Nations Unies

CAT/C/57/D/551/2013*

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

9 août 2016

Original: français

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 551/2013 ** , ***

Communication p résentée par:Taoufik Elaïba [représenté par TRIAL : Track Impunity Always et l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT-France)]

Au nom de:Le requérant

État partie:Tunisie

Date de la requête:11 juin 2013 (date de la lettre initiale)

Date de la présente décision :6 mai 2016

Objet :Tortures et mauvais traitements par des autorités étatiques

Question ( s ) de procédure:Néant

Question ( s ) de fond:Torture ; peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants; mesures visant à empêcher la commission d’actes de torture ; surveillance systématique quant à la garde et au traitement des personnes détenues ; obligation de l’État partie de veiller à ce que les autorités compétences procèdent immédiatement à une enquête impartiale ; droit de porter plainte ; droitd’obtenir une réparation ; interdiction de l’utilisation dans une procédure de déclarations obtenues sous la torture

Article ( s ) de la Convention:1er, 2, 11 à 16, et 22

1.Le requérant est TaoufikElaïba, un ressortissant tuniso-canadien né le 11 juillet 1962 en Tunisie. Il allègue être victime d’une violation par la Tunisie des articles 1er, 2,et 11 à 16 de la Convention. Le requérant est représenté. La Tunisie a fait une déclaration au titre de l’article 22 de la Convention le 23 septembre 1988. La Convention est entrée en vigueur pour la Tunisie le 23 octobre 1988.

Rappel des faits présentés par le requérant

2.1Le requérant a été arrêté à son domicile le 1er septembre 2009, vers 17h, par environ 13 agents en civil de la garde nationale de Laaouina, une banlieue de Tunis. Les agents n’ont présenté ni mandat d’arrestation, ni mandat de perquisition. Ils ont frappé le requérant à l’intérieur de sa maison, lui infligeant des gifles, des coups de pieds et des coups de matraque sur tout le corps. Alors que le requérant essayait de fuir, un des agents l’a attrapé par le pied. Il l’a ensuite traîné par terre sur un morceau de zinc de la clôture, ce qui lui a occasionné une plaie de 12 cm sur le ventre. Il en garde aujourd’hui encore une cicatrice. Les agents ont pris des papiers, de l’argent et les deux ordinateurs des enfants. Vers 18h30, certains agents ont chargé dans la voiture du requérant toutes les affaires prises dans la maison et sont partis avec cette voiture, tandis que d’autres agents partaient avec la voiture de la femme du requérant. Aucune des deux voitures n’a été rendue à ce jour. Le requérant a été embarqué dans une autre voiture banalisée et emmené dans les locaux de la brigade de la garde nationale de Laaouina, à Tunis.

2.2Le requérant a été détenu pendant onze jours à Laaouina. À son arrivée dans les locaux de la garde nationale, il a expliqué aux agents qu’il devait prendre des médicaments pour son cœur, mais cela lui a été refusé. Pour l’intimider, un des agents lui a dit qu’il ne dépendait pas du Ministère de l’intérieur, mais directement de Ben Ali, le Président de la Tunisie au moment des faits. Vers 21h, il a été amené dans le bureau du chef de section. Pendant l’interrogatoire, des agents lui ont infligé des coups très forts avec la paume des mains sur les deux côtés de la mâchoire. Puis ils ont apporté une chaise, ont déshabillé totalement le requérant et l’ont allongé, dos au sol avec les mollets reposant sur le siège de la chaise. Là, ils lui ont frappé la plante des pieds avec un bâton de caoutchouc très dur pendant environ cinq minutes, jusqu’à ce qu’il n’ait plus de sang dans les pieds (supplice de la falaqa). Puis les agents lui ont mis les pieds dans un seau d’eau froide et lui ont ordonné de marcher. Ils lui ont mis un casque de moto sur la tête et lui ont frappé la tête avec une batte de baseball pendant près de quinze minutes. À cause de cela, le requérant souffre aujourd’hui encore de sifflements dans les oreilles. Vers 2h30 du matin, les agents l’ont ramené chez lui pour qu’il prenne quelques affaires. Puis, ils l’ont reconduit aux locaux de la garde nationale de Laaouina.

2.3Durant les cinq jours suivants, le requérant a subi des tortures. Le premier jour, des agents l’ont attaché par les poignets et les chevilles à une grande roue fixée au mur et l’ont fait tourner très vite dans un sens puis dans un autre jusqu’à ce qu’il s’évanouisse. Le deuxième jour, des agents ont aspergé ses parties génitales avec du gaz, et l’ont soumis à nouveau au supplice de la falaqa. Au cours des jours suivants, le requérant a également été électrocuté avec un appareil relié à son corps par deux fils électriques. On l’a aussi frappé sur les doigts à de multiples reprises avec différents outils. Il en garde aujourd’hui encore un gonflement au niveau d’un doigt. Un soir, l’un des agents lui a arraché l’ongle du gros orteil avec une pince.

2.4Durant les onze jours de sa détention, le requérant a porté les mêmes vêtements, a pu se nourrir d’un seul sandwich par jour et n’a pu aller aux toilettes qu’une fois par jour. Il n’a bénéficié d’aucun soin, même pas pour la plaie ouverte résultant de l’entaille produite par un morceau de zinc au cours de son arrestation. En dehors des séances d’interrogatoire et de torture, il est resté attaché à une chaise dans le couloir où il passait toutes ses nuits. À partir du sixième jour, on lui a demandé à plusieurs reprises de signer des procès-verbaux sans les lire. Quand il demandait à les lire, les agents le frappaient. Le droit tunisien limitant la garde à vue à trois jours, renouvelable une seule fois sur décision du Procureur, un des agents a falsifié le procès-verbal d’arrestation. Tandis qu’il a été arrêté à son domicile dans une ville à proximité de Tunis, le 1er septembre 2009, le procès-verbal mentionne qu’il a été arrêté dans une rue de Tunis le 6 septembre 2009. Le 9septembre, soit trois jours après la date officielle d’arrestation, le Procureur a autorisé la prolongation de sa garde à vue jusqu’au 11 septembre, sans même l’avoir vu.

2.5Le 11 septembre 2009, le requérant a été présenté devant le juge d’instruction qui lui a dit qu’il ne pouvait pas le questionner le jour même à cause de son état de santé déplorable. Le requérant était alors accompagné de trois avocats et sa femme était présente au tribunal. Ils ont tous vu les marques de coups sur le corps du requérant. Le requérant a expliqué au juge d’instruction les tortures qu’il venait de subir. Ce dernier lui a répondu qu’il n’avait qu’à porter plainte auprès du Procureur et a ordonné son placement en détention à la prison de Mornaguia.

2.6Le 12 septembre 2009, le requérant a été examiné par un médecin à la prison de Mornaguia. Au cours de cette visite médicale, le requérant a parlé des tortures subies. Le médecin lui a fait signer un document attestant qu’il avait été torturé dans les dix jours précédant son incarcération. Lorsqu’il a revu le juge d’instruction, le 18septembre 2009, le requérant lui a montré les marques des sévices dont il avait fait l’objet et lui a ànouveau rapporté les tortures qu’il avait subies. Un de ses avocats a insisté pour que le juge fasse mention des traces de torture dans le procès-verbal d’interrogatoire, mais ce dernier a refusé. À chaque audition par le juge d’instruction, le requérant est revenu sur les aveux qu’il avait signés sous la torture. Mais aucun des procès-verbaux établis par le juge d’instruction ne mentionne les allégations de tortures subies. Le 26 septembre 2009, un des avocats du requérant a porté plainte auprès du Procureur de Tunis pour les tortures subies par son client. Cette plainte, qui a été enregistrée, n’a jamais été suivie d’effet.

2.7Le 31 octobre 2011, plus de deux ans après l’arrestation du requérant, le tribunal de première instance de Tunis a rendu son jugement contre le requérant. Devant les juges et en présence de ses trois avocats, le requérant a une nouvelle fois dénoncé les tortures subies. Malgré cela, et en se fondant sur les aveux obtenus sous la torture, le tribunal l’a condamné à vingt-deux ans de prison pour, entre autres chefs d’accusation, association de malfaiteurs. Il l’a aussi condamné à dix ans de prison dans une autre affaire de trafic de limousine. Le 22 décembre 2011, un de ses avocats a déposé une nouvelle plainte pour torture auprès du Procureur de Tunis rappelant que la plainte précédemment déposée n’avait pas été suivie d’effet et que son client avait été condamné sur la base d’aveux obtenus sous la torture. L’avocat a demandé qu’une enquête soit diligentée sur les actes de torture, que son client soit soumis à un examen médical et que les aveux ne soient pas pris en compte par le juge d’appel.

2.8En avril 2012, l’épouse du requérant a été reçue par le chef de cabinet du Ministre de la justice, qui l’a informée qu’une enquête pour torture venait d’être ouverte auprès du juge d’instruction du quinzième bureau du tribunal de première instance de Tunis. Le 10mai 2012, la cour d’appel de Tunis a réduit la condamnation du requérant de dix ans à un an de prison. Deux jours plus tard, la même cour d’appel, dans une autre formation, a réduit l’autre condamnation de vingt-deux ans à sept ans de prison. Au cours des deux procès d’appel, le requérant a dénoncé les tortures subies, mais les juges sont passés outre et ont statué en se fondant sur les aveux obtenus sous la torture. Le 2 janvier 2013, le pourvoi en cassation présenté par le requérant a été rejeté. Sa condamnation est alors devenue définitive.

2.9Le requérant continuerait de souffrir des séquelles résultant directement des tortures subies, parmi lesquelles une fracture du gros orteil gauche, des douleurs au dos, des épines au calcanéum, une fracture de la mâchoire, un sifflement au niveau des oreilles, un gonflement du doigt de la main gauche et des séquelles psychologiques qui n’ont, jusqu’à présent, pas fait l’objet d’un traitement adéquat.

Teneur de la plainte

3.1Le requérant allègue que l’État partie a violé ses droits au titre des articles 1er, 2 et 11 de la Convention, en ce que l’État n’a pas pris toutes les mesures efficaces afin qu’il ne soit pas soumis à la torture lors de son interrogatoire.

3.2De plus, le requérant fait valoir que l’État partie a violé ses droits garantis à l’article 11 de la Convention en le maintenant en garde à vue pendant un délai excessif de onze jours avant de le présenter devant une autorité judiciaire, en le détenant au secret pendant les six premiers jours de sa garde à vue et en falsifiant la date de son arrestation.

3.3Selon le requérant, l’État partie aurait également violé les droits qui lui sont reconnus aux articles 11 et 16 de la Convention, en le soumettant à des conditions de détention cruelles, inhumaines et dégradantes pendant les onze jours de détention dans les locaux de la garde nationale à Laaouina.

3.4En outre, le requérant estime que l’État partie a violé ses droits au titre des articles 12, 13 et 14 de la Convention, en ce qu’il n’a pas mené d’enquête prompte, indépendante et sérieuse suite à ses allégations de torture devant le juge d’instruction,le tribunal de première instance et le tribunal d’appel,ni suite aux plaintes déposées par ses avocats et son épouse.

3.5Le requérant allègue aussi que le refus de l’État partie de lui accorder une réparation et une indemnisation adéquate pour les actes de torture subis constitue une violation de l’article 14 de la Convention.De plus, sa condamnationsur la base d’aveux obtenus sous la tortureaurait donné lieu à une violation de ses droits en vertu de l’article 15 de la Convention.

3.6Enfin, le requérant impute à l’État partie des violations des articles 15 et 16 de la Convention, en ce qu’il l’a condamné sur la base d’aveux obtenus sous la torture et l’a maintenu en détention à la suite d’un procès inéquitable. Ces actes ont prolongé les effets de la torture et ont causé au requérant une souffrance mentale constitutive d’un traitement cruel, inhumain et dégradant, qui s’ajoute à la souffrance physique inhérente à l’incarcération et au fait que le requérant ne peut pas bénéficier de soins adéquats pour les séquelles résultants de la torture.

Observations de l’État partie sur le fond

4.1Dans ses observations du 10 décembre 2013, l’État partie ne conteste pas la recevabilité de la communication. Concernant le fond, l’État partie observe qu’une enquête a été ouverte au sujet de la communication auprès du juge d’instruction du quinzième bureau du tribunal de première instance de Tunis, en vertu des articles 104 et 106 du Code de procédure pénale tunisien. Ces dispositions concernent les enquêtes résultant d’actes de torture commis par un fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions. L’affaire a été enregistrée suite à la plainte déposée au nom du requérant devant le Procureur près le tribunal de première instance de Tunis.

4.2Le requérant a été entendu par le juge d’instruction du tribunal. Il a confirmé dans ses déclarations le contenu de la plainte, alléguant qu’il avait été agressé violemment et maltraité le 10 septembre 2011 par des agents de la sûreté. Trois témoins, dont l’épouse du requérant, ont été entendus. Selon l’État partie, les investigations à ce sujet sont toujours en cours afin d’établir la vérité.

4.3Dans l’esprit du respect des dispositions de la Convention et de son Protocole facultatif ainsi que du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, l’État partie œuvre dans le cadre de ses engagements internationaux à respecter les critères et les valeurs internationales des droits de l’homme. L’État partie est disposé à répondre à toutes les allégations de violations des droits de l’homme devant les instances judiciaires nationales et internationales spécifiques et plus particulièrement devant celles qui relèvent des Nations Unies.

4.4Le requérant a bénéficié d’un grâce spéciale le 7 août 2013 à l’occasion d’une fête religieuse, et ce, par une remise d’une année et trois mois de la durée d’emprisonnement à laquelle il avait été condamné par la cour d’appel de Tunis pour avoir participé à une entente en vue d’attenter contre des personnes et des biens, faux témoignage, corruption et trafic de devises, trahison, et fabrication de faux documents à partir d’un document authentique. Le requérant a commencé à purger sa peine le 6 septembre 2009.

4.5En ce qui concerne l’état de santé du requérant, il a été écroué à la prison de Mornaguia. Depuis 2007, il souffre d’embolie artérielle et d’hypertension. Il a aussi déclaré qu’il souffre d’insuffisance respiratoire et il a pu se rendre à une consultation extérieure de maladies cardiaques à l’hôpital Charles Nicolle à Tunis le 16 avril 2014. Il a été soumis à des examens spécialisés qui ont révélé une absence de caillot cardiaque. Les résultats des examens étaient normaux. Depuis le 12 septembre 2009, il fait l’objet d’un suivi médical et de santé régulier, et il prend des médicaments qui lui sont prescrits. Il a également déclaré lors de son examen initial en prison qu’il avait été soumis à des actes de violence pendant dix jours avant d’être écroué. Le requérant bénéficie des droits prévus par la loi régissant les prisons, conformément aux normes internationales des droits de l’homme.

4.6Enfin, les autorités tunisiennes ne nient pas l’existence de plaintes sur des actes de torture et d’agression, mais veillent à autoriser l’ouverture d’enquêtes judiciaires à ce sujet et à un suivi de leurs aboutissements. Les autorités tunisiennes œuvrent en collaboration avec l’Organisation mondiale contre la torture, l’Association pour la prévention de la torture et des représentants de la société civile pour mettre fin à des actes de torture et des traitements inhumains, cruels et dégradants. Les autorités ont engagé un dialogue avec des organisations internationales et nongouvernementales, des ministères du Gouvernement et des organisations des droits de l’homme afin demettre en œuvre le mécanisme national pour la prévention de la torture et d’améliorer les mesures de prévention de la torture.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie

5.1Dans sa lettre datée du 8 septembre 2014, le requérant affirme que l’État partie n’a pas apporté de preuves pour indiquer que l’instruction pour torture en cours représente une enquête sérieuse, indépendante, impartiale et prompte. À ce jour, soit plus de deux ans et demi après le dépôt de la seconde plainte pour torture par l’avocate du requérant, le 22 décembre 2011, les agents mis en cause par lui n’ont toujours pas été entendus par la justice. De plus, cette instruction n’a mené à aucun acte d’enquête depuis juillet 2012, soit depuis plus de deux ans. Ces faits suffisent à caractériser la violation des articles 12, 13 et 14 de la Convention.

5.2Le requérant estime en outre que l’État partie n’a pas répondu à son récit détaillé et circonstancié des sévices qu’il avait subis et n’a pas nié que ces sévices avaient eu lieu. Le recours à la force pour obtenir ses aveux peut être présumé car il a été détenu au secret pendant les six premiers jours de sa garde à vue. Le requérant a apporté au Comité tous les éléments de preuve dont il dispose pour établir le bien-fondé de ses allégations, en tenant compte du fait qu’il est en détention et n’a pas pu bénéficier d’une expertise médicale. Il affirme que l’enquête pour torture n’a pas pour seul objectif l’établissement de la vérité, comme le prétend l’État partie. L’instruction doit mener à l’identification des responsables des sévices afin qu’ils soient poursuivis et condamnés, et à la réparation de la victime.

5.3En ce qui concerne la grâce partielle accordée à l’occasion d’une fête religieuse, le requérant affirme que cette mesure n’a pas été prise en réponse aux allégations de torture qu’il a formulées. De nombreux autres condamnés bénéficient également de cette grâce chaque année ; elle ne contribue ainsi aucunement à réparer la violation de l’article 15 qu’il a subie.

5.4Concernant la restitution, le requérant demande sa libération, étant donné qu’il est détenu arbitrairement en vertu de procédures inéquitables fondées sur des aveux obtenus sous la torture, et le réexamen des accusations dont il fait l’objet en excluant ces aveux, qui doivent être déclarés nuls et non avenus.

5.5Le requérant demande également que l’État partie procède à son indemnisation, qui doit être rapide, équitable et adéquate. Le requérant demande notamment une indemnisation pour des préjudices physiques, psychologiques et moraux. La souffrance physique et le traumatisme psychologique résultant de la torture doivent être évalués à travers une expertise médicale menée conformément au Manuel pour enquêter efficacement sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Protocole d’Istanbul). Son épouse et ses enfants doivent eux aussi être indemnisés pour le préjudice moral subi en raison des violations infligées au requérant. Le requérant demande aussi à l’État partie le remboursement des frais d’avocats engagés dans le cadre de la procédure pénale concernant les allégations de torture, des procédures dans lesquelles le requérant est mis en accusation sur le fondement d’aveux obtenus sous la torture et de la procédure devant le Comité, ainsi que le remboursement des frais de santé qui pourront être engagés dans le cadre de sa réhabilitation physique et psychologique. En outre, le requérant fait valoir qu’il a droit à une réadaptation adaptée et gratuite dans les plus brefs délais (sans attendre la fin de la procédure pénale que la justice tunisienne doit encore mener à son terme pour sanctionner les tortionnaires.)

5.6Dans une lettre supplémentaire, datée du 17 février 2015, le requérant informe le Comité que sa femme a déposé une nouvelle demande de libération conditionnelle. Cette demande est restée sans réponse, comme toutes celles précédemment déposées. Il en va de même pour les nombreuses demandes de grâce déposées pour le requérant à l’occasion des fêtes nationales. Des centaines de prisonniers ont déjà bénéficié d’une grâce présidentielle à ces occasions, mais les demandes du requérant sont sans cesse écartées.

5.7Étant donné qu’il a été arrêté le 1er septembre 2009 et écroué le 11 septembre 2009, il a déjà purgé bien plus que la moitié de sa peine et aurait normalement droit à une libération conditionnelle. Toutefois, loin d’être libéré, le requérant continue d’être poursuivi par la justice. Il a de nouveau été condamné à huit mois d’emprisonnement, pour les mêmes faits de trafic de voitures pour lesquels il avait déjà été condamné à sept ans d’emprisonnement en mai 2012, sur la base d’aveux signés sous la torture.Bien qu’il soit en détention depuis plus de cinq ans, le tribunal de Tunis l’a condamné in absentia. Par ailleurs, il est poursuivi dans quatre autres affaires de trafic de voitures. Il estime que ces quatre procédures sont relatives aux mêmes faits qui ont déjà été jugés lors de sa première condamnation.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une requête, le Comité doit déterminer si la requête est recevable en vertu de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5 a de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas été et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.2Le Comité note que l’État partie n’a pas contesté la recevabilité de la requête. Ne constatant aucun autre obstacle à la recevabilité, le Comité déclare la communication recevable.

Examen au fond

7.1Conformément au paragraphe 4 de l’article 22de la Convention, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

7.2Le Comité note que le requérant impute à l’État partie les violations des articles 1er, 2, et 11 à 16 de la Convention. Le Comité relève également que, selon l’État partie, une enquête sur les allégations de torture du requérant est en cours.

7.3Concernant les griefs tirés des article 1er,2, 11 et 16, le Comité prend note des allégations du requérant selon lesquelles l’État partie n’a pas pris toutes les mesures efficaces pour empêcher qu’il soit soumis à la torture et à des traitements cruels, inhumains et dégradants lors de son interrogatoire dans les locaux de la garde nationale de Laaouina, en septembre 2009. À ce sujet, le Comité note les affirmations du requérant selon lesquelles, durant six jours, des agents de la garde nationale lui ont infligé des coups très forts au visage ; lui ont frappé la plante des pieds avec un bâton de caoutchouc pendant environ cinq minutes ; lui ont mis un casque de moto sur la tête et l’ont frappé à la tête avec une batte de baseball pendant près de quinze minutes, ce qui a endommagé son ouïe ; l’ont attaché par les poignets et les chevilles à une grande roue fixée au mur et l’ont fait tourner très vite dans un sens puis dans l’autre jusqu’à ce qu’il s’évanouisse ; lui ont aspergé les parties génitales avec du gaz ; l’ont électrocuté ; l’ont frappé sur les doigts à de multiples reprises avec différents outils et lui ont arraché l’ongle du gros orteil. Ensuite, le Comité constate que selon le requérant, il a été détenu au secret pendant six jours ; n’a pu se nourrir que d’un seul sandwich par jour et n’a pu aller aux toilettes qu’une fois par jour ; n’a bénéficié d’aucun soin pendant toute la période de sa garde à vue alors qu’il avait une plaie ouverte résultant de l’emploi de la force lors de son arrestation ; est resté attaché à une chaise en dehors des séances d’interrogatoire et de torture ; et a reçu des gifles lorsqu’il demandait à lire les procès-verbaux, y compris celui dans lequel l’un des agents avait falsifié sa date d’arrestation, avant de les signer.

7.4Le Comité observe que l’État partie ne réfute aucune de ces allégations et affirme que le requérant a déclaré, lors de son examen initial en prison, qu’il avait été soumis à des actes de violence pendant dix jours avant d’être écroué. Le Comité observe également que le requérant a fourni un rapport, daté du 23 mars 2012, rédigé par un médecin de la prison de Mornaguia selon qui le requérant avait déclaré à la visite d’entrée avoir été victime de violence lors d’une agression survenue pendant les dix jours précédant son incarcération; que l’examen médical avait alors noté un œdème avec douleur siégeant au niveau du gros orteil gauche et une dermabrasion plantaire; et qu’une radiographie avait démontré une fracture du gros orteil gauche. Le Comité prend note également des allégations du requérant, qui affirme qu’il souffre de nombreuses séquelles physiques et psychologiques des tortures infligées et fournit des rapports d’examens médicaux à cet égard.Le Comité observe en outre que l’État partie, tout en prenant note des antécédents médicaux du requérant, n’a pas fourni l’expertise médicalerésultant de son examen initial effectué à la prison de Mornaguia le 12 septembre 2009 et n’a fourni aucun commentaire sur les allégations du requérant selon lesquelles il aurait informé le médecin ce jour-là des sévices qu’il venait de subir. Dans ces circonstances, le Comité conclut que les faits, tels qu’ils sont présentés, sont constitutifs de torture et de traitement cruel, inhumain et dégradant, et que l’État partie a violé les obligations qui lui incombent en vertu des articles 1, 2, paragraphe 1, et 16 de la Convention.S’agissant de l’article 11, le Comité considère que les éléments fournis par l’État partie sur ses efforts pour prévenir et combattre la torture sont d’ordre général et n’indiquent pas l’existence de mesures précises visant à prévenir les actes de violence infligés par des agents de police et à faire en sorte que les personnes arrêtées, détenues ou emprisonnéesne soient pas soumises à des actes de torture commis par les autorités ou avec leur assentiment. Par conséquent, le Comité considère que l’État partie est responsable d’une violation de l’article 11 de la Convention.

7.5Concernant les violations alléguées des articles 12 et 13 de la Convention au sujet de l’absence d’une enquête prompte, indépendante et sérieuse par l’État partie sur les allégations de torture, le Comité prend note des allégations du requérant selon lesquelles, lors de ses comparutions devant les juges, il aurait affirmé avoir subi des tortures mais les juges n’ont pris aucune mesure à ce sujet. Le Comité note que l’un de ses avocats aurait informé le juge d’instruction, en septembre 2009, des sévices subis par son client durant son interrogatoire, et que le juge d’instruction n’aurait pas pris en considération ses dires, en dépit des marques de torture visibles sur le corps du requérant. Le Comité relève également le témoignage d’un autre avocat, qui affirme qu’il a lui-même porté à l’attention du juge d’instruction les mauvais traitements subis, et prend note de la plainte pour torture déposée au nom du requérant le 26 septembre 2009. Le Comité observe en outre que, selon le requérant, le Procureur de la République l’a informé en 2011 que la plainte pour torture déposée par son avocat le 26 septembre 2009 avait été confiée au juge d’instruction le 12 juin 2009, soit avant l’arrestation du requérant. Le Comité prend note que l’État partie, dans ses observations, affirme qu’une enquête pour torture a été ouverte, mais ne précise pas la date de l’ouverture de l’enquête et ne fournit pas de détails sur l’état d’avancement de cette procédure ni sur la poursuite des auteurs présumés des actes de torture et de mauvais traitements, plus de six ans après les faits. Le Comité observe également que selon l’arrêt du tribunal de première instance de Tunis, le requérant a reconnu avoir commis les actes qui lui étaient reprochés.

7.6Le Comité rappelle l’obligation qui incombe à l’État partie, au titre de l’article 12 de la Convention, de veiller à ce qu’il soit immédiatement procédé à une enquêteimpartiale ex officio chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis. Une telle enquête doit être rapide, immédiate et efficace, la rapidité étant essentielle autant pour éviter que la victime continue de subir les actes prohibés que parce que, à moins que les tortures n’entraînent des effets permanents et graves, d’une façon générale, selon les méthodes employées, les marques physiques de la torture et, à plus forte raison, des traitements cruels, inhumains ou dégradants, disparaissent à brève échéance. De plus, une enquête criminelle doit chercher tant à déterminer la nature et les circonstances des faits allégués qu’à établir l’identité des personnes qui ont pu être impliquées. Compte tenu du temps écoulé depuis que le requérant a tenté d’engager des poursuites au niveau interne, et de l’insuffisance de l’information fournie par l’État partie sur le suivi assuré à la plainte du requérant, le Comité considère que l’État partie ne s’est pas acquitté de son obligation, imposée par l’article 12 de la Convention. Le Comité considère également que l’État partie a manqué à la responsabilité qui lui revient, au titre de l’article 13 de la Convention, d’assurer au requérant le droit de porter plainte devant les autorités compétentes, qui doivent apporter une réponse adéquate à une telle plainte par le déclenchement d’une enquête prompte et impartiale.

7.7S’agissant du grief du requérant au titre de l’article 14, le Comité rappelle que l’article 14 de la Convention reconnaît non seulement le droit d’être indemnisé équitablement et de manière adéquate, mais impose aussi aux États parties l’obligation de veiller à ce que la victime d’un acte de torture obtienne réparation. Le Comité considère que la réparation doit couvrir l’ensemble des dommages subis par la victime et englobe, entre autres mesures, la restitution, l’indemnisation, la réadaptation de la victime ainsi que des mesures propres à garantir la non-répétition des violations, en tenant toujours compte des circonstances de chaque affaire. Le Comité note l’absence d’enquête sur les actes de torture ainsi que l’absence de toute mesure de réhabilitation concernant les séquelles dont le requérant se plaint, notamment une fracture du gros orteil gauche, des douleurs au dos, une fracture de la mâchoire, des troubles auditifs et des séquelles psychologiques. Le Comité considère par conséquent que le requérant a été privé de ses droits d’obtenirréparation et d’être indemnisé au titre del’article14 de la Convention.

7.8En outre, le Comité fait observer que, selon le requérant, l’État partie a enfreint ses obligations au titre de l’article 15 de la Convention, dans la mesure où le requérant a été condamné sur la base d’aveux obtenus sous la torture. À cet égard, le Comité relève que selon le requérant, les aveux qu’il a signés sous la torture ont servi de justification pour son maintien en détention pendant plus de six ans. Le Comité note que l’État partie ne réfute pas ces allégations et n’a pas non plus soumis dans ses observations au Comité d’informations précises à ce sujet. Le Comité rappelle que la généralité des termes de l’article 15 de la Convention découle du caractère absolu de la prohibition de la torture et implique, par conséquent, une obligation pour tout État partie de vérifier si des déclarations faisant partie d’une procédure pour laquelle il est compétent n’ont pas été faites sous la torture.Le Comité considère que l’État partie était tenu d’évaluer les allégations du requérant selon lesquelles ses déclarations d’aveu avaient été obtenues sous la torture et qu’en ne procédant pas à de telles évaluations et en utilisant de telles déclarations dans la procédure judiciaire contre le requérant, l’État partie a violé ses obligations au regard de l’article 15 de la Convention.

7.9Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention, est d’avis que les faits dont il a été saisi font apparaître une violation des articles 1er, 2,paragraphe 1, et 11 à 16 de la Convention.

7.10Conformémentau paragraphe 5 de l’article 118de son règlement intérieur, le Comité invite instamment l’État partie à : a) effectuer concernant les événements en question, une enquête impartiale en vue de poursuivre, juger et sanctionner toute personne trouvée responsable d’actes de torture. Cette enquête doit inclure la réalisation d’examens médicaux sur le requérant en conformité avec les directives du Protocole d’Istanbul ; b) accorder au requérant une réparation et des moyens de réadaptation pour des actes de torture ayant été commis ; et c) prendre des mesures afin d’assurer, en l’espèce, le respect par l’État partie des obligations qui lui incombent au titre de l’article15 de la Convention. L’État partie est en outre tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas. Le Comité invite instamment à l’État partie à l’informer, dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises conformément aux constatations ci-dessus, y compris une indemnisation adéquate et équitable au requérant, qui comprenne les moyens nécessaires à sa réadaptation la plus complète possible.