NATIONS UNIES

CAT

Convention contre

la torture et autres peines

ou traitements cruels,

inhumains ou dégradants

Distr.RESTREINTE*

CAT/C/35/D/174/200029 novembre 2005

FRANÇAISOriginal: ANGLAIS

COMITÉ CONTRE LA TORTURETrente‑cinquième session(7‑25 novembre 2005)

DÉCISION

Communication n o  174/2000

Présentée par:

M. Slobodan Nikolić et Mme Ljiljana Nikolić (représentés par le Humanitarian Law Center)

Au nom de:

N. N., fils des requérants (décédé); M. Slobodan Nikolić et Mme Ljiljana Nikolić

État partie:

Serbie‑et‑Monténégro

Date de la communication:

18 mars 1999 (communication initiale)

Date de la présente décision:

24 novembre 2005

[ANNEXE]

ANNEXE

DÉCISION DU COMITÉ CONTRE LA TORTURE AU TITRE DE L’ARTICLE 22 DE LA CONVENTION CONTRE LA TORTURE ET AUTRES PEINES OU TRAITEMENTS CRUELS, INHUMAINS OU DÉGRADANTS

Trente-cinquième session

concernant la

Communication n o 174/2000

Présentée par:

M. Slobodan Nikolić et Mme Ljiljana Nikolić (représentés par le Humanitarian Law Center)

Au nom de:

N. N., fils des requérants (décédé); M. Slobodan Nikolić et Mme Ljiljana Nikolić

État partie:

Serbie‑et‑Monténégro

Date de la communication:

18 mars 1999 (communication initiale)

Le Comité contre la torture, institué en vertu de l’article 17 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,

Réuni le 24 novembre 2005,

Adopte ce qui suit:

Décision au titre du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention

1.1Les requérants sont M. Slobodan Nikolić et son épouse, Mme Ljiljana Nikolić, ressortissants de la Serbie‑et‑Monténégro, nés le 20 décembre 1947 et le 5 août 1951, respectivement. Ils affirment que l’État partie n’a pas procédé à une enquête prompte et impartiale sur les circonstances du décès de leur fils, ce qui constitue une violation par la Serbie‑et‑Monténégro des articles 12, 13 et 14 de la Convention. Les requérants sont représentés par un conseil.

Rappel des faits présentés par les requérants

2.1Le 19 avril 1994 le fils des requérants, N. N., né le 19 avril 1972, est mort à Belgrade. Le 25 avril 1994, une équipe médicale de l’Institut médico-légal de la faculté de médecine de Belgrade a procédé à l’autopsie. Le rapport d’autopsieindique que la mort a été provoquée par une lésion du cerveau due à la fracture des os crâniens et à une hémorragie entraînée par la rupture de l’aorte et des vaisseaux sanguins autour des fractures multiples. Ces blessures «avaient été infligées par un objet lourd et contondant».

2.2Selon le rapport de police, le fils des requérants a été trouvé mort sur le trottoir devant le numéro 2 de la rue Pariske Komune à Novi Beograd, le 19 avril 1994. Il était tombé de la fenêtre de l’appartement no 82, situé au 10e étage de cet immeuble, à 9 h 40. Tentant d’échapper à la police qui venait l’arrêter, il avait relié plusieurs câbles et les avait attachés à un radiateur. Alors qu’il essayait de descendre jusqu’à la fenêtre de l’étage du dessous, le 9e étage, les câbles s’étaient rompus et N. N. s’était écrasé sur le trottoir en ciment.

2.3Selon l’inspecteur de police, J. J., cet incident a été précédé par les événements ci‑après. Le 19 avril 1994, lui‑même et deux autres inspecteurs, Z. P. et M. L., se sont rendus à l’appartement no 82, 2 rue Pariske Komune, pour arrêter le requérant, qui était soupçonné de plusieurs atteintes aux biens. Ils étaient en possession d’un mandat. Par une fente située au‑dessus du seuil de la porte d’entrée, ils ont vu une ombre dans le corridor. Supposant que N. N. se trouvait dans l’appartement, ils lui ont demandé d’ouvrir la porte, en vain. Après avoir demandé à une équipe d’intervention de défoncer la porte d’entrée, l’inspecteur J. J. a averti N. N. que la police pénétrerait dans l’appartement par la force s’il continuait de refuser d’ouvrir la porte. J. J. est alors monté au 11e étage et s’est introduit dans l’appartement situé directement au‑dessus de l’appartement no 82. Depuis une fenêtre, il a vu N. N. regarder par la fenêtre de l’étage du dessous. J. J. est retourné à l’appartement no 82 et a de nouveau demandé à N. N. de se rendre, en lui donnant l’assurance qu’aucune violence physique ne lui serait infligée. L’équipe d’intervention a alors enfoncé la porte de l’appartement où elle n’a trouvé que M. K., l’amie de la victime, qui pleurait et disait que N. N. était tombé par la fenêtre. Regardant par la fenêtre, J. J. a vu le corps d’un homme gisant sur le trottoir.

2.4La victime a été identifiée comme étant N. N., à l’aide des papiers qui se trouvaient dans l’une de ses poches, ainsi que par M. K., et son décès a été prononcé par un médecin du Secrétariat aux affaires intérieures. Aux environs de 10 h 30, le juge d’instruction du tribunal de district de Belgrade, D. B., est arrivé sur les lieux avec le substitut du Procureur du district de Belgrade (ci‑après appelé «substitut du Procureur»), V. M.; il a inspecté les «lieux du crime», interrogé M. K., et demandé que le corps du défunt soit envoyé à l’Institut médico-légal pour une autopsie.

2.5Dans son rapport, le juge d’instruction indique que plusieurs policiers lui ont dit que N. N. avait «catégoriquement refusé» d’ouvrir la porte après avoir discuté avec la police pendant un certain temps. Lorsque celle‑ci est entrée dans l’appartement, la victime «venait de sauter par la fenêtre». M. K. a confirmé que N. N. avait refusé d’ouvrir la porte. Elle avait tenté de lui prendre les clefs de l’appartement qui se trouvaient dans sa poche, mais il lui avait dit qu’il n’ouvrirait pas et préférait fuir par la fenêtre. Elle n’avait pas vu ce qui se passait dans la pièce d’où N. N. avait tenté de s’échapper, mais avait conclu de son absence qu’il avait sauté par la fenêtre, lorsque la police était entrée dans l’appartement. M. K. a dit qu’il n’y avait pas eu de contact physique entre N. N. et les membres de l’équipe d’intervention de la police. En plus des câbles attachés au radiateur, le rapport indique qu’une rallonge blanche multiprises pendait d’un arbre au-dessus du trottoir où gisait le corps du défunt. Un câble simple et un câble double d’environ 2,5 mètres de long chacun étaient attachés aux prises, probablement ce qui restait des câbles reliés au radiateur. Enfin, le rapport indique que le juge d’instruction a demandé à la police d’interroger tous les témoins de l’incident.

2.6Le 22 avril 1994, le substitut du Procureur a annoncé aux requérants qu’à son avis le décès de leur fils était accidentel et qu’aucune enquête criminelle ne serait donc ouverte.

2.7Le 18 juillet 1994, les requérants ont porté plainte contre X pour meurtre et demandé au Procureur de Belgrade d’ouvrir une enquête criminelle. Ils affirmaient que la police avait frappé leur fils au moyen d’un objet contondant en métal, ce qui avait entraîné sa mort, et l’avait ensuite défenestré pour dissimuler les coups. Le 12 août et le 5 décembre 1994, le substitut du Procureur a informé les requérants qu’il n’existait pas de raisons suffisantes pour intenter une procédure pénale, et il leur a conseillé de saisir le Procureur et de lui présenter les éléments de preuve qui éveillaient leurs soupçons.

2.8Dans l’intervalle, le juge d’instruction avait demandé à une commission d’experts légistes de l’Institut médico-légal de Belgrade, composée des médecins qui avaient procédé à l’autopsie, de donner leur avis sur le décès de N. N. Dans leur rapport, daté du 22 novembre 1994, les experts ont conclu, sur la base du rapport d’autopsie ainsi que d’autres documents, que l’emplacement, la répartition et la nature des lésions observées sur N. N. montraient qu’elles avaient été causées par la chute du corps d’une hauteur considérable sur une surface plane en ciment. Les «signes de réaction aux blessures (inhalation de sang et […] hématomes autour des blessures et tissus déchirés)» indiquaient que N. N. était en vie au moment où il avait subi les lésions.

2.9Les 13 et 24 janvier 1995, les requérants ont dénoncé les incohérences des conclusions médicales de la commission d’experts, ainsi que du rapport d’autopsie, et demandé au tribunal de district de Belgrade de faire faire à leurs frais une autre expertise de médecine légale par une autre institution.

2.10Le 27 juin 1995, les requérants ont demandé au Procureur de la République d’intervenir. Se référant aux conclusions de la commission d’experts, celui-ci a confirmé la position du substitut. De même, le Vice‑Procureur de la République, par une lettre du 8 janvier 1996, a informé les requérants qu’il n’avait pas de raison d’intervenir.

2.11À la demande des requérants, le docteur Z. S., pathologiste à l’Institut médico-légal de l’hôpital militaire de Belgrade, a évalué le rapport d’autopsie du 19 avril 1994 et les conclusions de la commission d’experts légistes du 22 novembre 1994. Dans une lettre du 21 mars 1996, il a informé les requérants que, si les blessures décrites pouvaient résulter de la chute du corps de la victime d’une hauteur considérable, il ne pouvait être exclu que certaines d’entre elles aient été infligées avant cette chute. Il a fait observer a) que l’autopsie avait eu lieu six jours après le décès de N. N.; b) que les rapports ne décrivaient aucun changement du corps dû à la décomposition; c) que le rapport d’autopsie indiquait que les membranes et les tissus cérébraux du défunt étaient intacts, tout en notant la présence de matière cérébrale sur le devant de son pull‑over; d) qu’il y avait contradiction entre l’ampleur de la rupture de l’aorte (3 cm x 1 cm) et la quantité de sang relativement faible trouvée dans la cage thoracique (800 ml); e) que la commission d’experts avait conclu que le corps du défunt avait heurté le sol d’abord avec les pieds, ce qui avait entraîné des fractures transversales des os de la jambe et non les fractures en diagonale, qu’une telle chute aurait dû normalement provoquer; f) que la commission d’experts n’avait pas clairement décrit le mécanisme des blessures, indiquant par exemple «que le corps avait d’abord heurté le sol avec les pieds, ce qui avait entraîné des fractures des pieds et des os des jambes, et qu’il y avait eu ensuite tassement et torsion du thorax (extension et rotation)», alors que extension signifie que le corps s’est étiré et non qu’il s’est tassé; et g) que le rapport d’autopsie a fait état d’un décollement, c’est-à-dire de la séparation des tissus sous‑cutanés et de la membrane musculaire, sur la face extérieure de la cuisse gauche, bien qu’une blessure de ce type résulte généralement «d’un coup porté avec force au moyen d’un instrument contondant», ce qui n’était guère probable après une chute sur les pieds et une fracture des os des deux jambes.

2.12Par une lettre du 28 août 1996, le conseil des requérants a demandé aux services du Procureur d’ordonner une autre expertise, menée soit par l’Institut médico-légal de l’hôpital militaire de Belgrade, soit par la faculté de médecine de Novi Sad, et, à cette fin, l’exhumation du corps de N. N. aux frais des requérants, pour dissiper les doutes exprimés par le docteur Z. S. Il a également demandé des précisions sur les points suivants: a) l’heure et le lieu de la mort; b) les contusions cérébrales et la blessure du défunt à l’arcade sourcilière pouvaient‑elles résulter de blessures dues à des coups portés avant la chute; c) la petite quantité de sang trouvée dans la cage thoracique du défunt indiquait‑elle que N. N. était déjà mort au moment de la chute, étant donné qu’à chacun de ses battements le cœur envoie environ 70 ml de sang du ventricule gauche dans l’aorte (ce qui donne au total 4,9 l par minute); d) comment pouvait‑on expliquer que le rapport d’autopsie ne mentionne pas de fracture circulaire des os à la base du crâne après une chute d’une hauteur de 20 à 30 mètres; et e) sur quelles parties du corps une chute de cette hauteur entraîne‑t‑elle généralement des lésions, compte tenu du poids du corps, de son mouvement pendant la chute, ainsi que de la rapidité de celle‑ci.

2.13Le 2 octobre 1996, le conseil des requérants s’est adressé aux services du Procureur de Belgrade pour demander que le Ministère serbe de l’intérieur ou le Secrétariat aux affaires intérieures de Novi Sad interroge plusieurs témoins potentiels, à savoir: a) les requérants, pour déterminer si M. K., en leur annonçant la nouvelle tragique du décès de leur fils, avait dit: «Tante Ljilja, ils ont tué Nikolica − ils ont tué notre Nikolica chéri!»; b) R. J. et Z. T., collègues de la mère, qui étaient présents lorsque M. K. a annoncé à celle‑ci le décès de son fils; c) M. K., pour lui demander si elle avait vu N. N. attacher les câbles au radiateur; s’il dormait et, dans ce cas, s’il était déjà habillé à l’arrivée de la police;comment elle pouvait ne pas avoir vu N. N. sauter par la fenêtre si elle se trouvait dans la même pièce, ou comment elle pouvait affirmer qu’il n’y avait pas eu de contact entre N. N. et les policiers si elle n’était pas dans la même pièce; d) les voisins résidant 2 rue Pariske Komune, en particulier D. N., le locataire de l’appartement situé au‑dessus de l’appartement no 82, et S. L., qui avait effacé les traces de la chute devant l’immeuble, pour lui demander ce qu’il avait enlevé exactement et s’il l’avait fait avant ou après l’enquête sur les lieux; e) plusieurs amis du défunt, pour déterminer si N. N. s’était querellé avec M. K. avant le 19 avril 1994 et si M. K. avait menacé de «lui régler son compte»; f) des responsables de la prison centrale de Belgrade, pour déterminer si N. N. s’était échappé de prison mais avait ensuite été relâché avec mise à l’épreuve par décision du 23 juillet 1993 du substitut du Procureur; et g) A. N., la sœur de N. N., pour lui demander si une équipe d’intervention du Secrétariat aux affaires intérieures de Belgrade était venue chez elle en janvier 1994, menaçant de défenestrer N. N. du 6e étage si elle le trouvait.

2.14Dans un rapport daté du 27 novembre 1996, les légistes qui avaient établi le rapport d’autopsie et la première expertise légale, datée du 22 novembre 1994, tout en qualifiant de trop vagues les questions posées par le conseil des requérants (par. 2.12), ont répondu aux objections soulevées par le docteur Z. S. (par. 2.11) en faisant observer: a) qu’il n’était pas habituel d’indiquer l’heure et le lieu du décès dans un rapport d’autopsie, cette information figurant déjà dans le rapport du médecin prononçant le décès et dans le rapport de police; b) que l’autopsie avait eu lieu tardivement parce que le sang du défunt (présumé être toxicomane) avait fait l’objet d’un test de dépistage du VIH dont les résultats avaient été reçus alors que la journée du vendredi 22 avril 1994 était déjà bien avancée, si bien que l’autopsie n’avait pu être faite avant le lundi 25 avril; c) que le corps avait été conservé dans une chambre froide et n’avait commencé à se décomposer que pendant l’autopsie, puis lorsqu’on l’avait lavé et transporté à la chapelle de l’hôpital; d) que le but du rapport d’autopsie était d’indiquer les lésions et les changements subis par le corps du défunt et non d’expliquer comment des tissus cérébraux s’étaient retrouvés sur son pull-over; ils pouvaient être passés par le nez ou par la bouche étant donné que l’avant de la boîte crânienne, qui forme la voûte de la cavité du nez et du pharynx, montrait de nombreuses fractures des os de la base du crâne, qui s’accompagnaient toujours d’une rupture de la dure‑mère; e) que la petite quantité de sang trouvée dans la cage thoracique du défunt n’était pas due au fait qu’il était mort avant la chute, mais à la perte de sang considérable provoquée par ses blessures; f) que le docteur Z. S. lui‑même n’excluait pas qu’une chute sur les pieds puisse causer des fractures transversales des os de la jambe; g) que le tassement du corps lorsque les pieds avaient heurté le sol n’excluait pas que de nombreuses blessures, comme la rupture de l’aorte, entraînent l’hyperextension du corps; h) que le mécanisme de la chute, d’abord sur les pieds puis sur le côté gauche du corps et sur la tête, expliquait le décollement qui s’était produit dans la cuisse gauche, la fissure de l’arcade sourcilière gauche, la fracture des os crâniens et les contusions cérébrales; et i) que la chute sur les pieds avait réduit l’impact du corps sur le sol, ce qui expliquait pourquoi le rapport d’autopsie ne faisait mention ni d’une protrusion du col du fémur à travers le pelvis, ni de fractures circulaires à la base du crâne.

2.15Le 26 février et le 18 juin 1997, le conseil des requérants a demandé au Procureur de district de présenter de nouveau ses questions (par. 2.12) à la commission d’experts légistes pour tenter d’élucider les contradictions entre les conclusions des experts et celles du docteur Z. S.

2.16Le 21 août 1997, le docteur Z. S. a analysé le deuxième rapport des légistes (par. 2.14) et indiqué: a) que les experts n’avaient pas expliqué de manière satisfaisante pourquoi les résultats du test de dépistage du VIH ne figuraient pas dans le rapport d’autopsie; b) qu’il y avait contradiction entre la conclusion des experts selon laquelle la matière cérébrale trouvée sur les vêtements du défunt était passée par le nez et la bouche, et le rapport d’autopsie qui indiquait que les muqueuses des lèvres et de la bouche avaient été «examinées avec soin» mais «qu’aucun signe de lésion [n’avait été] observé» et qu’«aucune matière étrangère», à savoir des traces de tissu cérébral, n’avait été retrouvée dans le nez et la bouche; c) que les experts n’avaient pas déterminé de quelle partie du cerveau le tissu cérébral provenait; d) qu’ils n’avaient pas expliqué pourquoi la cage thoracique contenait une si petite quantité de sang, étant donné que le fils des requérants avait probablement continué à respirer pendant quelque temps après les blessures, que le cœur d’un adulte pompe au total 5 000 ml de sang par minute et que la pression sanguine est la plus forte près du cœur où se trouvait la fissure de l’aorte de 3 cm x 1 cm; e) que la description des fractures faite par les experts était superficielle et contradictoire; et f) qu’ils concluaient que toutes les blessures observées avaient été provoquées par la chute du corps sur le sol en ciment, sans envisager la possibilité que certaines aient pu être infligées par une arme contondante avant la chute.

2.17Dans une lettre du 29 août 1997, adressée au Département du contrôle de la légalité du Secrétariat aux affaires intérieures de la ville de Belgrade, les requérants ont appelé l’attention sur le fait que l’inspecteur J. J. aurait été en pleurs lorsque le juge d’instruction est arrivé au numéro 2 de la rue Pariske Komune et qu’il était parti en congé le jour suivant. Ils se sont référés au cas de N. L., qui aurait été forcé de porter un gilet pare‑balles sur lequel l’inspecteur J. J., entre autres, avait asséné des coups avec une batte de base‑ball pendant l’interrogatoire, lesquels avaient laissé peu de traces et entraîné une mort lente et douloureuse au bout de deux semaines.

2.18Le 30 août 1997, les requérants ont porté plainte pour meurtre contre les inspecteurs de police J. J., Z. P. et M. L., affirmant qu’ils avaient frappé leur fils à l’aide d’objets durs et contondants (comme une batte de base‑ball), lui infligeant un certain nombre de blessures graves et causant ainsi délibérément sa mort. Dans l’hypothèse où les fractures transversales des jambes avaient été infligées avant la chute, on pouvait exclure que la victime ait tenté de s’échapper par la fenêtre. Les requérants affirmaient aussi que les policiers avaient violé le Code de procédure pénale a) en entrant de force dans l’appartement en l’absence d’un témoin neutre; b) en appelant le juge d’instruction 30 minutes après l’incident, au lieu de le faire immédiatement, ce qui leur laissait le temps d’éliminer les éléments de preuve compromettants et d’administrer des tranquillisants à M. K.; c) en s’abstenant d’interroger des témoins autres que les inspecteurs de police; d) en demandant à M. K., et non à la famille, d’identifier le corps; e) en ne posant pas les scellés sur la porte et en ne rendant pas les clefs de l’appartement aux requérants; et f) en chargeant M. K. d’annoncer le décès aux requérants. Ces derniers ont également informé le Procureur de district que plusieurs témoins pouvaient affirmer que la police avait précédemment tiré sur leur fils et l’avait menacé. Ils ont mis en cause l’impartialité du substitut du Procureur, qui avait déjà fait savoir qu’il n’autoriserait pas de poursuites pénales.

2.19Le Procureur de district ayant décidé le 24 septembre 1997 de ne pas intenter de procédures pénales contre les inspecteurs J. J., Z. P. et M. L., le 4 octobre 1997 les requérants ont demandé au tribunal de district de Belgrade d’ouvrir une enquête sur le meurtre présumé de leur fils. En particulier, ils ont demandé au juge d’instruction d’interroger J. J., Z. P. et M. L. en tant qu’accusés, de les placer en détention provisoire afin de prévenir tout contact avec les témoins, de citer certains témoins à comparaître et de les interroger, y compris eux‑mêmes, et de chercher à élucider les incohérences des rapports des légistes. Par une lettre du 28 janvier adressée au Président du tribunal de district, les requérants ont dénoncé le fait qu’une seule de leurs requêtes avait été retenue, à savoir l’interrogatoire des inspecteurs de police; ils ont aussi dénoncé le fait que les autorités refusaient avec obstination d’indiquer l’heure du décès de leur fils, qu’aucune explication n’avait été donnée au sujet des nombreux hématomes observés sur le corps du défunt, que l’Institut médico-légal avait refusé de donner des photographies du corps et que les conclusions des légistes visaient à dissimuler les violences que la police avait fait subir à leur fils, que M. K. avait donné trois versions différentes de l’incident, respectivement au juge d’instruction, aux requérants et à leurs amis, et qu’aucun passant dans les rues animées situées en face de l’appartement no 82 n’avait vu leur fils sauter par la fenêtre.

2.20Par une décision du 17 février 1998, le tribunal de district de Belgrade a conclu que l’absence de tout contact physique entre les inspecteurs de police et le défunt avait été établie sur la base des déclarations concordantes de J. J., Z. P. et M. L., du rapport du juge d’instruction, ainsi que du rapport de police du 19 avril 1994, et des conclusions et opinions des experts de l’Institut médico-légal de la faculté de médecine de Belgrade en date du 22 novembre 1994 et du 27 novembre 1996. Il concluait que rien ne justifiait l’ouverture d’une enquête criminelle pour meurtre contre les inspecteurs de police.

2.21Les requérants ont fait appel devant la Cour suprême de la Serbie-et-Monténégro le 13 mars 1998 et étayé les raisons de leur appel le 23 mars de la même année. Ils ont dénoncé le fait que le tribunal de district n’avait tenu compte ni de leurs arguments ni des objections soulevées par le docteur Z. S., expert de renommée internationale que les Nations Unies avaient chargé de procéder à des autopsies sur le territoire de l’ex‑Yougoslavie, et s’en était tout simplement remis aux conclusions contradictoires de la commission d’experts légistes et aux déclarations de M. K. sans chercher à les vérifier, ainsi qu’à celles des inspecteurs en cause eux‑mêmes, contre lesquels une procédure pénale avait précédemment été instituée pour actes analogues. Aucune empreinte digitale du défunt n’avait été trouvée dans l’appartement no 82; les câbles attachés au radiateur n’avaient même pas été examinés pour déterminer s’ils en portaient.

2.22Par décision du 21 mai 1998, la Cour suprême de Serbie à Belgrade a débouté les requérants en déclarant leur recours infondé. Elle a fait siennes les conclusions du tribunal de district de Belgrade, considérant que la commission d’experts, dans ses conclusions et opinions supplémentaires du 27 novembre 1996, avait répondu de manière précise à toutes les objections soulevées par le conseil des requérants et par le docteur Z. S.

Teneur de la plainte

3.1Les requérants affirment qu’en violation de l’article 12 l’État partie n’a pas fait procéder immédiatement à une enquête impartiale sur le décès de leur fils et les actes de torture antérieurs dont il aurait été victime, alors que certains éléments du dossier d’expertise médico-légale soumis par les requérants donnaient fortement à penser que leur fils avait été victime d’un acte de torture au sens de l’article premier de la Convention.

3.2Les requérants ont fait valoir que d’autres incohérences venaient conforter leurs soupçons, notamment: a) le fait que l’assurance avait été donnée à N. N. qu’il ne subirait aucune violence physique s’il ouvrait la porte de l’appartement no 82; b) le fait que le mandat de perquisition délivré le 19 avril 1994 autorisait uniquement les policiers à pénétrer dans l’appartement pour y «chercher des articles en relation avec des infractions pénales», et non pas à arrêter N. N., et que l’heure d’entrée consignée sur ce mandat était 11 heures du matin tandis que dans leur rapport les policiers avaient indiqué que le décès s’était produit à 9 h 40; c) le fait qu’il était déraisonnable de s’attendre à ce que quiconque risque sa vie en essayant de descendre du 10e au 9e étage d’une tour à l’aide de simples câbles électriques, afin de briser une fenêtre pour pénétrer dans l’appartement du 9e étage et se retrouver en fin de compte dans la même situation qu’antérieurement puisque la police disposait de tout le temps voulu pour atteindre la porte (probablement fermée) de l’appartement du 9e étage avant qu’elle ne puisse être ouverte de l’intérieur.

3.3Les requérants affirment que le rejet de leur demande d’ouverture d’une procédure pénale puis de leurs appels consécutifs amènent à douter de l’impartialité de l’enquête des autorités serbes sur le décès de N. N. et les actes de torture antérieurs dont il aurait été victime, faisant ainsi apparaître une violation de l’article 13 de la Convention. En effet, le juge d’instruction n’avait pas engagé d’enquête préliminaire ni entendu les requérants, et aucun des témoins entendus et cités par le conseil des requérants n’avait été interrogé.

3.4Les requérants ont soumis un avis juridique de l’Observatoire Helsinki des droits de l’homme en date du 24 novembre 1997, dans lequel il est indiqué que «[les] incohérences dans les divers rapports de police et rapports médicaux ne peuvent être élucidées que devant un tribunal».

3.5Les requérants estiment que le refus de l’État partie d’enquêter sur les circonstances du décès de leur fils les empêche de factod’exercer leur droit d’obtenir réparation et d’être indemnisés équitablement et de manière adéquate, garanti par l’article 14 de la Convention, en tant que successeurs juridiques de leur fils et victimes indirectes des actes de torture dont il aurait été victime. Ils renvoient à une affaire analogue dans laquelle la Cour européenne des droits de l’homme a conclu que la disparition du fils d’une requérante constituait un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme et lui a accordé une indemnité de 15 000 livres sterling pour la douleur et la souffrance infligées à son fils disparu, et une indemnité supplémentaire de 20 000 livres pour l’angoisse et la détresse éprouvées par elle.

3.6Les requérants indiquent que l’affaire en cause n’a pas été et n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement et qu’ils ont épuisé tous les recours internes.

Observations de l’État partie

4.1Par des notes verbales en date du 2 novembre 2000, du 19 avril 2002 et du 12 décembre 2002, le Comité a prié l’État partie de lui communiquer ses observations sur la recevabilité et le fond de la requête. Le 14 janvier 2003, l’État partie a informé le Comité qu’il «acceptait la requête individuelle no 174/2000».

4.2À l’issue de consultations avec le secrétariat, l’État partie a précisé dans une note verbale du 20 octobre 2003 que, dans sa note verbale du 14 janvier 2003, par «acceptait» il fallait entendre que la Serbie‑et‑Monténégro reconnaissait non pas la responsabilité de l’État dans l’affaire individuelle en cause mais la compétence du Comité contre la torture pour examiner la requête susmentionnée.

4.3L’État partie a de plus signalé à cette occasion au Comité être en train de recueillir des données auprès des autorités compétentes en vue de formuler ses observations sur le fond de la requête. Aucune observation à ce sujet n’a toutefois été reçue à ce jour.

Délibérations du Comité

5.Avant d’examiner toute plainte contenue dans une requête, le Comité contre la torture doit déterminer si celle‑ci est recevable en vertu de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément aux alinéas a et b du paragraphe 5 de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas été et n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement et que les requérants ont épuisé tous les recours internes disponibles. Le Comité estime que les griefs de violation des articles 12, 13 et 14 de la Convention sont recevables et procède à leur examen quant au fond.

6.1Le Comité a examiné la requête en tenant compte de toutes les informations qui lui avaient été soumises par les Parties concernées, conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention. Il regrette que l’État partie ne lui ait pas transmis ses observations sur le fond de la plainte, et constate qu’en l’absence de telles observations il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations des requérants dans la mesure où elles ont été étayées.

6.2Le Comité doit déterminer, en application de l’article 12 de la Convention, s’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis sur la personne du fils des requérants avant son décès et, dans l’affirmative, si les autorités de l’État partie se sont acquittées de l’obligation qui est la leur de faire procéder immédiatement à une enquête impartiale.

6.3Le Comité considère que les éléments suivants font naître des doutes quant à la chronologie des événements ayant abouti au décès du fils des requérants telle qu’elle est présentée par les autorités de l’État partie:

a)Le fait que le rapport d’autopsie indique que les blessures «avaient été infligées par un objet lourd et contondant», donnant ainsi à penser que N. N. avait été torturé avant qu’il tombe de la fenêtre de l’appartement no 82;

b)La déclaration de l’inspecteur J. J. selon laquelle il avait donné à N. N. l’assurance qu’aucune violence physique ne lui serait infligée s’il ouvrait la porte de l’appartement no 82;

c)Le fait que le mandat de perquisition délivré le 19 avril 1994 n’autorisait pas expressément la police à arrêter N. N. et que l’heure d’entrée dans l’appartement consignée sur ce mandat est 11 heures alors que, selon le rapport de police, le décès de N. N. est survenu à 9 h 40;

d)Les contradictions concernant la nature volontaire ou non du décès de N. N. entre le rapport de police et celui du juge d’instruction (tous deux en date du 19 avril 1994), le premier décrivant ce décès comme un accident ayant résulté de la tentative du défunt d’échapper à une arrestation, alors que le second semble indiquer qu’il s’agit d’un suicide («Nikolić venait de sauter par la fenêtre»);

e)L’absence de témoin pouvant confirmer que N. N. a sauté par la fenêtre de l’appartement no 82;

f)Les incohérences alléguées du témoignage de M. K. (par. 2.5 et 2.19);

g)Le fait que le juge d’instruction n’est arrivé au no 2 de la rue Pariske Komune qu’à 10 h 30 parce qu’il n’aurait été informé du décès que 30 minutes après sa survenance, et que seuls les inspecteurs de police concernés semblent avoir été interrogés alors qu’il avait donné l’ordre d’interroger tous les témoins;

h)Les incohérences alléguées du rapport d’autopsie et des constatations de la commission d’experts légistes, en particulier les objections formulées par le docteur Z. S., et notamment son affirmation selon laquelle il ne pouvait être exclu que certaines blessures aient été infligées avant la chute, blessures qui pourraient donc avoir été le résultat d’un traitement constituant une violation de la Convention;

i)La participation antérieure alléguée de l’inspecteur J. J. à un acte de torture; et

j)Les incertitudes entourant les menaces proférées antérieurement par la police et les tentatives antérieures d’arrestation de N. N., qui s’étaient apparemment accompagnées de l’usage d’armes à feu par la police.

6.4Sur la base de ces éléments, le Comité considère qu’il y avait des motifs raisonnables pour que l’État partie enquête sur la plainte des requérants qui étaient convaincus que leur fils avait été torturé avant sa mort.

6.5La question se pose donc de savoir si les mesures d’investigation sur les événements ayant précédé le décès de N. N. ordonnée par les autorités de l’État partie, en particulier par le substitut du Procureur de Belgrade, sont conformes aux prescriptions de l’article 12 de la Convention qui imposent aux autorités de procéder immédiatement à une enquête impartiale. À cet égard, le Comité prend note de l’affirmation − non réfutée − des requérants selon laquelle le substitut du Procureur leur a fait savoir dès le 22 avril 1994, c’est‑à‑dire trois jours avant l’autopsie, qu’il n’engagerait pas de poursuites pénales d’office, car il considérait comme accidentel le décès de leur fils, et qu’il n’avait interrogé aucun des témoins cités par leur conseil. Le Comité note également que le juge d’instruction a chargé les médecins légistes qui avaient procédé à l’autopsie de se prononcer sur les incohérences alléguées de leur propre rapport d’autopsie, malgré la demande réitérée des requérants tendant à ce qu’un médecin légiste d’une autre institution soit chargé du contre-examen. Le Comité conclut que l’enquête sur les circonstances du décès du fils des requérants n’a pas été impartiale, ce qui constitue une violation de l’article 12 de la Convention.

6.6Au sujet de la violation alléguée de l’article 13, le Comité fait observer que, même si les requérants étaient habilités à saisir la justice après que le substitut du Procureur eut décidé de ne pas engager de poursuites pénales contre J. J., Z. P. et M. L., tant le tribunal de district de Belgrade que la Cour suprême ont fondé leur constatation selon laquelle il n’y avait pas eu de contact physique entre les policiers et N. N. exclusivement sur des affirmations que les requérants contestaient et qui présentaient à leur avis de nombreuses incohérences. Ces deux juridictions ont rejeté les demandes des requérants sans examiner leurs arguments. Le Comité estime donc que les juridictions de l’État partie n’ont pas examiné l’affaire impartialement, ce qui constitue une violation de l’article 13 de la Convention.

7.Le Comité contre la torture, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, estime qu’en ne procédant pas à une enquête impartiale sur le décès du fils des requérants l’État partie a violé les articles 12 et 13 de la Convention.

8.Pour ce qui est du grief de violation de l’article 14 de la Convention, le Comité en diffère l’examen jusqu’à réception des renseignements demandés à l’État partie dans le paragraphe 9 ci‑dessous.

9. Conformément au paragraphe 5 de l’article 112 de son règlement intérieur, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations, en particulier l’ouverture d’une enquête impartiale sur les circonstances du décès du fils des requérants et sur les conclusions auxquelles elle aura abouti.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol, en français et en russe. Paraîtra ultérieurement en arabe et en chinois dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

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