la périphérie de Belgrade. La «cité Antena» existait depuis 1962: quatre familles y vivaient en permanence et la majorité des autres habitants − des Roms déplacés du Kosovo − s’y étaient installés en 1999 après avoir perdu tous leurs biens. Le 6 juin 2000, la municipalité du Nouveau Belgrade a notifié par écrit aux habitants sa décision, prise le 29 mai 2000, de démolir leurs baraques, et les a sommés d’évacuer les lieux dans les vingt-quatre heures. Les habitants n’ont pas contesté cette décision mais ils n’ont pas pu obtempérer dans le délai imparti parce qu’ils étaient très pauvres et ne pouvaient pas trouver du jour au lendemain un autre endroit où s’installer. Le 8 juin 2000, vers 10 heures du matin, des représentants de la municipalité du Nouveau Belgrade, accompagnés d’une dizaine de policiers en uniforme, sont arrivés à la «cité Antena» pour procéder à l’expulsion. Peu après que les bulldozers eurent commencé à démolir les baraques, un groupe de cinq ou six policiers en civil, tous vêtus de noir à l’exception du conducteur, qui était en blanc, sont arrivés à bord d’une fourgonnette bleue Iveco avec des plaques minéralogiques de la police (BG 611‑542). Ils n’ont pas montré leur plaque et ne portaient pas d’insignes. Au cours de l’expulsion, ces policiers en civil ont frappé plusieurs Roms, tandis que leurs collègues en uniforme proféraient des insultes à caractère raciste. Alors qu’il tenait son fils de 4 ans du bras droit, le requérant était agrippé par un policier en civil qui, en lui tenant l’autre bras, l’a giflé à deux reprises et lui a assené des coups de poing à la tête et dans les reins. L’enfant aussi a été frappé mais il n’a pas eu de blessure grave. Le requérant a fui la «cité Antena» et est allé se faire soigner. Des certificats médicaux datés du 12 juin 2000 faisaient état d’un hématome sous le bras gauche et il a été recommandé au requérant de faire faire un examen de l’abdomen par un spécialiste.

2.2À la suite de cette opération, le requérant s’est retrouvé à la rue avec sa femme et leurs trois jeunes enfants, leur maison et tous leurs biens − dont un minivan − ayant été totalement détruits. Durant les six premiers mois, ils ont habité dans une tente sur l’emplacement des baraques détruites. Depuis 2002, ils vivent dans le sous‑sol du bâtiment où le requérant s’occupe de l’entretien et du chauffage.

2.3Le 12 août 2000, le Centre du droit humanitaire a déposé une plainte auprès du Procureur du Tribunal municipal no 4 de Belgrade, étayée notamment par cinq déclarations de témoins, dans laquelle il affirmait que les brutalités infligées au requérant par des hommes non identifiés et le comportement de la police pendant la démolition des baraques constituaient une violation des articles 54 (coups et blessures) et 66 (abus d’autorité) du Code pénal de la République de Serbie.

2.4Selon le paragraphe 1 de l’article 19 du Code de procédure pénale de la République de Serbie, des poursuites pénales peuvent être engagées à la demande d’une partie accusatrice, c’est‑à‑dire le Procureur ou la victime. Toutes les infractions pénales visées par la loi sont poursuivies d’office par l’État, par l’intermédiaire du ministère public, sauf si la loi en dispose autrement de manière expresse, ce qui n’est pas le cas des articles 54 et 66 du Code pénal. Selon le paragraphe 1 de l’article 241 et le paragraphe 3 de l’article 242 du Code de procédure pénale, seule une personne dont l’identité a été établie peut faire l’objet d’une enquête judiciaire. Si l’identité de l’auteur présumé d’une infraction pénale n’est pas connue, le Procureur peut demander qu’on lui fournisse cette information ou prendre les mesures nécessaires pour établir l’identité du suspect. Selon le paragraphe 1 de l’article 239 du Code de procédure pénale, le Procureur peut exercer cette faculté par l’intermédiaire des organismes chargés de faire respecter la loi ou avec l’aide du juge instructeur. Si le Procureur, au vu de l’ensemble des pièces du dossier, conclut qu’il y a des motifs raisonnables de penser que le suspect a commis une infraction pénale poursuivie d’office, il demande au juge instructeur d’ouvrir une enquête judiciaire conformément aux articles 241 et 242 du Code de procédure pénale. À l’inverse, s’il estime qu’il n’y a pas motif à ouvrir une enquête judiciaire, il doit communiquer cette décision au plaignant/à la victime, qui a alors le droit de reprendre l’action pénale à son compte − c’est‑à‑dire en qualité de «procureur particulier» −, conformément aux paragraphes 1 et 2 de l’article 61 et au paragraphe 1 de l’article 235 du Code de procédure pénale.

2.5N’ayant pas reçu du bureau du Procureur public de réponse à sa plainte, le Centre du droit humanitaire a écrit le 10 avril 2001 au Procureur du Tribunal municipal no 4 de Belgrade pour demander où en était l’enquête. Par une lettre datée du 19 avril 2001, qui lui est parvenue le 16 mai suivant, il a appris que la plainte avait été rejetée parce qu’il n’y avait pas de motifs raisonnables de penser que des infractions pénales donnant lieu à des poursuites avaient été commises. Aucune indication n’était donnée sur les mesures prises par le ministère public pour enquêter sur la plainte. Le représentant de la victime était invité, conformément au paragraphe 2 de l’article 60 du Code de procédure pénale, à engager lui‑même une action devant le Tribunal municipal de Belgrade, dans un délai de huit jours. À cette fin, le représentant de la victime devait soit demander au juge instructeur d’ouvrir une enquête sur un suspect non identifié, soit demander l’inculpation individuelle des policiers en cause, pour les infractions prévues aux articles 54 et 66 du Code pénal. Le substitut du Procureur donnait dans sa lettre le nom de quatre fonctionnaires de la Direction des affaires intérieures du Nouveau Belgrade qui avaient prêté leur concours à la Direction du Service du génie civil et du logement pour l’opération d’expulsion et de démolition: le sergent‑chef B., les sergents A. et N. et l’adjudant J. Toutefois, il ne donnait pas le nom des policiers en civil qui avaient participé à l’expulsion empêchant par conséquent le requérant de reprendre l’action pénale à son compte.

2.6Le 23 mai 2001, le Centre du droit humanitaire a demandé au Tribunal municipal no4 de Belgrade de rouvrir l’enquête sur les faits. Dans sa requête il demandait au Tribunal, pour faciliter l’identification des coupables, d’entendre non seulement les témoins roms mais aussi les policiers cités nommément dans la lettre du substitut du Procureur en date du 19 avril 2001, ainsi que les membres de la Direction du génie civil et du logement qui avaient été présents le 8 juin 2000.

2.7Entre le 25 décembre 2001 et le 10 avril 2002, le juge instructeur a entendu les quatre policiers en uniforme, qui ont fait des récits contradictoires de la participation de la police à la démolition de la «cité Antena». D’après l’adjudant J., en raison du nombre d’habitants et de leur réticence à quitter les lieux, le groupe de policiers avait demandé des renforts et cinq ou six collègues en civil du poste de police du Nouveau Belgrade étaient arrivés peu après à bord d’un véhicule. Le sergent‑chef B., qui était responsable de la Direction de la police de Bezanija, a déclaré que des renforts avaient été fournis en deux endroits de la «cité Antena» et qu’il n’y avait aucun policier en civil là où lui‑même se trouvait. Le sergent A. a dit qu’il avait assisté à la démolition de la «cité Antena» mais qu’il n’avait vu personne commettre des violences. Il ne se souvenait pas si des fonctionnaires du Ministère de l’intérieur autres que ceux de la Direction de la police de Bezanija étaient présents; il a également affirmé qu’en règle générale, lorsque des policiers étaient appelés à prêter main forte, ils étaient en uniforme et non en civil. Le sergent N. a déclaré quant à lui qu’il n’avait pas participé à l’opération. Aucun des policiers présents pendant l’opération d’expulsion et de démolition dans la «cité Antena» ne se rappelait le nom de ses collègues ou subordonnés qui y avaient également participé.

2.8Le 17 mai 2002, le juge instructeur a entendu le requérant. Son témoignage a été corroboré par les déclarations des deux autres habitants de la «cité Antena» qui ont aussi été interrogés comme témoins par le juge instructeur. Tous ont assuré qu’ils pourraient reconnaître les policiers en civil qui les avaient frappés.

2.9Le 4 juin 2002, en réponse à une demande présentée par le juge instructeur en vue d’obtenir des informations sur les policiers présents pendant l’opération d’expulsion et de démolition à la «cité Antena», la Direction des affaires intérieures du Nouveau Belgrade a indiqué que la décision de la municipalité du Nouveau Belgrade avait commencé à être exécutée le 7 juin 2000. Ce jour‑là, les policiers J., O. et T. s’étaient rendus sur les lieux et avaient demandé aux habitants de commencer à évacuer leurs logements. L’opération avait été poursuivie le lendemain par les sergents A. et N. et le sergent‑chef B.

2.10Le 17 juillet 2002, le juge instructeur a entendu M. P., l’un des inspecteurs du service du bâtiment qui étaient présents pendant l’opération. Cet homme a déclaré que les habitants de la «cité Antena» savaient depuis un mois que leurs baraques allaient être démolies, et que le 7 juin 2000 on leur avait donné un dernier délai de vingt-quatre heures pour quitter les lieux. Le 8 juin 2000, les habitants de la «cité Antena» se sont rassemblés; le témoin a eu l’impression qu’ils avaient fait venir des Roms d’ailleurs pour empêcher la démolition. Les inspecteurs du service du bâtiment ont demandé de l’aide à la Direction de la police de Bezanija, qui a envoyé des hommes en uniforme et en civil. Le témoin a confirmé qu’il y avait bien eu quelques gifles et coups de pied mais il ne se rappelait pas que des matraques aient été utilisées contre les Roms. Il a toutefois déclaré que les policiers en civil n’étaient pas intervenus dans l’affrontement et qu’ils avaient emmené un Rom qui opposait de la résistance, pour le conduire en garde à vue. L’inspecteur a également déclaré que les baraques n’avaient commencé à être démolies qu’une fois que les habitants avaient emporté tous leurs biens.

2.11Le 12 septembre 2002, le Tribunal municipal no 4 de Belgrade a informé le Centre du droit humanitaire que l’enquête était terminée et que, conformément au paragraphe 3 de l’article 259 du Code de procédure pénale, le représentant des victimes disposait de quinze jours pour demander l’inculpation des suspects; passé ce délai, on considérerait que les victimes avaient renoncé à leur droit de poursuite.

2.12Le 2 octobre 2002, le représentant du requérant et des autres victimes a demandé un complément d’enquête au Tribunal municipal no 4 de Belgrade, conformément à la procédure prévue au paragraphe 1 de l’article 259 du Code de procédure pénale. Il faisait valoir dans sa requête que le juge instructeur, en violation de l’article 255 du Code de procédure pénale, n’avait pas fourni le nom des policiers en civil aux parties, lesquelles n’avaient donc pas pu reprendre l’action pénale à leur compte. Il suggérait notamment que le Tribunal procède à une nouvelle audition de l’adjudant J. et qu’il demande de nouveau à la Direction des affaires intérieures du Nouveau Belgrade de donner des informations sur l’identité des policiers en civil qui avaient participé à l’opération.

2.13Le 6 novembre 2002, faisant suite à cette requête, le Tribunal municipal no 4 de Belgrade a demandé à la Direction des affaires intérieures du Nouveau Belgrade de lui donner le nom des membres de son personnel qui avaient aidé la municipalité du Nouveau Belgrade et la Direction de la police de Bezanija pendant l’opération; il s’est toutefois trompé dans la date disant qu’elle avait eu lieu le 8 juin 2002. En conséquence, la Direction des affaires intérieures a répondu le 20 novembre 2002 que son personnel n’avait pas prêté son concours aux organes en question à cette date. Le 22 novembre 2002, le Tribunal municipal no 4 de Belgrade a renouvelé sa demande d’informations à la Direction des affaires intérieures. Cette fois, il n’a pas mentionné la date de l’opération et s’est limité à demander le nom des policiers en civil qui avaient aidé la Direction de la police de Bezanija pendant la démolition de la «cité Antena». Le 4 décembre 2002, l’adjudant J. a répondu qu’il ne connaissait pas le nom des policiers en civil qui étaient intervenus, sans toutefois démentir qu’une intervention ait eu lieu. En outre, le 13 novembre 2002, l’adjudant J. a de nouveau été entendu par le Tribunal. Il a répété sa déclaration antérieure, ajoutant que «…si [c’était] nécessaire [il] pourrai[t] essayer de vérifier quels policiers étaient présents et en informer le Tribunal».

2.14Le 26 décembre 2002, le Tribunal municipal no 4 de Belgrade a informé le représentant des victimes que l’enquête était terminée et rappelé que, conformément au paragraphe 3 de l’article 259 du Code de procédure pénale, le représentant disposait de quinze jours pour demander l’inculpation des suspects. Passé ce délai, on considérerait que les victimes avaient renoncé à leur droit de poursuite.

2.15Le 10 janvier 2003, le représentant des victimes a fait valoir au Tribunal que la participation de policiers en civil aux violences infligées aux Roms le 8 juin 2000 était clairement corroborée par les déclarations des victimes ainsi que par celles des témoins, M. P. et l’adjudant J., et il a demandé au Tribunal de continuer l’enquête jusqu’à ce que les coupables soient identifiés. Par une lettre du 6 février 2003, la Direction des affaires intérieures du Nouveau Belgrade a répondu à une troisième demande d’informations du Tribunal en date du 30 janvier 2003, indiquant que les policiers G. et A. avaient participé à l’opération du 8 juin 2000.

2.16Le 25 mars 2003, le Centre du droit humanitaire a écrit au Ministre de l’intérieur pour lui faire part de sa préoccupation, critiquant le manque de coopération dont avait fait preuve la Direction des affaires intérieures du Nouveau Belgrade au cours de l’enquête et demandant au Ministre de révéler le nom des policiers en civil qui avaient participé à l’opération du 8 juin 2000 à la «cité Antena» du Nouveau Belgrade.

2.17Le 8 avril 2003, le Tribunal a entendu le policier G., qui a déclaré qu’il n’était pas présent pendant la démolition de la «cité Antena» et qu’il n’avait aucune connaissance directe de l’opération du 8 juin 2000. Il a confirmé qu’en règle générale, lorsque des policiers étaient appelés en renfort dans ce genre de cas, ils étaient en uniforme plutôt qu’en civil, mais qu’en cas d’urgence, des policiers en civil pouvaient être déployés. M. G. a ajouté que le nom des policiers affectés aux différentes tâches était consigné dans un registre de la police. D’après lui, si le Tribunal avait besoin de ces informations, il recevrait un rapport établi à partir des données contenues dans ce registre.

2.18Dans une lettre datée du 6 mai 2003, le représentant des victimes a de nouveau été informé par le Tribunal municipal no 4 de Belgrade que l’enquête était terminée et qu’il pouvait demander l’inculpation des suspects dans un délai de quinze jours, afin de poursuivre la procédure judiciaire. Cette fois encore cependant, les coupables présumés n’étaient pas nommément identifiés. Le 27 mai 2003, le représentant des victimes a demandé au Tribunal de ne pas clore l’enquête jusqu’à ce que le Ministère de l’intérieur ait répondu à la lettre par laquelle le Centre du droit humanitaire lui avait demandé le nom des policiers en civil impliqués dans l’opération. Le 3 juin 2003, le Centre a relancé le Ministère de l’intérieur. Le 20 juin 2003, un conseiller du Ministre de l’intérieur lui a répondu que l’enquête judiciaire menée par le Tribunal municipal no 4 de Belgrade n’avait pas permis de confirmer la participation de policiers en civil à l’opération du 8 juin 2000. Le conseiller concluait en disant que, si le Tribunal en faisait la demande, le Secrétariat de Belgrade devrait fournir toutes les informations requises sur la conduite des policiers.

2.19Le 20 décembre 2003, le représentant des victimes a été informé pour la quatrième fois que le Tribunal avait terminé son enquête, et qu’il pouvait demander l’inculpation des suspects dans les quinze jours. Comme précédemment, le nom des responsables présumés n’était pas précisé, et il était donc impossible pour les victimes de reprendre l’action pénale à leur compte.

2.20Le droit interne offrait au requérant deux moyens de demander une réparation: 1) engager une procédure pénale au titre de l’article 201 du Code de procédure pénale, ce qui aurait dû être fait sur la base de sa plainte déposée au pénal, ou 2) intenter une action civile en dommages‑intérêts au titre des articles 154 et 200 de la loi sur les obligations. Étant donné que le Procureur du Tribunal municipal no 4 de Belgrade n’avait pas identifié les responsables présumés ni engagé de poursuites pénales, le premier moyen n’était pas ouvert au requérant, qui n’a pas non plus utilisé le second moyen parce que les tribunaux serbes ont pour pratique de suspendre les actions civiles en dommages‑intérêts qui sont engagées à la suite d’une infraction pénale, tant que la procédure pénale est en cours.

2.21Même si le requérant avait décidé d’engager une action en dommages‑intérêts immédiatement après les faits, il se serait heurté à un autre obstacle procédural. En effet, les articles 186 et 106 du Code de procédure pénale prévoient que les deux parties à une action en justice − le plaignant et le défendeur − doivent être identifiées par leur nom, leur adresse et d’autres renseignements personnels. Étant donné que le requérant ne pouvait pas fournir ces informations, il lui aurait été de toute évidence impossible, pour des raisons de procédure, d’engager une action en indemnisation car celle‑ci aurait été rejetée d’emblée par la juridiction civile.

Teneur de la plainte

3.1Le requérant fait valoir que l’État partie a commis une violation du paragraphe 1 de l’article 16 de la Convention, seul ou lu conjointement avec les articles 12 et 13, ainsi que de l’article 14, seul ou lu conjointement avec le paragraphe 1 de l’article 16.

3.2En ce qui concerne la question de l’épuisement des recours internes, le requérant dit que le droit international n’oblige pas la victime d’une violation à se prévaloir de plus d’un recours quand il en existe plusieurs susceptibles de lui faire obtenir réparation des violations alléguées. Dans le cas où il existe un choix de recours utiles et suffisants, il appartient au requérant d’en retenir un. Donc on ne saurait reprocher à quelqu’un qui s’est prévalu en vain d’un recours «de ne pas avoir utilisé une voie de droit qui eût visé pour l’essentiel le même but et n’eût en tout état de cause pas présenté plus de chance d’aboutir». Le requérant mentionne la jurisprudence de la Commission européenne qui a estimé que quand la législation interne offre à la fois une action par la voie civile et par la voie pénale pour obtenir réparation d’un préjudice constitué par un traitement considéré comme contraire à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, le requérant qui a engagé une procédure pénale contre un fonctionnaire de police considéré comme responsable n’est pas tenu d’engager également une action civile en dommages‑intérêts. De plus, le requérant fait valoir que seule une action pénale serait efficace en l’espèce; la voie civile ou administrative n’apporterait pas une réparation suffisante.

3.3Le requérant dit qu’il a été soumis à des actes constitutifs de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants commis par des agents de l’État, en violation de l’article 16 de la Convention. Il présente une analyse approfondie de la portée de l’application du paragraphe 1 de l’article 16. Il fait valoir que pour apprécier si un acte constitue un mauvais traitement, il faut notamment tenir compte de la vulnérabilité de la victime et par conséquent également de son sexe, son âge, son état de santé ou son origine ethnique. Pour qu’un traitement puisse être qualifié de «dégradant» il faut tenir compte entre autres facteurs de la vulnérabilité de la victime aux souffrances physiques ou morales. Le fait que le requérant appartienne à un groupe minoritaire qui a de tout temps été l’objet de discrimination et de préjugés rend la victime plus vulnérable aux mauvais traitements, entendus au sens du paragraphe 1 de l’article 16 de la Convention, a fortiori lorsque, comme en République de Serbie, les représentants de la force publique ont constamment fermé les yeux sur des actes de violence et de discrimination systématiques à l’encontre des Roms. À son avis, un «degré déterminé de violence physique est plus susceptible de constituer un traitement ou une peine dégradant ou inhumain quand le responsable est animé de sentiments racistes ou quand l’acte s’accompagne d’épithètes racistes».

3.4Le requérant fait valoir qu’en violation de l’article 12 lu conjointement avec le paragraphe 1 de l’article 16 de la Convention, les autorités serbes n’ont pas procédé rapidement à une enquête impartiale et approfondie sur l’incident dénoncé, qui aurait pu conduire à identifier et à punir les responsables, en dépit de l’existence de motifs raisonnables de croire qu’un acte constitutif de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants avait été commis. Il mentionne les constatations dans l’affaire Abad c. Espagne, dans lesquelles le Comité avait noté ce qui suit: «en vertu de l’article 12 de la Convention, les autorités ont l’obligation de procéder d’office à une enquête impartiale chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture ou de mauvais traitement a été commis, sans que le motif du soupçon ait une importance particulière». Le Comité avait également relevé qu’une enquête devait «viser à la fois à déterminer la nature et les circonstances des faits dénoncés autant que l’identité des personnes qui pouvaient être impliquées». Pour satisfaire aux prescriptions de l’article 12 de la Convention, lu conjointement avec le paragraphe 1 de l’article 16, les autorités de l’État partie auraient dû mener non pas une enquête pour la forme mais une enquête de nature à permettre d’identifier et de punir les responsables. À la suite de la décision du substitut du Procureur, en date du 19 avril 2001, de mettre fin à l’enquête, comme l’autorisait la loi, la victime avait le droit de reprendre l’affaire et d’engager une action pour enfin obtenir une inculpation. Or le fait que le Procureur et le juge instructeur n’aient pas identifié les responsables a empêché le requérant d’exercer ce droit.

3.5Le requérant invoque également une violation de l’article 13 de la Convention lu conjointement avec le paragraphe 1 de l’article 16 parce que le droit de porter plainte devant les autorités compétentes et d’obtenir que celles‑ci procèdent rapidement à une enquête impartiale n’a pas été respecté. Il fait valoir que le «droit de porter plainte» ne recouvre pas seulement une possibilité prévue par la loi mais comporte également le droit à un recours effectif pour le préjudice subi.

3.6Enfin, le requérant invoque une violation de l’article 14 de la Convention, lu conjointement avec le paragraphe 1 de l’article 16, du fait de l’absence de réparation et d’indemnisation équitable et adéquate. Il se réfère à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme concernant l’interprétation de l’expression «recours effectif» qui devrait être assuré au plan national et affirme que lorsqu’un individu fait valoir, par des arguments suffisamment étayés, qu’il a subi des traitements inhumains ou dégradants aux mains de la police ou d’autres agents de l’État, la notion de recours effectif suppose, outre le versement d’une indemnisation le cas échéant, une enquête approfondie et effective susceptible de pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

4.1Dans sa réponse datée du 23 mai 2005, l’État partie a contesté l’allégation du requérant selon laquelle le quatrième parquet municipal a attendu jusqu’au 19 avril 2001 pour prendre des mesures en réponse à la plainte déposée par le Centre du droit humanitaire le 12 août 2000. L’État partie affirme que d’après le dossier consigné auprès du parquet du Tribunal municipal no 4 et ainsi qu’il ressort d’un entretien avec le substitut du Procureur chargé de l’affaire, la plainte du Centre du droit humanitaire a été reçue le 15 août 2000. Le 18 août 2000, le Procureur a demandé à la Direction des affaires intérieures du Nouveau Belgrade de donner des renseignements sur «les personnes qui avaient prêté main forte à la Direction du Service du génie civil et du logement de Belgrade dans l’opération de démolition sur la question de savoir s’il avait été fait usage de la force et, dans l’affirmative, d’expliquer sous quelle forme, dans quelles circonstances et pour quels motifs, et si les habitants avaient opposé une résistance à l’exécution de la décision».

4.2Le 9 novembre 2000, le Procureur a reçu un rapport du bureau de contrôle des affaires internes du Secrétariat des affaires intérieures de Belgrade. Le 23 novembre 2000, il a demandé au Secrétariat de lui adresser la plainte originale, qui lui a été transmise le 13 février 2001. D’après le rapport, le 7 juin 2000, des membres de la police de Bezanija se sont rendus sur place et ont constaté que les habitants étaient en train de faire lentement leurs bagages et de démanteler leurs habitations et qu’ils recherchaient un nouvel endroit où vivre. Par conséquent ce jour‑là la police n’est pas intervenue contre les habitants. Le 8 juin 2000, les autorités de l’administration municipale «ont démoli des baraques installées illégalement […] ce qui s’est fait sans trouble à la paix et à l’ordre public. La police a effectivement prêté assistance […] mais cela a uniquement consisté en une présence physique et il n’y a eu aucune mesure d’intervention de quelque sorte avant ou après la démolition».

4.3Le 19 février 2001, le Procureur a décidé de classer la plainte déposée en vertu du paragraphe 4, lu conjointement avec le paragraphe 2, de l’article 153, de la loi de procédure pénale. Conformément au paragraphe 2, alinéa 1, de l’article 45 de la loi qui était en vigueur à l’époque, le Procureur était habilité à prendre les mesures nécessaires pour faire la lumière sur toute infraction pénale qui pouvait avoir été commise et pour identifier les responsables présumés. En vertu du paragraphe 2, alinéa 1, de l’article 46 du Code qui a par la suite remplacé la loi, le Procureur est devenu responsable de la procédure préalable au jugement. L’État partie conclut qu’en vertu de la loi de procédure pénale, le Procureur avait des pouvoirs très limités dans la procédure préliminaire, qui était essentiellement conduite par le Ministère de l’intérieur. D’après le rapport du Ministère, dans l’affaire en question il ne s’était produit aucune irrégularité et, compte tenu de la procédure prévue dans la loi de procédure pénale pour obtenir les preuves, le Procureur avait correctement conclu qu’il n’y avait pas de raisons de soupçonner qu’une infraction pénale visée par l’article 66 de la loi de procédure pénale ou toute autre infraction devant être poursuivie d’office avait été commise.

4.4Le 19 avril 2001, la décision, avec possibilité de recours au sens du paragraphe 2 de l’article 60 de la loi de procédure pénale, a été transmise au Centre du droit humanitaire. Selon l’État partie, autant dans le Code que dans la loi de procédure pénale, il est fait une distinction claire entre le plaignant et la partie lésée. Seule la partie lésée a le droit, aux fins du paragraphe 2 de l’article 60 de la loi de procédure et du paragraphe 2 de l’article 61 du Code, de reprendre l’action pénale si le Procureur rejette la plainte. Dans cette situation, la partie lésée a les droits conférés au Procureur et non les droits d’un plaignant individuel. Étant donné que le Centre du droit humanitaire n’avait pas joint de mandat signé de la partie lésée qu’il représentait dans cette affaire, le Procureur ne pouvait pas l’informer du rejet de la plainte. De plus, la partie lésée − le requérant − ne pouvait pas non plus être informée vu qu’après la démolition de la «cité Antena» son adresse n’était plus bonne et il n’en avait pas donné d’autre. Ce n’est qu’après avoir reçu un mandat, le 13 avril 2001, que le Procureur a pu faire savoir au Centre du droit humanitaire, dans le meilleur délai possible, que la plainte avait été rejetée et lui expliquer en détail ce qu’il convenait de faire.

4.5En 2000 et 2001, la seule autorité indépendante habilitée à contrôler la légalité des actions du Ministère de l’intérieur était le bureau de contrôle des affaires intérieures. Il enquêtait sur toutes les affaires dans lesquelles il y avait eu usage de la force et exerçait un contrôle interne sur la base de plaintes dénonçant une faute grave ou de rapports faisant état d’une utilisation excessive de la force. Ce bureau est devenu depuis lors le poste d’Inspecteur général de la Direction de la sécurité publique.

4.6En ce qui concerne le grief du requérant et des autres victimes qui affirment qu’ils auraient été capables de reconnaître les policiers en civil qui les avaient frappés s’ils en avaient eu la possibilité, l’État partie a répondu que «certes, la déclaration d’un témoin constitue une preuve mais l’identification n’est qu’une mesure parmi d’autres pour établir son authenticité». Étant donné que le bureau de contrôle des affaires intérieures a conclu que les agents du Ministère de l’intérieur avaient agi dans le respect de la loi, le Procureur ne pouvait pas demander qu’il soit procédé à une confrontation, mesure qui aurait été superflue. Quoi qu’il en soit, la partie lésée qui reprend l’action a le droit de demander une identification pendant la procédure.

4.7L’État partie fait valoir en outre que le Tribunal a eu des difficultés pour convoquer les parties lésées étant donné que le Centre du droit humanitaire n’avait pas donné leurs adresses correctes. En conséquence, ce n’est que le 7 mai 2002 que les témoins ont pu être convoqués et entendus, soit près d’un an après que la partie lésée eut repris l’action. L’État partie mentionne une déclaration de l’un des habitants de la «cité Antena» devant le juge d’instruction du Tribunal municipal no 4 de Belgrade; celui-ci avait dit notamment que «ces individus ne portaient pas d’insigne et avaient des vêtements civils et utilisaient uniquement leurs bras et leurs jambes pendant l’agression contre les habitants». Il avait ajouté que son fils avait été poussé avec une matraque alors qu’il se baissait pour ramasser son téléphone portable qui était tombé, précisant que «le policier avait fait ça pour le faire sortir de la mêlée parce que mon fils risquait d’être frappé, de tomber et de se faire piétiner». Un agent de la Direction des affaires intérieures du Nouveau Belgrade, le sergent-chef B., a déclaré en janvier 2002: «les habitants […] nous ont hués et ont protesté contre la démolition […]». En plus du témoignage du sergent J., entendu le 10 avril 2002 et cité par le requérant, l’État partie cite une partie de sa déclaration où il expliquait qu’il y avait eu plusieurs tentatives pour faire parvenir la décision de démolir les maisons aux habitants de la zone. Le 8 juin 2000, les habitants «[avaient] refusé de s’en aller, la police [avait] essayé de les convaincre mais ils ne voulaient rien entendre». Il se souvenait que les policiers en civil qui étaient arrivés sur les lieux avaient utilisé des matraques contre les habitants les plus récalcitrants qui s’étaient couchés devant les bulldozers pour empêcher les démolitions, mais il ne se rappelait pas qui avait utilisé les matraques et contre qui. Il se souvenait aussi que personne n’avait insulté les Roms et ne leur avait donné des coups de pied ou de poing. Les contacts physiques s’étaient limités à tenir les habitants par le bras pour les faire sortir de la zone; un ou deux d’entre eux avaient fini par être arrêtés et conduits au poste de police de Bezanija. Pour ce qui est du témoignage de l’inspecteur du service du bâtiment cité par le requérant, l’État partie cite un extrait dans lequel il déclarait: «[…] le policier du poste de Bezanija qui était présent a essayé de régler le problème avec les Roms pacifiquement et vraiment je ne me souviens pas qu’il y ait eu des insultes échangées entre eux».

4.8L’État partie conclut que les faits susmentionnés prouvent que, le jour en question, la police s’est efforcée d’agir dans le respect des principes régissant les interventions face à un grand nombre de personnes et a essayé d’utiliser la force avec discernement. En particulier, les policiers ont eu un mode d’approche double à l’égard des manifestants: ils ont montré le plus de respect possible vis‑à‑vis de ceux qui opposaient une résistance passive et les ont éloignés des lieux mais plusieurs manifestants ont opposé une résistance active à l’intervention et encouragé les Roms à s’opposer à la police, provoquant des contacts physiques avec les policiers, ce qui fait que ceux‑ci ont été obligés de recourir à la force physique en utilisant leur matraque et en donnant des coups de poing et de pied pour faire partir les manifestants.

4.9De plus, l’État partie expose de manière détaillée les moyens de recours disponibles pour permettre à la partie lésée d’exercer son droit à une réparation, en utilisant la voie pénale, civile et administrative. Il fait valoir qu’en engageant une action en dommages‑intérêts en vertu de l’article 172 de la loi sur les contrats et la responsabilité civile, le requérant aurait pu engager des poursuites contre la République de Serbie et le Ministère de l’intérieur devant une juridiction civile. Il n’est pas nécessaire d’identifier tous les individus à l’origine d’un préjudice pour engager cette procédure. Étant donné que la personne morale (la République de Serbie) est responsable des dommages causés à des tiers par ses agents dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions, il suffit de montrer que des employés du Ministère de l’intérieur ont été impliqués. Appelé à se prononcer, le tribunal aurait eu à déterminer si l’intervention des agents du Ministère de l’intérieur était ou n’était pas justifiée. Si le tribunal avait conclu que l’intervention n’était pas justifiée, il aurait accepté la demande et ordonné à l’État d’indemniser la victime. Si au contraire l’intervention était considérée comme justifiée, le tribunal aurait apprécié s’il avait été fait usage d’une force excessive et, s’il avait conclu qu’il en avait été ainsi, la demande aurait été acceptée et l’État aurait été tenu d’indemniser la partie lésée.

4.10Enfin, l’État partie affirme que l’auteur n’a pas épuisé tous les recours internes étant donné que l’action civile susmentionnée engagée au titre de la disposition prévoyant la responsabilité objective est une procédure plus efficace pour obtenir réparation et a de meilleures chances d’aboutir que la procédure pénale. Il note aussi que, dans le cas de la demande d’ouverture d’une procédure pénale en vertu de l’article 66 de la loi de procédure pénale contre les policiers impliqués dans l’opération du 8 juin 2000, il y aurait prescription le 8 juin 2006.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie

5.1Dans sa réponse du 6 juillet 2005, le requérant a présenté ses commentaires, réaffirmant tous ses griefs et soulignant que l’État partie n’a pas répondu à tous les aspects de la requête concernant la violation présumée des articles 13 et 14 de la Convention et à certains aspects des griefs au regard de l’article 12. Il affirme que ce silence pourrait être interprété comme signifiant que l’État partie n’a pas d’objection sur ces points.

5.2En ce qui concerne le fait qu’il n’aurait pas épuisé les recours internes, le requérant objecte que l’argument de l’État partie sur la possibilité théorique d’engager une action civile distincte n’est pas fondé. Comme il est implicitement confirmé par la jurisprudence du Comité, la victime d’une violation n’est pas tenue d’avoir engagé de multiples voies de recours − pénales, civiles et administratives − pour qu’il puisse être affirmé qu’elle a épuisé les recours internes. De plus, étant donné que le préjudice subi par le requérant relève clairement du champ d’application de l’article 16 de la Convention, qui exige une réparation au pénal, la voie civile ou administrative seule n’aurait pas permis d’assurer une réparation suffisante. Enfin, en République de Serbie, la procédure pénale est généralement plus rapide et plus efficace que la procédure civile.

5.3Le requérant fait valoir en outre que les autorités sont tenues d’enquêter d’office sur les mauvais traitements dont elles ont connaissance et de sanctionner les responsables. En vertu de la loi de procédure pénale en vigueur à l’époque des faits et du Code de procédure pénale qui l’a remplacée, les procureurs sont tenus de faire tous les actes et de prendre toutes les mesures nécessaires pour obtenir des preuves et enquêter sur une affaire de façon approfondie. Il importe peu que le requérant ait engagé une action civile distincte puisque l’État partie était tenu d’ouvrir une enquête et d’engager des poursuites étant donné que les éléments de preuve montraient clairement qu’il y avait eu des bavures.

5.4Le requérant conteste l’argument de l’État partie selon lequel la loi en vigueur au moment des faits restreignait les pouvoirs du procureur dans la conduite de la procédure pénale, en particulier à l’égard de la police. Le procureur était et est toujours doté de compétences et de pouvoirs spécifiques depuis l’ouverture jusqu’à la clôture de la procédure pénale. Il pouvait reprendre l’action engagée par la partie lésée en tant que procureur dans le cas où, comme en l’espèce, les infractions pénales incriminées sont poursuivies d’office. Le requérant fait valoir que l’article 155 de la loi de procédure pénale habilite le procureur à donner des ordres à la police ainsi qu’au juge instructeur, alors qu’en vertu de l’article 239 du Code de procédure pénale, le pouvoir du procureur ne s’applique qu’à l’égard du juge instructeur. Les deux dispositions habilitent le juge instructeur à prendre des mesures de sa propre initiative et à la demande du procureur. Pour examiner correctement les allégations de mauvais traitement aux mains de la police, il aurait fallu entre autres choses ordonner l’identification des policiers en civil en faisant procéder à une séance d’identification pour la victime. Plusieurs organes de l’État partie auraient pu demander à la police de donner cette information par l’intermédiaire du Ministère de l’intérieur, du juge instructeur ou du procureur. Le requérant conclut que les différences qui peuvent exister entre les dispositions du Code de procédure pénale et celles de la loi de procédure pénale n’ont aucune incidence sur l’argumentation dans la présente affaire, en particulier en ce qui concerne les obligations de l’État partie en vertu des articles 12, 13 et 14 de la Convention.

5.5Le requérant conteste l’argument de l’État partie selon lequel en 2000 et 2001, la seule autorité indépendante dotée de pouvoirs de contrôle concernant le comportement de la police était le bureau de contrôle des affaires internes. En vertu du principe fondamental de la séparation des pouvoirs, cette responsabilité incombe au pouvoir judiciaire.

5.6Le requérant relève que l’État partie a confirmé que des policiers en civil étaient bien de service ce jour-là et qu’il a objecté qu’ils avaient utilisé des matraques seulement, de façon tout à fait régulière (ne donnant ni coups de poing ni coups de pied, etc.). Cela ne correspond pas aux témoignages sur les atteintes subies, corroborés par des rapports médicaux et des photographies. En outre, aucune autorité publique compétente n’a révélé au requérant l’identité de ces policiers en civil, l’empêchant donc de façon absolue et définitive d’exercer son droit de reprendre l’action à son compte et d’obtenir un jour que les responsables soient traduits en justice. Même si l’identité des agents en civil ne figurait pas dans le rapport, il y avait de nombreux moyens pour les autorités d’obtenir cette information.

5.7En ce qui concerne l’obligation d’enquêter prévue à l’article 12 de la Convention, le requérant fait valoir qu’à aucun moment pendant la procédure on ne lui a fait parvenir de rapport d’une autorité de l’État partie exposant les démarches entreprises pour faire la lumière sur les incidents du 8 juin 2000. Il n’a donc absolument pas pu participer à cette enquête interne, ni examiner les témoignages ou d’autres éléments de preuve apportés par la police; il n’a pas eu non plus l’occasion de confronter les agents en civil qui auraient pu être interrogés ni la possibilité de faire en sorte que tous les agents impliqués soient interrogés. Enfin, le requérant relève que l’État partie a continué de faire de la rétention d’information en ne mettant pas le rapport du bureau de contrôle des affaires internes à sa disposition ni à la disposition du Comité. Il renvoie à la jurisprudence du Comité selon laquelle le fait pour un État partie de ne pas indiquer à un requérant si une enquête interne est en cours ou non et de ne pas l’informer de ses résultats empêche effectivement le requérant d’engager à titre privé une action et constitue donc une violation des obligations incombant à l’État partie en vertu de l’article 12 de la Convention.

Observations complémentaires de l’État partie

6.Dans une autre lettre datée du 16 novembre 2005, l’État partie a transmis une note du parquet contenant des arguments analogues à ceux figurant dans ses observations datées du 23 mai 2005. Il a contesté en outre l’allégation du requérant selon laquelle une action civile n’aurait pas eu d’effet dissuasif sur la perpétration de l’infraction pénale d’abus d’autorité. La publication dans les journaux du jugement d’un tribunal ordonnant à l’État d’indemniser des victimes d’actes commis par des agents du Ministère de l’intérieur aurait probablement conduit ce Ministère à prendre des sanctions disciplinaires internes. L’État partie n’est pas non plus d’accord avec le requérant quand celui-ci affirme qu’une action civile dure plus longtemps qu’une action pénale. Il cite l’affaire Milan Ristic, dans laquelle une action civile avait été engagée après une action pénale et le tribunal avait ordonné à l’État d’indemniser la famille de la victime alors que l’enquête pénale était toujours en cours. L’État partie conclut que les autorités judiciaires ont agi dans le respect de la loi et de la Convention. Rien de plus ne pouvait être fait sans une collaboration plus active du requérant ou de son conseil avec le procureur.

Décision du Comité sur la recevabilité

7.1Le 23 novembre 2006, le Comité a examiné la question de la recevabilité de la communication. Il a pris note des arguments avancés par le requérant, qui affirmait avoir épuisé les recours internes. Le Comité a également noté que l’État partie contestait ce fait et avait exposé en détail les recours offerts à la partie lésée pour exercer son droit à réparation par la voie pénale, civile et administrative. Il a également pris note de l’argument de l’État partie selon lequel une action civile engagée en vertu de la disposition de la loi sur les contrats et la responsabilité civile relative à la responsabilité objective était une procédure plus efficace pour obtenir réparation que la procédure pénale. À ce sujet, le Comité a considéré que le fait que l’État partie n’ait pas ouvert d’office une enquête sur les allégations du requérant et n’ait pas révélé l’identité des policiers en civil présents durant l’incident afin que le requérant puisse reprendre l’action publique avait rendu dans les faits impossible l’utilisation d’une procédure permettant, dans les circonstances précises de l’affaire, d’obtenir une réparation effective et suffisante. De plus, on ne pouvait exiger, aux fins du paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention, de quelqu’un qui avait utilisé sans succès un moyen de droit d’épuiser d’autres voies de recours possibles qui auraient visé essentiellement le même but et n’auraient pas, en tout état de cause, offert de meilleures chances de succès. Dans ces circonstances, le Comité a conclu qu’il n’était pas empêché par les dispositions du paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention d’examiner la requête.

7.2Le Comité a pris note des allégations du requérant, qui faisaient valoir que les policiers en civil avaient utilisé la force de façon disproportionnée, ce qui lui avait causé un préjudice corporel léger et que, par la suite, il n’avait pas pu obtenir réparation. L’État partie a objecté que les policiers s’étaient efforcés d’agir dans le respect des principes régissant les interventions face à un grand nombre de personnes et avaient essayé d’utiliser la force avec discernement. Le Comité a toutefois considéré que ce grief avait été suffisamment étayé aux fins de la recevabilité et devait faire l’objet d’un examen au fond.

7.3Le Comité contre la torture a donc décidé que la communication était recevable, dans la mesure où elle soulevait des questions au regard des articles 12, 13, 14 et 16 de la Convention.

Observations de l’État partie sur le fond

8.1Le 19 juin 2008, l’État partie a soutenu que le Code pénal de la République de Serbie, le Code de procédure pénale, le Code des obligations et le Manuel sur les méthodes à appliquer en matière d’assistance fournie par le Ministère de l’intérieur du 2 décembre 1997 («le Manuel») étaient applicables en l’espèce. En particulier:

a)En vertu de l’article 153 du Code de procédure pénale, en vigueur au moment des faits, le Procureur classe le rapport faisant état d’une infraction pénale s’il n’y a pas motif à ouverture d’une enquête judiciaire en bonne et due forme. Si le Procureur n’est pas en mesure de décider, à partir du rapport signalant une infraction pénale, si les accusations qui y sont formulées sont plausibles, ou si les données contenues dans ledit signalement ou dans le rapport de police n’offrent pas de motif suffisant pour ordonner l’ouverture d’une enquête, le Procureur demande à la police de réunir les informations voulues et de prendre toutes autres dispositions, s’il ne peut prendre les mesures nécessaires de sa propre autorité ou par l’intermédiaire d’autres organes officiels. S’il conclut que l’infraction signalée n’est pas constitutive d’une infraction pénale susceptible de faire l’objet d’une enquête judiciaire en bonne et due forme, le Procureur classe le rapport faisant état de l’infraction pénale. La loi de procédure pénale et le Code de procédure pénale autorisent la partie lésée à reprendre l’action pénale à son compte si le Procureur rejette la plainte. En outre, le paragraphe 3 de l’article 259 du Code de procédure pénale dispose que si le juge instructeur décide de mettre un terme à l’enquête, il en informe la partie lésée, en sa qualité de procureur ou de «procureur particulier», et fait connaître à celle-ci qu’elle peut intenter une action auprès du tribunal pour obtenir une inculpation, c’est-à-dire engager des poursuites à titre privé, faute de quoi elle serait considérée comme ayant renoncé à son droit de poursuite;

b)En vertu des paragraphes 6 et 7 de l’article 103 du Code pénal (prescription de l’action pénale), aucune procédure pénale ne peut être engagée si trois ans se sont écoulés depuis la date où une infraction pénale passible de plus d’un an d’emprisonnement a été commise et si deux ans se sont écoulés depuis la date où une infraction pénale passible de moins d’un an d’emprisonnement ou d’une amende a été commise. En vertu du paragraphe 6 de l’article 104 du Code pénal (délai de prescription et suspension de la prescription en matière pénale), une prescription absolue de l’action pénale devient effective après expiration du double du délai légal de prescription de l’action pénale. À tout moment après qu’une infraction pénale a été signalée, la partie lésée ou son représentant ont le droit d’être informés de la suite donnée à ce signalement par le procureur;

c)En vertu des articles 154 et 200 de la loi serbe sur les obligations, le plaignant a le droit d’intenter une action civile en dommages-intérêts;

d)Le Manuel dispose que les agents de l’État qui sont des civils ne prennent pas part aux procédures d’expulsion. Ce sont des fonctionnaires en uniforme du Ministère de l’intérieur qui procèdent aux expulsions.

8.2L’État partie fait valoir que les 10 avril et 17 juillet 2002, le policier et l’inspecteur du service du bâtiment ont l’un et l’autre confirmé que «certains civils» avaient participé à l’opération de dispersion des résidents de la «cité Antena» qui protestaient contre sa démolition, sans toutefois affirmer que «ces civils étaient des policiers».

8.3L’État partie rappelle que comme le prescrit l’article 12 de la Convention, il a immédiatement procédé à une enquête impartiale, et qu’il a à plusieurs reprises effectué des enquêtes complémentaires à la demande du Centre du droit humanitaire. L’allégation du requérant selon laquelle des policiers en civil auraient pris part à l’opération n’a pas été confirmée par l’enquête et cette supposition «n’est pas compatible avec la réglementation applicable en République de Serbie».

8.4L’État partie regrette que la prescription absolue de l’action pénale ait en l’espèce pris effet le 8 juin 2006 et souligne que le requérant lui-même a en partie contribué aux lenteurs de l’enquête. En particulier, ce n’est que sept mois après l’enregistrement du rapport faisant état d’une infraction pénale que le Centre du droit humanitaire a présenté au Procureur le mandat qui devait lui permettre de représenter le requérant. De plus, les adresses du requérant et des témoins qu’il a fournies aux autorités chargées de l’enquête étaient erronées.

8.5Mettant de côté l’argument selon lequel la prescription absolue de l’action pénale s’applique en l’espèce, l’État partie nie avoir violé l’article 14 de la Convention, le requérant ayant eu maintes occasions d’être équitablement indemnisé pour les préjudices subis en intentant une action civile. Même si une action pénale avait été intentée, le tribunal aurait invité le requérant, à l’issue de la procédure, à présenter une requête au civil. En effet, au cours de la procédure pénale, le tribunal aurait été amené à solliciter l’avis d’experts en matière économique et médicale, d’où une procédure plus longue et sensiblement plus coûteuse. En outre, la loi serbe permet d’engager simultanément une action pénale et civile. Le requérant était en droit de demander à être indemnisé pour tous types de préjudices (remboursement des frais médicaux, douleur et souffrances physiques, etc.); or, il ne l’a pas fait. L’État partie souligne à nouveau que le requérant n’avait pas épuisé tous les moyens de recours internes à sa disposition.

8.6Enfin, l’État partie indique que si le Comité en venait à conclure que la prescription absolue de l’action pénale constituait une violation de l’article 13 de la Convention, il prendrait des dispositions pour indemniser de manière adéquate le préjudice moral en proposant au requérant le versement d’un montant qui lui serait accordé à titre gracieux. Ce dédommagement devrait être conforme à la pratique suivie en pareil cas par les juridictions internes et internationales.

Commentaires du requérant concernant les observations de l’État partie sur le fond

9.1Le 12 septembre 2008, le requérant a relevé que l’État partie avait modifié des aspects importants de son argumentation. En particulier, il reconnaissait désormais que le Code de procédure pénale était également applicable en l’espèce, ainsi que le requérant l’avait toujours affirmé et acceptait l’argument du requérant selon lequel, tant en vertu de la loi de procédure pénale que du texte qui lui avait succédé à partir de mars 2002, le Code de procédure pénale conférerait au procureur la compétence et le mandat l’habilitant à enquêter de manière approfondie sur toute allégation de mauvais traitements par la police.

9.2Le requérant convient qu’il avait le droit, mais non l’obligation, d’intenter une action civile. Il fait valoir à nouveau que les recours civils ne semblaient pas être des moyens suffisants ou efficaces en l’espèce et qu’ils n’avaient donc pas à être obligatoirement épuisés. Il note également que le Comité a déjà traité ce point dans sa décision concernant la recevabilité, lorsqu’il a estimé que le fait de n’avoir pas engagé une action civile n’équivalait pas à un non‑épuisement des moyens de recours internes.

9.3Le requérant relève en outre qu’en faisant mention du Manuel l’État partie a en fait donné à entendre que des policiers en civil ne pouvaient pas avoir pris part aux opérations de police. En outre, l’État partie a reconnu pour la toute première fois depuis le début de la procédure tant devant les juridictions internes que devant le Comité, qu’en réalité, les personnes qui avaient molesté le requérant n’étaient pas des policiers mais bien des civils. Jusqu’à présent, souligne le requérant, l’État partie n’avait jamais indiqué que des groupes de «civils» étaient présents lors de l’expulsion, concédant que des policiers avaient effectivement fait un usage légitime de la force à l’encontre des Roms. Le requérant renvoie aux témoignages concordants de l’adjudant J. et de l’inspecteur du service du bâtiment, recueillis respectivement le 10 avril et le 17 juillet 2002 et cités par l’État partie, mais pour souligner qu’il y est fait maintes fois allusion à des policiers en civil. Il rejette donc l’argument de l’État partie selon lequel, en vertu de la législation applicable, seuls des policiers en uniforme peuvent prendre part à une opération d’expulsion. À cet égard, souligne-t‑il, les autorités de l’État sont responsables lorsque leurs agents se rendent coupables d’un excès de pouvoir.

9.4Le requérant note que même dans l’hypothèse où la nouvelle version des événements telle que présentée par l’État partie serait acceptée, la responsabilité de l’État demeurerait engagée. Aux termes de l’article 16 de la Convention, «[t]out État partie s’engage à interdire dans tout territoire sous sa juridiction d’autres actes constitutifs de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants qui ne sont pas des actes de torture telle qu’elle est définie à l’article premier, lorsque de tels actes sont commis par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel (non souligné dans le texte), ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite». Le requérant fait valoir que l’État partie n’a produit aucun élément donnant à penser que les policiers en uniforme qui étaient présents auraient pris quelque mesure que ce soit pour protéger les Roms de ces «civils» qui s’en prenaient à eux. L’État partie n’a pas non plus produit d’éléments concernant les mesures qu’il aurait prises pour identifier ces «civils» et communiquer leur nom au requérant.

9.5Le requérant conclue que c’est à l’État partie qu’il incombait d’établir soit les circonstances dans lesquelles le requérant avait été blessé par des policiers (conformément à la première version des faits) ou comment ces «civils» avaient pu pénétrer dans la «cité Antena» sans être vus et s’attaquer aux Roms qui l’habitaient, ainsi que désormais suggéré par l’État partie. Le requérant souligne que l’opération de police menée ce jour‑là a été montée à l’issue d’une préparation et d’une planification soigneuses; autrement dit, il ne s’agissait pas d’une opération de police «spontanée». Les autorités de police avaient par conséquent eu tout le temps de se préparer et de prendre toutes mesures nécessaires pour minimiser les dangers qui risquaient éventuellement de peser sur les Roms.

9.6Le requérant réaffirme que l’État partie n’a avancé aucun argument nouveau concernant l’efficacité de l’enquête menée au sujet de ses allégations de mauvais traitements et rappelle qu’il ne s’agit pas d’une obligation de résultats mais d’une obligation de moyens. Toute enquête doit en principe être susceptible d’aboutir à l’établissement des faits de la cause et, si les allégations se révèlent fondées, permettre d’identifier et de sanctionner les responsables. En l’espèce, le Procureur a fondé sa décision de ne pas ouvrir d’enquête au sujet de l’infraction pénale que lui avait signalée le Centre du droit humanitaire sur le rapport qu’il avait reçu du bureau de contrôle des affaires internes du Secrétariat des affaires intérieures de Belgrade, daté du 9 novembre 2000. L’État partie persiste à ne communiquer ce rapport ni au requérant ni au Comité. Le requérant relève en outre que l’État partie lui-même a mis en doute la validité de ce rapport en proposant trois versions incompatibles des faits survenus le 8 juin 2000.

9.7Le requérant fait en outre valoir, notamment, que les autorités de l’État partie n’ont pas déterminé combien de policiers en uniforme (sans parler des policiers en civil) étaient présents le 8 juin 2000, ni de quels services ils dépendaient; elles n’ont pas non plus cherché à savoir si l’un de leurs organes officiels utilisait un véhicule dont le numéro minéralogique était celui indiqué par le requérant et par d’autres témoins; enfin, elles n’ont pas demandé copie du registre de la Direction des affaires intérieures du Nouveau Belgrade. Le requérant ajoute que depuis le 25 décembre 2001, des éléments concrets ont attesté que des policiers relevant d’un autre service de police que la Direction de la police de Bezanija ont été impliqués dans la démolition de la «cité Antena» et que le Procureur aurait dû savoir que les renseignements fournis par la Direction des affaires intérieures du Nouveau Belgrade dans sa lettre du 6 février 2003 étaient inexacts. La plainte du requérant a néanmoins été classée en application de l’article 257 du Code de procédure pénale. Le requérant affirme que le fait que le juge instructeur ait accédé à toutes ses demandes de complément d’enquête équivaut à une reconnaissance de l’insuffisance des mesures prises jusqu’alors pour mener à bien l’enquête.

9.8À propos des affirmations de l’État partie selon lesquelles l’action judiciaire serait prescrite et selon lesquelles le requérant aurait en partie contribué aux lenteurs de l’enquête, ce dernier répond ce qui suit:

a)Le retard avec lequel le Centre du droit humanitaire a présenté le mandat de la partie lésée au quatrième parquet municipal de Belgrade n’aurait dû avoir aucune incidence sur l’enquête étant donné que les autorités auraient dû prendre toutes mesures nécessaires pour enquêter d’office au sujet des allégations du requérant. En tout état de cause, le seul retard qui puisse être imputé au requérant est de trois mois et non de sept mois ainsi que le prétend l’État partie. Même en tenant compte de ce retard, l’État partie disposait de deux ans et neuf mois pour mener une enquête efficace avant que l’action pénale ne se trouve prescrite, et de cinq ans et neuf mois avant que n’intervienne la prescription absolue de toute procédure;

b)Pour ce qui est du retard imputable au fait que le requérant n’aurait pas fourni au parquet l’adresse exacte des témoins, l’État partie a lui‑même reconnu qu’il était difficile de retrouver les témoins roms étant donné que les autorités ignoraient où ils se trouvaient après leur expulsion, et qu’elles n’ont pas immédiatement contacté le Centre du droit humanitaire pour lui demander de les aider à retrouver les témoins recherchés. En outre, l’expulsion du requérant et des autres habitants de la «cité Antena» intervenue le 8 juin 2000 était contraire aux normes pertinentes en matière de droits de l’homme.

Examen au fond

10.1Le Comité a examiné la communication en tenant dûment compte de toutes les informations qui lui ont été fournies par les parties, conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention.

10.2Le Comité prend note des observations de l’État partie du 19 juin 2008 contestant la recevabilité de la requête, et constate que les arguments avancés par l’État partie ne justifient pas que le Comité réexamine sa décision concernant la recevabilité, compte tenu notamment du fait que l’État partie n’a ni ouvert une enquête d’office au sujet des allégations du requérant ni révélé l’identité des personnes qui l’avaient molesté et injurié, ce qui a empêché celui‑ci d’engager des poursuites pour son propre compte. Il n’existait par conséquent aucun recours interne utile qui aurait permis au requérant d’engager des poursuites et de demander des réparations suffisantes pour le traitement subi le 8 juin 2000. Le Comité ne voit donc aucune raison de revenir sur sa décision concernant la recevabilité.

10.3Le Comité passe donc à l’examen de la requête sur le fond et note que le requérant impute à l’État partie des violations du paragraphe 1 de l’article 16, seul ou lu conjointement avec les articles 12 et 13, ainsi que de l’article 14, seul ou lu conjointement avec le paragraphe 1 de l’article 16 de la Convention.

10.4Pour ce qui est de la qualification juridique du traitement subi par le requérant le 8 juin 2000, le Comité estime que le fait d’infliger des souffrances physiques et mentales, aggravées par la vulnérabilité particulière du requérant due à son origine ethnique rom et au fait qu’il appartient par conséquent à un groupe minoritaire qui a de tous temps été l’objet de discrimination et de préjugés, atteint le seuil de ce qui peut être considéré comme une peine ou un traitement cruel, inhumain ou dégradant. Le Comité relève que le requérant et l’État partie ne s’accordent pas sur l’identité des personnes qui ont molesté et injurié le requérant, mais qu’ils conviennent l’un et l’autre que des policiers en uniforme de l’État partie (c’est‑à‑dire des agents de l’État) étaient présents sur les lieux au moment des faits. Le Comité note également que l’État partie n’a pas contesté le fait que le requérant a bel et bien été molesté et injurié. Le Comité rappelle que l’État partie n’a pas prétendu que les policiers en uniforme présents à la «cité Antena» lorsque le traitement contraire à l’article 7 a été infligé étaient intervenus pour protéger le requérant et d’autres habitants de ces brutalités, et qu’il n’a produit aucun élément de nature à inciter le Comité à conclure qu’ils sont effectivement intervenus.

10.5Le Comité considère qu’il n’importe pas que les auteurs des brutalités et des injures dont le requérant a été victime aient ou non été des agents de l’État, car les représentants de l’autorité de l’État partie qui ont été témoins de ces faits et n’ont pas empêché ces violences y ont à tout le moins donné leur «consentement exprès ou tacite», au sens de l’article 16 de la Convention. À cet égard, le Comité a exprimé à de nombreuses reprises les inquiétudes que lui inspire l’«inaction de la police et des responsables de l’application des lois» qui ne fournissent pas «une protection suffisante contre des agressions d’inspiration raciste» quand des groupes vulnérables se trouvent menacés. Le Comité conclut qu’il y a eu violation du paragraphe 1 de l’article 16 de la Convention par l’État partie.

10.6Ayant considéré que les faits sur lesquels la plainte se fonde sont constitutifs d’actes visés au paragraphe 1 de l’article 16 de la Convention, le Comité analysera les autres violations présumées à la lumière de cette constatation.

10.7Concernant la violation présumée de l’article 12, le Comité renvoie à sa jurisprudence, selon laquelle une enquête criminelle doit chercher tant à déterminer la nature et les circonstances des faits allégués qu’à établir l’identité des personnes qui ont pu être impliquées. En l’espèce, le Comité note que malgré la présence d’un grand nombre de Roms lors des événements du 8 juin 2000 et la participation d’un certain nombre de policiers en uniforme et d’un inspecteur du service du bâtiment, les circonstances exactes de l’affaire n’ont pas été élucidées. Le Comité est d’avis que le fait que l’État partie n’ait pas informé le requérant durant près de six ans des résultats de l’enquête, et notamment qu’il ne lui ait communiqué ni le rapport du bureau de contrôle des affaires internes établi en 2000 ni les noms des personnes ayant molesté et injurié le requérant, a effectivement empêché celui‑ci d’engager des poursuites «à titre privé» avant l’expiration du délai absolu de prescription de l’action pénale. Dans ces conditions, le Comité estime que l’enquête menée par les autorités de l’État partie n’a pas satisfait aux exigences de l’article 12 de la Convention. L’État partie ne s’est pas non plus acquitté de ses obligations au titre de l’article 13 de la Convention, en vertu desquelles il était tenu de veiller à ce que le requérant ait le droit de porter plainte devant les autorités compétentes afin que celles‑ci procèdent immédiatement et impartialement à l’examen de sa cause.

10.8En ce qui concerne la violation présumée de l’article 14 de la Convention, le Comité note que le champ d’application de cette disposition ne recouvre que la torture au sens de l’article premier de la Convention et ne vise pas les autres formes de mauvais traitements. De plus, le paragraphe 1 de l’article 16 de la Convention, s’il vise expressément les articles 10, 11, 12 et 13 de la Convention, ne fait pas mention de l’article 14. Toutefois, l’article 14 ne signifie pas que l’État partie n’a pas l’obligation d’accorder réparation et une indemnisation équitable et adéquate à la victime d’un acte visé à l’article 16. Les obligations positives découlant de la première phrase de l’article 16 englobent l’obligation d’accorder une réparation et une indemnisation aux victimes d’un acte au sens de ladite disposition. Le Comité est donc d’avis que l’État partie ne s’est pas acquitté de ses obligations en vertu de l’article 16 de la Convention en n’ayant pas permis au requérant d’obtenir réparation et en ne lui ayant pas accordé une indemnisation équitable et adéquate.

11.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention, est d’avis que les faits dont il a été saisi font apparaître une violation du paragraphe 1 de l’article 16, de l’article 12 et de l’article 13 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

12.Conformément au paragraphe 5 de l’article 111 de son règlement intérieur, le Comité invite instamment l’État partie à procéder à une enquête en bonne et due forme sur les faits survenus le 8 juin 2000, à poursuivre et sanctionner les personnes qui en seront reconnues responsables et à accorder une réparation appropriée au requérant et une indemnisation équitable et adéquate, et à l’informer dans un délai de quatre‑vingt‑dix jours à compter de la date de transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises conformément aux constatations ci‑dessus.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol, en français et en russe; paraîtra ultérieurement aussi en arabe et en chinois dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

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